QUI SONT LES DISCIPLES ?



Les Galiléens exécutés par ordre de Pilate, les dix-huit sur qui tomba la tour de Siloé n'étaient pas, dit Jésus, plus grands pécheurs que le reste du peuple; parole dont certains prédicants terroristes devraient bien se souvenir. Il y a, en effet, une moyenne éthique pour une collectivité donnée; très peu restent en deça et vont au delà. C'est une raison pour être indulgents les uns envers les autres; et pour se guérir de la manie cléricale de voir le doigt de Dieu, la colère de Dieu, le châtiment de Dieu dans toute catastrophe. Dieu ne punit jamais. Ce sont les hommes qui, par certains actes, provoquent des réactions climatiques, météorologiques, géologiques, des accidents, des épidémies; mais c'est là un processus naturel, du même ordre que celui par lequel l'homme coléreux qui frappe sur une table peut se fouler le poignet.

Jésus exprime bien d'ailleurs la longanimité du Ciel. Le figuier, c'est l'homme; son propriétaire, c'est Dieu; le vigneron, c'est le Messie. L'homme ne donne pas le fruit qu'il devrait; il est stérile avec une ténacité et une obstination effrayantes; mais le Christ intervient et, grâce à Lui, la clémence du Père s'émeut, et de nouvelles existences nous sont accordées pour un amendement toujours possible.

Nous avons déjà eu l'occasion de nous renseigner sur la doctrine de Jésus relative a l'observance étroite et superstitieuse du sabbat. La nature des maladies qu'Il guérit : paralysie et hydropisie, avait d'ailleurs un certain rapport avec le 7. Mais obéir aux lois est bien plus sûr que d'en instituer. C'est pourquoi on doit donner une extrême attention à sa conduite; car tout le monde est un peu législateur, de plus ou moins vaste envergure, et tout le monde a une tendance innée à imposer au voisin sa fantaisie, sa manière de voir, pour prendre commodément ses aises. Il faut donc surveiller cela, apprendre à se gêner, chercher cette porte étroite par où peuvent passer ceux-là seuls qui furent humbles et charitables. Sans quoi, au jugement de la race, nous serions laissés hors de la maison du Seigneur, c'est-à-dire hors de la planète ou du continent où Son règne sera établi. Alors toute supplication sera vaine.

Aucune religion ne donne avec certitude le privilège d'être admis chez le Père; les préséances même des hiérarchies ontologiques ne seront pas observées, car on y verra des âmes de tout âge. En effet, tous les hommes qui doivent habiter un univers ou un astre ou un pays n'y descendent pas en même temps; les uns prennent des routes plus longues, mais douces; d'autres sont dirigés par des chemins raccourcis, mais escarpés; de sorte qu'il se peut que les premiers descendus aient fourni moins de travail, et soient classés bien après ceux qui, venus beaucoup plus tard, ont eu un énorme effort à fournir. C'est ce qu'explique aussi la parabole des ouvriers de la dernière heure.

Etudions un peu plus avant.

Le Père a invité à Sa maison le genre humain tout entier; mais les convives sont pris par leurs affaires, par leur famille par toutes sortes de préoccupations terrestres, par l'argent, par la science, par la sensualité. Alors le Père envoie Ses serviteurs chercher ceux qui n'ont ni argent, ni honneurs, ni famille, ceux enfin qui vagabondent par les chemins. Ainsi l'homme riche, l'homme savant ne sont donc pas exclus du Royaume de Dieu à cause de leur fonction sociale ou de leurs qualités mentales, mais parce qu'ils n'ont pas su quitter ces choses fragiles pour obéir à l'appel du Père.

La vie du monde est différente selon que son Seigneur en est absent ou y est présent. Dans le premier cas, les créatures se disputent les bonnes places, en décorant leurs convoitises des noms de savoir-faire, ingéniosité, activité, volonté, intelligence, sens des affaires, etc., etc.; mais, quand le Seigneur arrive, Il replace les convives selon leurs mérites réels. Ainsi ne faisons pas comme les commensaux de Jésus, qui choisissaient à table les meilleures places; prenons plutôt, en toute occasion ce que les autres refusent : l'emploi obscur, l'anonymat, le travail difficile. Le Ciel abaisse qui s'est élevé de soi-même, et Il élève quiconque s'est abaissé de son propre gré.

La sagesse des hommes recommande de fréquenter ceux qui sont plus riches, plus célèbres ou plus puissants que nous, dans l'espoir que quelque chose de leur splendeur rayonnera sur nous. La sagesse divine dit au contraire : Cherche les pauvres, les infirmes, les abandonnés, qui ne peuvent que recevoir, dont tu ne peux tirer aucun profit. Et cela, parce qu'il est écrit dans le Livre de Vie que les anges ne visitent que ceux qui sont d'abord allés vers leurs inférieurs.

Ces deux paraboles sont applicables à tous objets; à la chute des anges, aux jugements, à l'illumination individuelle, à la préparation du mercure philosophique. Pour recevoir cette Eucharistie intérieure qui est le repas mystérieux de l'âme à la table divine, il faut tout d'abord, dans les maisons de la Nature, s'être mis aux dernières places; avoir donné aux inférieurs et de la nourriture, et de l'argent, et de la sympathie, et du savoir; avoir su tout quitter au moindre appel de Dieu; et enfin s'être tenu dans le détachement intime des richesses créées de tout ordre.

Jésus résume tout cela en quelques traits d'une vigueur surnaturelle. Essayons de comprendre ces aphorismes paradoxaux qui sont autant de défis lancés à ce qui parait être le meilleur de la nature humaine.

Pour devenir disciple, il faut quatre choses : venir a Lui, haïr sept sortes d'êtres, porter notre croix, Le suivre. La première condition s'entend d'elle-même; ne nous y arrêtons pas. Mais la seconde ? Il faut haïr ! Et qui ? Le père, la mère, la femme, les enfants, les soeurs, les frères ? Tout ce qui fait la vie digne d'être vécue, tout ce qui la rend aimable honorable; et c'est ce même Dieu qui ordonne cela dont on pense qu'Il bénit les nombreuses familles ? Ne cherchons pas quelque signification mystérieuse, soit dans le psychique, soit dans le pneumatique à assigner à ces sept termes; contentons-nous du sens commun. Avez-vous jamais senti que vous aimiez votre famille pour vous-même et non pas pour elle ? Vous êtes-vous aperçus que ces affections étaient en nous ancrées par toutes les racines obscures de la chair et du sang ? Elles ne sont donc pas méritoires, puisque les souffrances mêmes qu'elles nous occasionnent prennent un caractère d'indispensable. Tout ce qui, dans le monde nous attache, tout ce dont l'attrait peut nous faire oublier la Loi, tout cela, quelque sublimes qu'en soient les motifs au point de vue humain, il faut non seulement s'en détacher, mais encore le repousser : " Renoncer à soi et à toute propriété en se confiant aveuglément à Dieu, recevoir tout ce qui arrive comme venant du Créateur, et non de la créature. être patient et doux ", telle était la maxime de maître Eckhart. Voici celle de son initiateur Jean Fugger : " La plus grande douleur du juste et la plus méritoire est de se trouver abandonné de Dieu, de s'oublier soi-même, de se faire violence au point de se résigner par amour à rester privé de Dieu autant qu'il Lui plaira ". Enfin, pour indiquer une formule plus familière que celle de ces deux grands protagonistes de la vie spirituelle du moyen âge, disons, si vous voulez, que le disciple de Jésus est celui-là seul qui, en toute circonstance, prend, avec un coeur souriant, le parti qui lui est le plus antipathique.

Haïr ses parents et sa propre vie, cela ne veut pas dire qu'il faille être mauvais fils, ou mauvaise mère, ou qu'il faille se suicider. La vie du corps, la vie passionnelle n'est pas la vie véritable; c'est la vie du moi, c'est la volonté propre, c'est la faim égoïste qu'il faut haïr, dans toutes ses manifestations.

La troisième condition est de porter sa croix. Qu'est-ce que notre croix, sinon l'instrument de notre supplice expiatoire, le paiement de nos dettes, la réparation du mal antérieurement commis ? La formule ici est : patience et résignation.

La dernière condition, enfin, est de suivre Jésus. Non plus seulement subir, mais encore agir d'après Ses actes, entreprendre comme Il a fait, rayonner, dans notre sphère infime, comme Il a rayonne sur l'orbe universel.

Car, les paraboles suivantes du bâtisseur et du guerrier le démontrent, il ne s'agit pas de désirer Jésus et de rester passif. Le disciple est, au sens profond du mot, un constructeur et un soldat; une part lui est réservée dans l'édification de la Cité divine, un poste l'attend dans la bataille cosmique. Or, qui veut la fin veut les moyens; avant de bâtir, il faut des pierres; avant de combattre, il faut de la force; nous amassons celle-ci et celles-là par l'observance des deuxième et troisième règles précitées; mais tout se résume dans la renonciation à ce que l'on possède. Quand nous avons tiré à nous les cellules que nous avions entassées sur le sable des désirs naturels : les soldats qui se battaient pour la conquête des idoles, alors seulement il est raisonnable de construire la maison spirituelle, ou de s'enrôler parmi les soldats du Christ.

On voit ici la différence avec ce que les Extrême-Orientaux ont laissé transparaître de leur éthique secrète. Leurs ascètes du plus haut degré rappellent d'abord en eux toutes celles de leurs forces et de leurs puissances que la vie familiale, sociale et intellectuelle avait jusqu'alors absorbées. Mais ils se servent de ce noyau, qui est bien à eux, pour attirer de nouvelles forces afin de devenir purs et parfaits et d'aider ensuite les autres plus efficacement. Ils ne semblent pas se rendre compte que, quelle que soit la bonté de l'objectif en vue duquel on prend de ce qui ne nous appartient pas, la Nature nous force toujours à rendre l'indûment acquis. Au lieu que l'Évangile met l'homme à l'oeuvre dès qu'il a prouvé son bon vouloir.

La force de propagation du sacrifice rayonne ainsi aussitôt que possible; le disciple se trouve sous le rayonnement central de son Maître dès qu'il peut en supporter l'éclat, et il n'engage pas son avenir dans de telles complications.