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La sueur de sang de Notre-Seigneur
Les grands théologiens
Le Père Coconnier a voulu surtout prouver sa thèse par la sueur de sang de Notre-Seigneur au jardin des Oliviers : fait unique, incomparable. Il a cité Suarez, dom Calmet, Benoît XIV, parce que tous les trois ont attribué une origine naturelle à la sueur de l'Agonie.
Cependant, dès les premiers siècles de l'Église, l'opinion commune était pour l'origine surnaturelle. En tête marche saint Hilaire : « Personne, dit-il, n'osera attribuer la sueur de sang de Notre-Seigneur à la maladie, parce que suer du sang est contre nature : Quia et contra naturam est sudare sanguinem. » Le Vénérable Bède adoptait l'opinion de saint Hilaire. A la Renaissance, époque où la question fut fort débattue, les médecins catholiques soutenaient l'origine miraculeuse de la sueur de sang de Notre-Seigneur, se fondant sur ce qu'il n'y avait en lui aucune maladie qui pût l'expliquer naturellement. Le Père Coconnier a oublié de faire connaître à ses lecteurs l'opinion traditionnelle.
Suarez explique la sueur de sang du Christ par la tristesse et l'agonie durant sa prière. D'après lui, il était nécessaire que cette sueur se fît sans miracle, pour qu'il y eût un signe certain et évident de l'immense tristesse qui l'accompagnait. Que penser de cette raison théologique que le Père Coconnier n'a pas reproduite, pensant peut-être qu'elle n'avait pas grande valeur ? Est-ce que la tristesse du Seigneur avait besoin de ce signe naturel pour être démontrée ? Le récit des Évangiles ne suffisait-il pas ? Est-ce que l'intelligence de l'homme avait besoin du même signe, pour comprendre l'agonie du Christ au jardin de Gethsémani ?
Puis, Suarez complète sa prétendue démonstration par les explications de Cajetan, lesquelles sont par trop naïves : comme quoi, par exemple, le corps de Notre-Seigneur étant épuisé, la sueur étant tarie, le sang roula, chassé par la peine intérieure. Aristote est ensuite cité pour avoir enseigné que l'homme peut quelquefois suer du sang par trop grande abondance de liquide et par maladie corporelle. Cajetan et Suarez auraient dû faire attention que le grand philosophe n'avait attribué la sueur de sang qu'à la maladie et non aux émotions morales. Suarez avoue que l'opinion de saint Hilaire est en opposition avec la sienne ; il concède qu'il fallut un véritable miracle pour soutenir Notre-Seigneur dans son agonie, qu'aucun homme n'aurait pu la supporter sans mourir. En somme, Suarez n'a nullement démontré que la sueur de sang fut naturelle, même en citant Aristote et Cajetan : démonstration impossible.
Dom Calmet comprit vite que, pour trancher la question, il fallait avant tout s'adresser à la médecine. Sur sa prière, Alliot de Mussey, docteur-régent de la Faculté du Paris, fit de nombreuses recherches sur les sueurs de sang, et recueillit un certain nombre de faits dans la tradition, ainsi que dans les archives scientifiques de son époque. C'est d'après ces matériaux et les explications physiologiques d'Alliot que dom Calmet écrivit sa dissertation sur la sueur de sang du Christ. Il conclut à la possibilité des sueurs sanguines contre Scaliger ; puis, se fondant sur quelques faits d'hémorragies dues soi-disant à des émotions morales (ce sont les six faits précédemment jugés et mis au rebut) le docte bénédictin soutenait que la sueur de sang de Notre-Seigneur n'avait pas été miraculeuse.
Benoît XIV mentionne avec éloge la dissertation de dom Calmet ; il est évident que les faits produits par Alliot de Mussey l'ont poussé à embrasser la même opinion ; toutefois il le fait avec une certaine réserve, se contentant de dire que la sueur du Christ a pu être naturelle : Potuit naturaliter sudor sanguinis emanare.
Non, la sueur de sang de Notre-Seigneur n'a pas été naturelle : les lois qui régissent la circulation s'y opposent ; l'homme, en pleine santé, ne perd pas de sang ; seul, l'homme malade ou blessé; mais jamais par imagination.
Les tristesses humaines n'ont jamais sué de sang : seule, la tristesse divine qui n'eut pas d'égale. Voilà pourquoi Suarez, dom Calmet, Benoît XIV se sont trompés, en opinant que la sueur de sang du Seigneur ne fut pas miraculeuse ; ils n'étaient pas médecins.
Certes, cette sueur sacrée ne fut pas naturelle. Ce sang, Notre-Seigneur ne pouvait pas le verser en vertu de la maladie, son humanité sainte n'y étant pas sujette ; non plus en vertu de la nature, les lois physiologiques s'y opposaient. Alors, il brisa lui-même ces lois qu'il avait faites, comme architecte du corps humain, de par la même puissance qui devait briser trois jours plus tard les pierres de son tombeau, et ce lui fut plus glorieux de verser ce premier sang de sa Passion, en témoignage de son amour immense pour les hommes, que de le verser naturellement en preuve de l'immense tristesse de son agonie.
Après Suarez apparaît saint Thomas. Le Père Coconnier en cite le texte suivant : « Le corps peut être modifié et changé en dehors des agents physiques, principalement par une imagination fixe, en suite de laquelle le corps s'échauffe soit par les désirs, soit par la colère, ou même est altéré jusqu'à la fièvre ou la lèpre. Ad febrem vel lepram. »
Et le Révérend Père de s'écrier : « Nous voilà maintement renseignés sur la puissance que reconnaît saint Thomas à l'imagination : une imagination fixe peut d'après lui non seulement donner la fièvre, mais LA LÈPRE. Lisez, si vous en avez le courage, la description de la lèpre dans n'importe quel livre de médecine... et dites si nous allons plus loin que saint Thomas, en attribuant à la redoutable fantaisie le pouvoir de produire sur la peau des exsudations et des gouttelettes de sang. »
Oui, mon Révérend Père, vous êtes allé beaucoup plus loin que saint Thomas, en soutenant que l'imagination peut faire sortir le sang par la peau ; de son côté le grand théologien est allé beaucoup trop loin, en étendant la puissance imaginative jusqu'à la genèse de la lèpre (1). Il a commis tout simplement une erreur détiologie qui s'explique, du reste, par les idées ayant cours en son temps, et c'est sur cette erreur que le Père Coconnier a basé sa thèse des exsudations sanguines, concluant d'une prémisse fausse à une thèse erronée.
Cette question de lèpre a attiré au Père Coconnier une verte réplique de la part du docteur Surbled : Comment admettre un seul instant, dit-il, que l'imagination puisse remplacer le microbe dans la genèse de la redoutable maladie ? Et les affirmations de l'Ange de l'Ecole doivent-elles être acceptées sans discussion, les yeux fermés, même quand elles dépassent le domaine de la raison et s'égarent à l'aventure sur le terrain étrange de la science. Nous ne le pensons pas, et croyons ainsi mieux servir la grande mémoire de saint Thomas que ses aveugles et imprudents disciples (2).
Même, le texte cité par le Père Coconnier prouve contre sa thèse. Il est dit que l'imagination, en échauffant le corps soit par les désirs soit par la colère, peut aller jusqu'à produire la fièvre et la lèpre ; mais si la même imagination avait eu la puissance de faire sortir le sang du corps humain, saint Thomas n'eût pas manqué d'étendre le pouvoir imaginatif, non seulement jusqu'à la fièvre et la lèpre, mais jusqu'au sang : il n'eût pas négligé cette preuve majeure en faveur de l'imagination.
En résumé, à quoi se réduisent les dires des grands théologiens sur les exsudations sanguines ? A saint Thomas qui n'en a pas parlé et qui s'est trompé sur la cause de la lèpre ; à Suarez, dom Calmet, Benoît XIV, qui ont soutenu seulement que la sueur de sang de Notre-Seigneur ne fut pas miraculeuse ; ignorant les lois du sang, ils se sont encore trompés sur ce point, se mettant en outre en opposition avec l'opinion traditionnelle de saint Hilaire et de la plupart des médecins de la Renaissance. En particulier, Dom Calmet et Benoît XIV ont été induits en erreur par les six historiettes recueillies par Alliot de Mussey. Notons que les grands théologiens n'ont pas parlé théologie, mais seulement médecine, à leurs risques et périls, en pleine incompétence.
Cependant le Père Coconnier est tellement convaincu de la bonté de sa thèse et de la valeur de ses arguments dits théologiques, qu'il ne craint pas de s'écrier : « Une opinion qui peut se recommander de saint Thomas, Cajetan, Suarez, Maldonat, ne manquera point, selon toute probabilité, de se gagner un nombre considérable de partisans dans le monde des théologiens. » S'ils veulent m'en croire, ces derniers feront bien de ne pas entrer dans les idées du Révérend Père ; ils feraient fausse route.
Pour les en détourner, je citerai encore le docteur Surbled (3).
« Il nous reste, dit-il, à parler de l'opinion très répandue qui attribue les sueurs de sang à l'imagination. Que les anciens comme Suarez l'aient cru, rien d'étonnant : ignorants du domaine naturel, ils ont accepté bien d'autres hypothèses, plus singulières, plus invraisemblables, et dont la science a fait justice ; mais l'erreur se transmet, se perpétue, et l'on rencontre de nos jours, non seulement des philosophes, mais des savants réputés pour attribuer à l'homme le pouvoir magique de créer la sueur de sang (de même que les stigmates), par le seul effort d'une imagination ardente et concentrée.
« Cette opinion est-elle fondée ? A-t-elle une valeur scientifique ? Aucun physiologiste n'oserait l'affirmer ; et il n'y a que des profanes, égarés en médecine, pour établir des analogies trompeuses et des rapprochements forcés entre les faits observés et la sueur de sang.
« Le R. P. Coconnier est manifestement au nombre des profanes : et il lui faut, dirons-nous à la suite du docteur Imbert-Gourbeyre, une rare audace, avec beaucoup dinexpérience pour affirmer que la sueur de sang n'a rien d'extraordinaire, pour en rapprocher les phénomènes transcendants de l'hypnose, tels que vésication et exsudation sanguine, pour regarder tous ces faits étranges comme aussi simples que naturels, et en fournir une explication soi-disant satisfaisante. »
(1) Cette erreur de saint Thomas vient de trouver son explication au Congrès de la lèpre tenu à Berlin en octobre 1897, Congrès de spécialistes. Il y a été dit que la contagion de cette maladie est due à un bacille, celui de Hansen ; qu'elle s'opérait surtout par le mucus nasal, même par l'air expiré de la bouche des lépreux, ainsi que par les pieds exsudant le bacille, d'où on a pu contracter la lèpre à distance des lépreux, sans contact immédiat : cest ce qui a fait croire, au moyen âge, que l'on pouvait devenir lépreux rien que par imagination.
(2). Correspondant, 25 août 1898, p 792.
(3). Correspondant, 25 août 1898, p 788, 789.