Discours sur l'histoire universelle

Jacques Bénigne Bossuet, 1627 - 1704


SECONDE PARTIE — LA SUITE DE LA RELIGION

I. La Création, et les premiers temps.

Sur tout, la religion et la suite du peuple de Dieu considérée de cette sorte, est le plus grand et le plus utile de tous les objets qu’on puisse proposer aux hommes. Il est beau de se remettre devant les yeux les états différents du peuple de Dieu sous la loi de nature et sous les patriarches ; sous Moïse et sous la loi écrite ; sous David et sous les prophètes ; depuis le retour de la captivité jusqu’à Jésus-Christ ; et enfin sous Jésus-Christ même, c’est à dire sous la loi de grâce et sous l’évangile : dans les siècles qui ont attendu le messie, et dans ceux où il a paru ; dans ceux où le culte de Dieu a été réduit à un seul peuple, et dans ceux où conformément aux anciennes prophéties il a été répandu par toute la terre ; dans ceux enfin où les hommes encore infirmes et grossiers, ont eu besoin d’être soutenus par des récompenses et des châtiments temporels, et dans ceux où les fidèles mieux instruits ne doivent plus vivre que par la foi, attachés aux biens éternels, et souffrant, dans l’espérance de les posséder, tous les maux qui peuvent exercer leur patience. Assurément, monseigneur, on ne peut rien concevoir qui soit plus digne de Dieu, que de s’être premièrement choisi un peuple qui fut un exemple palpable de son éternelle providence ; un peuple dont la bonne ou la mauvaise fortune dépendît de la piété, et dont l’état rendît témoignage à la sagesse et à la justice de celui qui le gouvernait. C’est par où Dieu a commencé, et c’est ce qu’il a fait voir dans le peuple juif. Mais après avoir établi par tant de preuves sensibles ce fondement immuable, que lui seul conduit à sa volonté tous les évènements de la vie présente, il était temps d’élever les hommes à de plus hautes pensées, et d’envoyer Jésus-Christ, à qui il était réservé de découvrir au nouveau peuple ramassé de tous les peuples du monde, les secrets de la vie future.

Vous pourrez suivre aisément l’histoire de ces deux peuples, et remarquer comme Jésus-Christ fait l’union de l’un et de l’autre, puis qu’ou attendu, ou donné, il a été dans tous les temps la consolation et l’espérance des enfants de Dieu. Voilà donc la religion toujours uniforme, ou plutôt toujours la même dés l’origine du monde : on y a toujours reconnu le même Dieu, comme auteur, et le même Christ, comme sauveur du genre humain.

Ainsi vous verrez qu’il n’y a rien de plus ancien parmi les hommes que la religion que vous professez, et que ce n’est pas sans raison que vos ancêtres ont mis leur plus grande gloire à en être les protecteurs.

Quel témoignage n’est-ce pas de sa vérité, de voir que dans les temps où les histoires profanes n’ont à nous conter que des fables, ou tout au plus des faits confus et à demi oubliés, l’écriture, c’est à dire, sans contestation, le plus ancien livre qui soit au monde, nous ramène par tant d’évènements précis, et par la suite même des choses, à leur véritable principe, c’est à dire, à Dieu, qui a tout fait ; et nous marque si distinctement la création de l’univers, celle de l’homme en particulier, le bonheur de son premier état, les causes de ses misères et de ses faiblesses, la corruption du monde et le déluge, l’origine des arts et celle des nations, la distribution des terres, enfin la propagation du genre humain, et d’autres faits de même importance dont les histoires humaines ne parlent qu’en confusion, et nous obligent à chercher ailleurs les sources certaines ?

Que si l’antiquité de la religion lui donne tant d’autorité, sa suite continuée sans interruption, et sans altération durant tant de siècles et malgré tant d’obstacles survenus, fait voir manifestement que la main de Dieu la soutient. Qu’y a-t-il de plus merveilleux que de la voir toujours subsister sur les mêmes fondements dés les commencements du monde, sans que ni l’idolâtrie et l’impiété qui l’environnait de toutes parts, ni les tyrans qui l’ont persécutée, ni les hérétiques et les infidèles qui ont tâché de la corrompre, ni les lâches qui l’ont trahie, ni ses sectateurs indignes qui l’ont déshonorée par leurs crimes, ni enfin la longueur du temps qui seule suffit pour abattre toutes les choses humaines aient jamais été capables, je ne dis pas de l’éteindre, mais de l’altérer ?

Si maintenant nous venons à considérer quelle idée cette religion dont nous révérons l’antiquité nous donne de son objet, c’est à dire du premier être, nous avouerons qu’elle est au dessus de toutes les pensées humaines, et digne d’être regardée comme venue de Dieu même. Le Dieu qu’ont toujours servi les Hébreux et les chrétiens n’a rien de commun avec les divinités pleines d’imperfection, et même de vice, que le reste du monde adorait. Notre Dieu est un, infini, parfait, seul digne de venger les crimes et de couronner la vertu, parce qu’il est seul la sainteté même.

Il est infiniment au dessus de cette cause première, et de ce premier moteur que les philosophes ont connu, sans toutefois l’adorer. Ceux d’entre eux qui ont été le plus loin, nous ont proposé un Dieu, qui trouvant une matière éternelle et existante par elle-même aussi bien que lui, l’a mise en œuvre, et l’a façonnée comme un artisan vulgaire, contraint dans son ouvrage par cette matière et par ses dispositions qu’il n’a pas faites ; sans jamais pouvoir comprendre que si la matière est d’elle-même, elle n’a pas dû attendre sa perfection d’une main étrangère, et que si Dieu est infini et parfait, il n’a eu besoin, pour faire tout ce qu’il voulait, que de lui-même et de sa volonté toute puissante. Mais le Dieu de nos pères, le Dieu d’Abraham, le Dieu dont Moïse nous a écrit les merveilles, n’a pas seulement arrangé le monde ; il l’a fait tout entier dans sa matière et dans sa forme. Avant qu’il eût donné l’être, rien ne l’avait que lui seul. Il nous est représenté comme celui qui fait tout, et qui fait tout par sa parole, tant à cause qu’il fait tout par raison, qu’à cause qu’il fait tout sans peine, et que pour faire de si grands ouvrages il ne lui en coûte qu’un seul mot, c’est-à-dire qu’il ne lui en coûte que de le vouloir.

Et pour suivre l’histoire de la création, puisque nous l’avons commencée, Moïse nous a enseigné que ce puissant architecte, à qui les choses coûtent si peu, a voulu les faire à plusieurs reprises, et créer l’univers en six jours, pour montrer qu’il n’agit pas avec une nécessité, ou par une impétuosité aveugle comme se le sont imaginé quelques philosophes. Le soleil jette d’un seul coup, sans se retenir, tout ce qu’il a de rayons : mais Dieu, qui agit par intelligence et avec une souveraine liberté, applique sa vertu où il lui plaît, et autant qu’il lui plaît : et comme en faisant le monde par sa parole, il montre que rien ne le peine ; en le faisant à plusieurs reprises, il fait voir qu’il est le maître de sa matière, de son action, de toute son entreprise, et qu’il n’a en agissant d’autre règle que sa volonté toujours droite par elle-même.

Cette conduite de Dieu nous fait voir aussi que tout sort immédiatement de sa main. Les peuples et les philosophes qui ont cru que la terre mêlée avec l’eau, et aidée, si vous voulez, de la chaleur du soleil avait produit d’elle-même par sa propre fécondité les plantes et les animaux, se sont trop grossièrement trompés. L’écriture nous a fait entendre que les éléments sont stériles, si la parole de Dieu ne les rend féconds. Ni la terre, ni l’eau, ni l’air n’auraient jamais eu les plantes ni les animaux que nous y voyons, si Dieu qui en avait fait et préparé la matière, ne l’avait encore formée par sa volonté toute puissante, et n’avait donné à chaque chose les semences propres pour se multiplier dans tous les siècles.

Ceux qui voient les plantes prendre leur naissance et leur accroissement par la chaleur du soleil, pourraient croire qu’il en est le créateur. Mais l’écriture nous fait voir la terre revêtue d’herbes et de toute sorte de plantes avant que le soleil ait été créé, afin que nous concevions que tout dépend de Dieu seul. Il a plu à ce grand ouvrier de créer la lumière, avant même que de la réduire à la forme qu’il lui a donnée dans le soleil et dans les astres, parce qu’il voulait nous apprendre que ces grands et magnifiques luminaires dont on nous a voulu faire des divinités, n’avaient par eux-mêmes ni la matière précieuse et éclatante dont ils ont été composés, ni la forme admirable à laquelle nous les voyons réduits.

Enfin le récit de la création, tel qu’il est fait par Moïse, nous découvre ce grand secret de la véritable philosophie, qu’en Dieu seul réside la fécondité et la puissance absolue. Heureux, sage, tout-puissant, seul suffisant à lui-même, il agit sans nécessité comme il agit sans besoin ; jamais contraint ni embarrassé par sa matière dont il fait ce qu’il veut, parce qu’il lui a donné par sa seule volonté le fond de son être. Par ce droit souverain il la tourne, il la façonne, il la meut sans peine : tout dépend immédiatement de lui ; et si selon l’ordre établi dans la nature, une chose dépend de l’autre, par exemple, la naissance et l’accroissement des plantes, de la chaleur du soleil, c’est à cause que ce même Dieu qui a fait toutes les parties de l’univers, a voulu les lier les unes aux autres, et faire éclater sa sagesse par ce merveilleux enchaînement. Mais tout ce que nous enseigne l’écriture sainte sur la création de l’univers, n’est rien à comparaison de ce qu’elle dit de la création de l’homme. Jusque ici Dieu avait tout fait en commandant : Que la lumière soit ; que le firmament s’étende au milieu des eaux ; que les eaux se retirent ; que la terre soit découverte. Et qu’elle germe ; qu’il y ait des grands luminaires qui partagent le jour et la nuit ; que les oiseaux et les poissons sortent du sein des eaux ; que la terre produise des animaux selon leurs espèces différentes. Mais quand il s’agit de produire l’homme, Moïse lui fait tenir un autre langage : Faisons l’homme, dit-il, à notre image et ressemblance.

Ce n’est plus cette parole impérieuse et dominante ; c’est une parole plus douce, quoique non moins efficace. Dieu tient conseil en lui-même ; Dieu s’excite lui-même comme pour nous faire voir que l’ouvrage qu’il va entreprendre surpasse tous les ouvrages qu’il avait faits jusqu’alors.

Faisons l’homme. Dieu parle en lui-même ; il parle à quelqu’un qui fait comme lui, à quelqu’un dont l’homme est la créature et l’image : il parle à un autre lui-même ; il parle à celui par qui toutes choses ont été faites, à celui qui dit dans son évangile, tout ce que le père fait, le fils le fait semblablement. En parlant à son fils, ou avec son fils, il parle en même temps avec l’esprit tout-puissant, égal et coéternel à l’un et à l’autre. C’est une chose inouïe dans tout le langage de l’écriture, qu’un autre que Dieu ait parlé de lui-même en nombre pluriel ; faisons. Dieu même dans l’écriture, ne parle ainsi que deux ou trois fois, et ce langage extraordinaire commence à paraître lors qu’il s’agit de créer l’homme. Quand Dieu change de langage et en quelque façon de conduite, ce n’est pas qu’il change en lui-même ; mais il nous montre qu’il va commencer, suivant des conseils éternels, un nouvel ordre de choses. Ainsi l’homme si fort élevé au dessus des autres créatures dont Moïse nous avait décrit la génération, est produit d’une façon toute nouvelle. La trinité commence à se déclarer, en faisant la créature raisonnable dont les opérations intellectuelles sont une image imparfaite de ces éternelles opérations par lesquelles Dieu est fécond en lui-même.

La parole de conseil dont Dieu se sert, marque que la créature qui va être faite, est la seule qui peut agir par conseil et par intelligence. Tout le reste n’est pas moins extraordinaire. Jusque-là nous n’avions point vu dans l’histoire de la genèse, le doit de Dieu appliqué sur une matière corruptible. Pour former le corps de l’homme, lui-même prend de la terre ; et cette terre arrangée sous une telle main reçoit la plus belle figure qui ait encore paru dans le monde. Cette attention particulière, qui paraît en Dieu quand il fait l’homme, nous montre qu’il a pour lui un égard particulier, quoique d’ailleurs tout soit conduit immédiatement par sa sagesse. Mais la manière dont il produit l’âme, est beaucoup plus merveilleuse : il ne la tire point de la matière ; il l’inspire d’en haut ; c’est un souffle de vie qui vient de lui-même. Quand il créa les bêtes, il dit, que l’eau produise les poissons ; et il créa de cette sorte les monstres marins et toute âme vivante et mouvante qui devait remplir les eaux. Il dit encore, que la terre produise toute âme vivante, les bêtes à quatre pieds, et les reptiles.

C’est ainsi que devaient naître ces âmes vivantes d’une vie brute et bestiale, à qui Dieu ne donne pour toute action que des mouvements dépendants du corps. Dieu les tire du sein des eaux et de la terre : mais cette âme dont la vie devait être une imitation de la sienne, qui devait vivre comme lui, de raison et d’intelligence ; qui lui devait être unie en le contemplant et en l’aimant, et qui pour cette raison était faite à son image, ne pouvait être tirée de la matière. Dieu en façonnant la matière, peut bien former un beau corps ; mais en quelque sorte qu’il la tourne et la façonne, jamais il n’y trouvera son image et sa ressemblance. L’âme faite à son image, et qui peut être heureuse en le possédant, doit être produite par une nouvelle création : elle doit venir d’en haut, et c’est ce que signifie ce souffle de vie, que Dieu tire de sa bouche.

Souvenons-nous que Moïse propose aux hommes charnels par des images sensibles des vérités pures et intellectuelles. Ne croyons pas que Dieu souffle à la manière des animaux. Ne croyons pas que notre âme soit un air subtil, ni une vapeur déliée. Le souffle que Dieu inspire, et qui porte en lui-même l’image de Dieu, n’est ni air, ni vapeur. Ne croyons pas que notre âme soit une portion de la nature divine, comme l’ont rêvé quelques philosophes. Dieu n’est pas un tout qui se partage. Quand Dieu aurait des parties, elles ne seraient pas faites. Car le créateur, l’être incréé ne serait pas composé de créatures. L’âme est faite, et tellement faite, qu’elle n’est rien de la nature divine ; mais seulement une chose faite à l’image et ressemblance de la nature divine ; une chose qui doit toujours demeurer unie à celui qui l’a formée : c’est ce que veut dire ce souffle divin ; c’est ce que nous représente cet esprit de vie.

Voilà donc l’homme formé. Dieu forme encore de lui la compagne qu’il lui veut donner. Tous les hommes naissent d’un seul mariage, afin d’être à jamais, quelque dispersés et multipliés qu’ils soient, une seule et même famille. Nos premiers parents ainsi formés sont mis dans ce jardin délicieux, qui s’appelle le paradis : Dieu se devait à lui-même de rendre son image heureuse. Il donne un précepte à l’homme, pour lui faire sentir qu’il a un maître ; un précepte attaché à une chose sensible, parce que l’homme était fait avec des sens ; un précepte aisé, parce qu’il voulait lui rendre la vie commode tant qu’elle serait innocente. L’homme ne garde pas un commandement d’une si facile observance : il écoute l’esprit tentateur, et il s’écoute lui-même, au lieu d’écouter Dieu uniquement : sa perte est inévitable, mais il la faut considérer dans son origine aussi bien que dans ses suites.

Dieu avait fait au commencement ses anges, esprits purs et séparés de toute matière. Lui qui ne fait rien que de bon, les avait tous créés dans la sainteté, et ils pouvaient assurer leur félicité en se donnant volontairement à leur créateur. Mais tout ce qui est tiré du néant est défectueux. Une partie de ces anges se laissa séduire à l’amour propre. Malheur à la créature qui se plaît en elle-même, et non pas en Dieu ! Elle perd en un moment tous ses dons. Étrange effet du péché ! Ces esprits lumineux devinrent esprits de ténèbres : ils n’eurent plus de lumières qui ne se tournassent en ruses malicieuses. Une maligne envie prit en eux la place de la charité ; leur grandeur naturelle ne fut plus qu’orgueil ; leur félicité fut changée en la triste consolation de se faire des compagnons dans leur misère, et leurs bienheureux exercices au misérable emploi de tenter les hommes. Le plus parfait de tous, qui avait aussi été le plus superbe, se trouva le plus malfaisant, comme le plus malheureux. L’homme que Dieu avait mis un peu au dessous des anges, en l’unissant à un corps, devint à un esprit si parfait un objet de jalousie : il voulut l’entraîner dans sa rébellion, pour ensuite l’envelopper dans sa perte. Écoutons comme il lui parle, et pénétrons le fond de ses artifices. Il s’adresse à Ève comme à la plus faible : mais en la personne d’Ève, il parle à son mari aussi bien qu’à elle : pourquoi Dieu vous a-t-il fait cette défense ? S’il vous a fait raisonnables, vous devez savoir la raison de tout : ce fruit n’est pas un poison ; vous n’en mourrez pas.

Voilà par où commence l’esprit de révolte. On raisonne sur le précepte, et l’obéissance est mise en doute. Vous serez comme des dieux, libres et indépendants, heureux en vous-mêmes, sages par vous-mêmes : vous saurez le bien et le mal ; rien ne vous sera impénétrable. C’est par ces motifs que l’esprit s’élève contre l’ordre du créateur, et au dessus de la règle. Ève à demi gagnée regarda le fruit dont la beauté promettait un goût excellent. Voyant que Dieu avait uni en l’homme l’esprit et le corps, elle crut qu’en faveur de l’homme il pourrait bien encore avoir attaché aux plantes des vertus surnaturelles et des dons intellectuels aux objets sensibles. Après avoir mangé de ce beau fruit, elle en présenta elle-même à son mari. Le voilà dangereusement attaqué. L’exemple et la complaisance fortifient la tentation : il entre dans les sentiments du tentateur si bien secondé ; une trompeuse curiosité, une flatteuse pensée d’orgueil, le secret plaisir d’agir de soi-même et selon ses propres pensées, l’attire et l’aveugle : il veut faire une dangereuse épreuve de sa liberté, et il goûte avec le fruit défendu la pernicieuse douceur de contenter son esprit : les sens mêlent leur attrait à ce nouveau charme ; il les suit, il s’y soumet, et il s’en fait le captif, lui qui en était le maître.

En même temps tout change pour lui. La terre ne lui rit plus comme auparavant ; il n’en aura plus rien que par un travail opiniâtre : le ciel n’a plus cet air serein : les animaux qui lui étaient tous, jusqu’aux plus odieux et aux plus farouches, un divertissement innocent, prennent pour lui des formes hideuses : Dieu qui avait tout fait pour son bonheur, lui tourne en un moment tout en supplice. Il se fait peine à lui-même, lui qui s’était tant aimé. La rébellion de ses sens lui fait remarquer en lui je ne sais quoi de honteux. Ce n’est plus ce premier ouvrage du créateur où tout était beau ; le péché a fait un nouvel ouvrage qu’il faut cacher. L’homme ne peut plus supporter sa honte, et voudrait pouvoir la couvrir à ses propres yeux. Mais Dieu lui devient encore plus insupportable. Ce grand Dieu qui l’avait fait à sa ressemblance, et qui lui avait donné des sens comme un secours nécessaire à son esprit, se plaisait à se montrer à lui sous une forme sensible : l’homme ne peut plus souffrir sa présence. Il cherche le fonds des forêts pour se dérober à celui qui faisait auparavant tout son bonheur. Sa conscience l’accuse avant que Dieu parle. Ses malheureuses excuses achèvent de le confondre. Il faut qu’il meure : le remède d’immortalité lui est ôté ; et une mort plus affreuse, qui est celle de l’âme, lui est figurée par cette mort corporelle à laquelle il est condamné.

Mais voici notre sentence prononcée dans la sienne. Dieu qui avait résolu de récompenser son obéissance dans toute sa postérité, aussitôt qu’il s’est révolté le condamne, et le frappe, non seulement en sa personne, mais encore dans tous ses enfants comme dans la plus vive et la plus chère partie de lui-même : nous sommes tous maudits dans notre principe ; notre naissance est gâtée et infectée dans sa source.

N’examinons point ici ces règles terribles de la justice divine, par lesquelles la race humaine est maudite dans son origine. Adorons les jugements de Dieu, qui regarde tous les hommes comme un seul homme dans celui dont il veut tous les faire sortir. Regardons-nous aussi comme dégradés dans notre père rebelle, comme flétris à jamais par la sentence qui le condamne, comme bannis avec lui, et exclus du paradis où il devait nous faire naître.

Les règles de la justice humaine nous peuvent aider à entrer dans les profondeurs de la justice divine dont elles sont une ombre : mais elles ne peuvent pas nous découvrir le fond de cet abîme. Croyons que la justice aussi bien que la miséricorde de Dieu ne veulent pas être mesurées sur celles des hommes, et qu’elles ont toutes deux des effets bien plus étendus et bien plus intimes.

Mais pendant que les rigueurs de Dieu sur le genre humain nous épouvantent, admirons comme il tourne nos yeux à un objet plus agréable. Sous la figure du serpent dont le rampement tortueux était une vive image des dangereuses insinuations et des détours fallacieux de l’esprit malin, Dieu fait voir à Ève notre mère son ennemi vaincu, et lui montre cette semence bénite par laquelle son vainqueur devait avoir la tête écrasée, c’est à dire devait voir son orgueil dompté, et son empire abattu par toute la terre.

Cette semence bénite était Jésus-Christ fils d’une Vierge, ce Jésus-Christ en qui seul Adam n’avait point péché, parce qu’il devait sortir d’Adam d’une manière divine, conçut non de l’homme, mais du Saint Esprit.

Mais avant que de nous donner le sauveur, il fallait que le genre humain connût par une longue expérience le besoin qu’il avait d’un tel secours. L’homme fut donc laissé à lui-même, ses inclinations se corrompirent, ses débordements allèrent à l’excès, et l’iniquité couvrit toute la face de la terre.

Alors Dieu médita une vengeance dont il voulut que le souvenir ne s’éteignît jamais parmi les hommes : c’est celle du déluge universel dont en effet la mémoire dure encore dans toutes les nations, aussi bien que celle des crimes qui l’ont attiré.

Que les hommes ne pensent plus que le monde va tout seul, et que ce qui a été sera toujours comme de lui-même. Dieu qui a tout fait, et par qui tout subsiste, va noyer tous les animaux avec tous les hommes, c’est à dire qu’il va détruire la plus belle partie de son ouvrage.

Il n’avait besoin que de lui-même pour détruire ce qu’il avait fait d’une parole : mais il trouve plus digne de lui de faire servir ses créatures d’instrument à sa vengeance, et il appelle les eaux pour ravager la terre couverte de crimes.

Il s’y trouva pourtant un homme juste. Dieu, avant que de le sauver du déluge des eaux, l’avait préservé par sa grâce du déluge de l’iniquité. Sa famille fut réservée pour repeupler la terre qui n’allait plus être qu’une immense solitude. Par les soins de cet homme juste, Dieu sauve les animaux, afin que l’homme entende qu’ils sont faits pour lui, et soumis à son empire par leur Créateur.

Le monde se renouvelle, et la terre sort encore une fois du sein des eaux : mais dans ce renouvellement, il demeure une impression éternelle de la vengeance divine. Jusqu’au déluge toute la nature était plus forte et plus vigoureuse : par cette immense quantité d’eaux que Dieu amena sur la terre, et par le long sejour qu’elles y firent, les sucs qu’elle enfermait furent altérés ; l’air chargé d’une humidité excessive fortifia les principes de la corruption ; et la première constitution de l’univers se trouvant affaiblie, la vie humaine qui se poussait jusque à prés de mille ans se diminua peu à peu : les herbes et les fruits n’eûrent plus leur première force, et il fallut donner aux hommes une nourriture plus substantielle dans la chair des animaux.

Ainsi devaient disparaître et s’effacer peu à peu les restes de la première institution ; et la nature changée avertissait l’homme que Dieu n’était plus le même pour lui depuis qu’il avait été irrité par tant de crimes.

Au reste cette longue vie des premiers hommes marquée dans les annales du peuple de Dieu, n’a pas été inconnue aux autres peuples, et leurs anciennes traditions en ont conservé la mémoire. La mort qui s’avançait fit sentir aux hommes une vengeance plus prompte ; et comme tous les jours ils s’enfonçaient de plus en plus dans le crime, il fallait qu’ils fussent aussi, pour ainsi parler, tous les jours plus enfoncés dans leur supplice. Le seul changement des viandes leur pouvait marquer combien leur état allait s’empirant, puis qu’en devenant plus faibles, ils devenaient en même temps plus voraces et plus sanguinaires.

Avant le temps du déluge, la nourriture que les hommes prenaient sans violence dans les fruits qui tombaient d’eux mêmes, et dans les herbes qui aussi bien séchaient si vite, était sans doute quelque reste de la première innocence, et de la douceur à laquelle nous étions formés. Maintenant pour nous nourrir il faut répandre du sang malgré l’horreur qu’il nous cause naturellement ; et tous les raffinements dont nous nous servons pour couvrir nos tables suffisent à peine à nous déguiser les cadavres qu’il nous faut manger pour nous assouvir.

Mais ce n’est là que la moindre partie de nos malheurs. La vie déjà raccourcie s’abrége encore par les violences qui s’introduisent dans le genre humain. L’homme qu’on voyait dans les premiers temps épargner la vie des bêtes, s’est accoutumé à n’épargner plus la vie de ses semblables. C’est en vain que Dieu défendit aussitôt après le déluge de verser le sang humain ; en vain, pour sauver quelque vestige de la première douceur de notre nature, en permettant de manger de la chair des bêtes, il en avait réservé le sang. Les meurtres se multiplièrent sans mesure. Il est vrai qu’avant le déluge Caïn avait sacrifié son frère à sa jalousie. Lamech sorti de Caïn avait fait le second meurtre, et on peut croire qu’il s’en fit d’autres après ces damnables exemples. Mais les guerres n’étaient pas encore inventées. Ce fut après le déluge que parurent ces ravageurs de provinces, que l’on a nommés conquérants, qui poussés par la seule gloire du commandement, ont exterminé tant d’innocents. Nemrod, maudit rejeton de Cham maudit par son père, commença à faire la guerre seulement pour s’établir un empire. Depuis ce temps l’ambition s’est jouée sans aucune borne de la vie des hommes : ils en sont venus à ce point de s’entretuer sans se haïr : le comble de la gloire et le plus beau de tous les arts a été de se tuer les uns les autres.

Voilà les commencements du monde, tels que l’histoire de Moïse nous les représente : commencements heureux d’abord, pleins ensuite de maux infinis ; par rapport à Dieu qui fait tout, toujours admirables ; tels enfin que nous apprenons en les repassant dans notre esprit, à considérer l’univers et le genre humain toujours sous la main du créateur, tiré du néant par sa parole, conservé par sa bonté, gouverné par sa sagesse, puni par sa justice, délivré par sa miséricorde, et toujours assujetti à sa puissance.

Ce n’est pas ici l’univers tel que l’ont conçut les philosophes, formé selon quelques-uns par un concours fortuit des premiers corps, ou qui selon les plus sages a fourni sa matière à son auteur, qui par conséquent n’en dépend, ni dans le fond de son être, ni dans son premier état, et qui l’astreint à certaines lois que lui-même ne peut violer.

Moïse et nos anciens pères dont Moïse a recueilli les traditions nous donnent d’autres pensées. Le Dieu qu’il nous a montré a bien une autre puissance : il peut faire et défaire ainsi qu’il lui plaît ; il donne des lois à la nature, et les renverse quand il veut. Si pour se faire connaître dans le temps que la plupart des hommes l’avaient oublié, il a fait des miracles étonnants, et a forcé la nature à sortir de ses lois les plus constantes, il a continué par là à montrer qu’il en était le maître absolu, et que sa volonté est le seul lien qui entretient l’ordre du monde.

C’est justement ce que les hommes avaient oublié : la stabilité d’un si bel ordre ne servait plus qu’à leur persuader que cet ordre avait toujours été, et qu’il était de soi-même ; par où ils étaient portés à adorer ou le monde en général, ou les astres, les éléments, et enfin tous ces grands corps qui le composent. Dieu donc a témoigné au genre humain une bonté digne de lui, en renversant dans des occasions éclatantes cet ordre qui non seulement ne les frappait plus parce qu’ils y étaient accoutumés, mais encore qui les portait, tant ils étaient aveuglés, à imaginer hors de Dieu l’éternité et l’indépendance.

L’histoire du peuple de Dieu attestée par sa propre suite et par la religion tant de ceux qui l’ont écrite que de ceux qui l’ont conservée avec tant de soin, a gardé comme dans un fidèle registre la mémoire de ces miracles, et nous donne par là l’idée véritable de l’empire suprême de Dieu maître tout-puissant de ses créatures, soit pour les tenir sujettes aux lois générales qu’il a établies, soit pour leur en donner d’autres quand il juge qu’il est nécessaire de réveiller par quelque coup surprenant le genre humain endormi.

Voilà le Dieu que Moïse nous a proposé dans ses écrits comme le seul qu’il fallait servir ; voilà le Dieu que les patriarches ont adoré avant Moïse ; en un mot le Dieu d’Abraham, d’Isaac, et de Jacob, à qui notre père Abraham a bien voulu immoler son fils unique, dont Melchisédech figure de Jésus-Christ était le pontife, à qui notre père Noé a sacrifié en sortant de l’arche, que le juste Abel avait reconnu en lui offrant ce qu’il avait de plus précieux, que Seth donné à Adam à la place d’Abel avait fait connaître à ses enfants appelés aussi les enfants de Dieu, qu’Adam même avait montré à ses descendants comme celui des mains duquel il s’était vu récemment sorti, et qui seul pouvait mettre fin aux maux de sa malheureuse postérité.

La belle philosophie que celle qui nous donne des idées si pures de l’auteur de notre être ! La belle tradition que celle qui nous conserve la mémoire de ses œuvres magnifiques ! Que le peuple de Dieu est saint, puis que par une suite non interrompue depuis l’origine du monde jusqu’à nos jours, il a toujours conservé une tradition et une philosophie si sainte !

 


II. Abraham et les Patriarches.

Mais comme le peuple de Dieu a pris sous le patriarche Abraham une forme plus réglée, il est nécessaire, monseigneur, de vous arrêter un peu sur ce grand homme. Il naquit environ trois cent cinquante ans après le déluge, dans un temps où la vie humaine, quoique réduite à des bornes plus étroites, était encore très longue. Noé ne faisait que de mourir, Sem son fils aîné vivait encore, et Abraham à pu passer avec lui presque toute sa vie. Représentez-vous donc le monde encore nouveau, et encore pour ainsi dire tout trempé des eaux du déluge, lors que les hommes si prés de l’origine des choses, n’avaient besoin pour connaître l’unité de Dieu et le service qui lui était dû que de la tradition qui s’en était conservée depuis Adam, et depuis Noé : tradition d’ailleurs si conforme aux lumières de la raison, qu’il semblait qu’une vérité si claire et si importante ne pût jamais être obscurcie, ni oubliée parmi les hommes. Tel est le premier état de la religion qui dure jusqu’à Abraham, où pour connaître les grandeurs de Dieu, les hommes n’avaient à consulter que leur raison et leur mémoire.

Mais la raison était faible et corrompue ; et à mesure qu’on s’éloignait de l’origine des choses, les hommes brouillaient les idées qu’ils avaient reçues de leurs ancêtres. Les enfants indociles ou mal appris n’en voulaient plus croire leurs grands-pères décrépits, qu’ils ne connaissaient qu’à peine après tant de générations ; le sens humain abruti ne pouvait plus s’élever aux choses intellectuelles, et les hommes ne voulant plus adorer que ce qu’ils voyaient, l’idolâtrie se répandait par tout l’univers.

L’esprit qui avait trompé le premier homme goûtait alors tout le fruit de sa séduction, et voyait l’effet entier de cette parole, vous serez comme des dieux. Dés le moment qu’il l’a proféra, il songeait à confondre en l’homme l’idée de Dieu avec celle de la créature, et à diviser un nom dont la majesté consiste à être incommunicable. Son projet lui réussissait. Les hommes ensevelis dans la chair et dans le sang avaient pourtant conservé une idée obscure de la puissance divine qui se soutenait par sa propre force ; mais qui brouillée avec les images venues par leurs sens, leur faisait adorer toutes les choses où il paraissait quelque activité et quelque puissance. Ainsi le soleil et les astres qui se faisaient sentir de si loin, le feu et les éléments dont les effets étaient si universels, furent les premiers objets de l’adoration publique. Les grands rois, les grands conquérants qui pouvaient tout sur la terre, et les auteurs des inventions utiles à la vie humaine, eurent bientôt après les honneurs divins. Les hommes portèrent la peine de s’être soumis à leur sens : les sens décidèrent de tout, et firent, malgré la raison, tous les dieux qu’on adora sur la terre.

Que l’homme parut alors éloigné de sa première institution, et que l’image de Dieu y était gâtée ! Dieu pouvait-il l’avoir fait avec ces perverses inclinations qui se déclaraient tous les jours de plus en plus ? Et cette pente prodigieuse qu’il avait à s’assujettir à toute autre chose qu’à son Seigneur naturel, ne montrait-elle pas trop visiblement la main étrangère, par laquelle l’œuvre de Dieu avait été si profondément altérée dans l’esprit humain, qu’à peine pouvait-on y en reconnaître quelque trace ? Poussé par cette aveugle impression qui le dominait, il s’enfonçait dans l’idolâtrie, sans que rien le pût retenir. Un si grand mal faisait des progrès étranges. De peur qu’il n’infectât tout le genre humain, et n’éteignît tout à fait la connaissance de Dieu, ce grand Dieu appela d’en haut son serviteur Abraham, dans la famille duquel il voulait établir son culte et conserver l’ancienne croyance tant de la création de l’univers que de la providence particulière avec laquelle il gouverne les choses humaines.

Abraham a toujours été célèbre dans l’Orient. Ce n’est pas seulement les hébreux qui le regardent comme leur père. Les Iduméens se glorifient de la même origine. Ismaël fils d’Abraham est connu parmi les arabes comme celui d’où ils sont sortis. La circoncision leur est demeurée comme la marque de leur origine, et ils l’ont reçue de tout temps, non pas au huitième jour à la manière des Juifs, mais à treize ans, comme l’écriture nous apprend qu’elle fut donnée à leur père Ismaël : coutume qui dure encore parmi les mahométans. D’autres peuples arabes se ressouviennent d’Abraham et de Cetura, et ce sont les mêmes que l’écriture fait sortir de ce mariage. Ce patriarche était chaldéen, et ces peuples renommés pour leurs observations astronomiques ont compté Abraham comme un de leurs plus savants observateurs. Les historiens de Syrie l’ont fait roi de Damas, quoique étranger et venu des environs de Babylone, et ils racontent qu’il quitta le royaume de Damas pour s’établir dans le pays des Chananéens, depuis appelé Judée. Mais il vaut mieux remarquer ce que l’histoire du peuple de Dieu nous rapporte de ce grand homme. Nous avons vu qu’Abraham suivait le genre de vie que suivirent les anciens hommes avant que tout l’univers eût été réduit en royaumes. Il régnait dans sa famille avec laquelle il embrassait cette vie pastorale tant renommée pour sa simplicité et son innocence ; riche en troupeaux, en esclaves, et en argent ; mais sans terres et sans domaine ; et toutefois il vivait dans un royaume étranger, respecté, et indépendant comme un prince. Sa piété et sa droiture protégée de Dieu, lui attirait ce respect. Il traitait d’égal avec les rois qui recherchaient son alliance, et c’est de là qu’est venue l’ancienne opinion qui l’a lui-même fait roi.

Quoique sa vie fut simple et pacifique, il savait faire la guerre, mais seulement pour défendre ses alliés opprimés. Il les défendit, et les vengea par une victoire signalée : il leur rendit toutes leurs richesses reprises sur leurs ennemis sans réserver autre chose que la dîme qu’il offrit à Dieu, et la part qui appartenait aux troupes auxiliaires qu’il avait menées au combat. Au reste, après un si grand service, il refusa les présents des rois avec une magnanimité sans exemple, et ne put souffrir qu’aucun homme se vantât d’avoir enrichi Abraham. Il ne voulait rien devoir qu’à Dieu qui le protégeait, et qu’il suivait seul avec une foi et une obéissance parfaite. Guidé par cette foi, il avait quitté sa terre natale pour venir au pays que Dieu lui montrait. Dieu qui l’avait appelé, et qui l’avait rendu digne de son alliance, la conclut à ces conditions.

Il lui déclara qu’il serait le Dieu de lui et de ses enfants, c’est à dire qu’il serait leur protecteur, et qu’ils le serviraient comme le seul Dieu créateur du ciel et de la terre. Il lui promit une terre (ce fut celle de Chanaan) pour servir de demeure fixe à sa postérité, et de siège à la religion. Il n’avait point d’enfants, et sa femme Sara était stérile. Dieu lui jura par soi-même, et par son éternelle vérité, que de lui et de cette femme naîtrait une race qui égalerait les étoiles du ciel et le sable de la mer.

Mais voici l’article le plus mémorable de la promesse divine. Tous les peuples se précipitaient dans l’idolâtrie. Dieu promit au saint patriarche qu’en lui et en sa semence toutes ces nations aveugles qui oubliaient leur créateur seraient bénites, c’est à dire rappelées à sa connaissance, où se trouve la véritable bénédiction. Par cette parole Abraham est fait le père de tous les croyants, et sa postérité est choisie pour être la source d’où la bénédiction doit s’étendre par toute la terre. En cette promesse était enfermée la venue du messie tant de fois prédit à nos pères, mais toujours prédit comme celui qui devait être le sauveur de tous les gentils et de tous les peuples du monde.

Ainsi ce germe béni, promis à Ève, devint aussi le germe et le rejeton d’Abraham. Tel est le fondement de l’alliance ; telles en sont les conditions. Abraham en reçut la marque dans la circoncision, cérémonie dont le propre effet était de marquer que ce saint homme appartenait à Dieu avec toute sa famille. Abraham était sans enfants quand Dieu commença à bénir sa race. Dieu le laissa plusieurs années sans lui en donner. Après il eût Ismaël, qui devait être père d’un grand peuple, mais non pas de ce peuple élu tant promis à Abraham.

Le père du peuple élu devait sortir de lui et de sa femme Sara qui était stérile. Enfin treize ans après Ismaël, il vint cet enfant tant désiré : il fut nommé Isaac, c’est à dire ris, enfant de joie, enfant de miracle, enfant de promesse, qui marque par sa naissance que les vrais enfants de Dieu naissent de la grâce. Il était déjà grand ce bénit enfant, et dans un âge où son père pouvait espérer d’en avoir d’autres enfants, quand tout à coup Dieu lui commanda de l’immoler. A quelles épreuves la foi est-elle exposée ? Abraham mena Isaac à la montagne que Dieu lui avait montrée, et il allait sacrifier ce fils en qui seul Dieu lui promettait de le rendre père et de son peuple et du messie. Isaac présentait le sein à l’épée que son père tenait toute preste à frapper. Dieu content de l’obéissance du père et du fils, n’en demande pas davantage. Après que ces deux grands hommes ont donné au monde une image si vive et si belle de l’oblation volontaire de Jésus-Christ, et qu’ils ont goûté en esprit les amertumes de sa croix, ils sont jugés vraiment dignes d’être ses ancêtres. La fidélité d’Abraham fait que Dieu lui confirme toutes ses promesses, et bénit de nouveau non seulement sa famille, mais encore par sa famille toutes les nations de l’univers. En effet, il continua sa protection à Isaac son fils, et à Jacob son petit-fils. Ils furent ses imitateurs, attachés comme lui à la croyance ancienne, à l’ancienne manière de vie qui était la vie pastorale, à l’ancien gouvernement du genre humain où chaque père de famille était prince dans sa maison. Ainsi dans les changements qui s’introduisaient tous les jours parmi les hommes, la sainte antiquité revivait dans la religion et dans la conduite d’Abraham et de ses enfants.

Aussi Dieu réitéra-t-il à Isaac et à Jacob les mêmes promesses qu’il avait faites à Abraham ; et comme il s’était appelé le Dieu d’Abraham, il prit encore le nom de Dieu d’Isaac, et de Dieu de Jacob. Sous sa protection ces trois grands hommes commencèrent à demeurer dans la terre de Chanaan, mais comme des étrangers, et sans y posséder un pied de terre, jusqu’à ce que la famine attira Jacob en Égypte, où ses enfants multipliés devinrent bientôt un grand peuple, comme Dieu l’avait promis. Au reste, quoique ce peuple que Dieu faisait naître dans son alliance, dût s’étendre par la génération, et que la bénédiction dut suivre le sang, ce grand Dieu ne laissa pas d’y marquer l’élection de sa grâce. Car après avoir choisi Abraham du milieu des nations, parmi les enfants d’Abraham il choisit Isaac, et des deux jumeaux d’Isaac il choisit Jacob, à qui il donna le nom d’Israël.

Jacob eût douze enfants, qui furent les douze patriarches auteurs des douze tribus. Tous devaient entrer dans l’alliance : mais Juda fut choisi parmi tous ses frères pour être le père des rois d’Israël, et le père du messie tant promis à ses ancêtres. Le temps devait venir que dix tribus étant retranchées du peuple de Dieu pour leur infidélité, la postérité d’Abraham ne conserverait son ancienne bénédiction, c’est à dire la religion, la terre de Chanaan, et l’espérance du messie, qu’en la seule tribu de Juda qui devait donner le nom au reste des Israélites qu’on appela Juifs, et à tout le pays qu’on nomma Judée. Ainsi l’élection divine paraît toujours même dans ce peuple charnel, qui devait se conserver par la propagation ordinaire.

Jacob vit en esprit le secret de cette élection. Comme il était prêt à expirer, et que ses enfants autour de son lit demandaient la bénédiction d’un si bon père, Dieu lui découvrit l’état des douze tribus quand elles seraient dans la terre promise : il l’expliqua en peu de paroles, et ce peu de paroles renferment des mystères innombrables. Quoique tout ce qu’il dit des frères de Juda soit exprimé avec une magnificence extraordinaire, et ressente un homme transporté hors de lui-même par l’esprit de Dieu : quand il vient à Juda, il s’élève encore plus haut. Juda, dit-il, tu recevras les hommages de tes frères; ta main sera sur la nuque de tes ennemis. Les fils de ton père se prosterneront devant toi. Juda est un jeune lion. Tu reviens du carnage, mon fils ! il ploie les genoux, il se couche comme un lion, comme une lionne : qui le fera lever ? Le sceptre ne s'éloignera point de Juda, ni le bâton souverain d'entre ses pieds, jusqu'à ce que vienne le Schilo, et que les peuples lui obéissent.

La suite de la prophétie regarde à la lettre la contrée que la tribu de Juda devait occuper dans la terre sainte. Mais les dernières paroles que nous avons vues, en quelque façon qu’on les veuille prendre, ne signifient autre chose que celui qui devait être l’envoyé de Dieu, le ministre et l’interprète de ses volontés, l’accomplissement de ses promesses, et le roi du nouveau peuple, c’est à dire le messie ou l’oint du Seigneur.

Jacob n’en parle expressément qu’au seul Juda dont ce messie devait naître : il comprend dans la destinée de Juda seul, la destinée de toute la nation, qui après sa dispersion devait voir les restes des autres tribus réunies sous les étendards de Juda. Tous les termes de la prophétie sont clairs : il n’y a que le mot de sceptre que l’usage de notre langue nous pourrait faire prendre pour la seule royauté ; au lieu que dans la langue sainte il signifie en général, la puissance, l’autorité, la magistrature. Cet usage du mot de sceptre se trouve à toutes les pages de l’écriture : il paraît même manifestement dans la prophétie de Jacob, et le patriarche veut dire qu’aux jours du messie toute autorité cessera dans la maison de Juda, ce qui emporte la ruine totale d’un état.

Ainsi les temps du messie sont marqués ici par un double changement. Par le premier, le royaume de Juda et du peuple juif est menacé de sa dernière ruine. Par le second, il doit s’élever un nouveau royaume, non pas d’un seul peuple, mais de tous les peuples, dont le messie doit être le chef et l’espérance. Dans le style de l’écriture, le peuple juif est appelé en nombre singulier, et par excellence, le peuple, ou le peuple de Dieu ; et quand on trouve les peuples, ceux qui sont exercés dans les écritures, entendent les autres peuples qu’on voit aussi promis au messie dans la prophétie de Jacob. Cette grande prophétie comprend en peu de paroles toute l’histoire du peuple juif et du Christ qui lui est promis. Elle marque toute la suite du peuple de Dieu, et l’effet en dure encore. Aussi ne prétends-je pas vous en faire un commentaire : vous n’en aurez pas besoin, puis qu’en remarquant simplement la suite du peuple de Dieu, vous verrez le sens de l’oracle se développer de lui-même, et que les seuls évènements en seront les interprètes.

 


III. Moïse, la Loi écrite, et l'introduction du Peuple de Dieu dans la Terre promise.

Après la mort de Jacob, le peuple de Dieu demeura en Égypte, jusqu’au temps de la mission de Moïse, c’est à dire environ deux cent ans. Ainsi il se passa quatre cent trente ans avant que Dieu donnât à son peuple la terre qu’il lui avait promise. Il voulait accoutumer ses élus à se fier à sa promesse, assurés qu’elle s’accomplit tôt ou tard, et toujours dans les temps marqués par son éternelle providence. Les iniquités des Amorrhéens dont il leur voulait donner et la terre et les dépouilles, n’étaient pas encore, comme il le déclare à Abraham, au comble où il les attendait pour les livrer à la dure et impitoyable vengeance qu’il voulait exercer sur eux par les mains de son peuple élu. Il fallait donner à ce peuple le temps de se multiplier, afin qu’il fut en état de remplir la terre qui lui était destinée, et de l’occuper par force, en exterminant ses habitants maudits de Dieu. Il voulait qu’ils éprouvassent en Égypte une dure et insupportable captivité, afin qu’étant délivrés par des prodiges inouïs, ils aimassent leur libérateur, et célébrassent éternellement ses miséricordes.

Voilà l’ordre des conseils de Dieu, tels que lui-même nous les a révélés, pour nous apprendre à le craindre, à l’adorer, à l’aimer, à l’attendre avec foi et patience. Le temps étant arrivé, il écoute les cris de son peuple cruellement affligé par les Égyptiens, et il envoie Moïse pour délivrer ses enfants de leur tyrannie. Il se fait connaître à ce grand homme plus qu’il n’avait jamais fait à aucun homme vivant. Il lui apparaît d’une manière également magnifique et consolante : il lui déclare qu’il est celui qui est. Tout ce qui est devant lui n’est qu’une ombre. Je suis, dit-il, celui qui suis : l’être et la perfection m’appartiennent à moi seul. Il prend un nouveau nom, qui désigne l’être et la vie en lui comme dans leur source ; et c’est ce grand nom de Dieu terrible, mystérieux, incommunicable, sous lequel il veut dorénavant être servi.

Je ne vous raconterai pas en particulier les plaies de l’Égypte, ni l’endurcissement de Pharaon, ni le passage de la mer Rouge, ni la fumée, les éclairs, la trompette résonnante, le bruit effroyable qui parut au peuple sur le mont Sinaï. Dieu y gravait de sa main sur deux tables de pierre les préceptes fondamentaux de la religion et de la société : il dictait le reste à Moïse à haute voix. Pour maintenir cette loi dans sa vigueur, il eût ordre de former une assemblée vénérable de septante conseillers, qui pouvait être appelée le sénat du peuple de Dieu, et le conseil perpétuel de la nation. Dieu parut publiquement, et fit publier sa loi en sa présence avec une démonstration étonnante de sa majesté et de sa puissance.

Jusque-là Dieu n’avait rien donné par écrit qui pût servir de règle aux hommes. Les enfants d’Abraham avaient seulement la circoncision, et les cérémonies qui l’accompagnaient, pour marque de l’alliance que Dieu avait contractée avec cette race élue. Ils étaient séparés par cette marque des peuples qui adoraient les fausses divinités : au reste, ils se conservaient dans l’alliance de Dieu par le souvenir qu’ils avaient des promesses faites à leurs pères, et ils étaient connus comme un peuple qui servait le Dieu d’Abraham, d’Isaac, et de Jacob. Dieu était si fort oublié, qu’il fallait le discerner par le nom de ceux qui avaient été ses adorateurs, et dont il était aussi le protecteur déclaré.

Ce grand Dieu ne voulut point abandonner plus longtemps à la seule mémoire des hommes le mystère de la religion et de son alliance. Il était temps de donner de plus fortes barrières à l’idolâtrie, qui inondait tout le genre humain, et achevait d’y éteindre les restes de la lumière naturelle.

L’ignorance et l’aveuglement s’était prodigieusement accru depuis le temps d’Abraham. De son temps, et un peu après, la connaissance de Dieu paraissait encore dans la Palestine et dans l’Égypte. Melchisédech roi de Salem était le pontife du Dieu très haut, qui a fait le ciel et la terre. Abimelec roi de Gerare, et son successeur de même nom, craignaient Dieu, juraient en son nom, et admiraient sa puissance.

Les menaces de ce grand Dieu étaient redoutées par Pharaon roi d’Égypte : mais dans le temps de Moïse, ces nations s’étaient perverties. Le vrai Dieu n’était plus connu en Égypte comme le Dieu de tous les peuples de l’univers, mais comme le Dieu des Hébreux. On adorait jusqu’aux bêtes et jusqu’aux reptiles. Tout était Dieu, excepté Dieu même ; et le monde que Dieu avait fait pour manifester sa puissance, semblait être devenu un temple d’idoles. Le genre humain s’égara jusqu’à adorer ses vices et ses passions ; et il ne faut pas s’en étonner. Il n’y avait point de puissance plus inévitable, ni plus tyrannique que la leur. L’homme accoutumé à croire divin tout ce qui était puissant, comme il se sentait entraîné au vice par une force invincible, crut aisément que cette force était hors de lui, et s’en fit bientôt un Dieu. C’est par là que l’amour impudique eût tant d’autels, et que des impuretés qui font horreur commencèrent à être mêlées dans les sacrifices. La cruauté y entra en même temps. L’homme coupable, qui était troublé par le sentiment de son crime, et regardait la divinité comme ennemie, crut ne pouvoir l’apaiser par les victimes ordinaires. Il fallut verser le sang humain avec celui des bêtes : une aveugle frayeur poussait les pères à immoler leurs enfants, et à les brûler à leurs dieux au lieu d’encens. Ces sacrifices étaient communs dés le temps de Moïse, et ne faisaient qu’une partie de ces horribles iniquités des Amorrhéens, dont Dieu commit la vengeance aux Israélites.

Mais ils n’étaient pas particuliers à ces peuples. On sait que dans tous les peuples du monde, sans en excepter aucun, les hommes ont sacrifié leurs semblables ; et il n’y a point eu d’endroit sur la terre où on n’ait servi de ces tristes et affreuses divinités, dont la haine implacable pour le genre humain exigeait de telles victimes. Au milieu de tant d’ignorances, l’homme vint à adorer jusqu’à l’œuvre de ses mains. Il crut pouvoir renfermer l’esprit divin dans des statues, et il oublia si profondément que Dieu l’avait fait, qu’il crut à son tour pouvoir faire un Dieu. Qui le pourrait croire, si l’expérience ne nous faisait voir qu’une erreur si stupide et si brutale n’était pas seulement la plus universelle, mais encore la plus enracinée et la plus incorrigible parmi les hommes ? Ainsi il faut reconnaître, à la confusion du genre humain, que la première des vérités, celle que le monde prêche, celle dont l’impression est la plus puissante, était la plus éloignée de la vue des hommes. La tradition qui la conservait dans leurs esprits, quoique claire encore, et assez présente, si on y eût été attentif, était preste à s’évanouir : des fables prodigieuses et aussi pleines d’impiété que d’extravagance prenaient sa place. Le moment était venu où la vérité mal gardée dans la mémoire des hommes, ne pouvait plus se conserver sans être écrite ; et Dieu ayant résolu d’ailleurs de former son peuple à la vertu par des lois plus expresses et en plus grand nombre, il résolut en même temps de les donner par écrit. Moïse fut appelé à cet ouvrage. Ce grand homme recueillit l’histoire des siècles passés ; celle d’Adam, celle de Noé, celle d’Abraham, celle d’Isaac, celle de Jacob, celle de Joseph, ou plutôt celle de Dieu même et de ses faits admirables.

Il ne lui fallut pas déterrer de loin les traditions de ses ancêtres. Il naquit cent ans après la mort de Jacob. Les vieillards de son temps avaient pu converser plusieurs années avec ce saint patriarche : la mémoire de Joseph et des merveilles que Dieu avait faites par ce grand ministre des rois d’Égypte était encore récente. La vie de trois ou quatre hommes remontait jusqu’à Noé, qui avait vu les enfants d’Adam, et touchait, pour ainsi parler, à l’origine des choses.

Ainsi les traditions anciennes du genre humain, et celles de la famille d’Abraham n’étaient pas malaisées à recueillir : la mémoire en était vive ; et il ne faut pas s’étonner si Moïse dans sa genèse parle des choses arrivées dans les premiers siècles comme de choses constantes, dont même on voyait encore et dans les peuples voisins et dans la terre de Chanaan des monuments remarquables.

Dans le temps qu’Abraham, Isaac et Jacob avaient habité cette terre, ils y avaient érigé par tout des monuments des choses qui leur étaient arrivées. On y montrait encore les lieux où ils avaient habité ; les puits qu’ils avaient creusés dans ces pays secs pour abreuver leur famille et leurs troupeaux ; les montagnes où ils avaient sacrifié à Dieu, et où il leur était apparu ; les pierres qu’ils avaient dressées ou entassées pour servir de mémorial à la postérité ; les tombeaux où reposaient leurs cendres bénites. La mémoire de ces grands hommes était récente, non seulement dans tout le pays, mais encore dans tout l’Orient, où plusieurs nations célèbres n’ont jamais oublié qu’elles venaient de leur race.

Ainsi quand le peuple Hébreu entra dans la terre promise, tout y célébrait leurs ancêtres ; et les villes et les montagnes, et les pierres mêmes y parlaient de ces hommes merveilleux, et des visions étonnantes par lesquelles Dieu les avait confirmés dans l’ancienne et véritable croyance. Ceux qui connaissent tant soit peu les antiquités, savent combien les premiers temps étaient curieux d’ériger, et de conserver de tels monuments, et combien la postérité retenait soigneusement les occasions qui les avaient fait dresser. C’était une des manières d’écrire l’histoire : on a depuis façonné et poli les pierres ; et les statues ont succédé après les colonnes aux masses grossières et solides, que les premiers temps érigeaient.

On a même de grandes raisons de croire que dans la lignée où s’est conservée la connaissance de Dieu, on conservait aussi par écrit des mémoires des anciens temps. Car les hommes n’ont jamais été sans ce soin. Du moins est-il assuré qu’il se faisait des cantiques que les pères apprenaient à leurs enfants ; cantiques qui se chantant dans les fêtes et dans les assemblées, y perpétuaient la mémoire des actions les plus éclatantes des siècles passés. De là est née la poésie changée dans la suite en plusieurs formes, dont la plus ancienne se conserve encore dans les odes et dans les cantiques employés par tous les anciens, et encore à présent par les peuples qui n’ont pas l’usage des lettres, à louer la divinité et les grands hommes.

Le style de ces cantiques hardi, extraordinaire, naturel toutefois en ce qu’il est propre à représenter la nature dans ses transports, qui marche pour cette raison par de vives et impétueuses saillies affranchi des liaisons ordinaires que recherche le discours uni, renfermé d’ailleurs dans des cadences nombreuses qui en augmentent la force, surprend l’oreille, saisit l’imagination, émeut le cœur, et s’imprime plus aisément dans la mémoire.

Parmi tous les peuples du monde, celui où de tels cantiques ont été le plus en usage, a été le peuple de Dieu. Moïse en marque un grand nombre, qu’il désigne par les premiers vers, parce que le peuple savait le reste. Lui-même en a fait deux de cette nature. Le premier nous met devant les yeux le passage triomphant de la mer Rouge, et les ennemis du peuple de Dieu les uns déjà noyés, et les autres à demi vaincus par la terreur. Par le second Moïse confond l’ingratitude du peuple, en célébrant les bontés et les merveilles de Dieu. Les siècles suivants l’ont imité. C’était Dieu et ses œuvres merveilleuses qui faisaient le sujet des odes qu’ils ont composées : Dieu les inspirait lui-même, et il n’y a proprement que le peuple de Dieu où la poésie soit venue par enthousiasme. Jacob avait prononcé dans ce langage mystique les oracles qui contenaient la destinée de ses enfants, afin que chaque tribu retint plus aisément ce qui la touchait, et apprît à louer celui qui n’était pas moins magnifique dans ses prédictions que fidèle à les accomplir.

Voilà les moyens dont Dieu s’est servi pour conserver jusqu’à Moïse la mémoire des choses passées. Ce grand homme instruit par tous ces moyens, et élevé au dessus par le saint esprit, a écrit les œuvres de Dieu avec une exactitude et une simplicité qui attire la croyance et l’admiration non pas à lui, mais à Dieu même. Il a joint aux choses passées, qui contenaient l’origine et les anciennes traditions du peuple de Dieu, les merveilles que Dieu faisait actuellement pour sa délivrance. De cela il n’allègue point aux Israélites d’autres témoins que leurs yeux. Moïse ne leur conte point des choses qui se soient passées dans des retraites impénétrables, et dans des antres profonds : il ne parle point en l’air : il particularise, et circonstancie toutes choses, comme un homme qui ne craint point d’être démenti. Il fonde toutes leurs lois et toute leur république sur les merveilles qu’ils ont vues. Ces merveilles n’étaient rien moins que la nature changée tout à coup en différentes occasions pour les délivrer, et pour punir leurs ennemis ; la mer séparée en deux, la terre entrouverte, un pain céleste, des eaux abondantes tirées des rochers par un coup de verge, le ciel qui leur donnait un signal visible pour marquer leur marche, et d’autres miracles semblables qu’ils ont vu durer quarante ans.

Le peuple d’Israël n’était pas plus intelligent ni plus subtil que les autres peuples, qui s’étant livrés à leur sens, ne pouvaient concevoir un Dieu invisible. Au contraire, il était grossier et rebelle autant ou plus qu’aucun autre peuple. Mais ce Dieu invisible dans sa nature se rendait tellement sensible par de continuels miracles, et Moïse les inculquait avec tant de force, qu’à la fin ce peuple charnel se laissa toucher de l’idée si pure d’un Dieu qui faisait tout par sa parole, d’un Dieu qui n’était qu’esprit, que raison et intelligence.

De cette sorte, pendant que l’idolâtrie si fort augmentée depuis Abraham couvrait toute la face de la terre, la seule postérité de ce patriarche en était exempte. Leurs ennemis leur rendaient ce témoignage ; et les peuples où la vérité de la tradition n’était pas encore tout à fait éteinte s’écriaient avec étonnement, on ne voit point d’idole en Jacob ; on n’y voit point de présages superstitieux ; on n’y voit point de divinations, ni de sortilèges : c’est un peuple qui se fie au Seigneur son Dieu, dont la puissance est invincible.

Pour imprimer dans les esprits l’unité de Dieu, et la parfaite uniformité qu’il demandait dans son culte, Moïse répète souvent, que dans la terre promise ce Dieu unique choisirait un lieu dans lequel seul se feraient les fêtes, les sacrifices, et tout le service public. En attendant ce lieu désiré, durant que le peuple errait dans le désert, Moïse construisit le tabernacle, temple portatif, où les enfants d’Israël présentaient leurs vœux au Dieu qui avait fait le ciel et la terre, et qui ne dédaignait pas de voyager, pour ainsi dire, avec eux, et de les conduire. Sur ce principe de religion, sur ce fondement sacré était bâtie toute la loi ; loi sainte, juste, bienfaisante, honnête, sage, prévoyante et simple, qui liait la société des hommes entre eux par la sainte société de l’homme avec Dieu.

A ces saintes institutions, il ajouta des cérémonies majestueuses, des fêtes qui rappelaient la mémoire des miracles par lesquels le peuple d’Israël avait été délivré ; et, ce qu’aucun autre législateur n’avait osé faire, des assurances précises que tout leur réussirait tant qu’ils vivraient soumis à la loi, au lieu que leur désobéissance serait suivie d’une manifeste et inévitable vengeance. Il fallait être assuré de Dieu pour donner ce fondement à ses lois, et l’évènement a justifié que Moïse n’avait pas parlé de lui-même.

Quant à ce grand nombre d’observances dont il a chargé les Hébreux, encore que maintenant elles nous paraissent superflues, elles étaient alors nécessaires pour séparer le peuple de Dieu des autres peuples, et servaient comme de barrière à l’idolâtrie, de peur qu’elle n’entraînât ce peuple choisi avec tous les autres. Pour maintenir la religion et toutes les traditions du peuple de Dieu, parmi les douze tribus une tribu est choisie à laquelle Dieu donne en partage avec les dîmes et les oblations, le soin des choses sacrées. Lévi et ses enfants sont eux-mêmes consacrés à Dieu comme la dîme de tout le peuple. Dans Lévi Aaron est choisi pour être souverain pontife, et le sacerdoce est rendu héréditaire dans sa famille. Ainsi les autels ont leurs ministres ; la loi a ses défenseurs particuliers ; et la suite du peuple de Dieu est justifiée par la succession de ses pontifes, qui va sans interruption depuis Aaron le premier de tous.

Mais ce qu’il y avait de plus beau dans cette loi, c’est qu’elle préparait la voie à une loi plus auguste, moins chargée de cérémonies, et plus féconde en vertus.

Moïse, pour tenir le peuple dans l’attente de cette loi, leur confirme la venue de ce grand prophète qui devait sortir d’Abraham, d’Isaac, et de Jacob. Dieu, dit-il, vous suscitera du milieu de votre nation et du nombre de vos frères, un prophète semblable à moi. Écoutez-le. Ce prophète semblable à Moïse, législateur comme lui, qui peut-il être sinon le messie, dont la doctrine devait un jour régler et sanctifier tout l’univers ?

Jusqu’à lui il ne devait point s’élever en tout Israël un prophète semblable à Moïse, à qui Dieu parlât face à face, et qui donnât des lois à son peuple. Aussi jusqu’aux temps du messie, le peuple, dans tous les temps et dans toutes les difficultés, ne se fonde que sur Moïse. Comme Rome rêverait les lois de Romulus, de Numa, et des XII tables ; comme Athènes recourait à celles de Solon ; comme Lacédémone conservait et respectait celles de Lycurgue : le peuple Hébreu alléguait sans cesse celles de Moïse. Au reste, le législateur y avait si bien réglé toutes choses, que jamais on n’a eu besoin d’y rien changer. C’est pourquoi le corps du droit judaïque n’est pas un recueil de diverses lois faites dans des temps et dans des occasions différentes. Moïse éclairé de l’esprit de Dieu, avait tout prévu. On ne voit point d’ordonnances ni de David, ni de Salomon, ni de Josaphat, ou d’Ezéchias, quoique tous très zélés pour la justice. Les bons princes n’avaient qu’à faire observer la loi de Moïse, et se contentaient d’en recommander l’observance à leurs successeurs. Y ajouter, ou en retrancher un seul article, était un attentat que le peuple eût regardé avec horreur. On avait besoin de la loi à chaque moment pour régler non seulement les fêtes, les sacrifices, les cérémonies, mais encore toutes les autres actions publiques et particulières, les jugements, les contrats, les mariages, les successions, les funérailles, la forme même des habits, et en général tout ce qui regarde les mœurs. Il n’y avait point d’autre livre où on étudiât les préceptes de la bonne vie. Il fallait le feuilleter et le méditer nuit et jour, en recueillir des sentences, les avoir toujours devant les yeux. C’était-là que les enfants apprenaient à lire. La seule règle d’éducation qui était donnée à leurs parents était de leur apprendre, de leur inculquer, de leur faire observer cette sainte loi, qui seule pouvait les rendre sages dés l’enfance. Ainsi elle devait être entre les mains de tout le monde. Outre la lecture assidue que chacun en devait faire en particulier, on en faisait tous les sept ans dans l’année solennelle de la rémission et du repos, une lecture publique, et comme une nouvelle publication à la fête des tabernacles, où tout le peuple était assemblé durant huit jours. Moïse fit déposer auprès de l’arche, l’original du deutéronome : c’était un abrégé de toute la loi.

Mais de peur que dans la suite des temps elle ne fut altérée par la malice ou par la négligence des hommes ; outre les copies qui couraient parmi le peuple, on en faisait des exemplaires authentiques, qui soigneusement revus et gardés par les prêtres et les Lévites, tenaient lieu d’originaux. Les rois (car Moïse avait bien prévu que ce peuple voudrait enfin avoir des rois comme tous les autres) les rois, dis-je, étaient obligés par une loi expresse du deutéronome à recevoir des mains des prêtres un de ces exemplaires si religieusement corrigés, afin qu’ils le transcrivissent, et le lussent toute leur vie. Les exemplaires ainsi revus par autorité publique étaient en singulière vénération à tout le peuple : on les regardait comme sortis immédiatement des mains de Moïse, aussi purs et aussi entiers que Dieu les lui avait dictés. Un ancien volume de cette sévère et religieuse correction ayant été trouvé dans la maison du Seigneur, sous le règne de Josias, et peut-être était-ce l’original même que Moïse avait fait mettre auprès de l’arche, excita la piété de ce saint roi, et lui fut une occasion de porter ce peuple à la pénitence. Les grands effets qu’a opéré dans tous les temps la lecture publique de cette loi sont innombrables. En un mot c’était un livre parfait, qui étant joint par Moïse à l’histoire du peuple de Dieu, lui apprenait tout ensemble son origine, sa religion, sa police, ses mœurs, sa philosophie, tout ce qui sert à régler la vie, tout ce qui unit et forme la société, les bons et les mauvais exemples, la récompense des uns, et les châtiments rigoureux qui avaient suivi les autres.

Par cette admirable discipline, un peuple sorti d’esclavage, et tenu quarante ans dans un désert, arrive tout formé à la terre qu’il doit occuper. Moïse le mène à la porte, et averti de sa fin prochaine, il commet ce qui reste à faire à Josué. Mais avant que de mourir, il composa ce long et admirable cantique, qui commence par ces paroles : L'Éternel est venu du Sinaï, il s'est levé sur eux de Séir, il a resplendi de la montagne de Paran, et il est sorti du milieu des saintes myriades : il leur a de sa droite envoyé le feu de la loi. Oui, il aime les peuples ; tous ses saints sont dans ta main. Ils se sont tenus à tes pieds, ils ont reçu tes paroles. Moïse nous a donné la loi, héritage de l'assemblée de Jacob… Dans ce silence de toute la nature, il parle d’abord au peuple avec une force inimitable, et prévoyant ses infidélités, il lui en découvre l’horreur. Tout d’un coup il sort de lui-même comme trouvant tout discours humain au dessous d’un sujet si grand : il rapporte ce que Dieu dit, et le fait parler avec tant de hauteur et tant de bonté, qu’on ne sait ce qu’il inspire le plus ou la crainte et la confusion, ou l’amour et la confiance.

Tout le peuple apprit par cœur ce divin cantique par ordre de Dieu et de Moïse. Ce grand homme après cela mourut content, comme un homme qui n’avait rien oublié pour conserver parmi les siens la mémoire des bienfaits et des préceptes de Dieu. Il laissa ses enfants au milieu de leurs citoyens sans aucune distinction, et sans aucun établissement extraordinaire. Il a été admiré non seulement de son peuple, mais de tous les peuples du monde ; et aucun législateur n’a jamais eu un si grand nom parmi les hommes. On tient qu’il a écrit le livre de Job. La sublimité des pensées, et la majesté du style rendent cette histoire digne de Moïse. De peur que les Hébreux ne s’enorgueillissent, en s’attribuant à eux seuls la grâce de Dieu ; il était bon de leur faire entendre que ce grand Dieu avait ses élus, même dans la race d’Ésaü. Quelle doctrine était plus importante ? Et quel entretien plus utile pouvait donner Moïse au peuple affligé dans le désert, que celui de la patience de Job, qui livré entre les mains de Satan pour être exercé par toute sorte de peines, se voit privé de ses biens, de ses enfants, et de toute consolation sur la terre ; incontinent après, frappé d’une horrible maladie, et agité au dedans par la tentation du blasphème et du désespoir ; qui néanmoins, en demeurant ferme, fait voir qu’une âme fidèle soutenue du secours divin, au milieu des épreuves les plus effroyables, et malgré les plus noires pensées que l’esprit malin puisse suggérer, sait non seulement conserver une confiance invincible, mais encore s’élever par ses propres maux à la plus haute contemplation, et reconnaître dans les peines qu’elle endure avec le néant de l’homme, le suprême empire de Dieu, et sa sagesse infinie ? Voilà ce qu’enseigne le livre de Job. Pour garder le caractère du temps, on voit la foi du saint homme couronnée par des prospérités temporelles : mais cependant le peuple de Dieu apprend à connaître quelle est la vertu des souffrances, et à goûter la grâce qui devait un jour être attachée à la croix.

Moïse l’avait goûtée lors qu’il préféra les souffrances et l’ignominie qu’il fallait subir avec son peuple, aux délices et à l’abondance de la maison du roi d’Égypte. Dés lors Dieu lui fit goûter les opprobres de Jésus-Christ. Il les goûta encore davantage dans sa fuite précipitée, et dans son exil de quarante ans. Mais il avala jusqu’au fond le calice de Jésus-Christ, lors que choisi pour sauver ce peuple, il lui en fallut supporter les révoltes continuelles, où sa vie était en péril. Il apprit ce qu’il en coûte à sauver les enfants de Dieu, et fit voir de loin ce qu’une plus haute délivrance devait un jour coûter au sauveur du monde. Ce grand homme n’eût pas même la consolation d’entrer dans la terre promise : il la vit seulement du haut d’une montagne, et n’eût point de honte d’écrire qu’il en était exclus par un péché, qui tout léger qu’il paraît, mérita d’être châtié si sévèrement dans un homme dont la grâce était si éminente. Moïse servit d’exemple à la sévère jalousie de Dieu, et au jugement qu’il exerce avec une si terrible exactitude sur ceux que ses dons obligent à une fidélité plus parfaite. Mais un plus haut mystère nous est montré dans l’exclusion de Moïse. Ce sage législateur qui ne fait par tant de merveilles que de conduire les enfants de Dieu dans le voisinage de leur terre, nous sert lui-même de preuve, que sa loi ne mène rien à la perfection, et que sans nous pouvoir donner l’accomplissement des promesses, elle nous les fait saluer de loin, ou nous conduit tout au plus comme à la porte de notre héritage. C’est un Josué, c’est un Jésus, car c’était le vrai nom de Josué, qui par ce nom et par son office représentait le sauveur du monde : c’est cet homme si fort au dessous de Moïse en toutes choses, et supérieur seulement par le nom qu’il porte ; c’est lui, dis-je, qui doit introduire le peuple de Dieu dans la terre sainte. Par les victoires de ce grand homme, devant qui le Jourdain retourne en arrière, les murailles de Jéricho tombent d’elles-mêmes, et le soleil s’arrête au milieu du ciel : Dieu établit ses enfants dans la terre de Chanaan, dont il chasse par même moyen des peuples abominables.

Par la haine qu’il donnait pour eux à ses fidèles, il leur inspirait un extrême éloignement de leur impiété ; et le châtiment qu’il en fit par leur ministère, les remplit eux-mêmes de crainte pour la justice divine dont ils exécutaient les décrets. Une partie de ces peuples que Josué chassa de leur terre, s’établirent en Afrique, où on trouva longtemps après dans une inscription ancienne, le monument de leur fuite et des victoires de Josué. Après que ces victoires miraculeuses eurent mis les Israélites en possession de la plus grande partie de la terre promise à leurs pères, Josué, et Eléazar souverain pontife, avec les chefs des douze tribus, leur en firent le partage, selon la loi de Moïse, et assignèrent à la tribu de Juda le premier et le plus grand lot. Dés le temps de Moïse, elle s’était élevée au dessus des autres en nombre, en courage, et en dignité. Josué mourut, et le peuple continua la conquête de la terre sainte. Dieu voulut que la tribu de Juda marchât à la tête, et déclara qu’il avait livré le pays entre ses mains. En effet, elle défit les Chananéens, et prit Jérusalem, qui devait être la cité sainte, et la capitale du peuple de Dieu. C’était l’ancienne Salem, où Melchisédech avait régné du temps d’Abraham ; Melchisédech, ce roi de justice, (car c’est ce que veut dire son nom) et en même temps roi de paix, puis que Salem veut dire paix ; qu’Abraham avait reconnu pour le plus grand pontife qui fut au monde, comme si Jérusalem eût été dès lors destinée à être une ville sainte, et le chef de la religion.

Cette ville fut donnée d’abord aux enfants de Benjamin, qui, faibles et en petit nombre, ne purent chasser les jébuséens anciens habitants du pays, et demeurèrent parmi eux. Sous les juges, le peuple de Dieu est diversement traité, selon qu’il fait bien ou mal. Après la mort des vieillards qui avaient vu les miracles de la main de Dieu, la mémoire de ces grands ouvrages s’affaiblit, et la pente universelle du genre humain entraîne le peuple à l’idolâtrie. Autant de fois qu’il y tombe, il est puni ; autant de fois qu’il se repent, il est délivré. La foi de la providence, et la vérité des promesses et des menaces de Moïse se confirme de plus en plus dans le cœur des vrais fidèles. Mais Dieu en préparait encore de plus grands exemples. Le peuple demanda un roi, et Dieu lui donna Saul, bientôt réprouvé pour ses péchés : il résolut enfin d’établir une famille royale, d’où le messie sortirait, et il la choisit dans Juda. David, un jeune berger sorti de cette tribu, le dernier des enfants de Jessé, dont son père, ni sa famille ne connaissait pas le mérite, mais que Dieu trouva selon son cœur, fut sacré par Samuel dans Bethléem sa patrie.

 


IV. David, les Rois et les Prophètes.

Ici le peuple de Dieu prend une forme plus auguste. La royauté est affermie dans la maison de David. Cette maison commence par deux rois de caractère diffèrent, mais admirables tous deux. David belliqueux et conquérant subjugue les ennemis du peuple de Dieu, dont il fait craindre les armes par tout l’Orient ; et Salomon renommé par sa sagesse au dedans et au dehors, rend ce peuple heureux par une paix profonde. Mais la suite de la religion nous demande ici quelques remarques particulières sur la vie de ces deux grands rois.

David régna d’abord sur Juda, puissant et victorieux, et en suite il fut reconnu par tout Israël. Il prit sur les jébuséens la forteresse de Sion, qui était la citadelle de Jérusalem. Maître de cette ville, il y établit par ordre de Dieu le siège de la royauté et celui de la religion. Sion fut sa demeure : il bâtit autour, et la nomma la cité de David. Joab fils de sa sœur bâtit le reste de la ville, et Jérusalem prit une nouvelle forme. Ceux de Juda occupèrent tout le pays, et Benjamin petit en nombre, y demeura mêlé avec eux.

L’arche d’alliance bâtie par Moïse, où Dieu reposait sur les chérubins, et où les deux tables du décalogue étaient gardées, n’avait point de place fixe. David la mena en triomphe dans Sion, qu’il avait conquise par le tout-puissant secours de Dieu, afin que Dieu régnât dans Sion, et qu’il y fut reconnu comme le protecteur de David, de Jérusalem, et de tout le royaume. Mais le tabernacle où le peuple avait servi Dieu dans le désert, était encore à Gabaon ; et c’était là que s’offraient les sacrifices sur l’autel que Moïse avait élevé. Ce n’était qu’en attendant qu’il y eût un temple où l’autel fut réuni avec l’arche, et où se fit tout le service. Quand David eût défait tous ses ennemis, et qu’il eût poussé les conquêtes du peuple de Dieu jusqu’à l’Euphrate : paisible et victorieux, il tourna toutes ses pensées à l’établissement du culte divin ; et sur la même montagne où Abraham prêt à immoler son fils unique fut retenu par la main d’un ange, il désigna par ordre de Dieu le lieu du temple.

Il en fit tous les desseins ; il en amassa les riches et précieux matériaux ; il y destina les dépouilles des peuples et des rois vaincus. Mais ce temple qui devait être disposé par le conquérant, devait être construit par le Pacifique. Salomon le bâtit sur le modèle du tabernacle. L’autel des holocaustes, l’autel des parfums, le chandelier d’or, les tables des pains de proposition, tout le reste des meubles sacrés du temple, fut pris sur des pièces semblables que Moïse avait fait faire dans le désert. Salomon n’y ajouta que la magnificence et la grandeur. L’arche que l’homme de Dieu avait construite fut posée dans le saint des saints, lieu inaccessible, symbole de l’impénétrable majesté de Dieu et du ciel interdit aux hommes jusqu’à ce que Jésus-Christ leur en eût ouvert l’entrée par son sang. Au jour de la dédicace du temple, Dieu y parut dans sa majesté. Il choisit ce lieu, pour y établir son nom et son culte. Il y eût défense de sacrifier ailleurs. L’unité de Dieu fut démontrée par l’unité de son temple. Jérusalem devint une cité sainte, image de l’église, où Dieu devait habiter comme dans son véritable temple, et du ciel, où il nous rendra éternellement heureux par la manifestation de sa gloire.

Après que Salomon eût bâti le temple, il bâtit encore le palais des rois dont l’architecture était digne d’un si grand prince. Sa maison de plaisance qu’on appela le bois du Liban était également superbe et délicieuse. Le palais qu’il éleva pour la reine fut une nouvelle décoration à Jérusalem. Tout était grand dans ces édifices ; les sales, les vestibules, les galeries, les promenoirs, le trône du roi, et le tribunal où il rendait la justice : le cèdre fut le seul bois qu’il employa dans ces ouvrages. Tout y reluisait d’or et de pierreries. Les citoyens et les étrangers admiraient la majesté des rois d’Israël. Le reste répondait à cette magnificence, les villes, les arsenaux, les chevaux, les chariots, la garde du prince. Le commerce, la navigation, et le bon ordre, avec une paix profonde, avait rendu Jérusalem la plus riche ville de l’Orient. Le royaume était tranquille et abondant : tout y représentait la gloire céleste. Dans les combats de David, on voyait les travaux par lesquels il la fallait mériter ; et on voyait dans le règne de Salomon combien la jouissance en était paisible.

Au reste l’élévation de ces deux grands rois et de la famille royale fut l’effet d’une élection particulière. David célèbre lui-même la merveille de cette élection par ces paroles : Dieu a choisi les princes dans la tribu de Juda. Dans la maison de Juda, il a choisit le maison de mon Père. Parmi les enfants de mon Père, il lui a plu de m'élire Roi sur tout son peuple d'Israël ; et parmi mes enfants (car le Seigneur m'en a donné plusieurs) il a choisi Salomon, pour être assis sur le trône du Seigneur, et y régner sur Israël.

Cette élection divine avait un objet plus haut que celui qui paraît d’abord. Ce messie tant de fois promis comme le fils d’Abraham, devait aussi être le fils de David et de tous les rois de Juda. Ce fut en vue du messie et de son règne éternel que Dieu promit à David que son trône subsisterait éternellement. Salomon choisi pour lui succéder, était destiné à représenter la personne du messie. C’est pourquoi Dieu dit de lui : je serai son père, et il sera mon fils ; chose qu’il n’a jamais dite avec cette force d’aucun roi, ni d’aucun homme.

Aussi du temps de David, et sous les rois ses enfants, le mystère du messie se déclare-t-il plus que jamais par des prophéties magnifiques et plus claires que le soleil.

David l’a vu de loin, et l’a chanté dans ses psaumes avec une magnificence que rien n’égalera jamais. Souvent il ne pensait qu’à célébrer la gloire de Salomon son fils ; et tout d’un coup ravi hors de lui-même, et transporté bien loin au-delà, il a vu celui qui est plus que Salomon en gloire aussi bien qu’en sagesse. Le messie lui a paru assis sur un trône plus durable que le soleil et que la lune. Il a vu à ses pieds toutes les nations vaincues, et ensemble bénites en lui, conformément à la promesse faite à Abraham. Il a élevé sa vue plus haut encore : il l’a vu dans les lumières des saints, et devant l’aurore, sortant éternellement du sein de son père, pontife éternel, et sans successeur, ne succédant aussi à personne, créé extraordinairement, non selon l’ordre d’Aaron, mais selon l’ordre de Melchisédech, ordre nouveau, que la loi ne connaissait pas. Il l’a vu assis à la droite de Dieu, regardant du plus haut des cieux ses ennemis abattus. Il est étonné d’un si grand spectacle ; et ravi de la gloire de son fils, il l’appelle son Seigneur. Il l’a vu Dieu, que Dieu avait oint pour le faire régner sur toute la terre par sa douceur, par sa vérité, et par sa justice. Il a assisté en esprit au conseil de Dieu, et a ouï de la propre bouche du père éternel cette parole qu’il adresse à son fils unique, je t’ai engendré aujourd’hui, à laquelle Dieu joint la promesse d’un empire perpétuel, qui s’étendra sur tous les gentils, et n’aura point d’autres bornes que celles du monde. Les peuples frémissent en vain : les rois et les princes font des complots inutiles. le Seigneur se rit du haut des cieux de leurs projets insensés, et établit malgré eux l’empire de son Christ. Il l’établit sur eux-mêmes, et il faut qu’ils soient les premiers sujets de ce Christ dont ils voulaient secouer le joug. Et encore que le règne de ce grand messie soit souvent prédit dans les écritures sous des idées magnifiques, Dieu n’a point caché à David les ignominies de ce béni fruit de ses entrailles. Cette instruction était nécessaire au peuple de Dieu. Si ce peuple encore infirme avait besoin d’être attiré par des promesses temporelles, il ne fallait pourtant pas lui laisser regarder les grandeurs humaines comme sa souveraine félicité, et comme son unique récompense : c’est pourquoi Dieu montre de loin ce messie tant promis et tant désiré, le modèle de la perfection, et l’objet de ses complaisances, abîmé dans la douleur. La croix paraît à David comme le trône véritable de ce nouveau roi.... David qui a vu ces choses, a reconnu en les voyant, que le royaume de son fils n’était pas de ce monde. Il ne s’en étonne pas, car il sait que le monde passe ; et un prince toujours si humble sur le trône voyait bien qu’un trône n’était pas un bien où se dussent terminer ses espérances.

Les autres prophètes n’ont pas moins vu le mystère du messie. Il n’y a rien de grand ni de glorieux qu’ils n’aient dit de son règne. L’un voit Bethléem la plus petite ville de Juda illustrée par sa naissance ; et en même temps élevé plus haut, il voit une autre naissance par laquelle il sort de toute éternité du sein de son père : l’autre voit la virginité de sa mère, un Emmanuel, un Dieu avec nous sortir de ce sein virginal, et un enfant admirable qu’il appelle Dieu. Celui-ci le voit entrer dans son temple, cet autre le voit glorieux dans son tombeau où la mort a été vaincue. En publiant ses magnificences, ils ne taisent pas ses opprobres. Ils l’ont vu vendu à son peuple, ils ont su le nombre et l’emploi des trente pièces d’argent dont il a été acheté. En même temps qu’ils l’ont vu grand et élevé, ils l’ont vu méprisé et méconnaissable au milieu des hommes ; l’étonnement du monde, autant par sa bassesse que par sa grandeur ; le dernier des hommes ; l’homme de douleurs chargé de tous nos péchés ; bien faisant, et méconnu ; défiguré par ses plaies, et par là guérissant les nôtres ; traité comme un criminel ; mené au supplice avec des méchants, et se livrant, comme un agneau innocent, paisiblement à la mort : une longue postérité naître de lui par ce moyen, et la vengeance déployée sur son peuple incrédule. Afin que rien ne manquât à la prophétie, ils ont compté les années jusqu’à sa venue ; et à moins que de s’aveugler, il n’y a plus moyen de le méconnaître.

Non seulement les prophètes voyaient Jésus-Christ, mais encore ils en étaient la figure, et représentaient ses mystères, principalement celui de la croix. Presque tous, ils ont souffert persécution pour la justice, et nous ont figuré dans leurs souffrances l’innocence et la vérité persécutée en notre Seigneur. On voit Élie et Élisée toujours menacés. Combien de fois Isaïe a-t-il été la risée du peuple et des rois, qui à la fin, comme porte la tradition constante des Juifs, l’ont immolé à leur fureur ? Zacharie fils de Joïada est lapidé : Ézéchiel paraît toujours dans l’affliction : les maux de Jérémie sont continuels, et inexplicables : Daniel se voit deux fois au milieu des lions. Tous ont été contredits et maltraités ; et tous nous ont fait voir par leur exemple, que si l’infirmité de l’ancien peuple demandait en général d’être soutenue par des bénédictions temporelles, néanmoins les forts d’Israël, et les hommes d’une sainteté extraordinaire étaient nourris dès lors du pain d’affliction, et buvaient par avance, pour se sanctifier, dans le calice préparé au fils de Dieu, calice d’autant plus rempli d’amertume, que la personne de Jésus-Christ était plus sainte. Mais ce que les prophètes ont vu le plus clairement, et ce qu’ils ont aussi déclaré dans les termes les plus magnifiques, c’est la bénédiction répandue sur les gentils par le messie...

Le voici mieux décrit encore, et avec un caractère particulier. Un homme d’une douceur admirable, singulièrement choisi de Dieu,.... C’est ainsi que les Hébreux appellent l’Europe et les pays éloignés. Il ne fera aucun bruit : à peine l’entendra-t-on, tant il sera doux et paisible. Il ne foulera pas aux pieds un roseau brisé, ni n’éteindra un reste fumant de toile brûlée. Loin d’accabler les infirmes et les pécheurs, sa voix charitable les appellera, et sa main bienfaisante sera leur soutien. Il ouvrira les yeux des aveugles, et tirera les captifs de leur prison. Sa puissance ne sera pas moindre que sa bonté. Son caractère essentiel est de joindre ensemble la douceur avec l’efficace : c’est pourquoi cette voix si douce passera en un moment d’une extrémité du monde à l’autre, et sans causer aucune sédition parmi les hommes, elle excitera toute la terre. Il n’est ni rebutant, ni impétueux ; et celui que l’on connaissait à peine quand il était dans la Judée, ne sera pas seulement le fondement de l’alliance du peuple, mais encore la lumière de tous les gentils. Sous son règne admirable les Assyriens et les Égyptiens ne seront plus avec les Israélites qu’un même peuple de Dieu. Tout devient Israël, tout devient saint. Jérusalem n’est plus une ville particulière : c’est l’image d’une nouvelle société où tous les peuples se rassemblent : l’Europe, l’Afrique, et l’Asie reçoivent des prédicateurs dans lesquels Dieu a mis son signe, afin qu’ils découvrent sa gloire aux gentils. Les élus jusque alors appelés du nom d’Israël, auront un autre nom où sera marqué l’accomplissement des promesses, et un amen bienheureux. Les prêtres et les Lévites qui jusqu’alors sortaient d’Aaron, sortiront dorénavant du milieu de la gentilité. Un nouveau sacrifice plus pur et plus agréable que les anciens sera substitué à leur place, et on saura pourquoi David avait célébré un pontife d’un nouvel ordre... Le ciel et la terre s’uniront pour produire comme par un commun enfantement celui qui sera tout ensemble céleste et terrestre : de nouvelles idées de vertu paraîtront au monde dans ses exemples et dans sa doctrine ; et la grâce qu’il répandra les imprimera dans les cœurs. Tout change par sa venue, et Dieu jure par lui-même, que tout genou fléchira devant lui, et que toute langue reconnaîtra sa souveraine puissance.

Voilà une partie des merveilles que Dieu a montrées aux prophètes sous les rois enfants de David, et à David avant tous les autres. Tous ont écrit par avance l’histoire du fils de Dieu, qui devait aussi être fait le fils d’Abraham et de David. C’est ainsi que tout est suivi dans l’ordre des conseils divins. Ce messie montré de loin, comme le fils d’Abraham, est encore montré de plus prés comme le fils de David. Un empire éternel lui est promis : la connaissance de Dieu répandue par tout l’univers est marquée comme le signe certain, et comme le fruit de sa venue : la conversion des gentils, et la bénédiction de tous les peuples du monde promise depuis si longtemps à Abraham, à Isaac, et à Jacob, est de nouveau confirmée, et tout le peuple de Dieu vit dans cette attente.

Cependant Dieu continue à le gouverner d’une manière admirable. Il fait un nouveau pacte avec David, et s’oblige de le protéger lui et les rois ses descendants, s’ils marchent dans les préceptes qu’il leur a donnés par Moïse ; sinon, il leur dénonce de rigoureux châtiments. David qui s’oublie pour un peu de temps, les éprouve le premier : mais ayant réparé sa faute par sa pénitence, il est comblé de biens, et proposé comme le modèle d’un roi accompli. Le trône est affermi dans sa maison. Tant que Salomon son fils imite sa piété, il est heureux : il s’égare dans sa vieillesse, et Dieu qui l’épargne pour l’amour de son serviteur David, lui dénonce qu’il le punira en la personne de son fils. Ainsi il fait voir aux pères, que selon l’ordre secret de ses jugements, il fait durer après leur mort leurs récompenses ou leurs châtiments ; et il les tient soumis à ses lois par leur intérêt le plus cher, c’est à dire par l’intérêt de leur famille. En exécution de ses décrets, Roboam téméraire par lui-même, est livré à un conseil insensé : son royaume est diminué de dix tribus. Pendant que ces dix tribus rebelles et schismatiques se séparent de leur Dieu et de leur roi, les enfants de Juda fidèles à Dieu et à David qu’il avait choisi, demeurent dans l’alliance et dans la foi d’Abraham. Les Lévites se joignent à eux avec Benjamin : le royaume du peuple de Dieu subsiste par leur union sous le nom de royaume de Juda ; et la loi de Moïse s’y maintient dans toutes ses observances. Malgré les idolâtries et la corruption effroyable des dix tribus séparées, Dieu se souvient de son alliance avec Abraham, Isaac, et Jacob. Sa loi ne s’éteint pas parmi ces rebelles : il ne cesse de les rappeler à la pénitence par des miracles innombrables, et par les continuels avertissements qu’il leur envoie par ses prophètes. Endurcis dans leur crime, il ne les peut plus supporter, et les chasse de la terre promise, sans espérance d’y être jamais rétablis.

Cependant l’histoire de Tobie arrivée en ce même temps, et durant les commencements de la captivité des Israélites, nous fait voir la conduite des élus de Dieu qui restèrent dans les tribus séparées. Ce saint homme, en demeurant parmi eux avant la captivité, sût non seulement se conserver pur des idolâtries de ses frères, mais encore pratiquer la loi, et adorer Dieu publiquement dans le temple de Jérusalem, sans que les mauvais exemples, ni la crainte l’en empêchassent. Captif et persécuté à Ninive, il persista dans la piété avec sa famille ; et la manière admirable dont lui et son fils sont récompensés de leur foi, même sur la terre, montre que malgré la captivité et la persécution, Dieu avait des moyens secrets de faire sentir à ses serviteurs les bénédictions de la loi, en les élevant toutefois par les maux qu’ils avaient à souffrir à de plus hautes pensées. Par les exemples de Tobie et par ses saints avertissements, ceux d’Israël étaient excités à reconnaître du moins sous la verge la main de Dieu qui les châtiait ; mais presque tous demeuraient dans l’obstination : ceux de Juda, loin de profiter des châtiments d’Israël, en imitent les mauvais exemples. Dieu ne cesse de les avertir par ses prophètes, qu’il leur envoie coup sur coup, s’éveillant la nuit, et se levant dés le matin, comme il dit lui-même, pour marquer ses soins paternels. Rebuté de leur ingratitude, il s’émeut contre eux, et les menace de les traiter comme leurs frères rebelles.

Il n’y a rien de plus remarquable dans l’histoire du peuple de Dieu, que ce ministère des prophètes. On voit des hommes séparés du reste du peuple par une vie retirée, et par un habit particulier : ils ont des demeures, où on les voit vivre dans une espèce de communauté, sous un supérieur que Dieu leur donnait. Leur vie pauvre et pénitente était la figure de la mortification, qui devait être annoncée sous l’évangile. Dieu se communiquait à eux d’une façon particulière, et faisait éclater aux yeux du peuple cette merveilleuse communication : mais jamais elle n’éclatait avec tant de force que durant les temps de désordre où il semblait que l’idolâtrie allait abolir la loi de Dieu. Durant ces temps malheureux les prophètes faisaient retentir de tous côté, et de vive voix, et par écrit, les menaces de Dieu, et le témoignage qu’ils rendaient à sa vérité. Les écrits qu’ils faisaient étaient entre les mains de tout le peuple, et soigneusement conservés en mémoire perpétuelle aux siècles futurs. Ceux du peuple qui demeuraient fidèles à Dieu, s’unissaient à eux ; et nous voyons même qu’en Israël où régnait l’idolâtrie, ce qu’il y avait de fidèles célébrait avec les prophètes le sabbat et les fêtes établies par la loi de Moïse. C’était eux qui encourageaient les gens de bien à demeurer fermes dans l’alliance. Plusieurs d’eux ont souffert la mort ; et on a vu à leur exemple dans les temps les plus mauvais, c’est à dire dans le règne même de Manassès, une infinité de fidèles répandre leur sang pour la vérité, en sorte qu’elle n’a pas été un seul moment sans témoignage. Ainsi la société du peuple de Dieu subsistait toujours : les prophètes y demeuraient : un grand nombre de fidèles persistait hautement dans la loi de Dieu avec eux et avec les prêtres enfants de Sadoc, qui, comme dit Ézéchiel, dans les temps d’égarement avaient toujours observé les cérémonies du sanctuaire.

Cependant, malgré les prophètes, malgré les prêtres fidèles, et le peuple uni avec eux dans l’observance de la loi, l’idolâtrie qui avait ruiné Israël entraînait souvent dans Juda même et les princes et le gros du peuple. Quoique les rois oubliassent le Dieu de leurs pères, il supporta longtemps leurs iniquités à cause de David son serviteur. David est toujours présent à ses yeux. Quand les rois enfants de David suivent les bons exemples de leur père, Dieu fait des miracles surprenants en leur faveur : mais ils sentent, quand ils dégénèrent, la force invincible de sa main, qui s’appesantit sur eux. Les rois d’Égypte, les rois de Syrie, et sur tout les rois d’Assyrie et de Babylone servent d’instrument à sa vengeance. L’impiété s’augmente, et Dieu suscite en Orient un roi plus superbe et plus redoutable que tous ceux qui avaient paru jusqu’alors : c’est Nabuchodonosor roi de Babylone, le plus terrible des conquérants. Il le montre de loin aux peuples et aux rois comme le vengeur destiné à les punir. Il approche, et la frayeur marche devant lui. Il prend une première fois Jérusalem, et transporte à Babylone une partie de ses habitants. Ni ceux qui restent dans le pays, ni ceux qui sont transportés, quoique avertis les uns par Jérémie, et les autres par Ézéchiel, ne font pénitence. Ils préfèrent à ces saints prophètes des prophètes qui leur prêchaient des illusions, et les flattaient dans leurs crimes. Le vengeur revient en Judée, et le joug de Jérusalem est aggravé ; mais elle n’est pas tout à fait détruite.

Enfin l’iniquité vient à son comble ; l’orgueil croît avec la faiblesse ; et Nabuchodonosor met tout en poudre.

Dieu n’épargna pas son sanctuaire. Ce beau temple, l’ornement du monde, qui devait être éternel si les enfants d’Israël eussent persévéré dans la piété, fut consumé par le feu des Assyriens. C’était en vain que les Juifs disaient sans cesse, le temple de Dieu, le temple de Dieu, le temple de Dieu est parmi nous, comme si ce temple sacré eût dû les protéger tout seul. Dieu avait résolu de leur faire voir qu’il n’était point attaché à un édifice de pierre, mais qu’il voulait trouver des cœurs fidèles. Ainsi il détruisit le temple de Jérusalem, il en donna le trésor au pillage ; et tant de riches vaisseaux consacrés par des rois pieux furent abandonnés à un roi impie. Mais la chute du peuple de Dieu devait être l’instruction de tout l’univers. Nous voyons en la personne de ce roi impie, et ensemble victorieux, ce que c’est que les conquérants. Ils ne sont pour la plupart que des instruments de la vengeance divine. Dieu exerce par eux sa justice, et puis il l’exerce sur eux-mêmes. Nabuchodonosor revêtu de la puissance divine, et rendu invincible par ce ministère, punit tous les ennemis du peuple de Dieu. Il ravage les Iduméens, les ammonites, et les moabites ; il renverse les rois de Syrie : l’Égypte sous le pouvoir de laquelle la Judée avait tant de fois gémi, est la proie de ce roi superbe, et lui devient tributaire : sa puissance n’est pas moins fatale à la Judée même, qui ne sait pas profiter des délais que Dieu lui donne. Tout tombe, tout est abattu par la justice divine, dont Nabuchodonosor est le ministre : il tombera à son tour, et Dieu qui emploie la main de ce prince pour châtier ses enfants et abattre ses ennemis, le réserve à sa propre main toute-puissante.

Il n’a pas laissé ignorer à ses enfants la destinée de ce roi qui les châtiait, et de l’empire des chaldéens, sous lequel ils devaient être captifs. De peur qu’ils ne fussent surpris de la gloire des impies, et de leur règne orgueilleux, les prophètes leur en dénonçaient la courte durée. Isaïe qui a vu la gloire de Nabuchodonosor et son orgueil insensé longtemps avant sa naissance, a prédit sa chute soudaine et celle de son empire. Babylone n’était presque rien, quand ce prophète a vu sa puissance, et un peu après, sa ruine. Ainsi les révolutions des villes et des empires qui tourmentaient le peuple de Dieu, ou profitaient de sa perte, étaient écrites dans ses prophéties. Ces oracles étaient suivis d’une prompte exécution : et les Juifs si rudement châtiés, virent tomber avant eux, ou avec eux, ou un peu après, selon les prédictions de leurs prophètes, non seulement Samarie, Idumée, Gaza, Ascalon, Damas, les villes des ammonites et des moabites leurs perpétuels ennemis ; mais les capitales des grands empires, mais Tyr la maîtresse de la mer, mais Tanis, mais Memphis, mais Thèbes à cent portes avec toutes les richesses de son Sésostris, mais Ninive même le siège des rois d’Assyrie ses persécuteurs, mais la superbe Babylone victorieuse de toutes les autres, et riche de leurs dépouilles.

Il est vrai que Jérusalem périt en même temps par ses péchés : mais Dieu ne la laissa pas sans espérance. Isaïe qui avait prédit sa perte, avait vu son glorieux rétablissement, et lui avait même nommé Cyrus son libérateur, deux cent ans avant qu’il fut né. Jérémie, dont les prédictions avaient été si précises pour marquer à ce peuple ingrat sa perte certaine, lui avait promis son retour après soixante et dix ans de captivité. Durant ces années ce peuple abattu était respecté dans ses prophètes : ces captifs prononçaient aux rois, et aux peuples leurs terribles destinées. Nabuchodonosor, qui voulait se faire adorer, adore lui-même Daniel, étonné des secrets divins qu’il lui découvrait : il apprend de lui sa sentence bientôt suivie de l’exécution. Ce prince victorieux triomphait dans Babylone, dont il fit la plus grande ville, la plus forte, et la plus belle que le soleil eût jamais vue. C’était là que Dieu l’attendait pour foudroyer son orgueil. Heureux et invulnérable, pour ainsi parler, à la tête de ses armées, et durant tout le cours de ses conquêtes, il devait périr dans sa maison, selon l’oracle d’Ézéchiel. Lors qu’admirant sa grandeur, et la beauté de Babylone, il s’élève au dessus de l’humanité, Dieu le frappe, lui ôte l’esprit, et le range parmi les bêtes. Il revient au temps marqué par Daniel, et reconnaît le Dieu du ciel qui lui avait fait sentir sa puissance : mais ses successeurs ne profitent pas de son exemple. Les affaires de Babylone se brouillent, et le temps marqué par les prophéties pour le rétablissement de Juda arrive parmi tous ces troubles. Cyrus paraît à la tête des Mèdes, et des Perses : tout cède à ce redoutable conquérant. Il s’avance lentement vers les chaldéens, et sa marche est souvent interrompue. Les nouvelles de sa venue viennent de loin à loin, comme avait prédit Jérémie : enfin il se détermine. Babylone souvent menacée par les prophètes, et toujours superbe et impénitente, voit arriver son vainqueur qu’elle méprise. Ses richesses, ses hautes murailles, son peuple innombrable, sa prodigieuse enceinte, qui enfermait tout un grand pays, comme l’attestent tous les anciens, et ses provisions infinies lui enflent le cœur. Assiégée durant un longtemps sans sentir aucune incommodité, elle se rit de ses ennemis, et des fossés que Cyrus creusait autour d’elle : on n’y parle que de festins et de réjouissances. Son roi Balthazar petit-fils de Nabuchodonosor, aussi superbe que lui, mais moins habile, fait une fête solennelle à tous les seigneurs. Cette fête est célébrée avec des excès inouïs. Balthazar fait apporter les vaisseaux sacrés enlevés du temple de Jérusalem, et mêle la profanation avec le luxe. La colère de Dieu se déclare : une main céleste écrit des paroles terribles sur la muraille de la salle où se faisait le festin. Daniel en interprète le sens ; et ce prophète qui avait prédit la chute funeste de l’aïeul, fait voir encore au petit-fils la foudre qui va partir pour l’accabler. En exécution du décret de Dieu, Cyrus se fait tout à coup une ouverture dans Babylone. L’Euphrate détourné dans les fossés qu’il lui préparait depuis si longtemps, lui découvre son lit immense : il entre par ce passage imprévu. Ainsi fut livrée en proie aux Mèdes, et aux Perses, et à Cyrus, comme avaient dit les prophètes, cette superbe Babylone. Ainsi périt avec elle le royaume des chaldéens, qui avait détruit tant d’autres royaumes, et le marteau qui avait brisé tout l’univers, fut brisé lui-même. Jérémie l’avait bien prédit. Le Seigneur rompit la verge dont il avait frappé tant de nations. Isaïe l’avait prévu. Les peuples accoutumés au joug des rois chaldéens les voient eux-mêmes sous le joug : vous voilà, dirent-ils, blessés comme nous ;...

C’est ce qu’avait prononcé le même Isaïe. Elle tombe, elle tombe, comme l’avait dit ce prophète, cette grande Babylone, et ses idoles sont brisées. Bel est renversé, et Nébo son grand dieu, d’où les rois prenaient leur nom, tombe par terre : car les Perses leurs ennemis, adorateurs du soleil, ne souffraient point les idoles ni les rois qu’on avait fait dieux. Mais comment périt cette Babylone ? Comme les prophètes l’avaient déclaré. Ses eaux furent desséchées, comme avait prédit Jérémie, pour donner passage à son vainqueur : enivrée, endormie, trahie par sa propre joie, selon le même prophète, elle se trouva au pouvoir de ses ennemis, et prise comme dans un filet sans le savoir. On passe tous ses habitants au fil de l’épée : car les Mèdes ses vainqueurs, comme avait dit Isaïe, ne cherchaient ni l’or, ni l’argent, mais la vengeance, mais à assouvir leur haine par la perte d’un peuple cruel, que son orgueil faisait l’ennemi de tous les peuples du monde. Les courriers venaient l’un sur l’autre annoncer au roi que l’ennemi entrait dans la ville : Jérémie l’avait ainsi marqué. Ses astrologues, en qui elle croyait, et qui lui promettaient un empire éternel, ne purent la sauver de son vainqueur. C’est Isaïe et Jérémie qui l’annoncent d’un commun accord. Dans cet effroyable carnage, les Juifs avertis de loin échappèrent seuls au glaive du victorieux. Cyrus devenu par cette conquête le maître de tout l’Orient, reconnaît dans ce peuple tant de fois vaincu je ne sais quoi de divin. Ravi des oracles qui avaient prédit ses victoires, il avoue qu’il doit son empire au dieu du ciel que les Juifs servaient, et signale la première année de son règne par le rétablissement de son temple et de son peuple.

Qui n’admirerait ici la providence divine si évidemment déclarée sur les Juifs et sur les chaldéens, sur Jérusalem et sur Babylone ? Dieu les veut punir toutes deux ; et afin qu’on n’ignore pas que c’est lui seul qui le fait, il se plaît à le déclarer par cent prophéties. Jérusalem et Babylone, toutes deux menacées dans le même temps et par les mêmes prophètes, tombent l’une après l’autre dans le temps marqué. Mais Dieu découvre ici le grand secret des deux châtiments dont il se sert : un châtiment de rigueur sur les chaldéens ; un châtiment paternel sur les Juifs qui sont ses enfants. L’orgueil des chaldéens (c’était le caractère de la nation et l’esprit de tout cet empire) est abattu sans retour… Il n’en est pas ainsi des Juifs : Dieu les a châtiés comme des enfants désobéissants qu’il remet dans leur devoir par le châtiment, et puis touché de leurs larmes il oublie leurs fautes. Ne crains point, ô Jacob, dit le Seigneur, parce que je suis avec toi. Je te châtierai avec justice, et ne te pardonnerai pas comme si tu étais innocent : mais je ne te détruirai pas comme je détruirai les nations parmi lesquelles je t’ai dispersé. C’est pourquoi Babylone ôtée pour jamais aux chaldéens, est livrée à un autre peuple ; et Jérusalem rétablie par un changement merveilleux, voit revenir ses enfants de tous côté.

Ce fut Zorobabel de la tribu de Juda et du sang des rois qui les ramena de captivité. Ceux de Juda reviennent en foule, et remplissent tout le pays. Les dix tribus dispersées se perdent parmi les gentils, à la réserve de ceux qui sous le nom de Juda, et réunis sous ses étendards, rentrent dans la terre de leurs pères.

Cependant l’autel se redresse, le temple se rebâtit, les murailles de Jérusalem sont relevées. La jalousie des peuples voisins est réprimée par les rois de Perses devenus les protecteurs du peuple de Dieu. Le pontife rentre en exercice avec tous les prêtres qui prouvèrent leur descendance par les registres publics : les autres sont rejetés. Esdras prêtre lui-même et docteur de la loi, et Néhémias gouverneur réforment tous les abus que la captivité avait introduits, et font garder la loi dans sa pureté. Le peuple pleure avec eux les transgressions qui lui avaient attiré ces grands châtiments, et reconnaît que Moïse les avait prédits. Tous ensemble lisent dans les saints livres les menaces de l’homme de Dieu : ils en voient l’accomplissement : l’oracle de Jérémie, et le retour tant promis après les 70 ans de captivité, les étonne, et les console : ils adorent les jugements de Dieu, et réconciliés avec lui, ils vivent en paix.

Dieu qui fait tout en son temps, avait choisi celui-ci pour faire cesser les voies extraordinaires, c’est à dire les prophéties, dans son peuple désormais assez instruit. Il restait environ cinq cent ans jusqu’aux jours du messie. Dieu donna à la majesté de son fils de faire taire les prophètes durant tout ce temps, pour tenir son peuple en attente de celui qui devait être l’accomplissement de tous leurs oracles. Mais vers la fin des temps où Dieu avait résolu de mettre fin aux prophéties, il semblait qu’il voulait répandre toutes ses lumières, et découvrir tous les conseils de sa providence : tant il exprima clairement les secrets des temps à venir.

Durant la captivité, et surtout vers les temps qu’elle allait finir, Daniel révéré pour sa piété, même par les rois infidèles, et employé pour sa prudence aux plus grandes affaires de leur état, vit par ordre, à diverses fois, et sous des figures différentes, quatre monarchies sous lesquelles devaient vivre les Israélites. Il les marque par leurs caractères propres. On voit passer comme un torrent l’empire d’un roi des Grecs : c’était celui d’Alexandre. Par sa chute on voit établir un autre empire moindre que le sien, et affaibli par ses divisions. C’est celui de ses successeurs, parmi lesquels il y en a quatre marqués dans la prophétie. Antipater, Séleucus, Ptolémée, et Antigone sont visiblement désignés. Il est constant par l’histoire qu’ils furent plus puissants que les autres, et les seuls dont la puissance ait passé à leurs enfants. On voit leurs guerres, leurs jalousies, et leurs alliances trompeuses ; la dureté et l’ambition des rois de Syrie ; l’orgueil, et les autres marques qui désignent Antiochus l’illustre, implacable ennemi du peuple de Dieu ; la brièveté de son règne, et la prompte punition de ses excès. On voit naître enfin sur la fin, et comme dans le sein de ces monarchies, le règne du fils de l’homme. À ce nom vous reconnaissez Jésus-Christ, mais ce règne du fils de l’homme est encore appelé le règne des saints du très haut. Tous les peuples sont soumis à ce grand et pacifique royaume : l’éternité lui est promise, et il doit être le seul dont la puissance ne passera pas à un autre empire.

Quand viendra ce fils de l’homme, et ce Christ tant désiré, et comment il accomplira l’ouvrage qui lui est commis, c’est à dire la rédemption du genre humain, Dieu le découvre manifestement à Daniel. Pendant qu’il est occupé de la captivité de son peuple dans Babylone, et des soixante et dix ans dans lesquels Dieu avait voulu la renfermer, au milieu des vœux qu’il fait pour la délivrance de ses frères, il est tout à coup élevé à des mystères plus hauts. Il voit un autre nombre d’années, et une autre délivrance bien plus importante. Au lieu des septante années prédites par Jérémie, il voit septante semaines, à commencer depuis l’ordonnance donnée par Artaxerxés à la longue main la 20e année de son règne, pour rebâtir la ville de Jérusalem. Là est marquée en termes précis, sur la fin de ces semaines, la rémission des péchés, le règne éternel de la justice, l’entier accomplissement des prophéties, et l’onction du saint des saints. Le Christ doit faire sa charge, et paraître comme conducteur du peuple après 69 semaines. Après 69 semaines (car le prophète le répète encore) le Christ doit être mis à mort : il doit mourir de mort violente ; il faut qu’il soit immolé pour accomplir les mystères. Une semaine est marquée entre les autres, et c’est la dernière et la soixante-dixième : c’est celle où le Christ sera immolé, où l’alliance sera confirmée, et au milieu de laquelle l’hostie et les sacrifices seront abolis ; sans doute, par la mort du Christ, car c’est en suite de la mort du Christ que ce changement est marqué. Après cette mort du Christ, et l’abolition des sacrifices, on ne voit plus qu’horreur et confusion : on voit la ruine de la cité sainte, et du sanctuaire ; un peuple et un capitaine qui vient pour tout perdre ; l’abomination dans le temple ; la dernière et irrémédiable désolation du peuple ingrat envers son sauveur.

Nous avons vu que ces semaines réduites en semaines d’années, selon l’usage de l’écriture, font 490 ans, et nous mènent précisément depuis la 20e année d’Artaxerxés à la dernière semaine ; semaine pleine de mystères où Jésus-Christ immolé met fin par sa mort aux sacrifices de la loi, et en accomplit les figures. Les doctes font de différentes supputations pour faire cadrer ce temps au juste. Celle que je vous ai proposée est sans embarras. Loin d’obscurcir la suite de l’histoire des rois de Perses, elle l’éclaircit ; quoiqu’il n’y aurait rien de fort surprenant, quand il se trouverait quelque incertitude dans les dates de ces princes, et huit ou neuf ans au plus dont on pourrait disputer sur un compte de 490 ans ne feront jamais une importante question. Mais pourquoi discourir davantage ? Dieu a tranché la difficulté, s’il y en avait, par une décision qui ne souffre aucune réplique. Un évènement manifeste nous met au dessus de tous les raffinements des chronologistes ; et la ruine totale des Juifs, qui a suivi de si prés la mort de Notre Seigneur fait entendre aux moins clairvoyants l’accomplissement de la prophétie. Il ne reste plus qu’à vous en faire remarquer une circonstance. Daniel nous découvre un nouveau mystère. L’oracle de Jacob nous avait appris que le royaume de Juda devait cesser à la venue du messie : mais il ne nous disait pas que cette mort serait la cause de la chute de ce royaume. Dieu à révélé ce secret important à Daniel, et il lui déclare comme vous voyez, que la ruine des Juifs sera la suite de la mort du Christ et de leur méconnaissance. Marquez s’il vous plaît cet endroit : la suite des évènements vous en fera bientôt un beau commentaire. Vous voyez ce que Dieu montra au prophète Daniel un peu devant les victoires de Cyrus, et le rétablissement du temple. Du temps qu’il se bâtissait, il suscita les prophètes Aggée et Zacharie ; et incontinent après il envoya Malachie qui devait fermer les prophéties de l’ancien peuple.

Que n’a pas vu Zacharie ? On dirait que le livre des décrets divins ait été ouvert à ce prophète, et qu’il y ait lu toute l’histoire du peuple de Dieu depuis la captivité. Les persécutions des rois de Syrie, et les guerres qu’ils font à Juda, lui sont découvertes dans toute leur suite. Il voit Jérusalem prise, et saccagée ; un pillage effroyable, et des désordres infinis ; le peuple en fuite dans le désert, incertain de sa condition, entre la mort et la vie ; à la veille de sa dernière désolation, une nouvelle lumière lui paraître tout à coup. Les ennemis sont vaincus ; les idoles sont renversées dans toute la terre sainte : on voit la paix et l’abondance dans la ville et dans le pays, et le temple est révéré dans tout l’Orient. Une circonstance mémorable de ces guerres est révélée au prophète ; c’est que Jérusalem devait être trahie par ses enfants, et que parmi ses ennemis il se trouverait beaucoup de Juifs. Quelquefois il voit une longue suite de prospérités : Juda est rempli de force ; les royaumes qui l’ont oppressé sont humiliés ; les voisins qui n’ont cessé de le tourmenter sont punis ; quelques-uns sont convertis, et incorporés au peuple de Dieu. Le prophète voit ce peuple comblé des bienfaits divins, parmi lesquels il leur conte le triomphe aussi modeste que glorieux du roi pauvre,... etc. Après avoir raconté les prospérités, il reprend dés l’origine toute la suite des maux. Il voit tout d’un coup le feu dans le temple ; tout le pays ruiné avec la ville capitale ; des meurtres, des violences, un roi qui les autorise. Dieu a pitié de son peuple abandonné : il s’en rend lui-même le pasteur ; et sa protection le soutient. A la fin il s’allume des guerres civiles, et les affaires vont en décadence. Le temps de ce changement est désigné par un caractère certain, et trois princes dégradés en un même mois en marquent le commencement.

Au milieu de ces malheurs paraît encore un plus grand malheur. Un peu après ces divisions et dans les temps de la décadence, Dieu est acheté trente deniers par son peuple ingrat ; et le prophète voit tout, jusqu’au champ du potier ou du sculpteur auquel cet argent est employé. De là suivent d’extrêmes désordres parmi les pasteurs du peuple ; enfin ils sont aveuglés, et leur puissance est détruite.

Que dirai-je de la merveilleuse vision de Zacharie, qui voit le pasteur frappé et les brebis dispersées ? Que dirai-je du regard que jette le peuple sur son Dieu qu’il a percé, et des larmes que lui fait verser une mort plus lamentable que celle d’un fils unique, et que celle de Josias ? Zacharie a vu toutes ces choses : mais ce qu’il a vu de plus grand, c’est le Seigneur envoyé par le Seigneur...

Aggée dit moins de choses, mais ce qu’il dit est surprenant. Pendant qu’on bâtit le second temple, et que les vieillards qui avaient vu le premier fondent en larmes en comparant la pauvreté de ce dernier édifice avec la magnificence de l’autre, le prophète qui voit plus loin, publie la gloire du second temple, et le préfère au premier. Il explique d’où viendra la gloire de cette nouvelle maison ; c’est que le désiré des gentils arrivera : ce messie promis depuis deux mille ans, et dés l’origine du monde, comme le sauveur des gentils, paraîtra dans ce nouveau temple. La paix y sera établie ; tout l’univers ému rendra témoignage à la venue de son rédempteur ; il n’y a plus qu’un peu de temps à l’attendre, et les temps destinés à cette attente sont dans leur dernière période.

Enfin le temple s’achève ; les victimes y sont immolées ; mais les Juifs avares y offrent des hosties défectueuses. Malachie qui les en reprend, est élevé à une plus haute considération ; et à l’occasion des offrandes immondes des Juifs, il voit l’offrande toujours pure et jamais souillée qui sera présentée à Dieu, non plus seulement comme autrefois dans le temple de Jérusalem, mais depuis le soleil levant jusqu’au couchant ; non plus par les Juifs, mais par les gentils, parmi lesquels il prédit que le nom de Dieu sera grand.

Il voit aussi, comme Aggée, la gloire du second temple et le messie qui l’honore de sa présence : mais il voit en même temps que le messie est le Dieu à qui ce temple est dédié. J’envoie mon ange, dit le Seigneur, pour me préparer les voies, et incontinents vous verrez arriver dans son Saint Temple le Seigneur que vous cherchez et l’ange de l’Alliance que vous désirez. Un ange est un envoyé : mais voici un envoyé d’une dignité merveilleuse ; un envoyé qui a un temple ; un envoyé qui est Dieu, et qui entre dans le temple comme dans sa propre demeure ; un envoyé désiré par tout le peuple, qui vient faire une nouvelle alliance, et qui est appelé pour cette raison, l’ange de l’alliance, ou du testament.

C’était donc dans le second temple que ce dieu envoyé de Dieu devait paraître : mais un autre envoyé précède, et lui prépare les voies. Là nous voyons le messie précédé par son précurseur. Le caractère de ce précurseur est encore montré au prophète. Ce doit être un nouvel Élie, remarquable par sa sainteté, par l’austérité de sa vie, par son autorité et par son zèle. Ainsi le dernier prophète de l’ancien peuple marque le premier prophète qui devait venir après lui, c’est à dire cet Élie, précurseur du Seigneur qui devait paraître. Jusqu’à ce temps le peuple de Dieu n’avait point à attendre de prophète ; la loi de Moïse lui devait suffire : et c’est pourquoi Malachie finit par ces mots : Souvenez-vous de la loi de Moïse, mon serviteur, auquel j'ai prescrit en Horeb, pour tout Israël, des préceptes et des ordonnances. Voici, je vous enverrai Élie, le prophète, avant que le jour de l'Éternel arrive, ce jour grand et redoutable. Il ramènera le coeur des pères à leurs enfants, et le coeur des enfants à leurs pères, de peur que je ne vienne frapper le pays d'interdit. À cette loi de Moïse, Dieu avait joint les prophètes qui avaient parlé en conformité, et l’histoire du peuple de Dieu faite par les mêmes prophètes, dans laquelle étaient confirmées par des expériences visibles les promesses et les menaces de la loi. Tout était soigneusement écrit ; tout était digéré par l’ordre des temps ; et voilà ce que Dieu laissa pour l’instruction de son peuple, quand il fit cesser les prophéties.

 


V. Les temps du second Temple.

De telles instructions firent un grand changement dans les mœurs des Israélites. Ils n’avaient plus besoin ni d’apparition, ni de prédiction manifeste, ni de ces prodiges inouïs que Dieu faisait si souvent pour leur salut. Les témoignages qu’ils avaient reçus leur suffisaient ; et leur incrédulité, non seulement convaincue par l’évènement, mais encore si souvent punie, les avait enfin rendu dociles.

C’est pourquoi depuis ce temps on ne les voit plus retourner à l’idolâtrie, à laquelle ils étaient si étrangement portés. Ils s’étaient trop mal trouvés d’avoir rejeté le Dieu de leurs pères. Ils se souvenaient toujours de Nabuchodonosor et de leur ruine si souvent prédite dans toutes ses circonstances, et toutefois plutôt arrivée qu’elle n’avait été crue. Ils n’étaient pas moins en admiration de leur rétablissement fait contre toute apparence dans le temps, et par celui qui leur avait été marqué. Jamais ils ne voyaient le second temple sans se souvenir pourquoi le premier avait été renversé, et comment celui-ci avait été rétabli : ainsi ils se confirmaient dans la foi de leurs écritures auxquelles tout leur état rendait témoignage.

On ne vit plus parmi eux de faux prophètes. Ils s’étaient défaits tout ensemble de la pente qu’ils avaient à les croire, et de celle qu’ils avaient à l’idolâtrie. Zacharie avait prédit par un même oracle que ces deux choses leur arriveraient. Sa prophétie eût un manifeste accomplissement. Les faux prophètes cessèrent sous le second temple : le peuple rebuté de leurs tromperies n’était plus en état de les écouter. Les vrais prophètes de Dieu étaient lus et relus sans cesse : il ne leur fallait point de commentaire ; et les choses qui arrivaient tous les jours en exécution de leurs prophéties en étaient de trop fidèles interprètes.

En effet, tous leurs prophètes leur avaient promis une paix profonde. On lit encore avec joie la belle peinture que font Isaïe et Ézéchiel, des bienheureux temps qui devaient suivre la captivité de Babylone. Toutes les ruines sont réparées, les villes et les bourgades sont magnifiquement rebâties, le peuple est innombrable, les ennemis sont à bas, l’abondance est dans les villes et dans la campagne ; on y voit la joie, le repos, et enfin tous les fruits d’une longue paix. Dieu promet de tenir son peuple dans une durable et parfaite tranquillité. Ils en jouirent sous les rois de Perses. Tant que cet empire se soutint, les favorables décrets de Cyrus, qui en était le fondateur, assurèrent le repos des Juifs. Quoiqu’ils aient été menacés de leur dernière ruine sous Assuérus, quel qu’il soit, Dieu fléchi par leurs larmes, changea tout à coup le cœur du roi, et tira une vengeance éclatante d’Aman leur ennemi. Hors de cette conjoncture, qui passa si vite, ils furent toujours sans crainte. Instruits par leurs prophètes à obéir aux rois, à qui Dieu les avait soumis, leur fidélité fut inviolable.

Aussi furent-ils toujours doucement traités. A la faveur d’un tribut assez léger, qu’ils payaient à leurs souverains, qui étaient plutôt leurs protecteurs que leurs maîtres, ils vivaient selon leurs propres lois : la puissance sacerdotale fut conservée en son entier : les pontifes conduisaient le peuple : le conseil public établi premièrement par Moïse, avait toute son autorité ; et ils exerçaient entre eux la puissance de vie et de mort, sans que personne se mêlât de leur conduite. Les rois l’ordonnaient ainsi. La ruine de l’empire des Perses ne changea point leurs affaires. Alexandre respecta leur temple, admira leurs prophéties, et augmenta leurs privilèges. Ils eurent un peu à souffrir sous ses premiers successeurs. Ptolémée fils de Lagus surprit Jérusalem, et en emmena en Égypte cent mille captifs : mais il cessa bientôt de les haïr. Lui-même les fit citoyens d’Alexandrie, capitale de son royaume, ou plutôt il leur confirma le droit qu’Alexandre leur y avait déjà donné ; et ne trouvant rien dans tout son état de plus fidèle que les Juifs, il en remplit ses armées, et leur confia ses places les plus importantes. Si les lagides les considérèrent, ils furent encore mieux traités des séleucides sous l’empire desquels ils vivaient. Séleucus Nicanor chef de cette famille, les établit dans Antioche ; et Antiochus le dieu, son petit-fils, les ayant fait recevoir dans toutes les villes de l’Asie Mineure, nous les avons vus se répandre dans toute la Grèce, y vivre selon leur loi, et y jouir des mêmes droits que les autres citoyens, comme ils faisaient dans Alexandrie et dans Antioche. Cependant leur loi est tournée en grec par les soins de Ptolémée Philadelphe roi d’Égypte. La religion judaïque est connue parmi les gentils, le temple de Jérusalem est enrichi par les dons des rois et des peuples, les Juifs vivent en paix et en liberté sous la puissance des rois de Syrie, et ils n’avaient guères goûté une telle tranquillité sous leurs propres rois. Elle semblait devoir être éternelle s’ils ne l’eussent eux-mêmes troublée par leurs dissensions. Il y avait trois cent ans qu’ils jouissaient de ce repos tant prédit par leurs prophètes, quand l’ambition et les jalousies qui se mirent parmi eux les pensèrent perdre. Quelques-uns des plus puissants trahirent leur peuple pour flatter les rois ; ils voulurent se rendre illustres à la manière des Grecs, et préférèrent cette vaine pompe à la gloire solide que leur acquerrait parmi leurs citoyens l’observance des lois de leurs ancêtres.

Ils célébrèrent des jeux comme les gentils. Cette nouveauté éblouit les yeux du peuple, et l’idolâtrie revêtue de cette magnificence parut belle à beaucoup de Juifs. A ces changements se mêlèrent les disputes pour le souverain sacerdoce qui était la dignité principale de la nation. Les ambitieux s’attachaient aux rois de Syrie pour y parvenir, et cette dignité sacrée fut le prix de la flatterie de ces courtisans. Les jalousies et les divisions des particuliers ne tardèrent pas à causer, selon la coutume, de grands malheurs à tout le peuple. Antiochus l’illustre roi de Syrie conçût le dessein de perdre ce peuple divisé, pour profiter de ses richesses. Ce prince parut alors avec tous les caractères que Daniel avait marqués : ambitieux, avare, artificieux, cruel, insolent, impie, insensé ; enflé de ses victoires, et puis, irrité de ses pertes. Il entre dans Jérusalem en état de tout entreprendre : les factions des Juifs, et non pas ses propres forces, l’enhardissaient ; et Daniel l’avait ainsi prévu. Il exerce des cruautés inouïes : son orgueil l’emporte aux derniers excès, et il vomit des blasphèmes contre le très haut, comme l’avait prédit le même prophète. En exécution de ces prophéties, et à cause des péchés du peuple, la force lui est donnée contre le sacrifice perpétuel. Il profane le temple de Dieu, que les rois ses ancêtres avaient révéré : il le pille, et répare par les richesses qu’il y trouve les ruines de son trésor épuisé. Sous prétexte de rendre conformes les mœurs de ses sujets, et en effet pour assouvir son avarice en pillant toute la Judée, il ordonne aux Juifs d’adorer les mêmes dieux que les Grecs : sur tout, il veut qu’on adore Jupiter olympien, dont il place l’idole dans le temple même ; et plus impie que Nabuchodonosor, il entreprend de détruire les fêtes, la loi de Moïse, les sacrifices, la religion, et tout le peuple. Mais les succès de ce prince avaient leurs bornes marquées par les prophéties. Mathatias s’oppose à ses violences, et réunit les gens de bien. Judas Macchabée son fils, avec une poignée de gens, fait des exploits inouïs, et purifie le temple de Dieu trois ans et demi après sa profanation, comme avait prédit Daniel. Il poursuit les Iduméens et tous les autres gentils qui se joignaient à Antiochus ; et leur ayant pris leurs meilleures places, il revient victorieux et humble, tel que l’avait vu Isaïe, chantant les louanges de Dieu qui avait livré en ses mains les ennemis de son peuple, et encore tout rouge de leur sang. Il continue ses victoires, malgré les armées prodigieuses des capitaines d’Antiochus. Daniel n’avait donné que six ans à ce prince impie pour tourmenter le peuple de Dieu ; et voilà qu’au terme préfix il apprend à Ecbatane les faits héroïques de Judas. Il tombe dans une profonde mélancolie, et meurt comme avait prédit le saint prophète, misérable, mais non de main d’homme, après avoir reconnu, mais trop tard, la puissance du dieu d’Israël.

Je n’ai plus besoin de vous raconter de quelle sorte ses successeurs poursuivirent la guerre contre la Judée, ni la mort de Judas son libérateur, ni les victoires de ses deux frères Jonathas et Simon, successivement souverains pontifes, dont la valeur rétablit la gloire ancienne du peuple de Dieu. Ces trois grands hommes virent les rois de Syrie et tous les peuples voisins conjurés contre eux ; et ce qui était de plus déplorable, ils virent à diverses fois ceux de Juda même armés contre leur patrie et contre Jérusalem : chose inouïe jusqu’alors, mais expressément marquée par les prophètes. Au milieu de tant de maux, la confiance qu’ils eurent en Dieu les rendit intrépides et invincibles. Le peuple fut toujours heureux sous leur conduite ; et enfin du temps de Simon, affranchi du joug des gentils, il se soumit à lui et à ses enfants, du consentement des rois de Syrie.

Mais l’acte par lequel le peuple de Dieu transporte à Simon toute la puissance publique, et lui accorde les droits royaux, est remarquable. Le décret porte qu’il en jouira lui et sa postérité jusqu’à ce qu’il vienne un fidèle et véritable prophète.

Le peuple accoutumé dés son origine à un gouvernement divin, et sachant que depuis le temps que David avait été mis sur le trône par ordre de Dieu, la souveraine puissance appartenait à sa maison, à qui elle devait être à la fin rendue au temps du messie, mit expressément cette restriction au pouvoir qu’il donna à ses pontifes, et continua de vivre sous eux dans l’espérance de ce Christ tant de fois promis. C’est ainsi que ce royaume absolument libre usa de son droit, et pourvut à son gouvernement. La postérité de Jacob, par la tribu de Juda et par les restes qui se rangèrent sous ses étendards, se conserva en corps d’état, et jouit indépendamment et paisiblement de la terre qui lui avait été assignée.

En vertu du décret du peuple dont nous venons de parler, Jean Hyrcan fils de Simon succéda à son père. Sous lui les Juifs s’agrandissent par des conquêtes considérables. Ils soumettent Samarie (Ézéchiel et Jérémie l’avaient prédit) ils domptent les Iduméens, les Philistins, et les Ammonites leurs perpétuels ennemis, et ces peuples embrassent leur religion (Zacharie l’avait marqué) enfin malgré la haine et la jalousie des peuples qui les environnent, sous l’autorité de leurs pontifes qui deviennent enfin leurs rois, ils fondent le nouveau royaume des asmonéens ou des Macchabées, plus étendu que jamais si on excepte les temps de David et de Salomon.

Voilà en quelle manière le peuple de Dieu subsista toujours parmi tant de changements ; et ce peuple tantôt châtié, et tantôt consolé dans ses disgrâces, par les différents traitements qu’il reçoit selon ses mérites, rend un témoignage public à la providence qui régit le monde.

Mais en quelque état qu’il fut, il vivait toujours en attente des temps du messie, où il attendait de nouvelles grâces plus grandes que toutes celles qu’il avait reçues ; et il n’y a personne qui ne voie que cette foi du messie, et de ses merveilles, qui dure encore aujourd’hui parmi les Juifs, leur est venue de leurs patriarches et de leurs prophètes dés l’origine de leur nation. Car dans cette longue suite d’années, où eux-mêmes reconnaissaient que par un conseil de la providence il ne s’élevait plus parmi eux aucun prophète, et que Dieu ne leur faisait point de nouvelles prédictions, ni de nouvelles promesses, cette foi du messie qui devait venir était plus vive que jamais. Elle se trouva si bien établie, quand le second temple fut bâti, qu’il n’a plus fallu de prophète pour y confirmer le peuple. Ils vivaient sous la foi des anciennes prophéties qu’ils avaient vu s’accomplir si précisément à leurs yeux en tant de chefs : le reste, depuis ce temps, ne leur a jamais paru douteux, et ils n’avaient point de peine à croire que Dieu si fidèle en tout, n’accomplît encore en son temps ce qui regardait le messie, c’est à dire la principale de ses promesses, et le fondement de toutes les autres.

En effet, toute leur histoire, tout ce qui leur arrivait de jour en jour, n’était qu’un perpétuel développement des oracles que le Saint Esprit leur avait laissés. Si rétablis dans leur terre après la captivité, ils jouirent durant trois cent ans d’une paix profonde ; si leur temple fut révéré, et leur religion honorée dans tout l’Orient ; si enfin leur paix fut troublée par leurs dissensions ; si ce superbe roi de Syrie fit des efforts inouïs pour les détruire ; s’il prévalut quelque temps ; si un peu après il fut puni ; si la religion judaïque et tout le peuple de Dieu fut relevé avec un éclat plus merveilleux que jamais, et le royaume de Juda accru sur la fin des temps par de nouvelles conquêtes : vous avez vu, monseigneur, que tout cela se trouvait écrit dans leurs prophètes. Ouï, tout y était marqué, jusqu’au temps que devaient durer les persécutions, jusqu’aux lieux où se donnèrent les combats, jusqu’aux terres qui devaient être conquises.

Je vous ai rapporté en gros quelque chose de ces prophéties : le détail serait la matière d’un plus long discours. Je ne veux vous donner ici qu’une première teinture de ces vérités importantes, qu’on reconnaît d’autant plus qu’on entre plus avant dans le particulier. Je remarquerai seulement ici que les prophéties du peuple de Dieu ont eu durant tous ces temps un accomplissement si manifeste, que depuis, quand les païens même, quand un Porphyre, quand un Julien l’Apostat, ennemis d’ailleurs des écritures, ont voulu donner des exemples de prédictions prophétiques, ils les ont été chercher parmi les Juifs.

Et je puis même vous dire avec vérité, que si durant cinq cent ans le peuple de Dieu fut sans prophète, tout l’état de ces temps était prophétique : l’œuvre de Dieu s’acheminait, et les voies se préparaient insensiblement à l’entier accomplissement des anciens oracles. Le retour de la captivité de Babylone n’était qu’une ombre de la liberté et plus grande et plus nécessaire, que le messie devait apporter aux hommes captifs du péché. Le peuple dispersé en divers endroits dans la haute Asie, dans l’Asie Mineure, dans l’Égypte, dans la Grèce même, commençait à faire éclater parmi les gentils le nom et la gloire du dieu d’Israël. Les écritures qui devaient un jour être la lumière du monde, furent mises dans la langue la plus connue de l’univers : leur antiquité est reconnue. Pendant que le temple est révéré, et les écritures répandues parmi les gentils, Dieu donne quelque idée de leur conversion future, et en jette de loin les fondements.

Ce qui se passait même parmi les Grecs était une espèce de préparation à la connaissance de la vérité. Leurs philosophes connurent que le monde était regi par un dieu bien diffèrent de ceux que le vulgaire adorait, et qu’ils servaient eux-mêmes avec le vulgaire. Les histoires grecques font foi que cette belle philosophie venait d’Orient et des endroits où les Juifs avaient été dispersés : mais de quelque endroit qu’elle soit venue, une vérité si importante répandue parmi les gentils, quoique combattue, quoique mal suivie, même par ceux qui l’enseignaient, commençait à réveiller le genre humain, et fournissait par avance des preuves certaines à ceux qui devaient un jour le tirer de son ignorance.

Comme toutefois la conversion de la gentilité était une œuvre réservée au messie, et le propre caractère de sa venue, l’erreur et l’impiété prévalaient par tout. Les nations les plus éclairées et les plus sages, les chaldéens, les Égyptiens, les Phéniciens, les Grecs, les Romains, étaient les plus ignorants, et les plus aveugles sur la religion : tant il est vrai qu’il y faut être élevé par une grâce particulière, et par une sagesse plus qu’humaine. Qui oserait raconter les cérémonies des dieux immortels, et leurs mystères impurs ? Leurs amours, leurs cruautés, leurs jalousies, et tous leurs autres excès étaient le sujet de leurs fêtes, de leurs sacrifices, des hymnes qu’on leur chantait, et des peintures que l’on consacrait dans leurs temples. Ainsi le crime était adoré, et reconnu nécessaire au culte des dieux. Le plus grave des philosophes défend de boire avec excès, si ce n’était dans les fêtes de Bacchus et à l’honneur de ce dieu. Un autre, après avoir sévèrement blâmé toutes les images malhonnêtes, en excepte celles des dieux qui voulaient être honorés par ces infamies. On ne peut lire sans étonnement les honneurs qu’il fallait rendre à Venus, et les prostitutions qui étaient établies pour l’adorer. La Grèce toute polie et toute sage qu’elle était, avait reçu ces mystères abominables. Dans les affaires pressantes, les particuliers et les républiques vouaient à Venus des courtisanes, et la Grèce ne rougissait pas d’attribuer son salut aux prières qu’elles faisaient à leur déesse. Après la défaite de Xerxès et de ses formidables armées, on mit dans le temple un tableau où étaient représentés leurs vœux et leurs processions avec cette inscription de Simonides poète fameux : celles-ci ont prié la déesse Venus, qui pour l’amour d’elles a sauvé la Grèce. S’il fallait adorer l’amour, ce devait être du moins l’amour honnête : mais il n’en était pas ainsi. Solon, qui le pourrait croire, et qui attendrait d’un si grand nom une si grande infamie ? Solon, dis-je, établit à Athènes le temple de Venus la prostituée, ou de l’amour impudique. Toute la Grèce était pleine de temples consacrés à ce dieu, et l’amour conjugal n’en avait pas un dans tout le pays.

Cependant ils détestaient l’adultère dans les hommes et dans les femmes : la société conjugale était sacrée parmi eux. Mais quand ils s’appliquaient à la religion, ils paraissaient comme possédés par un esprit étranger, et leur lumière naturelle les abandonnait. La gravité romaine n’a pas traité la religion plus sérieusement, puis qu’elle consacrait à l’honneur des dieux les impuretés du théâtre et les sanglants spectacles des gladiateurs, c’est à dire, tout ce qu’on pouvait imaginer de plus corrompu et de plus barbare.

Mais je ne sais si les folies ridicules qu’on mêlait dans la religion n’étaient pas encore plus pernicieuses, puis qu’elles lui attiraient tant de mépris. Pouvait-on garder le respect qui est dû aux choses divines, au milieu des impertinences que contaient les fables, dont la représentation ou le souvenir faisaient une si grande partie du culte divin ? Tout le service public n’était qu’une continuelle profanation, ou plutôt une dérision du nom de Dieu ; et il fallait bien qu’il y eût quelque puissance ennemie de ce nom sacré, qui ayant entrepris de le ravilir, poussât les hommes à l’employer dans des choses si méprisables, et même à le prodiguer à des sujets si indignes.

Il est vrai que les philosophes avaient à la fin reconnu qu’il y avait un autre dieu que ceux que le vulgaire adorait : mais ils n’osaient l’avouer. Au contraire, Socrate donnait pour maxime, qu’il fallait que chacun suivît la religion de son pays. Platon son disciple, qui voyait la Grèce et tous les pays du monde remplis d’un culte insensé et scandaleux, ne laisse pas de poser comme un fondement de sa république, qu’il ne faut jamais rien changer dans la religion qu’on trouve établie, et que c’est avoir perdu le sens que d’y penser. Des philosophes si graves, et qui ont dit de si belles choses sur la nature divine, n’ont osé s’opposer à l’erreur publique, et ont désespéré de la pouvoir vaincre. Quand Socrate fut accusé de nier les dieux que le public adorait, il s’en défendit comme d’un crime ; et Platon, en parlant du dieu qui avait formé l’univers, dit qu’il est difficile de le trouver, et qu’il est défendu de le déclarer au peuple. Il proteste de n’en parler jamais qu’en énigme, de peur d’exposer une si grande vérité à la moquerie. Dans quel abîme était le genre humain, qui ne pouvait supporter la moindre idée du vrai dieu ? Athènes, la plus polie et la plus savante de toutes les villes grecques, prenait pour athées ceux qui parlaient des choses intellectuelles ; et c’est une des raisons qui avait fait condamner Socrate. Si quelques philosophes osaient enseigner que les statues n’étaient pas des dieux comme l’entendait le vulgaire, ils se voyaient contraints de s’en dédire : encore après cela étaient-ils bannis comme des impies par sentence de l’aréopage. Toute la terre était possédée de la même erreur : la vérité n’y osait paraître. Ce grand dieu créateur du monde n’avait de temple ni de culte qu’en Jérusalem. Quand les gentils y envoyaient leurs offrandes, ils ne faisaient autre honneur au dieu d’Israël, que de le joindre aux autres dieux. La seule Judée connaissait sa sainte et sévère jalousie, et savait que partager la religion entre lui et les autres dieux, était la détruire.

Cependant à la fin des temps, les Juifs mêmes qui le connaissaient, et qui étaient les dépositaires de la religion, commencèrent, tant les hommes vont toujours affaiblissant la vérité, non point à oublier le dieu de leurs pères, mais à mêler dans la religion des superstitions indignes de lui. Sous le règne des asmonéens, et dés le temps de Jonathas, la secte des pharisiens commença parmi les Juifs. Ils s’acquirent d’abord un grand crédit par la pureté de leur doctrine, et par l’observance exacte de la loi : joint que leur conduite était douce, quoique régulière, et qu’ils vivaient entre eux en grande union. Les récompenses et les châtiments de la vie future qu’ils soutenaient avec zèle, leur attiraient beaucoup d’honneur. A la fin, l’ambition se mit parmi eux. Ils voulurent gouverner, et en effet ils se donnèrent un pouvoir absolu sur le peuple : ils se rendirent les arbitres de la doctrine et de la religion, qu’ils tournèrent insensiblement à des pratiques superstitieuses, utiles à leur intérêt et à la domination qu’ils voulaient établir sur les consciences ; et le vrai esprit de la loi était prêt à se perdre.

A ces maux se joignit un plus grand mal, l’orgueil et la présomption ; mais une présomption qui allait à s’attribuer à soi-même le don de Dieu. Les Juifs accoutumés à ses bienfaits, et éclairés depuis tant de siècles de sa connaissance, oublièrent que sa bonté seule les avait séparés des autres peuples, et regardèrent sa grâce comme une dette. Race élue et toujours bénie depuis deux mille ans, ils se jugèrent les seuls dignes de connaître Dieu, et se crurent d’une autre espèce que les autres hommes qu’ils voyaient privés de sa connaissance. Sur ce fondement, ils regardèrent les gentils avec un insupportable dédain. Être sorti d’Abraham selon la chair, leur paraissait une distinction qui les mettait naturellement au dessus de tous les autres ; et enflés d’une si belle origine, ils se croyaient saints par nature, et non par grâce : erreur qui dure encore parmi eux. Ce fut les pharisiens, qui cherchant à se glorifier de leurs lumières, et de l’exacte observance des cérémonies de la loi, introduisirent cette opinion vers la fin des temps. Comme ils ne songeaient qu’à se distinguer des autres hommes, ils multiplièrent sans bornes les pratiques extérieures, et débitèrent toutes leurs pensées, quelque contraires qu’elles fussent à la loi de Dieu, comme des traditions authentiques.

Encore que ces sentiments n’eussent point passé par décret public en dogme de la synagogue, ils se coulaient insensiblement parmi le peuple, qui devenait inquiet, turbulent, et séditieux. Enfin les divisions qui devaient être selon leurs prophètes le commencement de leur décadence, éclatèrent à l’occasion des brouilleries survenues dans la maison des asmonéens. Il y avait à peine soixante ans jusqu’à Jésus-Christ, quand Hyrcan et Aristobule enfants d’Alexandre Jannée eurent guerre pour le sacerdoce, auquel la royauté était annexée. C’est ici le moment fatal où l’histoire marque la première cause de la ruine des Juifs. Pompée, que les deux frères appelèrent pour les régler, les assujettit tous deux, en même temps qu’il déposséda Antiochus surnommé l’asiatique, dernier roi de Syrie. Ces trois princes, dégradés ensemble et comme par un seul coup, furent le signal de la décadence marquée en termes précis par le prophète Zacharie. Il est certain par l’histoire, que ce changement des affaires de la Syrie et de la Judée fut fait en même temps par Pompée, lors qu’après avoir achevé la guerre de Mithridate, prêt à retourner à Rome, il régla les affaires d’Orient. Le prophète n’a remarqué que ce qui faisait à la ruine des Juifs, qui de deux frères qu’ils avaient vu rois, en virent l’un prisonnier servir au triomphe de Pompée, et l’autre (c’est le faible Hyrcan) à qui le même Pompée ôta avec le diadème une grande partie de son domaine, ne retenir plus qu’un vain titre d’autorité qu’il perdit bientôt. Ce fut alors que les Juifs furent faits tributaires des Romains ; et la ruine de la Syrie attira la leur, parce que ce grand royaume réduit en province dans leur voisinage, y augmenta tellement la puissance des Romains, qu’il n’y avait plus de salut qu’à leur obéir. Les gouverneurs de Syrie firent de continuelles entreprises sur la Judée : les Romains s’y rendirent maîtres absolus, et en affaiblirent le gouvernement en beaucoup de choses. Par eux enfin le royaume de Juda passa des mains des asmonéens à qui il s’était soumis, en celles d’Hérode étranger et iduméen. La politique cruelle et ambitieuse de ce roi, qui ne professait qu’en apparence la religion judaïque, changea les maximes du gouvernement ancien. Ce ne sont plus ces Juifs maîtres de leur sort sous le vaste empire des Perses et des premiers séleucides, où ils n’avaient qu’à vivre en paix. Hérode qui les tient de prés asservis sous sa puissance, brouille toutes choses ; confond à son gré la succession des pontifes ; affaiblit le pontificat qu’il rend arbitraire ; énerve l’autorité du conseil de la nation, qui ne peut plus rien : toute la puissance publique passe entre les mains d’Hérode et des Romains dont il est l’esclave, et il ébranle les fondements de la république judaïque.

Les pharisiens, et le peuple qui n’écoutait que leurs sentiments, souffraient cet état avec impatience. Plus ils se sentaient pressés du joug des gentils, plus ils conçurent pour eux de dédain et de haine. Ils ne voulurent plus de messie qui ne fut guerrier et redoutable aux puissances qui les captivaient. Ainsi oubliant tant de prophéties qui leur parlaient si expressément de ses humiliations, ils n’eurent plus d’yeux ni d’oreilles que pour celles qui leur annoncent des triomphes, quoique bien différents de ceux qu’ils voulaient.


VI. Jésus-Christ, et sa Doctrine.

Dans ce déclin de la religion et des affaires des Juifs, à la fin du règne d’Hérode, et dans le temps que les pharisiens introduisaient tant d’abus, Jésus-Christ est envoyé sur la terre pour rétablir le royaume dans la maison de David d’une manière plus haute que les Juifs charnels ne l’entendaient, et pour prêcher la doctrine que Dieu avait résolu de faire annoncer à tout l’univers. Cet admirable enfant appelé par Isaïe le Dieu fort, le père du siècle futur, et l’auteur de la paix, naît d’une vierge à Bethléem, et il y vient reconnaître l’origine de sa race. Conçu du Saint Esprit, saint par sa naissance, seul digne de réparer le vice de la notre, il reçoit le nom de sauveur, parce qu’il devait nous sauver de nos péchés. Aussitôt après sa naissance, une nouvelle étoile, figure de la lumière qu’il devait donner aux gentils, se fait voir en Orient, et amène au sauveur encore enfant les prémices de la gentilité convertie. Un peu après ce Seigneur tant désiré vient à son saint temple, où Siméon le regarde, non seulement comme la gloire d’Israël, mais encore comme la lumière des nations infidèles. Quand le temps de prêcher son évangile approcha, saint Jean Baptiste, qui lui devait préparer les voies, appela tous les pécheurs à la pénitence, et fit retentir de ses cris tout le désert où il avait vécu dés ses premières années avec autant d’austérité que d’innocence. Le peuple, qui depuis cinq cent ans n’avait point vu de prophètes, reconnut ce nouvel Élie, tout prêt à le prendre pour le sauveur, tant sa sainteté paraissait grande : mais lui-même il montrait au peuple celui dont il était indigne de délier les souliers. Enfin Jésus-Christ commence à prêcher son évangile, et à révéler les secrets qu’il voyait de toute éternité au sein de son père. Il pose les fondements de son église par la vocation de douze pécheurs, et met saint Pierre à la tête de tout le troupeau avec une prérogative si manifeste, que les évangélistes, qui dans le dénombrement qu’ils font des apôtres ne gardent aucun ordre certain, s’accordent à nommer saint Pierre devant tous les autres comme le premier. Jésus-Christ parcourt toute la Judée, qu’il remplit de ses bienfaits ; secourable aux malades, miséricordieux envers les pécheurs dont il se montre le vrai médecin par l’accés qu’il leur donne auprès de lui, faisant ressentir aux hommes une autorité et une douceur qui n’avait jamais paru qu’en sa personne. Il annonce de hauts mystères ; mais il les confirme par de grands miracles : il commande de grandes vertus ; mais il donne en même temps de grandes lumières, de grands exemples, et de grandes grâces. C’est par là aussi qu’il paraît plein de grâce et de vérité, et nous recevons tous de sa plénitude.

Tout se soutient en sa personne ; sa vie, sa doctrine, ses miracles. La même vérité y reluit par tout : tout concourt à y faire voir le maître du genre humain, et le modèle de la perfection. Lui seul vivant au milieu des hommes, et à la vue de tout le monde, a pu dire sans craindre d’être démenti,...

Ses miracles sont d’un ordre particulier, et d’un caractère nouveau. Ce ne sont point des signes dans le ciel, tels que les Juifs les demandaient : il les fait presque tous sur les hommes mêmes, et pour guérir leurs infirmités. Tous ces miracles tiennent plus de la bonté que de la puissance, et ne surprennent pas tant les spectateurs, qu’ils les touchent dans le fond du cœur. Il les fait avec empire : les démons et les maladies lui obéissent : à sa parole les aveugles nés reçoivent la vue, les morts sortent du tombeau, et les péchés sont remis. Le principe en est en lui-même ; ils coulent de source : je sens, dit-il, qu’une vertu est sortie de moi. Aussi personne n’en avait-il fait ni de si grands, ni en si grand nombre ; et toutefois il promet que ses disciples feront en son nom encore de plus grandes choses, tant est féconde et inépuisable la vertu qu’il porte en lui-même.

Qui n’admirerait la condescendance avec laquelle il tempère la hauteur de sa doctrine ? C’est du lait pour les enfants, et tout ensemble du pain pour les forts. On le voit plein des secrets de Dieu, mais on voit qu’il n’en est pas étonné comme les autres mortels à qui Dieu se communique : il en parle naturellement, comme étant né dans ce secret et dans cette gloire ; et ce qu’il a sans mesure, il le répand avec mesure, afin que notre faiblesse le puisse porter.

Quoiqu’il soit envoyé pour tout le monde, il ne s’adresse d’abord qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël, auxquelles il était aussi principalement envoyé : mais il prépare la voie à la conversion des samaritains et des gentils. Une femme samaritaine le reconnaît pour le Christ que sa nation attendait aussi bien que celle des Juifs, et apprend de lui le mystère du culte nouveau qui ne serait plus attaché à un certain lieu. Une femme Chananéenne et idolâtre lui arrache, pour ainsi dire, quoique rebutée, la guérison de sa fille. Il reconnaît en divers endroits les enfants d’Abraham dans les gentils, et parle de sa doctrine comme devant être prêchée, contredite, et reçue par toute la terre. Le monde n’avait jamais rien vu de semblable, et ses apôtres en sont étonnés. Il ne cache point aux siens les tristes épreuves par lesquelles ils devaient passer. Il leur fait voir les violences et la séduction employées contre eux, les persécutions, les fausses doctrines, les faux frères, la guerre au dedans et au dehors, la foi épurée par toutes ces épreuves ; à la fin des temps, l’affaiblissement de cette foi et le refroidissement de la charité parmi ses disciples ; au milieu de tant de périls, son église et la vérité toujours invincibles.

Voici donc une nouvelle conduite, et un nouvel ordre de choses : on ne parle plus aux enfants de Dieu de récompenses temporelles ; Jésus-Christ leur montre une vie future, et les tenant suspendus dans cette attente, il leur apprend à se détacher de toutes les choses sensibles. La croix et la patience deviennent leur partage sur la terre, et le ciel leur est proposé comme devant être emporté de force. Jésus-Christ qui montre aux hommes cette nouvelle voie, y entre le premier : il prêche des vérités pures qui étourdissent les hommes grossiers, et néanmoins superbes : il découvre l’orgueil caché, et l’hypocrisie des pharisiens et des docteurs de la loi qui la corrompaient par leurs interprétations. Au milieu de ces reproches il honore leur ministère, et la chaire de Moïse où ils sont assis. Il fréquente le temple, dont il fait respecter la sainteté, et renvoie aux prêtres les lépreux qu’il a guéris. Par là il apprend aux hommes comment ils doivent reprendre et réprimer les abus, sans préjudice du ministère établi de Dieu, et montre que le corps de la synagogue subsistait malgré la corruption des particuliers. Mais elle penchait visiblement à la ruine. Les pontifes, et les pharisiens animaient contre Jésus-Christ le peuple juif, dont la religion se tournait en superstition.

Ce peuple ne peut souffrir le sauveur du monde, qui l’appelle à des pratiques solides, mais difficiles. Le plus saint et le meilleur de tous les hommes, la sainteté et la bonté même, devient le plus envié et le plus haï. Il ne se rebute pas, et ne cesse de faire du bien à ses citoyens ; mais il voit leur ingratitude : il en prédit le châtiment avec larmes, et dénonce à Jérusalem sa chute prochaine. Il prédit aussi que les Juifs ennemis de la vérité qu’il leur annonçait, seraient livrés à l’erreur, et deviendraient le jouet des faux prophètes. Cependant la jalousie des pharisiens et des prêtres le mène à un supplice infâme : ses disciples l’abandonnent ; un d’eux le trahit ; le premier et le plus zélé de tous le renie trois fois. Accusé devant le conseil, il honore jusqu’à la fin le ministère des prêtres, et répond en termes précis au pontife qui l’interrogeait juridiquement. Mais le moment était arrivé, où la synagogue devait être réprouvée.

Le pontife et tout le conseil condamne Jésus-Christ, parce qu’il se disait le Christ fils de Dieu. Il est livré à Ponce Pilate président romain : son innocence est reconnue par son juge, que la politique et l’intérêt font agir contre sa conscience : le juste est condamné à mort : le plus grand de tous les crimes donne lieu à la plus parfaite obéissance qui fut jamais : Jésus maître de sa vie, et de toutes choses, s’abandonne volontairement à la fureur des méchants, et offre le sacrifice qui devait être l’expiation du genre humain. A la croix, il regarde dans les prophéties ce qui lui restait à faire : il l’achève, et dit enfin, tout est consommé. À ce mot, tout change dans le monde : la loi cesse, ses figures passent, ses sacrifices sont abolis par une oblation plus parfaite. Cela fait, Jésus-Christ expire avec un grand cri : toute la nature s’émeut : le centurion qui le gardait, étonné d’une telle mort, s’écrie qu’il est vraiment le fils de Dieu ; et les spectateurs s’en retournent frappant leur poitrine. Au troisième jour il ressuscite ; il paraît aux siens qui l’avaient abandonné, et qui s’obstinaient à ne pas croire sa résurrection. Ils le voient, ils lui parlent, ils le touchent, ils sont convaincus. Pour confirmer la foi de sa résurrection, il se montre à diverses fois et en diverses circonstances. Ses disciples le voient en particulier, et le voient aussi tous ensemble : il paraît une fois à plus de cinq cent hommes assemblés. Un apôtre qui l’a écrit, assure que la plupart d’eux vivaient encore dans le temps qu’il l’écrivait. Jésus-Christ ressuscité donne à ses apôtres tout le temps qu’ils veulent pour le bien considérer ; et après s’être mis entre leurs mains en toutes les manières qu’ils le souhaitent, en sorte qu’il ne puisse plus leur rester le moindre doute, il leur ordonne de porter témoignage de ce qu’ils ont vu, de ce qu’ils ont ouï, et de ce qu’ils ont touché. Afin qu’on ne puisse douter de leur bonne foi, non plus que de leur persuasion, il les oblige à sceller leur témoignage de leur sang. Ainsi leur prédication est inébranlable ; le fondement en est un fait positif, attesté unanimement par ceux qui l’ont vu. Leur sincérité est justifiée par la plus forte épreuve qu’on puisse imaginer, qui est celle des tourments, et de la mort même. Telles sont les instructions que reçurent les apôtres. Sur ce fondement douze pécheurs entreprennent de convertir le monde entier, qu’ils voyaient si opposé aux lois qu’ils avaient à leur prescrire, et aux vérités qu’ils avaient à leur annoncer. Ils ont ordre de commencer par Jérusalem, et de là de se répandre par toute la terre, pour instruire toutes les nations, et les baptiser au nom du père, du fils, et du Saint Esprit. Jésus-Christ leur promet d’être avec eux jusqu’à la consommation des siècles, et assure par cette parole la perpétuelle durée du ministère ecclésiastique. Cela dit, il monte aux cieux en leur présence.

Les promesses vont être accomplies : les prophéties vont avoir leur dernier éclaircissement. Les gentils sont appelés à la connaissance de Dieu par les ordres de Jésus-Christ ressuscité : une nouvelle cérémonie est instituée pour la régénération du nouveau peuple ; et les fidèles apprennent que le vrai dieu, le dieu d’Israël, ce dieu un et indivisible auquel ils sont consacrés par le baptême, est tout ensemble père, fils, et Saint Esprit.

Là donc nous sont proposées les profondeurs incompréhensibles de l’être divin, et la grandeur ineffable de son unité, et les richesses infinies de cette nature, plus féconde encore au dedans qu’au dehors, capable de se communiquer sans division à trois personnes égales. Là sont expliqués les mystères qui étaient enveloppés, et comme scellés dans les anciennes écritures. Nous entendons le secret de cette parole, faisons l’homme à notre image ; et la trinité marquée dans la création de l’homme, est expressément déclarée dans sa régénération. Nous apprenons ce que c’est que cette sagesse conçue, selon Salomon, devant tous les temps dans le sein de Dieu ; sagesse qui fait toutes ses délices, et par qui sont ordonnés tous ses ouvrages. Nous savons qui est celui que David a vu engendré devant l’aurore ; et le nouveau testament nous enseigne que c’est le verbe, la parole intérieure de Dieu, et sa pensée éternelle, qui est toujours dans son sein, et par qui toutes choses ont été faites.

Par là nous répondons à la mystérieuse question qui est proposée dans les proverbes : dites-moi le nom de Dieu, et le nom de son fils, si vous le savez. Car nous savons que ce nom de Dieu si mystérieux et si caché est le nom de père entendu en ce sens profond qui le fait concevoir dans l’éternité père d’un fils égal à lui, et que le nom de son fils est le nom de verbe ; verbe qu’il engendre éternellement en se contemplant lui-même, qui est l’expression parfaite de sa vérité, son image, son fils unique, l’éclat de sa clarté, et l’empreinte de sa substance.

Avec le père et le fils nous connaissons aussi le Saint Esprit, l’amour de l’un et de l’autre, et leur éternelle union. C’est cet esprit qui fait les prophètes, et qui est en eux pour leur découvrir les conseils de Dieu, et les secrets de l’avenir ; esprit dont il est écrit, le Seigneur m’a envoyé et son esprit, qui est distingué du Seigneur, et qui est aussi le Seigneur même, puis qu’il envoie les prophètes, et qu’il leur découvre les choses futures. Cet esprit qui parle aux prophètes, et qui parle par les prophètes est uni au père et au fils, et intervient avec eux dans la consécration du nouvel homme.

Ainsi le père, le fils, et le Saint Esprit, un seul dieu en trois personnes, montré plus obscurément à nos pères, est clairement révélé dans la nouvelle alliance. Instruits d’un si haut mystère, et étonnés de sa profondeur incompréhensible, nous couvrons notre face devant Dieu avec les chérubins que vit Isaïe, et nous adorons avec eux celui qui est trois fois saint. C’était au fils unique qui était dans le sein du père, et qui sans en sortir venait à nous ; c’était à lui à nous découvrir pleinement ces admirables secrets de la nature divine que Moïse et les prophètes n’avaient qu’effleurés.

C’était à lui à nous faire entendre d’où vient que le messie promis comme un homme qui devait sauver les autres hommes, était en même temps montré comme Dieu en nombre singulier, et absolument à la manière dont le créateur nous est désigné : et c’est aussi ce qu’il a fait, en nous enseignant que, quoique fils d’Abraham, il était devant qu’Abraham fut fait ; qu’il est descendu du ciel, et toutefois qu’il est au ciel ; qu’il est Dieu, fils de Dieu, et tout ensemble homme, fils de l’homme ; le vrai Emmanuel ; Dieu avec nous ; en un mot le verbe fait chair, unissant en sa personne la nature humaine avec la divine, afin de réconcilier toutes choses en lui-même.

Ainsi nous sont révélés les deux principaux mystères, celui de la trinité, et celui de l’incarnation. Mais celui qui nous les a révélés, nous en fait trouver l’image en nous-mêmes, afin qu’ils nous soient toujours présents, et que nous reconnaissions la dignité de notre nature.

En effet, si nous imposons silence à nos sens, et que nous nous renfermions pour un peu de temps au fond de notre âme, c’est à dire dans cette partie où la vérité se fait entendre, nous y verrons quelque image de la trinité que nous adorons. La pensée que nous sentons naître comme le germe de notre esprit, comme le fils de notre intelligence, nous donne quelque idée du fils de Dieu conçut éternellement dans l’intelligence du père céleste. C’est pourquoi ce fils de Dieu prend le nom de verbe, afin que nous entendions qu’il naît dans le sein du père, non comme naissent les corps, mais comme naît dans notre âme cette parole intérieure que nous y sentons quand nous contemplons la vérité. Mais la fécondité de notre esprit ne se termine pas à cette parole intérieure, à cette pensée intellectuelle, à cette image de la vérité qui se forme en nous. Nous aimons et cette parole intérieure et l’esprit où elle naît ; et en l’aimant nous sentons en nous quelque chose qui ne nous est pas moins précieux que notre esprit et notre pensée, qui est le fruit de l’un et de l’autre, qui les unit, qui s’unit à eux, et ne fait avec eux qu’une même vie.

Ainsi autant qu’il se peut trouver de rapport entre Dieu et l’homme, ainsi, dis-je, se produit en Dieu l’amour éternel qui sort du père qui pense, et du fils qui est sa pensée, pour faire avec lui et sa pensée une même nature également heureuse et parfaite.

En un mot Dieu est parfait, et son verbe image vivante d’une vérité infinie, n’est pas moins parfait que lui ; et son amour qui sortant de la source inépuisable du bien en a toute la plénitude, ne peut manquer d’avoir une perfection infinie ; et puis que nous n’avons point d’autre idée de Dieu que celle de la perfection, chacune de ces trois choses considérée en elle-même mérite d’être appelée Dieu : mais parce que ces trois choses conviennent nécessairement à une même nature, ces trois choses ne sont qu’un seul Dieu.

Il ne faut donc rien concevoir d’inégal, ni de séparé dans cette trinité adorable ; et quelque incompréhensible que soit cette égalité, notre âme, si nous l’écoutons, nous en dira quelque chose. Elle est, et quand elle sait parfaitement ce qu’elle est, son intelligence répond à la vérité de son être ; et quand elle aime son être avec son intelligence autant qu’ils méritent d’être aimés, son amour égale la perfection de l’un et de l’autre. Ces trois choses ne se séparent jamais, et s’enferment l’une l’autre : nous entendons que nous sommes, et que nous aimons ; et nous aimons à être, et à entendre. Qui le peut nier, s’il s’entend lui-même ? Et non seulement une de ces choses n’est pas meilleure que l’autre, mais les trois ensemble ne sont pas meilleures qu’une d’elles en particulier, puis que chacune enferme le tout, et que dans les trois consiste la félicité, et la dignité de la nature raisonnable. Ainsi et infiniment au dessus est parfaite, inséparable, une en son essence, et enfin égale en tout sens, la trinité que nous servons, et à laquelle nous sommes consacrés par notre baptême.

Mais nous-mêmes, qui sommes l’image de la trinité, nous-mêmes, à un autre égard, nous sommes encore l’image de l’incarnation. Notre âme d’une nature spirituelle et incorruptible a un corps corruptible qui lui est uni ; et de l’union de l’un et de l’autre résulte un tout, qui est l’homme, esprit et corps tout ensemble, incorruptible et corruptible, intelligent et purement brute. Ces attributs conviennent au tout, par rapport à chacune de ses deux parties : ainsi le verbe divin dont la vertu soutient tout, s’unit d’une façon particulière, ou plutôt il devient lui-même, par une parfaite union, ce Jésus-Christ fils de Marie, ce qui fait qu’il est Dieu et homme tout ensemble, engendré dans l’éternité, et engendré dans le temps, toujours vivant dans le sein du père, et mort sur la croix pour nous sauver.

Mais où Dieu se trouve mêlé, jamais les comparaisons tirées des choses humaines ne sont qu’imparfaites. Notre âme n’est pas devant notre corps, et quelque chose lui manque lors qu’elle en est séparée. Le verbe parfait en lui-même dés l’éternité ne s’unit à notre nature que pour l’honorer. Cette âme qui préside au corps, et y fait divers changements, elle-même en souffre à son tour. Si le corps est mû au commandement et selon la volonté de l’âme, l’âme est troublée, l’âme est affligée, et agitée en mille manières ou fâcheuses, ou agréables, suivant les dispositions du corps ; en sorte que comme l’âme élève le corps à elle en le gouvernant, elle est abaissé au dessous de lui par les choses qu’elle en souffre. Mais en Jésus-Christ, le verbe préside à tout, le verbe tient tout sous sa main. Ainsi l’homme est élevé, et le verbe ne se rabaisse par aucun endroit : immuable et inaltérable il domine en tout et par tout la nature qui lui est unie.

De là vient qu’en Jésus-Christ l’homme absolument soumis à la direction intime du verbe qui l’élève à soit, n’a que des pensées et des mouvements divins. Tout ce qu’il pense, tout ce qu’il veut, tout ce qu’il dit, tout ce qu’il cache au dedans, tout ce qu’il montre au dehors est animé par le verbe, conduit par le verbe, digne du verbe, c’est à dire digne de la raison même, de la sagesse même, et de la vérité même. C’est pourquoi tout est lumière en Jésus-Christ ; sa conduite est une règle ; ses miracles sont des instructions ; ses paroles sont esprit et vie. Il n’est pas donné à tous de bien entendre ces sublimes vérités, ni de voir parfaitement en lui-même cette merveilleuse image des choses divines, que saint Augustin et les autres pères ont crû si certaine. Les sens nous gouvernent trop, et notre imagination qui se veut mêler dans toutes nos pensées, ne nous permet pas toujours de nous arrêter sur une lumière si pure. Nous ne nous connaissons pas nous-mêmes ; nous ignorons les richesses que nous portons dans le fond de notre nature ; et il n’y a que les yeux les plus épurés qui les puissent apercevoir. Mais si peu que nous entrions dans ce secret, et que nous sachions remarquer en nous l’image des deux mystères qui font le fondement de notre foi, c’en est assez pour nous élever au dessus de tout, et rien de mortel ne nous pourra plus toucher.

Aussi Jésus-Christ nous appelle-t-il à une gloire immortelle, et c’est le fruit de la foi que nous avons pour les mystères. Ce dieu-homme, cette vérité et cette sagesse incarnée qui nous fait croire de si grandes choses sur sa seule autorité, nous en promet dans l’éternité la claire et bienheureuse vision, comme la récompense certaine de notre foi. De cette sorte, la mission de Jésus-Christ est relevée infiniment au dessus de celle de Moïse. Moïse était envoyé pour réveiller par des récompenses temporelles les hommes sensuels et abrutis. Puis qu’ils étaient devenus tout corps et tout chair, il les fallait d’abord prendre par les sens, leur inculquer par ce moyen la connaissance de Dieu, et l’horreur de l’idolâtrie à laquelle le genre humain avait une inclination si prodigieuse.

Tel était le ministère de Moïse : il était réservé à Jésus-Christ d’inspirer à l’homme des pensées plus hautes, et de lui faire connaître dans une pleine évidence la dignité, l’immortalité, et la félicité éternelle de son âme.

Durant les temps d’ignorance, c’est à dire durant les temps qui ont précédé Jésus-Christ, ce que l’âme connaissait de sa dignité et de son immortalité l’induisait le plus souvent à erreur. Le culte des hommes morts faisait presque tout le fond de l’idolâtrie : presque tous les hommes sacrifiaient aux mannes, c’est à dire aux âmes des morts. De si anciennes erreurs nous font voir à la vérité combien était ancienne la croyance de l’immortalité de l’âme, et nous montrent qu’elle doit être rangée parmi les premières traditions du genre humain. Mais l’homme qui gâtait tout, en avait étrangement abusé, puis qu’elle le portait à sacrifier aux morts. On allait même jusqu’à cet excès de leur sacrifier des hommes vivants : on tuait leurs esclaves, et même leurs femmes, pour les aller servir dans l’autre monde. Les gaulois le pratiquaient avec beaucoup d’autres peuples ; et les indiens marqués par les auteurs païens parmi les premiers défenseurs de l’immortalité de l’âme, ont aussi été les premiers à introduire sur la terre, sous prétexte de religion, ces meurtres abominables. Les mêmes indiens se tuaient eux-mêmes pour avancer la félicité de la vie future ; et ce déplorable aveuglement dure encore aujourd’hui parmi ces peuples : tant il est dangereux d’enseigner la vérité dans un autre ordre que celui que Dieu a suivi, et d’expliquer clairement à l’homme tout ce qu’il est avant qu’il ait connu Dieu parfaitement.

C’était faute de connaître Dieu, que la plupart des philosophes n’ont pu croire l’âme immortelle sans la croire une portion de la divinité, une divinité elle-même, un être éternel, incréé aussi bien qu’incorruptible, et qui n’avait non plus de commencement que de fin. Que dirai-je de ceux qui croyaient la transmigration des âmes : qui les faisaient rouler des cieux à la terre, et puis de la terre aux cieux ; des animaux dans les hommes, et des hommes dans les animaux ; de la félicité à la misère, et de la misère à la félicité, sans que ces révolutions eussent jamais ni de terme, ni d’ordre certain ? Combien était obscurcie la justice, la providence, la bonté divine parmi tant d’erreurs ! Et qu’il était nécessaire de connaître Dieu, et les règles de sa sagesse, avant que de connaître l’âme et sa nature immortelle !

C’est pourquoi la loi de Moïse ne donnait à l’homme qu’une première notion de la nature de l’âme et de sa félicité. Nous avons vu l’âme au commencement faite par la puissance de Dieu aussi bien que les autres créatures ; mais avec ce caractère particulier, qu’elle était faite à son image et par son souffle, afin qu’elle entendît à qui elle tient par son fonds, et qu’elle ne se crut jamais de même nature que les corps, ni formée de leur concours. Mais les suites de cette doctrine, et les merveilles de la vie future ne furent pas alors universellement développées, et c’était au jour du messie que cette grande lumière devait paraître à découvert.

Dieu en avait répandu quelques étincelles dans les anciennes écritures. Salomon avait dit que comme le corps retourne à la terre d’où il est sorti, l’esprit retourne à Dieu qui l’a donné. Les patriarches et les prophètes ont vécu dans cette espérance, et Daniel avait prédit qu’il viendrait un temps où ceux qui dorment dans la poussière s’éveilleraient, les uns pour la vie éternelle, et les autres pour une éternelle confusion, afin de voir toujours. Mais en même temps que ces choses lui sont révélées, il lui est ordonné de sceller le livre, et de le tenir fermé jusqu’au temps ordonné de Dieu, afin de nous faire entendre que la pleine découverte de ces vérités était d’une autre saison et d’un autre siècle.

Encore donc que les Juifs eussent dans leurs écritures quelques promesses des félicités éternelles, et que vers les temps du messie où elles devaient être déclarées, ils en parlassent beaucoup davantage, comme il paraît par les livres de la sagesse, et des Macchabées : toutefois cette vérité faisait si peu un dogme universel de l’ancien peuple, que les saducéens, sans la reconnaître, non seulement étaient admis dans la synagogue, mais encore élevés au sacerdoce. C’est un des caractères du peuple nouveau, de poser pour fondement de la religion la foi de la vie future, et ce devait être le fruit de la venue du messie. C’est pourquoi non content de nous avoir dit qu’une vie éternellement bienheureuse était réservée aux enfants de Dieu, il nous a dit en quoi elle consistait. La vie bienheureuse est d’être avec lui dans la gloire de Dieu son père : la vie bienheureuse est de voir la gloire qu’il a dans le sein du père dés l’origine du monde : la vie bienheureuse est que Jésus-Christ soit en nous comme dans ses membres, et que l’amour éternel que le père a pour son fils s’étendant sur nous, il nous comble des mêmes dons : la vie bienheureuse en un mot est de connaître le seul vrai Dieu et Jésus-Christ qu’il a envoyé ; mais le connaître de cette manière qui s’appelle la claire vue, la vue face à face et à découvert, la vue qui réforme en nous et y achève l’image de Dieu, selon ce que dit saint Jean, que nous lui serons semblables, parce que nous le verrons tel qu’il est.

Cette vue sera suivie d’un amour immense, d’une joie inexplicable, et d’un triomphe sans fin. Un alléluia éternel, et un amen éternel, dont on entend retentir la céleste Jérusalem, font voir toutes les misères bannies, et tous les désirs satisfaits ; il n’y a plus qu’à louer la bonté divine.

Avec de si nouvelles récompenses, il fallait que Jésus-Christ proposât aussi de nouvelles idées de vertu ; des pratiques plus parfaites et plus épurées. La fin de la religion, l’âme des vertus et l’abrégé de la loi, c’est la charité. Mais jusqu’à Jésus-Christ on peut dire, que la perfection et les effets de cette vertu n’étaient pas entièrement connus. C’est Jésus-Christ proprement qui nous apprend à nous contenter de Dieu seul. Pour établir le règne de la charité, et nous en découvrir tous les devoirs, il nous propose l’amour de Dieu, jusqu’à nous haïr nous-mêmes, et persécuter sans relâche le principe de corruption que nous avons tous dans le cœur. Il nous propose l’amour du prochain, jusqu’à étendre sur tous les hommes cette inclination bien faisant sans en excepter nos persécuteurs : il nous propose la modération des désirs sensuels, jusqu’à retrancher tout à fait nos propres membres, c’est à dire ce qui tient le plus vivement et le plus intimement à notre cœur : il nous propose la soumission aux ordres de Dieu, jusqu’à nous réjouir des souffrances qu’il nous envoie : il nous propose l’humilité, jusqu’à aimer les opprobres pour la gloire de Dieu, et à croire que nulle injure ne nous peut mettre si bas devant les hommes, que nous ne soyons encore plus bas devant Dieu par nos péchés. Sur ce fondement de la charité, il perfectionne tous les états de la vie humaine. C’est par là que le mariage est réduit à sa forme primitive : l’amour conjugal n’est plus partagé : une si sainte société n’a plus de fin que celle de la vie ; et les enfants ne voient plus chasser leur mère pour mettre à sa place une marâtre. Le célibat est montré comme une imitation de la vie des anges, uniquement occupée de Dieu et des chastes délices de son amour. Les supérieurs apprennent qu’ils sont serviteurs des autres, et dévoués à leur bien ; les inférieurs reconnaissent l’ordre de Dieu dans les puissances légitimes, lors même qu’elles abusent de leur autorité : cette pensée adoucit les peines de la sujétion, et sous des maîtres fâcheux l’obéissance n’est plus fâcheuse au vrai chrétien.

A ces préceptes, il joint des conseils de perfection éminente : renoncer à tout plaisir ; vivre dans le corps comme si on était sans corps ; quitter tout ; donner tout aux pauvres, pour ne posséder que Dieu seul ; vivre de peu, et presque de rien, et attendre ce peu de la providence divine. Mais la loi la plus propre à l’évangile, est celle de porter sa croix. La croix est la vraie épreuve de la foi, le vrai fondement de l’espérance, le parfait épurement de la charité, en un mot le chemin du ciel. Jésus-Christ est mort à la croix ; il a porté sa croix toute sa vie ; c’est à la croix qu’il veut qu’on le suive, et il met la vie éternelle à ce prix. Le premier à qui il promet en particulier le repos du siècle futur, est un compagnon de sa croix : tu seras, lui dit-il, aujourd’hui avec moi en paradis. Aussitôt qu’il fut à la croix, le voile qui couvrait le sanctuaire fut déchiré de haut en bas, et le ciel fut ouvert aux âmes saintes. C’est au sortir de la croix, et des horreurs de son supplice, qu’il parut à ses apôtres, glorieux et vainqueur de la mort, afin qu’ils comprissent que c’est par la croix qu’il devait entrer dans sa gloire, et qu’il ne montrait point d’autre voie à ses enfants. Ainsi fut donnée au monde en la personne de Jésus-Christ l’image d’une vertu accomplie, qui n’a rien, et n’attend rien sur la terre ; que les hommes ne récompensent que par de continuelles persécutions ; qui ne cesse de leur faire du bien, et à qui ses propres bienfaits attirent le dernier supplice. Jésus-Christ meurt sans trouver ni reconnaissance dans ceux qu’il oblige, ni fidélité dans ses amis, ni équité dans ses juges. Son innocence, quoique reconnue, ne le sauve pas ; son père même en qui seul il avait mis son espérance, retire toutes les marques de sa protection : le juste est livré à ses ennemis, et il meurt abandonné de Dieu et des hommes. Mais il fallait faire voir à l’homme de bien, que dans les plus grandes extrémités il n’a besoin ni d’aucune consolation humaine, ni même d’aucune marque sensible du secours divin : qu’il aime seulement, et qu’il se confie, assuré que Dieu pense à lui sans lui en donner aucune marque, et qu’une éternelle félicité lui est réservée.

Le plus sage des philosophes, en cherchant l’idée de la vertu, a trouvé que comme de tous les méchants celui-là serait le plus méchant qui saurait si bien couvrir sa malice, qu’il passât pour homme de bien, et jouît par ce moyen de tout le crédit que peut donner la vertu : ainsi le plus vertueux devait être sans difficulté celui a qui sa vertu attire par sa perfection la jalousie de tous les hommes, en sorte qu’il n’ait pour lui que sa conscience, et qu’il se voie exposé à toute sorte d’injures, jusqu’à être mis sur la croix, sans que sa vertu lui puisse donner ce faible secours de l’exempter d’un tel supplice. Ne semble-t-il pas que Dieu n’ait mis cette merveilleuse idée de vertu dans l’esprit d’un philosophe, que pour la rendre effective en la personne de son fils, et faire voir que le juste a une autre gloire, un autre repos, enfin un autre bonheur que celui qu’on peut avoir sur la terre ?

Établir cette vérité, et la montrer accomplie si visiblement en soi-même aux dépens de sa propre vie, c’était le plus grand ouvrage que pût faire un homme ; et Dieu l’a trouvé si grand, qu’il l’a réservé à ce messie tant promis, à cet homme qu’il a fait la même personne avec son fils unique.

En effet, que pouvait-on réserver de plus grand à un dieu venant sur la terre ? Et qu’y pouvait-il faire de plus digne de lui, que d’y montrer la vertu dans toute sa pureté, et le bonheur éternel où la conduisent les maux les plus extrêmes ?

Mais si nous venons à considérer ce qu’il y a de plus haut et de plus intime dans le mystère de la croix, quel esprit humain le pourra comprendre ? Là nous sont montrées des vertus que le seul homme dieu pouvait pratiquer. Quel autre pouvait comme lui se mettre à la place de toutes les victimes anciennes, les abolir en leur substituant une victime d’une dignité et d’un mérite infini, et faire que désormais il n’y eût plus que lui seul à offrir à Dieu ? Tel est l’acte de religion que Jésus-Christ exerce à la croix. Le père éternel pouvait-il trouver ou parmi les anges, ou parmi les hommes, une obéissance égale à celle que lui rend son fils bien-aimé, lors que rien ne lui pouvant arracher la vie, il la donna volontairement pour lui complaire ? Que dirai-je de la parfaite union de tous ses désirs avec la divine volonté, et de l’amour par lequel il se tient uni à Dieu qui était en lui, se réconciliant le monde ? Dans cette union incompréhensible, il embrasse tout le genre humain ; il pacifie le ciel et la terre ; il se plonge avec une ardeur immense dans ce déluge de sang où il devait être baptisé avec tous les siens, et fait sortir de ses plaies le feu de l’amour divin qui devait embraser toute la terre. Mais voici ce qui passe toute intelligence, la justice pratiquée par ce dieu-homme qui se laisse condamner par le monde, afin que le monde demeure éternellement condamné par l’énorme iniquité de ce jugement. Maintenant le monde est jugé, et le prince de ce monde va être chassé, comme le prononce Jésus-Christ lui-même. L’enfer qui avait subjugué le monde, le va perdre : en attaquant l’innocent, il sera contraint de lâcher les coupables qu’il tenait captifs : la malheureuse obligation par laquelle nous étions livrés aux anges rebelles, est anéantie : Jésus-Christ l’a attachée à sa croix, pour y être effacée de son sang : l’enfer dépouillé gémit : la croix est un lieu de triomphe à notre sauveur, et les puissances ennemies suivent en tremblant le char du vainqueur. Mais un plus grand triomphe paraît à nos yeux : la justice divine est elle-même vaincue ; le pécheur qui lui était dû comme sa victime, est arraché de ses mains. Il a trouvé une caution capable de payer pour lui un prix infini. Jésus-Christ s’unit éternellement les élus pour qui il se donne : ils sont ses membres et son qu’en leur chef : ainsi il étend sur eux l’amour infini qu’il a pour son fils. C’est son fils lui-même qui le lui demande : il ne veut pas être séparé des hommes qu’il a rachetés : ô mon père, je veux, dit-il, qu’ils soient avec moi : ils seront remplis de mon esprit ; ils jouiront de ma gloire ; ils partageront avec moi jusqu’à mon trône. Après un si grand bienfait, il n’y a plus que des cris de joie qui puissent exprimer nos reconnaissances. Ô merveille, s’écrie un grand philosophe et un grand martyr, ô échange incompréhensible, et surprenant artifice de la sagesse divine ! Un seul est frappé, et tous sont délivrés. Dieu frappe son fils innocent pour l’amour des hommes coupables, et pardonne aux hommes coupables pour l’amour de son fils innocent... etc. Tout est à nous par Jésus-Christ ; la grâce, la sainteté, la vie, la gloire, la béatitude : le royaume du fils de Dieu est notre héritage ; il n’y a rien au dessus de nous, pourvu seulement que nous ne nous ravilissions pas nous-mêmes.

Pendant que Jésus-Christ comble nos désirs et surpasse nos espérances, il consomme l’œuvre de Dieu commencée sous les patriarches et dans la loi de Moïse.

Alors Dieu voulait se faire connaître par des expériences sensibles : il se montrait magnifique en promesses temporelles, bon en comblant ses enfants des biens qui flattent les sens, puissant en les délivrant des mains de leurs ennemis, fidèle en les amenant dans la terre promise à leurs pères, juste par les récompenses et les châtiments qu’il leur envoyait manifestement selon leurs œuvres.

Toutes ces merveilles préparaient les voies aux vérités que Jésus-Christ venait enseigner. Si Dieu est bon jusqu’à nous donner ce que demandent nos sens, combien plutôt nous donnera-t-il ce que demande notre esprit fait à son image ? S’il est si tendre et si bienfaisant envers ses enfants, renfermera-t-il son amour et ses libéralités dans ce peu d’années qui composent notre vie ? Ne donnera-t-il à ceux qu’il aime, qu’une ombre de félicité, et qu’une terre fertile en grains et en huile ? N’y aura-t-il point un pays où il répande avec abondance les biens véritables ?

Il y en aura un sans doute, et Jésus-Christ nous le vient montrer. Car enfin le tout-puissant n’aurait fait que des ouvrages peu dignes de lui, si toute sa magnificence ne se terminait qu’à des grandeurs exposées à nos sens infirmes. Tout ce qui n’est pas éternel ne répond ni à la majesté d’un dieu éternel, ni aux espérances de l’homme à qui il a fait connaître son éternité ; et cette immuable fidélité qu’il garde à ses serviteurs, n’aura jamais un objet qui lui soit proportionné, jusqu’à ce qu’elle s’étende à quelque chose d’immortel et de permanent. Il fallait donc qu’à la fin Jésus-Christ nous ouvrît les cieux pour y découvrir à notre foi cette cité permanente où nous devons être recueillis après cette vie. Il nous fait voir que si Dieu prend pour son titre éternel, le nom de Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, c’est à cause que ces saints hommes sont toujours vivants devant lui. Dieu n’est pas le dieu des morts : il n’est pas digne de lui de ne faire comme les hommes, qu’accompagner ses amis jusqu’au tombeau, sans leur laisser au-delà aucune espérance ; et ce lui serait une honte de se dire avec tant de force le Dieu d’Abraham, s’il n’avait fondé dans le ciel une cité éternelle où Abraham et ses enfants pussent vivre heureux.

C’est ainsi que les vérités de la vie future nous sont développées par Jésus-Christ. Il nous les montre, même dans la loi. La vraie terre promise, c’est le royaume céleste. C’est après cette bienheureuse patrie que soupiraient Abraham, Isaac et Jacob : la Palestine ne méritait pas de terminer tous leurs vœux, ni d’être le seul objet d’une si longue attente de nos pères. L’Égypte d’où il faut sortir, le désert où il faut passer, la Babylone dont il faut rompre les prisons pour entrer ou pour retourner à notre patrie, c’est le monde avec ses plaisirs, et ses vanités : c’est là que nous sommes vraiment captifs, et errants, séduits par le péché et ses convoitises ; il nous faut secouer ce joug pour trouver dans Jérusalem et dans la cité de notre dieu la liberté véritable, et un sanctuaire non fait de main d’homme, où la gloire du Dieu d’Israël nous apparaisse.

Par cette doctrine de Jésus-Christ le secret de Dieu nous est découvert, la loi est toute spirituelle, ses promesses nous introduisent à celles de l’évangile, et y servent de fondement. Une même lumière nous paraît par tout : elle se lève sous les patriarches : sous Moïse et sous les prophètes elle s’accroît : Jésus-Christ plus grand que les patriarches, plus autorisé que Moïse, plus éclairé que tous les prophètes nous la montre dans sa plénitude.

A ce Christ, à cet homme dieu, à cet homme qui tient sur la terre, comme parle saint Augustin, la place de la vérité, et la fait voir personnellement résidente au milieu de nous ; à lui, dis-je, était réservé de nous montrer toute vérité, c’est à dire celle des mystères, celle des vertus, et celle des récompenses que Dieu a destinées à ceux qu’il aime.

C’était de telles grandeurs que les Juifs devaient chercher en leur messie. Il n’y a rien de si grand que de porter en soi-même, et de découvrir aux hommes la vérité toute entière qui les nourrit, qui les dirige, et qui épure leurs yeux jusqu’à les rendre capables de voir Dieu. Dans le temps que la vérité devait être montrée aux hommes avec cette plénitude, il était aussi ordonné qu’elle serait annoncée par toute la terre, et dans tous les temps. Dieu n’a donné à Moïse qu’un seul peuple, et un temps déterminé : tous les siècles, et tous les peuples du monde sont donnés à Jésus-Christ : il a ses élus partout, et son église répandue dans tout l’univers ne cessera jamais de les enfanter...

 

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