CHAPITRE DOUZIEME

    De la necessité de la mortification interieure. Qu' il faut mépriser la vie ; et assujetir nostre volonté. Quelle imperfection c' est que d' affecter les preéminences et remede pour n' y pas tomber. Il faut passer à d' autres choses, qui bien qu' elles semblent peu importantes le sont beaucoup.

    Tout paroist penible dans la vie que nous menons, et avec raison, vû que c' est une guerre continuelle que nous nous faisons à nous-mesmes. Mais lors que nous commençons à combatre, Dieu agit dans nos ames, et nous favorise de tant de graces, que tout ce que nous pouvons faire et souffrir nous paroist leger. Or puis qu' en nous rendant religieuses nous avons fait le plus difficile, qui est d' engager pour l' amour de Dieu nostre liberté en l' assujettissant au pouvoir d' autruy, et de nous obliger à jeûner, à garder le silence, à demeurer en closture, à assister au choeur et à l' office, et à tant d' autres travaux, sans que quelque desir que nous eussions de nous soulager nous le puissions que tres-rarement, ayant peut-estre esté la seule à qui cela soit arrivé dans tant de monasteres où j' ay esté : pourquoy ne travaillerons-nous pas à mortifier aussi nostre interieur : puis qu' estant bien reglé, l' exterieur le sera aussi, et qu' il n' y aura rien que nous ne fassions non seulement avec plus de perfection et de merite, mais avec beaucoup de douceur et de repos ? Cela s' acquiert peu à peu comme je l' ay dit, en resistant mesme dans les moindres choses à nostre propre volonté, jusques à ce que nostre corps soit entierement assujetty à nostre esprit. Je le redis encore. Tout, ou presque tout consiste à renoncer au soin de nous-mesmes et à ce qui regarde nostre satisfaction. Et le moins que puisse faire celuy qui commence à servir Dieu veritablement, c' est de luy offrir sa vie aprés luy avoir donné sa volonté. Que peut-on craindre en la luy offrant, puis que toutes les personnes veritablement religieuses ou unies à Dieu par la priere, et qui pretendent recevoir de luy des faveurs, ne sçauroient ne vouloir point mourir pour luy et porter leur croix pour le suivre sans tourner jamais la teste en arriere. Ne sçavez-vous pas, mes soeurs, que la vie d' un bon religieux et de celuy qui aspire à estre du nombre des plus chers amis de Dieu, est un long martyre ? Je dis long en comparaison de ceux à qui l' on tranche la teste, quoy qu' on le puisse nommer court eu égard à la breveté de cette vie, qui ne pouvant jamais estre longue se trouve quelquefois estre tres-courte. Et que sçavons-nous si la nostre ne finira point une heure, ou mesme un moment aprés que nous aurons pris la resolution de servir Dieu ? Car cela ne pourroit-il pas arriver, puis qu' on ne sçauroit faire de fondement certain sur une chose qui doit finir, et moins encore sur cette vie qui n' a pas seulement un jour d' assuré ? Ainsi en pensant qu' il n' y a point d' heure qui ne puisse estre nostre derniere heure, qui sera celuy qui ne voudra pas la bien employer ? Croyez-moy, mes soeurs, le plus sur est d' avoir toûjours ces pensées devant les yeux. Apprenons donc à contredire en toutes choses nostre volonté. Car encore que vous n' en veniez pas si-tost à bout ; neanmoins si vous y travaillez avec soin et par le moyen de l' oraison, vous arriverez insensiblement et sans y penser au comble de cette vertu. Il est vray qu' il paroist bien rude de dire que nous ne devons faire nostre volonté en rien : mais c' est lors qu' on ne dit pas en mesme temps combien de plaisirs et de consolations accompagnent cette mortification, et les avantages qu' on en tire mesme durant cette vie. Ainsi comme vous la pratiquez toutes, n' ay-je pas raison de dire que le plus difficile est desja fait ? Vous vous entr' excitez : vous vous entr' aidez, et chacune de vous s' efforce en cela de surpasser sa compagne. Il faut apporter un extreme soin à reprimer nos mouvemens interieurs, principalement en ce qui concerne la preference. Dieu nous garde par sa sainte passion d' avoir jamais volontairement ces pensées dans nostre esprit, ou ces paroles dans nostre bouche : il y a plus long-temps que je suis dans l' ordre que non pas cette autre : je suis plus âgée que celle-cy : j' ay plus travaillé que celle-là : on traite une telle mieux que moy. Il faut rejetter ces pensées à l' instant qu' elles se presentent. Car si vous vous y arrestiez ou vous en entreteniez avec d' autres, elles deviendroient comme un poison et comme une peste qui produiroit de grands maux dans le monastere. Que s' il arrive que vostre superieure y consente et le souffre pour peu que ce soit, croyez que Dieu a permis pour vos pechez qu' elle ait esté établie dans cette charge, afin d' estre le commencement de vostre perte. Implorez de tout vostre coeur le secours du ciel, et que toutes vos oraisons tendent à obtenir le remede qui vous est necessaire dans un tel besoin, puis que vous estes sans doute en peril. Il y en aura peut-estre qui demanderont pourquoy j' insiste tant sur ce point, et croiront que ce que je dis est trop severe, puis que Dieu ne laisse pas de répandre ses faveurs sur ceux qui ne sont pas dans un si parfait détachement. Je croy que lors que cela arrive, c' est parce qu' il connoist par sa sagesse infinie que ces ames en ont besoin pour se pouvoir resoudre d' abandonner toutes choses pour l' amour de luy. Mais je n' appelle pas abandonner toutes choses d' entrer en religion, puis qu' on peut trouver encore des attaches et des liens dans la religion mesme, et qu' au contraire il n' y a point de lieu où une ame parfaite ne puisse estre dans le détachement et l' humilité. Il est vray neanmoins qu' il faut plus travailler pour cela en certains lieux que non pas en d' autres, et que l' on trouve un grand secours dans la retraite. Mais croyez-moy, pour peu qu' il reste d' affection pour l' honneur ou pour le bien, ce qui peut arriver comme ailleurs dans les monasteres encore qu' il y en ait moins d' occasions et que la faute seroit bien plus considerable, celles-là mesme qui auroient passé beaucoup d' années dans l' exercice de l' oraison, ou pour mieux dire de la speculation, car la parfaite oraison corrige enfin ces mauvaises inclinations, ne s' avanceront jamais gueres, et ne goûteront point le veritable fruit de l' oraison. Quoy que ces choses semblent n' estre que des bagatelles considerez, mes soeurs, combien il vous importe de vous y bien conduire, puis que vous n' estes venuës icy que pour ce sujet. Que si vous en usez autrement vous ne serez pas plus honorées pour avoir recherché un faux honneur, et vous perdrez au lieu de gagner : ou pour mieux dire, la honte sera jointe à vostre perte. Que chacune de vous considere combien elle avance dans l' humilité, et elle connoistra combien elle aura avancé dans la pieté. Il me semble que pour ce qui regarde les preéminences le démon n' oseroit tenter, non pas mesme d' un premier mouvement une personne qui est veritablement humble, parce qu' il est trop clairvoyant pour ne pas craindre que l' affront luy en demeure. Il sçait que s' il attaque par cet endroit une ame qui a de l' humilité, il est impossible qu' elle ne se fortifie encore davantage dans cette vertu, en faisant une reflexion serieuse sur toute sa vie. Car alors elle verra le peu de service qu' elle a rendu à Dieu : les extremes obligations dont elle luy est redevable : ce merveilleux abaissement qui l' a fait descendre jusques à elle pour luy donner exemple d' humilité ; la multitude de ses pechez ; et le lieu où ils luy avoient fait meriter d' estre precipitée. Ce qui luy donnera une confusion qui luy sera si avantageuse, que cet ennemy de nostre salut n' aura pas comme je l' ay dit la hardiesse de recommencer à la tenter, sçachant bien que tous ses efforts luy seroient également honteux et inutiles. J' ay sur cela un avis à vous donner que je vous prie de graver pour jamais dans vostre memoire. C' est que si vous desirez de vous vanger du démon et d' estre bien-tost délivrées de ces sortes de tentations, il ne faut pas seulement en tirer de l' avantage dans vostre interieur, puis que ce seroit une grande imperfection d' y manquer ; mais tascher de faire que les soeurs en profitent aussi par la maniere dont vous vous conduirez en l' exterieur. Ainsi découvrez aussi-tost à la prieure cette tentation que vous aurez euë : suppliez-la instamment de vous ordonner de faire quelque chose de vil et de bas ou bien faites-le de vous-mesmes le mieux que vous pourrez. Travaillez à surmonter vostre volonté dans les choses où elle aura de la repugnance, que nostre seigneur ne manquera pas de vous découvrir. Et pratiquez les mortifications publiques qui sont en usage dans cette maison. Par ce moyen vostre tentation ne durera gueres : et il n' y a rien que vous ne soyez obligées de faire pour empescher qu' elle ne dure long-temps. Dieu nous garde de ces personnes qui veulent allier l' honneur ou la crainte du des-honneur avec son service. Jugez je vous prie combien mal-heureux seroit l' avantage que vous pourriez en esperer, puis que comme je l' ay desja dit l' honneur se perd en le cherchant, principalement en ce qui regarde la preference dans les charges ; n' y ayant point de poison qui tuë si promtement le corps que cette dangereuse inclination tuë, si l' on peut parler ainsi, la perfection dans une ame. Vous direz peut-estre que comme ce sont de petites choses et naturelles à tout le monde, on ne doit pas s' en mettre beaucoup en peine : ne vous y trompez pas je vous prie, et gardez-vous bien de les negliger, puis qu' elles s' augmentent peu à peu dans les monasteres comme on voit peu à peu s' élever l' écume. Il n' y a rien de petit quand le peril est aussi grand qu' il l' est dans ces points d' honneur où l' on s' arreste à faire des reflexions sur le tort que l' on peut nous avoir fait. Voulez-vous en sçavoir une raison entre plusieurs autres ? C' est que le diable ayant possible commencé à vous tenter par une chose tres peu considerable, il la fera paroistre à l' une de vos soeurs si importante qu' elle croira faire une action de charité en vous disant, qu' elle ne comprend pas comment vous pouvez endurer un tel affront ; qu' elle prie Dieu de vous donner de la patience ; que vous luy devez offrir cette injure, et qu' un saint ne pourroit pas souffrir davantage. Enfin cet esprit infernal envenime de telle sorte la langue de cette religieuse, qu' encore que vous soyez resoluë de souffrir ce déplaisir il vous reste une tentation de complaisance et de vaine gloire de l' avoir souffert, quoy que ce n' ait pas esté avec la perfection que vous voudriez. Car nostre nature est si foible, que lors mesme que nous retranchons les sujets de vanité en disant que cela ne merite pas de passer pour une souffrance, nous ne laissons pas de croire que nous avons fait quelque action de vertu et de le sentir. à combien plus forte raison donc le sentirons-nous quand nous verrons que les autres en sont touchez pour l' amour de nous ? Ainsi nostre peine s' augmente : nous nous imaginons d' avoir raison : nous perdons les occasions de meriter : nostre ame demeure foible et abatuë ; et nous ouvrons la porte au démon pour revenir encore plus dangereusement nous attaquer. Il pourra mesme arriver que lors que vous serez dans la resolution de souffrir avec patience, quelques-unes vous viendront demander si vous estes donc une stupide et une beste, et s' il n' est pas juste d' avoir quelque sentiment des injures que l' on nous fait. Au nom de Dieu, mes cheres filles, que nulle de vous ne se laisse aller à cette indiscrete charité de témoigner de la compassion en ce qui regarde ces injures et ces torts imaginaires, puis que ce seroit imiter les amis et la femme du bien-heureux Job.