- IX -
Exsudations sanguines - Historiettes
Les partisans de l'imagination stigmatogène ont un grand nombre de faits à l'appui de leur thèse : le R. P. Coconnier les a tous indiqués et recueillis soigneusement. Mais, comme ils visent presque tous l'influence du moral sur le physique en général, et fort peu l'imagination qui, soi-disant, fait les stigmates, le Révérend Père s'est vu obligé d'en rabattre pour la quantité ; il n'a pu citer que six faits, empruntés à l'observation moderne, à l'effet de prouver que « l'imagination est capable à elle seule de produire, en certains sujets, des exsudations sanguines à la peau ». Voyons ce qu'ils valent.
Le premier, c'est une femme qui voit un enfant sur le point d'avoir le pied écrasé par une porte en fer : elle est prise d'une douleur intense au même pied où elle croit l'enfant blessé. Par suite, rougeur et enflure autour de la cheville, ce qui l'oblige à rester au lit quelques jours.
Second fait : Un enfant a décroché la crémaillère d'un rideau de cheminée et s'expose à avoir le cou coupé par la chute de la tôle. La mère s'en aperçoit ; elle est tellement saisie à la vue du danger, qu'il se forme aussitôt un cercle rouge et saillant autour de son cou, dans le point même où l'enfant allait être frappé. Cette empreinte persiste plusieurs heures.
Puis vient l'historiette d'une cuisinière de Bordeaux qui, voyant saigner sa maîtresse, est tellement saisie au moment où le chirurgien enfonce sa lancette, qu'elle ressent au pli du coude une sensation de piqûre, et bientôt apparaît une ecchymose sur ce point.
Quatrième exemple raconté par Tissot : Un homme avait cru voir un spectre le saisir par les pieds ; il en fut si effrayé qu'il se produisit immédiatement à l'un de ses pieds de la rougeur, du gonflement et bientôt après de la suppuration.
Suivent deux autres faits dont le Père Coconnier trouve la valeur démonstrative particulièrement frappante.
Il s'agit d'abord d'un officier de marine, hydropique, auquel on propose une opération chirurgicale. Du coup, il tombe dans un affaissement moral profond, pleurant, s'agitant, déclarant qu'il préfère mourir. La nuit suivante, il est pris d'une sueur énorme qui transperce les matelas et inonde le sol ; guérison consécutive. - Puis, c'est un matelot qui, sous l'effroi d'une horrible tempête, a peur d'être englouti dans les flots. Sous cette influence morale, une sueur sanguinolente apparaît sur son visage et les parties supérieures de son corps. Ce fait est relaté par Hanfield Jones, dans ses Studies on functional nervous disorders.
Discutons maintenant ces quelques faits que le Père Coconnier trouve si péremptoires, faits cités par les libres penseurs contre la stigmatisation divine.
Les trois premiers, où figurent deux dames et une cuisinière, sont très remarquables ; cependant ils sont à rejeter, puisqu'il n'y a pas eu d'exsudation sanguine, que le sang est resté dans les mailles de la peau, et qu'il n'y a pas eu de plaies. Ils prouvent même contre l'imagination stigmatogène, en faisant voir qu'elle peut pousser le sang avec violence à la périphérie, mais qu'elle est dans l'impuissance de le faire sortir.
Le quatrième fait, l'homme au spectre, est une historiette inadmissible, du post hoc, propter hoc. Tous les jours, on se croit, en rêve, mordu par un spectre ou des animaux, et constamment on se réveille sans rougeur sans gonflement ou suppuration. Le cinquième fait, celui de l'officier de marine, n'est pas acceptable, puisquil n'a présenté qu'une évacuation de sérosités.
Reste le matelot anglais, seul fait de valeur en apparence, sur lequel je bientôt m'expliquer.
Le Père Coconnier affirme que, dans une dissertation de dom Calmet, dont je parlerai tard, il existe une riche collection de faits décisifs, dans laquelle il aurait pu puiser, s'il n'avait pas été, suffisamment renseigné par ailleurs (les six faits qui précèdent). J'ai tenu à lire la dissertation du docte bénédictin ; or, cette riche collection se réduit aux six historiettes suivantes, les seules qu'on puisse rattacher à des émotions morales :
Il sagit d'abord d'un jeune homme qui fut si effrayé davoir été mis en prison qu'il tomba en faiblesse et sua du sang par la poitrine, les mains et les bras : cest Durrius qui le raconte dans les Éphémérides d'Allemagne. Dans le même recueil, Rosinus Lentilius rapporte qu'un jeune enfant fut mené devant l'échafaud où l'on pendait ses deux frères, et qu'il sua du sang par tout le corps pendant l'exécution. Puis vient Fagon, qui raconte d'après les mêmes Éphémérides, qu'une religieuse tombée aux mains de soldats effrénés dans une ville prise d'assaut, mourut, en leur présence, d'une sueur de sang. Vient ensuite le fait de Maldonat :
« Est-ce que, dit-il, je n'entends pas raconter par ceux qui l'ont vu ou connu, qu'il y a deux ans, à Paris, un homme robuste et bien portant, ayant ouï prononcer contre lui la sentence de mort, fut subitement couvert d'une sueur de sang ? »
Dans la vie de Sixte-Quint, par Grégoire Léti, il est fait mention d'un autre condamné- à mort qui sua du sang dans les mêmes circonstances. Enfin, une dernière historiette se trouve dans l'histoire de Thou : il s'agit d'un gouverneur de forteresse qui, menacé de mort s'il ne rendait pas la place, fut tellement effrayé qu'il en sua sang et eau. (Ajoutez à ces six observations le fait du matelot anglais, rapporté par Hanfield Jones : en tout, sept faits, invoqués par le Père Coconnier ; c'est maigre comme apport.)
Au fond, quelle est la valeur de ces quelques faits relatés par dom Calmet ? Elle est nulle. Ces faits sont sans authenticité, racontés par des gens, comme Maldonat et de Thou, qui n'ont rien vu, mais qui ont entendu dire : impossible d'admettre de pareils faits aussi piètrement exposés eu dehors de toutes les règles de l'observation exacte. On ne fait pas de la science avec des historiettes.
Ces faits recueillis, il y a deux cents ans, et publiés sans critique, n'ont pas été, bien entendu, confirmés par l'observation postérieure. Depuis lors, combien de gens ont été mis en prison, en ont même été très effrayés sans qu'on ait vu apparaître la moindre goutte de sang à leur peau.
Des foules considérables ont assisté aux exécutions publiques, il y a eu là aussi des parents des victimes ; nulle sueur de sang n'a été constatée sur les spectateurs. Nombre de filles pieuses ont été violées : aucun médecin légiste n'a signalé encore la sueur de sang parmi les signes du viol. Grand nombre de criminels ont été condamnés à mort : les bourreaux, pas plus que les spectateurs, n'ont constaté qu'en marchant au supplice, ils aient eu la moindre sueur de sang. De plus, nul chirurgien au monde n'a vu de malade suer du sang devant le couteau qui allait bientôt l'opérer. Quant au gouverneur de forteresse cité par de Thou, il a été dit qu'il avait sué sang et eau ; donc il n'avait sué que de l'eau. En résumé, comme faits décisifs, le Père Coconnier n'a cité que des historiettes, ou des faits d'où il a conclu à faux.
Dans un article publié dans le Zukunft, et analysé dans la Revue des revues (1er juillet 1895), article écrit contre la stigmatisation des saints, le docteur en philosophie Karl de Prel n'a pas pu citer un seul fait d'exsudation sanguine à la peau sous l'influence d'émotions morales. Le Père Coconnier ne peut en produire qu'un seul, tous les autres faits présentés par lui étant inadmissibles (1). Mais le fait du matelot anglais est-il bien authentique ? Comme tous les autres, il doit être frappé de suspicion et d'inadmissibilité.
Voici ce qu'en pense le docteur Surbled : « Observation pleine d'intérêt qui offrirait une extrême importance, si elle présentait toutes les garanties d'usage, si elle était absolument vérifiée. Mais quel fond la science peut-elle faire sur elle ? On remarquera qu'elle ne mentionne ni lieu, ni date, et que le nom du bâtiment manque comme ceux du malade et de son chirurgien même. Quel praticien, nous le demandons, ne serait pas fier de rencontrer un tel sujet d'étude, et empressé d'en signer les détails dans les annales de la science ? Le récit de Hanfield Jones est peu circonstancié, et paraît fait de seconde main d'après des conversations de voyageurs. Dans ces conditions, il est difficile de se rendre et nous partageons la méfiance du docteur Imbert. »
D'autre part, en médecine nous sommes en droit de rejeter les faits uniques, exceptionnels, rarissimes, parce que le plus souvent ce sont des faits mal observés, mal interprétés. Nous devons les repousser, surtout lorsqu'ils sont en opposition avec des faits contradictoires, constants, universels, qui font loi.
En somme, le Père Coconnier n'a produit aucun fait valable. En pouvait-il être autrement, puisque chaque jour toute la race humaine fait preuve contraire par ces milliers de fronts qui rougissent sous des influences morales diverses et ne saignent jamais. En outre, les hémorragies de la peau sont matériellement impossibles par une émotion quelconque. La thèse du Père dominicain est donc fausse et en fait et en droit.
(1). On m'a communiqué récemment une autre historiette qui vaut celle du matelot anglais. On lit dans la Vie de N.-S. Jésus-Christ, par l'abbé Lecamus, la note suivante :- C'était vers 1860 à Sorèze. Le Père Lacordaire, déjà malade depuis quelque temps, venait de lire une lettre qui avait bouleversé son âme si sensible, en l'atteignant dans sa plus légitime susceptibilité. Ses cheveux s'étaient dressés sur sa tête qui semblait en feu, une sueur rougeâtre inondait son front. S'étant essuyé, il fut fort surpris de voir son mouchoir ensanglanté. Je tiens le fait du religieux qui était avec lui en ce moment. C'est surtout chez les natures délicates et sensibles que cette action du moral sur le physique se produit plus souvent. (T. III, p. 264)