CHAPITRE TREIZIEME

    Suite du discours de la mortification. Combien il importe de déraciner promtement une mauvaise coûtume, et fuïr le desir d' estre estimé. Qu' il ne faut pas se haster de recevoir les religieuses à faire profession.

    Je ne me contente pas de vous l' avoir souvent dit, mes soeurs, je veux encore vous le laisser par écrit, afin que vous ne l' oubliyez jamais. Non seulement toutes celles qui seront en cette maison ; mais toutes les personnes qui desirent d' estre parfaites doivent fuir de mille lieuës de tels et semblables discours : j' avois raison : on m' a fait tort ; et il n' y avoit nulle apparence de me traiter de la sorte. Dieu nous garde s' il luy plaist de ces mauvaises raisons. Y avoit-il donc à vostre avis quelque raison pour faire souffrir tant d' injures à Jesus-Christ nostre sauveur qui estoit la mesme bonté ; et pour le traiter avec des injustices et des cruautez si opposées à toute sorte de raison ? J' avoüe que je ne conçois pas ce que peut faire une religieuse dans un monastere lors qu' elle ne veut point porter d' autres croix que celles qui sont fondées en raison. Elle feroit beaucoup mieux de retourner dans le monde où toutes ces belles raisons ne l' empescheroient pas de souffrir mille déplaisirs. Pouvez-vous donc endurer des choses si rudes que vous ne meritiez pas de souffrir encore davantage ? Et quelle raison pouvez-vous avoir de vous plaindre ? Pour moy je confesse que je ne sçaurois le comprendre. Lors qu' on nous rend de l' honneur, que l' on nous caresse, et que l' on nous traite favorablement, c' est alors que nous devrions nous servir de ces raisons, puis que c' est sans doute contre toute sorte de raison que nous sommes bien traitées durant cette vie. Mais quand on nous fait quelque tort (car c' est le nom que l' on donne à des choses qui ne le meritent pas) sans en effet nous faire tort, je ne voy pas quel sujet nous pouvons avoir de nous en plaindre. Nous sommes les épouses d' un roy eternel ; ou nous ne le sommes pas. Si nous le sommes, y a-t-il quelque honneste femme qui soit qu' elle le veüille ou qu' elle ne le veüille pas ne participe point aux outrages que l' on fait à son mary, vû que tous les biens et les maux leur sont communs ? Et puis qu' en qualité d' épouses nous pretendons de regner avec nostre epoux dans le comble de son bon-heur et de sa gloire : n' y auroit-il pas de la folie à ne vouloir point participer à ses injures et à ses travaux ? Dieu nous preserve s' il luy plaist d' un desir si extravagant. Mais au contraire que celle d' entre nous qui passera pour la moins considerée se croye la plus heureuse, ainsi que veritablement elle le sera, puis que supportant ce mépris comme elle doit elle ne sçauroit manquer d' estre honorée dans cette vie et dans l' autre. Croyez-moy donc en cela, mes filles. Mais quelle folie à moy de dire que l' on me croye en une chose que la sagesse increée dit elle-mesme ? Taschons d' imiter en quelque sorte l' extreme humilité de la Sainte Vierge dont nous avons l' honneur de porter l' habit. Estant ses religieuses ce seul nom nous doit remplir de confusion, puis que quelque grande que nous paroisse nostre humilité elle est si éloignée de celle que nous devrions avoir pour estre les veritables filles d' une telle mere, et les dignes épouses d' un tel epoux. Que si l' on ne travaille promtement à déraciner ces imperfections dont j' ay parlé, ce qui paroist aujourd' huy n' estre rien deviendra peut-estre demain un peché veniel, et si dangereux que si on le neglige il sera suivy de beaucoup d' autres. Ainsi vous voyez combien cela est à craindre dans une congregation, et combien celles qui sont sujettes à ces défauts sont obligées d' y prendre garde, afin de ne nuire pas aux autres qui travaillent pour nostre bien par le bon exemple qu' elles nous donnent. Si nous sçavions quel malheur c' est de laisser introduire une mauvaise coûtume, nous aimerions mieux mourir que d' en estre cause. Car la mort du corps est peu considerable ; au lieu que les maux qui peuvent tirer aprés eux la perte des ames sont si grands qu' ils me paroissent sans fin, à cause que de nouvelles religieuses remplissant la place des anciennes à mesure qu' elles meurent, il arrivera peut-estre qu' elles imiteront plûtost un seul mauvais exemple qu' elles auront remarqué que plusieurs vertus qu' elles auront vûës, parce que le démon nous renouvelle continuellement le souvenir de l' un et que nostre infirmité nous fait oublier les autres si nous n' y prenons extremement garde, et n' implorons sans cesse le secours de Dieu. ô qu' une religieuse qui se sent incapable d' observer les regles établies dans cette maison feroit une grande charité et rendroit un service agreable à Dieu si elle se retiroit avant que de faire profession, et laissoit ainsi les autres en paix ! Pour moy si j' en estois crûë il n' y a point de monastere où avant que de recevoir une telle personne à faire profession on n' éprouvast durant plusieurs années si elle ne se corrigeroit point. Je ne parle pas maintenant des fautes qui regardent la penitence et les jeûnes, parce qu' encore que ce soient des fautes, elles ne sont pas si dangereuses que les autres : mais j' entens parler de ces imperfections qui consistent à prendre plaisir d' estre estimées, à remarquer les fautes d' autruy, et ne remarquer jamais les siennes, et autres semblables qui procedent sans doute d' un défaut d' humilité. Car s' il y en a quelqu' une en qui ces défauts se rencontrent, et à qui Dieu ne donne pas aprés plusieurs années la lumiere necessaire pour les connoistre et s' en corriger, gardez-vous bien de la retenir davantage parmy vous, puis qu' elle n' y auroit jamais de repos, ny ne vous permettroit jamais d' en avoir. Je ne puis penser sans douleur qu' il arrive souvent que des monasteres pour ne pas rendre l' argent que des filles y ont apporté, ou par la crainte de faire quelque des-honneur à leurs parens, enferment dans leur maison le larron qui leur vole leur tresor. Mais n' avons-nous pas en celle-cy renoncé à l' honneur du monde, puis que des pauvres tels que nous sommes ne peuvent pretendre d' estre honorez ? Et quelle seroit donc nostre folie de vouloir que les autres le fussent à nos dépens ? Nostre honneur consiste, mes soeurs, à bien servir Dieu : et ainsi celle qui se sentira capable de vous détourner d' un si grand bien doit se retirer et demeurer chez-elle avec cet honneur qui luy est si cher. C' est pour ce sujet que nos saints peres ont ordonné une année de noviciat : et je souhaiterois qu' on ne reçust icy les religieuses à profession qu' au bout de dix ans. Car si elles sont humbles, ce retardement ne leur fera point de peine, sçachant que pourvû qu' elles soient bonnes on ne les renvoyera pas. Et si elles ne sont pas humbles, pourquoy veulent-elles nuire à cette assemblée de saintes ames qui se sont consacrées à Jesus-Christ ? Quand je parle de celles qui ne sont pas bonnes je n' entens pas dire par là qu' elles soient vaines, puis que j' espere avec la grace de Dieu qu' il n' y en aura point de telles dans cette maison. Mais j' appelle n' estre pas bonnes, de n' estre pas mortifiées, et d' avoir au contraire de l' attache au monde et à elles-mesmes dans les choses que j' ay dites. Que celle qui sçait en sa conscience qu' elle n' est pas fort mortifiée me croye donc, et ne fasse point profession si elle ne veut dés ce monde trouver un enfer. Dieu veüille qu' elle ne le trouve pas aussi en l' autre, puis qu' elle a beaucoup de choses qui l' y conduisent : que ny elle-mesme ny les autres ne comprennent pas peut-estre si bien que je fais. Que si elle n' ajoûte foy à mes paroles le temps luy fera connoistre que je dis vray. Car nous ne pretendons pas seulement icy de vivre comme des religieuses ; mais de vivre comme des hermites à l' imitation de nos saints peres des siecles passez ; et par consequent à nous détacher de l' affection de toutes les choses creées. Aussi voyons-nous que nostre seigneur fait cette faveur à celles qu' il a particulierement choisies pour le servir dans ce monastere ; et qu' encore que ce ne soit pas avec toute la perfection qui seroit à souhaiter, il paroist visiblement qu' elles y tendent par la joye qu' elles ont de considerer qu' elles n' auront jamais plus de commerce avec les choses qui regardent cette miserable vie, et par le plaisir qu' elles prennent à tous les exercices de la sainte religion. Je le dis encore, que celle qui sent avoir quelque inclination pour les choses de la terre, et ne s' avance pas dans la vertu n' est point propre pour ce monastere ; mais elle peut aller dans un autre si elle veut estre religieuse. Que si elle ne le fait pas, elle verra ce qui luy en arrivera. Au moins elle n' aura pas sujet de se plaindre de moy qui ay commencé d' établir cette maison, ny de m' accuser comme si je ne l' avois pas avertie de la maniere dont on y doit vivre. S' il peut y avoir un ciel sur la terre, ce lieu-cy en est un sans doute pour les ames qui n' ayant autre desir que de plaire à Dieu méprisent leur satisfaction particuliere, et la vie qui s' y pratique est tres-sainte. Que si quelqu' une de vous desire autre chose que de contenter Dieu, elle ne sçauroit y estre contente, parce qu' elle ne l' y trouvera pas : et une ame mécontente est comme une personne dégoûtée à qui les meilleures viandes, que les personnes saines mangeroient avec le plus d' appetit, font mal au coeur. Ainsi elle fera mieux son salut en quelqu' autre lieu ; et il pourra arriver que peu à peu elle y acquerra la perfection qu' elle ne pouvoit souffrir icy à cause qu' on l' y embrasse tout d' un coup. Car bien qu' en ce qui regarde l' interieur on y donne du temps pour se détacher entierement de l' affection de toutes choses et pour pratiquer la mortification, il est vray que pour ce qui est de l' exterieur on y en donne fort peu, à cause du dommage qu' en pourroient recevoir les autres soeurs. Que si marchant en si bonne compagnie, et voyant que toutes les autres pratiquent ce que j' ay dit, l' on ne s' avance pas en un an, je croy que l' on ne s' avancera pas en plusieurs années. Ce n' est pas que je pretende que cette personne s' en aquite aussi parfaitement que les autres : mais au moins doit-elle faire connoistre que la santé de son ame se fortifie peu à peu : et qu' ainsi sa maladie n' est pas mortelle.