CHAPITRE IV

 

VICAIRE À GUÉRET

 

 

« C'était en 1892. Je suis resté six mois à Guéret. »

« Les Oblats de Saint-François de Sales m'avaient donné l'instruction religieuse à condition de travailler quinze ans pour eux, et j'étais resté dix-sept ans à Troyes quand ils m'envoyèrent à Guéret. Ils avaient reçu un domaine à exploiter, que donnait le comte de Sessac, de 400 hectares ; mais, dans beaucoup d'endroits, ce n'était que de la pierre. En plus des terres, il y avait un bâtiment, deux vaches, un bouc et cinq ou six moutons. J'avais mission d'y fonder un orphelinat. Cette fondation n'était pas viable, selon la prudence humaine. Il fallait réellement 25.000 francs comme capital, et de petites dépenses s'imposaient immédiatement. Il n'y avait, comme logement, qu'un grenier. Il fallait faire des chambres, tout au moins deux chambres : une pour les enfants et une pour moi. Il n'était pas convenable que je couche dans la même pièce que six enfants assistés, encore inconnus de moi. Ou bien, alors, ils auraient dû envoyer quelqu'un avec les capacités pour cette entreprise, si difficile sans ressources aucune. Et moi, je ne suis pas un aigle, tant s'en faut ! Avec cela, je n'avais plus une santé solide : j'étais malade. »

 

« On avait peut-être eu les 420 hectares pour 10.000 fr. M. de Sessac donnait cette terre aux Oblats. Il avait une bonne ferme, Montlevade, mais il la gardait. La terre de Mouchetard avait une magnifique fontaine, même deux fontaines, un petit pré en avant, qui pouvait avoir 1 journal ; mais c'était plein de jonc dans le fond. Il pouvait y avoir un quartier de bonne terre. Le domaine était très étendu, mais extrêmement pierreux. Là-bas, la charrue doit faire un détour autour des rochers. Je ne connaissais pas ce genre de travail. La couche de terre est trop mince pour le blé : il n'y pousse que seigle et avoine. C'était avec deux vaches qu'on cultivait la terre. Il y avait aussi du bois, mais il se vendait 6 francs le stère : M. de Sessac s'était réservé les bois et laissait les impôts. Précédemment, au patronage, j'étais payé par l'évêque quelque 900 francs par an. Me voilà parti de Troyes et je n'avais plus d'argent. Je n'avais plus que ma messe à 2 francs par jour et je souffrais de l'estomac ; je n'avais plus de force. La métairie était éloignée de Guéret de 3 à 4 kilomètres. Il fallait faire tout un circuit dans les montagnes. J'écris donc à Troyes, et je demande où sont les engagements avec le Comte de Sessac. C'était une famille très distinguée, très bonne. Son oncle était archiprêtre à Guéret. L'archiprêtre me dit : « Mon neveu a la tocade de faire une œuvre agricole ! » Don Bosco, à qui on avait offert cet établissement, avait dit : « Nous ne pouvons pas rentrer comme ça. » Moi, je lui ai dit : « Vous voulez fonder, mais il faut donner du pain à ceux qui commencent. J'irai à la charrue et je sèmerai le blé ; mais il faut avoir la nourriture jusqu'à la première récolte. » Il n'y avait qu'une vieille charrue énorme, qui venait de son grand-père. Je lui dis : « Venez donc voir votre oncle ». Il ne veut pas. M. de Sessac, l'archiprêtre me dit : « Vous êtes souffrant. Venez vous reposer chez nous. Vous serez vicaire ». Je demande un pouvoir pour diriger les enfants. M. l'archiprêtre avait une bonne maison, rue du Sénéchal, une cure qui était très bien. Cela n'allait pas mal, mais je n'étais pas là pour la paroisse. En attendant d'avoir les moyens de me mettre à l'œuvre, je tâche de grouper la jeunesse ; je fais des promenades avec les enfants ; je les attire avec une confiserie ; mais le peu d'argent que j'avais s'en allait vite avec une dépense de 10 francs chaque dimanche. Mes 2 francs par jour y passaient. Il fallait m'entretenir. J'habitais la cure chez M. de Sessac ; il me fit donner le titre de vicaire à Guéret. J'avais devant moi des éléments disparates, bien mélangés. Je faisais bonne figure à tout le monde et je m'attachais aux plus déshérités, le cœur de prêtre, quoi ! Les petits marchaient bien. Il y avait trois Frères de la Doctrine Chrétienne. Le curé me demande : « Dites-moi que vous restez parmi nous ? » Mais je suis trop franc pour le faire. Au fond, cette œuvre n'était pas viable. Lui non plus ne trouvait pas possible de la mettre sur pied sans disposer de quelque argent. »

« A Troyes, on se fâchait que j'eusse été nommé vicaire. Je leur écris : « Vous ne me nourrissez pas. Je me suis laissé nommer vicaire à Guéret ». D'abord, je me rendais à la métairie. A la fin, je n'y allais plus : il n'y avait rien à faire. De Troyes on m'écrivait : « Avez-vous réuni les enfants ? » Je réponds : « Il fallait avoir du pain ! Si vous voyiez la terre ! Si je pouvais vous envoyer les roches ! » J'aurais encore logé les enfants dans le grenier, mais il fallait pouvoir les nourrir ! »

 

« J'écris au Supérieur Général (le P. Louis Brisson) : « Vous m'avez envoyé à Montlevade sans ressources... » Je lui explique tout : « Il faudrait quelqu'un avec des bras solides pour enlever des quantités de roches de granit ». A la Nativité de la Vierge, on m'appelle en retraite. L'archiprêtre me dit : « Vous désirez retourner ? » Je lui réponds : « Je retourne à la retraite ». J'avais quitté sans prendre congé de l'évêque de Troyes : je pensais être là seulement quelques semaines, quelques mois. On m'a fait partir comme ça. J'ai pensé plus tard : « Je veux aller à Troyes, en avoir le cœur net. Je veux savoir s'ils veulent me reprendre dans la communauté ». J'arrive : il y avait fête. Le mardi, je vais voir le supérieur, qui me dit : « Je vous ai envoyé dans une situation délicate : je le sens bien. Je n'ai pas d'argent. Allez reprendre votre place à l'Œuvre de la Jeunesse. »

« A Troyes, les enfants étaient venus en foule. Dans la bonneterie, le travail se fait avec des broches. Les enfants sont dessous, pour rattacher les bouts. Ils ont les doigts huilés - car le coton court - pour ne pas se les brûler. Cette huile de coton, ça sent un goût extrêmement pénible. Cela provoquait chez moi des nausées lorsque j'étais en mauvais état de santé, quand, au patronage, ils étaient deux ou trois cents enfants. Ils s'essuient comme ça (passant le dos de la main sur sa poitrine). Ils ont de l'huile de coton sur le vêtement, partout. Le jeudi, allant à la chapelle, la tête me tournait. Je dis aux enfants : « Je vais vous donner congé de bonne heure ». Et eux : « Oh ! Monsieur le Directeur, nous aimerions rester ! Qu'est-ce que nous allons faire ? » Je leur réponds : « Pour une fois ! » Ils n'étaient pas partis, voilà les vomissements qui me prennent dans la salle Saint-Joseph même. Je me suis retrouvé fatigué après cela. Un de mes jeunes gens va chercher le médecin, qui me dit : « Il n'y a rien à faire : vous ne passerez pas un mois avant de mourir ». Je dis le lendemain ma messe comme je peux ; je vais voir le supérieur et je lui dis : « Ma maladie me reprend ». Il me donne un congé de repos. Je n'avais pas l'argent nécessaire pour venir au Pailly. Je vais trouver une âme charitable, à qui je demande de me prêter 20 francs. Cette personne m'en fait cadeau. Le supérieur m'a écrit : « Il y a un de nos bons amis, à Saint-Ouen, qui désire un vicaire ». On me dit au retour : « Nous avons un poste de vicaire à Saint-Ouen ». J'étais retourné à Troyes, et je couche au collège. Tout s'est passé dans l'espace de huit jours. Tout le monde était en retraite. Je n'ai pas revu l'évêque de Troyes. »