À monseigneur le dauphin
Quand l’histoire serait inutile aux autres hommes, il faudrait la faire lire aux princes. Il n’y a pas de meilleur moyen de leur découvrir ce que peuvent les passions et les intérêts, les temps et les conjonctures, les bons et les mauvais conseils. Les histoires ne sont composées que des actions qui les occupent, et tout semble y être fait pour leur usage. Si l’expérience leur est nécessaire pour acquérir cette prudence qui fait bien régner, il n’est rien de plus utile à leur instruction que de joindre aux exemples des siècles passés les expériences qu’ils font tous les jours. Au lieu qu’ordinairement ils n’apprennent qu’aux dépens de leurs sujets et de leur propre gloire, à juger des affaires dangereuses qui leur arrivent : par le secours de l’histoire, ils forment leur jugement, sans rien hasarder, sur les évènements passés. Lors qu’ils voient jusqu’aux vices les plus cachés des princes, malgré les fausses louanges qu’on leur donne pendant leur vie, exposés aux yeux de tous les hommes, ils ont honte de la vaine joie que leur cause la flatterie, et ils connaissent que la vraie gloire ne peut s’accorder qu’avec le mérite.
D’ailleurs il serait honteux, je ne dis pas à un prince, mais en général à tout honnête homme, d’ignorer le genre humain, et les changements mémorables que la suite des temps a faits dans le monde. Si on n’apprend de l’histoire à distinguer les temps, on représentera les hommes sous la loi de nature, ou sous la loi écrite, tels qu’ils sont sous la loi évangélique ; on parlera des Perses vaincus sous Alexandre, comme on parle des Perses victorieux sous Cyrus ; on fera la Grèce aussi libre du temps de Philippe que du temps de Thémistocle, ou de Miltiade ; le peuple romain aussi fier sous les empereurs que sous les consuls ; l’église aussi tranquille sous Dioclétien que sous Constantin ; et la France agitée de guerres civiles du temps de Charles IX et d’Henri III aussi puissante que du temps de Louis XIV où réunie sous un si grand roi, seule elle triomphe de toute l’Europe.
C’est, monseigneur, pour éviter ces inconvénients que vous avez lu tant d’histoires anciennes et modernes. Il a fallu avant toutes choses vous faire lire dans l’écriture l’histoire du peuple de Dieu, qui fait le fondement de la religion. On ne vous a pas laissé ignorer l’histoire grecque ni la romaine ; et, ce qui vous était plus important, on vous a montré avec soin l’histoire de ce grand royaume, que vous estes obligé de rendre heureux. Mais de peur que ces histoires et celles que vous avez encore à apprendre ne se confondent dans votre esprit, il n’y a rien de plus nécessaire que de vous représenter distinctement, mais en raccourci, toute la suite des siècles.
Cette manière d’histoire universelle est à l’égard des histoires de chaque pays et de chaque peuple, ce qu’est une carte générale à l’égard des cartes particulières. Dans les cartes particulières vous voyez tout le détail d’un royaume, ou d’une province en elle-même : dans les cartes universelles vous apprenez à situer ces parties du monde dans leur tout ; vous voyez ce que Paris ou l’Île de France est dans le royaume, ce que le royaume est dans l’Europe, et ce que l’Europe est dans l’univers.
Ainsi les histoires particulières représentent la suite des choses qui sont arrivées à un peuple dans tout leur détail : mais afin de tout entendre, il faut savoir le rapport que chaque histoire peut avoir avec les autres, ce qui se fait par un abrégé où l’on voit comme d’un coup d’œil tout l’ordre des temps. Un tel abrégé, monseigneur, vous propose un grand spectacle. Vous voyez tous les siècles précédents se développer, pour ainsi dire, en peu d’heures devant vous : vous voyez comme les empires se succèdent les uns aux autres, et comme la religion dans ses différents états se soutient également depuis le commencement du monde jusqu’à notre temps.
C’est la suite de ces deux choses, je veux dire celle de la religion et celle des empires, que vous devez imprimer dans votre mémoire ; et comme la religion et le gouvernement politique sont les deux points sur lesquels roulent les choses humaines, voir ce qui regarde ces choses renfermé dans un abrégé, et en découvrir par ce moyen tout l’ordre et toute la suite, c’est comprendre dans sa pensée tout ce qu’il y a de grand parmi les hommes, et tenir, pour ainsi dire, le fil de toutes les affaires de l’univers.
Comme donc en considérant une carte universelle, vous sortez du pays où vous êtes né, et du lieu qui vous renferme, pour parcourir toute la terre habitable que vous embrassez par la pensée avec toutes ses mers et tous ses pays : ainsi en considérant l’abrégé chronologique, vous sortez des bornes étroites de votre âge, et vous vous étendez dans tous les siècles. Mais de même que pour aider sa mémoire dans la connaissance des lieux, on retient certaines villes principales, autour desquelles on place les autres, chacune selon sa distance : ainsi dans l’ordre des siècles il faut avoir certains temps marqués par quelque grand évènement auquel on rapporte tout le reste.
C’est ce qui s’appelle époque, d’un mot grec qui signifie s’arrêter, parce qu’on s’arrête là pour considérer comme d’un lieu de repos tout ce qui est arrivé devant ou après, et éviter par ce moyen les anachronismes, c’est à dire, cette sorte d’erreur qui fait confondre les temps.
Il faut d’abord s’attacher à un petit nombre d’époques, telles que sont dans les temps de l’histoire ancienne, Adam, ou la création ; Noé, ou le déluge ; la vocation d’Abraham, ou le commencement de l’alliance de Dieu avec les hommes ; Moïse, ou la loi écrite ; la prise de Troyes ; Salomon, ou la fondation du temple ; Romulus, ou Rome bâtie ; Cyrus, ou le peuple de Dieu délivré de la captivité de Babylone ; Scipion, ou Carthage vaincue ; la naissance de Jésus-Christ ; Constantin, ou la paix de l’église ; Charlemagne, ou l’établissement du nouvel empire.
Je vous donne cet établissement du nouvel empire sous Charlemagne, comme la fin de l’histoire ancienne, parce que c’est là que vous verrez finir tout à fait l’ancien empire romain. C’est pourquoi je vous arrête à un point si considérable de l’histoire universelle. La suite vous en sera proposée dans une seconde partie, qui vous mènera jusqu’au siècle que nous voyons illustré par les actions immortelles du roi votre père, et auquel l’ardeur que vous témoignez à suivre un si grand exemple, fait encore espérer un nouveau lustre.
Après vous avoir expliqué en général le dessein de cet ouvrage, j’ai trois choses à faire pour en tirer toute l’utilité que j’en espère.
Il faut premièrement que je parcoure avec vous les époques que je vous propose ; et que vous marquant en peu de mots les principaux évènements qui doivent être attachés à chacune d’elles, j’accoutume votre esprit à mettre ces évènements dans leur place, sans y regarder autre chose que l’ordre des temps. Mais comme mon intention principale est de vous faire observer dans cette suite des temps, celle de la religion et celle des grands empires : après avoir fait aller ensemble, selon le cours des années, les faits qui regardent ces deux choses, je reprendrai en particulier avec les réflexions nécessaires, premièrement ceux qui nous font entendre la durée perpétuelle de la religion, et enfin ceux qui nous découvrent les causes des grands changements arrivés dans les empires.
Après cela, quelque partie de l’histoire ancienne que vous lisiez, tout vous tournera à profit. Il ne passera aucun fait, dont vous n’aperceviez les conséquences. Vous admirerez la suite des conseils de Dieu dans les affaires de la religion : vous verrez aussi l’enchaînement des affaires humaines, et par là vous connaîtrez avec combien de réflexion et de prévoyance elles doivent être gouvernées.
La première époque vous présente d’abord un grand spectacle : Dieu qui crée le ciel et la terre par sa parole, et qui fait l’homme à son image. C’est par où commence Moïse le plus ancien des historiens, le plus sublime des philosophes, et le plus sage des législateurs.
Il pose ce fondement tant de son histoire que de sa doctrine, et de ses lois. Après il nous fait voir tous les hommes renfermés en un seul homme, et sa femme même tirée de lui ; la concorde des mariages et la société du genre humain établie sur ce fondement ; la perfection et la puissance de l’homme, tant qu’il porte l’image de Dieu en son entier ; son empire sur les animaux ; son innocence tout ensemble et sa félicité dans le paradis, dont la mémoire s’est conservée dans l’age d’or des poètes ; le précepte divin donné à nos premiers parents ; la malice de l’esprit tentateur, et son apparition sous la forme du serpent ; la chute d’Adam et d’Ève, funeste à toute leur postérité ; le premier homme justement puni dans tous ses enfants, et le genre humain maudit de Dieu ; la première promesse de la rédemption, et la victoire future des hommes sur le démon qui les a perdus.
La terre commence à se remplir, et les crimes s’augmentent. Caïn le premier enfant d’Adam et d’Ève, fait voir au monde naissant la première action tragique ; et la vertu commence dès lors à être persécutée par le vice. Là paraissent les mœurs contraires des deux frères : l’innocence d’Abel, sa vie pastorale, et ses offrandes agréables ; celles de Caïn rejetées, son avarice, son impiété, son parricide, et la jalousie mère des meurtres ; le châtiment de ce crime ; la conscience du parricide agitée de continuelles frayeurs ; la première ville bâtie par ce méchant, qui se cherchait un asile contre la haine et l’horreur du genre humain ; l’invention de quelques arts par ses enfants ; la tyrannie des passions, et la prodigieuse malignité du cœur humain toujours porté à faire le mal ; la postérité de Seth fidèle à Dieu malgré cette dépravation ; le pieux Hénoch miraculeusement tiré du monde qui n’était pas digne de le posséder ; la distinction des enfants de Dieu d’avec les enfants des hommes, c’est à dire de ceux qui vivaient selon l’esprit d’avec ceux qui vivaient selon la chair ; leur mélange, et la corruption universelle du monde ; la ruine des hommes résolue par un juste jugement de Dieu ; sa colère dénoncée aux pécheurs par son serviteur Noé ; leur impénitence, et leur endurcissement puni enfin par le déluge ; Noé et sa famille réservés pour la réparation du genre humain.
Voilà ce qui s’est passé en 1656 ans. Tel est le commencement de toutes les histoires, où se découvre la toute-puissance, la sagesse, et la bonté de Dieu : l’innocence heureuse sous sa protection : sa justice à venger les crimes, et en même temps sa patience à attendre la conversion des pécheurs : la grandeur et la dignité de l’homme dans sa première institution : le génie du genre humain depuis qu’il fut corrompu : le naturel de la jalousie, et les causes secrètes des violences et des guerres, c’est à dire, tous les fondements de la religion et de la morale. Avec le genre humain, Noé conserva les arts, tant ceux qui servaient de fondement à la vie humaine et que les hommes savaient dés leur origine, que ceux qu’ils avaient inventé depuis. Ces premiers arts que les hommes apprirent d’abord, et apparemment de leur créateur, sont l’agriculture, l’art pastoral, celui de se vêtir, et peut-être celui de se loger. Aussi ne voyons nous pas le commencement de ces arts en Orient, vers les lieux d’où le genre humain s’est répandu. La tradition du déluge universel se trouve par toute la terre. L’arche où se sauvèrent les restes du genre humain a été de tout temps célèbre en Orient, principalement dans les lieux où elle s’arrêta après le déluge. Plusieurs autres circonstances de cette fameuse histoire se trouvent marquées dans les annales et dans les traditions des anciens peuples : les temps conviennent, et tout se rapporte autant qu’on le pouvait espérer dans une antiquité si reculée.
Prés du déluge se rangent le décroissement de la vie humaine, le changement dans le vivre, et une nouvelle nourriture substituée aux fruits de la terre, quelques préceptes donnés à Noé de vive voix seulement, la confusion des langues arrivée à la tour de Babel premier monument de l’orgueil et de la faiblesse des hommes, le partage des trois enfants de Noé, et la première distribution des terres. La mémoire de ces trois premiers auteurs des nations et des peuples s’est conservée parmi les hommes. Japhet qui a peuplé la plus grande partie de l’Occident y est demeuré célèbre sous le nom fameux d’Iapet. Cham et son fils Canaan n’ont pas été moins connus parmi les Égyptiens et les Phéniciens ; et la mémoire de Sem a toujours duré dans le peuple Hébreu, qui en est sorti.
Un peu après ce premier partage du genre humain, Nemrod homme farouche, devient par son humeur violente le premier des conquérants ; et telle est l’origine des conquêtes. Il établit son royaume à Babylone, au même lieu où la tour avait été commencée, et déjà élevée fort haut, mais non pas autant que le souhaitait la vanité humaine. Environ dans le même temps Ninive fut bâtie, et quelques anciens royaumes établis. Ils étaient petits dans ces premiers temps, et on trouve dans la seule Égypte quatre dynasties ou principautés, celle de Thèbes, celle de Thin, celle de Memphis, et celle de Tanis : c’était la capitale de la basse Égypte. On peut aussi rapporter à ce temps le commencement des lois et de la police des Égyptiens, celui de leurs pyramides qui durent encore, et celui des observations astronomiques tant de ces peuples, que des chaldéens. Aussi voit-on remonter jusqu’à ce temps, et pas plus haut, les observations que les chaldéens, c’est à dire sans contestation les premiers observateurs des astres, donnèrent dans Babylone à Callisthène pour Aristote.
Tout commence : il n’y a point d’histoire ancienne où il ne paroisse non seulement dans ces premiers temps, mais longtemps après, des vestiges manifestes de la nouveauté du monde. On voit les lois s’établir, les mœurs se polir, et les empires se former. Le genre humain sort peu à peu de l’ignorance ; l’expérience l’instruit, et les arts sont inventés ou perfectionnés. À mesure que les hommes se multiplient, la terre se peuple de proche en proche : on passe les montagnes et les précipices ; on traverse les fleuves, et enfin les mers ; et on établit de nouvelles habitations. La terre qui n’était au commencement qu’une forêt immense, prend une autre forme ; les bois abattus font place aux champs, aux pâturages, aux hameaux, aux bourgades, et enfin aux villes. On s’instruit à prendre certains animaux, à apprivoiser les autres, et à les accoutumer au service. On eût d’abord à combattre les bêtes farouches. Les premiers héros se signalèrent dans ces guerres. Elles firent inventer les armes, que les hommes tournèrent après contre leurs semblables : Nemrod le premier guerrier et le premier conquérant est appelé dans l’écriture un fort chasseur. Avec les animaux, l’homme sût encore adoucir les fruits et les plantes ; il plia jusqu’aux métaux à son usage, et peu à peu il y fit servir toute la nature. Comme il était naturel que le temps fit inventer beaucoup de choses, il devait aussi en faire oublier d’autres, du moins à la plupart des hommes. Ces premiers arts que Noé avait conservés, et qu’on voit aussi toujours en vigueur dans les contrées où se fit le premier établissement du genre humain, se perdirent à mesure qu’on s’éloigna de ce pays. Il fallut, ou les rapprendre avec le temps, ou que ceux qui les avaient conservés, les reportassent aux autres. C’est pourquoi on voit tout venir de ces terres toujours habitées, où les fondements des arts demeurèrent en leur entier, et là même on apprenait tous les jours beaucoup de choses importantes. La connaissance de Dieu et la mémoire de la création s’y conserva, mais elle allait s’affaiblissant peu à peu. Les anciennes traditions s’oubliaient et s’obscurcissaient ; les fables qui leur succédèrent, n’en retenaient plus que de grossières idées ; les fausses divinités se multipliaient : et c’est ce qui donna lieu à la vocation d’Abraham.
Quatre cent vingt-six ans après le déluge, comme les peuples marchaient chacun en sa voie, et oubliaient celui qui les avait faits, ce grand Dieu pour empêcher le progrès d’un si grand mal, au milieu de la corruption, commença à se séparer un peuple élu. Abraham fut choisi pour être la tige et le père de tous les croyants. Dieu l’appela dans la terre de Canaan où il voulait établir son culte et les enfants de ce patriarche qu’il avait résolu de multiplier comme les étoiles du ciel, et comme le sable de la mer. À la promesse qu’il lui fit de donner cette terre à ses descendants, il joignit quelque chose de bien plus illustre ; et ce fut cette grande bénédiction qui devait être répandue sur tous les peuples du monde en Jésus-Christ sorti de sa race. C’est ce Jésus-Christ qu’Abraham honore en la personne du grand pontife Melchisédech qui le représente ; c’est à lui qu’il paye la dîme du butin qu’il avait gagné sur les rois vaincus ; et c’est par lui qu’il est beni. Dans des richesses immenses, et dans une puissance qui égalait celle des rois, Abraham conserva les mœurs antiques : il mena toujours une vie simple et pastorale, qui toutefois avait sa magnificence que ce patriarche faisait paraître principalement en exerçant l’hospitalité envers tout le monde. Le ciel lui donna des hôtes ; les anges lui apprirent les conseils de Dieu ; il y crut, et parut en tout plein de foi et de piété. De son temps Inachus le plus ancien de tous les rois connus par les Grecs, fonda le royaume d’Argos. Après Abraham, on trouve Isaac son fils, et Jacob son petit-fils, imitateurs de sa foi et de sa simplicité dans la même vie pastorale. Dieu leur réitère aussi les mêmes promesses qu’il avait faites à leur père, et les conduit comme lui en toutes choses. Isaac bénit Jacob au préjudice d’Ésaü son frère aîné ; et trompé en apparence, en effet il exécute les conseils de Dieu. Jacob que Dieu protégeait excella en tout au dessus d’Ésaü. Un ange contre qui il eût un combat plein de mystères, lui donna le nom d’Israël, d’où ses enfants sont appelés les Israélites. De lui naquirent les douze patriarches, pères des douze tribus du peuple Hébreu : entre autres Lévi, d’où devaient sortir les ministres des choses sacrées ; Juda, d’où devait sortir avec la race royale le Christ roi des rois et seigneur des seigneurs ; et Joseph, que Jacob aima plus que tous ses autres enfants. Là se déclarent de nouveaux secrets de la providence divine. On y voit avant toutes choses l’innocence et la sagesse du jeune Joseph toujours ennemie des vices, et soigneuse de les réprimer dans ses frères ; ses songes mystérieux et prophétiques ; ses frères jaloux, et la jalousie cause pour la seconde fois d’un parricide ; la vente de ce grand homme ; la fidélité qu’il garde à son maître, et sa chasteté admirable ; les persécutions qu’elle lui attire ; sa prison, et sa constance ; ses prédictions ; sa délivrance miraculeuse ; cette fameuse explication des songes de pharaon ; le mérite d’un si grand homme reconnu ; son génie élevé et droit, et la protection de Dieu qui le fait dominer par tout où il est ; sa prévoyance ; ses sages conseils, et son pouvoir absolu dans le royaume de la basse Égypte ; par ce moyen le salut de son père Jacob et de sa famille. Cette famille chérie de Dieu s’établit ainsi dans cette partie de l’Égypte dont Tanis était la capitale, et dont les rois prenaient tous le nom de pharaon.
Jacob meurt, et un peu devant sa mort il fait cette célèbre prophétie, où découvrant à ses enfants l’état de leur postérité, il découvre en particulier à Juda les temps du messie qui devait sortir de sa race. La maison de ce patriarche devient un grand peuple en peu de temps : cette prodigieuse multiplication excite la jalousie des Égyptiens : les Hébreux sont injustement haïs, et impitoyablement persécutés : Dieu fait naître Moïse leur libérateur, qu’il délivre des eaux du Nil, et le fait tomber entre les mains de la fille de pharaon : elle l’élève comme son fils, et le fait instruire dans toute la sagesse des Égyptiens. En ces temps les peuples d’Égypte s’établirent en divers endroits de la Grèce. La colonie que Cécrops amena d’Égypte fonda douze villes, ou plutôt douze bourgs, dont il composa le royaume d’Athènes, et où il établit avec les lois de son pays, les dieux qu’on y adorait. Un peu après arriva le déluge de Deucalion dans la Thessalie confondu par les Grecs avec le déluge universel. Hellen, fils de Deucalion, régna en pays de la Thessalie, et donna son nom à la Grèce. Ses peuples auparavant appelés Grecs, prirent toujours depuis le nom d’Hellènes, quoique les latins leur aient conservé leur ancien nom. Environ dans le même temps Cadmus, fils d’Agenor, transporta en Grèce une colonie de Phéniciens, et fonda la ville de Thèbes dans la Béotie. Les dieux de Syrie et de Phénicie entrèrent avec lui dans la Grèce. Cependant Moïse s’avançait en âge. À quarante ans, il méprisa les richesses de la cour d’Égypte ; et touché des maux de ses frères les Israélites, il se mit en péril pour les soulager. Ceux-ci loin de profiter de son zèle et de son courage, l’exposèrent à la fureur de pharaon, qui résolut sa perte. Moïse se sauva d’Égypte en Arabie, dans la terre de Madian, où sa vertu toujours secourable aux oppressés, lui fit trouver une retraite assurée. Ce grand homme perdant l’espérance de délivrer son peuple, ou attendant un meilleur temps, avait passé quarante ans à paître les troupeaux de son beau-père Jethro, quand il vit dans le désert le buisson ardent, et entendit la voix du Dieu de ses pères qui le renvoyait en Égypte pour tirer ses frères de la servitude. Là paraissent l’humilité, le courage, et les miracles de ce divin législateur ; l’endurcissement de pharaon, et les terribles châtiments que Dieu lui envoie ; la Pâque, et le lendemain le passage de la Mer Rouge ; pharaon et les Égyptiens ensevelis dans les eaux, et l’entière délivrance des Israélites.
Les temps de la loi écrite commencent. Elle fut donnée à Moïse 430 ans après la vocation d’Abraham, 856 ans après le déluge, et la même année que le peuple Hébreu sortit d’Égypte. Cette date est remarquable, parce qu’on s’en sert pour désigner tout le temps qui s’écoule depuis Moïse jusqu’à Jésus-Christ. Tout ce temps est appelé le temps de la loi écrite, pour le distinguer du temps précédent qu’on appelle le temps de la loi de nature, où les hommes n’avaient pour se gouverner que la raison naturelle et les traditions de leurs ancêtres.
Dieu donc ayant affranchi son peuple de la tyrannie des Égyptiens pour le conduire en la terre où il veut être servi ; avant que de l’y établir, lui propose la loi selon laquelle il y doit vivre. Il écrit de sa propre main sur deux tables qu’il donne à Moïse au haut du mont Sinaï le fondement de cette loi, c’est à dire, le décalogue, ou les dix commandements qui contiennent les premiers principes du culte de Dieu et de la société humaine. Il dicte au même Moïse les autres préceptes, par lesquels il établit le tabernacle, figure du temps futur ; l’arche où Dieu se montrait présent par ses oracles, et où les tables de la loi étaient renfermées ; l’élévation d’Aaron frère de Moïse ; le souverain sacerdoce, ou le pontificat, dignité unique donnée à lui et à ses enfants ; les cérémonies de leur sacre, et la forme de leurs habits mystérieux ; les fonctions des prêtres, enfants d’Aaron ; celles des Lévites, avec les autres observances de la religion ; et, ce qu’il y a de plus beau, les règles des bonnes mœurs, la police, et le gouvernement de son peuple élu dont il veut être lui-même le législateur. Voilà ce qui est marqué par l’époque de la loi écrite. Après, on voit le voyage continué dans le désert ; les révoltes, les idolâtries, les châtiments, les consolations du peuple de Dieu, que ce législateur tout-puissant forme peu à peu par ce moyen ; le sacre d’Eléazar souverain pontife, et la mort de son père Aaron ; le zèle de Phinées, fils d’Eléazar, et le sacerdoce assuré à ses descendants par une promesse particulière. Durant ces temps les Égyptiens continuent l’établissement de leurs colonies en divers endroits, principalement dans la Grèce, où Danaus égyptien se fait roi d’Argos, et dépossède les anciens rois venus d’Inachus. Vers la fin des voyages du peuple de Dieu dans le désert, on voit commencer les combats, que les prières de Moïse rendent heureux. Il meurt, et laisse aux Israélites toute leur histoire, qu’il avait soigneusement digérée dés l’origine du monde jusqu’au temps de sa mort.
Cette histoire est continuée par l’ordre de Josué, et de ses successeurs. On la divisa depuis en plusieurs livres ; et c’est de là que nous sont venus le livre de Josué, le livre des juges, et les quatre livres des rois. L’histoire que Moïse avait écrite, et où toute la loi était renfermée, fut aussi partagée en cinq livres qu’on appelle Pentateuque, et qui sont le fondement de la religion. Après la mort de l’homme de Dieu, on trouve les guerres de Josué, la conquête et le partage de la terre sainte, et les rebellions du peuple châtié et rétabli à diverses fois. Là se voient les victoires d’Othoniel, qui le délivre de la tyrannie de Chusan, roi de Mésopotamie, et 80 ans après celle d’Aod sur Eglon, roi de Moab. Environ ce temps Pelops, phrygien fils de Tantale, règne dans le Péloponnèse, et donne son nom à cette fameuse contrée. Bel, roi des chaldéens, reçoit de ces peuples les honneurs divins. Les Israélites ingrats retombent dans la servitude. Jabin, roi de Canaan, les assujettit ; mais Débora la prophétesse qui jugeait le peuple, et Barac, fils d’Abinoem défont Sisara général des armées de ce roi. Trente ans après Gédeon, victorieux sans combattre poursuit et abat les Madianites. Abimelec, son fils, usurpe l’autorité par le meurtre de ses frères, l’exerce tyranniquement, et la perd enfin avec la vie.
Jephté ensanglante sa victoire par un sacrifice qui ne peut être excusé que par un ordre secret de Dieu, sur lequel il ne lui a pas plu de nous rien faire connaître. Durant ce siècle, il arrive des choses très considérables parmi les gentils. Car en suivant la supputation d’Hérodote qui paraît la plus exacte, il faut placer en ces temps 514 ans devant Rome, et du temps de Débora, Ninus, fils de Bel, et la fondation du premier empire des Assyriens. Le siège en fut établi à Ninive ville ancienne et déjà célèbre, mais ornée et illustrée par Ninus. Ceux qui donnent 1300 ans aux premiers Assyriens ont leur fondement dans l’antiquité de la ville ; et Hérodote qui ne leur en donne que 500 ne parle que de la durée de l’empire qu’ils ont commencé sous Ninus, fils de Bel, à étendre dans la haute Asie. Un peu après, et durant le règne de ce conquérant, on doit mettre la fondation, ou le renouvellement de l’ancienne ville de Tyr, que la navigation et ses colonies rendent si célèbre. Dans la suite, et quelque temps après Abimelec, on trouve les fameux combats d’Hercule, fils d’Amphitryon, et ceux de Thésée, roi d’Athènes, qui ne fit qu’une seule ville des douze bourgs de Cécrops, et donna une meilleure forme au gouvernement des Athéniens. Durant le temps de Jephté, pendant que Sémiramis, veuve de Ninus, et tutrice de Ninas, augmentait l’empire des Assyriens par ses conquêtes, la célèbre ville de Troie déjà prise une fois par les Grecs sous Laomédon son troisième roi, fut réduite en cendre, encore par les Grecs, sous Priam, fils de Laomédon après un siège de dix ans.
Cette époque de la ruine de Troie, arrivée environ l’an 308 après la sortie d’Égypte, et 1164 ans après le déluge, est considérable, tant à cause de l’importance d’un si grand évènement célébré par les deux plus grands poètes de la Grèce et de l’Italie, qu’à cause qu’on peut rapporter à cette date ce qu’il y a de plus remarquable dans les temps appelés fabuleux, ou héroïques ; fabuleux, à cause des fables dont les histoires de ces temps sont enveloppées ; héroïques, à cause de ceux que les poètes ont appelé les enfants des dieux, et les héros. Leur vie n’est pas éloignée de cette prise. Car du temps de Laomédon, père de Priam, paraissent tous les héros de la toison d’or, Jason, Hercule, Orphée, Castor et Pollux, et les autres qui vous sont connus ; et du temps de Priam même, durant le dernier siège de Troye, on voit les Achille, les Agamemnon, les Ménélas, les Ulysse, Hector, Sarpedon, fils de Jupiter, Énée, fils de Vénus, que les Romains reconnaissent pour leur fondateur, et tant d’autres, dont des familles illustres et des nations entières ont fait gloire de descendre. Cette époque est donc propre pour rassembler ce que les temps fabuleux ont de plus certain, et de plus beau. Mais ce qu’on voit dans l’histoire sainte est en toutes façons plus remarquable : la force prodigieuse d’un Samson, et sa faiblesse étonnante ; Eli souverain pontife, vénérable par sa piété, et malheureux par le crime de ses enfants ; Samuel juge irréprochable, et prophète choisi de Dieu pour sacrer les rois ; Saül premier roi du peuple de Dieu, ses victoires, sa présomption à sacrifier sans les prêtres, sa désobéissance mal excusée par le prétexte de la religion, sa réprobation, sa chute funeste. En ce temps Codrus, roi d’Athènes, se dévoua à la mort pour le salut de son peuple, et lui donna la victoire par sa mort. Ses enfants Médon et Nilée disputèrent entre eux le royaume. À cette occasion les Athéniens abolirent la royauté, et déclarèrent Jupiter le seul roi du peuple d’Athènes. Ils créèrent des gouverneurs, ou présidents perpétuels, mais sujets à rendre compte de leur administration. Ces magistrats furent appelés archontes. Médon, fils de Codrus, fut le premier qui exerça cette magistrature, et elle demeura longtemps dans sa famille. Les Athéniens répandirent leurs colonies dans cette partie de l’Asie Mineure qui fut appelée Ionie. Les colonies aéoliennes se firent à peu près dans le même temps, et toute l’Asie Mineure se remplit de villes grecques. Après Saül, paraît un David, cet admirable berger, vainqueur du fier Goliath, et de tous les ennemis du peuple de Dieu ; grand roi, grand conquérant, grand prophète, digne de chanter les merveilles de la toute puissance divine ; homme enfin selon le cœur de Dieu, comme il le nomme lui-même, et qui par sa pénitence a fait même tourner son crime à la gloire de son créateur. À ce pieux guerrier succéda son fils Salomon, sage, juste, pacifique, dont les mains pures de sang furent jugées dignes de bâtir le temple de Dieu.
Ce fut environ l’an 3000 du monde, le 488 depuis la sortie d’Égypte, et pour ajuster les temps de l’histoire sainte avec ceux de la profane, 180 ans après la prise de Troye, 250 avant la fondation de Rome, et 1000 ans avant Jésus-Christ, que Salomon acheva ce merveilleux édifice. Il en célébra la dédicace avec une piété et une magnificence extraordinaires. Cette célèbre action est suivie des autres merveilles du règne de Salomon, qui finit par de honteuses faiblesses. Il s’abandonne à l’amour des femmes ; son esprit baisse, son cœur s’affaiblit, et sa piété dégénère en idolâtrie. Dieu justement irrité, l’épargne en mémoire de David son serviteur ; mais il ne voulut pas laisser son ingratitude entièrement impunie : il partagea son royaume après sa mort, et sous son fils Roboam. L’orgueil brutal de ce jeune prince lui fit perdre dix tribus, que Jéroboam sépara de leur Dieu, et de leur Roi. De peur qu’ils ne retournassent aux rois de Juda, il défendit d’aller sacrifier au temple de Jérusalem, et il érigea ses veaux d’or, auxquels il donna le nom du Dieu d’Israël, afin que le changement parût moins étrange. La même raison lui fit retenir la loi de Moïse, qu’il interprétait à sa mode ; mais il en faisait observer presque toute la police, tant civile que religieuse ; de sorte que le Pentateuque demeura toujours en vénération dans les tribus séparées.
Ainsi fut élevé le royaume d’Israël contre le royaume de Juda. Dans celui d’Israël triomphèrent l’impiété et l’idolâtrie. La religion souvent obscurcie dans celui de Juda ne laissa pas de s’y conserver. En ces temps les rois d’Égypte étaient puissants. Les quatre royaumes avaient été réunis sous celui de Thèbes. On croit que Sésostris, ce fameux conquérant des Égyptiens, est le Sesac roi d’Égypte, dont Dieu se servit pour châtier l’impiété de Roboam. Dans le règne d’Abiam, fils de Roboam, on voit la fameuse victoire que la piété de ce prince lui obtint sur les tribus schismatiques. Son fils Asa, dont la piété est louée dans l’écriture, y est marqué comme un homme qui songeait plus dans ses maladies au secours de la médecine, qu’à la bonté de son Dieu. De son temps Amri, roi d’Israël, bâtit Samarie, où il établit le siège de son royaume. Ce temps est suivi du règne admirable de Josaphat, où fleurissent la piété, la justice, la navigation, et l’art militaire. Pendant qu’il faisait voir au royaume de Juda un autre David, Achab et sa femme Jézabel qui régnaient en Israël, joignaient à l’idolâtrie de Jéroboam toutes les impiétés des gentils. Ils périrent tous deux misérablement. Dieu, qui avait supporté leurs idolâtries, résolut de venger sur eux le sang de Naboth qu’ils avaient fait mourir, parce qu’il avait refusé, comme l’ordonnait la loi de Moïse, de leur vendre à perpétuité l’héritage de ses pères. Leur sentence leur fut prononcée par la bouche du prophète Élie. Achab fut tué quelque temps après, malgré les précautions qu’il prenait pour se sauver. Il faut placer vers ce temps la fondation de Carthage, que Didon venue de Tyr bâtit en un lieu, où, à l’exemple de Tyr, elle pouvait trafiquer avec avantage, et aspirer à l’empire de la mer. Il est malaisé de marquer le temps où elle se forma en république ; mais le mélange des Tyriens et des Africains fit qu’elle fut tout ensemble guerrière et marchande. Les anciens historiens qui mettent son origine devant la ruine de Troye, peuvent faire conjecturer que Didon l’avait plutôt augmentée et fortifiée, qu’elle n’en avait posé les fondements. Les affaires changèrent de face dans le royaume de Juda.
Athalie fille d’Achab et de Jézabel porta avec elle l’impiété dans la maison de Josaphat. Joram fils d’un prince si pieux, aima mieux imiter son beau-père que son père. La main de Dieu fut sur lui. Son règne fut court, et sa fin fut affreuse. Au milieu de ces châtiments, Dieu faisait des prodiges inouïs, même en faveur des Israélites qu’il voulait rappeler à la pénitence. Ils virent, sans se convertir, les merveilles d’Élie et d’Élisée, qui prophétisèrent durant les règnes d’Achab et de cinq de ses successeurs. En ce temps Homère fleurit, et Hésiode fleurissait trente ans avant lui. Les mœurs antiques qu’ils nous représentent, et les vestiges qu’ils gardent encore, avec beaucoup de grandeur, de l’ancienne simplicité, ne servent pas peu à nous faire entendre les antiquités beaucoup plus reculées, et la divine simplicité de l’écriture. Il y eût des spectacles effroyables dans les royaumes de Juda et d’Israël. Jézabel fut précipitée du haut d’une tour par ordre de Jéhu. Il ne lui servit de rien de s’être parée : Jéhu la fit fouler aux pieds des chevaux. Il fit tuer Joram roi d’Israël fils d’Achab : toute la maison d’Achab fut exterminée, et peu s’en fallut qu’elle n’entraînât celle des rois de Juda dans sa ruine. Le roi Ochozias fils de Joram roi de Juda et d’Athalie fut tué dans Samarie avec ses frères, comme allié et ami des enfants d’Achab. Aussitôt que cette nouvelle fut portée à Jérusalem, Athalie résolut de faire mourir tout ce qui restait de la famille royale, sans épargner ses enfants, et de régner par la perte de tous les siens. Le seul Joas fils d’Ochozias, enfant encore au berceau, fut dérobé à la fureur de son aÏeule. Jézabeth sœur d’Ochozias, et femme de Joïada souverain pontife, le cacha dans la maison de Dieu, et sauva ce précieux reste de la maison de David.
Athalie qui le crut tué avec tous les autres, vivait sans crainte. Lycurgue donnait des lois à Lacédémone. Il est repris de les avoir fait toutes pour la guerre, à l’exemple de Minos, dont il avait suivi les institutions ; et d’avoir peu pourvu à la modestie des femmes, pendant que pour faire des soldats, il obligeait les hommes à une vie si laborieuse et si tempérante. Rien ne remuait en Judée contre Athalie : elle se croyait affermie par un règne de six ans. Mais Dieu lui nourrissait un vengeur dans l’asile sacré de son temple. Quand il eût atteint l’âge de sept ans, Joïada le fit connaître à quelques-uns des principaux chefs de l’armée royale, qu’il avait soigneusement ménagés ; et assisté des Lévites, il sacra le jeune roi dans le temple. Tout le peuple reconnut sans peine l’héritier de David, et de Josaphat. Athalie, accourue au bruit pour dissiper la conjuration, fut arrachée de l’enclos du temple, et reçut le traitement que ses crimes méritaient. Tant que Joïada vécut, Joas fit garder la loi de Moïse. Après la mort de ce saint pontife, corrompu par les flatteries de ses courtisans, il s’abandonna avec eux à l’idolâtrie. Le pontife Zacharie fils de Joïada, voulut les reprendre ; et Joas, sans se souvenir de ce qu’il devait à son père, le fit lapider. La vengeance suivit de prés. L’année suivante Joas battu par les Syriens, et tombé dans le mépris, fut assassiné par les siens ; et Amasias son fils, meilleur que lui, fut mis sur le trône. Le royaume d’Israël abattu par les victoires des rois de Syrie, et par les guerres civiles, reprenait ses forces sous Jéroboam II plus pieux que ses prédécesseurs.
Ozias, autrement nommé Azarias, fils d’Amasias, ne gouvernait pas avec moins de gloire le royaume du Juda. C’est ce fameux Ozias frappé de la lèpre, et tant de fois repris dans l’écriture, pour avoir en ses derniers jours osé entreprendre sur l’office sacerdotal, et contre la défense de la loi, avoir lui-même offert de l’encens sur l’autel des parfums. Il fallut le séquestrer, tout roi qu’il était, selon la loi de Moïse ; et Joatham son fils, qui fut depuis son successeur, gouverna sagement le royaume. Sous le règne d’Ozias, les saints prophètes, dont les principaux en ce temps furent Osée et Isaïe, commencèrent à publier leurs prophéties par écrit, et dans des livres particuliers, dont ils déposaient les originaux dans le temple, pour servir de monument à la postérité. Les prophéties de moindre étendue, et faites seulement de vive voix, s’enregistraient selon la coutume dans les archives du temple, avec l’histoire du temps. Les jeux olympiques, institués par Hercule, et longtemps discontinués, furent rétablis. De ce rétablissement, sont venues les olympiades, par où les Grecs comptaient les années. À ce terme finissent les temps que Varron nomme fabuleux, parce que jusqu’à cette date les histoires profanes sont pleines de confusion et de fables, et commencent les temps historiques, où les affaires du monde sont racontées par des relations plus fidèles et plus précises.
La première olympiade est marquée par la victoire de Corebe. Elles se renouvelaient tous les cinq ans, et après quatre ans révolus. Là, dans l’assemblée de toute la Grèce, à Pise premièrement, et dans la suite à Elide, se célébraient ces fameux combats, où les vainqueurs étaient couronnés avec des applaudissements incroyables. Ainsi les exercices étaient en honneur, et la Grèce devenait tous les jours plus forte et plus polie. L’Italie était encore presque toute sauvage. Les rois latins de la postérité d’Énée régnaient à Albe. Phul était roi d’Assyrie. On le croit père de Sardanapale, appelé, selon la coutume des orientaux, Sardan Pul, c’est à dire, Sardan fils de Phul. On croit aussi que ce Phul, ou Pul, a été le roi de Ninive, qui fit pénitence avec tout son peuple à la prédication de Jonas. Ce prince attiré par les brouilleries du royaume d’Israël, venait l’envahir : mais apaisé par Manahem, il l’affermit dans le trône qu’il venait d’usurper par violence, et reçut en reconnaissance un tribut de mille talents. Sous son fils Sardanapale, et après Alcmaeon dernier archonte perpétuel des Athéniens, ce peuple que son humeur conduisait insensiblement à l’état populaire, diminua le pouvoir de ses magistrats, et réduisit à dix ans l’administration des archontes. Le premier de cette sorte fut Charops. Romulus et Remus sortis des anciens rois d’Albe par leur mère Ilia, rétablirent dans le royaume d’Albe leur grand-père Numitor, que son frère Amulius en avait dépossédé ; et incontinent après ils fondèrent Rome pendant que Joatham régnait en Judée.
Cette ville qui devait être la maîtresse de l’univers, et dans la suite le siège principal de la religion, fut fondée sur la fin de la troisième année de la Vi olympiade, 430 ans environ après la prise de Troye, de laquelle les Romains croyaient que leurs ancêtres étaient sortis, et 753 ans avant Jésus-Christ. Romulus nourri durement avec des bergers, et toujours dans les exercices de la guerre, consacra cette ville au Dieu de la guerre, qu’il disait son père. Vers les temps de la naissance de Rome, arriva par la mollesse de Sardanapale, la chute du premier empire des Assyriens. Les Mèdes, peuple belliqueux, animés par les discours d’Arbace leur gouverneur, donnèrent à tous les sujets de ce prince efféminé l’exemple de le mépriser. Tout se révolta contre lui ; et il périt enfin dans sa ville capitale, où il se vit contraint à se brûler lui-même avec ses femmes, ses eunuques, et ses richesses. Des ruines de cet empire on voit sortir trois grands royaumes. Arbace ou Orbace, que quelques-uns appellent Pharnace, affranchit les Mèdes, qui après une assez longue anarchie eurent des rois très puissants. Outre cela, incontinent après Sardanapale, on voit paraître un second royaume des Assyriens, dont Ninive demeura la capitale, et un royaume de Babylone. Ces deux derniers royaumes ne sont pas inconnus aux auteurs profanes, et sont célèbres dans l’histoire sainte. Le second royaume de Ninive est fondé par Thilgath ou Theglath, fils de Phalasar, appelé pour cette raison Theglathphalasar, à qui on donne aussi le nom de Ninus le jeune. Baladan, que les Grecs nomment Belesis, établit le royaume de Babylone, où il est connu sous le nom de Nabonassar.
De là l’ère de Nabonassar, célèbre chez Ptolémée et les anciens astronomes, qui comptaient leurs années par le règne de ce prince. Il est bon d’avertir ici que ce mot d’ère signifie un dénombrement d’années commencé à un certain point que quelque grand évènement fait remarquer. Achaz roi de Juda impie et méchant, pressé par Razin, roi de Syrie, et par Phacée, fils de Romelias roi d’Israël, au lieu de recourir à Dieu qui lui suscitait ces ennemis pour le punir, appela Theglathphalasar premier roi d’Assyrie ou de Ninive, qui réduisit à l’extrémité le royaume d’Israël, et détruisit tout à fait celui de Syrie : mais en même temps il ravagea celui de Juda qui avait imploré son assistance. Ainsi les rois d’Assyrie apprirent le chemin de la terre sainte, et en résolurent la conquête. Ils commencèrent par le royaume d’Israël, que Salmanasar fils et successeur de Theglathphalasar détruisit entièrement. Osée roi d’Israël s’était fié au secours de Sabacon, autrement nommé Sua, ou sous roi d’Éthiopie, qui avait envahi l’Égypte. Mais ce puissant conquérant ne put le tirer des mains de Salmanasar. Les dix tribus où le culte de Dieu s’était éteint, furent transportées à Ninive, et dispersées parmi les gentils s’y perdirent tellement, qu’on ne peut plus en découvrir aucune trace. Il en resta quelques-uns, qui furent mêlés parmi les Juifs, et firent une petite partie du royaume de Juda. En ce temps arriva la mort de Romulus. Il fut toujours en guerre, et toujours victorieux ; mais au milieu des guerres, il jeta les fondements de la religion et des lois. Une longue paix donna moyen à Numa son successeur d’achever l’ouvrage. Il forma la religion, et adoucit les mœurs farouches du peuple romain. De son temps les colonies venues de Corinthe, et de quelques autres villes de Grèce, fondèrent Syracuse en Sicile, Crotone, Tarente, et peut-être quelques autres villes dans cette partie de l’Italie, à qui de plus anciennes colonies grecques répandues dans tout le pays avaient déjà donné le nom de grande Grèce. Cependant Ezéchias le plus pieux et le plus juste de tous les rois après David, régnait en Judée. Sennachérib, fils et successeur de Salmanasar, l’assiégea dans Jérusalem avec une armée immense ; elle périt en une nuit par la main d’un ange.
Ezéchias délivré d’une manière si admirable servit Dieu, avec tout son peuple, plus fidèlement que jamais. Mais après la mort de ce prince, et sous son fils Manasses, le peuple ingrat oublia Dieu, et les désordres s’y multiplièrent. L’état populaire se formait alors parmi les Athéniens, et ils commencèrent à choisir les archontes annuels, dont le premier fut Créon. Pendant que l’impiété s’augmentait dans le royaume de Juda, la puissance des rois d’Assyrie, qui devaient en être les vengeurs, s’accrut sous Asaraddon fils de Sennachérib. Il réunit le royaume de Babylone à celui de Ninive, et égala dans la grande Asie la puissance des premiers Assyriens. Sous son règne les Cuthéens, peuples d’Assyrie, depuis appelés samaritains, furent envoyés pour habiter Samarie. Ceux-ci joignirent le culte de Dieu avec celui des idoles, et obtinrent d’Asaraddon, un prêtre israélite qui leur apprit le service du Dieu du pays, c’est à dire les observances de la loi de Moïse. Dieu ne voulut pas que son nom fut entièrement aboli dans une terre qu’il avait donnée à son peuple, et il y laissa sa loi en témoignage. Mais leur prêtre ne leur donna que les livres de Moïse, que les dix tribus révoltées avaient retenus dans leur schisme. Les écritures composées depuis par les prophètes, qui sacrifiaient dans le temple, étaient détestées parmi eux ; et c’est pourquoi les samaritains ne reçoivent encore aujourd’hui que le pentateuque.
Pendant qu’Asaraddon et les Assyriens s’établissaient si puissamment dans la grande Asie, les Mèdes commençaient aussi à se rendre considérables. Déjoces, leur premier roi, nommé Arphaxad dans l’écriture, fonda la superbe ville d’Ecbatanes, et jeta les fondements d’un grand empire. Ils l’avaient mis sur le trône pour couronner ses vertus, et mettre fin aux désordres que l’anarchie causait parmi eux. Conduits par un si grand roi, ils se soutenaient contre leurs voisins, mais ils ne s’étendaient pas. Rome s’accroissait, mais faiblement. Sous Tullus Hostilius son troisième roi, et par le fameux combat des Horaces et des Curiaces, Albe fut vaincue et ruinée : ses citoyens incorporés à la ville victorieuse l’agrandirent et la fortifièrent. Romulus avait pratiqué le premier ce moyen d’augmenter la ville, où il reçut les sabins et les autres peuples vaincus. Ils oubliaient leur défaite, et devenaient des sujets affectionnés. Rome en étendant ses conquêtes réglait sa milice ; et ce fut sous Tullus Hostilius qu’elle commença à apprendre cette belle discipline, qui la rendit dans la suite maîtresse de l’univers. Le royaume d’Égypte affaibli par ses longues divisions, se rétablissait sous Psammétique. Ce prince qui devait son salut aux ioniens et aux cariens, les établit dans l’Égypte fermée jusqu’alors aux étrangers. À cette occasion les Égyptiens entrèrent en commerce avec les Grecs ; et depuis ce temps aussi l’histoire d’Égypte, jusque-là mêlée de fables pompeuses par l’artifice des prêtres, commence, selon Hérodote, à avoir de la certitude. Cependant les rois d’Assyrie devenaient de plus en plus redoutables à tout l’Orient.
Saosduchin fils d’Asaraddon, appelé Nabuchodonosor dans le livre de Judith, défit en bataille rangée Arphaxad roi des Mèdes. Enflé de ce succès, il entreprit de conquérir toute la terre. Dans ce dessein il passa l’Euphrate, et ravagea tout jusqu’en Judée. Les Juifs avaient irrité Dieu, et s’étaient abandonnés à l’idolâtrie, à l’exemple de Manasses ; mais ils avaient fait pénitence avec ce prince : Dieu les prit aussi en sa protection. Les conquêtes de Nabuchodonosor et d’Holopherne son général, furent tout à coup arrêtées par la main d’une femme. Déjoces quoique battu par les Assyriens, laissa son royaume en état de s’accroître sous ses successeurs. Pendant que Phraorte son fils, et Cyaxare fils de Phraorte subjuguaient la Perses, et poussaient leurs conquêtes dans l’Asie Mineure jusqu’aux bords de l’Halys, la Judée vit passer le règne détestable d’Amon, fils de Manasses ; et Josias fils d’Amon, sage dés l’enfance, travaillait à réparer les désordres causés par l’impiété des rois ses prédécesseurs. Rome, qui avait pour roi Ancus Martius, domptait quelques latins sous sa conduite ; et continuant à se faire des citoyens de ses ennemis, elle les renfermait dans ses murailles. Ceux de Véies, déjà affaiblis par Romulus, firent de nouvelles pertes. Ancus poussa ses conquêtes jusqu’à la mer voisine, et bâtit la ville d’Ostie à l’embouchure du Tibre. En ce temps le royaume de Babylone fut envahi par Nabopolassar. Ce traître que Chinaladan, autrement Sarac, avait fait général de ses armées contre Cyaxare roi des Mèdes, se joignit avec Astyage fils de Cyaxare ; prit Chinaladan dans Ninive, détruisit cette grande ville si longtemps maîtresse de l’Orient, et se mit sur le trône de son maître. Sous un prince si ambitieux Babylone s’enorgueillit. La Judée dont l’impiété croissait sans mesure, avait tout à craindre. Le saint roi Josias suspendit pour un peu de temps, par son humilité profonde, le châtiment que son peuple avait mérité ; mais le mal s’augmenta sous ses enfants.
Nabuchodonosor II plus terrible que son père Nabopolassar, lui succéda. Ce prince nourri dans l’orgueil, et toujours exercé à la guerre, fit des conquêtes prodigieuses en Orient et en Occident ; et Babylone menaçait toute la terre de la mettre en servitude. Ses menaces eurent bientôt leur effet à l’égard du peuple de Dieu. Jérusalem fut abandonnée à ce superbe vainqueur, qui la prit par trois fois : la première au commencement de son règne, et à la quatrième année du règne de Joakim, d’où commencent les 70 ans de la captivité de Babylone, marqués par le prophète Jérémie ; la seconde sous Jéchonias, ou Joachin fils de Joakim ; et la dernière sous Sédécias, où la ville fut renversée de fonds en comble, le temple réduit en cendre, et le roi mené captif à Babylone avec Saraïa souverain pontife et la meilleure partie du peuple. Les plus illustres de ces captifs furent les prophètes Ézéchiel et Daniel. On compte aussi parmi eux les trois jeunes hommes que Nabuchodonosor ne put forcer à adorer sa statue, ni les consumer par les flammes. La Grèce était florissante, et ses sept sages se rendaient illustres. Quelque temps devant la dernière désolation de Jérusalem, Solon l’un de ces sept sages donnait des lois aux Athéniens, et établissait la liberté sur la justice : les phocéens d’Ionie menaient à Marseille leur première colonie. Tarquin l’ancien roi de Rome, après avoir subjugué une partie de la Toscane, et orné la ville de Rome par des ouvrages magnifiques, acheva son règne. De son temps les gaulois conduits par Bellovese, occupèrent dans l’Italie tous les environs du Pô, pendant que Segovese son frère mena bien avant dans la Germanie un autre essaim de la nation. Servius Tullius, successeur de Tarquin établit le cent, ou le dénombrement des citoyens distribués en certaines classes, par où cette grande ville se trouva réglée comme une famille particulière. Nabuchodonosor embellissait Babylone, qui s’était enrichie des dépouilles de Jérusalem et de l’Orient. Elle n’en jouit pas longtemps. Ce roi qui l’avait ornée avec tant de magnificence, vit en mourant la perte prochaine de cette superbe ville. Son fils Evilmerodac, que ses débauches rendaient odieux, ne dura guère, et fut tué par Neriglissor son beau-frère, qui usurpa le royaume. Pisistrate usurpa aussi dans Athènes l’autorité souveraine qu’il sût conserver trente ans durant parmi beaucoup de vicissitudes, et qu’il laissa même à ses enfants.
Neriglissor ne put souffrir la puissance des Mèdes, qui s’agrandissaient en Orient, et leur déclara la guerre. Pendant qu’Astyage fils de Cyaxare I se préparait à la résistance, il mourut, et laissa cette guerre à soutenir à Cyaxare II son fils, appelé par Daniel, Darius le mède. Celui-ci nomma pour général de son armée Cyrus fils de Mandane sa sœur et de Cambyse roi de Perses, sujet à l’empire des Mèdes. La réputation de Cyrus, qui s’était signalé en diverses guerres sous Astyage son grand-père, réunit la plupart des rois d’Orient sous les étendards de Cyaxare. Il prit dans sa ville capitale Crésus roi de Lydie, et jouit de ses richesses immenses : il dompta les autres alliés des rois de Babylone ; et étendit sa domination non seulement sur la Syrie, mais encore bien avant dans l’Asie Mineure. Enfin il marcha contre Babylone : il la prit, et la soumit à Cyaxare son oncle, qui n’étant pas moins touché de sa fidélité que de ses exploits, lui donna sa fille unique et son héritière en mariage.
Dans le règne de Cyaxare, Daniel déjà honoré sous les règnes précédents de plusieurs célestes visions où il vit passer devant lui en figures si manifestes tant de rois et tant d’empires, apprit par une nouvelle révélation ces septante fameuses semaines, où les temps du Christ et la destinée du peuple juif sont expliqués. C’était des semaines d’années, si bien qu’elles contenaient 490 ans ; et cette manière de compter était ordinaire aux Juifs, qui observaient la septième année aussi bien que le septième jour avec un repos religieux. Quelque temps après cette vision, Cyaxare mourut aussi bien que Cambyse père de Cyrus ; et ce grand homme, qui leur succéda, joignit le royaume de Perses obscur jusqu’alors au royaume des Mèdes si fort augmenté par ses conquêtes. Ainsi il fut maître paisible de tout l’Orient, et fonda le plus grand empire qui eut été dans le monde. Mais ce qu’il faut le plus remarquer pour la suite de nos époques, c’est que ce grand conquérant, dés la première année de son règne, donna son décret pour rétablir le temple de Dieu en Jérusalem, et les Juifs dans la Judée. Il faut un peu s’arrêter en cet endroit, qui est le plus embrouillé de toute la chronologie ancienne, par la difficulté de concilier l’histoire profane avec l’histoire sainte. Vous aurez sans doute, monseigneur, déjà remarqué, que ce que je raconte de Cyrus est fort différent de ce que vous en avez lu dans Justin ; qu’il ne parle point du second royaume des Assyriens, ni de ces fameux rois d’Assyrie et de Babylone, si célèbres dans l’histoire sainte ; et qu’enfin mon récit ne s’accorde guère avec ce que nous raconte cet auteur des trois premières monarchies, de celle des Assyriens finie en la personne de Sardanapale, de celle des Mèdes finie en la personne d’Astyage grand-père de Cyrus, et de celle des Perses commencée par Cyrus et détruite par Alexandre.
Vous pouvez joindre à Justin Diodore avec la plupart des auteurs Grecs et latins, dont les écrits nous sont restés, qui racontent ces histoires d’une autre manière que celle que j’ai suivie. Pour ce qui regarde Cyrus, les auteurs profanes ne sont point d’accord sur son histoire : mais j’ai cru devoir plutôt suivre Xénophon avec saint Jérôme, que Ctesias auteur fabuleux que la plupart des Grecs ont copié, comme Justin et les latins ont fait les Grecs ; et plutôt même qu’Hérodote, quoiqu’il soit très judicieux. Ce qui m’a déterminé à ce choix, c’est que l’histoire de Xénophon plus suivie et plus vraisemblable en elle-même, a encore cet avantage qu’elle est plus conforme à l’écriture, qui par son antiquité et par le rapport des affaires du peuple juif avec celles de l’Orient, mériterait d’être préférée à toutes les histoires grecques, quand d’ailleurs on ne saurait pas qu’elle a été dictée par le Saint Esprit.
Quant aux trois premières monarchies, ce qu’en ont écrit la plupart des Grecs, a paru douteux aux plus sages de la Grèce. Platon fait voir en général sous le nom des prêtres d’Égypte, que les Grecs ignoraient profondément les antiquités ; et Aristote a rangé parmi les conteurs de fables, ceux qui ont écrit les Assyriaques.
C’est que les Grecs ont écrit tard, et que voulant divertir par les histoires anciennes la Grèce toujours curieuse, ils les ont composées sur des mémoires confus, qu’ils se sont contentés de mettre dans un ordre agréable, sans se trop soucier de la vérité.
Et certainement la manière dont on arrange ordinairement les trois premières monarchies est visiblement fabuleuse. Car après qu’on a fait périr sous Sardanapale l’empire des Assyriens, on fait paraître sur le théâtre les Mèdes, et puis les Perses ; comme si les Mèdes avaient succédé à toute la puissance des Assyriens, et que les Perses se fussent établis en ruinant les Mèdes.
Mais au contraire, il est certain que lors qu’Arbace révolta les Mèdes contre Sardanapale, il ne fit que les affranchir, sans leur soumettre l’empire d’Assyrie. Hérodote suivi en cela par les plus habiles chronologistes, fait paraître leur premier roi Déjoces 50 ans après leur révolte ; et il est d’ailleurs constant par le témoignage uniforme de ce grand historien et de Xénophon, pour ne point ici parler des autres, que durant les temps qu’on attribue à l’empire des Mèdes, il y avait en Assyrie des rois très puissants que tout l’Orient redoutait, et dont Cyrus abattit l’empire par la prise de Babylone.
Si donc la plupart des Grecs et les latins qui les ont suivis ne parlent point de ces rois babyloniens ; s’ils ne donnent aucun rang à ce grand royaume parmi les premières monarchies dont ils racontent la suite ; enfin si nous ne voyons presque rien dans leurs ouvrages de ces fameux rois Teglathphalasar, Salmanasar, Sennachérib, Nabuchodonosor, et de tant d’autres si renommés dans l’écriture et dans les histoires orientales : il le faut attribuer, ou à l’ignorance des Grecs plus éloquents dans leurs narrations que curieux dans leurs recherches, ou à la perte que nous avons faite de ce qu’il y avait de plus recherché et de plus exact dans leurs histoires.
En effet, Hérodote avait promis une histoire particulière des Assyriens que nous n’avons pas, soit qu’elle ait été perdue, ou qu’il n’ait pas eu le temps de la faire ; et on peut croire d’un historien si judicieux, qu’il n’y aurait pas oublié les rois du second empire des Assyriens, puis que même Sennachérib qui en était l’un, se trouve encore nommé dans les livres que nous avons de ce grand auteur, comme roi des Assyriens et des arabes. Strabon qui vivait du temps d’Auguste rapporte ce que Megastene auteur ancien et voisin des temps d’Alexandre avait laissé par écrit sur les fameuses conquêtes de Nabuchodonosor roi des chaldéens, à qui il fait traverser l’Europe, pénétrer l’Espagne, et porter ses armes jusqu’aux colonnes d’Hercule. Ælien nomme Tilgamus roi d’Assyrie, c’est à dire sans difficulté le tilgath, ou le teglath de l’histoire sainte ; et nous avons dans Ptolémée un dénombrement des princes qui ont tenu les grands empires, parmi lesquels se voit une longue suite de rois d’Assyrie inconnus aux Grecs, et qu’il est aisé d’accorder avec l’histoire sacrée.
Si je voulais rapporter ce que nous racontent les annales des Syriens, un Bérose, un Abydenus, un Nicolas de Damas, je ferais un trop long discours. Joseph et Eusèbe de Césarée nous ont conservé les précieux fragments de tous ces auteurs, et d’une infinité d’autres qu’on avait entiers de leur temps, dont le témoignage confirme ce que nous dit l’écriture sainte touchant les antiquités orientales, et en particulier touchant les histoires assyriennes.
Pour ce qui est de la monarchie des Mèdes, que la plupart des historiens profanes mettent la seconde dans le dénombrement des grands empires, comme séparée de celle des Perses, il est certain que l’écriture les unit toujours ensemble ; et vous voyez, monseigneur, qu’outre l’autorité des livres saints, le seul ordre des faits montre que c’est à cela qu’il s’en faut tenir.
Les Mèdes avant Cyrus, quoique puissants et considérables, étaient effacés par la grandeur des rois de Babylone. Mais Cyrus ayant conquis leur royaume par les forces réunies des Mèdes et des Perses, dont il est ensuite devenu le maître par une succession légitime, comme nous l’avons remarqué après Xénophon ; il paraît que le grand empire dont il a été le fondateur a dû prendre son nom des deux nations : de sorte que celui des Mèdes et celui des Perses ne sont que la même chose, quoique la gloire de Cyrus y ait fait prévaloir le nom des Perses.
On peut encore penser qu’avant la guerre de Babylone, les rois des Mèdes ayant étendu leurs conquêtes du côté des colonies grecques de l’Asie Mineure, ont été par ce moyen célèbres parmi les Grecs, qui leur ont attribué l’empire de la grande Asie, parce qu’ils ne connaissaient qu’eux de tous les rois d’Orient. Cependant les rois de Ninive et de Babylone, plus puissants, mais plus inconnus à la Grèce, ont été presque oubliés dans ce qui nous reste d’histoires grecques ; et tout le temps qui s’est écoulé depuis Sardanapale jusqu’à Cyrus, a été donné aux Mèdes seuls.
Ainsi il ne faut plus tant se donner de peine à concilier en ce point l’histoire profane avec l’histoire sacrée. Car quant à ce qui regarde le premier royaume des Assyriens, l’écriture n’en dit qu’un mot en passant, et ne nomme ni Ninus fondateur de cet empire, ni à la réserve de Phul aucun de ses successeurs, parce que leur histoire n’a rien de commun avec celle du peuple de Dieu. Pour les seconds Assyriens, la plupart des Grecs ou les ont entièrement ignorés, ou pour ne les avoir pas assez connus, ils les ont confondus avec les premiers. Quand donc on objectera ceux des auteurs Grecs qui arrangent à leur fantaisie les trois premières monarchies, et qui font succéder les Mèdes à l’ancien empire d’Assyrie sans parler du nouveau que l’écriture fait voir si puissant, il n’y a qu’à répondre qu’ils n’ont point connu cette partie de l’histoire ; et qu’ils ne sont pas moins contraires aux plus curieux et aux mieux instruits des auteurs de leur nation, qu’à l’écriture. Et, ce qui tranche en un mot toute la difficulté, les auteurs sacrés plus voisins par les temps et par les lieux des royaumes d’Orient, écrivant d’ailleurs l’histoire d’un peuple dont les affaires sont si mêlées avec celles de ces grands empires, quand ils n’auraient que cet avantage, pourraient faire taire les Grecs et les latins qui les ont suivis.
Si toutefois on s’obstine à soutenir cet ordre célèbre des trois premières monarchies, et que pour garder aux Mèdes seuls le second rang qui leur est donné, on veuille leur assujettir les rois de Babylone, en avouant toutefois qu’après environ cent ans de sujétion, Ceux-ci se sont affranchis par une révolte : on sauve en quelque façon la suite de l’histoire sainte, mais on ne s’accorde guère avec les meilleurs historiens profanes, auxquels l’histoire sainte est plus favorable en ce qu’elle unit toujours l’empire des Mèdes à celui des Perses. Il reste encore à vous découvrir une des causes de l’obscurité de ces anciennes histoires. C’est que comme les rois d’Orient prenaient plusieurs noms, ou si vous voulez plusieurs titres, qui ensuite leur tenaient lieu de nom propre, et que les peuples les traduisaient, ou les prononçaient différemment, selon les divers idiomes de chaque langue ; des histoires si anciennes, dont il reste si peu de bons mémoires, ont dû être par là fort obscurcies. La confusion des noms en aura sans doute beaucoup mis dans les choses mêmes, et dans les personnes ; et de là vient la peine qu’on a de situer dans l’histoire grecque, les rois qui ont eu le nom d’Assuérus, autant inconnu aux Grecs que connu aux orientaux.
Qui croirait en effet que Cyaxare fut le même nom qu’Assuérus, composé du mot Ky, c’est à dire, seigneur, et du mot Axare, qui revient manifestement à Axuérus, ou Assuérus ? Trois ou quatre princes ont porté ce nom, quoiqu’ils en eussent encore d’autres. Si on n’était averti que Nabuchodonosor, Nabuchodonosor, et Nabopolassar, ne sont que le même nom, ou que le nom du même homme, on aurait peine à le croire ; et cependant la chose est certaine. Sargon est Sennachérib ; Ozias est Azarias ; Sédécias est Mathanias ; Joachaz s’appelait aussi Sellum ; Asaraddon, qu’on prononce indifféremment Esar-Haddon, ou Asorhaddan, est nommé Asenaphar par les Cuthéens ; et par une bizarrerie dont on ne sait point l’origine, Sardanapale se trouve nommé par les Grecs Tonos Concoleros. On pourrait vous faire une grande liste des orientaux, dont chacun a eu dans les histoires, plusieurs noms différents : mais il suffit d’être instruit en général de cette coutume. Elle n’est pas inconnue aux latins, parmi lesquels les titres et les adoptions ont multiplié les noms en tant de sortes. Ainsi le titre d’Auguste et celui d’africain sont devenus les noms propres de César Octavien et des Scipion ; ainsi les Néron ont été César. La chose n’est pas douteuse, et une plus longue discussion d’un fait si constant vous est inutile.
Je ne prétends plus, monseigneur, vous embarrasser dans la suite des difficultés de chronologie, qui vous sont très peu nécessaires. Celle-ci était trop importante pour ne la pas éclaircir en cet endroit ; et après vous en avoir dit ce qui suffit à notre dessein, je reprends la suite de nos époques.
Ce fut donc 218 ans après la fondation de Rome, 536 ans avant Jésus-Christ, après les 70 ans de la captivité de Babylone, et la même année que Cyrus fonda l’empire des Perses, que ce prince choisi de Dieu pour être le libérateur de son peuple, et le restaurateur de son temple, mit la main à ce grand ouvrage. Incontinent après la publication de son ordonnance, Zorobabel accompagné de Jésus, fils de Josedec, souverain pontife, ramena les captifs, qui rebâtirent l’autel, et posèrent les fondements du second temple. Les samaritains jaloux de leur gloire, voulurent prendre part à ce grand ouvrage ; et sous prétexte qu’ils adoraient le Dieu d’Israël, quoiqu’ils en joignissent le culte à celui de leurs faux dieux, ils prièrent Zorobabel de leur permettre de rebâtir avec lui le temple de Dieu. Mais les enfants de Juda qui détestaient leur culte mêlé, rejetèrent leur proposition. Les samaritains irrités traversèrent leur dessein par toute sorte d’artifices et de violences. Environ ce temps, Servius Tullius, après avoir agrandi la ville de Rome, conçût le dessein de la mettre en république. Il périt au milieu de ces pensées, par les conseils de sa fille, et par le commandement de Tarquin Le Superbe son gendre. Ce tyran envahit le royaume, où il exerça durant un longtemps toute sorte de violences. Cependant l’empire des Perses allait croissant : outre ces provinces immenses de la grande Asie, tout ce vaste continent de l’Asie inférieure leur obéît ; les Syriens et les arabes furent assujettis ; l’Égypte si jalouse de ses lois reçut les leurs. La conquête
s’en fit par Cambyse fils de Cyrus. Ce brutal ne survécut guère à Smerdis son frère, qu’un songe ambigu lui fit tuer en secret. Le mage Smerdis régna quelque temps sous le nom de Smerdis frère de Cambyse : mais sa fourbe fut bientôt découverte. Les sept principaux seigneurs conjurèrent contre lui, et l’un d’eux fut mis sur le trône. Ce fut Darius fils d’Hystaspe, qui s’appelait dans ses inscriptions, le meilleur et le mieux fait de tous les hommes. Plusieurs marques le font reconnaître pour l’Assuérus du livre d’Esther, quoiqu’on n’en convienne pas. Au commencement de son règne le temple fut achevé, après diverses interruptions causées par les samaritains. Une haine irréconciliable se mit entre les deux peuples, et il n’y eût rien de plus opposé que Jérusalem et Samarie. C’est du temps de Darius que commence la liberté de Rome et d’Athènes, et la grande gloire de la Grèce. Harmodius et Aristogiton Athéniens délivrent leur pays d’Hipparque fils de Pisistrate, et sont tués par ses gardes. Hippias frère d’Hipparque tâche en vain de se soutenir. Il est chassé : la tyrannie des Pisistratides est entièrement éteinte. Les Athéniens affranchis dressent des statues à leurs libérateurs, et rétablissent l’état populaire. Hippias se jette entre les bras de Darius, qu’il trouva déjà disposé à entreprendre la conquête de la Grèce, et n’a plus d’espérance qu’en sa protection. Dans le temps qu’il fut chassé, Rome se défit aussi de ses tyrans.
Tarquin Le Superbe avait rendu par ses violences la royauté odieuse : l’impudicité de Sexte son fils acheva de la détruire. Lucrèce déshonorée, se tua elle-même : son sang et les harangues de Brutus animèrent les Romains. Les rois furent bannis, et l’empire consulaire fut établi suivant les projets de Servius Tullius : mais il fut bientôt affaibli par la jalousie du peuple. Dés le premier consulat, P Valerius consul, célèbre par ses victoires, devint suspect à ses citoyens ; et il fallut pour les contenter établir la loi, qui permit d’appeler au peuple du sénat et des consuls dans toutes les causes où il s’agissait de châtier un citoyen. Les Tarquins chassés trouvèrent des défenseurs : les rois voisins regardèrent leur bannissement comme une injure faite à tous les rois ; et Porsenna roi des Clusiens, peuples d’Étrurie, prit les armes contre Rome. Réduite à l’extrémité, et presque prise, elle fut sauvée par la valeur d’Horatius Cocles. Les Romains firent des prodiges pour leur liberté : Scevola, jeune citoyen, se brûla la main qui avait manqué Porsenna ; Clelie, une jeune fille, étonna ce prince par sa hardiesse ; Porsenna laissa Rome en paix, et les Tarquins demeurèrent sans ressource. Hippias pour qui Darius se déclara, avait de meilleures espérances. Toute la Perses se remuait en sa faveur, et Athènes était menacée d’une grande guerre. Durant que Darius en faisait les préparatifs, Rome qui s’était si bien défendue contre les étrangers, pensa périr par elle-même : la jalousie s’était réveillée entre les patriciens et le peuple : la puissance consulaire, quoique déjà modérée par la loi de P Valerius, parut encore excessive à ce peuple trop jaloux de sa liberté. Il se retira au Mont Aventin : les conseils violents furent inutiles : le peuple ne put être ramené que par les paisibles remontrances de Menenius Agrippa ; mais il fallut trouver des tempéraments, et donner au peuple des tribuns pour le défendre contre les consuls. La loi qui établit cette nouvelle magistrature, fut appelée la loi sacrée, et ce fut là que commencèrent les tribuns du peuple. Darius avait enfin éclaté contre la Grèce. Son gendre Mardonius, après avoir traversé l’Asie, croyait accabler les Grecs par le nombre de ses soldats : mais Miltiade défit cette armée immense, dans la plaine de Marathon, avec dix mille Athéniens. Rome battait tous ses ennemis aux environs, et semblait n’avoir à craindre que d’elle-même. Coriolan, zélé patricien, et le plus grand de ses capitaines, chassé malgré ses services par la faction populaire, médita la ruine de sa patrie, mena les volsques contre elle, la réduisit à l’extrémité, et ne put être apaisé que par sa mère. La Grèce ne jouit pas longtemps du repos que la bataille de Marathon lui avait donné.
Pour venger l’affront de la Perses et de Darius, Xerxès son fils et son successeur, et petit-fils de Cyrus par sa mère Atosse, attaqua les Grecs avec onze cent mille combattant (d’autres disent dix-sept cent mille) sans compter son armée navale de douze cent vaisseaux. Léonidas roi de Sparte, qui n’avait que trois cent hommes, lui en tua vingt mille au passage des Thermopyles, et périt avec les siens. Par les conseils de Thémistocle Athénien, l’armée navale de Xerxès est défaite la même année, prés de Salamine. Ce prince repasse l’Hellespont avec frayeur ; et un an après, son armée de terre, que Mardonius commandait, est taillée en pièces auprès de Platée, par Pausanias roi de Lacédémone et par Aristide Athénien, appelé Le Juste. La bataille se donna le matin ; et le soir de cette fameuse journée, les Grecs ioniens qui avaient secoué le joug des Perses, leur tuèrent trente mille hommes dans la bataille de Mycale, sous la conduite de Léotychides. Ce général pour encourager ses soldats, leur dit que Mardonius venait d’être défait dans la Grèce. La nouvelle se trouva véritable, ou par un effet prodigieux de la renommée, ou plutôt par une heureuse rencontre ; et tous les Grecs de l’Asie Mineure se mirent en liberté. Cette nation remportait par tout de grands avantages ; et un peu auparavant les carthaginois, puissants alors, furent battus dans la Sicile, où ils voulaient étendre leur domination à la sollicitation des Perses. Malgré ce mauvais succès, ils ne cessèrent depuis de faire de nouveaux desseins sur une île si commode à leur assurer l’empire de la mer, que leur république affectait. La Grèce le tenait alors, mais elle ne regardait que l’Orient et les Perses. Pausanias venait d’affranchir l’île de Chypre de leur joug, quand il conçut le dessein d’asservir son pays.
Tous ses projets furent vains, quoique Xerxès lui promit tout : le traître fut trahi par celui qu’il aimait le plus, et son infâme amour lui coûta la vie. La même année Xerxès fut tué par Artaban son capitaine des gardes, soit que ce perfide voulut occuper le trône de son maître, ou qu’il craignit les rigueurs d’un prince dont il n’avait pas exécuté assez promptement les ordres cruels. Artaxerxés à la longue main son fils commença son règne, et reçut peu de temps après une lettre de Thémistocle, qui proscrit par ses citoyens, lui offrait ses services contre les Grecs. Il sût estimer autant qu’il devait un capitaine si renommé, et lui fit un grand établissement malgré la jalousie des satrapes. Ce roi magnanime protégea le peuple juif, et dans sa vingtième année, que les suites rendent mémorable, il permit à Néhémias de rétablir Jérusalem avec ses murailles. Ce décret d’Artaxerxés diffère de celui de Cyrus, en ce que celui de Cyrus regardait le temple, et Celui-ci est fait pour la ville. À ce décret prévu par Daniel, et marqué dans sa prophétie, les 490 ans de ses semaines commencent. Cette importante date a de solides fondements. Le bannissement de Thémistocle est placé dans la chronique d’Eusèbe à la dernière année de la 76e olympiade, qui revient à la 280 de Rome. Les autres chronologistes le mettent un peu au dessous : la différence est petite, et les circonstances du temps assurent la date d’Eusèbe. Elles se tirent de Thucydide, historien très exact ; et ce grave auteur contemporain presque, aussi bien que concitoyen de Thémistocle, lui fait écrire sa lettre au commencement du règne d’Artaxerxés. Cornelius Nepos auteur ancien et judicieux autant qu’élégant, ne veut pas qu’on doute de cette date après l’autorité de Thucydide : raisonnement d’autant plus solide, qu’un autre auteur plus ancien encore que Thucydide s’accorde avec lui. C’est Charon de Lampsaque cité par Plutarque ; et Plutarque ajoute lui-même, que les annales, c’est à dire celles de Perses, sont conformes à ces deux auteurs. Il ne les suit pourtant pas, mais il n’en dit aucune raison ; et les historiens qui commencent huit ou neuf ans plus tard le règne d’Artaxerxés ne sont ni du temps, ni d’une si grande autorité. Il paraît donc indubitable qu’il en faut placer le commencement vers la fin de la 76e olympiade, et approchant de l’année 280 de Rome, par où la 20e année de ce prince doit arriver vers la fin de la 81e olympiade, et environ l’an 300 de Rome. Au reste ceux qui rejettent plus bas le commencement d’Artaxerxés, pour concilier les auteurs, sont réduits à conjecturer, que son père l’avait du moins associé au royaume quand Thémistocle écrivit sa lettre ; et en quelque façon que ce soit notre date est assurée. Ce fondement étant posé, le reste du compte est aisé à faire, et la suite le rendra sensible. Après le décret d’Artaxerxés les Juifs travaillèrent à rétablir leur ville et ses murailles, comme Daniel l’avait prédit. Néhémias conduisit l’ouvrage avec beaucoup de prudence et de fermeté au milieu de la résistance des samaritains, des arabes, et des ammonites. Le peuple fit un effort, et Eliasib souverain pontife l’anima par son exemple. Cependant les nouveaux magistrats qu’on avait donnés au peuple romain, augmentaient les divisions de la ville ; et Rome formée sous des rois manquait des lois nécessaires à la bonne constitution d’une république. La réputation de la Grèce plus célèbre encore par son gouvernement que par ses victoires, excita les Romains à se régler sur son exemple. Ainsi ils envoyèrent des députés pour rechercher les lois des villes de Grèce, et sur tout celles d’Athènes plus conformes à l’état de leur république. Sur ce modèle, dix magistrats absolus qu’on créa l’année d’après sous le nom de décemvirs, rédigèrent les lois des XII tables, qui sont le fondement du droit romain. Le peuple ravi de l’équité avec laquelle ils les composèrent, leur laissa empiéter le pouvoir suprême, dont ils usèrent tyranniquement. Il se fit alors de grands mouvements par l’intempérance d’Appius Clodius un des décemvirs, et par le meurtre de Virginie, que son père aima mieux tuer de sa propre main que de la laisser abandonnée à la passion d’Appius. Le sang de cette seconde Lucrèce réveilla le peuple romain, et les décemvirs furent chassés. Pendant que les lois romaines se formaient sous les décemvirs, Esdras docteur de la loi, et Néhémias gouverneur du peuple de Dieu nouvellement rétabli dans la Judée, réformaient les abus, et faisaient observer la loi de Moïse qu’ils observaient les premiers. Un des principaux articles de leur réformation fut d’obliger tout le peuple, et principalement les prêtres, à quitter les femmes étrangères qu’ils avaient épousées contre la défense de la loi. Esdras mit en ordre les livres saints, dont il fit une exacte révision, et ramassa les anciens mémoires du peuple de Dieu pour en composer les deux livres des Paralipomenes ou chroniques, auxquelles il ajouta l’histoire de son temps, qui fut achevée par Néhémias. C’est par leurs livres que se termine cette longue histoire que Moïse avait commencée, et que les auteurs suivants continuèrent sans interruption jusqu’au rétablissement de Jérusalem. Le reste de l’histoire sainte n’est pas écrit dans la même suite. Pendant qu’Esdras et Néhémias faisaient la dernière partie de ce grand ouvrage, Hérodote que les auteurs profanes appellent le père de l’histoire, commençait à écrire. Ainsi les derniers auteurs de l’histoire sainte se rencontrent avec le premier auteur de l’histoire grecque ; et quand elle commence, celle du peuple de Dieu, à la prendre seulement depuis Abraham, enfermait déjà quinze siècles.
Hérodote n’avait garde de parler des Juifs dans l’histoire qu’il nous a laissée ; et les Grecs n’avaient besoin d’être informés que des peuples que la guerre, le commerce, ou un grand éclat leur faisait connaître. La Judée qui commençait à peine à se relever de sa ruine, n’attirait pas les regards. Ce fut dans des temps si malheureux que la langue hébraïque cessa d’être vulgaire. Durant la captivité, et ensuite par le commerce qu’il fallut avoir avec les chaldéens, les Juifs apprirent la langue chaldaïque fort approchante de la leur, et qui avait presque le même génie. Cette raison leur fit changer l’ancienne figure des lettres hébraïques, et ils écrivirent l’Hébreu avec les lettres des chaldéens plus usitées parmi eux, et plus aisées à former. Ce changement fut aisé entre deux langues voisines dont les lettres étaient de même valeur, et ne différaient que dans la figure. Depuis ce temps on ne trouve l’écriture sainte parmi les Juifs qu’en lettres chaldaïques ; mais les samaritains retinrent toujours l’ancienne manière de l’écrire. Leurs descendants ont persévéré dans cet usage jusqu’à nos jours, et nous ont par ce moyen conservé le pentateuque, qu’on appelle samaritain, en anciens caractères hébraïques tels qu’on les trouve dans les médailles et dans tous les monuments des siècles passés.
Les Juifs vivaient avec douceur sous l’autorité d’Artaxerxés. Ce prince réduit par Cimon fils de Miltiade général des Athéniens à faire une paix honteuse, désespéra de vaincre les Grecs par la force, et ne songea plus qu’à profiter de leurs divisions. Il en arriva de grandes entre les Athéniens et les Lacédémoniens. Ces deux peuples jaloux l’un de l’autre partagèrent toute la Grèce. Périclès, athénien, commença la guerre du Péloponnèse, durant laquelle Théramène, Thrasybule, et Alcibiade Athéniens se rendent célèbres. Brasidas et Myndare Lacédémoniens y meurent en combattant pour leur pays. Cette guerre dura 27 ans, et finit à l’avantage de Lacédémone, qui avait mis dans son parti Darius nommé le bâtard, fils et successeur d’Artaxerxés. Lysandre général de l’armée navale des Lacédémoniens prit Athènes, et en changea le gouvernement. Mais la Perses s’aperçut bientôt qu’elle avait rendu les Lacédémoniens trop puissants.
Ils soutinrent le jeune Cyrus dans sa révolte contre Artaxerxés son aîné, appelé Mnemon à cause de son excellente mémoire, fils et successeur de Darius. Ce jeune prince sauvé de la prison et de la mort par sa mère Parysatis, songe à la vengeance, gagne les satrapes par ses agréments infinis, traverse l’Asie Mineure, va présenter la bataille au roi son frère dans le cœur de son empire, le blesse de sa propre main, et se croyant trop tôt vainqueur périt par sa témérité. Les dix mille Grecs qui le servaient, font cette retraite étonnante où commandait à la fin Xénophon grand philosophe et grand capitaine, qui en a écrit l’histoire. Les Lacédémoniens continuaient à attaquer l’empire des Perses, qu’Agésilas roi de Sparte fit trembler dans l’Asie Mineure : mais les divisions de la Grèce le rappelèrent en son pays. En ce temps la ville de Véies qui égalait presque la gloire de Rome, après un siège de dix ans et beaucoup de divers succès, fut prise par les Romains sous la conduite de Camille. Sa générosité lui fit encore une autre conquête. Les phalisques qu’il assiégeait se donnèrent à lui, touchés de ce qu’il leur avait renvoyé leurs enfants, qu’un maître d’école lui avait livrés. Rome ne voulait pas vaincre par des trahisons, ni profiter de la perfidie d’un lâche qui abusait de l’obéissance d’un âge innocent. Un peu après les gaulois Senonais entrèrent en Italie, et assiégèrent Clusium. Les Romains perdirent contre eux la fameuse bataille d’Allia. Leur ville fut prise et brûlée. Pendant qu’ils se défendaient dans le capitole, leurs affaires furent rétablies par Camille qu’ils avaient banni. Les gaulois demeurèrent sept mois maîtres de Rome, et appelés ailleurs par d’autres affaires ils se retirèrent chargés de butin. Durant les brouilleries de la Grèce, Épaminondas Thébain se signala par son équité et par sa modération, autant que par ses victoires. On remarque qu’il avait pour règle de ne mentir jamais, même en riant. Ses grandes actions éclatent dans les dernières années de Mnemon, et dans les premières d’Ochus. Sous un si grand capitaine les thébains sont victorieux, et la puissance de Lacédémone est abattue. Celle des rois de Macédoine commence avec Philippe père d’Alexandre Le Grand. Malgré les oppositions d’Ochus et d’Arses son fils rois de Perses, et malgré les difficultés plus grandes encore que lui suscitait dans Athènes l’éloquence de Démosthène puissant défenseur de la liberté, ce prince victorieux durant vingt ans assujettit toute la Grèce, où la bataille de Chéronée qu’il gagna sur les Athéniens et sur leurs alliés lui donna une puissance absolue. Dans cette fameuse bataille, pendant qu’il rompait les Athéniens, il eût la joie de voir Alexandre à l’âge de dix-huit ans enfoncer les troupes thébaines de la discipline d’Épaminondas, et entre autres la troupe sacrée qu’on appelait des amis, qui se croyait invincible. Ainsi maître de la Grèce, et soutenu par un fils d’une si grande espérance, il conçut de plus hauts desseins, et ne médita rien moins que la ruine des Perses contre lesquels il fut déclaré capitaine général. Mais leur perte était réservée à Alexandre. Au milieu des solennités d’un nouveau mariage, Philippe fut assassiné par Pausanias jeune homme de bonne maison, à qui il n’avait pas rendu justice. L’eunuque Bagoas tua dans la même année Arses, roi de Perse, et fit régner à sa place Darius fils d’Arsame, surnommé Codomanus. Il mérite par sa valeur qu’on se range à l’opinion d’ailleurs la plus vraisemblable, qui le fait sortir de la famille royale. Ainsi deux rois courageux commencèrent ensemble leur règne, Darius fils d’Arsame et Alexandre fils de Philippe. Ils se regardaient d’un oeil jaloux, et semblaient nés pour se disputer l’empire du monde. Mais Alexandre voulut s’affermir avant que d’entreprendre son rival.
Il vengea la mort de son père ; il dompta les peuples rebelles qui méprisaient sa jeunesse ; il battit les Grecs qui tentèrent vainement de secouer le joug ; et ruina Thèbes où il n’épargna que la maison et les descendants de Pindare, dont la Grèce admirait les odes. Puissant et victorieux, il marche après tant d’exploits à la teste des Grecs contre Darius, qu’il défait en trois batailles rangées, entre triomphant dans Babylone et dans Suse, détruit Persépolis ancien siège des rois de Perses, pousse ses conquêtes jusqu’aux Indes, et vient mourir à Babylone âgé de trente-trois ans.
De son temps Manasses, frère de Jaddus souverain pontife, excita des brouilleries parmi les Juifs. Il avait épousé la fille de Sanaballat samaritain, que Darius avait fait satrape de ce pays. Plutôt que de répudier cette étrangère, à quoi le conseil de Jérusalem et son frère Jaddus voulaient l’obliger, il embrassa le schisme des samaritains. Plusieurs Juifs, pour éviter de pareilles censures, se joignirent à lui. Des lors il résolut de bâtir un temple prés de Samarie sur la montagne de Garizim, que les samaritains croyaient bénit, et de s’en faire le pontife. Son beau-père, très accrédité auprès de Darius, l’assura de la protection de ce prince, et les suites lui furent encore plus favorables. Alexandre s’éleva : Sanaballat quitta son maître, et mena des troupes au victorieux durant le siège de Tyr. Ainsi il obtint tout ce qu’il voulut ; le temple de Garizim fut bâti, et l’ambition de Manasses fut satisfaite. Les Juifs cependant toujours fidèles aux Perses, refusèrent à Alexandre le secours qu’il leur demandait. Il allait à Jérusalem, résolu de se venger ; mais il fut changé à la vue du souverain pontife, qui vint au-devant de lui avec les sacrificateurs revêtus de leurs habits de cérémonie, et précédés de tout le peuple habillé de blanc. On lui montra des prophéties qui prédisaient ses victoires : c’était celles de Daniel. Il accorda aux Juifs toutes leurs demandes, et ils lui gardèrent la même fidélité qu’ils avaient toujours gardée aux rois de Perses.
Durant ses conquêtes, Rome était aux mains avec les samnites ses voisins, et avait une peine extrême à les réduire malgré la valeur et la conduite de Papyrius Cursor le plus illustre de ses généraux. Après la mort d’Alexandre, son empire fut partagé. Perdiccas, Ptolémée, fils de Lagus, Antigonus, Séleucus, Lysimaque, Antipater, et son fils Cassander, en un mot tous ses capitaines nourris dans la guerre sous un si grand conquérant, songèrent à s’en rendre maîtres par les armes : ils immolèrent à leur ambition toute la famille d’Alexandre, son frère, sa mère, ses femmes, ses enfants, et jusqu’à ses sœurs : on ne vit que des batailles sanglantes et d’effroyables révolutions.
Au milieu de tant de désordres, plusieurs peuples de l’Asie Mineure et du voisinage s’affranchirent, et formèrent les royaumes de Pont, de Bithynie, et de Pergame. La bonté du pays les rendit en suite riches et puissants. L’Arménie secoua aussi dans le même temps le joug des Macédoniens, et devint un grand royaume. Les deux Mithridate père et fils fondèrent celui de Cappadoce. Mais les deux plus puissantes monarchies qui se soient élevées alors, furent celle d’Égypte fondée par Ptolémée fils de Lagus d’où viennent les Lagides, et celle d’Asie ou de Syrie fondée par Séleucus d’où viennent les Séleucides.
Celle-ci comprenait, outre la Syrie, ces vastes et riches provinces de la haute Asie, qui composaient l’empire des Perses : ainsi tout l’Orient reconnut la Grèce, et en apprit le langage. La Grèce elle-même était opprimée par les capitaines d’Alexandre. La Macédoine son ancien royaume, qui donnait des maîtres à l’Orient, était en proie au premier venu. Les enfants de Cassander se chassèrent les uns les autres de ce royaume. Pyrrhus roi des Épirotes, qui en avait occupé une partie, fut chassé par Démétrius Poliorcete fils d’Antigonus, qu’il chassa aussi à son tour : il est lui-même chassé encore une fois par Lysimaque, et Lysimaque par Séleucus que Ptolémée Ceraunus chassé d’Égypte par son père Ptolémée I tua en traître malgré ses bienfaits. Ce perfide n’eût pas plutôt envahi la Macédoine qu’il fut attaqué par les gaulois, et périt dans un combat qu’il leur donna. Durant les troubles de l’Orient ils vinrent dans l’Asie Mineure conduits par leur roi Brennus, et s’établirent dans la Gallo Grèce ou Galatie nommée ainsi de leur nom, d’où ils se jetèrent dans la Macédoine qu’ils ravagèrent, et firent trembler toute la Grèce. Mais leur armée périt dans l’entreprise sacrilège du temple de Delphes. Cette nation remuait par tout, et par tout elle était malheureuse. Quelques années devant l’affaire de Delphes, les gaulois d’Italie, que leurs guerres continuelles et leurs victoires fréquentes rendaient la terreur des Romains, furent excités contre eux par les samnites, les Bruttiens, et les Étruriens. Ils remportèrent d’abord une nouvelle victoire, mais ils en souillèrent la gloire en tuant des ambassadeurs. Les Romains indignés marchent contre eux, les défont, entrent dans leurs terres où ils fondent une colonie, les battent encore deux fois, en assujettissent une partie, et réduisent l’autre à demander la paix. Après que les gaulois d’Orient eurent été chassés de la Grèce, Antigonus Gonatas fils de Démétrius Poliorcete, qui régnait depuis douze ans dans la Grèce, mais fort peu paisible, envahit sans peine la Macédoine.
Pyrrhus était occupé ailleurs. Chassé de ce royaume il espéra de contenter son ambition par la conquête de l’Italie, où il fut appelé par les tarentins. La bataille que les Romains venaient de gagner sur eux et sur les samnites ne leur laissait que cette ressource. Il remporta contre les Romains des victoires qui le ruinaient. Les éléphants de Pyrrhus les étonnèrent : mais le consul Fabrice fit bientôt voir aux Romains que Pyrrhus pouvait être vaincu. Le roi et le consul semblaient se disputer la gloire de la générosité, plus encore que celle des armes : Pyrrhus rendit au consul tous les prisonniers sans rançon, disant qu’il fallait faire la guerre avec le fer, et non point avec l’argent ; et Fabrice renvoya au roi son perfide médecin, qui était venu lui offrir d’empoisonner son maître. En ces temps la religion et la nation judaïque commence à éclater parmi les Grecs. Ce peuple bien traité par les rois de Syrie, vivait tranquillement selon ses lois. Antiochus Le Dieu petit-fils de Séleucus les répandit dans l’Asie Mineure, d’où ils s’étendirent dans la Grèce, et jouirent par tout des mêmes droits et de la même liberté que les autres citoyens.
Ptolémée, fils de Lagus, les avait déjà établis en Égypte. Sous son fils Ptolémée Philadelphe leurs écritures furent tournées en grec, et on vit paraître cette célèbre version appelée la version des septante. C’était de savants vieillards qu’Eléazar souverain pontife envoya au roi qui les demandait. Quelques-uns veulent qu’ils n’aient traduit que les cinq livres de la loi. Le reste des livres sacrés pourrait dans la suite avoir été mis en grec pour l’usage des Juifs répandus dans l’Égypte et dans la Grèce, où ils oublièrent non seulement leur ancienne langue qui était l’Hébreu, mais encore le chaldéen que la captivité leur avait appris. Ils se firent un grec mêlé d’hébraïsmes qu’on appelle le langage hellénistique : les septante et tout le nouveau testament est écrit en ce langage.
Durant cette dispersion des Juifs leur temple fut célèbre par toute la terre, et tous les rois d’Orient y présentaient leurs offrandes. L’Occident était attentif à la guerre des Romains et de Pyrrhus. Enfin ce roi fut défait par le consul Curius, et repassa en Épire. Il n’y demeura pas longtemps en repos, et voulut se récompenser sur la Macédoine des mauvais succès d’Italie. Antigonus Gonatas fut renfermé dans Thessalonique, et contraint d’abandonner à Pyrrhus tout le reste du royaume. Il reprit cœur pendant que Pyrrhus inquiet et ambitieux faisait la guerre aux Lacédémoniens et aux argiens. Les deux rois ennemis furent introduits dans Argos en même temps par deux cabales contraires et par deux portes différentes. Il se donna dans la ville un grand combat : une mère qui vit son fils poursuivi par Pyrrhus qu’il avait blessé, écrasa ce prince d’un coup de pierre. Antigonus défait d’un tel ennemi rentra dans la Macédoine, qui après quelques changements demeura paisible à sa famille. La ligue des achéens l’empêcha de s’accroître. C’était le dernier rempart de la liberté de la Grèce, et ce fut elle qui en produisit les derniers héros avec Aratus et Philopœmen. Les tarentins que Pyrrhus entretenait d’espérance, appelèrent les Carthaginois après sa mort. Ce secours leur fut inutile : ils furent battus avec les Brutiens et les samnites leurs alliés. Ceux-ci, après 72 ans de guerre continuelle, furent forcés à subir le joug des Romains. Tarente les suivit de prés : les peuples voisins ne tinrent pas : ainsi tous les anciens peuples d’Italie furent subjugués. Les gaulois souvent battus n’osaient remuer.
Après 480 ans de guerre, les Romains se virent les maîtres en Italie, et commencèrent à regarder les affaires du dehors : ils entrèrent en jalousie contre les carthaginois trop puissants dans leur voisinage par les conquêtes qu’ils faisaient dans la Sicile, d’où ils venaient d’entreprendre sur eux et sur l’Italie, en secourant les tarentins. La république de Carthage tenait les deux côtes de la mer Méditerranée. Outre celle d’Afrique qu’elle possédait presque toute entière, elle s’était étendue du côté d’Espagne par le détroit. Maîtresse de la mer et du commerce, elle avait envahi les îles de Corse et de Sardaigne. La Sicile avait peine à se défendre, et l’Italie était menacée de trop prés pour ne pas craindre. De là les guerres puniques, malgré les traités mal observés de part et d’autre. La première apprit aux Romains à combattre sur la mer. Ils furent maîtres d’abord dans un art qu’ils ne connaissaient pas ; et le consul Duilius qui donna la première bataille navale, la gagna. Regulus soutint cette gloire, et aborda en Afrique où il eût à combattre ce prodigieux serpent, contre lequel il fallut employer toute son armée. Tout cède : Carthage réduite à l’extrémité ne se sauve que par le secours de Xantippe lacédémonien. Le général romain est battu et pris ; mais sa prison le rend plus illustre que ses victoires. Renvoyé sur sa parole pour ménager l’échange des prisonniers, il vient soutenir dans le sénat la loi qui ôtait toute espérance à ceux qui se laissaient prendre, et retourne à une mort assurée. Deux épouvantables naufrages contraignirent les Romains d’abandonner de nouveau l’empire de la mer aux carthaginois. La victoire demeura longtemps douteuse entre les deux peuples, et les Romains furent prêts à céder : mais ils réparèrent leur flote. Une seule bataille décida, et le consul Lutatius acheva la guerre. Carthage fut obligée à payer tribut et à quitter avec la Sicile toutes les îles qui étaient entre la Sicile et l’Italie. Les Romains gagnèrent cette île toute entière, à la réserve de ce qu’y tenait Hiéron roi de Syracuse leur allié. Après la guerre achevée, les carthaginois pensèrent périr par le soulèvement de leur armée. Ils l’avaient composée, selon leur coutume, de troupes étrangères qui se révoltèrent pour leur paye.
Leur cruelle domination fit joindre à ces troupes mutinées, presque toutes les villes de leur empire, et Carthage étroitement assiégée était perdue sans Amilcar surnommé Barcas. Lui seul avait soutenu la dernière guerre. Ses citoyens lui durent encore la victoire qu’ils remportèrent sur les rebelles : il leur en coûta la Sardaigne, que la révolte de leur garnison ouvrit aux Romains. De peur de s’embarrasser avec eux dans une nouvelle querelle, Carthage céda malgré elle une île si importante, et augmenta son tribut. Elle songeait à rétablir en Espagne son empire ébranlé par la révolte : Amilcar passa dans cette province avec son fils Hannibal âgé de neuf ans, et y mourut dans une bataille. Durant neuf ans qu’il y fit la guerre avec autant d’adresse que de valeur, son fils se formait sous un si grand capitaine, et tout ensemble il concevait une haine implacable contre les Romains. Son allié Hasdrubal fut donné pour successeur à son père. Il gouverna sa province avec beaucoup de prudence, et y bâtit Carthage la neuve qui tenait l’Espagne en sujétion. Les Romains étaient occupés dans la guerre contre Teuta, reine d’Illyrie, qui exerçait impunément la piraterie sur toute la coste. Enflée du butin qu’elle faisait sur les Grecs et sur les Épirotes, elle méprisa les Romains, et tua leur ambassadeur. Elle fut bientôt accablée : les Romains ne lui laissèrent qu’une petite partie de l’Illyrie, et gagnèrent l’île de Corfou que cette reine avait usurpée. Ils se firent alors respecter en Grèce par une solennelle ambassade, et ce fut la première fois qu’on y connut leur puissance. Les grands progrès d’Hasdrubal leur donnaient de la jalousie : mais les gaulois d’Italie les empêchaient de pourvoir aux affaires de l’Espagne. Il y avait quarante cinq ans qu’ils demeuraient en repos. La jeunesse qui s’était élevée durant ce temps ne songeait plus aux pertes passées, et commençait à menacer Rome. Les Romains pour attaquer avec sûreté de si turbulents voisins, s’assurèrent des Carthaginois. Le traité fut conclu avec Hasdrubal qui promit de ne passer point au-delà de l’Èbre. La guerre entre les Romains et les gaulois se fit avec fureur de part et d’autre : les transalpins se joignirent aux cisalpins : tous furent battus. Concolitanus un des rois gaulois fut pris dans la bataille : Aneroestus un autre roi se tua lui-même. Les Romains victorieux passèrent le Pô pour la première fois, résolus d’ôter aux gaulois les environs de ce fleuve dont ils étaient en possession depuis tant de siècles. La victoire les suivit par tout : Milan fut pris ; presque tout le pays fut assujetti. En ce temps Hasdrubal mourut ; et Hannibal quoiqu’il n’eut encore que 25 ans fut mis à sa place. Des lors on prévit la guerre. Le nouveau gouverneur entreprit ouvertement de dompter l’Espagne sans aucun respect des traités. Rome alors écouta les plaintes de Sagonte son alliée. Les ambassadeurs Romains vont à Carthage. Les Carthaginois rétablis n’étaient plus d’humeur à céder. La Sicile ravie de leurs mains, la Sardaigne injustement enlevée, et le tribut augmenté, leur tenaient au cœur. Ainsi la faction qui voulait qu’on abandonnât Hannibal, se trouva faible. Ce général songeait à tout. De secrètes ambassades l’avaient assuré des gaulois d’Italie, qui n’étant plus en état de rien entreprendre par leurs propres forces, embrassèrent cette occasion de se relever. Hannibal traverse l’Èbre, les Pyrénées, toute la Gaule transalpine, les Alpes, et tombe comme en un moment sur l’Italie. Les gaulois ne manquent point de fortifier son armée, et font un dernier effort pour leur liberté. Quatre batailles perdues font croire que Rome allait tomber. La Sicile prend le parti du vainqueur. Hiéronyme, roi de Syracuse, se déclare contre les Romains : presque toute l’Italie les abandonne ; et la dernière ressource de la république semble périr en Espagne avec les deux Scipion. Dans de telles extrémités, Rome dût son salut à trois grands hommes. La constance de Fabius Maximus, qui se mettant au dessus des bruits populaires, faisait la guerre en retraite, fut un rempart à sa patrie. Marcellus, qui fit lever le siège de Nole, et prit Syracuse, donnait vigueur aux troupes par ces actions. Mais Rome qui admirait ces deux grands hommes, crut voir dans le jeune Scipion quelque chose de plus grand. Les merveilleux succès de ses conseils confirmèrent l’opinion qu’on avait qu’il était de race divine, et qu’il conversait avec les dieux. À l’âge de 24 ans il entreprend d’aller en Espagne où son père et son oncle venaient de périr : il attaque Carthage la neuve comme s’il eut agi par inspiration, et ses soldats l’emportent d’abord. Tous ceux qui le voient, sont gagnés au peuple romain : les carthaginois lui quittent l’Espagne : à son abord en Afrique, les rois se donnent à lui : Carthage tremble à son tour, et voit ses armées défaites : Hannibal victorieux durant seize ans est vainement rappelé, et ne peut défendre sa patrie : Scipion y donne la loi : le nom d’africain est sa récompense : le peuple romain ayant abattu les gaulois et les africains, ne voit plus rien à craindre, et combat dorénavant sans péril. Au milieu de la première guerre punique Théodote gouverneur de la Bactrienne enleva mille villes à Antiochus appelé le Dieu, fils d’Antiochus Soter, roi de Syrie. Presque tout l’Orient suivit cet exemple. Les Parthes se révoltèrent sous la conduite d’Arsace chef de la maison des Arsacides, et fondateur d’un empire qui s’étendit peu à peu dans toute la haute Asie.
Les rois de Syrie et ceux d’Égypte, acharnés les uns contre les autres, ne songeaient qu’à se ruiner mutuellement ou par la force, ou par la fraude. Damas et son territoire qu’on appelait la Cœlé-Syrie, et qui confinait aux deux royaumes, fut le sujet de leurs guerres ; et les affaires de l’Asie étaient entièrement séparées de celles de l’Europe.
Durant tous ces temps la philosophie florissait dans la Grèce. La secte des philosophes italiques, et celle des ioniques, la remplissaient de grands hommes, parmi lesquels il se mêla beaucoup d’extravagants à qui la Grèce curieuse ne laissa pas de donner le nom de philosophes. Du temps de Cyrus et de Cambyse, Pythagore commença la secte italique dans la grande Grèce, aux environs de Naples. À peu prés dans le même temps Thalès Milésien forma la secte ionique. De là sont sortis ces grands philosophes, Héraclite, Démocrite, Empédocle, Parménide ; Anaxagore, qui un peu avant la guerre du Péloponnèse fit voir le monde construit par un esprit éternel ; Socrate, qui un peu après ramena la philosophie à l’étude des bonnes mœurs, et fut le père de la philosophie morale ; Platon son disciple, chef de l’académie ; Aristote disciple de Platon et précepteur d’Alexandre, chef des péripatéticiens ; sous les successeurs d’Alexandre, Zénon nommé Cittien, d’une ville de l’île de Chypre où il était né, chef des stoïciens ; et Épicure Athénien, chef des philosophes qui portent son nom : si toutefois on peut nommer philosophes ceux qui niaient ouvertement la providence, et qui ignorant ce que c’est que le devoir, définissaient la vertu par le plaisir. On peut compter parmi les plus grands philosophes Hippocrate le père de la médecine, qui éclata au milieu des autres dans ces heureux temps de la Grèce. Les Romains avaient dans le même temps une autre espèce de philosophie, qui ne consistait point en disputes, ni en discours, mais dans la frugalité, dans la pauvreté, dans les travaux de la vie rustique, et dans ceux de la guerre, où ils faisaient leur gloire de celle de leur patrie et du nom romain : ce qui les rendit enfin maîtres de l’Italie et de Carthage.
L’an 552 de la fondation de Rome, environ 250 ans après la fondation de la monarchie des Perses, et 202 ans avant Jésus-Christ, Carthage fut assujettie aux Romains. Hannibal ne laissait pas sous main de leur susciter des ennemis par tout où il pouvait : mais il ne fit qu’entraîner tous ses amis anciens et nouveaux dans la ruine de sa patrie et dans la sienne. Par les victoires du consul Flamininus, Philippe roi de Macédoine allié des carthaginois fut abattu ; les rois de Macédoine réduits à l’étroit ; et la Grèce affranchie de leur joug. Les Romains entreprirent de faire périr Hannibal, qu’ils trouvaient encore redoutable après sa perte. Ce grand capitaine réduit à se sauver de son pays, remua l’Orient contre eux, et attira leurs armes en Asie.
Par ses puissants raisonnements, Antiochus surnommé le grand roi de Syrie, devint jaloux de leur puissance, et leur fit la guerre : mais il ne suivit pas en la faisant les conseils d’Hannibal, qui l’y avait engagé. Battu par mer et par terre, il reçut la loi que lui imposa le consul Lucius Scipio frère de Scipion L’Africain, et il fut renfermé dans le mont Taurus. Hannibal réfugié chez Prusias, roi de Bithynie, échappa aux Romains par le poison. Ils sont redoutés par toute la terre, et ne veulent plus souffrir d’autre puissance que la leur. Les rois étaient obligés de leur donner leurs enfants pour otage de leur foi. Antiochus, depuis appelé l’Illustre ou Épiphanes, second fils d’Antiochus le grand roi de Syrie, demeura longtemps à Rome en cette qualité : mais sur la fin du règne de Séleucus Philopator son frère aîné il fut rendu ; et les Romains voulurent avoir à sa place Démétrius Soter fils du roi, alors âgé de dix ans. Dans ce contretemps, Séleucus mourut ; et Antiochus usurpa le royaume sur son neveu. Les Romains étaient appliqués aux affaires de la Macédoine, où Persée inquiétait ses voisins, et ne voulait plus s’en tenir aux conditions imposées au roi Philippe son père. Ce fut alors que commencèrent les persécutions du peuple de Dieu. Antiochus l’Illustre régnait comme un furieux : il tourna toute sa fureur contre les Juifs, et entreprit de ruiner le temple, la loi de Moïse, et toute la nation. L’autorité des Romains l’empêcha de se rendre maître de l’Égypte. Ils faisaient la guerre à Persée, qui plus prompt à entreprendre qu’à exécuter,
perdait ses alliés par son avarice, et ses armées par sa lâcheté. Vaincu par le consul Paul Emile, il fut contraint de se livrer entre ses mains.
Gentius roi de l’Illyrie son allié, abattu en trente jours par le préteur Anicius, venait d’avoir un sort semblable. Le royaume de Macédoine, qui avait duré 700 ans, et avait prés de 200 ans donné des maîtres non seulement à la Grèce, mais encore à tout l’Orient, ne fut plus qu’une province romaine. Les fureurs d’Antiochus s’augmentaient contre le peuple de Dieu. On voit paraître alors la résistance de Mathatias sacrificateur, de la race de Phinées, et imitateur de son zèle ; les ordres qu’il donne en mourant pour le salut de son peuple ; les victoires de Judas le Macchabée son fils, malgré le nombre infini de ses ennemis ; l’élévation de la famille des Asmonéens, ou des Macchabées ; la nouvelle dédicace du temple que les gentils avaient profané ; le pontificat de Judas, et la gloire du sacerdoce rétablie ; la mort d’Antiochus digne de son impiété et de son orgueil ; sa fausse conversion durant sa dernière maladie, et l’implacable colère de Dieu sur ce roi superbe. Son fils Antiochus Eupator encore en bas âge lui succéda, sous la tutelle de Lysias son gouverneur. Durant cette minorité Démétrius Soter, qui était en otage à Rome, crut se pouvoir rétablir ; mais il ne put obtenir du sénat d’être renvoyé dans son royaume : la politique romaine aimait mieux un roi enfant. Sous Antiochus Eupator la persécution du peuple de Dieu, et les victoires de Judas le Macchabée continuent. La division se met dans le royaume de Syrie. Démétrius s’échappe de Rome ; les peuples le reconnaissent ; le jeune Antiochus est tué avec Lysias son tuteur. Mais les Juifs ne sont pas mieux traités sous Démétrius que sous ses prédécesseurs ; il éprouve le même sort ; ses généraux sont battus par Judas le Macchabée ; et la main du superbe Nicanor, dont il avait si souvent menacé le temple, y est attachée. Mais un peu après Judas accablé par la multitude fut tué en combattant avec une valeur étonnante. Son frère Jonathas succède à sa charge, et soutient sa réputation. Réduit à l’extrémité, son courage ne l’abandonna pas. Les Romains ravis d’humilier les rois de Syrie accordèrent aux Juifs leur protection ; et l’alliance que Judas avait envoyé leur demander, fut accordée, sans aucun secours toutefois : mais la gloire du nom romain ne laissait pas d’être un grand support au peuple affligé. Les troubles de la Syrie croissaient tous les jours.
Alexandre Balas, qui se vantait d’être fils d’Antiochus l’Illustre, fut mis sur le trône par ceux d’Antioche. Les rois d’Égypte, perpétuels ennemis de la Syrie, se mêlaient dans ses divisions pour en profiter. Ptolémée Philometor soutint Balas. La guerre fut sanglante : Démétrius Soter y fut tué, et ne laissa pour venger sa mort, que deux jeunes princes encore en bas âge, Démétrius Nicator, et Antiochus Sidètes. Ainsi l’usurpateur demeura paisible, et le roi d’Égypte lui donna sa fille Cléopâtre en mariage. Balas, qui se crut au dessus de tout, se plongea dans la débauche, et s’attira le mépris de tous ses sujets. En ce temps Philometor jugea le fameux procès que les samaritains firent aux Juifs. Ces schismatiques toujours opposés au peuple de Dieu, ne manquaient point de se joindre à leurs ennemis ; et pour plaire à Antiochus l’Illustre leur persécuteur ils avaient consacré leur temple de Garizim à Jupiter hospitalier. Malgré cette profanation, ces impies ne laissèrent pas de soutenir quelque temps après à Alexandrie devant Ptolémée Philometor, que ce temple devait l’emporter sur celui de Jérusalem.
Les parties contestèrent devant le roi, et s’engagèrent de part et d’autre à peine de la vie à justifier leurs prétentions par les termes de la loi de Moïse. Les Juifs gagnèrent leur cause, et les samaritains furent punis de mort selon la convention. Le même roi permit à Onias de la race sacerdotale de bâtir en Égypte le temple d’Héliopolis, sur le modèle de celui de Jérusalem : entreprise qui fut condamnée par tout le conseil des Juifs, et jugée contraire à la loi. Cependant Carthage remuait, et souffrait avec peine les lois que Scipion L’Africain lui avait imposées. Les Romains résolurent sa perte totale, et la troisième guerre punique fut entreprise. Le jeune Démétrius Nicator sorti de l’enfance songeait à se rétablir sur le trône de ses ancêtres, et la mollesse de l’usurpateur lui faisait tout espérer. À son approche Balas se troubla : son beau-père Philometor se déclara contre lui, parce que Balas ne voulut pas lui laisser prendre son royaume : l’ambitieuse Cléopâtre sa femme le quitta pour épouser son ennemi, et il périt enfin de la main des siens après la perte d’une bataille. Philometor mourut peu de jours après des blessures qu’il y reçut, et la Syrie fut délivrée de deux ennemis. On vit tomber en ce même temps deux grandes villes.
Carthage fut prise, et réduite en cendre par Scipion Æmilien, qui confirma par cette victoire le nom d’Africain dans sa maison, et se montra digne héritier du grand Scipion son aïeul. Corinthe eût la même destinée, et la république des achéens périt avec elle. Le consul Mummius ruina de fonds en comble cette ville la plus voluptueuse de la Grèce et la plus ornée. Il en transporta à Rome les incomparables statues, sans en connaître le prix. Les Romains ignoraient les arts de la Grèce, et se contentaient de savoir la guerre, la politique, et l’agriculture. Durant les troubles de Syrie les Juifs se fortifièrent : Jonathas se vit recherché des deux partis, et Nicator victorieux le traita de frère. Il en fut bientôt récompensé. Dans une sédition, les Juifs accourus le tirèrent d’entre les mains des rebelles. Jonathas fut comblé d’honneurs : mais quand le roi se crut assuré, il reprit les desseins de ses ancêtres, et les Juifs furent tourmentés comme auparavant. Les troubles de Syrie recommencèrent : Diodote surnommé Tryphon éleva un fils de Balas qu’il nomma Antiochus Le Dieu, et lui servit de tuteur pendant son bas âge. L’orgueil de Démétrius souleva les peuples : toute la Syrie était en feu : Jonathas sût profiter de la conjoncture, et renouvela l’alliance avec les Romains. Tout lui succédait, quand Tryphon par un manquement de parole le fit périr avec ses enfants. Son frère Simon, le plus prudent et le plus heureux des Macchabées, lui succéda ; et les Romains le favorisèrent, comme ils avaient fait ses prédécesseurs.
Tryphon ne fut pas moins infidèle à son pupille Antiochus, qu’il l’avait été à Jonathas. Il fit mourir cet enfant par le moyen des médecins, sous prétexte de le faire tailler de la pierre qu’il n’avait pas, et se rendit maître d’une partie du royaume. Simon prit le parti de Démétrius Nicator roi légitime ; et après avoir obtenu de lui la liberté de son pays, il la soutint par les armes contre le rebelle Tryphon. Les Syriens furent chassés de la citadelle qu’ils tenaient dans Jérusalem, et en suite de toutes les places de la Judée. Ainsi les Juifs affranchis du joug des gentils par la valeur de Simon, accordèrent les droits royaux à lui et à sa famille, et Démétrius Nicator consentit à ce nouvel établissement. Là commence le nouveau royaume du peuple de Dieu, et la principauté des Asmonéens toujours jointe au souverain sacerdoce. En ces temps l’empire des Parthes s’étendit sur la Bactrienne et sur les Indes par les victoires de Mithridate le plus vaillant des arsacides. Pendant qu’il s’avançait vers l’Euphrate, Démétrius Nicator appelé par les peuples de cette contrée que Mithridate venait de soumettre, espérait de réduire à l’obéissance les Parthes que les Syriens traitaient toujours de rebelles. Il remporta plusieurs victoires ; et prêt à retourner dans la Syrie pour y accabler Tryphon, il tomba dans un piége qu’un général de Mithridate lui avait tendu : ainsi il demeura prisonnier des Parthes. Tryphon qui se croyait assuré par le malheur de ce prince, se vit tout d’un coup abandonné des siens. Ils ne pouvaient plus souffrir son orgueil.
Durant la prison de Démétrius leur roi légitime, ils se donnèrent à sa femme Cléopâtre et à ses enfants ; mais il fallut chercher un défenseur à ces princes encore en bas âge. Ce soin regardait naturellement Antiochus Sidetes frère de Démétrius : Cléopâtre le fit reconnaître dans tout le royaume. Elle fit plus : Phraate frère et successeur de Mithridate traita Nicator en roi, et lui donna sa fille Rodogune en mariage. En haine de cette rivale, Cléopâtre à qui elle ôtait la couronne avec son mari épousa Antiochus Sidetes, et se résolut à régner par toute sorte de crimes. Le nouveau roi attaqua Tryphon : Simon se joignit à lui dans cette entreprise, et le tyran forcé dans toutes ses places finit comme il le méritait. Antiochus maître du royaume oublia bientôt les services que Simon lui avait rendus dans cette guerre, et le fit périr. Pendant qu’il ramassait contre les Juifs toutes les forces de la Syrie, Jean Hyrcan fils de Simon succéda au pontificat de son père, et tout le peuple se soumit à lui. Il soutint le siège dans Jérusalem avec beaucoup de valeur, et la guerre qu’Antiochus méditait contre les Parthes pour délivrer son frère captif, lui fit accorder aux Juifs des conditions supportables. En même temps que cette paix se conclut, les Romains qui commençaient à être trop riches, trouvèrent de redoutables ennemis dans la multitude effroyable de leurs esclaves. Eunus esclave lui-même les souleva en Sicile ; et il fallut employer à les réduire toute la puissance romaine. Un peu après, la succession d’Attalus roi de Pergame, qui fit par son testament le peuple romain son héritier, mit la division dans la ville. Les troubles des Gracques commencèrent. Le séditieux tribunat de Tiberius Gracchus un des premiers hommes de Rome, le fit périr : tout le sénat le tua par la main de Scipion Nasica, et ne vit que ce moyen d’empêcher la dangereuse distribution d’argent dont cet éloquent tribun flattait le peuple. Scipion Æmilien rétablissait la discipline militaire, et ce grand homme qui avait détruit Carthage, ruina encore en Espagne Numance la seconde terreur des Romains. Les Parthes se trouvèrent faibles contre Sidetes : ses troupes quoique corrompues par un luxe prodigieux, eurent un succès surprenant. Jean Hyrcan qui l’avait suivi dans cette guerre avec ses Juifs, y signala sa valeur, et fit respecter la religion judaïque, lors que l’armée s’arrêta pour lui donner le loisir de célébrer le jour du repos. Tout cédait, et Phraate vit son empire réduit à ses anciennes limites ; mais loin de désespérer de ses affaires, il crut que son prisonnier lui servirait à les rétablir, et à envahir la Syrie. Dans cette conjoncture, Démétrius éprouva un sort bizarre. Il fut souvent relâché, et autant de fois retenu suivant que l’espérance ou la crainte prévalaient dans l’esprit de son beau-père ; enfin un moment heureux où Phraate ne vit de ressource que dans la diversion qu’il voulait faire en Syrie par son moyen, le mit tout à fait en liberté. À ce moment le sort tourna : Sidetes qui ne pouvait soutenir ses effroyables dépenses que par des rapines insupportables, fut accablé tout d’un coup par un soulèvement général des peuples, et périt avec son armée tant de fois victorieuse. Ce fut en vain que Phraate fit courir après Démétrius : il n’était plus temps ; ce prince était rentré dans son royaume. Sa femme Cléopâtre qui ne voulait que régner, retourna bientôt avec lui, et Rodogune fut oubliée. Hyrcan profita du temps : il prit Sichem aux Samaritains, et renversa de fonds en comble le temple de Garizim, deux cent ans après qu’il avait été bâti par Sanabalat. Sa ruine n’empêcha pas les samaritains de continuer leur culte sur cette montagne, et les deux peuples demeurèrent irréconciliables. L’année d’après toute l’Idumée unie par les victoires d’Hyrcan au royaume de Judée, reçut la loi de Moïse avec la circoncision. Les Romains continuèrent leur protection à Hyrcan, et lui firent rendre les villes que les Syriens lui avaient ôtées. L’orgueil et les violences de Démétrius Nicator ne laissèrent pas la Syrie longtemps tranquille. Les peuples se révoltèrent. Pour entretenir leur révolte, l’Égypte ennemie leur donna un roi : ce fut Alexandre Zebina fils de Balas.
Démétrius fut battu, et Cléopâtre qui crut régner plus absolument sous ses enfants que sous son mari, le fit périr. Elle ne traita pas mieux son fils aîné Selucus, qui voulait régner malgré elle. Son second fils Antiochus appelé Grypus avait défait les rebelles, et revenait victorieux : Cléopâtre lui présenta en cérémonie la coupe empoisonnée, que son fils averti de ses desseins pernicieux lui fit avaler. Elle laissa en mourant une semence éternelle de divisions entre les enfants qu’elle avait eu des deux frères Démétrius Nicator et Antiochus Sidetes. La Syrie ainsi agitée ne fut plus en état de troubler les Juifs. Jean Hyrcan prit Samarie, et ne put convertir les samaritains. Cinq ans après il mourut : la Judée demeura paisible à ses deux enfants Aristobule et Alexandre Jannée, qui régnèrent l’un après l’autre sans être incommodés des rois de Syrie. Les Romains laissaient ce riche royaume se consumer par lui-même, et s’étendaient du côté de l’Occident. Durant les guerres de Démétrius Nicator et de Zeina, ils commencèrent à s’étendre au-delà des Alpes ; et Sextius vainqueur des gaulois nommés saliens, établit dans la ville d’Aix, une colonie qui porte encore son nom. Les gaulois se défendaient mal. Fabius dompta les allobroges et tous les peuples voisins ; et la même année que Grypus fit boire à sa mère le poison qu’elle lui avait préparé, la Gaule Narbonnaise réduite en province reçut le nom de province romaine. Ainsi l’empire romain s’agrandissait, et occupait peu à peu toutes les terres et toutes les mers du monde connu. Mais autant que la face de la république paraissait belle au dehors par les conquêtes, autant était-elle défigurée par l’ambition désordonnée de ses citoyens, et par ses guerres intestines. Les plus illustres des Romains devinrent les plus pernicieux au bien public. Les deux Gracques, en flattant le peuple, commencèrent des divisions, qui ne finirent qu’avec la république.
Caïus frère de Tiberius ne put souffrir qu’on eut fait mourir un si grand homme d’une manière si tragique. Animé à la vengeance par des mouvements qu’on crut inspirés par l’ombre de Tiberius, il arma tous les citoyens les uns contre les autres ; et à la veille de tout détruire, il périt d’une mort semblable à celle qu’il voulait venger. L’argent faisait tout à Rome. Jugurtha roi de Numidie, souillé du meurtre de ses frères que le peuple romain protégeait, se défendit plus longtemps par ses largesses que par ses armes ; et Marius qui acheva de le vaincre ne put parvenir au commandement, qu’en animant le peuple contre la noblesse. Les esclaves armèrent encore une fois dans la Sicile, et leur seconde révolte ne coûta pas moins de sang aux Romains que la première. Marius battit les Teutons, les Cimbres et les autres peuples du nord qui pénétraient dans les Gaules, dans l’Espagne et dans l’Italie. Les victoires qu’il en remporta furent une occasion de proposer de nouveaux partages de terre : Metellus qui s’y opposait fut contraint de céder au temps, et les divisions ne furent éteintes que par le sang de Saturninus tribun du peuple.
Pendant que Rome protégeait la Cappadoce contre Mithridate roi de Pont, et qu’un si grand ennemi cédait aux forces romaines avec la Grèce qui était entrée dans ses intérêts : l’Italie exercée aux armes par tant de guerres soutenues ou contre les Romains, ou avec eux, mit leur empire en péril par une révolte universelle. Rome se vit déchirée dans les mêmes temps par les fureurs de Marius et de Sylla, dont l’un avait fait trembler le Midi et le Nord, et l’autre était le vainqueur de la Grèce et de l’Asie. Sylla qu’on nommait l’heureux, le fut trop contre sa patrie, que sa dictature tyrannique mit en servitude. Il put bien quitter volontairement la souveraine puissance ; mais il ne put empêcher l’effet du mauvais exemple. Chacun voulut dominer. Sertorius zélé partisan de Marius se cantonna dans l’Espagne, et se ligua avec Mithridate. Contre un si grand capitaine, la force fut inutile ; et Pompée ne put réduire ce parti qu’en y mettant la division.
Il n’y eût pas jusqu’à Spartacus gladiateur, qui ne crut pouvoir aspirer au commandement. Cet esclave ne fit pas moins de peine aux préteurs et aux consuls, que Mithridate en faisait à Lucullus. La guerre des gladiateurs devint redoutable à la puissance romaine : Crassus avait peine à la finir, et il fallut envoyer contre eux le grand Pompée. Lucullus prenait le dessus en Orient. Les Romains passèrent l’Euphrate : mais leur général invincible contre l’ennemi ne put tenir dans le devoir ses propres soldats. Mithridate, souvent battu sans jamais perdre courage, se relevait ; et le bonheur de Pompée semblait nécessaire à terminer cette guerre. Il venait de purger les mers des pirates qui les infestaient depuis la Syrie jusqu’aux colonnes d’Hercule, quand il fut envoyé contre Mithridate. Sa gloire parut alors élevée au comble. Il achevait de soumettre ce vaillant roi, l’Arménie où il s’était réfugié, l’Ibérie et l’Albanie qui le soutenaient, la Syrie déchirée par ses factions, la Judée où la division des Asmonéens ne laissa à Hyrcan II fils d’Alexandre Jannée qu’une ombre de puissance, et enfin tout l’Orient : mais il n’eut pas eu où triompher de tant d’ennemis, sans le consul Cicéron qui sauvait la ville des feux que lui préparait Catilina suivi de la plus illustre noblesse de Rome. Ce redoutable parti fut ruiné par l’éloquence de Cicéron, plutôt que par les armes de C Antonius son collègue.
La liberté du peuple romain n’en fut pas plus assurée. Pompée régnait dans le sénat, et son grand nom le rendait maître absolu de toutes les délibérations. Jules César en domptant les Gaules, fit à sa patrie la plus utile conquête qu’elle eut jamais faite. Un si grand service le mit en état d’établir sa domination dans son pays. Il voulut premièrement égaler, et ensuite surpasser Pompée.
Les immenses richesses de Crassus lui firent croire qu’il pourrait partager la gloire de ces deux grands hommes, comme il partageait leur autorité. Il entreprit témérairement la guerre contre les Parthes, funeste à lui et à sa patrie. Les Arsacides vainqueurs insultèrent par de cruelles railleries à l’ambition des Romains, et à l’avarice insatiable de leur général. Mais la honte du nom romain ne fut pas le plus mauvais effet de la défaite de Crassus. Sa puissance contrebalançait celle de Pompée et de César, qu’il tenait unis comme malgré eux. Par sa mort, la digue qui les retenait fut rompue. Les deux rivaux qui avaient en main toutes les forces de la république, décidèrent leur querelle à Pharsale par une bataille sanglante : César victorieux parut en un moment par tout l’univers, en Égypte, en Asie, en Mauritanie, en Espagne : vainqueur de tous côtés, il fut reconnu comme maître à Rome et dans tout l’empire. Brutus et Cassius crurent affranchir leurs citoyens en le tuant comme un tyran malgré sa clémence. Rome retomba entre les mains de Marc-Antoine, de Lépide et du jeune César Octavien, petit neveu de Jules César et son fils par adoption, trois insupportables tyrans dont le triumvirat et les proscriptions font encore horreur en les lisant. Mais elles furent trop violentes pour durer longtemps. Ces trois hommes partagent l’empire. César garde l’Italie ; et changeant incontinent en douceur ses premières cruautés, il fait croire qu’il y a été entraîné par ses collègues. Les restes de la république périssent avec Brutus et Cassius. Antoine et César, après avoir ruiné Lépide, se tournent l’un contre l’autre. Toute la puissance romaine se met sur la mer. César gagne la bataille actiaque : les forces de l’Égypte et de l’Orient qu’Antoine menait avec lui sont dissipées : tous ses amis l’abandonnent, et même sa Cléopâtre pour laquelle il s’était perdu. Hérode Iduméen qui lui devait tout, est contraint de se donner au vainqueur, et se maintient par ce moyen dans la possession du royaume de Judée, que la faiblesse du vieux Hyrcan avait fait perdre entièrement aux asmonéens. Tout cède à la fortune de César : Alexandrie lui ouvre ses portes : l’Égypte devient une province romaine : Cléopâtre qui désespère de la pouvoir conserver, se tue elle-même après Antoine : Rome tend les bras à César, qui demeure sous le nom d’Auguste et sous le titre d’empereur seul maître de tout l’empire. Il dompte vers les Pyrénées, les Cantabres et les Asturiens révoltés : l’Éthiopie lui demande la paix : les Parthes épouvantés lui renvoient les étendards pris sur Crassus avec tous les prisonniers Romains : les Indes recherchent son alliance : ses armes se font sentir aux Rhetes ou Grisons, que leurs montagnes ne peuvent défendre : la Pannonie le reconnaît : la Germanie le redoute, et le Veser reçoit ses lois. Victorieux par mer et par terre, il ferme le temple de Janus. Tout l’univers vit en paix sous sa puissance, et Jésus-Christ vient au monde.
Nous voila enfin arrivés à ces temps tant désirés par nos pères, de la venue du messie. Ce nom veut dire le Christ ou l’oint du seigneur ; et Jésus-Christ le mérite comme pontife, comme roi, et comme prophète. On ne convient pas de l’année précise où il vint au monde, et on convient que sa vraie naissance devance de quelques années notre ère vulgaire que nous suivrons pourtant avec tous les autres pour une plus grande commodité. Sans disputer davantage sur l’année de la naissance de notre seigneur, il suffit que nous sachions qu’elle est arrivée environ l’an 4000 du monde. Les uns la mettent un peu auparavant, les autres un peu après, et les autres précisément en cette année : diversité qui provient autant de l’incertitude des années du monde, que de celle de la naissance de notre seigneur. Quoi qu’il en soit, ce fut environ ce temps, 1000 ans après la dédicace du temple, et l’an 754 de Rome que Jésus-Christ fils de Dieu dans l’éternité, fils d’Abraham et de David dans le temps, naquit d’une vierge. Cette époque est la plus considérable de toutes, non seulement par l’importance d’un si grand évènement, mais encore parce que c’est celle d’où il y a plusieurs siècles que les chrétiens commencent à compter leurs années. Elle a encore ceci de remarquable, qu’elle concourt à peu prés avec le temps où Rome retourne à l’état monarchique sous l’empire paisible d’Auguste. Tous les arts fleurirent de son temps, et la poésie latine fut portée à sa dernière perfection par Virgile et par Horace, que ce prince n’excita pas seulement par ses bienfaits, mais encore en leur donnant un libre accès auprès de lui. La naissance de Jésus-Christ fut suivie de prés de la mort d’Hérode. Son royaume fut partagé entre ses enfants, et le principal partage ne tarda pas à tomber entre les mains des Romains. Auguste acheva son règne avec beaucoup de gloire. Tibère qu’il avait adopté lui succéda sans contradiction, et l’empire fut reconnu pour héréditaire dans la maison des Césars. Rome eût beaucoup à souffrir de la cruelle politique de Tibère : le reste de l’empire fut assez tranquille. Germanicus neveu de Tibère apaisa les armées rebelles, refusa l’empire, battit le fier Arminius, poussa ses conquêtes jusqu’à l’Elbe ; et s’étant attiré avec l’amour de tous les peuples la jalousie de son oncle, ce barbare le fit mourir ou de chagrin, ou par le poison. À la quinzième année de Tibère, saint Jean Baptiste paraît : Jésus-Christ se fait baptiser par ce divin précurseur : le père éternel reconnaît son fils bien-aimé par une voix qui vient d’en haut : le Saint Esprit descend sur le Sauveur, sous la figure pacifique d’une colombe : toute la trinité manifeste. Là commence avec la 70 semaine de Daniel la prédication de Jésus-Christ. Cette dernière semaine était la plus importante et la plus marquée.
Daniel l’avait séparée des autres, comme la semaine où l’alliance devait être confirmée, et au milieu de laquelle les anciens sacrifices devaient perdre leur vertu. Nous la pouvons appeler la semaine des mystères. Jésus-Christ y établit sa mission et sa doctrine par des miracles innombrables, et en suite par sa mort. Elle arriva la quatrième année de son ministère, qui fut aussi la quatrième année de la dernière semaine de Daniel, et cette grande semaine se trouve de cette sorte justement coupée au milieu par cette mort.
Ainsi le compte des semaines est aisé à faire, ou plutôt il est tout fait. Il n’y a qu’à ajouter à 453 ans, qui se trouveront depuis l’an 300 de Rome, et le 20e d’Artaxerxés jusqu’au commencement de l’ère vulgaire, les 30 ans de cette ère qu’on voit aboutir à la quinzième année de Tibère, et au baptême de notre seigneur ; il se fera de ces deux sommes 483 ans : des sept ans qui restent encore pour en achever 490 le quatrième qui fait le milieu, est celui où Jésus-Christ est mort ; et tout ce que Daniel a prophétisé est visiblement renfermé dans le terme qu’il s’est prescrit. On n’aurait pas même besoin de tant de justesse, et rien ne force à prendre dans cette extrême rigueur le milieu marqué par Daniel. Les plus difficiles se contenteraient de le trouver en quelque point que ce fut entre les deux extrémités : ce que je dis, afin que ceux qui croiraient avoir des raisons pour mettre un peu plus haut ou un peu plus bas le commencement d’Artaxerxés, ou la mort de notre seigneur, ne se gênent pas dans leur calcul, et que ceux qui voudraient tenter d’embarrasser une chose claire par des chicanes de chronologie, se défassent de leur inutile subtilité.
Les ténèbres qui couvrirent toute la face de la terre en plein midi, et au moment que Jésus-Christ fut crucifié, sont prises pour une éclipse ordinaire par les auteurs païens qui ont remarqué ce mémorable évènement. Mais les premiers chrétiens qui en ont parlé aux Romains comme d’un prodige marqué non seulement par leurs auteurs, mais encore par les registres publics, ont fait voir que ni au temps de la pleine lune où Jésus-Christ était mort, ni dans toute l’année où cette éclipse est observée, il ne pouvait en être arrivé aucune qui ne fut surnaturelle. Nous avons les propres paroles de Phlegon affranchi d’Adrien, citées dans un temps où son livre était entre les mains de tout le monde, aussi bien que les histoires syriaques de Thallus qui l’a suivi ; et la 4e année de la 202 olympiade marquée dans les annales de Phlegon est celle de la mort de notre seigneur.
Pour achever les mystères, Jésus-Christ sort du tombeau le troisième jour ; il apparaît à ses disciples ; il monte aux cieux en leur présence ; il leur envoie le Saint Esprit ; l’église se forme ; la persécution commence ; saint Estienne est lapidé ; saint Paul est converti. Un peu après Tibère meurt.
Caligula son petit neveu, son fils par adoption, et son successeur, étonne l’univers par sa folie cruelle et brutale : il se fait adorer, et ordonne que sa statue soit placée dans le temple de Jérusalem. Chereas délivre le monde de ce monstre. Claudius règne malgré sa stupidité. Il est déshonoré par Messaline sa femme qu’il redemande après l’avoir fait mourir. On le remarie avec Agrippine fille de Germanicus. Les apôtres tiennent le concile de Jérusalem, où saint Pierre parle le premier comme il fait par tout ailleurs. Les gentils convertis y sont affranchis des cérémonies de la loi. La sentence en est prononcée au nom du Saint Esprit et de l’église. Saint Paul et saint Barnabé portent le décret du concile aux églises, et enseignent aux fidèles à s’y soumettre. Telle fut la forme du premier concile. Le stupide empereur déshérita son fils Britannicus, et adopta Néron fils d’Agrippine. En récompense elle empoisonna ce trop facile mari. Mais l’empire de son fils ne lui fut pas moins funeste à elle-même, qu’à tout le reste de la république. Corbulon fit tout l’honneur de ce règne par les victoires qu’il remporta sur les Parthes et sur les arméniens. Néron commença dans le même temps la guerre contre les Juifs, et la persécution contre les chrétiens. C’est le premier empereur qui ait persécuté l’église. Il fit mourir à Rome saint Pierre et saint Paul. Mais comme dans le même temps il persécutait tout le genre humain, on se révolta contre lui de tous côtés : il apprit que le sénat l’avait condamné, et se tua lui-même. Chaque armée fit un empereur : la querelle se décida auprès de Rome, et dans Rome même, par d’effroyables combats.
Galba, Othon et Vitellius y périrent : l’empire affligé se reposa sous Vespasien. Mais les Juifs furent réduits à l’extrémité : Jérusalem fut prise et brûlée. Tite fils et successeur de Vespasien donna au monde une courte joie ; et ses jours qu’il croyait perdus quand ils n’étaient pas marqués de quelque bienfait, se précipitèrent trop vite. On vit revivre Néron en la personne de Domitien. La persécution se renouvela. Saint Jean sorti de l’huile bouillante fut relégué dans l’île de Patmos, où il écrivit son apocalypse. Un peu après il écrivit son évangile, âgé de 90 ans, et joignit la qualité d’évangéliste à celle d’apôtre et de prophète.
Depuis ce temps les chrétiens furent toujours persécutés, tant sous les bons que sous les mauvais empereurs. Ces persécutions se faisaient, tantôt par les ordres des empereurs, et par la haine particulière des magistrats, tantôt par le soulèvement des peuples, et tantôt par des décrets prononcés authentiquement dans le sénat sur les rescrits des princes, ou en leur présence. Alors la persécution était plus universelle, et plus sanglante ; et ainsi la haine des infidèles toujours obstinée à perdre l’église s’excitait de temps en temps elle-même à de nouvelles fureurs. C’est par ces renouvellements de violence que les historiens ecclésiastiques comptent dix persécutions sous dix empereurs. Dans de si longues souffrances, les chrétiens ne firent jamais la moindre sédition. Parmi tous les fidèles, les évêques étaient toujours les plus attaqués. Parmi toutes les églises, l’église de Rome fut persécutée avec le plus de violence ; et trente papes confirmèrent par leur sang l’évangile qu’ils annonçaient à toute la terre. Domitien est tué : l’empire commence à respirer sous Nerva. Son grand âge ne lui permet pas de rétablir les affaires : mais pour faire durer le repos public, il choisit Trajan pour son successeur. L’empire tranquille au dedans, et triomphant au dehors, ne cesse d’admirer un si bon prince. Aussi avait-il pour maxime, qu’il fallait que ses citoyens le trouvassent tel qu’il eut voulu trouver l’empereur s’il eut été simple citoyen. Ce prince dompta les daces et Décébale leur roi ; étendit ses conquêtes en Orient ; donna un roi aux Parthes, et leur fit craindre la puissance romaine : heureux que l’ivrognerie et ses infâmes amours, vices si déplorables dans un si grand prince, ne lui aient rien fait entreprendre contre la justice. À des temps si avantageux pour la république, succédèrent ceux d’Adrien mêlés de bien et de mal. Ce prince maintint la discipline militaire, vécut lui-même militairement et avec beaucoup de frugalité, soulagea les provinces, fit fleurir les arts, et la Grèce qui en était la mère. Les barbares furent tenus en crainte par ses armes et par son autorité. Il rebâtit Jérusalem à qui il donna son nom, et c’est de là que lui vient le nom d’Ælia ; mais il en bannit les Juifs toujours rebelles à l’empire. Ces opiniâtres trouvèrent en lui un impitoyable vengeur.
Il déshonora par ses cruautés et par ses amours monstrueuses un règne si éclatant. Son infâme Antinoüs dont il fit un dieu, couvre de honte toute sa vie. L’empereur sembla réparer ses fautes, et rétablir sa gloire effacée, en adoptant Antonin le pieux qui adopta Marc Aurèle le sage et le philosophe. En ces deux princes paraissent deux beaux caractères. Le père toujours en paix, est toujours prêt dans le besoin à faire la guerre : le fils est toujours en guerre, toujours prêt à donner la paix à ses ennemis et à l’empire. Son père Antonin lui avait appris, qu’il valait mieux sauver un seul citoyen, que de défaire mille ennemis. Les parthes et les Marcomans éprouvèrent la valeur de Marc-Aurèle : les derniers étaient des germains que cet empereur achevait de dompter quand il mourut.
Par la vertu des deux Antonins, ce nom devint les délices des Romains. La gloire d’un si beau nom ne fut effacée, ni par la mollesse de Lucius Verus frère de Marc-Aurèle et son collègue dans l’empire, ni par les brutalités de Commode son fils et son successeur. Celui-ci indigne d’avoir un tel père, en oublia les enseignements et les exemples. Le sénat et les peuples le détestèrent : ses plus assidus courtisans et sa maîtresse le firent mourir. Son successeur Pertinax, vigoureux défenseur de la discipline militaire, se vit immolé à la fureur des soldats licencieux qui l’avaient un peu auparavant élevé malgré lui à la souveraine puissance. L’empire mis à l’encan par l’armée, trouva un acheteur. Le jurisconsulte Didius Julianus hasarda ce hardi marché : il lui en coûta la vie : Sévère Africain le fit mourir, vengea Pertinax, passa d’Orient en Occident, triompha en Syrie, en Gaule et dans la Grande Bretagne. Rapide conquérant, il égala César par ses victoires ; mais il n’imita pas sa clémence. Il ne put mettre la paix parmi ses enfants. Bassien ou Caracalla son fils aîné, faux imitateur d’Alexandre, aussitôt après la mort de son père, tua son frère Geta empereur comme lui dans le sein de Julie leur mère commune, passa sa vie dans la cruauté et dans le carnage, et s’attira à lui-même une mort tragique. Sévère lui avait gagné le cœur des soldats et des peuples, en lui donnant le nom d’Antonin ; mais il n’en sût pas soutenir la gloire. Le syrien Héliogabale, ou plutôt Alagabale son fils, ou du moins réputé pour tel, quoique le nom d’Antonin lui eut donné d’abord le cœur des soldats et la victoire sur Macrin, devint aussitôt après par ses infamies l’horreur du genre humain, et se perdit lui-même. Alexandre Sévère fils de Mamée, son parent et son successeur, vécut trop peu pour le bien du monde. Il se plaignait d’avoir plus de peine à contenir ses soldats, qu’à vaincre ses ennemis. Sa mère qui le gouvernait fut cause de sa perte, comme elle l’avait été de sa gloire. Sous lui Artaxerxés persan tua son maître Artaban dernier roi des parthes, et rétablit l’empire des Perses en Orient.
En ces temps l’église encore naissante remplissait toute la terre, et non seulement l’Orient où elle avait commencé, c’est à dire la Palestine, la Syrie, l’Égypte, l’Asie Mineure, et la Grèce ; mais encore dans l’Occident, outre l’Italie, les diverses nations des Gaules, toutes les provinces d’Espagne, l’Afrique, la Germanie, la Grande Bretagne dans les endroits impénétrables aux armes romaines ; et encore hors de l’empire, l’Arménie, la Perse, les Indes, les peuples les plus barbares, les sarmates, les daces, les scythes, les maures, les getuliens ; et jusqu’aux îles les plus inconnues. Le sang de ses martyrs la rendait féconde. Sous Trajan, saint Ignace évêque d’Antioche fut exposé aux bêtes farouches.
Marc-Aurèle malheureusement prévenu des calomnies dont on chargeait le christianisme, fit mourir saint Justin le philosophe, et l’apologiste de la religion chrétienne. Saint Polycarpe évêque de Smyrne, disciple de saint Jean, à l’âge de 80 ans fut condamné au feu sous le même prince. Les saints Martyrs de Lion et de Vienne endurèrent des supplices inouïs, à l’exemple de saint Photin leur évêque âgé de 90 ans. L’église gallicane remplit tout l’univers de sa gloire. Saint Irénée disciple de saint Polycarpe, et successeur de saint Photin, imita son prédécesseur, et mourut martyr sous Sévère avec un grand nombre de fidèles de son église. Quelquefois la persécution se ralentissait. Dans une extrême disette d’eau que Marc-Aurèle souffrit en Germanie, une légion chrétienne obtint une pluie capable d’étancher la soif de son armée, et accompagnée de coups de foudre qui épouvantèrent ses ennemis. Le nom de foudroyante fut donné ou confirmé à la légion par ce miracle.
L’empereur en fut touché, et écrivit au sénat en faveur des chrétiens. À la fin ses devins lui persuadèrent d’attribuer à ses dieux et à ses prières un miracle que les païens ne s’avisaient pas seulement de souhaiter. D’autres causes suspendaient ou adoucissaient quelquefois la persécution pour un peu de temps : mais la superstition, vice que Marc-Aurèle ne put éviter, la haine publique, et les calomnies qu’on imposait aux chrétiens, prévalaient bientôt. La fureur des païens se rallumait, et tout l’empire ruisselait du sang des martyrs. La doctrine accompagnait les souffrances. Sous Sévère, et un peu après, Tertullien prêtre de Carthage éclaira l’église par ses écrits, la défendit par un admirable apologétique, et la quitta enfin aveuglé par une orgueilleuse sévérité, et séduit par les visions du faux prophète Montanus. À peu prés dans le même temps le saint prêtre Clément Alexandrin déterra les antiquités du paganisme, pour le confondre.
Origène fils du saint Martyr Léonide se rendit célèbre par toute l’église dés sa première jeunesse, et enseigna de grandes vérités qu’il mêlait de beaucoup d’erreurs. Le philosophe Ammonius fit servir à la religion la philosophie platonicienne, et s’attira le respect même des païens. Cependant les valentiniens, les gnostiques, et d’autres sectes impies combattaient l’évangile par de fausses traditions : saint Irénée leur oppose la tradition et l’autorité des églises apostoliques, sur tout de celle de Rome fondée par les apôtres saint Pierre et saint Paul, et la principale de toutes. Tertullien fait la même chose. L’église n’est ébranlée ni par les hérésies, ni par les schismes, ni par la chute de ses docteurs les plus illustres. La sainteté de ses mœurs est si éclatante, qu’elle lui attire les louanges de ses ennemis.
Les affaires de l’empire se brouillaient d’une terrible manière. Après la mort d’Alexandre, le tyran Maximin qui l’avait tué se rendit le maître, quoique de race gothique. Le sénat lui opposa quatre empereurs, qui périrent tous en moins de deux ans. Parmi eux étaient les deux Gordiens père et fils chéris du peuple romain. Le jeune Gordien leur fils, quoique dans une extrême jeunesse il montrât une sagesse consommée, défendit à peine contre les Perses l’empire affaibli par tant de divisions. Il avait repris sur eux beaucoup de places importantes. Mais Philippe Arabe tua un si bon prince ; et de peur d’être accablé par deux empereurs que le sénat élût l’un après l’autre, il fit une paix honteuse avec Sapor roi de Perses. C’est le premier des Romains qui ait abandonné par traité quelques terres de l’empire. On dit qu’il embrassa la religion chrétienne dans un temps où tout à coup il parut meilleur, et il est vrai qu’il fut favorable aux chrétiens. En haine de cet empereur, Dèce qui le tua, renouvela la persécution avec plus de violence que jamais.
L’église s’étendit de tous côtés, principalement dans les Gaules, et l’empire perdit bientôt Dèce qui le défendait vigoureusement. Gallus et Volusien passèrent bien vite : Emilien ne fit que paraître : la souveraine puissance fut donnée à Valérien, et ce vénérable vieillard y monta par toutes les dignités. Il ne fut cruel qu’aux chrétiens. Sous lui le pape saint Estienne et saint Cyprien évêque de Carthage, malgré toutes leurs disputes qui n’avaient point rompu la communion, reçurent tous deux la même couronne. L’erreur de saint Cyprien qui rejetait le baptême donné par les hérétiques, ne nuisit ni à lui, ni à l’église. La tradition du saint siège se soutint par sa propre force contre les spécieux raisonnements, et contre l’autorité d’un si grand homme, encore que d’autres grands hommes défendissent la même doctrine. Une autre dispute fit plus de mal. Sabellius confondit ensemble les trois personnes divines, et ne connut en Dieu qu’une seule personne sous trois noms. Cette nouveauté étonna l’église, et saint Denys évêque d’Alexandrie découvrit au pape saint Sixte II les erreurs de cet hérésiarque. Ce saint pape suivit de prés au martyre saint Estienne son prédécesseur : il eût la teste tranchée, et laissa un plus grand combat à soutenir à son diacre saint Laurent. C’est alors qu’on voit commencer l’inondation des barbares. Les bourguignons et d’autres peuples germains, les goths autrefois appelés les getes, et d’autres peuples qui habitaient vers le Pont-Euxin et au-delà du Danube entrèrent dans l’Europe : l’Orient fut envahi par les scythes asiatiques et par les Perses.
Ceux-ci défirent Valérien, qu’ils prirent en suite par une infidélité ; et après lui avoir laissé achever sa vie dans un pénible esclavage, ils l’écorchèrent pour faire servir sa peau déchirée de monument à leur victoire. Gallien son fils et son collègue acheva de tout perdre par sa mollesse. Trente tyrans partagèrent l’empire. Odenat roi de Palmyre ville ancienne, dont Salomon est le fondateur, fut le plus illustre de tous : il sauva les provinces d’Orient des mains des barbares, et s’y fit reconnaître. Sa femme Zénobie marchait avec lui à la teste des armées qu’elle commanda seule après sa mort, et se rendit célèbre par toute la terre pour avoir joint la chasteté avec la beauté, et le savoir avec la valeur. Claudius II et Aurélien après lui rétablirent les affaires de l’empire. Pendant qu’ils abattaient les goths avec les germains par des victoires signalées, Zénobie conservait à ses enfants les conquêtes de leur père. Cette princesse penchait au judaïsme. Pour l’attirer, Paul de Samosate évêque d’Antioche, homme vain et inquiet, enseigna son opinion judaïque sur la personne de Jésus-Christ, qu’il ne faisait qu’un pur homme.
Après une longue dissimulation d’une si nouvelle doctrine, il fut convaincu et condamné au concile d’Antioche. La reine Zénobie soutint la guerre contre Aurélien, qui ne dédaigna pas de triompher d’une femme si célèbre. Parmi de perpétuels combats il sût faire garder aux gens de guerre la discipline romaine, et montra qu’en suivant les anciens ordres et l’ancienne frugalité, on pouvait faire agir de grandes armées au dedans et au dehors, sans être à charge à l’empire. Les francs commençaient alors à se faire craindre. C’était une ligue de peuples germains, qui habitaient le long du Rhin. Leur nom montre qu’ils étaient unis par l’amour de la liberté. Aurélien les avait battus étant particulier, et les tint en crainte étant empereur. Un tel prince se fit haïr par ses actions sanguinaires. Sa colère trop redoutée lui causa la mort. Ceux qui se croyaient en péril le prévinrent, et son secrétaire menacé se mit à la teste de la conjuration. L’armée qui le vit périr par la conspiration de tant de chefs, refusa d’élire un empereur, de peur de mettre sur le trône un des assassins d’Aurélien ; et le sénat rétabli dans son ancien droit, élût Tacite. Ce nouveau prince était vénérable par son âge, et par sa vertu ; mais il devint odieux par les violences d’un parent à qui il donna le commandement de l’armée, et périt avec lui dans une sédition le sixième mois de son règne. Ainsi son élévation ne fit que précipiter le cours de sa vie.
Son frère Florien prétendit l’empire par droit de succession, comme le plus proche héritier. Ce droit ne fut pas reconnu : Florien fut tué, et Probus forcé par les soldats à recevoir l’empire, encore qu’il les menaçât de les faire vivre dans l’ordre. Tout fléchit sous un si grand capitaine : les germains et les francs qui voulaient entrer dans les Gaules furent repoussés ; et en Orient aussi bien qu’en Occident, tous les barbares respectèrent les armes romaines. Un guerrier si redoutable aspirait à la paix, et fit espérer à l’empire de n’avoir plus besoin de gens de guerre. L’armée se vengea de cette parole, et de la règle sévère que son empereur lui faisait garder. Un moment après étonnée de la violence qu’elle exerça sur un si grand prince, elle honora sa mémoire, et lui donna pour successeur Carus, qui n’était pas moins zélé que lui pour la discipline. Ce vaillant prince vengea son prédécesseur, et réprima les barbares à qui la mort de Probus avait rendu le courage. Il alla en Orient combattre les Perses avec Numerien son second fils, et opposa aux ennemis du côté du nord son fils aîné Carinus qu’il fit César. C’était la seconde dignité, et le plus proche degré pour parvenir à l’empire. Tout l’Orient trembla devant Carus : la Mésopotamie se soumit ; les Perses divisés ne purent lui résister. Pendant que tout lui cédait, le ciel l’arrêta par un coup de foudre. À force de le pleurer, Numerien fut prêt à perdre les yeux. Que ne fait dans les cœurs l’envie de régner ? Loin d’être touché de ses maux, son beau-père Aper le tua : mais Dioclétien vengea sa mort, et parvint enfin à l’empire qu’il avait désiré avec tant d’ardeur.
Carinus se réveilla malgré sa mollesse, et battit Dioclétien : mais en poursuivant les fuyards, il fut tué par un des siens dont il avait corrompu la femme. Ainsi l’empire fut défait du plus violent et du plus perdu de tous les hommes. Dioclétien gouverna avec vigueur, mais avec une insupportable vanité. Pour résister à tant d’ennemis qui s’élevaient de tous côtés au dedans et au dehors, il nomma Maximien empereur avec lui, et sût néanmoins se conserver l’autorité principale. Chaque empereur fit un César. Constantius Chlorus et Galerius furent élevés à ce haut rang. Les quatre princes soutinrent à peine le fardeau de tant de guerres. Dioclétien fuit Rome qu’il trouvait trop libre, et s’établit à Nicomédie où il se fit adorer à la mode des orientaux.
Cependant les Perses vaincus par Galerius abandonnèrent aux Romains de grandes provinces et des royaumes entiers. Après de si grands succès, Galerius ne veut plus être sujet, et dédaigne le nom de César. Il commence par intimider Maximien. Une longue maladie avait fait baisser l’esprit de Dioclétien, et Galerius quoique son gendre le força de quitter l’empire. Il fallut que Maximien suivit son exemple. Ainsi l’empire vint entre les mains de Constantius Chlorus et de Galerius ; et deux nouveaux Césars, Sévère et Maximin, furent créés en leur place par les empereurs qui se déposaient. Les Gaules, l’Espagne, et la Grande Bretagne furent heureuses, mais trop peu de temps, sous Constantius Chlorus. Ennemi des exactions, et accusé par là de ruiner le fisc, il montra qu’il avait des trésors immenses dans la bonne volonté de ses sujets. Le reste de l’empire souffrait beaucoup sous tant d’empereurs et tant de Césars : les officiers se multipliaient avec les princes : les dépenses et les exactions étaient infinies. Le jeune Constantin fils de Constantius Chlorus se rendait illustre : mais il se trouvait entre les mains de Galerius.
Tous les jours cet empereur jaloux de sa gloire, l’exposait à de nouveaux périls. Il lui fallait combattre les bêtes farouches par une espèce de jeu : mais Galerius n’était pas moins à craindre qu’elles. Constantin échappé de ses mains, trouva son père expirant. En ce temps Maxence fils de Maximien, et gendre de Galerius, se fit empereur à Rome malgré son beau-père ; et les divisions intestines se joignirent aux autres maux de l’état. L’image de Constantin qui venait de succéder à son père, portée à Rome selon la coutume, y fut rejetée par les ordres de Maxence. La réception des images était la forme ordinaire de reconnaître les nouveaux princes. On se prépare à la guerre de tous côtés.
Le César Sévère que Galerius envoya contre Maxence, le fit trembler dans Rome. Pour se donner de l’appuy dans sa frayeur, il rappela son père Maximien. Le vieillard ambitieux quitta sa retraite où il n’était qu’à regret, et tâcha en vain de retirer Dioclétien son collègue du jardin qu’il cultivait à Salone. Au nom de Maximien empereur pour la seconde fois, les soldats de Sévère le quittent. Le vieil empereur le fait tuer ; et en même temps pour s’appuyer contre Galerius, il donne à Constantin sa fille Fauste. Il fallait aussi de l’appuy à Galerius après la mort de Sévère : c’est ce qui le fit résoudre à nommer Licinius empereur : mais ce choix piqua Maximin, qui en qualité de César se croyait plus proche du suprême honneur. Rien ne put lui persuader de se soumettre à Licinius, et il se rendit indépendant dans l’Orient. Il ne restait presque à Galerius que l’Illyrie, où il s’était retiré après avoir été chassé d’Italie. Le reste de l’Occident obéissait à Maximien, à son fils Maxence, et à son gendre Constantin. Mais il ne voulait non plus pour compagnons de l’empire, ses enfants que les étrangers. Il tâcha de chasser de Rome son fils Maxence, qui le chassa lui-même.
Constantin qui le reçut dans les Gaules, ne le trouva pas moins perfide. Après divers attentats, Maximien fit un dernier complot, où il crut avoir engagé sa fille Fauste contre son mari. Elle le trompait ; et Maximien qui pensait avoir tué Constantin en tuant l’eunuque qu’on avait mis dans son lit, fut contraint de se donner la mort à lui-même. Une nouvelle guerre s’allume ; et Maxence, sous prétexte de venger son père, se déclare contre Constantin qui marche à Rome avec ses troupes. En même temps il fait renverser les statues de Maximien : celles de Dioclétien qui y étaient jointes eurent le même sort. Le repos de Dioclétien fut troublé de ce mépris, et il mourut quelque temps après, autant de chagrin que de vieillesse.
En ces temps, Rome toujours ennemie du christianisme, fit un dernier effort pour l’éteindre, et acheva de l’établir. Galerius marqué par les historiens comme l’auteur de la dernière persécution, deux ans devant qu’il eut obligé Dioclétien à quitter l’empire, le contraignit à faire ce sanglant édit, qui ordonnait de persécuter les chrétiens plus violemment que jamais. Maximien qui les haïssait, et n’avait jamais cessé de les tourmenter, animait les magistrats et les bourreaux : mais sa violence, quelque extrême qu’elle fut, n’égalait point celle de Maximin et de Galerius. On inventait tous les jours de nouveaux supplices. La pudeur des vierges chrétiennes n’était pas moins attaquée que leur foi. On recherchait les livres sacrés avec des soins extraordinaires pour en abolir la mémoire ; et les chrétiens n’osaient les avoir dans leurs maisons, ni presque les lire. Ainsi, après trois cent ans de persécution, la haine des persécuteurs devenait plus aspre. Les chrétiens les lassèrent par leur patience. Les peuples touchés de leur sainte vie, se convertissaient en foule. Galerius désespéra de les pouvoir vaincre. Frappé d’une maladie extraordinaire, il révoqua ses édits, et mourut de la mort d’Antiochus avec une aussi fausse pénitence.
Maximin continua la persécution : mais Constantin Le Grand, prince sage et victorieux, embrassa publiquement le christianisme.
Cette célèbre déclaration de Constantin arriva l’an 312 de notre seigneur. Pendant qu’il assiégeait Maxence dans Rome, une croix lumineuse lui parut en l’air devant tout le monde avec une inscription qui lui promettait la victoire : la même chose lui est confirmée dans un songe. Le lendemain il gagna cette célèbre bataille qui défit Rome d’un tyran, et l’église d’un persécuteur. La croix fut étalée comme la défense du peuple romain et de tout l’empire. Un peu après Maximin fut vaincu par Licinius qui était d’accord avec Constantin, et il fit une fin semblable à celle de Galerius. La paix fut donnée à l’église. Constantin la combla d’honneurs et de biens. La victoire le suivit par tout, et les barbares furent réprimés, tant par lui que par ses enfants. Cependant Licinius se brouille avec lui, et renouvelle la persécution. Battu par mer et par terre, il est contraint de quitter l’empire, et enfin de perdre la vie. En ce temps Constantin assembla à Nicée en Bithynie le premier concile général où 318 évêques qui représentaient toute l’église, condamnèrent le prêtre Arius ennemi de la divinité du fils de Dieu, et dressèrent le symbole où la consubstantialité du père et du fils est établie. Les prêtres de l’église romaine envoyés par le pape saint Sylvestre précédèrent tous les évêques dans cette assemblée ; et un ancien auteur grec compte parmi les légats du saint siège le célèbre Osius évêque de Cordoue qui présida au concile.
Constantin y prit sa séance, et en reçut les décisions comme un oracle du ciel. Les ariens cachèrent leurs erreurs, et rentrèrent dans ses bonnes grâces en dissimulant. Pendant que sa valeur maintenait l’empire dans une souveraine tranquillité, le repos de sa famille fut troublé par les artifices de Fauste sa femme. Crispe fils de Constantin, mais d’un autre mariage, accusé par cette marâtre de l’avoir voulu corrompre, trouva son père inflexible. Sa mort fut bientôt vengée. Fauste convaincue fut suffoquée dans le bain. Mais Constantin déshonoré par la malice de sa femme reçut en même temps beaucoup d’honneur par la piété de sa mère. Elle découvrit dans les ruines de l’ancienne Jérusalem la vraie croix féconde en miracles. Le saint sépulcre fut aussi trouvé. La nouvelle ville de Jérusalem qu’Adrien avait fait bâtir, la grotte où était né le sauveur du monde, et tous les saints lieux furent ornés de temples superbes par Hélène et par Constantin. Quatre ans après l’empereur rebâtit Byzance, qu’il appela Constantinople, et en fit le second siège de l’empire. L’église paisible sous Constantin fut cruellement affligée en Perses. Une infinité de martyrs signalèrent leur foi. L’empereur tâcha en vain d’apaiser Sapor, et de l’attirer au christianisme. La protection de Constantin ne donna aux chrétiens persécutés qu’une favorable retraite. Ce prince béni de toute l’église mourut plein de joie et d’espérance, après avoir partagé l’empire entre ses trois fils Constantin, Constance et Constant. Leur concorde fut bientôt troublée. Constantin périt dans la guerre qu’il eût avec son frère Constant pour les limites de leur empire. Constance et Constant ne furent guère plus unis. Constant soutint la foi de Nicée, que Constance combattait.
Alors l’église admira les longues souffrances de saint Athanase patriarche d’Alexandrie et défenseur du concile de Nicée. Chassé de son siège par Constance, il fut rétabli canoniquement par le pape saint Jules Ier dont Constant appuya le décret. Ce bon prince ne dura guère. Le tyran Magnence le tua par trahison : mais tôt après vaincu par Constance, il se tua lui-même. Dans la bataille où ses affaires furent ruinées, Valens évêque arien secrètement averti par ses amis, assura Constance que l’armée du tyran était en fuite, et fit croire au faible empereur qu’il le savait par révélation. Sur cette fausse révélation Constance se livre aux ariens. Les évêques orthodoxes sont chassés de leurs siéges : toute l’église est remplie de confusion et de trouble : la constance du pape Libère cède aux ennuis de l’exil : les tourments font succomber le vieil Osius, autrefois le soutien de l’église : le concile de Rimini si ferme d’abord, fléchit à la fin par surprise et par violence : rien ne se fait dans les formes : l’autorité de l’empereur est la seule loi : mais les ariens qui font tout par là, ne peuvent s’accorder entre eux, et changent tous les jours leur symbole : la foi de Nicée subsiste : saint Athanase, et saint Hilaire évêque de Poitiers, ses principaux défenseurs, se rendent célèbres par toute la terre. Pendant que l’empereur Constance occupé des affaires de l’arianisme, faisait négligemment celles de l’empire, les Perses remportèrent de grands avantages. Les allemands et les francs tentèrent de toutes parts l’entrée des Gaules : Julien parent de l’empereur les arrêta, et les battit. L’empereur lui-même défit les Sarmates, et marcha contre les Perses. Là paraît la révolte de Julien contre l’empereur, son apostasie, la mort de Constance, le règne de Julien, son gouvernement équitable, et le nouveau genre de persécution qu’il fit souffrir à l’église. Il en entretint les divisions ; il exclut les chrétiens non seulement des honneurs, mais des études ; et en imitant la sainte discipline de l’église, il crut tourner contre elle ses propres armes. Les supplices furent ménagés, et ordonnés sous d’autres prétextes que celui de la religion. Les chrétiens demeurèrent fidèles à leur empereur : mais la gloire qu’il cherchait trop, le fit périr ; il fut tué dans la Perses où il s’était engagé témérairement. Jovien son successeur zélé chrétien trouva les affaires désespérées, et ne vécut que pour conclure une paix honteuse. Après lui Valentinien fit la guerre en grand capitaine : il y mena son fils Gratien dés sa première jeunesse, maintint la discipline militaire, battit les barbares, fortifia les frontières de l’empire, et protégea en Occident la foi de Nicée. Valens son frère, qu’il fit son collègue, la persécutait en Orient ; et ne pouvant gagner ni abattre saint Basile et saint Grégoire de Nazianze, il désespérait de la pouvoir vaincre.
Quelques ariens joignirent de nouvelles erreurs aux anciens dogmes de la secte. Aërius prêtre arien est noté dans les écrits des saints pères comme l’auteur d’une nouvelle hérésie, pour avoir égalé la prêtrise à l’épiscopat, et avoir jugé inutiles les prières et les oblations que toute l’église faisait pour les morts. Une troisième erreur de cet hérésiarque, était de compter parmi les servitudes de la loi, l’observance de certains jeûnes marqués, et de vouloir que le jeûne fut toujours libre. Il vivait encore quand saint Epiphane se rendit célèbre par son histoire des hérésies, où il est réfuté avec tous les autres. Saint Martin fut fait évêque de Tours, et remplit tout l’univers du bruit de sa sainteté et de ses miracles, durant sa vie, et après sa mort.
Valentinien mourut après un discours violent qu’il fit aux ennemis de l’empire : son impétueuse colère qui le faisait redouter des autres, lui fut fatale à lui-même. Son successeur Gratien vit sans envie l’élévation de son jeune frère Valentinien II qu’on fit empereur, encore qu’il n’eut que neuf ans. Sa mère Justine protectrice des ariens gouverna durant son bas âge. On voit ici en peu d’années de merveilleux évènements : la révolte des goths contre Valens : ce prince quitter les Perses pour réprimer les rebelles : Gratien accourir à lui après avoir remporté une victoire signalée sur les allemands. Valens qui veut vaincre seul, précipite le combat, où il est tué auprès d’Andrinople : les goths victorieux le brûlent dans un village où il s’était retiré. Gratien accablé d’affaires associe à l’empire le grand Théodose, et lui laisse l’Orient. Les goths sont vaincus : tous les barbares sont tenus en crainte ; et ce que Théodose n’estimait pas moins, les hérétiques macédoniens qui niaient la divinité du Saint Esprit, sont condamnés au concile de Constantinople. Il ne s’y trouva que l’église grecque : le consentement de tout l’Occident, et du pape saint Damase, le fit appeler second concile général. Pendant que Théodose gouvernait avec tant de force et tant de succès, Gratien qui n’était pas moins vaillant, ni moins pieux, abandonné de ses troupes toutes composées d’étrangers, fut immolé au tyran Maxime. L’église et l’empire pleurèrent ce bon prince. Le tyran régna dans les Gaules, et sembla se contenter de ce partage. L’impératrice Justine publia sous le nom de son fils des édits en faveur de l’arianisme. Saint Ambroise évêque de Milan ne lui opposa que la saine doctrine, les prières et la patience ; et sût par de telles armes, non seulement conserver à l’église les basiliques que les hérétiques voulaient occuper, mais encore lui gagner le jeune empereur. Cependant Maxime remue ; et Justine ne trouve rien de plus fidèle que le saint évêque, qu’elle traitait de rebelle. Elle l’envoie au tyran, que ses discours ne peuvent fléchir. Le jeune Valentinien est contraint de prendre la fuite avec sa mère. Maxime se rend maître à Rome, où il rétablit les sacrifices des faux dieux par complaisance pour le sénat presque encore tout païen.
Après qu’il eût occupé tout l’Occident, et dans le temps qu’il se croyait le plus paisible, Théodose assisté des francs le défit dans la Pannonie, l’assiégea dans Aquilée, et le laissa tuer par ses soldats. Maître absolu des deux empires, il rendit celui d’Occident à Valentinien qui ne le garda pas longtemps. Ce jeune prince éleva et abaissa trop Arbogast un capitaine des francs, vaillant, désintéressé, mais capable de maintenir par toute sorte de crimes le pouvoir qu’il s’était acquis sur les troupes. Il éleva le tyran Eugène qui ne savait que discourir, et tua Valentinien qui ne voulait plus avoir pour maître le superbe franc. Ce coup détestable fut fait dans les Gaules auprès de Vienne. Saint Ambroise, que le jeune empereur avait mandé pour recevoir de lui le baptême, déplora sa perte, et espéra bien de son salut. Sa mort ne demeura pas impunie. Un miracle visible donna la victoire à Théodose sur Eugène, et sur les faux dieux dont ce tyran avait rétabli le culte. Eugène fut pris : il fallut le sacrifier à la vengeance publique, et abattre la rébellion par sa mort. Le fier Arbogast se tua lui-même, plutôt que d’avoir recours à la clémence du vainqueur que tout le reste des rebelles venait d’éprouver.
Théodose seul empereur fut la joie et l’admiration de tout l’univers. Il appuya la religion : il fit taire les hérétiques : il abolit les sacrifices impurs des païens : il corrigea la mollesse, et réprima les dépenses superflues. Il avoua humblement ses fautes, et il en fit pénitence. Il écouta saint Ambroise célèbre docteur de l’église qui le reprenait de sa colère, seul vice d’un si grand prince. Toujours victorieux, jamais il ne fit la guerre que par nécessité. Il rendit les peuples heureux, et mourut en paix plus illustre par sa foi que par ses victoires. De son, temps saint Jérôme prêtre retiré dans la sainte grotte de Bethléem, entreprit des travaux immenses pour expliquer l’écriture, en lût tous les interprètes, déterra toutes les histoires saintes et profanes qui la peuvent éclaircir, et composa sur l’original Hébreu la version de la bible que toute l’église a reçue sous le nom de vulgate. L’empire qui paraissait invincible sous Théodose, changea tout à coup sous ses deux fils.
Arcade eut l’Orient, et Honorius l’Occident : tous deux gouvernés par leurs ministres, ils firent servir leur puissance à des intérêts particuliers. Rufin et Eutrope successivement favoris d’Arcade, et aussi méchants l’un que l’autre, périrent bientôt ; et les affaires n’en allèrent pas mieux sous un prince faible. Sa femme Eudoxe lui fit persécuter saint Jean Chrysostome patriarche de Constantinople et la lumière de l’Orient. Le pape saint Innocent, et tout l’Occident, soutinrent ce grand évêque contre Théophile patriarche d’Alexandrie, ministre des violences de l’impératrice. L’Occident était troublé par l’inondation des barbares. Radagaise goth et païen ravagea l’Italie. Les vandales nation gothique et arienne occupèrent une partie de la Gaule, et se répandirent dans l’Espagne. Alaric roi des visigots peuples ariens contraignit Honorius à lui abandonner ces grandes provinces déjà occupées par les vandales.
Stilicon embarrassé de tant de barbares les bat, les ménage, s’entend, et rompt avec eux, sacrifie tout à son intérêt, et conserve néanmoins l’empire qu’il avait dessein d’usurper. Cependant Arcade mourut, et crut l’Orient si dépourvu de bons sujets, qu’il mit son fils Théodose âgé de huit ans sous la tutelle d’Isdegerde roi de Perses. Mais Pulchérie sœur du jeune empereur se trouva capable des grandes affaires.
L’empire de Théodose se soutint par la prudence et par la piété de cette princesse. Celui d’Honorius semblait proche de sa ruine. Il fit mourir Stilicon, et ne sût pas remplir la place d’un si habile ministre. La révolte de Constantin, la perte entière de la Gaule et de l’Espagne, la prise et le sac de Rome par les armes d’Alaric et des visigots furent la suite de la mort de Stilicon. Ataulphe plus furieux qu’Alaric pilla Rome de nouveau, et il ne songeait qu’à abolir le nom romain : mais pour le bonheur de l’empire, il prit Placidie sœur de l’empereur. Cette princesse captive, qu’il épousa, l’adoucit. Les goths traitèrent avec les Romains, et s’établirent en Espagne, en se réservant dans les Gaules les provinces qui tiraient vers les Pyrénées.
Leur roi Vallia conduisit sagement ces grands desseins. L’Espagne montra sa constance ; et sa foi ne s’altéra pas sous la domination de ces ariens. Cependant les bourguignons peuples germains occupèrent le voisinage du Rhin, d’où peu à peu ils gagnèrent le pays qui porte encore leur nom. Les francs ne s’oublièrent pas : résolus de faire de nouveaux efforts pour s’ouvrir les Gaules, ils élevèrent à la royauté Pharamond fils de Marcomir ; et la monarchie de France, la plus ancienne et la plus noble de toutes celles qui sont au monde, commença sous lui. Le malheureux Honorius mourut sans enfants, et sans pourvoir à l’empire. Théodose nomma empereur son cousin Valentinien III fils de Placidie et de Constance son second mari, et le mit durant son bas âge sous la tutelle de sa mère, à qui il donna le titre d’impératrice. En ces temps Celestius et Pelage nièrent le péché originel, et la grâce par laquelle nous sommes chrétiens. Malgré leurs dissimulations les conciles d’Afrique les condamnèrent. Les papes saint Innocent et saint Zosime, que le pape saint Célestin suivit depuis, autorisèrent la condamnation, et l’étendirent par tout l’univers. Saint Augustin confondit ces dangereux hérétiques, et éclaira toute l’église par ses admirables écrits. Le même père secondé de saint Prosper son disciple ferma la bouche aux demi pélagiens, qui attribuaient le commencement de la justification et de la foi aux seules forces du libre arbitre. Un siècle si malheureux à l’empire, et où il s’éleva tant d’hérésies, ne laissa pas d’être heureux au christianisme. Nul trouble ne l’ébranla, nulle hérésie ne le corrompit. L’église féconde en grands hommes confondit toutes les erreurs. Après les persécutions, Dieu se plut à faire éclater la gloire de ses martyrs : toutes les histoires et tous les écrits sont pleins des miracles que leur secours imploré, et leurs tombeaux honorés opéraient par toute la terre.
Vigilance qui s’opposait à des sentiments si reçus, réfuté par saint Jérôme, demeura sans suite. La foi chrétienne s’affermissait, et s’étendait tous les jours. Mais l’empire d’Occident n’en pouvait plus. Attaqué par tant d’ennemis, il fut encore affaibli par les jalousies de ses généraux. Par les artifices d’Aetius, Boniface comte d’Afrique devint suspect à Placidie. Le comte maltraité fit venir d’Espagne Genséric et les vandales que les goths en chassaient, et se repentit trop tard de les avoir appelés.
L’Afrique fut ôtée à l’empire. L’église souffrit des maux infinis par la violence de ces ariens, et vit couronner une infinité de martyrs. Deux furieuses hérésies s’élevèrent : Nestorius patriarche de Constantinople divisa la personne de Jésus-Christ ; et vingt ans après, Eutychès abbé en confondit les deux natures. Saint Cyrille patriarche d’Alexandrie s’opposa à Nestorius, qui fut condamné par le pape saint Célestin. Le concile d’Ephèse troisième général, en exécution de cette sentence, déposa Nestorius, et confirma le décret de saint Célestin, que les évêques du concile appellent leur père dans leur définition. La Sainte Vierge fut reconnue pour mère de Dieu, et la doctrine de saint Cyrille fut célébrée par toute la terre. Théodose, après quelques embarras, se soumit au concile, et bannit Nestorius. Eutychès qui ne put combattre cette hérésie, qu’en se jetant dans un autre excès, ne fut pas moins fortement rejeté. Le pape saint Léon Le Grand le condamna, et le réfuta tout ensemble par une lettre qui fut révérée dans tout l’univers. Le concile de Chalcédoine quatrième général, où ce grand pape tenait la première place autant par sa doctrine que par l’autorité de son siège, anathématisa Eutychès et Dioscore patriarche d’Alexandrie son protecteur. La lettre du concile à saint Léon fait voir que ce pape y présidait par ses légats, comme le chef à ses membres. L’empereur Marcien assista lui-même à cette grande assemblée, à l’exemple de Constantin, et en reçut les décisions avec le même respect. Un peu auparavant Pulchérie l’avait élevé à l’empire en l’épousant.
Elle fut reconnue pour impératrice après la mort de son frère, qui n’avait point laissé de fils. Mais il fallait donner un maître à l’empire : la vertu de Marcien lui procura cet honneur. Durant le temps de ces deux conciles, Théodoret évêque de Cyr se rendit célèbre ; et sa doctrine serait sans tache, si les écrits violents qu’il publia contre saint Cyrille n’avaient eu besoin de trop grands éclaircissements. Il les donna de bonne foi, et fut compté parmi les évêques orthodoxes. Les Gaules commençaient à reconnaître les francs. Aetius les avait défendues contre Pharamond et contre Clodion Le Chevelu : mais Mérovée fut plus heureux, et y fit un plus solide établissement, à peu prés dans le même temps que les anglais peuples saxons occupèrent la Grande Bretagne. Ils lui donnèrent leur nom, et y fondèrent plusieurs royaumes. Cependant les huns peuples des palus méotides désolèrent tout l’univers avec une armée immense, sous la conduite d’Attila leur roi, le plus affreux de tous les hommes. Aetius qui le défit dans les Gaules ne put l’empêcher de ravager l’Italie. Les îles de la mer Adriatique servirent de retraite à plusieurs contre sa fureur.
Venise s’éleva au milieu des eaux. Le pape saint Léon plus puissant qu’Aetius, et que les armées romaines, se fit respecter par ce roi barbare et païen, et sauva Rome du pillage : mais elle y fut exposée bientôt après par les débauches de son empereur Valentinien. Maxime dont il avait violé la femme, trouva moyen de le perdre, en dissimulant sa douleur, et se faisant un mérite de sa complaisance. Par ses conseils trompeurs, l’aveugle empereur fit mourir Aetius le seul rempart de l’empire. Maxime auteur du meurtre en inspire la vengeance aux amis d’Aetius, et fait tuer l’empereur. Il monte sur le trône par ces degrés, et contraint l’impératrice Eudoxe fille de Théodose le jeune à l’épouser. Pour se tirer de ses mains, elle ne craignit point de se mettre en celles de Genséric.
Rome est en proie au barbare : le seul saint Léon l’empêche d’y mettre tout à feu et à sang : le peuple déchire Maxime, et ne reçoit dans ses maux que cette triste consolation. Tout se brouille en Occident : on y voit plusieurs empereurs s’élever, et tomber presque en même temps. Majorien fut le plus illustre. Avitus soutint mal sa réputation, et se sauva par un évêché. On ne put plus défendre les Gaules contre Mérovée, ni contre Childéric son fils : mais le dernier pensa périr par ses débauches. Si ses sujets le chassèrent, un fidèle ami qui lui resta le fit rappeler. Sa valeur le fit craindre de ses ennemis, et ses conquêtes s’étendirent bien avant dans les Gaules. L’empire d’Orient était paisible sous Léon Thracien successeur de Marcien, et sous Zénon gendre et successeur de Léon. La révolte de basilique bientôt opprimé ne causa qu’une courte inquiétude à cet empereur : mais l’empire d’Occident périt sans ressource. Auguste qu’on nomme Augustule, fils d’Oreste, fut le dernier empereur reconnu à Rome, et incontinent après il fut dépossédé par Odoacre roi des hérules. C’étaient des peuples venus du Pont-Euxin dont la domination ne fut pas longue.
En Orient l’empereur Zénon entreprit de se signaler d’une manière inouïe. Il fut le premier des empereurs qui se mêla de régler les questions de la foi. Pendant que les demi eutychiens s’opposaient au concile de Chalcédoine, il publia contre le concile son henotique, c’est-à-dire son décret d’union détesté par les catholiques, et condamné par le pape Felix III. Les hérules furent bientôt chassés de Rome par Théodoric roi des ostrogots, c’est à dire goths orientaux, qui fonda le royaume d’Italie, et laissa, quoique arien, un assez libre exercice à la religion catholique. L’empereur Anastase la troublait en Orient. Il marcha sur les pas de Zénon son prédécesseur, et appuya les hérétiques. Par là il aliéna les esprits des peuples, et ne put jamais les gagner, même en ôtant des impôts fâcheux.
L’Italie obéissait à Théodoric. Odoacre pressé dans Ravenne tâcha de se sauver par un traité que Théodoric n’observa pas, et les hérules furent contraints de tout abandonner. Théodoric outre l’Italie tenait encore la Provence. De son temps saint Benoît retiré en Italie dans un désert, commençait des ses plus tendres années à pratiquer les saintes maximes, dont il composa depuis cette belle règle que tous les moines d’Occident reçurent avec le même respect que les moines d’Orient ont pour celle de saint Basile. Les Romains achevèrent de perdre les Gaules par les victoires de Clovis fils de Childéric. Il gagna aussi sur les allemands la bataille de Tolbiac par le voeu qu’il fit d’embrasser la religion chrétienne, à laquelle Clotilde sa femme ne cessait de le porter. Elle était de la maison des rois de Bourgogne, et catholique zélée, encore que sa famille et sa nation fut arienne. Clovis instruit par saint Vaast, fut baptisé à Reims, avec ses français, par saint Remy évêque de cette ancienne métropole. Seul de tous les princes du monde, il soutint la foi catholique, et mérita le titre de très chrétien à ses successeurs. Par la bataille où il tua de sa propre main Alaric roi des visigots, Toulouse et l’Aquitaine furent jointes à son royaume. Mais la victoire des ostrogots l’empêcha de tout prendre jusqu’aux Pyrénées, et la fin de son règne ternit la gloire des commencements. Ses quatre enfants partagèrent le royaume, et ne cessèrent d’entreprendre les uns sur les autres. Anastase mourut frappé du foudre.
Justin de basse naissance, mais habile et très catholique, fut fait empereur par le sénat. Il se soumit avec tout son peuple aux décrets du pape saint Hormisdas, et mit fin aux troubles de l’église d’Orient. De son temps Boèce, homme célèbre par sa doctrine aussi bien que par sa naissance, et Symmaque son beau-père, tous deux élevés aux charges les plus éminentes, furent immolés aux jalousies de Théodoric, qui les soupçonna sans sujet de conspirer contre l’état. Le roi troublé de son crime, crut voir la teste de Symmaque dans un plat qu’on lui servait, et mourut quelque temps après. Amalasonte sa fille et mère d’Atalaric, qui devenait roi par la mort de son aïeul, est empêchée par les goths de faire instruire le jeune prince comme méritait sa naissance ; et contrainte de l’abandonner aux gens de son âge, elle voit qu’il se perd sans pouvoir y apporter de remède.
L’année d’après Justin mourut, après avoir associé à l’empire son neveu Justinien, dont le long règne est célèbre par les travaux de Tribonien compilateur du droit romain, et par les exploits de Bélisaire et de l’eunuque Narses. Ces deux fameux capitaines réprimèrent les Perses, défirent les ostrogots et les vandales, rendirent à leur maître l’Afrique, l’Italie et Rome : mais l’empereur jaloux de leur gloire, sans vouloir prendre part à leurs travaux, les embarrassait toujours plus qu’il ne leur donnait d’assistance. Le royaume de France s’augmentait.
Après une longue guerre Childebert et Clotaire enfants de Clovis conquirent le royaume de Bourgogne, et en même temps immolèrent à leur ambition les enfants mineurs de leur frère Clodomir, dont ils partagèrent entre eux le royaume. Quelque temps après et pendant que Bélisaire attaquait si vivement les ostrogots, ce qu’ils avaient dans les Gaules, fut abandonné aux français. La France s’étendait alors beaucoup au-delà du Rhin ; mais les partages des princes, qui faisaient autant de royaumes, l’empêchaient d’être réunie sous une même domination. Ses principales parties furent la Neustrie, c’est à dire la France occidentale ; et l’Austrasie, c’est à dire la France orientale. La même année que Rome fut reprise par Narses, Justinien fit tenir à Constantinople le cinquième concile général, qui confirma les précédents, et condamna quelques écrits favorables à Nestorius.
C’est ce qu’on appelait les trois chapitres, à cause des trois auteurs déjà morts il y avait longtemps, dont il s’agissait alors. On condamna la mémoire et les écrits de Théodore évêque de Mopsueste, une lettre d’Ibas évêque d’Edesse, et parmi les écrits de Théodoret ceux qu’il avait composés contre saint Cyrille. Les livres d’Origène qui troublaient tout l’Orient depuis un siècle, furent aussi réprouvés.
Ce concile commencé avec de mauvais desseins, eût une heureuse conclusion, et fut reçu du saint siège qui s’y était opposé d’abord. Deux ans après le concile, Narses qui avait ôté l’Italie aux goths, la défendit contre les français, et remporta une pleine victoire sur Bucelin général des troupes d’Austrasie.
Malgré tous ces avantages, l’Italie ne demeura guère aux empereurs. Sous Justin II neveu de Justinien, et après la mort de Narses, le royaume de Lombardie fut fondé par Alboïn. Il prit Milan et Pavie : Rome et Ravenne se sauvèrent à peine de ses mains ; et les lombards firent souffrir aux Romains des maux extrêmes.
Rome fut mal secourue par ses empereurs que les avares nation scythique, les sarrasins peuples d’Arabie, et les Perses plus que tous les autres tourmentaient de tous côtés en Orient. Justin qui ne croyait que lui-même et ses passions, fut toujours battu par les Perses, et par leur roi Chosroês. Il se troubla de tant de pertes, jusqu’à tomber en frénésie. Sa femme Sophie soutint l’empire. Le malheureux prince revint trop tard à son bon sens, et reconnut en mourant la malice de ses flatteurs. Après lui, Tibère II qu’il avait nommé empereur, réprima les ennemis, soulagea les peuples, et s’enrichit par ses aumônes. Les victoires de Maurice cappadocien général de ses armées firent mourir de dépit le superbe Chosroês. Elles furent récompensées de l’empire que Tibère lui donna en mourant avec sa fille Constantine. En ce temps l’ambitieuse Frédégonde femme du roi Chilpéric I mettait toute la France en combustion, et ne cessait d’exciter des guerres cruelles entre les rois français. Au milieu des malheurs de l’Italie, et pendant que Rome était affligée d’une peste épouvantable, saint Grégoire le grand fut élevé malgré lui sur le siège de saint Pierre. Ce grand pape apaise la peste par ses prières ; instruit les empereurs, et tout ensemble leur fait rendre l’obéissance qui leur est due ; console l’Afrique, et la fortifie ; confirme en Espagne les visigots convertis de l’arianisme, et Recarede le catholique, qui venait de rentrer au sein de l’église ; convertit l’Angleterre ; réforme la discipline dans la France, dont il exalte les rois toujours orthodoxes au dessus de tous les rois de la terre ; fléchit les lombards ; sauve Rome et l’Italie, que les empereurs ne pouvaient aider ; réprime l’orgueil naissant des patriarches de Constantinople ; éclaire toute l’église par sa doctrine ; gouverne l’Orient et l’Occident avec autant de vigueur que d’humilité ; et donne au monde un parfait modèle du gouvernement ecclésiastique.
L’histoire de l’église n’a rien de plus beau que l’entrée du saint moine Augustin dans le royaume de Cant avec quarante de ses compagnons, qui précédés de la croix et de l’image du grand roi notre seigneur Jésus-Christ, faisaient des vœux solennels pour la conversion de l’Angleterre. Saint Grégoire qui les avait envoyés, les instruisait par des lettres véritablement apostoliques, et apprenait à saint Augustin à trembler parmi les miracles continuels que Dieu faisait par son ministère.
Berthe princesse de France attira au christianisme le roi Edhilbert son mari. Les rois de France et la reine Brunehaut protégèrent la nouvelle mission. Les évêques de France entrèrent dans cette bonne oeuvre, et ce furent eux qui par l’ordre du pape sacrèrent saint Augustin. Le renfort que saint Grégoire envoya au nouvel évêque, produisit de nouveaux fruits, et l’église anglicane prit sa forme. L’empereur Maurice ayant éprouvé la fidélité du saint pontife, se corrigea par ses avis, et reçut de lui cette louange si digne d’un prince chrétien, que la bouche des hérétiques n’osait s’ouvrir de son temps. Un si pieux empereur fit pourtant une grande faute. Un nombre infini de Romains périrent entre les mains des barbares, faute d’être rachetés à un écu par tête. On voit incontinent après les remords du bon empereur ; la prière qu’il fait à Dieu de le punir en ce monde plutôt qu’en l’autre ; la révolte de Phokas, qui égorge à ses yeux toute sa famille ; Maurice tué le dernier, et ne disant autre chose parmi tous ses maux, que ce verset du psalmiste, vous êtes juste, ô seigneur, et tous vos jugements son droits.
Phokas élevé à l’empire par une action si détestable, tâcha de gagner les peuples, en honorant le saint siège, dont il confirma les privilèges. Mais sa sentence était prononcée. Héraclius proclamé empereur par l’armée d’Afrique, marcha contre lui. Alors Phokas éprouva, que souvent les débauches nuisent plus aux princes que les cruautés ; et Photin dont il avait débauché la femme, le livra à Héraclius, qui le fit tuer. La France vit un peu après une tragédie bien plus étrange. La reine Brunehaut livrée à Clotaire II fut immolée à l’ambition de ce prince : sa mémoire fut déchirée, et sa vertu tant louée par le pape saint Grégoire a peine encore à se défendre.
L’empire cependant était désolé. Le roi de Perses Chosroês II sous prétexte de venger Maurice, avait entrepris de perdre Phokas. Il poussa ses conquêtes sous Héraclius. On vit l’empereur battu, et la vraie croix enlevée par les infidèles ; puis, par un retour admirable, Héraclius cinq fois vainqueur ; la Perses pénétrée par les Romains, Chosroes tué par son fils, et la sainte croix reconquise. Pendant que la puissance des Perses était si bien réprimée, un plus grand mal s’éleva contre l’empire, et contre toute la chrétienté. Mahomet s’érigea en prophète parmi les sarrasins : il fut chassé de la Mecque par les siens. À sa fuite commence la fameuse hégire, d’où les mahométans comptent leurs années. Le faux prophète donna ses victoires pour toute marque de sa mission.
Il soumit en neuf ans toute l’Arabie de gré ou de force, et jeta les fondements de l’empire des califes. À ces maux se joignit l’hérésie des monothélites, qui par une bizarrerie presque inconcevable, en reconnaissant deux natures en notre seigneur, n’y voulaient reconnaître qu’une seule volonté. L’homme, selon eux, n’y voulait rien, et il n’y avait en Jésus-Christ que la seule volonté du verbe. Ces hérétiques cachaient leur venin sous des paroles ambiguës : un faux amour de la paix leur fit proposer qu’on ne parlât ni d’une, ni de deux volontés. Ils imposèrent par ces artifices au pape Honorius Ier qui entra avec eux dans un dangereux ménagement, et consentit au silence où le mensonge et la vérité furent également supprimés. Pour comble de malheur, quelque temps après l’empereur Héraclius entreprit de décider la question de son autorité, et proposa son ecthese ou exposition favorable aux monothélites : mais les artifices des hérétiques furent enfin découverts. Le pape Jean IV condamna l’ecthese. Constant petit-fils d’Héraclius soutint l’édit de son aïeul par le sien appelé type. Le saint siège et le pape Théodore s’opposent à cette entreprise : le pape saint Martin I assemble le concile de Latran, où il anathématise le type et les chefs des monothélites. Saint Maxime célèbre par tout l’Orient pour sa piété et pour sa doctrine quitte la cour infectée de la nouvelle hérésie, reprend ouvertement les empereurs qui avaient osé prononcer sur les questions de la foi, et souffre des maux infinis pour la religion catholique. Le pape traîné d’exil en exil, et toujours durement traité par l’empereur, meurt enfin parmi les souffrances sans se plaindre, ni se relâcher de ce qu’il doit à son ministère. Cependant la nouvelle église anglicane fortifiée par les soins des papes Boniface V et Honorius, se rendait illustre par toute la terre. Les miracles y abondaient avec les vertus, comme dans les temps des apôtres ; et il n’y avait rien de plus éclatant que la sainteté de ses rois. Eduin embrassa avec tout son peuple la foi qui lui avait donné la victoire sur ses ennemis, et convertit ses voisins. Oswald servit d’interprète aux prédicateurs de l’évangile ; et renommé par ses conquêtes, il leur préféra la gloire d’être chrétien. Les merciens furent convertis par le roi de Northumberland Osuin : leurs voisins et leurs successeurs suivirent leurs pas ; et leurs bonnes oeuvres furent immenses. Tout périssait en Orient.
Pendant que les empereurs se consument dans des disputes de religion et inventent des hérésies, les sarrasins pénètrent l’empire ; ils occupent la Syrie et la Palestine ; la sainte cité leur est assujettie ; la Perses leur est ouverte par ses divisions, et ils prennent ce grand royaume sans résistance. Ils entrent en Afrique en état d’en faire bientôt une de leurs provinces : l’île de Chypre leur obéit ; et ils joignent en moins de trente ans toutes ces conquêtes à celles de Mahomet. L’Italie, toujours malheureuse et abandonnée, gémissait sous les armes des lombards. Constant désespéra de les chasser, et se résolut à ravager ce qu’il ne put défendre. Plus cruel que les lombards mêmes, il ne vint à Rome que pour en piller les trésors : les églises ne s’en sauvèrent pas : il ruina la Sardaigne et la Sicile ; et devenu odieux à tout le monde, il périt de la main des siens. Sous son fils Constantin Pogonat, c’est à dire le barbu, les sarrasins s’emparèrent de la Cilicie et de la Lycie.
Constantinople assiégée ne fut sauvée que par un miracle. Les bulgares peuples venus de l’embouchure du Volga se joignirent à tant d’ennemis dont l’empire était accablé, et occupèrent cette partie de la Thrace appelée depuis Bulgarie, qui était l’ancienne Mysie. L’église anglicane enfantait de nouvelles églises ; et saint Wilfrid évêque d’York chassé de son siège convertit la Frise. Toute l’église reçut une nouvelle lumière par le concile de Constantinople sixième général, où le pape saint Agathon présida par ses légats, et expliqua la foi catholique par une lettre admirable. Le concile frappa d’anathème un évêque célèbre par sa doctrine, un patriarche d’Alexandrie, quatre patriarches de Constantinople, c’est à dire tous les auteurs de la secte des monothélites ; sans épargner le pape Honorius qui les avait ménagés. Après la mort d’Agathon qui arriva durant le concile, le pape saint Léon II en confirma les décisions, et en reçut tous les anathèmes. Constantin Pogonat, imitateur du grand Constantin et de Marcien, entra au concile à leur exemple ; et comme il y rendit les mêmes soumissions, il y fut honoré des mêmes titres d’orthodoxe, de religieux, de pacifique empereur, et de restaurateur de la religion. Son fils Justinien II lui succéda encore enfant. De son temps la foi s’étendait et éclatait vers le Nord. Saint Kilien envoyé par le pape Conon prêcha l’évangile dans la Franconie. Du temps du pape Serge, Ceadual un des rois d’Angleterre vint reconnaître en personne l’église romaine d’où la foi avait passé en son île ; et après avoir reçu le baptême par les mains du pape, il mourut selon qu’il l’avait lui-même désiré.
La maison de Clovis était tombée dans une faiblesse déplorable : de fréquentes minorités avaient donné occasion de jeter les princes dans une mollesse dont ils ne sortaient point étant majeurs. De là sort une longue suite de rois fainéants qui n’avaient que le nom de roi, et laissaient tout le pouvoir aux maires du palais. Sous ce titre Pépin Heristel gouverna tout, et éleva sa maison à de plus hautes espérances.
Par son autorité, et après le martyre de saint Vigbert, la foi s’établit dans la Frise, que la France venait d’ajouter à ses conquêtes. Saint Swibert, saint Willebrod, et d’autres hommes apostoliques répandirent l’évangile dans les provinces voisines. Cependant la minorité de Justinien s’était heureusement passée : les victoires de Léonce avaient abattu les sarrasins, et rétabli la gloire de l’empire en Orient. Mais ce vaillant capitaine arrêté injustement, et relâché mal à propos, coupa le nez à son maître, et le chassa. Ce rebelle souffrit nommé Absimare, qui lui-même ne dura guère. Justinien rétabli fut ingrat envers ses amis ; et en se vengeant de ses ennemis, il s’en fit de plus redoutables, qui le tuèrent. Les images de Philippique son successeur ne furent pas reçues dans Rome, à cause qu’il favorisait les monothélites, et se déclarait ennemi du concile sixième. On élût à Constantinople Anastase II prince catholique, et on creva les yeux à Philippique. En ce temps les débauches du roi Rodéric ou Rodrigue firent livrer l’Espagne aux maures : c’est ainsi qu’on appelait les sarrasins d’Afrique. Le comte Julien, pour venger sa fille dont Rodéric abusait, appela ces infidèles.
Ils viennent avec des troupes immenses : ce roi périt : l’Espagne est soumise, et l’empire des goths y est éteint. L’église d’Espagne fut mise alors à une nouvelle épreuve : mais comme elle s’était conservée sous les ariens, les mahométans ne purent l’abattre.
Ils la laissèrent d’abord avec assez de liberté : mais dans les siècles suivants il fallut soutenir de grands combats ; et la chasteté eût ses martyrs, aussi bien que la foi, sous la tyrannie d’une nation aussi brutale qu’infidèle. L’empereur Anastase ne dura guère. L’armée força Théodose III à prendre la pourpre. Il fallut combattre : le nouvel empereur gagna la bataille, et Anastase fut mis dans un monastère.
Les maures maîtres de l’Espagne espéraient s’étendre bientôt au-delà des Pyrénées : mais Charles Martel destiné à les réprimer, s’était élevé en France, et avait succédé, quoique bâtard, au pouvoir de son père Pépin Heristel, qui laissa l’Austrasie à sa maison comme une espèce de principauté souveraine, et le commandement en Neustrie par la charge de maire du palais. Charles réunit tout par sa valeur. Les affaires d’Orient étaient brouillées. Léon isaurien préfet d’Orient ne reconnut pas Théodose qui quitta sans répugnance l’empire qu’il n’avait accepté que par force ; et retiré à Ephèse, ne s’occupa plus que des véritables grandeurs. Les sarrasins reçurent de grands coups durant l’empire de Léon. Ils levèrent honteusement le siège de Constantinople. Pelage qui se cantonna dans les montagnes d’Asturie avec ce qu’il y avait de plus résolu parmi les goths, après une victoire signalée, opposa à ces infidèles un nouveau royaume, par lequel ils devaient un jour être chassés de l’Espagne. Malgré les efforts et l’armée immense d’Abderame leur général, Charles Martel gagna sur eux la fameuse bataille de Tours. Il y périt un nombre infini de ces infidèles ; et Abderame lui-même y demeura sur la place. Cette victoire fut suivie d’autres avantages, par lesquels Charles arrêta les maures, et étendit le royaume jusqu’aux Pyrénées. Alors les Gaules n’eurent presque rien qui n’obéît aux français ; et tous reconnaissaient Charles Martel. Puissant en paix, en guerre, et maître absolu du royaume, il régna sous plusieurs rois qu’il fit et défit à sa fantaisie, sans oser prendre ce grand titre. La jalousie des seigneurs français voulait être ainsi trompée. La religion s’établissait en Allemagne. Le prêtre saint Boniface convertit ces peuples, et en fut fait évêque par le pape Grégoire II qui l’y avait envoyé. L’empire était alors assez paisible ; mais Léon y mit le trouble pour longtemps. Il entreprit de renverser comme des idoles les images de Jésus-Christ et de ses saints. Comme il ne put attirer à ses sentiments saint Germain patriarche de Constantinople, il agit de son autorité, et après une ordonnance du sénat, on lui vit d’abord briser une image de Jésus-Christ, qui était posée sur la grande porte de l’église de Constantinople. Ce fut par là que commencèrent les violences des iconoclastes, c’est à dire des brise-images. Les autres images que les empereurs, les évêques, et tous les fidèles avaient érigées depuis la paix de l’église dans les lieux publics et particuliers, furent aussi abattues. À ce spectacle le peuple s’émût. Les statues de l’empereur furent renversées en divers endroits. Il se crut outragé en sa personne : on lui reprocha un semblable outrage qu’il faisait à Jésus-Christ et à ses saints, et que de son aveu propre l’injure faite à l’image retombait sur l’original. L’Italie passa encore plus avant : l’impiété de l’empereur fut cause qu’on lui refusa les tributs ordinaires. Liutprand roi des lombards se servit du même prétexte pour prendre Ravenne résidence des exarques. On nommait ainsi les gouverneurs que les empereurs envoyaient en Italie. Le pape Grégoire II s’opposa au renversement des images : mais en même temps il s’opposait aux ennemis de l’empire, et tâchait de retenir les peuples dans l’obéissance. La paix se fit avec les lombards, et l’empereur exécuta son décret contre les images plus violemment que jamais. Mais le célèbre Jean de Damas lui déclara qu’en matière de religion il ne connaissait de décrets que ceux de l’église, et souffrit beaucoup.
L’empereur chassa de son siège le patriarche saint Germain, qui mourut en exil âgé de 90 ans. Un peu après les lombards reprirent les armes, et dans les maux qu’ils faisaient souffrir au peuple romain, ils ne furent retenus que par l’autorité de Charles Martel, dont le pape Grégoire II avait imploré l’assistance. Le nouveau royaume d’Espagne, qu’on appelait dans ces premiers temps le royaume d’Orviéte, s’augmentait par les victoires, et par la conduite d’Alphonse gendre de Pelage, qui à l’exemple de Recarede dont il était descendu, prit le nom de catholique. Léon mourut, et laissa l’empire aussi bien que l’église dans une grande agitation. Artabaze préteur d’Arménie se fit proclamer empereur au lieu de Constantin Copronyme fils de Léon, et rétablit les images. Après la mort de Charles Martel Liutprand menaça Rome de nouveau : l’exarchat de Ravenne fut en péril, et l’Italie dût son salut à la prudence du pape saint Zacharie. Constantin embarrassé dans l’Orient ne songeait qu’à s’établir ; il battit Artabaze, prit Constantinople, et la remplit de supplices. Les deux enfants de Charles Martel, Carloman et Pépin, avaient succédé à la puissance de leur père : mais Carloman dégoûté du siècle, au milieu de sa grandeur et de ses victoires embrassa la vie monastique. Par ce moyen son frère Pépin réunit en sa personne toute la puissance. Il sût la soutenir par un grand mérite, et prit le dessein de s’élever à la royauté.
Childéric le plus misérable de tous les princes lui en ouvrit le chemin, et joignit à la qualité de fainéant celle d’insensé. Les français dégoûtés de leurs fainéants, et accoutumés depuis tant de temps à la maison de Charles Martel féconde en grands hommes, n’étaient plus embarrassés que du serment qu’ils avaient presté à Childéric. Sur la réponse du pape Zacharie, ils se crurent libres, et d’autant plus dégagés du serment qu’ils avaient presté à leur roi, que lui et ses devanciers semblaient depuis deux cent ans avoir renoncé au droit qu’ils avaient de leur commander, en laissant attacher tout le pouvoir à la charge de maire du palais. Ainsi Pépin fut mis sur le trône, et le nom de roi fut réuni avec l’autorité.
Le pape Estienne III trouva dans le nouveau roi le même zèle que Charles Martel avait eu pour le saint siège contre les lombards. Après avoir vainement imploré le secours de l’empereur, il se jeta entre les bras des français. Le roi le reçut en France avec respect, et voulut être sacré et couronné de sa main. En même temps il passa les Alpes, délivra Rome et l’exarchat de Ravenne, et réduisit Astolphe roi des lombards à une paix équitable. Cependant l’empereur faisait la guerre aux images. Pour s’appuyer de l’autorité ecclésiastique, il assembla un nombreux concile à Constantinople. On n’y vit pourtant point paraître, selon la coutume, ni les légats du saint siège, ni les évêques, ou les légats des autres siéges patriarcaux. Dans ce concile, non seulement on condamna comme idolâtrie tout l’honneur rendu aux images en mémoire des originaux, mais encore on y condamna la sculpture et la peinture comme des arts détestables. C’était l’opinion des sarrasins dont on disait que Léon avait suivi les conseils quand il renversa les images. Il ne parut pourtant rien contre les reliques. Le concile de Copronyme ne défendit pas de les honorer, et il frappa d’anathème ceux qui refusaient d’avoir recours aux prières de la Sainte Vierge et des saints. Les catholiques persécutés pour l’honneur qu’ils rendaient aux images, répondaient à l’empereur qu’ils aimaient mieux endurer toute sorte d’extrémités, que de ne pas honorer Jésus-Christ jusque dans son ombre. Cependant Pépin repassa les Alpes, et châtia l’infidèle Astolphe qui refusait d’exécuter le traité de paix. L’église romaine ne reçut jamais un plus beau don que celui que lui fit alors ce pieux prince. Il lui donna les villes reconquises sur les lombards, et se moqua de Copronyme qui les redemandait, lui qui n’avait pu les défendre. Depuis ce temps les empereurs furent peu reconnus dans Rome : ils y devinrent méprisables par leur faiblesse, et odieux par leurs erreurs. Pépin y fut regardé comme protecteur du peuple romain et de l’église romaine. Cette qualité devint comme héréditaire à sa maison et aux rois de France.
Charlemagne fils de Pépin la soutint avec autant de courage que de piété. Le pape Adrien eût recours à lui contre Didier roi des lombards, qui avait pris plusieurs villes, et menaçait toute l’Italie. Charlemagne passa les Alpes. Tout fléchit : Didier fut livré : les rois lombards ennemis de Rome et des papes furent détruits : Charlemagne se fit couronner roi d’Italie, et prit le titre de roi des français et des lombards. En même temps il exerça dans Rome même l’autorité souveraine en qualité de Patrice, et confirma au saint siège les donations du roi son père. Les empereurs avaient peine à résister aux bulgares, et soutenaient vainement contre Charlemagne les lombards dépossédés. La querelle des images durait toujours. Léon IV fils de Copronyme semblait d’abord s’être adouci ; mais il renouvela la persécution aussitôt qu’il se crut le maître. Il mourut bientôt. Son fils Constantin âgé de dix ans lui succéda, et régna sous la tutelle de l’impératrice Irène sa mère. Alors les choses commencèrent à changer de face. Paul patriarche de Constantinople déclara sur la fin de sa vie qu’il avait combattu les images contre sa conscience, et se retira dans un monastère, où il déplora en présence de l’impératrice le malheur de l’église de Constantinople séparée des quatre siéges patriarcaux, et lui proposa la célébration d’un concile universel comme l’unique remède d’un si grand mal. Taraise son successeur soutint que la question n’avait pas été jugée dans l’ordre, parce qu’on avait commencé par une ordonnance de l’empereur, qu’un concile tenu contre les formes avait suivie ; au lieu qu’en matière de religion, c’est au concile à commencer, et aux empereurs à appuyer le jugement de l’église. Fondé sur cette raison, il n’accepta le patriarcat qu’à condition qu’on tiendrait le concile universel : il fut commencé à Constantinople, et continué à Nicée. Le pape y envoya ses légats : le concile des iconoclastes fut condamné : ils sont détestés comme gens qui, à l’exemple des sarrasins, accusaient les chrétiens d’idolâtrie. On décida que les images seraient honorées en mémoire et pour l’amour des originaux ; ce qui s’appelle dans le concile culte relatif, adoration et salutation honoraire, qu’on oppose au culte suprême, et à l’adoration de latrie, ou d’entière sujétion, que le concile réserve à Dieu seul.
Outre les légats du saint siège, et la présence du patriarche de Constantinople, il y parut des légats des autres siéges patriarcaux opprimés alors par les infidèles. Quelques-uns leur ont contesté leur mission : mais ce qui n’est pas contesté, c’est que loin de les désavouer, tous ces siéges ont accepté le concile sans qu’il y paroisse de contradiction, et il a été reçu par toute l’église. Les français environnés d’idolâtres ou de nouveaux chrétiens dont ils craignaient de brouiller les idées, et d’ailleurs embarrassés du terme équivoque d’adoration, hésitèrent longtemps. Parmi toutes les images ils ne voulaient rendre d’honneur qu’à celle de la croix, absolument différente des figures que les païens croyaient pleines de divinité. Ils conservèrent pourtant en lieu honorable, et même dans les églises, les autres images, et détestèrent les iconoclastes.
Ce qui resta de diversité, ne fit aucun schisme. Les français connurent enfin, que les pères de Nicée ne demandaient pour les images que le même genre de culte, toutes proportions gardées, qu’ils rendaient eux-mêmes aux reliques, au livre de l’évangile, et à la croix ; et ce concile fut honoré par toute la chrétienté sous le nom de septième concile général.
Ainsi nous avons vu les sept conciles généraux, que l’Orient et l’Occident, l’église grecque et l’église latine reçoivent avec une égale révérence. Les empereurs convoquaient ces grandes assemblées par l’autorité souveraine qu’ils avaient sur tous les évêques, ou du moins sur les principaux, d’où dépendaient tous les autres, et qui étaient alors sujets de l’empire. Les voitures publiques leur étaient fournies par l’ordre des princes. Ils assemblaient les conciles en Orient, où ils faisaient leur résidence, et y envoyaient ordinairement des commissaires pour maintenir l’ordre. Les évêques ainsi assemblés portaient avec eux l’autorité du saint esprit, et la tradition des églises. Dés l’origine du christianisme il y avait trois siéges principaux, qui précédaient tous les autres, celui de Rome, celui d’Alexandrie, et celui d’Antioche. Le concile de Nicée avait approuvé que l’évêque de la cité sainte eut le même rang. Le second et le quatrième concile élevèrent le siège de Constantinople, et voulurent qu’il fut le second. Ainsi il se fit cinq siéges, que dans la suite des temps on appela patriarcaux. La préséance leur était donnée dans le concile. Entre ces siéges, le siège de Rome était toujours regardé comme le premier, et le concile de Nicée régla les autres sur celui-là. Il y avait aussi des évêques métropolitains, qui étaient les chefs des provinces, et qui précédaient les autres évêques.
On commença assez tard à les appeler archevêques ; mais leur autorité n’en était pas moins reconnue. Quand le concile était formé, on proposait l’écriture sainte ; on lisait les passages des anciens pères témoins de la tradition : c’était la tradition qui interprétait l’écriture : on croyait que son vrai sens était celui dont les siècles passés étaient convenus, et nul ne croyait avoir droit de l’expliquer autrement. Ceux qui refusaient de se soumettre aux décisions du concile, étaient frappés d’anathème.
Après avoir expliqué la foi, on réglait la discipline ecclésiastique, et on dressait les canons, c’est à dire les règles de l’église. On croyait que la foi ne changeait jamais, et qu’encore que la discipline put recevoir divers changements selon les temps et selon les lieux, il fallait tendre autant qu’on pouvait à une parfaite imitation de l’antiquité. Au reste, les papes n’assistèrent que par leurs légats aux premiers conciles généraux ; mais ils en approuvèrent expressément la doctrine, et il n’y eût dans l’église qu’une seule foi.
Constantin et Irène firent religieusement exécuter les décrets du VII concile : mais le reste de leur conduite ne se soutint pas. Le jeune prince, à qui sa mère fit épouser une femme qu’il n’aimait point, s’emportait à des amours déshonnêtes ; et las d’obéir aveuglement à une mère si impérieuse, il tâchait de l’éloigner des affaires où elle se maintenait malgré lui. Alphonse le Chaste régnait en Espagne. La continence perpétuelle que garda ce prince, lui mérita ce beau titre, et le rendit digne d’affranchir l’Espagne de l’infâme tribut de cent filles que son oncle Mauregat avait accordé aux maures. Soixante et dix mille de ces infidèles tués dans une bataille avec Mugait leur général firent voir la valeur d’Alphonse.
Constantin tâchait aussi de se signaler contre les bulgares ; mais les succès ne répondaient pas à son attente. Il détruisit à la fin tout le pouvoir d’Irène ; et incapable de se gouverner lui-même autant que de souffrir l’empire d’autrui, il répudia sa femme Marie, pour épouser Théodote, qui était à elle. Sa mère irritée fomenta les troubles que causa un si grand scandale. Constantin périt par ses artifices. Elle gagna le peuple en modérant les impôts, et mit dans ses intérêts les moines avec le clergé par une piété apparente. Enfin elle fut reconnue seule impératrice. Les Romains méprisèrent ce gouvernement, et se tournèrent à Charlemagne, qui subjuguait les saxons, réprimait les sarrasins, détruisait les hérésies, protégeait les papes, attirait au christianisme les nations infidèles, rétablissait les sciences et la discipline ecclésiastique, assemblait de fameux conciles où sa profonde doctrine était admirée, et faisait ressentir non seulement à la France et à l’Italie, mais à l’Espagne, à l’Angleterre, à la Germanie, et par tout les effets de sa piété et de sa justice.
Enfin l’an 800 de notre seigneur, ce grand protecteur de Rome et de l’Italie, ou pour mieux dire de toute l’église et de toute la chrétienté, élu empereur par les Romains sans qu’il y pensât, et couronné par le pape Léon III qui avait porté le peuple romain à ce choix, devint le fondateur du nouvel empire et de la grandeur temporelle du saint siège.
Voila, monseigneur, les douze époques que j’ai suivies dans cet abrégé. J’ai attaché à chacune d’elles les faits principaux qui en dépendent. Vous pouvez maintenant, sans beaucoup de peine, disposer, selon l’ordre des temps, les grands évènements de l’histoire ancienne, et les ranger pour ainsi dire chacun sous son étendard.
Je n’ai pas oublié dans cet abrégé cette célèbre distinction que font les chronologistes de la durée du monde en sept âges. Le commencement de chaque âge nous sert d’époque : si j’y en mêle quelques autres, c’est afin que les choses soient plus distinctes, et que l’ordre des temps se développe devant vous avec moins de confusion.
Quand je vous parle de l’ordre des temps, je ne prétends pas, monseigneur, que vous vous chargiez scrupuleusement de toutes les dates ; encore moins que vous entriez dans toutes les disputes des chronologistes, où le plus souvent il ne s’agit que de peu d’années. La chronologie contentieuse qui s’arrête scrupuleusement à ces minuties a son usage sans doute ; mais elle n’est pas votre objet, et sert peu à éclairer l’esprit d’un grand prince. Je n’ai point voulu raffiner sur cette discussion des temps ; et parmi les calculs déjà faits, j’ai suivi celui qui m’a paru le plus vraisemblable, sans m’engager à le garantir.
Que dans la supputation qu’on fait des années depuis le temps de la création jusqu’à Abraham il faille suivre les septante qui font le monde plus vieux, ou l’Hébreu qui le fait plus jeune de plusieurs siècles : encore que l’autorité de l’original Hébreu semble devoir l’emporter, c’est une chose si indifférente en elle-même, que l’église qui a suivi avec saint Jérôme la supputation de l’Hébreu dans notre vulgate, à laissé celle des septante dans son martyrologe. En effet, qu’importe à l’histoire de diminuer, ou de multiplier des siècles vides, où aussi bien l’on n’a rien à raconter ? N’est-ce pas assez que les temps où les dates sont importantes aient des caractères fixes, et que la distribution en soit appuyée sur des fondements certains ? Et quand même dans ces temps il y aurait de la dispute pour quelques années, ce ne serait presque jamais un embarras. Par exemple, qu’il faille mettre de quelques années plutôt ou plus tard, ou la fondation de Rome, ou la naissance de Jésus-Christ : vous avez pu reconnaître que cette diversité ne fait rien à la suite des histoires, ni à l’accomplissement des conseils de Dieu. Vous devez éviter les anachronismes qui brouillent l’ordre des affaires, et laisser disputer des autres entre les savants.
Je ne veux non plus charger votre mémoire du compte des olympiades, quoique les Grecs qui s’en servent les rendent nécessaires à fixer les temps. Il faut savoir ce que c’est, afin d’y avoir recours dans le besoin : mais au reste, il suffira de vous attacher aux dates que je vous propose comme les plus simples et les plus suivies, qui sont celles du monde jusqu’à Rome, celles de Rome jusqu’à Jésus-Christ, et celles de Jésus-Christ dans toute la suite.
Mais le vrai dessein de cet abrégé n’est pas de vous expliquer l’ordre des temps, quoiqu’il soit absolument nécessaire pour lier toutes les histoires, et en montrer le rapport. Je vous ai dit, monseigneur, que mon principal objet est de vous faire considérer dans l’ordre des temps la suite du peuple de Dieu et celle des grands empires.
Ces deux choses roulent ensemble dans ce grand mouvement des siècles où elles ont pour ainsi dire un même cours : mais il est besoin, pour les bien entendre, de les détacher quelquefois l’une de l’autre, et de considérer tout ce qui convient à chacune d’elles.