- XI -

La stigmatisation hypnotique

 

En 1885, M. Focachon, pharmacien, près Nancy, produisait des vésications par voie de suggestion sur la peau d'une somnambule, pendant que trois médecins de La Rochelle obtenaient quelques gouttes de sang sur un sujet hypnotisé. Ces faits extraordinaires eurent un grand retentissement. Aussitôt les tenants de la libre pensée proclamèrent à son de trompe que la stigmatisation des saints n'était qu'un fait naturel; la preuve en était faite expérimentalement, c'était chose jugée. Le Père Coconnier reconnaît que ces faits étranges qu'on pourrait appeler les phénomènes transcendants de l'hypnose, ont ému l'opinion et même jeté un certain trouble dans des esprits réputés fermes. – Je donne le nom de stigmatisation hypnotique aux faits de Nancy et de La Rochelle, parce qu'ils ont été obtenus par hypnose et qu'on a voulu les opposer à la stigmatisation divine.

C'est une erreur du Père Coconnier d'avoir mis sur le pied d'égalité les faits de dom Calmet et autres que j'ai déclarés inadmissibles, et les faits de stigmatisation hypnotique. Autre chose est l'imagination hypnotisée, comme celle d'un médium auquel on dit : Tu saigneras, et qui saigne. La sueur de sang du condamné à mort ne répugne pas précisément à la raison, quoiqu'on soit obligé de la rejeter scientifiquement ; mais la sueur sanguine de l'hypnose répugne complètement à cette même raison et au sens commun le plus vulgaire.

C'est que ces exsudations sanguines sont tout ce que l'hypnotisme a produit de plus étonnant dans cette fin de siècle. Dire à un sujet endormi : Ce soir, à quatre heures, tu saigneras de ce bras, et que l'hémorragie ait eu lieu, c'est renversant au premier chef, un véritable miracle en son genre. Le Père Coconnier n'en prétend pas moins que c'est naturel.

Cette thèse de la stigmatisation hypnotique, ou des exsudations sanguines par imagination, le Révérend Père a tenu à la faire sienne. Il a fait pour elle ce qui n'a été fait par aucun libre penseur : il a voulu la démontrer à fond par les faits, la théologie, la physiologie humaine, même par la psychologie de saint Thomas, l'exposant avec une ardeur, une ferveur dignes d'un meilleur sort .Il a même affirmé que les théologiens de l'École dominicaine et thomiste n'étaient pas éloignés de penser comme lui : ici, je demande le Referendum. Son grand argument a été le sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ, versé au jardin des Oliviers : il n'a pas craint de l'invoquer à l'appui du sang impur de l'hypnose.

 

Mais la stigmatisation hypnotique est-elle aussi naturelle que veut bien le dire le Père Coconnier ?

Nul homme au monde, malade ou bien portant, n'a le pouvoir par la pensée ou la parole, de faire sortir du sang de son propre corps, en quelque région que ce soit. Le sang ne peut sortir que par l'instrument tranchant. Nul homme au monde, par pensée ou parole, n'a le pouvoir de faire sortir ce même sang du corps de son voisin. Si le fait existe, il est nécessairement extranaturel.

Qu'un homme rencontre un individu et lui dise impérieusement : « Ce soir, à telle heure, tu saigneras à tel endroit de ton corps », il aura bien prononcé cette parole fatidique, mais le sang ne sortira pas ; il sortira peut-être, si au préalable cet homme a hypnotisé son individu. Il est bien extraordinaire que le sang ne puisse sortir que par hypnose et seulement chez certains sujets; qu'on ne puisse pas faire saigner un homme physiologiquement, quand on le peut hypnotiquement. Donc l'état hypnotique n'est pas physiologique ; la stigmatisation par hypnose ne l'est pas davantage.

Ce qui prouve encore l'extranaturel de l'hypnotisme et le fait soupçonner diabolique, c'est que le pouvoir de l'imagination est exclusivement limité aux stigmaties. Comment se fait-il qu'on ne puisse pas lui faire faire à l'aide de la suggestion, par exemple, des plaques d'eczéma ou de psoriasis et même des cors au pied ? N'est-il pas étonnant qu'on n'ait obtenu que deux ou trois fois quelques stigmates frustes, un peu de vésication, quelques gouttelettes de sang et pas autre chose. Pourquoi cette exclusion, cette limite posée à la suggestion, dont on dit cependant le pouvoir immense ? N'est-ce pas dévoiler par là le véritable opérateur, le diable singeant les œuvres de Dieu. S'il avait pu produire toute espèce de signes à la peau, il eût caché admirablement son jeu. Il a été limité providentiellement au stigmate diabolique, pour qu'il fût reconnu à ce signe, et que son œuvre fût distincte des stigmates des saints, si différents d'ailleurs pour des raisons multiples.

 

La stigmatisation hypnotique est deux fois antiphysiologique, ou extranaturelle, parce que l'imagination ne peut pas faire sortir le sang par la peau, et que cette stigmatisation est un fruit d’hypnose qui elle-même n'est pas naturelle.

Si la stigmatisation hypnotique était chose naturelle, elle pullulerait, les forces de la nature étant constantes : or, nombre d'hypnotiseurs ont voulu reproduire les expériences de Nancy-La Rochelle, ils ont échoué.

La stigmatisation hypnotique est l'oeuvre de deux individus qui par eux-mêmes ne peuvent pas faire de stigmates. Comment pourraient-ils faire naturellement en hypnose ce qu'ils ne peuvent pas faire physiologiquement, hors l'état hypnotique ? Cette stigmatisation exige nécessairement un tiers, une puissance intelligente qui supplée à deux impuissances radicales (1).

Tout philosophe de la nature qui étudiera l'hypnose en elle-même et dans ses contradictions avec la physiologie humaine, opinera que la stigmatisation hypnotique n'est pas chose naturelle ; de même, tout théologien, sachant d'autre part que le diable est le grand singe des actes divins, dira à propos de cette même stigmatisation : Timeo diabolum et dona ferentem.

 

On dit en théologie mystique, qu'il n'est pas permis au démon de prendre la figure de la colombe ou de l'agneau ; il lui est interdit probablement de reproduire les cinq plaies qui ont sauvé le monde. Jusqu'ici, l'hypnotisme n'a rien atteint de semblable ; les stigmates hypnotiques n'ont pas encore été vus aux cinq lieux d'élection.

Chose extraordinaire, depuis l'hypnotisme, les médecins sont devenus prophètes. Les médecins de La Rochelle ont dit à leur gendarme hypnotisé : « Ce soir, tu t'endormiras à quatre heures, et tu saigneras aux bras sur les lignes que je viens de tracer. » Ainsi dit, ainsi réalisé. Le médecin a donc prophétisé le sommeil à échéance avec son hémorragie à heure fixe.

Aurait-il pu le faire en dehors de l'hypnose ? Ces deux faits sont évidemment contre nature.

 

Disons, pour en finir, que le Révérend Père n'a nullement démontré sa thèse : la preuve en est dans les lignes suivantes, où il a concentré toute son argumentation :

« Reste donc l'apparition des marques sanglantes, stigmates, vésications, etc. Le R. P. Franco signale ce fait comme étant favorable à sa thèse, sans insister toutefois autant que d'autres le font, et cela se comprend. Les anciens théologiens auraient déjà suffi à le rendre circonspect sur ce chapitre, mais à la suite des récentes études sur ce qu'on appelle « le dermographisme, les hémorragies et les ecchymoses spontanées », la réserve du Révérend Père est plus que justifiée. – On conçoit en effet, dit l'abbé Lelong, et nos savants l'expliquent physiologiquement, d'une manière assez satisfaisante ; on conçoit que l'imagination surexcitée par l'état de somnambulisme artificiel, détermine à un point donné du corps, un de ces afflux de sang, qu'une affection morbide opère fréquemment dans l'état ordinaire, et qu'alors il y ait un gonflement des chairs, voire même une exsudation de quelques gouttelettes de sang. – Tous ces phénomènes sont de simples troubles circulatoires qui démontrent l'influence de l'âme sur le corps (docteur Bonjour). – Ils ne dépassent point le pouvoir de l'imagination par elle-même, que ne fait pas cette humaine faculté (abbé Scheider). »

 

Et tous ces dires du Père Coconnier sont sans valeur. Le dermographisme ne peut pas être invoqué, puisqu'il ne produit pas d'exsudations sanguines – les grands théologiens ont été jugés – quant aux deux abbés, ce sont des profanes : l'un a parlé sans savoir ; l'autre s'est contenté de pousser un hourra en faveur de l'imagination ; et tout cela, pas plus que l'opinion du docteur Bonjour, ne prouve pas qu'il y ait une imagination stigmatogène : ce qu'il fallait démontrer.

En résume, le Père Coconnier a basé uniquement sa thèse des exsudations sanguines sur la stigmatisation hypnotique, c'est-à-dire sur un fait diabolique. Il a voulu chasser le diable de l'hypnotisme, et par les exsudations sanguines, il s'est rallié à la thèse des libres penseurs, qui chassent Notre-Seigneur Jésus-Christ de la stigmatisation des saints : il s'est trompé deux fois en matière grave. Demain, les libres penseurs qui réduisent la stigmatisation divine à un fait naturel, le citeront comme autorité à l'appui de leur thèse.

 

 

(1) Cfr. La stigmatisation… T.2, ch. XIV, où l'on trouvera de plus longs développements.