CHAPITRE HUITIEME

    Qu' il importe de tout de se détacher de tout pour ne s' attacher qu' à Dieu. De l' extreme bonheur de la vocation religieuse. Humilité de la sainte sur ce sujet. Qu' une religieuse ne doit point estre attachée à ses parens.

    Je viens maintenant au détachement dans lequel nous devons estre, et qui importe de tout s' il est parfait. Ouy je le redis encore, il importe de tout s' il est parfait. Car lors que nous ne nous attachons qu' à nostre seul createur et ne considerons que comme un neant toutes les choses creées, sa souveraine majesté remplit nostre ame de tant de vertus, que pourvû qu' en travaillant de tout nostre pouvoir nous nous avancions peu à peu, nous n' aurons pas ensuite beaucoup à combatre, parce que nostre seigneur s' armera pour nostre défense contre les démons et contre le monde. Croyez-vous, mes filles, que ce soit un bien peu considerable que de nous en procurer un aussi grand qu' est celuy de nous donner entierement à Dieu sans division et sans partage ; puis que tous les biens sont en luy comme dans leur source ? Rendons-luy mille graces, mes soeurs, de ce qu' il luy a plû nous rassembler et nous unir en un lieu où l' on ne s' entretient d' autre chose. Mais pourquoy vous dire cecy, puis qu' il n' y a pas une de vous qui ne soit capable de m' instruire, et qu' estant si important d' estre détachées de tout, je me voy si éloignée de l' estre autant que je le souhaiterois, et que je comprens qu' on le doit estre ? Je pourrois dire le mesme de toutes les vertus dont je parle dans ce discours, puis qu' il est plus difficile de les pratiquer que d' en écrire, et que mesme je m' aquite mal de ce dernier, parce qu' il n' y a quelque fois que l' experience qui puisse en faire bien parler. Ainsi s' il arrive que je ne rencontre pas mal en quelque chose, c' est que les contraires se connoissant par leurs contraires, j' ay appris à connoistre ces vertus en tombant dans les vices qui leur sont contraires. Quant à ce qui est de l' exterieur, on voit assez combien nous sommes separées de toutes choses dans cette retraite : et il semble que nostre seigneur en nous y amenant nous ait voulu separer de tout en cette maniere pour lever les obstacles qui pourroient nous empescher de nous approcher de luy. ô mon seigneur et mon maistre, comment ay-je pû en mon particulier, et comment avons-nous pû toutes meriter une aussi grande faveur que celle que vous nous avez faite de daigner nous chercher et nous choisir parmy tant d' autres pour vous communiquer si particulierement à nous ? Plaise à vostre divine bonté que nous ne nous rendions pas indignes par nostre faute d' une telle grace. Je vous conjure, mes filles, au nom du Dieu tout-puissant de songer à l' extrême obligation que nous luy avons de nous avoir amenées en cette maison. Que chacune de vous rentre en elle-mesme pour la bien considerer, et se mette devant les yeux que de douze seulement qu' il a plû à sa haute majesté d' assembler icy, elle a le bonheur d' en estre l' une. Helas ! Combien y en a-t-il de meilleures que moy qui auroient reçû avec une incroyable joye la place qu' il luy a plû de m' y donner quoy que j' en fusse si indigne ? Beny soyez-vous, mon sauveur, et que les anges et toutes les creatures vous loüent de cette faveur que je ne puis assez reconnoistre, non plus que tant d' autres que vous m' avez faites, entre lesquelles celle de m' avoir appellée à la religion est si grande. Mais comme j' ay tres-mal répondu à une vocation si sainte, vous n' avez pas voulu, seigneur, me laisser plus long-temps sur ma foy dans un monastere où entre ce grand nombre de religieuses qu' il y avoit il s' en trouvoit tant de vertueuses parmy lesquelles on n' auroit pû connoistre le déreglement de ma vie, que j' aurois cachée moy-mesme comme j' ay fait durant tant d' années. Ainsi vous m' avez amenée, mon Dieu, dans cette maison, où n' y ayant qu' un si petit nombre de personnes il est comme impossible que mes defauts ne soient pas connus ; et pour m' engager à veiller davantage sur moy-mesme vous m' ostez toutes les occasions qui seroient capables de m' en empescher. Je confesse donc, ô mon createur, qu' il ne me reste maintenant aucune excuse, et que j' ay plus besoin que jamais de vostre misericorde pour obtenir le pardon de mes offenses. Je conjure celles qui jugeront ne pouvoir observer ce qui se pratique parmy nous de le déclarer avant que de faire profession. Il y a d' autres monasteres où Dieu est servy, et où elles peuvent aller sans troubler ce petit nombre qu' il luy a plû de rassembler en cette maison. On permet ailleurs aux religieuses de se consoler avec leurs parens : mais icy on ne parle point à ses parens si ce n' est pour les consoler eux-mesmes. Toute religieuse qui desire de voir ses proches pour sa propre consolation, et qui la seconde fois qu' elle leur parle ne se lasse pas de les voir, à moins qu' ils soient dans la pieté, doit se reputer imparfaite, et croire qu' elle n' est point détachée. Son ame est malade : elle ne joüira point de la liberté de l' esprit : elle n' aura point de paix veritable ; et elle a besoin d' un medecin. Que si elle ne renonce à cette attache et ne se guerit de cette imperfection, je luy declare qu' elle n' est pas propre pour demeurer dans ce monastere. Le meilleur remede à ce mal est à mon avis de ne point voir ses parens jusques à ce qu' elle se sente délivrée de l' affection de les voir, et qu' elle ait obtenu de Dieu cette grace aprés l' en avoir beaucoup prié. Que si ce luy est une peine et comme une croix que de les voir, qu' elle les voye quelquefois à la bonne heure pour leur profiter en quelque chose, ainsi qu' elle leur profitera sans doute sans se nuire à elle-mesme. Mais si elle les aime : si elle s' afflige beaucoup de leurs peines ; et si elle écoute volontiers ce qui se passe sur leur sujet dans le monde, elle doit croire qu' elle leur sera inutile, et se fera beaucoup de tort à elle-mesme.