LES MAITRES DE LA FORCE 
 ET LE CHIEN DU BERGER 

 « VOUS M'APPELEZ MAITRE ET SEIGNEUR ET VOUS DITES BIEN : 
                                    JE LE SUIS EN EFFET.  »     (JEAN XIII, 13.)

  

 L 'homme a besoin d'un guide; les auxiliaires que la Nature lui donne, les indicateurs qu'elle poste sur sa route de distance en distance, les anges gardiens que le Ciel délègue à la conservation de ce Feu sacré dont chacun de nous possède une étincelle, tous ces collaborateurs ne suffisent pas à calmer nos inquiétudes, parce qu'ils se tiennent de l'autre côté du voile.  Nos parents, nos instituteurs, nos supérieurs ne nous suffisent pas toujours non plus, parce que nous les sentons souvent des hommes comme nous; ils ne portent pas sur leur front le signe de la Vérité; la clarté de leurs yeux, la puissance de leurs paroles, la bonté de leurs actions ne découlent pas toujours d'une certitude immuable des réalités divines.  Nous désirons, au moins ceux d'entre nous qui lèvent vers la maison du Père des regards nostalgiques, nous désirons une présence plus tangible, un bras robuste et qui nous soulève, une voix qui nous émeuve, un sourire enfin qui rouvre au fond de nos yeux taris la source des larmes sacrées, des larmes précieuses, des larmes fécondes de l'Amour absolu.  

 Quelque indignes que nous soyons de cette grâce, Dieu nous l'accorde dès que notre esprit est assez âgé pour ne pas courir le risque redoutable de l'ingratitude, dès que nous avons fourni le minimum d'efforts nécessaire pour justifier la précieuse visite d'un envoyé de l'Esprit.  

  Plaçons-nous, comme de coutume, au point de vue de la perfection.  On voit alors, parmi ceux que les hommes appellent des maîtres spirituels, deux catégories : les faux et les vrais.  Ils dépassent tous le niveau général; mais les premiers ne sont encore que des voyageurs sur la route; il en est de célèbres, comme les chefs d'école, les fondateurs de certaines formes religieuses, quelques thaumaturges, quelques théoriciens; il en est qui ont séduit les suffrages d'un public crédule, comme quelques écrivains occultistes des siècles passés; il en est qui sont usurpateurs, et qui ont propagé le mal en parodiant les gestes de la Lumière.  D'autres, parmi ces athlètes de l'intelligence et de la volonté, préférèrent l'incognito.  Tels les « refuges », les « pôles », les « piquets » de l'islamisme contemplatif; tels ces chefs secrets de l'ésotérisme brahmanique qui ne montrent aux foules de l'Indoustan accourues à Bénarès que l'étincellement des tissus de pierres précieuses dont se voilent leurs visages vénérables; tels ces centenaires annamites, à la longue barbe blanche, qui poursuivent, enfouis dans leurs robes de soie, au pied d'autels perdus dans les forêts, des méditations tellement abstraites qu'elles sembleraient vaines à nos philosophes; ces descendants des collèges thébaïques, qui se promènent à travers le monde en habits modernes, avec des allures cosmopolites, et qui, au XVIIe siècle, s'intitulèrent Rose-Croix; ces rabbins maigres, penchés sur les rouleaux de la Thorah, au fond de quelque ruelle obscure et boueuse d'Allemagne ou de Pologne; tel enfin - peut-être ?  - ce cardinal majes-tueux qui siège au fond d'un noble palais dénudé, dans la Ville-aux-Sept-Collines, ou ce moine muet enseveli vivant dans sa cellule blanche.  

 Tous ceux-là ont soulevé le voile qui recouvre la figure véritable de l'univers; mais un petit coin seulement de ce voile, immense comme la scène qu'il protège.  C'est pourquoi ces hommes : laïques anonymes, princes sacerdotaux, vagabonds nus dans la jungle, Asekhas, Djivanmouktis, Ghouts, Phaps, saints, mages, tous admirables bien que par des beautés différentes, ces frères aînés peuvent nous fournir une indication, nous prévenir d'une embûche.  Mais ce ne sont pas des Maîtres, au sens total et simple de ce mot; ils ne détiennent que des parcelles du Pouvoir, que des fragments du Savoir, bien qu'ils croient en posséder la totalité; leurs yeux ne percent pas jusqu'au centre éternel des créatures; ils ne peuvent donc en diriger aucune.  

 Je ne mentionnerai pas ici d'autres hommes malheureux qui se sont faits les séides de quelque prince des Ténèbres, qui ne convoitent que les prérogatives de la matière, de la ruse et de l'orgueil, et à qui tous les moyens paraissent légitimes si la force se trouve de leur côté.  

 Avec beaucoup d'autres choses belles, notre époque, où règnent le goût du factice et l'hystérie de l'adulation, a prostitué ce grand titre de Maître.  
 

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 Le Maître selon l'Esprit est un homme qui possède sa liberté pleine et entière; il est parvenu à cet état littéralement surnaturel, non point comme de trop célèbres faux sages, en se refusant à la vie, en échappant aux servitudes, en tuant les désirs, forgerons des chaînes de l'existence, mais en vivant avec le plus d'intensité, en acceptant tous les esclavages, en exaltant jusqu'à l'Incréé tous les désirs, par cette alchimie psychique qui opère la transmutation du matériel, du naturel, du corruptible en spirituel, en divin, en parfait.  Rien n'est libre que ce qui échappe aux étreintes du temps, que ce qui déborde les bornes de l'espace; celui que la loi de justice, les relations inexorables de causes à effets, les restitutions inéluctables, les obligations individuelles ne peuvent plus atteindre : voilà l'homme libre.  

 Vous comprenez maintenant pourquoi cet homme a tout pouvoir sur lui-même et sur ceux qu'il est appelé à diriger.  

On ne devient pas libre parce qu'on se déclare tel en vertu de quelque théorie stendhalienne ou nietzschéenne; il faut subir des épreuves dont le puits du Raguel, les souterrains des pyramides et les cryptes des pagodes ne cachèrent jamais que de bénignes imitations.  Il faut  triompher dans des combats multiples; il faut vaincre tous les adversaires, supporter toutes les tyrannies, pardonner toutes les injustices, accomplir tous les sacrifices, oublier enfin toutes les souffrances.  Seulement alors on reçoit le baptême de l'Esprit, on rentre dans le Royaume de Dieu, on prend place au banquet des béatitudes éternelles.  

 Le vrai Maître est un de ces hommes libres, un de ces réintégrés, qui accepte de redescendre pour accomplir une mission.  Inconnu du monde s'il demeure dans le Ciel, il ne dévoile son identité, sur la planète où il s'incarne, que lorsqu'il lui plaît; il faut même, la plupart du temps, qu'il se taise, sous peine de compromettre le succès de ses travaux.  D'ordinaire, il préside à la naissance d'un monde, et il assiste à sa fin; et, parce que tout en lui vient du surnaturel, parce que son être entier ne contient pas une seule molécule empruntée à la Nature, il demeure le plus inconnu des hommes, le plus énigmati- que, en vérité, selon le temporel, le plus petit.  Seul, il peut dire avec exactitude : Je ne suis rien.  

 Seul, il est vraiment Maître de son corps; il a le droit de lui imposer toutes les fatigues et toutes les privations; il peut le prendre et le quitter, naître et mourir quand il lui plaît; se transporter instanta- nément d'un lieu à un autre, apparaître même en plusieurs endroits à la fois.  Et ces apparitions ne ressemblent pas à celles que raconte l'hagiographie; elles durent parfois plusieurs jours; elles ne sont pas fluidiques; dans chaque lieu où elles se produisent, les témoins touchent un corps pondérable.  Des faits de cette nature se sont produits récemment encore en France, en Italie, en Russie, en Amérique; j'en ai eu entre les mains des preuves irrécusables.  

 L'homme libre justifie tout ce que les théologiens nous apprennent sur le corps glorieux, mais en appliquant leurs descriptions à l'organisme matériel purifié qui est le propre de ce missionnaire céleste.  Un biologiste ne trouverait rien de particulier dans l'analyse chimique d'un tel organisme; seules quelques fonctions viscérales, quelques particularités anatomiques le distinguent des organismes ordinaires; ce sont les signatures des facultés exceptionnelles de l'Esprit divin qui l'anime.  Cet Esprit Saint communique à tout ce qu'il touche sa vie surnaturelle.  

 Voici comment, pour le corps de l'homme libre, s'opère cette infusion.  

 Lorsque l'on accomplit un acte de charité, par exemple, notre corps y coopère; mais les cellules qui se dépensent à cet effort sont, en général, contraintes par la volonté ou sujettes à une contamination de l'intérêt per-sonnel, ferment dont il est si difficile de se débarrasser, même quand on se détermine à exercer la vertu.  Sur les quelques milliers de cellules donc qui m'aident à déposer une pièce de monnaie dans la main d'un pauvre, deux ou trois seulement auront travaillé avec rectitude.  Ces deux bonnes ouvrières, ayant accompli leur besogne, quittent l'être collectif dont elles faisaient partie - mon corps - et sont dirigées par des agents spéciaux sur un plan de réserve, dans un magasin, où elles attendront que toutes les autres vitalités cellulaires, desquelles mon individualité recevra la gérance au cours de son incarnation terrestre, les aient rejointes, après avoir rempli intégralement leurs fonctions.  A ce moment, moi-même, en tant qu'esprit humain, je serai prêt à recevoir le véritable et définitif baptême; et, admis dans la maison du Père, je retrouverai, en cas de mission, tous ces milliers d'esprits minuscules purifiés, qui m'appartiendront, tan-dis que, pendant mes temporels travaux, je n'en avais que l'usufruit.  

 Telle est la genèse du corps glorieux; et voilà comment il est en dehors de l'atteinte des lois de la Nature.  
 En réalité donc, l'homme libre n'a pas besoin de nourriture, ni de sommeil.  S'il mange et s'il dort, c'est pour communiquer une vertu nouvelle aux aliments; c'est pour améliorer le monde des rêves.  Et tous les actes de sa vie terrestre, tous, sans exception, constituent des cures, des cultures ou des combats.  
 

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 Ceci nous conduit à rechercher de quelles missions le Père charge plus spécialement ceux de Ses envoyés qui font l'objet de notre étude actuelle.  

 Un Maître selon l'Esprit n'est pas qu'un enseigneur.  Les leçons qu'il donne, quelque vivantes et fructueuses qu'elles soient, demeurent presque toujours silencieuses.  Toutes les manifestations de la vie, dans la sphère où il descend, reçoivent ses soins.  Il surveille l'organisation des couches géologiques; il canalise telles influences interplanétaires, par la vertu desquelles une gemme inconnue cristallisera lentement dans les entrailles de la mine.  Il surveille les plantes; il confère à l'esprit de telle espèce végétale une vertu nouvelle; il améliore telle autre famille vénéneuse.  Il surveille les animaux, suivant leurs destins, utilisant leurs facultés, évertuant du fond de leur esprit des sensibilités plus fines, limitant la croissance des races hybrides, soignant le repos des races disparues.  Il surveille les nombreuses hiérarchies d'invisibles, régularise les feux souterrains et les courants atmosphériques, règle les échanges dynamiques de planète à planète, et prépare, des siècles à l'avance, les grandes modifications de biologie générale.  

 D'ordinaire, il se borne à rectifier insensiblement le travail de tous ces êtres, comme le chien du berger fait la marche indécise du troupeau.  Rarement il commande; mais il est obéi alors dans la minute.  A son geste la mer se calme, le vent s'arrête, la pluie tombe, ou l'orage éclate.  Parce qu'il possède la vie éternelle, tout renaît à son contact; et, s'il touche du pied une souche pourrie dans la forêt, elle reprend et pousse des rameaux verts.  

 Ce Maître n'est pas un juge; il ne vient que pour aider et réparer; il invente toujours le moyen de nouveaux délais pour que les paresseux et les désobéissants trouvent l'occasion de s'amender.  Que de cataclysmes n'ai-je pas vu suspendre, par le geste puissant d'un certain inconnu !  Que de dragons justiciers endormis au fond des océans, que de monstres enchaînés sous les assises des montagnes, cet homme maintient dans leur sommeil et dans leurs chaînes afin que telle ville prévaricatrice prenne le temps de se repentir !  Mais combien de fois, on doit l'avouer tristement, ses soins demeurent stériles !  Et pour que sa patience ne se fatigue pas, comme il faut qu'un tel homme vive dans la permanente et sereine bonté dont le Verbe seul est la source inépuisable !  

 Quant au genre humain, la maladie est soumise à la voix de ce Maître.  Il guérit comme nous avons vu que le Christ guérissait; il console les désespérés, il remet debout ceux qui gisent à terre, il avance les courageux, il contrôle la descente des âmes et leur ascension; car les idées vivantes lui obéissent.  En regardant un être, il le voit : vices, vertus, possibilités, passé, présent, avenir; d'un clin d'oeil, il précipite ou retarde les événements; richesses, faillites, condamnations, mariages, morts, naissances, tout défile devant ses yeux et se range à son ordre.  Les diverses branches de l'industrie, de la science théorique et appliquée, de l'art, n'ont rien de secret pour lui; il les diminue, les agrandit, les transfor- me, les envoie sur d'autres planètes, selon qu'il le juge nécessaire.  Il fournit à la découverte utile l'inventeur dont le cerveau est apte à la mettre au point; il détourne la découverte prématurée; il fait descendre des concepts nouveaux du sein de la Sagesse éternelle; c'est ainsi que se perfectionne la philosophie; il répare, dans l'univers mental, les injustices et les ravages que les soldats des Ténèbres ont pu y commettre.  C'est ainsi qu'il énonce parfois une proposition notoirement erronée; et, parce que c'est un homme revêtu de l'Esprit qui affirme vraie une idée aujourd'hui fausse, celle-ci change dès lors, et finit par devenir une vérité.  

 Ces choses sont dures à entendre et impossibles à admettre pour quiconque a placé la raison sur un trône et la science sur un autel.  Seuls les princes de la science et de la philosophie se doutent de la vanité des enseignements que l'on débite en leur nom.  Rien n'est fixe dans le monde; la bourrache n'a plus aujourd'hui les mêmes vertus qu'au XVIIIe siècle, et croyez-vous que l'année prochaine, à pareil jour, à pareille heure, cette salle occupera dans l'espace le même point que maintenant ?  Et qui vous dit que, du temps des Césars, la formule de la pesanteur était la même qu'aujourd'hui ?  La ligne 
droite n'est le plus court chemin d'un point à un autre que dans une géométrie à trois dimensions; deux et deux ne font quatre que dans l'arithmétique quantitative seulement.  

 L'homme libre surveille encore les races, les peuples et les civilisations; il intervient parfois auprès des puissances politiques, et l'Esprit sait lui ouvrir, quand il le faut, les palais les mieux gardés.  L'histoire vraie, l'histoire anecdotique, nous montre quelques exemples de laïques inconnus introduits auprès d'un pape ou d'un empereur, les rappelant, seul à seul, à leurs devoirs oubliés, ou les préparant à quelque grande entreprise.  Et ici je fais allusion à d'autres personnalités qu'à un saint Bernard, un Barnaud, un Cosmopolite ou un comte de Saint-Germain.  Aussi les ministres et les satellites, qui voient avec inquiétude l'avis de l'étranger prévaloir, l'accablent de toutes les accusations et de toutes les intrigues.  

 Le Maître regarde encore si telle guerre est indispensable, si rien d'autre ne peut la remplacer; il la laisse se produire quand le salut d'une race en dépend, malgré toute la douleur qu'il éprouve à voir les hommes s'entre-tuer; il intervient parfois dans les batailles, de même qu'il évite autant que possible aux individus les opérations chirurgicales.  
 Enfin, le champ de ses pouvoirs est immense; et, pour en parcourir tous les sillons, c'est l'étude complète de la vie planétaire qu'il faudrait entreprendre.  
 

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 A supposer que l'un de nous soit mis en présence d'une telle extraordinaire individualité, elle lui demeurerait incompréhensible.  Tout, chez les Amis de Dieu, se déroule en sens inverse des hommes ordinaires.  Nous autres, nous nous croyons libres, mais nous sommes esclaves de nos idoles, de nos désirs et de nos vices.  
Le mot passion ne veut-il pas dire une chose que l'on subit, sous l'empire de laquelle on se courbe ?  Le mot vertu ne veut-il pas dire quelque chose d'actif, de rayonnant, d'opérant ?  

  L'Ami de Dieu possède la vérité, la vérité absolue; et, au moment où Il l'envoie en mission, le Père lui donne un secret, au moyen duquel cette vérité absolue s'adapte à toutes les particularisations du relatif.  Une telle maîtrise du Vrai est plus qu'un simple assentiment intellectuel; c'est bien plutôt une habitude, une habitation, une incarnation.  La vérité ne fait qu'apparaître à longue distance et à travers toutes sortes de nuages, devant nos yeux; pour l'homme libre, elle réside en lui, jusque dans le centre de ses os; et aucune parcelle de lui-même n'est plus capable de recevoir l'erreur.  Le Vrai, c'est la loi de notre être essentiel, le principe qui nous constitue; par lui seul nous atteignons notre plein développement; il ne se fixe que chez ceux qui sont indemnes de tout esclavage.  Matière, erreur et chaînes, c'est la trinité d'En bas; elle s'oppose à la trinité d'En haut : esprit, vérité, ailes.  

 Pour ces raisons, l'homme libre détient le droit de commander à lui-même et au reste du monde.  Si son regard oblige toute créature à lui montrer son coeur à nu, sa force lui confère sur toutes une autorité suprême.  Il peut tout savoir instantanément : ce qui se passe dans Sirius, dans quel point du désert est enfouie une stèle précieuse, comme la plus secrète, la plus fugitive des pensées qui palpitent sous votre front.  Un coup d'oeil sur une plante, et il en connaît toutes les vertus.  Une demande muette et la pierre du monument le plus ancien lui dira le nom de l'ouvrier qui l'a cimentée.  Les êtres matériels, en effet, portent tous une inscription, écrite avec une encre et dans une langue que discernent et que déchiffrent ceux-là seuls dont le Ciel a clarifié les regards; et Il ne communique cet arcane que lorsqu'on est devenu incapable de juger en mal aucune créature.  

 L'homme libre possède cette innocence; il a reçu le secret de la bouche même du Père.  Cependant jamais il ne prend vis-à-vis des autres une attitude de maître; jamais il n'opère une guérison, ni un miracle, jamais il ne se permet la moindre des initiatives ordinaires de la vie quotidienne sans en demander au préalable la permission à Dieu.  Cette liberté, qui englobe les résultats spirituels de tous ses travaux antérieurs, il l'a remise, comme le plus bel hommage, entre les mains de son Roi et il a pris l'engagement de ne plus avoir d'autre volonté que la Sienne.  

 Les mobiles d'après lesquels un être aussi sublime se détermine, pour logiques qu'ils soient, demeurent insaisissables à l'étroitesse de nos vues; et si même nous pouvions nous hausser jusqu'au niveau de son jugement, nous ne ferions que les discerner sans les comprendre.  C'est une des raisons pour lesquelles un Maître est ordinairement silencieux.  Il laisse apercevoir les aspects les plus extérieurs de son activité; mais il cache avec soin tous les modes qui pourraient en laisser deviner les ressorts intimes ou qui mettraient les curieux sur la voie de son identité réelle.  

 Plus l'homme est grand, plus il a besoin de se taire; plus il est savant, plus il est contraint de se taire; plus il est puissant, plus la fraternité lui ordonne de se taire.  Non pas toujours, mais en maintes rencontres.  Grandeur, solitude et silence blasonnent les coeurs d'exception.  Au commun des mortels la vérité absolue est indicible, la beauté suprême est invisible, la bonté parfaite est impossible.  Elles ne sont, mais alors d'une présence réelle et éternelle, que dans le seul Etre qui puisse dire légitimement de Lui-même : « Je suis la Voie, la Vérité et la Vie ».  Elles résident encore, par communication immédiate, dans ces serviteurs-amis, totalement identifiés à ce Verbe au moyen de leur amour.  Les autres hommes, les philosophes, les artistes, les saints, quoique d'élite, meurent des efforts qu'ils ont faits pour apercevoir ces anges radieux de l'Absolu, ce visage du Père : la Vérité; cette forme du Seigneur : la Beauté; ces mains du Créateur : la Bonté.  

 A ce point saturé des forces éternelles, le Maître exerce, on le comprend, une activité incessante.  Son corps n'éprouve pas le besoin du repos, puisqu'il est pur; c'est par l'accomplissement de la volonté de Dieu qu'il se sustente; son coeur ne désire que le travail, puisque c'est pour combattre qu'il a quitté une béatitude auprès de laquelle les délices d'aucun paradis n'ont de saveur.  

 Pourquoi s'arrêterait-il ?  Il vit dans ce lieu surnaturel où rien ne s'oppose au rayonnement, où les forces croissent à mesure qu'on les dépense, où les êtres grandissent sans interruption et se perfectionnent sans limites.  Imaginez-vous, Messieurs, ce que contiennent ces trois mots : la vie éternelle ?  Vie toute en progressions ininterrompues, où l'intelligence et la puissance n'aperçoivent jamais de barrières devant elles, où toutes les autres créatures ne pensent qu'à vous aider à grandir, où vous-même ne nourrissez que le seul souci de rendre heureux les autres.  Vie dont le principe, l'aliment et la fin sont une même substance : l'Amour.  Vie dont chaque palpitation est un sacrifice et chaque sacrifice, un bonheur inédit.  Vie dont tous les participants s'élèvent ensemble d'un mouvement continu, avec la certitude d'une ascension sans fin, dans une atmosphère de plus en plus vivifiante.  

 Tel est l'état d'âme de l'homme libre.  Il garde au profond de son coeur, même dans le plus désolé des enfers, - non pas le souvenir - la sensation nette du Ciel.  Comprenez-vous qu'il fasse bon marché des souffrances, que son aspect trouble par l'immutabilité intérieure qu'il révèle, que son regard puisse révolutionner, que sa parole puisse atteindre, par delà l'entendement, le centre même de celui qui la reçoit ?  Comprenez-vous qu'un tel homme agit en dehors, en deçà, au delà du temps, de l'espace et des conditions ?  Il lance des flammes qui portent plus loin que l'enceinte du Créé.  Les lois ne l'atteignent pas, ni lui, ni ce qui jaillit de son coeur incandescent.  Ce qu'il fait ne s'inscrit point aux livres du Destin; ses actes n'entrent pas dans les comptabilités de l'univers; ce sont toujours des grâces et des miséricordes; la Justice n'y collabore pas; elle n'en est d'ailleurs pas lésée.  L'homme de Dieu s'arrange toujours, lorsqu'il allège le fardeau de quelqu'un, pour ne pas le faire supporter à un autre; souvent il le charge sur ses propres épaules.  

 Le Maître enfin peut écrire sur le Livre de la Vie; il peut modifier les destinées individuelles ou collectives; il exerce parfois le terrible privilège auquel ces paroles du Christ font allusion : « A celui qui n'a pas, il sera encore ôté ».  A certains, en effet, le Ciel donne des lumières, des facultés spéciales, un peu plus d'intelligence, et ils ne s'en servent pas; ou, s'ils s'en servent, c'est pour opprimer leurs voisins, se faire une plus large place, se glorifier, comme s'ils avaient acquis ces supériorités par leurs propres efforts.  Un jour arrive, dans ce cas, où le Christ, par le ministère de l'un de Ses Amis, leur enlève ces dons, qu'ils n'avaient employé que pour leur orgueil et les transmet à quelqu'un d'autre qui, étant humble, les fera fructifier dans la Lumière, pour le bien général, et en reportera la reconnais- sance et la gloire sur Dieu.  
 

 * * *

 Lorsqu'un Maître vient ici-bas, il ne rencontre naturellement qu'une petite partie de l'humanité.  Parmi ceux qui font sa connaissance, les uns, qui ont des yeux pour ne pas voir, n'aperçoivent en lui rien de particulier.  Ce sont les indifférents; ils sont en retard quant au spirituel, le sens du divin dort en eux.  

 D'autres discernent quelque chose; mais, comme ils aiment leurs passions, comme cette lueur est un blâme à leur conduite, ils conçoivent de la haine et essaient de nuire à l'Envoyé.  

 D'autres discernent aussi un mystère; mais ils sont paresseux; ils ne veulent pas se lever, ni même ouvrir les yeux.  D'autres encore voient cette Lumière tout autre qu'elle n'est; ils prennent cet homme pour un magicien, pour un hypnotiseur, pour un adepte, selon les études qu'ils ont poursuivies ou le caractère de leur mentalité.  

 D'autres enfin, et c'est l'infime minorité, pressentent dans cet être quelque chose d'extraordinaire; ils l'étudient, entrent dans sa route par la pratique de la vertu et finissent par découvrir un peu de sa véritable identité.  Ceux-là sont les disciples et deviendront les soldats.  

 Les indifférents, les ignorants, les adversaires même ne sont pas les plus coupables; ce sont les pares- seux.  Ceux-là pèchent essentiellement parce qu'ils refusent d'agir; lourde est la dette qu'ils contractent et pénible le paiement.  

 Mais le Maître est longanime; il a l'éternité devant lui; il sait qu'à sa demande le Père prolongerait au besoin la durée de la création pour donner à un seul de Ses enfants prodigues l'occasion de se ressaisir.  Il irait lui-même de grand coeur jusqu'au fond des enfers, malgré la souffrance, pour y chercher un égaré.  D'ailleurs, le Verbe en personne Se réincarnerait plutôt que de laisser perdre la moindre des créatures.  

 Puissent ces sollicitudes nous émouvoir !  Disons-nous que, pour en devenir moins indignes, nous avons à redoubler de courage et de soins.  Utilisons les secours disposés sur notre route, afin que, si tous nos frères doivent être sauvés, nous ne soyons pour aucun la cause d'un retard dans leur bonheur.

 Si un démon se présentait soudain, nous aurions de l'effroi, parce que le virus que distille sa volonté corrompue serait pressenti par nos organismes fluidiques.  Si un ange se montrait soudain, nous serions également saisis de crainte, parce que tout, dans cet être innocent, est étranger à la terre; ce serait vraiment un inconnu pour nous; lui-même d'ailleurs ne nous comprendrait pas, à moins qu'il ne soit chargé d'une mission spéciale, auquel cas le Père lui a donné tous les renseignements utiles.  

 Mais lorsque le Maître paraît, c'est comme un soleil qui se lève dans le coeur du disciple.  Tous les nuages s'évanouissent; toutes les gangues se désagrègent; une clarté nouvelle s'épand, semble-t-il, sur le monde; l'on oublie amertumes, désespoirs et anxiétés; le pauvre coeur si las s'élance vers les radieux paysages entrevus sur lesquels la paisible splendeur de l'Éternité déploie ses gloires; plus rien de terne n'assombrit la Nature; tout enfin s'accorde dans l'admiration, l'adoration et l'amour.  

 Aucun disciple n'entre au Ciel sans avoir revu l'homme qui lui donna, sur terre, l'avant-goût du divin; ce sont les mains vénérables de cet Initiateur suprême qui lui verseront l'eau vivante du baptême de l'Esprit.  C'est le même homme, le seul digne de ce titre, qui le lavera de la tache indélébile du mal; c'est lui qui arrachera définitivement  ce coeur du transitoire pour l'implanter dans l'immuable, pour l'enter sur le Verbe.  C'est lui qui présentera ce coeur purifié au même Verbe Jésus pour en recevoir la couronne d'élection, parce que ce fut lui qui, à chaque jugement, le défendit, l'excusa et implora en sa faveur l'indulgence du juste Juge.  Et c'est à lui, enfin, que ce coeur bienheureux offrira cette couronne en hommage pour tous les travaux, toutes les sollicitudes, toutes les inquiétudes que la brebis coûta au berger; et l'assistance acclamera ce double triomphe.  

 Je ne trouve pas de mots pour vous dire quelle ivresse vivificatrice, très pure et très douce, emporte le disciple.  On ne peut rien imaginer de semblable.  La musique - notre musique - elle-même exprimerait mal les délices rafraîchissantes de ces colloques ineffables.  Seul le silence célèbre dignement ces mystères, parce qu'il favorise en nous l'éclosion du surhumain, de l'indicible, du surnaturel, parce qu'il présente à nu à notre coeur ce que les mots habillent et cachent; parce que c'est seulement dans sa ténèbre que s'allume le désir inextinguible du Ciel.  

 Vous, Messieurs, qui avez courageusement commencé l'exploration du Mystère, contemplez ces scènes dans le silence et par le silence; vos oreilles percevront sans doute ce qu'il me serait défendu, par respect, de dire tout haut, si toutefois le langage humain pouvait tra-duire les paroles fulgurantes du Verbe.  
 

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 Le plus certain des signes auxquels le disciple reconnaît son vrai Maître, c'est une évidence intérieure plus forte que tous les doutes du mental.  En outre des signes physiques, dont il faut taire les plus probants, tout, dans la personne de l'homme libre et dans ses oeuvres, est supraterrestre.  

 Il vit, en apparence, comme tout le monde, peut-être marié, peut-être artisan, ou vagabond ou rentier.  C'est par son enseignement qu'il s'affirme enfant de Dieu; il témoigne non par ouï-dire, mais parce qu'il fut, parce qu'il est le spectateur des réalités surnaturelles.  
La divinité  de Jésus, Sa résurrection, la charité, l'univers invisible ne sont plus pour lui des articles de foi ou des instructions, comme pour nous; ce sont des faits.  Il place l'amour fraternel au-dessus de toutes les initiations et de toutes les pénitences.  Enfin, il s'affirme envoyé de Dieu, parce que, comme le vrai Berger, toujours « il entre par la porte ».  Jamais rien d'extraordinaire dans ses façons d'agir, jamais de serment exigé, jamais rien qui froisse les coutumes, les convenances ou les lois; jamais rien de prématuré, de violent, de fanatique; jamais de réclame, jamais de recherche de l'opinion, jamais de dérangement à l'ordre établi; et de voir un homme à la volonté duquel rien ne saurait résister, attendre en silence que le cours naturel de la vie lui offre l'occasion d'agir la plus discrète, c'est là une leçon de sagesse pratique du plus grand effet quant à nos impatiences et à nos hâtes.  

 Retenez bien ce signe : « Le vrai Berger entre par la porte » et, en aucun cas, par une brèche de la haie.  
 Le Maître ne nous précède pas; il nous accompagne; son immense supériorité se baisse à notre niveau, car il nous aime; il chemine dans le rang, avec nous; il parle à chacun son langage, et surtout il agit.  Aimez votre prochain, dit-il quelquefois; mais il commence par donner aux pauvres tout ce qu'il possède humainement.  Travaillez, dit-il aussi; mais il consume ses jours et ses nuits dans les occupations les plus absorbantes.  Supportez vos peines, nous conseille-t-il; mais il subit sans se plaindre toutes les douleurs du corps et de l'âme, et non des douleurs d'homme, des douleurs de dieu.  Pardonnez; mais il ne se défend jamais d'aucune attaque et répond à ses persécuteurs en leur accordant le bonheur matériel ou la vie de leurs enfants.  
 

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 Je viens de vous donner, je m'en rends compte, les affirmations les plus fantastiques; et vous êtes, au point de vue rationnel, parfaitement en droit de ne pas me croire.  J'ai bien des preuves en main; je ne puis les communiquer; d'ailleurs celui-là seul peut se convaincre qui possède au préalable en lui-même le germe de la conviction.  

 Tous ceux donc à qui une voix intérieure imperceptible affirme les extraordinaires réalités dont je vous entretiens, ce Maître les connaît; depuis longtemps il les suit, comme il s'inquiète aussi des autres qui ne pourront ouvrir les yeux que bien plus tard.  Pour tous les hommes, le jour béni éclatera enfin de la rencontre corporelle avec leur Maître.  Jour unique, parmi des millions de jours.  Et, dans l'instant où ces deux êtres échangeront le premier, mais définitif regard, par lequel ils prendront possession l'un de l'autre, selon les vertus réciproques de la reconnaissance et de la miséricorde, dans cet instant l'univers entier fera silence et, du fond des enfers jusqu'au trône de Dieu, tous les êtres s'arrêteront de vivre, car une brebis perdue aura été retrouvée.  

 Pouvons-nous hâter cette minute, puisqu'elle est inscrite aux livres du Destin ?  Oui, nous le pouvons.  Depuis Jésus, la Bonté balance la Justice.  Le Ciel changera Ses arrêts pour peu que nous fassions le petit effort nécessaire.  Et c'est toujours le même mot que je vous redirai pour finir, mot qui résume toute la Loi et toute la Vie.  

 Aimez-vous les uns les autres, et vous hâterez la rencontre divine.  Aimez-vous les uns les autres, et vous hâterez cette rencontre pour vos frères.  Aimez-vous les uns les autres et vous soulagerez d'une partie de Ses travaux cet Homme inconnu qui chemine vers nos coeurs, du fond des espaces, depuis les siècles, pour les enflammer, les guérir et les régénérer.