Or afin que vous ne vous imaginiez pas, mes filles, que l' on tire peu de profit de la priere vocale faite avec la perfection que j' ay dit, je vous assure qu' il se pourra faire qu' en recitant le pater ou quelque autre oraison vocale Dieu nous fera passer tout d' un coup dans une parfaite contemplation. C' est ainsi qu' il nous fait connoistre qu' il écoute celuy qui luy parle, et abaisse sa grandeur jusques à daigner luy parler aussi, en tenant son esprit comme en suspens, en arrestant ses pensées, et en luy liant la langue de telle sorte, que quand il le voudroit il ne pourroit proferer une seule parole qu' avec une extreme peine. Nous connoissons alors certainement que ce divin maistre nous instruit sans nous faire entendre le son de sa voix, mais en tenant les puissances de nostre ame comme suspenduës, parce qu' au lieu de nous aider en agissant, elles ne pourroient agir sans nous nuire. Les personnes que nostre seigneur favorise d' une telle grace se trouvent dans la joüissance de ce bon-heur sans sçavoir comment elles en joüissent. Elles se trouvent embrazées d' amour sans sçavoir comment elles aiment. Et elles trouvent qu' elles possedent ce qu' elles aiment sans sçavoir comment elles le possedent. Tout ce qu' elles peuvent faire est de connoistre que l' entendement ne sçauroit aller jusques à s' imaginer, ny le desir jusques à souhaiter un aussi grand bien qu' est celuy dont elles joüissent. Leur volonté l' embrasse sans sçavoir de quelle sorte elle l' embrasse : et selon le peu que ces ames sont capables de comprendre, elles voyent que ce bien est d' un tel prix que tous les travaux de la terre joints ensemble ne sçauroient jamais le meriter. C' est un don de celuy qui a creé le ciel et la terre, et qu' il tire des tresors de sa sagesse et de sa toute-puissance pour en gratifier qui il luy plait. Voila, mes filles, ce que c' est que la contemplation parfaite : et vous pouvez connoistre maintenant en quoy elle differe de l' oraison mentale, qui ne consiste comme je l' ay dit qu' à penser et à entendre ce que nous disons ; à qui nous le disons ; et qui nous sommes, nous qui avons la hardiesse d' entretenir un si grand seigneur. Avoir ces pensées et autres semblables telles que sont celles du peu de service que nous avons rendu à un tel maistre, et de la grandeur de nostre obligation à le servir, c' est proprement l' oraison mentale. Ne vous imaginez pas qu' il y ait autre difference : et que le nom ne vous fasse point de peur comme s' il enfermoit quelque mystere incomprehensible. Dire le pater noster et l' ave maria , ou quelque autre priere, c' est une oraison vocale : mais si elle n' est accompagnée de la mentale, jugez je vous prie quel beau concert ce seroit, puisque quelquefois les paroles ne se suivroient seulement pas. Nous pouvons quelque chose de nous-mesmes avec l' assistance de Dieu dans ces deux sortes d' oraison, la mentale, et la vocale. Mais quant à la contemplation dont je viens de vous parler, nous n' y pouvons rien du tout. Nostre seigneur y opere seul : c' est son ouvrage : et comme cet ouvrage est au dessus de la nature, la nature n' y a nulle part. Or dautant que j' en ay parlé fort au long et le plus clairement que j' ay pû dans la relation que j' ay écrite de ma vie par l' ordre de mes superieurs, je ne le repeteray point icy, et me contenteray d' en dire seulement un mot en passant. Que si celles qui seront si heureuses que d' arriver à cet estat de contemplation peuvent avoir l' écrit dont je parle, elles y trouveront quelques points et quelques avis dans lesquels nostre seigneur a voulu que je reüssisse assez bien. Ces avis pourront beaucoup les consoler et leur estre utiles selon mon opinion et celle de quelques personnes qui les ont vûs, et qui les gardent par l' estime qu' ils en font : ce que je ne vous dirois pas sans cela, puis que j' aurois honte de vous porter à faire quelque cas d' une chose qui vient de moy, et que nostre seigneur sçait combien grande est la confusion avec laquelle j' écris la pluspart de ce que j' écris. Mais qu' il soit beny à jamais de me souffrir toute imparfaite que je suis. Que celles donc comme je l' ay dit, que Dieu favorisera de cette oraison surnaturelle taschent aprés ma mort d' avoir cet écrit où j' en parle si particulierement. Et quant aux autres, qu' elles se contentent de s' efforcer de pratiquer ce que je dis dans celuy-cy, afin que nostre seigneur la leur donne, en faisant pour cela de leur costé, tant par leurs actions que par leurs prieres, tous les efforts qui seront en leur pouvoir, et qu' aprés ils le laissent faire. Car luy seul la peut donner : et il ne vous la refusera pas pourvû que vous ne demeuriez point à moitié chemin : mais marchiez toûjours courageusement pour arriver à la fin de cette carriere sainte.