CHAPITRE ONZIEME


    Ne se plaindre pour de legeres indispositions. Souffrir les grands maux avec patience. Ne point apprehender la mort : et quel bon-heur c' est que d' assujettir le corps à l' esprit.

    Il me semble, mes soeurs, que c' est une tres-grande imperfection que de se plaindre sans cesse pour de petits maux. Si vous les pouvez souffrir souffrez-les. S' ils sont grands ils se plaindront assez d' eux-mesmes par une autre maniere de plainte, et ne pourront pas long-temps estre cachez. Considerez qu' estant icy en petit nombre, si vous avez de la charité, et que l' une de vous prenne cette mauvaise coûtume, elle donnera beaucoup de peine à toutes les autres. Quant à celles qui seront veritablement malades, elles doivent le dire et souffrir qu' on les assiste de ce qui leur sera necessaire. Que si vous estes une fois delivrées de l' amour propre, vous ressentirez de telle sorte jusqu' au moindre des bons traitemens qu' on vous fera, qu' il ne faudra pas craindre que vous en preniez aucun sans necessité, ny que vous vous plaigniez sans sujet. Mais quand vous en aurez un legitime, il sera aussi à propos de le dire, qu' il seroit mal de prendre du soulagement sans besoin. On auroit mesme grand tort si l' on manquoit alors de soin à vous assister. Et vous ne sçauriez douter qu' on ne le fasse dans une maison d' oraison et de charité, comme celle-cy où le nombre des personnes qui y demeurent est si petit, qu' il est facile d' y remarquer les besoins les unes des autres. Desaccoûtumez-vous donc de vous plaindre de certaines foiblesses et indispositions de femmes qui ne sont pas de longue durée, et dont le diable remplit quelquefois l' imagination. Contentez-vous d' en parler seulement à Dieu. Autrement vous courez fortune de n' en estre jamais délivrées. J' insiste beaucoup sur ce point parce que je l' estime fort important, et croy que c' est l' une des choses qui cause le plus de relaschement dans les monasteres. Car plus on flate le corps, plus il s' affoiblit et demande qu' on le caresse. C' est une chose étrange que les pretextes que cette inclination luy fait trouver pour se soulager dans ses maux quelque legers qu' ils puissent estre, il trompe ainsi l' ame et l' empesche de s' avancer dans la vertu. Songez je vous prie combien il y a de pauvres malades qui n' ont pas seulement à qui se plaindre, puis que ces deux choses ne s' accordent point ensemble, d' estre pauvre, et bien traité. Representez-vous aussi combien il y a de femmes mariées (car je sçay qu' il y en a beaucoup et de bonne condition) qui bien qu' elles souffrent de grandes peines n' osent s' en plaindre, de peur de fascher leurs maris. Helas ! Pecheresse que je suis ; sommes-nous donc venuës en religion pour estre plus à nostre aise qu' elles n' y sont ? Puis que vous estes exemtes de tant de travaux que l' on souffre dans le monde, apprenez au moins à souffrir quelque chose pour l' amour de Dieu sans que tout le monde le sçache. Une femme mal mariée n' ouvre pas la bouche pour se plaindre, mais souffre son affliction sans s' en consoler avec personne, de crainte que son mary ne sçache qu' elle se plaint : et nous ne souffrirons pas entre Dieu et nous quelques-unes des peines que meritent nos pechez, principalement lors que nos plaintes seroient inutiles pour les soulager ? Je ne pretens point en cecy parler des grands maux, tels que sont une fievre violente, quoy que je desire qu' on les supporte toûjours avec moderation et patience : mais j' entens parler de ces legeres indispositions que l' on peut souffrir sans se mettre au lit, et sans donner de la peine à tout le monde. Que si ce que j' écris estoit vû hors de cette maison, que diroient de moy toutes les religieuses ? Mais que de bon coeur je le souffrirois si cela pouvoit servir à quelqu' une. Car lors qu' il s' en trouve une seulement dans un monastere qui se plaint ainsi sans sujet des moindres maux, il arrive que le plus souvent on ne veut plus croire les autres, quelque grands que soient les maux dont elles se plaignent. Remettons-nous devant les yeux les saints hermites des siecles passez que nous considerons comme nos peres, et dont nous pretendons imiter la vie. Combien de travaux et de douleurs souffroient-ils dans leur solitude par l' extreme rigueur du froid, par l' excessive ardeur du soleil, par la faim et par tant d' autres incommoditez sans avoir à qui s' en plaindre sinon à Dieu seul ? Croyez-vous donc qu' ils fussent de fer, et non pas de chair et d' os comme nous ? Tenez pour certain, mes filles, que lors que nous commençons à vaincre et à nous assujetir nos corps, ils ne nous tourmentent plus tant. Assez d' autres prendront soin de ce qui vous est necessaire : et ne craignez point de vous oublier vous-mesmes, à moins qu' une évidente necessité ne vous oblige de vous en souvenir. Si nous ne nous resolvons de fouler aux pieds l' apprehension de la mort et de la perte de nostre santé, nous ne ferons jamais rien de bon. Efforcez-vous donc pour en venir là, de vous abandonner entierement à Dieu, quoy qu' il puisse vous en arriver. Car que nous importe de mourir ? Ce miserable corps s' estant tant de fois mocqué de nous, n' aurons-nous pas le courage de nous mocquer au moins une fois de luy ? Croyez-moy, mes soeurs, cette resolution est d' une plus grande consequence que nous ne sçaurions nous l' imaginer, puis que si nous nous accoûtumons à traiter nostre corps avec cette fermeté, nous nous l' assujettirons peu à peu et en deviendrons enfin les maistresses. Or c' est un grand point pour demeurer victorieux dans les combats de cette vie, que d' avoir vaincu un tel ennemy. Je prie Dieu qui seul en a le pouvoir de nous en faire la grace. Je croy qu' il n' y a que ceux qui jouïssent desja du plaisir de cette victoire qui soient capables de comprendre l' avantage qu' elle nous apporte. Il est si grand que je me persuade que si quelqu' un le pouvoit connoistre avant que de le posseder, il souffriroit tout sans peine pour joüir de ce repos et de cet empire sur soy-mesme.