Pour répandre dans tous les lieux et dans tous les siècles de si hautes vérités, et pour y mettre en vigueur au milieu de la corruption des pratiques si épurées, il fallait une vertu plus qu’humaine. C’est pourquoi Jésus-Christ promet d’envoyer le Saint Esprit pour fortifier ses apôtres, et animer éternellement le corps de l’église.
Cette force du Saint Esprit, pour se déclarer davantage, devait paraître dans l’infirmité... Pour se conformer à cet ordre ils demeurent enfermés quarante jours : le Saint Esprit descend au temps arrêté ; les langues de feu tombées sur les disciples de Jésus-Christ marquent l’efficace de leur parole ; la prédication commence ; les apôtres rendent témoignage à Jésus-Christ ; ils sont prêts à tout souffrir pour soutenir qu’ils l’ont vu ressuscité. Les miracles suivent leurs paroles ; en deux prédications de saint Pierre huit mille Juifs se convertissent, et pleurant leur erreur ils sont lavés dans le sang qu’ils avaient versé.
Ainsi l’église est fondée dans Jérusalem, et parmi les Juifs, malgré l’incrédulité du gros de la nation. Les disciples de Jésus-Christ font voir au monde une charité, une force, et une douceur qu’aucune société n’avait jamais eue. La persécution s’élève ; la foi s’augmente ; les enfants de Dieu apprennent de plus en plus à ne désirer que le ciel ; les Juifs, par leur malice obstinée, attirent la vengeance de Dieu, et avancent les maux extrêmes dont ils étaient menacés ; leur état et leurs affaires empirent. Pendant que Dieu continue à en séparer un grand nombre qu’il range parmi ses élus, saint Pierre est envoyé pour baptiser Corneille centurion romain. Il apprend premièrement par une céleste vision, et après par expérience, que les gentils sont appelés à la connaissance de Dieu. Jésus-Christ qui les voulait convertir parle d’en haut à saint Paul, qui en devait être le docteur ; et par un miracle inouï jusqu’alors, de persécuteur il le fait non seulement défenseur, mais zélé prédicateur de la foi : il lui découvre le secret profond de la vocation des gentils par la réprobation des Juifs ingrats, qui se rendent de plus en plus indignes de l’évangile. Saint Paul tend les mains aux gentils : il traite avec une force merveilleuse ces importantes questions,... etc.
Il prouve l’affirmative par Moïse, et par les prophètes, et appelle les idolâtres à la connaissance de Dieu, au nom de Jésus-Christ ressuscité. Ils se convertissent en foule : saint Paul fait voir que leur vocation est un effet de la grâce, qui ne distingue plus ni Juifs ni gentils. La fureur et la jalousie transporte les Juifs ; ils font des complots terribles contre saint Paul, outrés principalement de ce qu’il prêche les gentils, et les amène au vrai Dieu : ils le livrent enfin aux Romains, comme ils leur avaient livré Jésus-Christ. Tout l’empire s’émeut contre l’église naissante, et Néron persécuteur de tout le genre humain, fut le premier persécuteur des fidèles. Ce tyran fait mourir saint Pierre et saint Paul. Rome est consacrée par leur sang ; et le martyre de saint Pierre prince des apôtres établit dans la capitale de l’empire le siège principal de la religion. Cependant le temps approchait où la vengeance divine devait éclater sur les Juifs impénitents : le désordre se met parmi eux ; un faux zèle les aveugle, et les rend odieux à tous les hommes ; leurs faux prophètes les enchantent par les promesses d’un règne imaginaire. Séduits par leurs tromperies, ils ne peuvent plus souffrir aucun empire légitime, et ne donnent aucunes bornes à leurs attentats. Dieu les livre au sens réprouvé. Ils se révoltent contre les Romains qui les accablent ; Tite même qui les ruine, reconnaît qu’il ne fait que prester sa main à Dieu irrité contre eux. Adrien achève de les exterminer. Ils périssent avec toutes les marques de la vengeance divine : chassés de leur terre, et esclaves par tout l’univers, ils n’ont plus ni temple, ni autel, ni sacrifice, ni pays, et on ne voit en Juda aucune forme de peuple.
Dieu cependant avait pourvu à l’éternité de son culte : les gentils ouvrent les yeux, et s’unissent en esprit aux Juifs convertis. Ils entrent par ce moyen dans la race d’Abraham, et devenus ses enfants par la foi, ils héritent des promesses qui lui avaient été faites. Un nouveau peuple se forme, et le nouveau sacrifice tant célébré par les prophètes commence à s’offrir par toute la terre. Ainsi fut accompli de point en point l’ancien oracle de Jacob : Juda est multiplié dés le commencement plus que tous ses frères ; et ayant toujours conservé une certaine prééminence, il reçoit enfin la royauté comme héréditaire. Dans la suite, le peuple de Dieu est réduit à sa seule race ; et renfermé dans sa tribu, il prend son nom. En Juda se continue ce grand peuple promis à Abraham, à Isaac et à Jacob ; en lui se perpétuent les autres promesses, le culte de Dieu, le temple, les sacrifices, la possession de la terre promise qui ne s’appelle plus que la Judée. Malgré leurs divers états, les Juifs demeurent toujours en corps de peuple réglé et de royaume, usant de ses lois. On y voit naître toujours ou des rois, ou des magistrats et des juges, jusqu’à ce que le messie vienne : il vient, et le royaume de Juda peu à peu tombe en ruine. Il est détruit tout à fait, et le peuple juif est chassé sans espérance de la terre de ses pères. Le messie devient l’attente des nations, et il règne sur un nouveau peuple.
Mais pour garder la succession et la continuité, il fallait que ce nouveau peuple fut enté pour ainsi dire sur le premier, et comme dit saint Paul, l’olivier sauvage sur le franc olivier, afin de participer à sa bonne sève. Aussi est-il arrivé que l’église établie premièrement parmi les Juifs, a reçu enfin les gentils pour faire avec eux un même arbre, un même corps, un même peuple, et les rendre participants de ses grâces et de ses promesses.
Ce qui arrive après cela aux Juifs incrédules sous Vespasien et sous Tite, ne regarde plus la suite du peuple de Dieu. C’est un châtiment des rebelles, qui par leur infidélité envers la semence promise à Abraham et à David, ne sont plus Juifs, ni fils d’Abraham que selon la chair, et renoncent à la promesse par laquelle les nations devaient être bénies.
Ainsi cette dernière et épouvantable désolation des Juifs n’est plus une transmigration, comme celle de Babylone ; ce n’est pas une suspension du gouvernement et de l’état du peuple de Dieu, ni du service solennel de la religion : le nouveau peuple déjà formé et continué avec l’ancien en Jésus-Christ n’est pas transporté ; il s’étend, et se dilate sans interruption depuis Jérusalem où il devait naître jusqu’aux extrémités de la terre. Les gentils agrégés aux Juifs deviennent dorénavant les vrais Juifs, le vrai royaume de Juda opposé à cet Israël schismatique et retranché du peuple de Dieu, le vrai royaume de David par l’obéissance qu’ils rendent aux lois et à l’évangile de Jésus-Christ fils de David. Après l’établissement de ce nouveau royaume, il ne faut pas s’étonner si tout périt dans la Judée. Le second temple ne servait plus de rien depuis que le messie y eût accompli ce qui était marqué par les prophéties. Ce temple avait eu la gloire qui lui était promise, quand le désiré des nations y était venu. La Jérusalem visible avait fait ce qui lui restait à faire, puis que l’église y avait pris sa naissance, et que de là elle étendait tous les jours ses branches par toute la terre. La Judée n’est plus rien à Dieu ni à la religion, non plus que les Juifs ; et il est juste qu’en punition de leur endurcissement, leurs ruines soient dispersées par toute la terre.
C’est ce qui leur devait arriver au temps du messie selon Jacob, selon Daniel, selon Zacharie, et selon tous leurs prophètes : mais comme ils doivent revenir un jour à ce messie qu’ils ont méconnu, et que le dieu d’Abraham n’a pas encore épuisé ses miséricordes sur la race quoique infidèle de ce patriarche, il a trouvé un moyen, dont il n’y a dans le monde que ce seul exemple, de conserver les Juifs hors de leur pays et dans leur ruine plus longtemps même que les peuples qui les ont vaincus. On ne voit plus aucun reste ni des anciens Assyriens, ni des anciens Mèdes, ni des anciens Perses, ni des anciens Grecs, ni même des anciens Romains. La trace s’en est perdue, et ils se sont confondus avec d’autres peuples. Les Juifs qui ont été la proie de ces anciennes nations si célèbres dans les histoires, leur ont survécu, et Dieu en les conservant nous tient en attente de ce qu’il veut faire encore des malheureux restes d’un peuple autrefois si favorisé. Cependant leur endurcissement sert au salut des gentils, et leur donne cet avantage de trouver en des mains non suspectes les écritures qui ont prédit Jésus-Christ et ses mystères. Nous voyons entre autres choses dans ces écritures, et l’aveuglement et les malheurs des Juifs qui les conservent si soigneusement. Ainsi nous profitons de leur disgrâce : leur infidélité fait un des fondements de notre foi ; ils nous apprennent à craindre Dieu, et nous sont un spectacle éternel des jugements qu’il exerce sur ses enfants ingrats, afin que nous apprenions à ne nous point glorifier des grâces faites à nos pères.
Un mystère si merveilleux et si utile à l’instruction du genre humain mérite bien d’être considéré. Mais nous n’avons pas besoin des discours humains pour l’entendre : le Saint Esprit a pris soin de nous l’expliquer par la bouche de saint Paul, et je vous prie d’écouter ce que cet apôtre en a écrit aux Romains.
Après avoir parlé du petit nombre de Juifs qui avait reçu l’évangile, et de l’aveuglement des autres, il entre dans une profonde considération de ce que doit devenir un peuple honoré de tant de grâces, et nous découvre tout ensemble le profit que nous tirons de leur chute, et les fruits que produira un jour leur conversion. Les Juifs sont-ils donc tombés, dit-il, pour ne se relever jamais ?... etc. Qui ne tremblerait en écoutant ces paroles de l’apôtre ? Pouvons-nous n’être pas épouvantés de la vengeance qui éclate depuis tant de siècles si terriblement sur les Juifs, puis que saint Paul nous avertit de la part de Dieu que notre ingratitude nous attirera un semblable traitement ? Mais écoutons la suite de ce grand mystère. L’apôtre continue à parler aux gentils convertis... etc. Ici l’apôtre s’élève au dessus de tout ce qu’il vient de dire, et entrant dans les profondeurs des conseils de Dieu, il poursuit ainsi son discours... etc.
Ce passage d’Isaïe, que saint Paul cite ici selon les septante comme il avait accoutumé à cause que leur version était connue par toute la terre, est encore plus fort dans l’original, et pris dans toute sa suite. Car le prophète y prédit avant toutes choses la conversion des gentils par ces paroles : ceux d’Occident craindront le nom du Seigneur, et ceux d’Orient verront sa gloire. En suite sous la figure d’un fleuve rapide poussé par un vent impétueux, Isaïe voit de loin les persécutions qui feront croître l’église. Enfin le Saint Esprit lui apprend ce que deviendront les Juifs, et lui déclare,... etc.
Il nous fait donc voir clairement, qu’après la conversion des gentils, le sauveur que Sion avait méconnu, et que les enfants de Jacob avaient rejeté, se tournera vers eux, effacera leurs péchés, et leur rendra l’intelligence des prophéties qu’ils auront perdue durant un longtemps, pour passer successivement, et de main en main dans toute la postérité, et n’être plus oubliée.
Ainsi les Juifs reviendront un jour, et ils reviendront pour ne s’égarer jamais ; mais ils ne reviendront qu’après que l’Orient et l’Occident, c’est à dire tout l’univers, auront été remplis de la crainte et de la connaissance de Dieu.
Le Saint Esprit fait voir à saint Paul, que ce bienheureux retour des Juifs sera l’effet de l’amour que Dieu a eu pour leurs pères. C’est pourquoi il achève ainsi son raisonnement. Quant à l’évangile, dit-il, que nous vous prêchons maintenant,... etc. Voilà ce que dit saint Paul sur l’élection des Juifs, sur leur chute, sur leur retour, et enfin sur la conversion des gentils, qui sont appelés pour tenir leur place, et pour les ramener à la fin des siècles à la bénédiction promise à leurs pères, c’est à dire au Christ qu’ils ont renié. Ce grand apôtre nous fait voir la grâce qui passe de peuple en peuple pour tenir tous les peuples dans la crainte de la perdre ; et nous en montre la force invincible, en ce qu’après avoir converti les idolâtres, elle se réserve pour dernier ouvrage de convaincre l’endurcissement et la perfidie judaïque.
Par ce profond conseil de Dieu les Juifs subsistent encore au milieu des nations, où ils sont dispersés et captifs : mais ils subsistent avec le caractère de leur réprobation, déchus visiblement par leur infidélité des promesses faites à leurs pères, bannis de la terre promise, n’ayant même aucune terre à cultiver, esclaves par tout où ils sont, sans honneur, sans liberté, sans aucune figure de peuple.
Ils sont tombés en cet état trente huit ans après qu’ils ont eu crucifié Jésus-Christ, et après avoir employé à persécuter ses disciples le temps qui leur avait été laissé pour se reconnaître. Mais pendant que l’ancien peuple est réprouvé pour son infidélité, le nouveau peuple s’augmente tous les jours parmi les gentils : l’alliance autrefois faite avec Abraham s’étend selon la promesse à tous les peuples du monde qui avaient oublié Dieu : l’église chrétienne appelle à lui tous les hommes ; et tranquille durant plusieurs siècles, parmi des persécutions inouïes, elle leur montre à ne point attendre leur félicité sur la terre.
C’était là, monseigneur, le plus digne fruit de la connaissance de Dieu, et l’effet de cette grande bénédiction que le monde devait attendre par Jésus-Christ. Elle allait se répandant tous les jours de famille en famille, et de peuple en peuple : les hommes ouvraient les yeux de plus en plus pour connaître l’aveuglement où l’idolâtrie les avait plongés ; et malgré toute la puissance romaine on voyait les chrétiens sans révolte, sans faire aucun trouble, et seulement en souffrant toute sorte d’inhumanités, changer la face du monde, et s’étendre par tout l’univers.
La promptitude inouïe avec laquelle se fit ce grand changement, est un miracle visible. Jésus-Christ avait prédit que son évangile serait bientôt prêché par toute la terre : cette merveille devait arriver incontinent après sa mort ; et il avait dit, qu’après qu’on l’aurait élevé de terre, c’est à dire qu’on l’aurait attaché à la croix, il attirerait à lui toutes choses. Ses apôtres n’avaient pas encore achevé leur course, et Saint Paul disait déjà aux Romains, que leur foi était annoncée dans tout le monde. Il disait aux Colossiens que l’évangile était ouï de toute créature qui était sous le ciel ; qu’il était prêché, qu’il fructifiait, qu’il croissait par tout l’univers. Une tradition constante nous apprend que Saint Thomas le porta aux Indes, et les autres en d’autres pays éloignés. Mais on n’a pas besoin des histoires pour confirmer cette vérité : l’effet parle, et on voit assez avec combien de raison Saint Paul applique aux apôtres ce passage du psalmiste, etc. Sous leurs disciples il n’y avait presque plus de pays si reculé et si inconnu où l’évangile n’eût pénétré. Cent ans après Jésus-Christ, Saint Justin comptait déjà parmi les fidèles beaucoup de nations sauvages, et jusqu’à ces peuples vagabonds qui erraient deçà et delà sur des chariots sans avoir de demeure fixe. Ce n’était point une vaine exagération ; c’était un fait constant et notoire, qu’il avançait en présence des empereurs, et à la face de tout l’univers. Saint Irénée vient un peu après, et on voit croître le dénombrement qui se faisait des églises. Leur concorde était admirable : ce qu’on croyait dans les Gaules, dans les Espagnes, dans la Germanie, on le croyait dans l’Égypte et dans l’Orient ; et comme il n’y avait qu’un même soleil etc.
Si peu qu’on avance, on est étonné des progrès qu’on voit. Au milieu du troisième siècle, Tertullien et Origène font voir dans l’église des peuples entiers qu’un peu devant on n’y mettait pas. Ceux qu’Origène exceptait, qui étaient les plus éloignés du monde connu, y sont mis un peu après par Arnobe. Que pouvait avoir vu le monde pour se rendre si promptement à Jésus-Christ ? S’il a vu des miracles, Dieu s’est mêlé visiblement dans cet ouvrage ; et s’il se pouvait faire qu’il n’en eût pas vu, ne serait-ce pas un nouveau miracle plus grand et plus incroyable que ceux qu’on ne veut pas croire, d’avoir converti le monde sans miracle, d’avoir fait entrer tant d’ignorants dans des mystères si hauts, d’avoir inspiré à tant de savants une humble soumission, et d’avoir persuadé tant de choses incroyables à des incrédules ?
Mais le miracle des miracles, si je puis parler de la sorte, c’est qu’avec la foi des mystères, les vertus les plus éminentes, et les pratiques les plus pénibles se sont répandues par toute la terre. Les disciples de Jésus-Christ l’ont suivi dans les voies les plus difficiles. Souffrir tout pour la vérité, a été parmi ses enfants un exercice ordinaire ; et pour imiter leur sauveur ils ont couru aux tourments avec plus d’ardeur que les autres n’ont fait aux délices. On ne peut compter les exemples ni des riches qui se sont appauvris pour aider les pauvres, ni des pauvres qui ont préféré la pauvreté aux richesses, ni des vierges qui ont imité sur la terre la vie des anges, ni des pasteurs charitables qui se sont fait tout à tous, toujours prêts à donner à leur troupeau non seulement leurs veilles et leurs travaux, mais leurs propres vies. Que dirai-je de la pénitence et de la mortification ?
Les juges n’exercent pas plus sévèrement la justice sur les criminels, que les pécheurs pénitents l’ont exercée sur eux-mêmes. Bien plus, les innocents ont puni en eux avec une rigueur incroyable cette pente prodigieuse que nous avons au péché. La vie de Saint Jean Baptiste qui parut si surprenante aux Juifs, est devenue commune parmi les fidèles ; les déserts ont été peuplés de ses imitateurs ; et il y a eu tant de solitaires, que des solitaires plus parfaits ont été contraints de chercher des solitudes plus profondes, tant on a fui le monde, tant la vie contemplative a été goûtée.
Tels étaient les fruits précieux que devait produire l’évangile. L’église n’est pas moins riche en exemples qu’en préceptes, et sa doctrine a paru sainte, en produisant une infinité de saints. Dieu qui sait que les plus fortes vertus naissent parmi les souffrances, l’a fondée par le martyre, et l’a tenue durant trois cent ans dans cet état, sans qu’elle eût un seul moment pour se reposer. Après qu’il eût fait voir par une si longue expérience qu’il n’avait pas besoin du secours humain ni des puissances de la terre pour établir son église, il y appela enfin les empereurs, et fit du grand Constantin un protecteur déclaré du christianisme.
Depuis ce temps les rois ont accouru de toutes parts à l’église ; et tout ce qui était écrit dans les prophéties touchant sa gloire future, s’est accompli aux yeux de toute la terre. Que si elle a été invincible contre les efforts du dehors, elle ne l’est pas moins contre les divisions intestines. Ces hérésies tant prédites par Jésus-Christ et par ses apôtres sont arrivées, et la foi persécutée par les empereurs souffrait en même temps des hérétiques une persécution plus dangereuse. Mais cette persécution n’a jamais été plus violente que dans le temps où l’on vit cesser celle des païens. L’enfer fit alors ses plus grands efforts pour détruire par elle-même cette église que les attaques de ses ennemis déclarés avait affermie. A peine commençait-elle à respirer par la paix que lui donna Constantin ; et voilà qu’Arius ce malheureux prêtre lui suscite de plus grands troubles qu’elle n’en avait jamais soufferts. Constance fils de Constantin, séduit par les ariens dont il autorise le dogme, tourmente les catholiques par toute la terre, nouveau persécuteur du christianisme, et d’autant plus redoutable, que sous le nom de Jésus-Christ il fait la guerre à Jésus-Christ même. Pour comble de malheurs, l’église ainsi divisée tombe entre les mains de Julien L’Apostat qui met tout en œuvre pour détruire le christianisme, et n’en trouve point de meilleur moyen que de fomenter les factions dont il était déchiré. Après lui vient un Valens autant attaché aux ariens que Constance, mais plus violent. D’autres empereurs protègent d’autres hérésies avec une pareille fureur. L’église apprend par tant d’expériences, qu’elle n’a pas moins à souffrir sous les empereurs chrétiens qu’elle avait souffert sous les empereurs infidèles ; et qu’elle doit verser du sang pour défendre non seulement tout le corps de sa doctrine, mais encore chaque article particulier. En effet, il n’y en a aucun qu’elle n’ait vu attaqué par ses enfants. Mille sectes et mille hérésies sorties de son sein se sont élevées contre elle. Mais si elle les a vu s’élever selon les prédictions de Jésus-Christ, elle les a vu tomber toutes selon ses promesses, quoique souvent soutenues par les empereurs et par les rois. Ses véritables enfants ont été, comme dit Saint Paul, reconnus par cette épreuve ; la vérité n’a fait que se fortifier quand elle a été contestée, et l’église est demeurée inébranlable.
Pendant que j’ai travaillé à vous faire voir sans interruption la suite des conseils de Dieu, dans la perpétuité de son peuple, j’ai passé rapidement sur beaucoup de faits qui méritent des réflexions profondes. Qu’il me soit permis d’y revenir pour ne vous laisser pas perdre de si grandes choses.
Et premièrement, monseigneur, je vous prie de considérer avec une attention plus particulière la chute des Juifs, dont toutes les circonstances rendent témoignage à l’évangile. Ces circonstances nous sont expliquées par des auteurs infidèles, par des Juifs, et par des païens, qui sans entendre la suite des conseils de Dieu, nous ont raconté les faits importants par lesquels il lui a plu de la déclarer.
Nous avons Josèphe auteur juif, historien très fidèle, et très instruit des affaires de sa nation, dont aussi il a illustré les antiquités par un ouvrage admirable. Il a écrit la dernière guerre, où elle a péri, après avoir été présent à tout, et y avoir lui-même servi son pays avec un commandement considérable.
Les Juifs nous fournissent encore d’autres auteurs très anciens, dont vous verrez les témoignages. Ils ont d’anciens commentaires sur les livres de l’écriture, et entre autres les paraphrases chaldaïques qu’ils impriment avec leurs bibles. Ils ont leur livre qu’ils nomment talmud, c’est à dire doctrine, qu’ils ne respectent pas moins que l’écriture elle-même. C’est un ramas des traités et des sentences de leurs anciens maîtres ; et encore que les parties dont ce grand ouvrage est composé ne soient pas toutes de la même antiquité, les derniers auteurs qui y sont cités ont vécu dans les premiers siècles de l’église. Là, parmi une infinité de fables impertinentes qu’on voit commencer pour la plupart après les temps de Notre Seigneur, on trouve de beaux restes des anciennes traditions du peuple juif, et des preuves pour le convaincre.
Et d’abord il est certain de l’aveu des Juifs que la vengeance divine ne s’est jamais plus terriblement ni plus manifestement déclarée, qu’elle fit dans leur dernière désolation.
C’est une tradition constante attestée dans leur talmud, et confirmée par tous leurs rabbins, que quarante ans avant la ruine de Jérusalem, ce qui revient à peu prés au temps de la mort de Jésus-Christ, on ne cessait de voir dans le temple des choses étranges. Tous les jours il y paraissait de nouveaux prodiges, de sorte qu’un fameux rabbin s’écria un jour : Ô temple, ô temple, qu’est-ce qui t’émeut, et pourquoi te fais-tu peur à toi-même ?
Qu’y a-t-il de plus marqué que ce bruit affreux qui fut ouï par les prêtres dans le sanctuaire le jour de la pentecôte, et cette voix manifeste qui sortit du fond de ce lieu sacré, sortons d’ici, sortons d’ici. Les saints anges protecteurs du temple déclarèrent hautement qu’ils l’abandonnaient, parce que Dieu qui y avait établi sa demeure durant tant de siècles, l’avait réprouvé.
Josèphe et Tacite même ont raconté ce prodige. Il ne fut aperçu que des prêtres. Mais voici un autre prodige qui a éclaté aux yeux de tout le peuple ; et jamais aucun autre peuple n’avait rien vu de semblable. Quatre ans devant la guerre déclarée, un paysan, dit Josèphe, se mit à crier, une voix est sortie du côté de l’Orient, une voix est sortie du côté de l’Occident, une voix est sortie du côté des quatre vents : voix contre Jérusalem et contre le temple ; voix contre les nouveaux mariés et les nouvelles mariées ; voix contre tout le peuple. Depuis ce temps, ni jour ni nuit il ne cessa de crier, malheur, malheur à Jérusalem. Il redoublait ses cris les jours de fête. Aucune autre parole ne sortit jamais de sa bouche : ceux qui le plaignaient, ceux qui le maudissaient, ceux qui lui donnaient ses nécessités, n’entendirent jamais de lui que cette terrible parole, malheur à Jérusalem. Il fut pris, interrogé, et condamné au fouet par les magistrats : à chaque demande, et à chaque coup, il répondait, sans jamais se plaindre, malheur à Jérusalem. Renvoyé comme un insensé, il courait tout le pays, en répétant sans cesse sa triste prédiction. Il continua durant sept ans à crier de cette sorte, sans se relâcher, et sans que sa voix s’affaiblît. Au temps du dernier siège de Jérusalem, il se renferma dans la ville, tournant infatigablement autour des murailles, et criant de toute sa force : malheur au temple, malheur à la ville, malheur à tout le peuple. A la fin il ajouta, malheur à moi-même ; et en même temps il fut emporté d’un coup de pierre lancé par une machine.
Ne dirait-on pas, monseigneur, que la vengeance divine s’était comme rendue visible en cet homme qui ne subsistait que pour prononcer ses arrêts ; qu’elle l’avait rempli de sa force, afin qu’il pût égaler les malheurs du peuple par ses cris ; et qu’enfin il devait périr par un effet de cette vengeance qu’il avait si longtemps annoncée, afin de la rendre plus sensible, et plus présente, quand il en serait non seulement le prophète et le témoin, mais encore la victime ?
Ce prophète des malheurs de Jérusalem s’appelait Jésus. Il semblait que le nom de Jésus, nom de salut et de paix, devait tourner aux Juifs qui le méprisaient en la personne de notre sauveur, à un funeste présage ; et que ces ingrats ayant rejeté un Jésus qui leur annonçait la grâce, la miséricorde et la vie, Dieu leur envoyait un autre Jésus qui n’avait à leur annoncer que des maux irrémédiables, et l’inévitable décret de leur ruine prochaine.
Pénétrons plus avant dans les jugements de Dieu sous la conduite de ses écritures. Jérusalem et son temple ont été deux fois détruits ; l’une par Nabuchodonosor, l’autre par Tite. Mais en chacun de ces deux temps, la justice de Dieu s’est déclarée par les mêmes voies, quoique plus à découvert dans le dernier. Pour mieux entendre cet ordre des conseils de Dieu, posons avant toutes choses cette vérité si souvent établie dans les saintes lettres ; que l’un des plus terribles effets de la vengeance divine, est lors qu’en punition de nos péchés précédents, elle nous livre à notre sens réprouvé, en sorte que nous sommes sourds à tous les sages avertissements, aveugles aux voies de salut qui nous sont montrées, prompts à croire tout ce qui nous perd pourvu qu’il nous flatte, et hardis à tout entreprendre, sans jamais mesurer nos forces avec celles des ennemis que nous irritons. Ainsi périrent la première fois sous la main de Nabuchodonosor roi de Babylone, Jérusalem et ses princes. Faibles et toujours battus par ce roi victorieux, ils avaient souvent éprouvé qu’ils ne faisaient contre lui que de vains efforts, et avaient été obligés à lui jurer fidélité. Le prophète Jérémie leur déclarait de la part de Dieu, que Dieu même les avait livrés à ce prince, et qu’il n’y avait de salut pour eux qu’à subir le joug. Il disait à Sédécias roi de Judée et à tout son peuple, etc. Ils ne crurent point à sa parole. Pendant que Nabuchodonosor les tenait étroitement enfermés par les prodigieux travaux dont il avait entouré leur ville, ils se laissaient enchanter par leurs faux prophètes qui leur remplissaient l’esprit de victoires imaginaires, et leur disaient au nom de Dieu, quoique Dieu ne les eût point envoyés, etc.
Le peuple séduit par ces promesses, souffrait la faim et la soif et les plus dures extrémités, et fit tant par son audace insensée, qu’il n’y eût plus pour lui de miséricorde. La ville fut renversée, le temple fut brûlé, tout fut perdu.
À ces marques les Juifs connurent que la main de Dieu était sur eux. Mais afin que la vengeance divine leur fut aussi manifeste dans la dernière ruine de Jérusalem qu’elle l’avait été dans la première, on a vu dans l’une et dans l’autre la même séduction, la même témérité, et le même endurcissement.
Quoique leur rébellion eût attiré sur eux les armes romaines, et qu’ils secouassent témérairement un joug sous lequel tout l’univers avait ployé, Tite ne voulait pas les perdre : au contraire, il leur fit souvent offrir le pardon, non seulement au commencement de la guerre, mais encore lors qu’ils ne pouvaient plus échapper de ses mains. Il avait déjà élevé autour de Jérusalem une longue et vaste muraille munie de tours et de redoutes aussi fortes que la ville même, quand il leur envoya Josèphe leur concitoyen, un de leurs capitaines, un de leurs prêtres qui avait été pris dans cette guerre en défendant son pays. Que ne leur dit-il pas pour les émouvoir ? Par combien de fortes raisons les invita-t-il à rentrer dans l’obéissance ? Il leur fit voir le ciel et la terre conjurés contre eux, leur perte inévitable dans la résistance, et tout ensemble leur salut dans la clémence de Tite. Sauvez, leur disait-il, la cité sainte ; etc. mais le moyen de sauver des gens si obstinés à se perdre ? Séduits par leurs faux prophètes, ils n’écoutaient pas ces sages discours. Ils étaient réduits à l’extrémité : la faim en tuait plus que la guerre, et les mères mangeaient leurs enfants. Tite touché de leurs maux prenait ses dieux à témoin, qu’il n’était pas cause de leur perte. Durant ces malheurs, ils ajoutaient foi aux fausses prédictions qui leur promettaient l’empire de l’univers. Bien plus, la ville était prise ; le feu y était déjà de tous côté : et ces insensés croyaient encore les faux prophètes qui les assuraient que le jour de salut était venu, afin qu’ils résistassent toujours, et qu’il n’y eût plus pour eux de miséricorde. En effet, tout fut massacré, la ville fut renversée de fonds en comble, et à la réserve de quelques restes de tours que Tite laissa pour servir de monument à la postérité, il n’y demeura pas pierre sur pierre. Vous voyez donc, monseigneur, éclater sur Jérusalem la même vengeance qui avait autrefois paru sous Sédécias. Tite n’est pas moins envoyé de Dieu que Nabuchodonosor : les Juifs périssent de la même sorte. On voit dans Jérusalem la même rébellion, la même famine, les mêmes extrémités, les mêmes voies de salut ouvertes, la même séduction, le même endurcissement, la même chute ; et afin que tout soit semblable, le second temple est brûlé sous Tite le même mois et le même jour que l’avait été le premier sous Nabuchodonosor : il fallait que tout fut marqué, et que le peuple ne pût douter de la vengeance divine. Il y a pourtant entre ces deux chutes de Jérusalem et des Juifs de mémorables différences, mais qui toutes vont à faire voir dans la dernière une justice plus rigoureuse et plus déclarée. Nabuchodonosor fit mettre le feu dans le temple : Tite n’oublia rien pour le sauver, quoique ses conseillers lui représentassent que tant qu’il subsisterait, les Juifs qui y attachaient leur destinée, ne cesseraient jamais d’être rebelles. Mais le jour fatal était venu : c’était le dixième d’août qui avait déjà vu brûler le temple de Salomon. Malgré les défenses de Tite prononcées devant les Romains et devant les Juifs, et malgré l’inclination naturelle des soldats qui devait les porter plutôt à piller qu’à consumer tant de richesses, un soldat, poussé, dit Josèphe, par une inspiration divine, se fait lever par ses compagnons à une fenêtre, et met le feu dans ce temple auguste. Tite accourt, Tite commande qu’on se haste d’éteindre la flamme naissante. Elle prend par tout en un instant, et cet admirable édifice est réduit en cendres.
Que si l’endurcissement des Juifs sous Sédécias était l’effet le plus terrible et la marque la plus assurée de la vengeance divine, que dirons-nous de l’aveuglement qui a paru du temps de Tite ? Dans la première ruine de Jérusalem les Juifs s’entendaient du moins entre eux : dans la dernière, Jérusalem assiégée par les Romains était déchirée par trois factions ennemies. Si la haine qu’elles avaient toutes pour les Romains allait jusqu’à la fureur ; elles n’étaient pas moins acharnées les unes contre les autres : les combats du dehors coûtaient moins de sang aux Juifs que ceux du dedans. Un moment après les assauts soutenus contre l’étranger, les citoyens recommençaient leur guerre intestine ; la violence et le brigandage régnait par tout dans la ville. Elle périssait, elle n’était plus qu’un grand champ couvert de corps morts, et les chefs des factions y combattaient pour l’empire. N’était-ce pas une image de l’enfer où les damnés ne se haïssent pas moins les uns les autres qu’ils haïssent les démons qui sont leurs ennemis communs, et où tout est plein d’orgueil, de confusion et de rage ?
Confessons donc, monseigneur, que la justice que Dieu fit des Juifs par Nabuchodonosor n’était qu’une ombre de celle dont Tite fut le ministre. Quelle ville a jamais vu périr onze cent mille hommes en sept mois de temps et dans un seul siège ? C’est ce que virent les Juifs au dernier siège de Jérusalem. Les chaldéens ne leur avaient rien fait souffrir de semblable. Sous les chaldéens leur captivité ne dura que soixante et dix ans : il y a seize cent ans qu’ils sont esclaves par tout l’univers, et ils ne trouvent encore aucun adoucissement à leur esclavage. Il ne faut plus s’étonner si Tite victorieux, après la prise de Jérusalem, ne voulait pas recevoir les congratulations des peuples voisins, ni les couronnes qu’ils lui envoyaient pour honorer sa victoire. Tant de mémorables circonstances, la colère de Dieu si marquée, et sa main qu’il voyait encore si présente, le tenaient dans un profond étonnement ; et c’est ce qui lui fit dire ce que vous avez ouï, qu’il n’était pas le vainqueur, qu’il n’était qu’un faible instrument de la vengeance divine.
Il n’en savait pas tout le secret : l’heure n’était pas encore venue où les empereurs devaient reconnaître Jésus-Christ. C’était le temps des humiliations et des persécutions de l’église. C’est pourquoi Tite assez éclairé pour connaître que la Judée périssait par un effet manifeste de la justice de Dieu, ne connut pas quel crime Dieu avait voulu punir si terriblement. C’était le plus grand de tous les crimes ; crime jusque alors inouï, c’est à dire le déicide, qui aussi a donné lieu à une vengeance dont le monde n’avait vu encore aucun exemple.
Mais si nous ouvrons un peu les yeux, et si nous considérons la suite des choses, ni ce crime des Juifs, ni son châtiment ne pourront nous être cachés.
Souvenons-nous seulement de ce que Jésus-Christ leur avait prédit. Il avait prédit la ruine entière de Jérusalem et du temple. Il n’y restera pas, dit-il, pierre sur pierre. Il avait prédit la manière dont cette ville ingrate serait assiégée, et cette effroyable circonvallation qui la devait environner : il avait prédit cette faim horrible qui devait tourmenter ses citoyens, et n’avait pas oublié les faux prophètes, par lesquels ils devaient être séduits. Il avait averti les Juifs que le temps de leur malheur était proche : il avait donné les signes certains qui devaient en marquer l’heure précise : il leur avait expliqué la longue suite des crimes qui devait leur attirer un tel châtiment : en un mot, il avait fait toute l’histoire du siège et de la désolation de Jérusalem.
Et remarquez, monseigneur, qu’il leur fit ces prédictions vers le temps de sa passion, afin qu’ils connussent mieux la cause de tous leurs maux. Sa passion approchait quand il leur dit : la sagesse divine vous a envoyé des prophètes, etc.
Voilà l’histoire des Juifs. Ils ont persécuté leur messie et en sa personne et en celle des siens : ils ont remué tout l’univers contre ses disciples, et ne l’ont laissé en repos dans aucune ville : ils ont armé les Romains et les empereurs contre l’église naissante : ils ont lapidé Saint Estienne, tué les deux Jacques que leur sainteté rendait vénérables même parmi eux, immolé Saint Pierre et Saint Paul par le glaive et par les mains des gentils. Il faut qu’ils périssent. Tant de sang mêlé à celui des prophètes qu’ils ont massacrés, crie vengeance devant Dieu : leurs maisons, et leur ville va être déserte : leur désolation ne sera pas moindre que leur crime : Jésus-Christ les en avertit : le temps est proche : etc., c’est à dire que les hommes qui vivaient alors en devaient être les témoins. Mais écoutons la suite des prédictions de notre sauveur. Comme il faisait son entrée dans Jérusalem quelques jours avant sa mort, touché des maux que cette mort devait attirer à cette malheureuse ville, il la regarde en pleurant : ha, dit-il, ville infortunée, etc.
C’était marquer assez clairement et la manière du siège et les derniers effets de la vengeance. Mais il ne fallait pas que Jésus allât au supplice sans dénoncer à Jérusalem combien elle serait un jour punie de l’indigne traitement qu’elle lui faisait. Comme il allait au calvaire portant sa croix sur ses épaules, il était suivi d’une grande multitude de peuple etc. Si l’innocent, si le juste souffre un si rigoureux supplice, que doivent attendre les coupables ?
Jérémie a-t-il jamais plus amèrement déploré la perte des Juifs ? Quelles paroles plus fortes pouvait employer le sauveur pour leur faire entendre leurs malheurs et leur désespoir, et cette horrible famine funeste aux enfants, funeste aux mères qui voyaient sécher leurs mamelles, qui n’avaient plus que des larmes à donner à leurs enfants, et qui mangèrent le fruit de leurs entrailles ?
Telles sont les prédictions qu’il a faites à tout le peuple. Celles qu’il fit en particulier à ses disciples méritent encore plus d’attention. Elles sont comprises dans ce long et admirable discours où il joint ensemble la ruine de Jérusalem avec celle de l’univers. Cette liaison n’est pas sans mystère, et en voici le dessein. Jérusalem cité bienheureuse que le Seigneur avait choisie, tant qu’elle demeura dans l’alliance et dans la foi des promesses, fut la figure de l’église et la figure du ciel où Dieu se fait voir à ses enfants. C’est pourquoi nous voyons souvent les prophètes joindre dans la suite du même discours ce qui regarde Jérusalem, à ce qui regarde l’église et à ce qui regarde la gloire céleste. C’est un des secrets des prophéties, et une des clefs qui en ouvrent l’intelligence : mais Jérusalem réprouvée et ingrate envers son sauveur, devait être l’image de l’enfer. Ses perfides citoyens devaient représenter les damnés ; et le jugement terrible que Jésus-Christ devait exercer sur eux était la figure de celui qu’il exercera sur tout l’univers lors qu’il viendra à la fin des siècles en sa majesté juger les vivants et les morts. C’est une coutume de l’écriture, et un des moyens dont elle se sert pour imprimer les mystères dans les esprits, de mêler pour notre instruction la figure à la vérité. Ainsi notre Seigneur a mêlé l’histoire de Jérusalem désolée avec celle de la fin des siècles, et c’est ce qui paraît dans le discours dont nous parlons.
Ne croyons pas toutefois que ces choses soient tellement confondues, que nous ne puissions discerner ce qui appartient à l’une et à l’autre. Jésus-Christ les a distinguées par des caractères certains que je pourrais aisément marquer, s’il en était question. Mais il me suffit de vous faire entendre ce qui regarde la désolation de Jérusalem et des Juifs.
Les apôtres (c’était encore au temps de la passion) assemblés autour de leur maître, lui montraient le temple et les bâtiments d’alentour : ils en admiraient les pierres, l’ordonnance, la beauté, la solidité ; et il leur dit, voyez-vous ces grands bâtiments ? Il n’y restera pas pierre sur pierre. Étonnés de cette parole, ils lui demandent le temps d’un évènement si terrible ; et lui qui ne voulait pas qu’ils fussent surpris dans Jérusalem lors qu’elle serait saccagée, (car il voulait qu’il y eût dans le sac de cette ville une image de la dernière séparation des bons et des mauvais) commença à leur raconter tous les malheurs comme ils devaient arriver l’un après l’autre. Premièrement il leur marque des pestes, des famines, et des tremblements de terre : et les histoires font foi, que jamais ces choses n’avaient été plus fréquentes ni plus remarquables qu’ils le furent durant ces temps. Il ajoute qu’il y aurait par tout l’univers des troubles, etc., et qu’on verrait toute la terre dans l’agitation. Pouvait-il mieux nous représenter les dernières années de Néron, lors que tout l’empire romain, c’est à dire tout l’univers, si paisible depuis la victoire d’Auguste et sous la puissance des empereurs, commença à s’ébranler, et qu’on vit les Gaules, les Espagnes, tous les royaumes dont l’empire était composé, s’émouvoir tout à coup ; quatre empereurs s’élever presque en même temps contre Néron et les uns contre les autres ; les cohortes prétoriennes, les armées de Syrie, de Germanie, et toutes les autres qui étaient répandues en Orient et en Occident s’entrechoquer et traverser sous la conduite de leurs empereurs d’une extrémité du monde à l’autre pour décider leur querelle par de sanglantes batailles ? Voilà de grands maux, dit le fils de Dieu ; mais ce ne sera pas encore la fin. Les Juifs souffriront comme les autres dans cette commotion universelle du monde : mais il leur viendra bientôt après des maux plus particuliers, et ce ne sera ici que le commencement de leurs douleurs. Il ajoute, que son église toujours affligée depuis son premier établissement, verrait la persécution s’allumer contre elle plus violente que jamais durant ces temps. Vous avez vu que Néron dans ses dernières années entreprit la perte des chrétiens, et fit mourir Saint Pierre et Saint Paul. Cette persécution excitée par les jalousies et les violences des Juifs avançait leur perte, mais elle ne marquait pas encore le terme précis.
La venue des faux christs et des faux prophètes semblait être un plus prochain acheminement à la dernière ruine : car la destinée ordinaire de ceux qui refusent de prester l’oreille à la vérité est d’être entraînés à leur perte par des prophètes trompeurs. Jésus-Christ ne cache pas à ses apôtres que ce malheur arriverait aux Juifs.
Qu’on ne dise pas que c’était une chose aisée à deviner à qui connaissait l’humeur de la nation : car au contraire je vous ai fait voir que les Juifs rebutés de ces séducteurs qui avaient si souvent causé leur ruine, et sur tout dans le temps de Sédécias, s’en étaient tellement désabusés, qu’ils cessèrent de les écouter. Plus de cinq cent ans se passèrent sans qu’il parût aucun faux prophète en Israël. Mais l’enfer qui les inspire, se réveilla à la venue de Jésus-Christ, et Dieu qui tient en bride autant qu’il lui plaît les esprits trompeurs, leur lâcha la main, afin d’envoyer dans le même temps ce supplice aux Juifs, et cette épreuve à ses fidèles. Jamais il ne parut tant de faux prophètes que dans les temps qui suivirent la mort de Notre Seigneur. Sur tout vers le temps de la guerre judaïque, et sous le règne de Néron qui la commença, Josèphe nous fait voir une infinité de ces imposteurs qui attiraient le peuple au désert par de vains prestiges et des secrets de magie, leur promettant une prompte et miraculeuse délivrance. C’est aussi pour cette raison que le désert est marqué dans les prédictions de Notre Seigneur comme un des lieux où seraient cachés ces faux libérateurs que vous avez vus à la fin entraîner le peuple dans sa dernière ruine. Vous pouvez croire que le nom du Christ, sans lequel il n’y avait point de délivrance parfaite pour les Juifs, était mêlé dans ces promesses imaginaires, et vous verrez dans la suite de quoi vous en convaincre.
La Judée ne fut pas la seule province exposée à ces illusions. Elles furent communes dans tout l’empire. Il n’y a aucun temps où toutes les histoires nous fassent paraître un plus grand nombre de ces imposteurs qui se vantent de prédire l’avenir, et trompent les peuples par leurs prestiges. Un Simon Le Magicien, un Elymas, un Apollonius Tyaneus, un nombre infini d’autres enchanteurs marqués dans les histoires saintes et profanes s’élevèrent durant ce siècle où l’enfer semblait faire ses derniers efforts pour soutenir son empire ébranlé. C’est pourquoi Jésus-Christ remarque en ce temps, principalement parmi les Juifs, ce nombre prodigieux de faux prophètes. Qui considérera de prés ses paroles, verra qu’ils devaient se multiplier devant et après la ruine de Jérusalem, mais vers ces temps ; et que ce serait alors que la séduction fortifiée par de faux miracles, et par de fausses doctrines, serait tout ensemble si subtile, et si puissante, que les élus mêmes, s’il était possible, y seraient trompés.
Je ne dis pas qu’à la fin des siècles, il ne doive encore arriver quelque chose de semblable et de plus dangereux, puis que même nous venons de voir que ce qui se passe dans Jérusalem, est la figure manifeste de ces derniers temps : mais il est certain que Jésus-Christ nous a donné cette séduction comme un des effets sensibles de la colère de Dieu sur les Juifs, et comme un des signes de leur perte. L’évènement a justifié sa prophétie : tout est ici attesté par des témoignages irréprochables. Nous lisons la prédiction de leurs erreurs dans l’évangile : nous en voyons l’accomplissement dans leurs histoires, et sur tout dans celle de Josèphe.
Après que Jésus-Christ a prédit ces choses ; dans le dessein qu’il avait de tirer les siens des malheurs dont Jérusalem était menacée, il vient aux signes prochains de la dernière désolation de cette ville.
Dieu ne donne pas toujours à ses élus de semblables marques. Dans ces terribles châtiments qui font sentir sa puissance à des nations entières, il frappe souvent le juste avec le coupable : car il a de meilleurs moyens de les séparer, que ceux qui paraissent à nos sens. Les mêmes coups qui brisent la paille séparent le bon grain ; l’or s’épure dans le même feu où la paille est consumée ; et sous les mêmes châtiments par lesquels les méchants sont exterminés, les fidèles se purifient. Mais dans la désolation de Jérusalem, afin que l’image du jugement dernier fut plus expresse, et la vengeance divine plus marquée sur les incrédules, il ne voulut pas que les Juifs qui avaient reçu l’évangile, fussent confondus avec les autres ; et Jésus-Christ donna à ses disciples des signes certains auxquels ils pussent connaître quand il serait temps de sortir de cette ville réprouvée. Il se fonda, selon sa coutume, sur les anciennes prophéties dont il était l’interprète aussi bien que la fin ; et repassant sur l’endroit où la dernière ruine de Jérusalem fut montrée si clairement à Daniel, il dit ces paroles : etc. Un des évangélistes explique l’autre, et en conférant ces passages, il nous est aisé d’entendre que cette abomination prédite par Daniel est la même chose que les armées autour de Jérusalem. Les saints pères l’ont ainsi entendu, et la raison nous en convainc.
Le mot d’abomination, dans l’usage de la langue sainte, signifie idole : et qui ne sait que les armées romaines portaient dans leurs enseignes les images de leurs dieux, et de leurs Césars qui étaient les plus respectés de tous leurs dieux ? Ces enseignes étaient aux soldats un objet de culte ; et parce que les idoles, selon les ordres de Dieu, ne devaient jamais paraître dans la terre sainte, les enseignes romaines en étaient bannies. Aussi voyons-nous dans les histoires, que tant qu’il a resté aux Romains tant soit peu de considération pour les Juifs, jamais ils n’ont fait paraître les enseignes romaines dans la Judée. C’est pour cela que Vitellius, quand il passa dans cette province pour porter la guerre en Arabie, fit marcher ses troupes sans enseignes ; car on révérait encore alors la religion judaïque, et on ne voulait point forcer ce peuple à souffrir des choses si contraires à sa loi. Mais au temps de la dernière guerre judaïque, on peut bien croire que les Romains n’épargnèrent pas un peuple qu’ils voulaient exterminer. Ainsi quand Jérusalem fut assiégée, elle était environnée d’autant d’idoles qu’il y avait d’enseignes romaines ; et l’abomination ne parut jamais tant où elle ne devait pas être, c’est à dire dans la terre sainte, et autour du temple.
Est-ce donc là, dira-t-on, ce grand signe que Jésus-Christ devait donner ? Était-il temps de s’enfuir quand Tite assiégea Jérusalem, et qu’il en ferma de si prés les avenues qu’il n’y avait plus moyen de s’échapper ? C’est ici qu’est la merveille de la prophétie. Jérusalem a été assiégée deux fois en ces temps : la première, par Cestius gouverneur de Syrie, l’an 68 de Notre Seigneur ; la seconde, par Tite, quatre ans après, c’est à dire, l’an 72. Au dernier siège, il n’y avait plus moyen de se sauver. Tite faisait cette guerre avec trop d’ardeur : il surprit toute la nation renfermée dans Jérusalem durant la fête de Pâque, sans que personne échappât ; et cette effroyable circonvallation qu’il fit autour de la ville ne laissait plus d’espérance à ses habitants. Mais il n’y avait rien de semblable dans le siège de Cestius : il était campé à 50 stades, c’est à dire à six milles de Jérusalem. Son armée se répandait tout autour, mais sans y faire de tranchées ; et il faisait la guerre si négligemment, qu’il manqua l’occasion de prendre la ville, dont la terreur, les séditions, et même ses intelligences lui ouvraient les portes. Dans ce temps, loin que la retraite fut impossible, l’histoire marque expressément que plusieurs Juifs se retirèrent. C’était donc alors qu’il fallait sortir ; c’était le signal que le fils de Dieu donnait aux siens. Aussi a-t-il distingué très nettement les deux siéges : l’un, où la ville serait entourée de fossés et de forts ; alors il n’y aurait plus que la mort pour tous ceux qui y étaient enfermés : l’autre, où elle serait seulement enceinte de l’armée, et plutôt investie qu’assiégée dans les formes ; c’est alors qu’il fallait fuir, et se retirer dans les montagnes. Les chrétiens obéirent à la parole de leur maître. Quoiqu’il y en eût des milliers dans Jérusalem et dans la Judée, nous ne lisons ni dans Josèphe, ni dans les autres histoires, qu’il s’en soit trouvé aucun dans la ville quand elle fut prise. Au contraire, il est constant par l’histoire ecclésiastique et par tous les monuments de nos ancêtres, qu’ils se retirèrent à la petite ville de Pella, dans un pays de montagnes auprès du désert, aux confins de la Judée et de l’Arabie.
On peut connaître par là combien précisément ils avaient été avertis ; et il n’y a rien de plus remarquable que cette séparation des Juifs incrédules d’avec les Juifs convertis au christianisme, les uns étant demeurés dans Jérusalem pour y subir la peine de leur infidélité, et les autres s’étant retirés, comme Loth sorti de Sodome, dans une petite ville où ils considéraient avec tremblement les effets de la vengeance divine, dont Dieu avait bien voulu les mettre à couvert.
Outre les prédictions de Jésus-Christ, il y eût des prédictions de plusieurs de ses disciples, entre autres celles de Saint Pierre et de Saint Paul. Comme on traînait au supplice ces deux fidèles témoins de Jésus-Christ ressuscité, ils dénoncèrent aux Juifs qui les livraient aux gentils, leur perte prochaine. Ils leur dirent, que Jérusalem allait être renversée de fonds en comble ; etc. la pieuse antiquité nous a conservé cette prédiction des apôtres, qui devait être suivie d’un si prompt accomplissement. Saint Pierre en avait fait beaucoup d’autres, soit par une inspiration particulière, soit en expliquant les paroles de son maître ; et Phlegon auteur païen, dont Origène produit le témoignage, a écrit que tout ce que cet apôtre avait prédit, s’était accompli de point en point.
Ainsi rien n’arrive aux Juifs qui ne leur ait été prophétisé. La cause de leur malheur nous est clairement marquée dans le mépris qu’ils ont fait de Jésus-Christ et de ses disciples. Le temps des grâces était passé, et leur perte était inévitable.
C’était donc en vain, monseigneur, que Tite voulait sauver Jérusalem et le temple. La sentence était partie d’en haut : il ne devait plus y rester pierre sur pierre. Que si un empereur romain tenta vainement d’empêcher la ruine du temple, un autre empereur romain tenta encore plus vainement de le rétablir. Julien L’Apostat, après avoir déclaré la guerre à Jésus-Christ, se crut assez puissant pour anéantir ses prédictions. Dans le dessein qu’il avait de susciter de tous côté des ennemis aux chrétiens, il s’abaissa jusqu’à rechercher les Juifs, qui étaient le rebut du monde. Il les excita à rebâtir leur temple ; il leur donna des sommes immenses, et les assista de toute la force de l’empire. Écoutez quel en fut l’évènement, et voyez comme Dieu confond les princes superbes. Les saints pères et les historiens ecclésiastiques le rapportent d’un commun accord, et le justifient par des monuments qui restaient encore de leur temps. Mais il fallait que la chose fut attestée par les païens mêmes. Ammien Marcellin gentil de religion, et zélé défenseur de Julien, l’a racontée en ces termes. Les auteurs ecclésiastiques plus exacts à représenter un évènement si mémorable, joignent le feu du ciel au feu de la terre. Mais enfin la parole de Jésus-Christ demeura ferme.
Ne parlons plus de Jérusalem, ni du temple. Jetons les yeux sur le peuple même, autrefois le temple vivant du dieu des armées, et maintenant l’objet de sa haine. Les Juifs sont plus abattus que leur temple et que leur ville. L’esprit de vérité n’est plus parmi eux : la prophétie y est éteinte : les promesses sur lesquelles ils appuyaient leur espérance, se sont évanouies : tout est renversé dans ce peuple, et il n’y reste plus pierre sur pierre.
Et voyez jusque à quel point ils sont livrés à l’erreur. Depuis ce temps, l’esprit de séduction règne tellement parmi eux, qu’ils sont prêts encore à chaque moment à s’y laisser emporter. Ce n’était pas assez que les faux prophètes eussent livré Jérusalem entre les mains de Tite ; les Juifs n’étaient pas encore bannis de la Judée, et l’amour qu’ils avaient pour Jérusalem en avait obligé plusieurs à choisir leur demeure parmi ses ruines. Voici un faux Christ qui va achever de les perdre. Cinquante ans après la prise de Jérusalem, dans le siècle de la mort de Notre Seigneur, l’infâme Barchochebas, un voleur, un scélérat, parce que son nom signifiait le fils de l’étoile, se disait l’étoile de Jacob prédite au livre des nombres, et se porta pour le Christ. Akibas le plus autorisé de tous les rabbins, et à son exemple tous ceux que les Juifs appelaient leurs sages, entrèrent dans son parti, sans que l’imposteur leur donnât aucune autre marque de sa mission, sinon qu’Akibas disait que le Christ ne pouvait pas beaucoup tarder. Les Juifs se révoltèrent par tout l’empire romain sous la conduite de Barchochebas qui leur promettait l’empire du monde. Adrien en tua six cent mille : le joug de ces malheureux s’appesantit, et ils furent bannis pour jamais de la Judée.
Qui ne voit que l’esprit de séduction s’est saisi de leur cœur ? l’amour de la vérité qui leur apportait le salut, s’est éteint en eux : Dieu leur a envoyé une efficace d’erreur qui les fait croire au mensonge. il n’y a point d’imposture si grossière qui ne les séduise. De nos jours, un imposteur s’est dit le Christ en Orient : tous les Juifs commençaient à s’attrouper autour de lui : nous les avons vus en Italie, en Hollande, en Allemagne, et à Mets, se préparer à tout vendre et à tout quitter pour le suivre. Ils s’imaginaient déjà qu’ils allaient devenir les maîtres du monde, quand ils apprirent que leur Christ s’était fait turc, et avait abandonné la loi de Moïse.
Il ne faut pas s’étonner qu’ils soient tombés dans de tels égarements, ni que la tempête les ait dissipés après qu’ils ont eu quitté leur route. Cette route leur était marquée dans leurs prophéties, principalement dans celles qui désignaient le temps du Christ. Ils ont laissé passer ces précieux moments sans en profiter : c’est pourquoi on les voit en suite livrés au mensonge, et ils ne savent plus à quoi se prendre. Donnez-moi encore un moment pour vous raconter la suite de leurs erreurs, et tous les pas qu’ils ont faits pour s’enfoncer dans l’abîme. Les routes par où on s’égare, tiennent toujours au grand chemin ; et en considérant où l’égarement a commencé, on marche plus sûrement dans la droite voie.
Nous avons vu, monseigneur, que deux prophéties marquaient aux Juifs le temps du Christ, celle de Jacob, et celle de Daniel. Elles marquaient toutes deux la ruine du royaume de Juda au temps que le Christ viendrait. Mais Daniel expliquait que la totale destruction de ce royaume devait être une suite de la mort du Christ : et Jacob disait clairement, que dans la décadence du royaume de Juda, le Christ qui viendrait alors serait l’attente des peuples ; c’est à dire, qu’il en serait le libérateur, et qu’il se ferait un nouveau royaume composé non plus d’un seul peuple, mais de tous les peuples du monde. Les paroles de la prophétie ne peuvent avoir d’autre sens, et c’était la tradition constante des Juifs qu’elles devaient s’entendre de cette sorte.
De là cette opinion répandue parmi les anciens rabbins, et qu’on voit encore dans leur talmud, que dans le temps que le Christ viendrait, il n’y aurait plus de magistrature : de sorte qu’il n’y avait rien de plus important pour connaître le temps de leur messie, que d’observer quand ils tomberaient dans cet état malheureux. En effet, ils avaient bien commencé ; et s’ils n’avaient eu l’esprit occupé des grandeurs mondaines qu’ils voulaient trouver dans le messie, afin d’y avoir part sous son empire, ils n’auraient pu méconnaître Jésus-Christ. Le fondement qu’ils avaient posé était certain : car aussitôt que la tyrannie du premier Hérode, et le changement de la république judaïque qui arriva de son temps, leur eût fait voir le moment de la décadence marquée dans la prophétie, ils ne doutèrent point que le Christ ne dût venir, et qu’on ne vît bientôt ce nouveau royaume où devaient se réunir tous les peuples. Une des choses qu’ils remarquèrent, c’est que la puissance de vie et de mort leur fut ôtée. C’était un grand changement, puis qu’elle leur avait toujours été conservée jusqu’alors, à quelque domination qu’ils fussent soumis, et même dans Babylone pendant leur captivité. L’histoire de Susanne le fait assez voir, et c’est une tradition constante parmi eux. Les rois de Perses qui les rétablirent, leur laissèrent cette puissance par un décret exprès que nous avons remarqué en son lieu ; et nous avons vu aussi que les premiers séleucides avaient plutôt augmenté que restreint leurs privilèges. Je n’ai pas besoin de parler ici encore une fois du règne des Macchabées où ils furent non seulement affranchis, mais puissants et redoutables à leurs ennemis. Pompée qui les affaiblit à la manière que nous avons vue, content du tribut qu’il leur imposa, et de les mettre en état que le peuple romain en pût disposer dans le besoin, leur laissa leur prince avec toute la juridiction. On sait assez que les Romains en usaient ainsi, et ne touchaient point au gouvernement du dedans dans les pays à qui ils laissaient leurs rois naturels.
Enfin les Juifs sont d’accord qu’ils perdirent cette puissance de vie et de mort, seulement quarante ans avant la désolation du second temple ; et on ne peut douter que ce ne soit le premier Hérode qui ait commencé à faire cette plaie à leur liberté. Car depuis que pour se venger du sanhédrin, où il avait été obligé de comparaître lui même avant qu’il fut roi, et en suite pour s’attirer toute l’autorité à lui seul, il eût attaqué cette assemblée qui était comme le sénat fondé par Moïse, et le conseil perpétuel de la nation où la suprême juridiction était exercée ; peu à peu ce grand corps perdit son pouvoir, et il lui en restait bien peu quand Jésus-Christ vint au monde. Les affaires empirèrent sous les enfants d’Hérode, lors que le royaume d’Archélaüs, dont Jérusalem était la capitale, réduit en province romaine, fut gouverné par des présidents que les empereurs envoyaient. Dans ce malheureux état les Juifs gardèrent si peu la puissance de vie et de mort, que pour faire mourir Jésus-Christ, qu’à quelque prix que ce fut ils voulaient perdre, il leur fallut avoir recours à Pilate ; et ce faible gouverneur leur ayant dit qu’ils le fissent mourir eux-mêmes, ils répondirent tout d’une voix, nous n’avons pas le pouvoir de faire mourir personne. Aussi fut-ce par les mains d’Hérode qu’ils firent mourir Saint Jacques frère de Saint Jean, et qu’ils mirent Saint Pierre en prison. Quand ils eurent résolu la mort de Saint Paul, ils le livrèrent entre les mains des Romains comme ils avaient fait Jésus-Christ ; et le vœu sacrilège de leurs faux zélés qui jurèrent de ne boire ni ne manger jusque à ce qu’ils eussent tué ce saint apôtre, montre assez qu’ils se croyaient déchus du pouvoir de le faire mourir juridiquement. Que s’ils lapidèrent Saint Estienne, ce fut tumultuairement, et par un effet de ces emportements séditieux que les Romains ne pouvaient pas toujours réprimer dans ceux qui se disaient alors les zélateurs. On doit donc tenir pour certain, tant par ces histoires que par le consentement des Juifs, et par l’état de leurs affaires, que vers les temps de Notre Seigneur, et sur tout dans ceux où il commença d’exercer son ministère, ils perdirent entièrement l’autorité temporelle. Ils ne purent voir cette perte, sans se souvenir de l’ancien oracle de Jacob, qui leur prédisait que dans le temps du messie il n’y aurait plus parmi eux ni puissance, ni autorité, ni magistrature. Un de leurs plus anciens auteurs le remarque ; et il a raison d’avouer que le sceptre n’était plus alors dans Juda, ni l’autorité dans les chefs du peuple, puis que la puissance publique leur était ôtée, et que le sanhédrin étant dégradé, les membres de ce grand corps n’étaient plus considérés comme juges, mais comme simples docteurs. Ainsi, selon eux-mêmes, il était temps que le Christ parût. Comme ils voyaient ce signe certain de la prochaine arrivée de ce nouveau roi, dont l’empire devait s’étendre sur tous les peuples, ils crurent qu’en effet il allait paraître. Le bruit s’en répandit aux environs, et on fut persuadé dans tout l’Orient qu’on ne serait pas longtemps sans voir sortir de Judée ceux qui régneraient sur toute la terre.
Tacite et Suétone rapportent ce bruit comme établi par une opinion constante, et par un ancien oracle qu’on trouvait dans les livres sacrés du peuple juif. Josèphe récite cette prophétie dans les mêmes termes, et dit comme eux qu’elle se trouvait dans les saints livres. L’autorité de ces livres dont on avait vu les prédictions si visiblement accomplies en tant de rencontres, était grande dans tout l’Orient ; et les Juifs plus attentifs que les autres à observer des conjonctures qui étaient principalement écrites pour leur instruction, reconnurent le temps du messie que Jacob avait marqué dans leur décadence. Ainsi les réflexions qu’ils firent sur leur état furent justes ; et sans se tromper sur les temps du Christ, ils connurent qu’il devait venir dans le temps qu’il vint en effet. Mais, ô faiblesse de l’esprit humain, et vanité source inévitable d’aveuglement ! L’humilité du sauveur cacha à ces orgueilleux les véritables grandeurs qu’ils devaient chercher dans leur messie. Ils voulaient que ce fut un roi semblable aux rois de la terre. C’est pourquoi les flatteurs du premier Hérode, éblouis de la grandeur et de la magnificence de ce prince, qui tout tyran qu’il était, ne laissa pas d’enrichir la Judée, dirent qu’il était lui-même ce roi tant promis. C’est aussi ce qui donna lieu à la secte des hérodiens, dont il est tant parlé dans l’évangile, et que les païens ont connue, puis que Perses et son scholiaste nous apprennent, qu’encore du temps de Néron, la naissance du roi Hérode était célébrée par ses sectateurs avec la même solennité que le sabbat. Josèphe tomba dans une semblable erreur. Cet homme instruit, comme il dit lui-même, dans les prophéties judaïques, comme étant prêtre et sorti de la race sacerdotale, reconnut à la vérité que la venue de ce roi promis par Jacob convenait aux temps d’Hérode, où il nous montre lui-même avec tant de soin un commencement manifeste de la ruine des Juifs : mais comme il ne vit rien dans sa nation qui remplît ces ambitieuses idées qu’elle avait conçues de son Christ, il poussa un peu plus avant le temps de la prophétie ; et l’appliquant à Vespasien, il assura que cet oracle de l’écriture signifiait ce prince déclaré empereur dans la Judée. C’est ainsi qu’il détournait l’écriture sainte pour autoriser sa flatterie : aveugle, qui transportait aux estrangers l’espérance de Jacob et de Juda ; qui cherchait en Vespasien le fils d’Abraham et de David ; et attribuait à un prince idolâtre le titre de celui dont les lumières devaient retirer les gentils de l’idolâtrie. La conjoncture des temps le favorisait. Mais pendant qu’il attribuait à Vespasien ce que Jacob avait dit du Christ, les zélés qui défendaient Jérusalem se l’attribuaient à eux-mêmes. C’est sur ce seul fondement qu’ils se promettaient l’empire du monde, comme Josèphe le raconte ; plus raisonnables que lui, en ce que du moins ils ne sortaient pas de la nation pour chercher l’accomplissement des promesses faites à leurs pères. Comment n’ouvraient-ils pas les yeux au grand fruit que faisait dès lors parmi les gentils la prédication de l’évangile, et à ce nouvel empire que Jésus-Christ établissait par toute la terre ? Qu’y avait-il de plus beau qu’un empire où la piété régnait, où le vrai dieu triomphait de l’idolâtrie, où la vie éternelle était annoncée aux nations infidèles ; et l’empire même des Césars n’était-il pas une vaine pompe à comparaison de celui-ci ? Mais cet empire n’était pas assez éclatant aux yeux du monde.
Qu’il faut être désabusé des grandeurs humaines pour connaître Jésus-Christ ! Les Juifs connurent les temps ; les Juifs voyaient les peuples appelés au dieu d’Abraham selon l’oracle de Jacob par Jésus-Christ et par ses disciples : et toutefois ils le méconnurent ce Jésus qui leur était déclaré par tant de marques. Et encore que durant sa vie et après sa mort il confirmât sa mission par tant de miracles, ces aveugles le rejetèrent, parce qu’il n’avait en lui que la solide grandeur destituée de tout l’appareil qui frappe les sens, et qu’il venait plutôt pour condamner que pour couronner leur ambition aveugle.
Et toutefois forcés par les conjonctures et les circonstances du temps, malgré leur aveuglement ils semblaient quelquefois sortir de leurs préventions. Tout se disposait tellement du temps de Notre Seigneur à la manifestation du messie, qu’ils soupçonnèrent que Saint Jean Baptiste le pouvait bien être. Sa manière de vie austère, extraordinaire, étonnante, les frappa ; et au défaut des grandeurs du monde, ils parurent vouloir d’abord se contenter de l’éclat d’une vie si prodigieuse. La vie simple et commune de Jésus-Christ rebuta ces esprits grossiers autant que superbes qui ne pouvaient être pris que par les sens, et qui d’ailleurs éloignés d’une conversion sincère, ne voulaient rien admirer que ce qu’ils regardaient comme inimitable. De cette sorte Saint Jean Baptiste, qu’on jugea digne d’être le Christ, n’en fut pas cru quand il montra le Christ véritable ; et Jésus-Christ, qu’il fallait imiter quand on y croyait, parut trop humble aux Juifs pour être suivi.
Cependant l’impression qu’ils avaient conçue que le Christ devait paraître en ce temps, était si forte, qu’elle demeura prés d’un siècle parmi eux. Ils crurent que l’accomplissement des prophéties pouvait avoir une certaine étendue, et n’était pas toujours toute renfermée dans un point précis ; de sorte que prés de cent ans il ne se parlait parmi eux que des faux Christs qui se faisaient suivre, et des faux prophètes qui les annonçaient. Les siècles précédents n’avaient rien vu de semblable ; et les Juifs ne prodiguèrent le nom du Christ, ni quand Judas Le Macchabée remporta sur leur tyran tant de victoires, ni quand son frère Simon les affranchit du joug des gentils, ni quand le premier Hyrcan fit tant de conquêtes. Les temps et les autres marques ne convenaient pas, et ce n’est que dans le siècle de Jésus-Christ qu’on a commencé à parler de tous ces messies. Les samaritains qui lisaient dans le pentateuque la prophétie de Jacob, se firent des Christs aussi bien que les Juifs, et un peu après Jésus-Christ ils reconnurent leur Dosithée. Simon Le Magicien de même pays se vantait aussi d’être le fils de Dieu, et Ménandre son disciple se disait le sauveur du monde. Dés le vivant de Jésus-Christ la samaritaine avait cru que le messie allait venir : tant il était constant dans la nation, et parmi tous ceux qui lisaient l’ancien oracle de Jacob, que le Christ devait paraître dans ces conjonctures.
Quand le terme fut tellement passé qu’il n’y eût plus rien à attendre, et que les Juifs eurent vu par expérience que tous les messies qu’ils avaient suivis, loin de les tirer de leurs maux, n’avaient fait que les y enfoncer davantage : alors ils furent longtemps sans qu’il parût parmi eux de nouveaux messies ; et Barchochebas est le dernier qu’ils aient reconnu pour tel dans ces premiers temps du christianisme. Mais l’ancienne impression ne put être entièrement effacée. Au lieu de croire que le Christ avait paru, comme ils avaient fait encore au temps d’Adrien ; sous les Antonins ses successeurs, ils s’avisèrent de dire que leur messie était au monde, bien qu’il ne parût pas encore, parce qu’il attendait le prophète Élie qui devait venir le sacrer. Ce discours était commun parmi eux dans le temps de saint Justin ; et nous trouvons aussi dans leur talmud la doctrine d’un de leurs maîtres des plus anciens, qui disait que le Christ était venu etc.
Une telle rêverie ne put pas entrer dans les esprits ; et les Juifs contraints enfin d’avouer que le messie n’était pas venu dans le temps qu’ils avaient raison de l’attendre selon leurs anciennes prophéties, tombèrent dans un autre abîme. Peu s’en fallut qu’ils ne renonçassent à l’espérance de leur messie qui leur manquait dans le temps ; et plusieurs suivirent un fameux rabbin, dont les paroles se trouvent encore conservées dans le talmud. Celui-ci voyant le terme passé de si loin, conclut que les Israélites n’avaient plus de messie à attendre, etc. À la vérité cette opinion, loin de prévaloir parmi les Juifs, y a été détestée. Mais comme ils ne connaissent plus rien dans les temps qui leur sont marqués par leurs prophéties, et qu’ils ne savent par où sortir de ce labyrinthe, ils ont fait un article de foi de cette parole que nous lisons dans le talmud : comme on voit dans une tempête qui a écarté le vaisseau trop loin de sa route, le pilote désespéré abandonner son calcul, et aller où le mène le hasard.
Depuis ce temps, toute leur étude a été d’éluder les prophéties où le temps du Christ était marqué : ils ne se sont pas souciés de renverser toutes les traditions de leurs pères, pourvu qu’ils pussent ôter aux chrétiens ces admirables prophéties ; et ils en sont venus jusque à dire que celle de Jacob ne regardait pas le Christ.
Mais leurs anciens livres les démentent. Cette prophétie est entendue du messie dans le talmud, et la manière dont nous l’expliquons se trouve dans leurs paraphrases, c’est à dire dans les commentaires les plus authentiques et les plus respectés qui soient parmi eux. Nous y trouvons en propres termes que la maison et le royaume de Juda, auquel se devait réduire un jour toute la postérité de Jacob et tout le peuple d’Israël, produirait toujours des juges et des magistrats, jusqu’à la venue du messie, sous lequel il se formerait un royaume composé de tous les peuples.
C’est le témoignage que rendaient encore aux Juifs dans les premiers temps du christianisme, leurs plus célèbres docteurs et les plus reçus. L’ancienne tradition si ferme, et si établie ne pouvait être abolie d’abord ; et quoique les Juifs n’appliquassent pas à Jésus-Christ la prophétie de Jacob, ils n’avaient encore osé nier qu’elle ne convint au messie. Ils n’en sont venus à cet excès que longtemps après, et lors que pressés par les chrétiens ils ont enfin aperçu que leur propre tradition était contre eux.
Pour la prophétie de Daniel où la venue du Christ était renfermée dans le terme de 490 ans, à compter depuis la vingtième année d’Artaxerxés à la longue main : comme ce terme menait à la fin du quatrième millénaire du monde, c’était aussi une tradition très ancienne parmi les Juifs, que le messie paraîtrait vers la fin de ce quatrième millénaire, et environ deux mille ans après Abraham. Un Élie, dont le nom est grand parmi les Juifs, quoique ce ne soit pas le prophète, l’avait ainsi enseigné avant la naissance de Jésus-Christ ; et la tradition s’en est conservée dans le livre du talmud. Vous avez vu ce terme accompli à la venue de Notre Seigneur, puis qu’il a paru en effet environ deux mille ans après Abraham, et vers l’an 4000 du monde. Cependant les Juifs ne l’ont pas connu ; et frustrés de leur attente, ils ont dit que leurs péchés avaient retardé le messie qui devait venir. Mais cependant nos dates sont assurées de leur aveu propre ; et c’est un trop grand aveuglement de faire dépendre des hommes un terme que Dieu a marqué si précisément dans Daniel.
C’est encore pour eux un grand embarras de voir que ce prophète fasse aller le temps du Christ avant celui de la ruine de Jérusalem ; de sorte que ce dernier temps étant accompli, celui qui le précède le doit être aussi.
Josèphe s’est ici trompé trop grossièrement. Il a bien compté les semaines qui devaient être suivies de la désolation du peuple juif ; et les voyant accomplies dans le temps que Tite mit le siège devant Jérusalem, il ne douta point que le moment de la perte de cette ville ne fut arrivé. Mais il ne considéra pas que cette désolation devait être précédée de la venue du Christ et de sa mort ; de sorte qu’il n’entendit que la moitié de la prophétie.
Les Juifs qui sont venus après lui ont voulu suppléer à ce défaut. Ils nous ont forgé un Agrippa descendu d’Hérode, que les Romains, disent-ils, ont fait mourir un peu devant la ruine de Jérusalem ; et ils veulent que cet Agrippa, Christ par son titre de roi, soit le Christ dont il est parlé dans Daniel : nouvelle preuve de leur aveuglement. Car outre que cet Agrippa ne peut être ni le juste, ni le saint des saints, ni la fin des prophéties, tel que devait être le Christ que Daniel marquait en ce lieu ; outre que le meurtre de cet Agrippa, dont les Juifs étaient innocents, ne pouvait pas être la cause de leur désolation, comme devait être la mort du Christ de Daniel : ce que disent ici les Juifs est une fable. Cet Agrippa descendu d’Hérode fut toujours du parti des Romains : il fut toujours bien traité par leurs empereurs, et régna dans un canton de la Judée longtemps après la prise de Jérusalem, comme l’atteste Josèphe et les autres contemporains.
Ainsi tout ce qu’inventent les Juifs pour éluder les prophéties, les confond. Eux-mêmes ils ne se fient pas à des inventions si grossières, et leur meilleure défense est dans cette loi qu’ils ont établie de ne supputer plus les jours du messie. Par là ils ferment les yeux volontairement à la vérité, et renoncent aux prophéties où le Saint Esprit a lui-même compté les années : mais pendant qu’ils y renoncent, ils les accomplissent, et font voir la vérité de ce qu’elles disent de leur aveuglement et de leur chute. Qu’ils répondent ce qu’ils voudront aux prophéties : la désolation qu’elles prédisaient leur est arrivée dans le temps marqué ; l’évènement est plus fort que toutes leurs subtilités ; et si le Christ n’est venu dans cette fatale conjoncture, les prophètes en qui ils espèrent les ont trompés. Et pour achever de les convaincre, remarquez deux circonstances qui ont accompagné leur chute et la venue du sauveur du monde : l’une, que la succession des pontifes perpétuelle et inaltérable depuis Aaron, finit alors ; l’autre, que la distinction des tribus et des familles toujours conservée jusqu’à ce temps y périt de leur aveu propre.
Cette distinction était nécessaire jusqu’au temps du messie. De Lévi devaient naître les ministres des choses sacrées. D’Aaron devaient sortir les prêtres et les pontifes. De Juda devait sortir le messie même. Si la distinction des familles n’eût subsisté jusqu’à la ruine de Jérusalem, et jusqu’à la venue de Jésus-Christ, les sacrifices judaïques auraient péri devant le temps, et David eût été frustré de la gloire d’être reconnu pour le père du messie. Le messie est-il arrivé ? Le sacerdoce nouveau, selon l’ordre de Melchisédech, a-t-il commencé en sa personne, et la nouvelle royauté qui n’était pas de ce monde a-t-elle paru ? On n’a plus besoin d’Aaron, ni de Lévi, ni de Juda, ni de David, ni de leurs familles. Aaron n’est plus nécessaire dans un temps où les sacrifices devaient cesser selon Daniel. La maison de David et de Juda a accompli sa destinée lors que le Christ de Dieu en est sorti ; et comme si les Juifs renonçaient eux-mêmes à leur espérance, ils oublient précisément en ce temps la succession des familles jusque alors si soigneusement et si religieusement retenue.
N’omettons pas une des marques de la venue du messie, et peut-être la principale si nous la savons bien entendre, quoiqu’elle fasse le scandale et l’horreur des Juifs. C’est la rémission des péchés annoncée au nom d’un sauveur souffrant, d’un sauveur humilié et obéissant jusqu’à la mort. Daniel avait marqué parmi ses semaines, la semaine mystérieuse que nous avons observée, où le Christ devait être immolé, où l’alliance devait être confirmée par sa mort, où les anciens sacrifices devaient perdre leur vertu. Joignons Daniel avec Isaïe : nous trouverons tout le fond d’un si grand mystère ; nous verrons l’homme de douleurs, etc. Ouvrez les yeux, incrédules : n’est-il pas vrai que la rémission des péchés vous a été prêchée au nom de Jésus-Christ crucifié ? S’était-on jamais avisé d’un tel mystère ? Quelque autre que Jésus-Christ, ou devant lui, ou après, s’est-il glorifié de laver les péchés par son sang ? Se sera-t-il fait crucifier exprès pour acquérir un vain honneur, et accomplir en lui-même une si funeste prophétie ? Il faut se taire, et adorer dans l’évangile une doctrine qui ne pourrait pas même venir dans la pensée d’aucun homme, si elle n’était véritable.
L’embarras des Juifs est extrême dans cet endroit : ils trouvent dans leurs écritures trop de passages où il est parlé des humiliations de leur messie. Que deviendront donc ceux où il est parlé de sa gloire et de ses triomphes ? Le dénouement naturel est, qu’il viendra aux triomphes par les combats, et à la gloire par les souffrances. Chose incroyable ! Les Juifs ont mieux aimé mettre deux messies. Nous voyons dans leur talmud et dans d’autres livres d’une pareille antiquité, qu’ils attendent un messie souffrant, et un messie plein de gloire ; l’un mort et ressuscité ; l’autre toujours heureux et toujours vainqueur ; l’un à qui conviennent tous les passages où il est parlé de faiblesse ; l’autre à qui conviennent tous ceux où il est parlé de grandeur ; l’un enfin fils de Joseph, car on n’a pu lui denier un des caractères de Jésus-Christ qui a été réputé fils de Joseph ; et l’autre fils de David : sans jamais vouloir entendre que ce messie fils de David devait, selon David, boire du torrent avant que de lever la tête ; c’est à dire, être affligé avant que d’être triomphant, comme le dit lui-même le fils de David.
Au reste, si nous entendons du messie ce grand passage où Isaïe nous représente si vivement l’homme de douleurs frappé pour nos péchés, et défiguré comme un lépreux, nous sommes encore soutenus dans cette explication aussi bien que dans toutes les autres par l’ancienne tradition des Juifs ; et malgré leurs préventions, le chapitre tant de fois cité de leur talmud nous enseigne que ce lépreux chargé des péchés du peuple sera le messie. Les douleurs du messie qui lui seront causées par nos péchés, sont célèbres dans le même endroit et dans les autres livres des Juifs. Il y est souvent parlé de l’entrée aussi humble que glorieuse qu’il devait faire dans Jérusalem monté sur un âne, et cette célèbre prophétie de Zacharie lui est appliquée. De quoi les Juifs ont-ils à se plaindre ? Tout leur était marqué en termes précis dans leurs prophètes : leur ancienne tradition avait conservé l’explication naturelle de ces célèbres prophéties ; et il n’y a rien de plus juste que ce reproche que leur fait le sauveur du monde : hypocrites, vous savez juger par les vents et par ce qui vous paraît dans le ciel, si le temps sera serein ou pluvieux ; et vous ne savez pas connaître à tant de signes qui vous sont donnez, le temps où vous êtes !
Concluons donc que les Juifs ont eu véritablement raison de dire que tous les termes de la venue du messie sont passés. Juda n’est plus un royaume ni un peuple : d’autres peuples ont reconnu le messie qui devait être envoyé. Jésus-Christ a été montré aux gentils : à ce signe, ils ont accouru au dieu d’Abraham, et la bénédiction de ce patriarche s’est répandue par toute la terre. L’homme de douleurs a été prêché, et la rémission des péchés a été annoncée par sa mort. Toutes les semaines se sont écoulées ; la désolation du peuple et du sanctuaire, juste punition de la mort du Christ, a eu son dernier accomplissement ; enfin le Christ a paru avec tous les caractères que la tradition des Juifs y reconnaissait, et leur incrédulité n’a plus d’excuse.
Aussi voyons-nous depuis ce temps des marques indubitables de leur réprobation. Après Jésus-Christ ils n’ont fait que s’enfoncer de plus en plus dans l’ignorance et dans la misère, d’où la seule extrémité de leurs maux, et la honte d’avoir été si souvent en proie à l’erreur les fera sortir, ou plutôt la bonté de Dieu, quand le temps arrêté par sa providence pour punir leur ingratitude et dompter leur orgueil sera accompli. Cependant ils demeurent la risée des peuples, et l’objet de leur aversion, sans qu’une si longue captivité les fasse revenir à eux, encore qu’elle dût suffire pour les convaincre. Car enfin, comme leur dit Saint Jérôme, etc. C’est ce que disait Saint Jérôme. L’argument s’est fortifié depuis, et douze cent ans ont été ajoutés à la désolation du peuple juif. Disons-lui donc au lieu de quatre cent ans que seize siècles ont vu durer sa captivité sans que son joug devienne plus léger.
Cette conversion des gentils était la seconde chose qui devait arriver au temps du messie, et la marque la plus assurée de sa venue. Nous avons vu comme les prophètes l’avaient clairement prédite, et leurs promesses se sont vérifiées dans les temps de Notre Seigneur. Il est certain qu’alors seulement, et ni plutôt ni plus tard, ce que les philosophes n’ont osé tenter, ce que les prophètes ni le peuple juif lors qu’il a été le plus protégé et le plus fidèle n’ont pu faire, douze pêcheurs envoyés par Jésus-Christ et témoins de sa résurrection l’ont accompli. C’est que la conversion du monde ne devait être l’ouvrage ni des philosophes, ni même des prophètes : il était réservé au Christ, et c’était le fruit de sa croix.
Il fallait à la vérité que ce Christ et ses apôtres sortissent des Juifs, et que la prédication de l’évangile commençât à Jérusalem. Et il était convenable que la nouvelle lumière dont les peuples plongés dans l’idolâtrie, devaient un jour être éclairés, se répandît par tout l’univers du lieu où elle avait toujours été. C’était en Jésus-Christ fils de David et d’Abraham que toutes les nations devaient être bénies et sanctifiées. Nous l’avons souvent remarqué. Mais nous n’avons pas encore observé la cause pour laquelle ce Jésus souffrant, ce Jésus crucifié et anéanti, devait être le seul auteur de la conversion des gentils, et le seul vainqueur de l’idolâtrie. Saint Paul nous a expliqué ce grand mystère au Ier chapitre de la Ière épître aux Corinthiens, et il est bon de considérer ce bel endroit dans toute sa suite. Le Seigneur, dit-il, m’a envoyé prêcher l’évangile, et cela sans la sagesse du langage, afin que la croix du Christ ne soit pas rendue vaine. Sans doute, puis qu’elle n’a pu tirer les hommes de leur ignorance. Mais voici la raison que Saint Paul en donne. C’est que Dieu voyant que le monde avec la sagesse humaine ne l’avait point reconnu par les ouvrages de sa sagesse, c’est à dire, par les créatures qu’il avait si bien ordonnées, il a pris une autre voie, et a résolu de sauver ses fidèles par la folie de la prédication, c’est à dire, par le mystère de la croix, où la sagesse humaine ne peut rien comprendre.
Nouveau et admirable dessein de la divine providence ! Dieu avait introduit l’homme dans le monde, où de quelque côté qu’il tournât les yeux, la sagesse du créateur reluisait dans la grandeur, dans la richesse et dans la disposition d’un si bel ouvrage. L’homme cependant l’a méconnu : les créatures qui se présentaient pour élever notre esprit plus haut, l’ont arrêté : l’homme aveugle et abruti les a servies ; et non content d’adorer l’œuvre des mains de Dieu, il a adoré l’œuvre de ses propres mains. Des fables plus ridicules que celles que l’on conte aux enfants, ont fait sa religion : il a oublié la raison : Dieu la lui veut faire oublier d’une autre sorte. Un ouvrage dont il entendait la sagesse ne l’a point touché ; un autre ouvrage lui est présenté, où son raisonnement se perd, et où tout lui paraît folie : c’est la croix de Jésus-Christ. Ce n’est point en raisonnant qu’on entend ce mystère ; c’est en captivant son intelligence etc.
En effet, que comprenons-nous dans ce mystère où le Seigneur de gloire est chargé d’opprobres ; où la sagesse divine est traitée de folle ; où celui qui assuré en lui-même de sa naturelle grandeur, n’a pas crû s’attribuer trop etc. Toutes nos pensées se confondent ; et comme disait Saint Paul, il n’y a rien qui paroisse de plus insensé à ceux qui ne sont pas éclairés d’en haut. Tel était le remède que Dieu préparait à l’idolâtrie. Il connaissait l’esprit de l’homme, et il savait que ce n’était pas par raisonnement qu’il fallait détruire une erreur que le raisonnement n’avait pas établie. Il y a des erreurs où nous tombons en raisonnant, car l’homme s’embrouille souvent à force de raisonner : mais l’idolâtrie était venue par l’extrémité opposée ; c’était en éteignant tout raisonnement, et en laissant dominer les sens qui voulaient tout revêtir des qualités dont ils sont touchés. C’est par là que la divinité était devenue visible, et grossière. Les hommes lui ont donné leur figure, et ce qui était plus honteux encore, leurs vices et leurs passions. Le raisonnement n’avait point de part à une erreur si brutale. C’était un renversement du bon sens, un délire, une frénésie. Raisonnez avec un frénétique, et contre un homme qu’une fièvre ardente fait extravaguer ; vous ne faites que l’irriter, et rendre le mal irrémédiable : il faut aller à la cause, redresser le tempérament, et calmer les humeurs dont la violence cause de si étranges transports. Ainsi ce ne doit pas être le raisonnement qui guérisse le délire de l’idolâtrie. Qu’ont gagné les philosophes avec leurs discours pompeux, avec leur style sublime, avec leurs raisonnements si artificieusement arrangés ? Platon avec son éloquence qu’on a crû divine, a-t-il renversé un seul autel où ces monstrueuses divinités étaient adorées ? Au contraire, lui et ses disciples, et tous les sages du siècle ont sacrifié au mensonge : etc.
N’est-ce donc pas avec raison que Saint Paul s’est écrié dans notre passage, etc. Ont-ils pu seulement détruire les fables de l’idolâtrie ? Ont-ils seulement soupçonné qu’il fallut s’opposer ouvertement à tant de blasphèmes, et souffrir, je ne dis pas le dernier supplice, mais le moindre affront pour la vérité ? Loin de le faire, ils ont retenu la vérité captive, et ont posé pour maxime qu’en matière de religion, il fallait suivre le peuple : le peuple qu’ils méprisaient tant, a été leur règle dans la matière la plus importante de toutes, et où leurs lumières semblaient le plus nécessaires. Qu’as-tu donc servi, ô philosophie ? Etc.
C’est ainsi que Dieu a fait voir par expérience, que la ruine de l’idolâtrie ne pouvait pas être l’ouvrage du seul raisonnement humain. Loin de lui commettre la guérison d’une telle maladie, Dieu a achevé de le confondre par le mystère de la croix, et tout ensemble il a porté le remède jusqu’à la source du mal.
L’idolâtrie, si nous l’entendons, prenait sa naissance de ce profond attachement que nous avons à nous-mêmes. C’est ce qui nous avait fait inventer des dieux semblables à nous ; des dieux qui en effet n’étaient que des hommes sujets à nos passions, à nos faiblesses, et à nos vices : de sorte que sous le nom des fausses divinités, c’était en effet leurs propres pensées, leurs plaisirs et leurs fantaisies que les gentils adoraient.
Jésus-Christ nous fait entrer dans d’autres voies. Sa pauvreté, ses ignominies et sa croix le rendent un objet horrible à nos sens. Il faut sortir de soi-même, renoncer à tout, tout crucifier pour le suivre. L’homme arraché à lui-même et à tout ce que sa corruption lui faisait aimer, devient capable d’adorer Dieu et sa vérité éternelle dont il veut dorénavant suivre les règles.
Là périssent et s’évanouissent toutes les idoles, et celles qu’on adorait sur des autels, et celles que chacun servait dans son cœur. Celles-ci avaient élevé les autres. On adorait Venus, parce qu’on se laissait dominer à l’amour, et qu’on en aimait la puissance. Bacchus le plus enjoué de tous les dieux avait des autels, parce qu’on s’abandonnait, et qu’on sacrifiait, pour ainsi dire, à la joie des sens plus douce et plus enivrante que le vin. Jésus-Christ par le mystère de sa croix vient imprimer dans les cœurs l’amour des souffrances au lieu de l’amour des plaisirs. Les idoles qu’on adorait au dehors furent dissipées, parce que celles qu’on adorait au dedans ne subsistaient plus : le cœur purifié, comme dit Jésus-Christ lui-même, est rendu capable de voir Dieu ; et l’homme loin de faire Dieu semblable à soit, tâche plutôt, autant que le peut souffrir son infirmité, à devenir semblable à Dieu. Le mystère de Jésus-Christ nous a fait voir comment la divinité pouvait sans se ravilir être unie à notre nature, et se revêtir de nos faiblesses. Le verbe s’est incarné : celui qui avait la forme et la nature de Dieu, sans perdre ce qu’il était, a pris la forme d’esclave. Inaltérable en lui-même, il s’unit, et il s’approprie une nature étrangère. Ô hommes, vous vouliez des dieux qui ne fussent, à dire vrai, que des hommes, et encore des hommes vicieux ! C’était un trop grand aveuglement. Mais voici un nouvel objet d’adoration qu’on vous propose ; c’est un dieu et un homme tout ensemble, mais un homme qui n’a rien perdu de ce qu’il était en prenant ce que nous sommes. La divinité demeure immuable, et sans pouvoir se dégrader, elle ne peut qu’élever ce qu’elle unit avec elle.
Mais encore qu’est-ce que Dieu a pris de nous ? Nos vices et nos péchés ? A Dieu ne plaise : il n’a pris de l’homme que ce qu’il y a fait, et il est certain qu’il n’y avait fait, ni le péché, ni le vice. Il y avait fait la nature ; il l’a prise. On peut dire qu’il avait fait la mortalité avec l’infirmité qui l’accompagne, parce qu’encore qu’elle ne fut pas du premier dessein, elle était le juste supplice du péché, et en cette qualité elle était l’œuvre de la justice divine. Aussi Dieu n’a-t-il pas dédaigné de la prendre ; et en prenant la peine du péché sans le péché même, il a montré qu’il était, non pas un coupable qu’on punissait, mais le juste qui expiait les péchés des autres. De cette sorte, au lieu des vices que les hommes mettaient dans leurs dieux, toutes les vertus ont paru dans ce dieu-homme ; et afin qu’elles y parussent dans les dernières épreuves, elles y ont paru au milieu des plus horribles tourments. Ne cherchons plus d’autre dieu visible après celui-ci : il est seul digne d’abattre toutes les idoles ; et la victoire qu’il devait remporter sur elles est attachée à sa croix.
C’est à dire qu’elle est attachée à une folie apparente. Etc. Voilà le dernier coup qu’il fallait donner à notre superbe ignorance. La sagesse où on nous mène est si sublime, qu’elle paraît folie à notre sagesse ; et les règles en sont si hautes, que tout nous y paraît un égarement.
Mais si cette divine sagesse nous est impénétrable en elle-même, elle se déclare par ses effets. Une vertu sort de la croix, et toutes les idoles sont ébranlées. Nous les voyons tomber par terre, quoique soutenues par toute la puissance romaine. Ce ne sont point les sages, ce ne sont point les nobles, ce ne sont point les puissants qui ont fait un si grand miracle. L’œuvre de Dieu a été suivie, et ce qu’il avait commencé par les humiliations de Jésus-Christ, il l’a consommé par les humiliations de ses disciples. Considérez, mes frères, c’est ainsi que Saint Paul achève son admirable discours, considérez ceux que Dieu a appelés parmi vous, et dont il a composé cette église victorieuse du monde. Etc. Les apôtres et leurs disciples, le rebut du monde, et le néant même, à les regarder par les yeux humains, ont prévalu à tous les empereurs et à tout l’empire. Les hommes avaient oublié la création, et Dieu l’a renouvelée en tirant de ce néant son église qu’il a rendu toute puissante contre l’erreur. Il a confondu avec les idoles toute la grandeur humaine qui s’intéressait à les défendre ; et il a fait un si grand ouvrage, comme il avait fait l’univers, par la seule force de sa parole.
L’idolâtrie nous paraît la faiblesse même, et nous avons peine à comprendre qu’il ait fallu tant de force pour la détruire. Mais au contraire son extravagance fait voir la difficulté qu’il y avait à la vaincre ; et un si grand renversement du bon sens montre assez combien le principe était gâté. Le monde avait vieilli dans l’idolâtrie ; et enchanté par ses idoles il était devenu sourd à la voix de la nature qui criait contre elles. Quelle puissance fallait-il pour rappeler dans la mémoire des hommes le vrai Dieu si profondément oublié, et retirer le genre humain d’un si prodigieux assoupissement ? Tous les sens, toutes les passions, tous les intérêts combattaient pour l’idolâtrie. Elle était faite pour le plaisir : les divertissements, les spectacles, et enfin la licence même y faisaient une partie du culte divin. Les fêtes n’étaient que des jeux ; et il n’y avait nul endroit de la vie humaine d’où la pudeur fut bannie avec plus de soin qu’elle l’était des mystères de la religion. Comment accoutumer des esprits si corrompus à la régularité de la religion véritable, chaste, sévère, ennemie des sens, et uniquement attachée aux biens invisibles ? Saint Paul parlait à Felix gouverneur de Judée, etc. C’était un discours à remettre au loin à un homme qui voulait jouir sans scrupule et à quelque prix que ce fut des biens de la terre.
Voulez-vous voir remuer l’intérêt, ce puissant ressort qui donne le mouvement aux choses humaines ? Dans ce grand décri de l’idolâtrie que commençaient à causer dans toute l’Asie les prédications de Saint Paul, les ouvriers qui gagnaient leur vie en faisant de petits temples d’argent de la Diane d’Éphèse s’assemblèrent, et le plus accrédité d’entre eux leur représenta que leur gain allait cesser : etc.
Que l’intérêt est puissant, et qu’il est hardi quand il peut se couvrir du prétexte de la religion ! Il n’en fallut pas davantage pour émouvoir ces ouvriers. Ils sortirent tous ensemble criant comme des furieux, la grande Diane des éphésiens, et traînant les compagnons de Saint Paul au théâtre, où toute la ville s’était assemblée. Alors les cris redoublèrent, et durant deux heures la place publique retentissait de ces mots, la grande Diane des éphésiens. Saint Paul et ses compagnons furent à peine arrachés des mains du peuple par les magistrats qui craignirent qu’il n’arrivât de plus grands désordres dans ce tumulte. Joignez à l’intérêt des particuliers l’intérêt des prêtres qui allaient tomber avec leurs dieux ; joignez à tout cela l’intérêt des villes que la fausse religion rendait illustres, comme la ville d’Éphèse qui devait à son temple ses privilèges, et l’abord des étrangers dont elle était enrichie : quelle tempête devait s’élever contre l’église naissante, et faut-il s’étonner de voir les apôtres si souvent battus, lapidés, et laissés pour morts au milieu de la populace ? Mais un plus grand intérêt va remuer une plus grande machine ; l’intérêt de l’état va faire agir le sénat, le peuple romain et les empereurs.
Il y avait déjà longtemps que les ordonnances du sénat défendaient les religions étrangères. Les empereurs étaient entrés dans la même politique ; et dans cette belle délibération où il s’agissait de réformer les abus du gouvernement, un des principaux règlements que Mecenas proposa à Auguste, fut d’empêcher les nouveautés dans la religion qui ne manquaient pas de causer de dangereux mouvements dans les états. La maxime était véritable : car qu’y a-t-il qui émeuve plus violemment les esprits, et les porte à des excès plus étranges ? Mais Dieu voulait faire voir que l’établissement de la religion véritable n’excitait pas de tels troubles ; et c’est une des merveilles qui montre qu’il agissait dans cet ouvrage. Car qui ne s’étonnerait de voir que durant trois cent ans entiers que l’église a eu à souffrir tout ce que la rage des persécuteurs pouvait inventer de plus cruel, parmi tant de séditions et tant de guerres civiles, parmi tant de conjurations contre la personne des empereurs, il ne se soit jamais trouvé un seul chrétien ni bon ni mauvais ? Les chrétiens défient leurs plus grands ennemis d’en nommer un seul ; il n’y en eût jamais aucun : tant la doctrine chrétienne inspirait de vénération pour la puissance publique ; et tant fut profonde l’impression que fit dans tous les esprits cette parole du fils de Dieu, rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu.
Cette belle distinction porta dans les esprits une lumière si claire, que jamais les chrétiens ne cessèrent de respecter l’image de Dieu dans les princes persécuteurs de la vérité. Ce caractère de soumission reluit tellement dans toutes leurs apologies, qu’elles inspirent encore aujourd’hui à ceux qui les lisent l’amour de l’ordre public, et fait voir qu’ils n’attendaient que de Dieu l’établissement du christianisme. Des hommes si déterminés à la mort qui remplissaient tout l’empire et toutes les armées, ne se sont pas échappés une seule fois durant tant de siècles de souffrance ; ils se défendaient à eux-mêmes, non seulement les actions séditieuses, mais encore les murmures. Le doigt de Dieu était dans cette œuvre, et nulle autre main que la sienne n’eût pu retenir des esprits poussés à bout par tant d’injustices.
A la vérité il leur était dur d’être traités d’ennemis publics, et d’ennemis des empereurs, eux qui ne respiraient que l’obéissance, et dont les vœux les plus ardents avaient pour objet le salut des princes et le bonheur de l’état. Mais la politique romaine se croyait attaquée dans ses fondements, quand on méprisait ses dieux. Rome se vantait d’être une ville sainte par sa fondation, consacrée dés son origine par des auspices divins, et dédiée par son auteur au dieu de la guerre. Peu s’en faut qu’elle ne crut Jupiter plus présent dans le capitole que dans le ciel. Elle croyait devoir ses victoires à sa religion. C’est par là qu’elle avait dompté et les nations et leurs dieux, car on raisonnait ainsi en ce temps : de sorte que les dieux Romains devaient être les maîtres des autres dieux, comme les Romains étaient les maîtres des autres hommes. Rome en subjuguant la Judée avait compté le dieu des Juifs parmi les dieux qu’elle avait vaincus : le vouloir faire régner, c’était renverser les fondements de l’empire ; c’était haïr les victoires et la puissance du peuple romain. Ainsi les chrétiens ennemis des dieux, étaient regardés en même temps comme ennemis de la république. Les empereurs prenaient plus de soin de les exterminer que d’exterminer les parthes, les Marcomans et les Daces : le christianisme abattu paraissait dans leurs inscriptions avec autant de pompe que les sarmates défaits. Mais ils se vantaient à tort d’avoir détruit une religion qui s’accroissait sous le fer et dans le feu.
Les calomnies se joignaient en vain à la cruauté. Des hommes qui pratiquaient des vertus au dessus de l’homme, étaient accusés de vices qui font horreur à la nature. On accusait d’inceste ceux dont la chasteté faisait les délices. On accusait de manger leurs propres enfants, ceux qui étaient bienfaisants envers leurs persécuteurs. Mais malgré la haine publique, la force de la vérité tirait de la bouche de leurs ennemis des témoignages favorables. Chacun sait ce qu’écrivit Pline Le Jeune à Trajan sur les bonnes mœurs des chrétiens. Ils furent justifiés, mais ils ne furent pas exemptés du dernier supplice ; car il leur fallait encore ce dernier trait pour achever en eux l’image de Jésus-Christ crucifié, et ils devaient comme lui aller à la croix avec une déclaration publique de leur innocence. L’idolâtrie ne mettait pas toute sa force dans la violence. Encore que son fonds fut une ignorance brutale et une entière dépravation du sens humain, elle voulait se parer de quelques raisons. Combien de fois a-t-elle tâché de se déguiser, et en combien de manières s’est-elle transformée pour couvrir sa honte ? Elle faisait quelquefois la respectueuse envers la divinité. Tout ce qui est divin, disait-elle, est inconnu : il n’y a que la divinité qui se connaisse elle-même : ce n’est pas à nous à discourir de choses si hautes : c’est pourquoi il en faut croire les anciens, et chacun doit suivre la religion qu’il trouve établie dans son pays. Par ces maximes, les erreurs grossières autant qu’impies qui remplissaient toute la terre, étaient sans remède, et la voix de la nature qui annonçait le vrai dieu était étouffée.
On avait sujet de penser que la faiblesse de notre raison égarée a besoin d’une autorité qui la ramène au principe ; et que c’est de l’antiquité qu’il faut apprendre la religion véritable. Aussi en avez-vous vu la suite immuable dés l’origine du monde. Mais de quelle antiquité se pouvait vanter le paganisme, qui ne pouvait lire ses propres histoires sans y trouver l’origine non seulement de sa religion, mais encore de ses dieux ? Varron et Cicéron, sans compter les autres auteurs, l’ont bien fait voir. Ou bien aurions-nous recours à ces milliers infinis d’années que les Égyptiens remplissaient de fables confuses et impertinentes pour établir l’antiquité dont ils se vantaient ? Mais toujours y voyait-on naître et mourir les divinités de l’Égypte ; et ce peuple ne pouvait se faire ancien, sans marquer le commencement de ses dieux. Voici une autre forme de l’idolâtrie. Elle voulait qu’on servît tout ce qui passait pour divin. La politique romaine, qui défendait si sévèrement les religions étrangères, permettait qu’on adorât les dieux des barbares, pourvu qu’elle les eût adoptés. Ainsi elle voulait paraître équitable envers tous les dieux, aussi bien qu’envers tous les hommes. Elle encensait quelquefois le dieu des Juifs avec tous les autres. Nous trouvons une lettre de Julien L’Apostat, par laquelle il promet aux Juifs de rétablir la sainte cité, et de sacrifier avec eux au dieu créateur de l’univers. C’était une erreur commune. Nous avons vu que les païens voulaient bien adorer le vrai Dieu, mais non pas le vrai Dieu tout seul ; et il ne tint pas aux empereurs que Jésus-Christ même dont ils persécutaient les disciples, n’eussent des autels parmi les Romains.
Quoi donc les Romains ont-ils pu penser à honorer comme Dieu celui que leurs magistrats avaient condamné au dernier supplice, et que plusieurs de leurs auteurs ont chargé d’opprobres ? Il ne faut pas s’en étonner, et la chose est incontestable.
Distinguons premièrement ce que fait dire en général une haine aveugle, d’avec les faits positifs dont on allègue la preuve. Il est certain que les Romains, quoiqu’ils aient condamné Jésus-Christ, ne lui ont jamais reproché aucun crime particulier. Aussi Pilate le condamna-t-il avec répugnance, violenté par les cris et par les menaces des Juifs. Mais ce qui est bien plus merveilleux, les Juifs eux-mêmes, à la poursuite desquels il a été crucifié, n’ont conservé dans leurs anciens livres la mémoire d’aucune action qui n’ôtât sa vie, loin d’en avoir remarqué aucune qui lui ait fait mériter le dernier supplice : par où se confirme manifestement ce que nous lisons dans l’évangile, que tout le crime de Notre Seigneur a été de s’être dit le Christ fils de Dieu.
En effet, Tacite nous rapporte bien le supplice de Jésus-Christ sous Ponce Pilate et durant l’empire de Tibère ; mais il ne rapporte aucun crime qui lui ait fait mériter la mort, que celui d’être l’auteur d’une secte convaincue de haïr le genre humain, ou de lui être odieuse. Tel est le crime de Jésus-Christ et des chrétiens ; et leurs plus grands ennemis n’ont jamais pu les accuser qu’en termes vagues, sans jamais alléguer un fait positif qu’on leur ait pu imputer. Il est vrai que dans la dernière persécution, et trois cent ans après Jésus-Christ, les païens qui ne savaient plus que reprocher ni à lui ni à ses disciples, publièrent de faux actes de Pilate, où ils prétendaient qu’on verrait les crimes pour lesquels il avait été crucifié. Mais comme on n’entend point parler de ces actes dans tous les siècles précédents, et que ni sous Néron, ni sous Domitien qui régnaient dans l’origine du christianisme, quelque ennemis qu’ils en fussent, on n’en trouve rien du tout : il paraît qu’ils ont été faits à plaisir ; et il y a parmi les Romains si peu de preuves constantes contre Jésus-Christ, que ses ennemis ont été réduits à en inventer.
Voilà donc un premier fait, l’innocence de Jésus-Christ sans reproche. Ajoutons-en un second, la sainteté de sa vie et de sa doctrine reconnue. Un des plus grands empereurs Romains, c’est Alexandre Sévère, admirait Notre Seigneur, et faisait écrire dans les ouvrages publics aussi bien que dans son palais, quelques sentences de son évangile. Le même empereur louait et proposait pour exemple, les saintes précautions avec lesquelles les chrétiens ordonnaient les ministres des choses sacrées. Ce n’est pas tout : on voyait dans son palais une espèce de chapelle, où il sacrifiait dés le matin. Il y avait consacré les images des âmes saintes, parmi lesquelles il rangeait avec Orphée Jésus Christ et Abraham. Il avait une autre chapelle, ou comme on voudra traduire le mot latin Lararium, de moindre dignité que la première, où l’on voyait l’image d’Achille et de quelques autres grands hommes ; mais Jésus-Christ était placé dans le premier rang. C’est un païen qui l’écrit, et il cite pour témoin un auteur du temps d’Alexandre. Voilà donc deux témoins de ce même fait, et voici un autre fait qui n’est pas moins surprenant. Quoique Porphyre, en abjurant le christianisme, s’en fut déclaré l’ennemi, il ne laisse pas dans le livre intitulé, la philosophie par les oracles, d’avouer qu’il y en a eu de très favorables à la sainteté de Jésus-Christ. A Dieu ne plaise que nous apprenions par les oracles trompeurs la gloire du fils de Dieu, qui les a fait taire en naissant. Ces oracles cités par Porphyre sont de pures inventions : mais il est bon de savoir ce que les païens faisaient dire à leurs dieux sur Notre Seigneur. Porphyre donc nous assure qu’il y a eu des oracles, etc. Paroles pompeuses et entièrement vides de sens, mais qui montrent que la gloire de Notre Seigneur a forcé ses ennemis à lui donner des louanges.
Outre l’innocence et la sainteté de Jésus-Christ, il y a encore un troisième point qui n’est pas moins important, c’est ses miracles. Il est certain que les Juifs ne les ont jamais niés ; et nous trouvons dans leur talmud quelques-uns de ceux que ses disciples ont faits en son nom. Seulement, pour les obscurcir, ils ont dit qu’il les avait faits par les enchantements qu’il avait appris en Égypte ; ou même par le nom de Dieu, ce nom inconnu et ineffable dont la vertu peut tout selon les Juifs, et que Jésus-Christ avait découvert, on ne sait comment, dans le sanctuaire ; ou enfin, parce qu’il était un de ces prophètes marqués par Moïse, dont les miracles trompeurs devaient porter le peuple à l’idolâtrie.
Jésus-Christ vainqueur des idoles, dont l’évangile a fait reconnaître un seul Dieu par toute la terre, n’a pas besoin d’être justifié de ce reproche : les vrais prophètes n’ont pas moins prêché sa divinité qu’il a fait lui-même ; et ce qui doit résulter du témoignage des Juifs, c’est que Jésus-Christ a fait des miracles pour justifier sa mission. Au reste, quand ils lui reprochent qu’il les a faits par magie, ils devraient songer que Moïse a été accusé du même crime. C’était l’ancienne opinion des Égyptiens, qui étonnés des merveilles que Dieu avait opérées en leur pays par ce grand homme, l’avaient mis au nombre des principaux magiciens. On peut voir encore cette opinion dans Pline et dans Apulée, où Moïse se trouve nommé avec Jannes et Mambré, ces célèbres enchanteurs d’Égypte dont parle Saint Paul, et que Moïse avait confondus par ses miracles. Mais la réponse des Juifs était aisée. Les illusions des magiciens n’ont jamais un effet durable, ni ne tendent à établir, comme a fait Moïse, le culte du dieu véritable et la sainteté de vie : joint que Dieu sait bien se rendre le maître, et faire des œuvres que la puissance ennemie ne puisse imiter. Les mêmes raisons mettent Jésus-Christ au dessus d’une si vaine accusation, qui dés-là, comme nous l’avons remarqué, ne sert plus qu’à justifier que ses miracles sont incontestables.
Ils le sont en effet si fort, que les gentils n’ont pu en disconvenir non plus que les Juifs. Celse le grand ennemi des chrétiens, et qui les attaque dés les premiers temps avec toute l’habileté imaginable, recherchant avec un soin infini tout ce qui pouvait leur nuire, n’a pas nié tous les miracles de Notre Seigneur : il s’en défend, en disant avec les Juifs que Jésus-Christ avait appris les secrets des Égyptiens, c’est à dire la magie, et qu’il voulut s’attribuer la divinité par les merveilles qu’il fit en vertu de cet art damnable. C’est pour la même raison que les chrétiens passaient pour magiciens ; et nous avons un passage de Julien L’Apostat qui méprise les miracles de Notre Seigneur, mais qui ne les révoque pas en doute. Volusien, dans son épître à Saint Augustin, en fait de même ; et ce discours était commun parmi les païens.
Il ne faut donc plus s’étonner, si accoutumés à faire des dieux de tous les hommes où il éclatait quelque chose d’extraordinaire, ils voulurent ranger Jésus-Christ parmi leurs divinités. Tibère, sur les relations qui lui venaient de Judée, proposa au sénat d’accorder à Jésus-Christ les honneurs divins. Ce n’est point un fait qu’on avance en l’air, et Tertullien le rapporte comme public et notoire dans son apologétique qu’il présente au sénat au nom de l’église, qui n’eût pas voulu affaiblir une aussi bonne cause que la sienne par des choses où on aurait pu si aisément la confondre. Que si on veut le témoignage d’un auteur païen, Lampridius nous dira qu’Adrien avait élevé à Jésus-Christ des temples qu’on voyait encore du temps qu’il écrivait ; et qu’Alexandre Sévère, après l’avoir révéré en particulier, lui voulait publiquement dresser des autels, et le mettre au nombre des dieux.
Il y a certainement beaucoup d’injustice à ne vouloir croire touchant Jésus-Christ que ce qu’en écrivent ceux qui ne se sont pas rangés parmi ses disciples : car c’est chercher la foi dans les incrédules, ou le soin et l’exactitude dans ceux qui occupés de toute autre chose tenaient la religion pour indifférente. Mais il est vrai néanmoins que la gloire de Jésus-Christ a eu un si grand éclat, que le monde ne s’est pu défendre de lui rendre quelque témoignage ; et je ne puis vous en rapporter de plus authentique que celui de tant d’empereurs. Je reconnais toutefois qu’ils avaient encore un autre dessein. Il se mêlait de la politique dans les honneurs qu’ils rendaient à Jésus-Christ. Ils prétendaient qu’à la fin les religions s’uniraient, et que les dieux de toutes les sectes deviendraient communs. Les chrétiens ne connaissaient point ce culte mêlé, et ne méprisèrent pas moins les condescendances que les rigueurs de la politique romaine. Mais Dieu voulut qu’un autre principe fit rejeter par les païens les temples que les empereurs destinaient à Jésus-Christ. Les prêtres des idoles, au rapport de l’auteur païen déjà cité tant de fois, déclarèrent à l’empereur Adrien, que s’il consacrait ces temples bâtis à l’usage des chrétiens, tous les autres temples seraient abandonnés, et que tout le monde embrasserait la religion chrétienne. L’idolâtrie même sentait dans notre religion une force victorieuse contre laquelle les faux dieux ne pouvaient tenir, et justifiait elle-même la vérité de cette sentence de l’apôtre, etc.
Ainsi, par la vertu de la croix, la religion païenne confondue par elle-même, tombait en ruine ; et l’unité de Dieu s’établissait tellement, qu’à la fin l’idolâtrie n’en parut pas éloignée. Elle disait que la nature divine si grande et si étendue ne pouvait être exprimée ni par un seul nom, ni sous une seule forme ; mais que Jupiter, et Mars, et Junon, et les autres dieux, n’étaient au fonds que le même dieu, dont les vertus infinies étaient expliquées et représentées par tant de mots différents. Quand en suite il fallait venir aux histoires impures des dieux, à leurs infâmes généalogies, à leurs impudiques amours, à leurs fêtes et à leurs mystères qui n’avaient point d’autre fondement que ces fables prodigieuses, toute la religion se tournait en allégories : c’était le monde ou le soleil qui se trouvaient être ce dieu unique ; c’était les étoiles, c’était l’air, et le feu, et l’eau, et la terre, et leurs divers assemblages qui étaient cachés sous les noms des dieux et dans leurs amours. Faible et misérable refuge : car outre que les fables étaient scandaleuses et toutes les allégories froides et forcées, que trouvait-on à la fin, sinon que ce dieu unique était l’univers avec toutes ses parties, de sorte que le fonds de la religion était la nature, et toujours la créature adorée à la place du créateur ?
Ces faibles excuses de l’idolâtrie, quoique tirées de la philosophie des stoïciens, ne contentaient guère les philosophes. Celse et Porphyre cherchèrent de nouveaux secours dans la doctrine de Platon et de Pythagore ; et voici comment ils conciliaient l’unité de Dieu avec la multiplicité des dieux vulgaires. Il n’y avait, disaient-ils, qu’un dieu souverain : mais il était si grand, qu’il ne se mêlait pas des petites choses. Content d’avoir fait le ciel et les astres, il n’avait daigné mettre la main à ce bas monde qu’il avait laissé former à ses subalternes ; et l’homme, quoique né pour le connaître, parce qu’il était mortel, n’était pas une œuvre digne de ses mains. Aussi était-il inaccessible à notre nature : il était logé trop haut pour nous ; les esprits célestes qui nous avaient faits, nous servaient de médiateurs auprès de lui, et c’est pourquoi il les fallait adorer.
Il ne s’agit pas de réfuter ces rêveries des platoniciens, qui aussi bien tombent d’elles-mêmes. Le mystère de Jésus-Christ les détruisait par le fondement. Ce mystère apprenait aux hommes que Dieu qui les avait faits à son image, n’avait garde de les mépriser : que s’ils avaient besoin de médiateur, ce n’était pas à cause de leur nature que Dieu avait faite comme il avait fait toutes les autres ; mais à cause de leur péché dont ils étaient les seuls auteurs : au reste, que leur nature les éloignait si peu de Dieu, que Dieu ne dédaignait pas de s’unir à eux en se faisant homme, et leur donnait pour médiateur, non point ces esprits célestes que les philosophes appelaient démons, et que l’écriture appelait anges ; mais un homme, qui joignant la force d’un dieu à notre nature infirme, nous fit un remède de notre faiblesse.
Que si l’orgueil des platoniciens ne pouvait pas se rabaisser jusqu’aux humiliations du verbe fait chair, ne devaient-ils pas du moins comprendre que l’homme pour être un peu au dessous des anges, ne laissait pas d’être comme eux capable de posséder Dieu ; de sorte qu’il était plutôt leur frère que leur sujet, et ne devait pas les adorer, mais adorer avec eux en esprit de société celui qui les avait faits les uns et les autres à sa ressemblance ? C’était donc non seulement trop de bassesse, mais encore trop d’ingratitude au genre humain de sacrifier à d’autre qu’à Dieu ; et rien n’était plus aveugle que le paganisme, qui au lieu de lui réserver ce culte suprême, le rendait à tant de démons. C’est ici que l’idolâtrie qui semblait être aux abois, découvrit tout à fait son faible. Sur la fin des persécutions, Porphyre pressé par les chrétiens fut contraint de dire que le sacrifice n’était pas le culte suprême ; et voyez jusqu’où il poussa l’extravagance. Ce dieu très haut, disait-il, ne recevait point de sacrifice : tout ce qui est matériel est impur pour lui, et ne peut lui être offert. La parole même ne doit pas être employée à son culte, parce que la voix est une chose corporelle : il faut l’adorer en silence, et par de simples pensées ; tout autre culte est indigne d’une majesté si haute.
Ainsi Dieu était trop grand pour être loué. C’était un crime d’exprimer comme nous pouvons ce que nous pensons de sa grandeur. Le sacrifice, quoiqu’il ne soit qu’une manière de déclarer notre dépendance profonde et une reconnaissance de sa souveraineté, n’était pas pour lui. Porphyre le disait ainsi expressément ; et cela qu’était-ce autre chose qu’abolir la religion, et laisser tout à fait sans culte celui qu’on reconnaissait pour le dieu des dieux ? Mais qu’était-ce donc que ces sacrifices que les gentils offraient dans tous les temples ? Porphyre en avait trouvé le secret. Il y avait, disait-il, des esprits impurs, trompeurs, malfaisants, qui par un orgueil insensé voulaient passer pour des dieux, et se faire servir par les hommes. Il fallait les apaiser, de peur qu’ils ne nous nuisissent. Les uns plus gais et plus enjoués se laissaient gagner par des spectacles et des jeux : l’humeur plus sombre des autres voulait l’odeur de la graisse, et se repaissait de sacrifices sanglants. Que sert de réfuter ces absurdités ? Tant y a que les chrétiens gagnaient leur cause. Il demeurait pour constant, que tous les dieux auxquels on sacrifiait parmi les gentils étaient des esprits malins, dont l’orgueil s’attribuait la divinité : de sorte que l’idolâtrie, à la regarder en elle-même, paraissait seulement l’effet d’une ignorance brutale ; mais à remonter à la source, c’était une œuvre menée de loin, poussée aux derniers excès par des esprits malicieux. C’est ce que les chrétiens avaient toujours prétendu ; c’est ce qu’enseignait l’évangile ; c’est ce que chantait le psalmiste : tous les dieux des gentils sont des démons, mais le Seigneur a fait les cieux.
Et toutefois, monseigneur, étrange aveuglement du genre humain ! L’idolâtrie réduite à l’extrémité, et confondue par elle-même, ne laissait pas de se soutenir. Il ne fallait que la revêtir de quelque apparence, et l’expliquer en paroles dont le son fut agréable à l’oreille pour la faire entrer dans les esprits. Porphyre était admiré. Jamblique son sectateur passait pour un homme divin, parce qu’il savait envelopper les sentiments de son maître de termes qui paraissaient mystérieux, quoiqu’en effet ils ne signifiassent rien. Julien L’Apostat, tout fin qu’il était, fut pris par ces apparences ; les païens même le racontent. Des enchantements vrais ou faux, que ces philosophes vantaient, leur austérité mal entendue, leur abstinence ridicule qui allait jusqu’à faire un crime de manger les animaux, leurs purifications superstitieuses, enfin leur contemplation qui s’évaporait en vaines pensées, et leurs paroles aussi peu solides qu’elles semblaient magnifiques, imposaient au monde. Mais je ne dis pas le fonds. La sainteté des mœurs chrétiennes, le mépris des plaisirs qu’elle commandait, et plus que tout cela l’humilité qui faisait le fonds du christianisme, offensait les hommes ; et si nous savons le comprendre, l’orgueil, la sensualité et le libertinage étaient les seules défenses de l’idolâtrie.
L’église la déracinait tous les jours par sa doctrine, et plus encore par sa patience. Mais ces esprits malfaisants qui n’avaient jamais cessé de tromper les hommes, et qui les avaient plongés dans l’idolâtrie, n’oublièrent pas leur malice. Ils suscitèrent dans l’église ces hérésies que vous avez vues. Des hommes curieux, et par là vains et remuants, voulurent se faire un nom parmi les fidèles, et ne purent se contenter de cette sagesse sobre et tempérée que l’apôtre avait tant recommandée aux chrétiens. Ils entraient trop avant dans les mystères qu’ils prétendaient mesurer à nos faibles conceptions : nouveaux philosophes qui mêlaient les raisonnements humains avec la foi, et entreprenaient de diminuer les difficultés du christianisme, ne pouvant digérer toute la folie que le monde trouvait dans l’évangile. Ainsi successivement, et avec une espèce de méthode, tous les articles de notre foi furent attaqués : la création, la loi de Moïse fondement nécessaire de la notre, la divinité de Jésus-Christ, son incarnation, sa grâce, ses sacrements, tout enfin donna matière à des divisions scandaleuses. Celse et les autres nous les reprochaient. L’idolâtrie semblait triompher. Elle regardait le christianisme comme une nouvelle secte de philosophie qui avait le sort de toutes les autres, et comme elle se partageait en plusieurs autres sectes. L’église ne leur paraissait qu’un ouvrage humain prêt à tomber de lui-même. On concluait qu’il ne fallait pas en matière de religion raffiner plus que nos ancêtres, ni entreprendre de changer le monde.
Dans cette confusion de sectes qui se vantaient d’être chrétiennes, Dieu ne manqua pas à son église. Il sût lui conserver un caractère d’autorité que les hérésies ne pouvaient prendre. Elle était catholique et universelle : elle embrassait tous les temps ; elle s’étendait de tous côté. Elle était apostolique ; la suite, la succession, la chaire de l’unité, l’autorité primitive lui appartenait. Tous ceux qui la quittaient, l’avaient premièrement reconnue, et ne pouvaient effacer le caractère de leur nouveauté, ni celui de leur rébellion. Les païens eux-mêmes la regardaient comme celle qui était la tige, le tout d’où les parcelles s’étaient détachées, le tronc toujours vif que les branches retranchées laissaient en son entier. Celse qui reprochait aux chrétiens leurs divisions parmi tant d’églises schismatiques qu’il voyait s’élever, remarquait une église distinguée de toutes les autres, et toujours plus forte qu’il appelait aussi pour cette raison la grande église. Il y en a, disait-il, parmi les chrétiens qui ne reconnaissent pas le créateur, ni les traditions des Juifs ; il voulait parler des marcionites : mais, poursuivait-il, la grande église les reçoit. Dans le trouble qu’excita Paul de Samosate, l’empereur Aurélien n’eût pas de peine à connaître la vraie église chrétienne à laquelle appartenait la maison de l’église, soit que ce fut le lieu d’oraison, ou la maison de l’évêque. Il l’adjugea à ceux qui étaient en communion avec les évêques d’Italie et celui de Rome, parce qu’il voyait de tout temps le gros des chrétiens dans cette communion. Lors que l’empereur Constance brouillait tout dans l’église, la confusion qu’il y mettait en protégeant les ariens ne put empêcher qu’Ammien Marcellin tout païen qu’il était, ne reconnut que cet empereur s’égarait de la droite voie de la religion chrétienne simple et précise par elle-même dans ses dogmes et dans sa conduite. C’est que l’église véritable avait une majesté et une droiture que les hérésies ne pouvaient ni imiter, ni obscurcir ; au contraire, sans y penser, elles rendaient témoignage à l’église catholique.
Constance qui persécutait Saint Athanase défenseur de l’ancienne foi, souhaitait avec ardeur, dit Ammien Marcellin, de le faire condamner par l’autorité qu’avait l’évêque de Rome au dessus des autres. En recherchant de s’appuyer de cette autorité, il faisait sentir aux païens mêmes ce qui manquait à sa secte, et honorait l’église dont les ariens s’étaient séparés : ainsi les gentils même connaissaient l’église catholique. Si quelqu’un leur demandait où elle tenait ses assemblées, et quels étaient ses évêques, jamais ils ne s’y trompaient. Pour les hérésies, quoi qu’elles fissent, elles ne pouvaient se défaire du nom de leurs auteurs. Les sabelliens, les paulianistes, les ariens, les pélagiens, et les autres s’offensaient en vain du titre de parti qu’on leur donnait. Le monde, malgré qu’ils en eussent, voulait parler naturellement, et désignait chaque secte par celui dont elle tirait sa naissance. Pour ce qui est de la grande église, de l’église catholique et apostolique, il n’a jamais été possible de lui nommer un autre auteur que Jésus-Christ même, ni de lui marquer les premiers de ses pasteurs sans remonter jusqu’aux apôtres, ni de lui donner un autre nom que celui qu’elle prenait. Ainsi quoi que fissent les hérétiques, ils ne la pouvaient cacher aux païens. Elle leur ouvrait son sein par toute la terre : ils y accouraient en foule. Quelques-uns d’eux se perdaient peut-être dans les sentiers détournés : mais l’église catholique était la grande voie où entraient toujours la plupart de ceux qui cherchaient Jésus-Christ ; et l’expérience a fait voir que c’était à elle qu’il était donné de rassembler les gentils. C’était elle aussi que les empereurs infidèles attaquaient de toute leur force. Origène nous apprend que peu d’hérétiques ont eu à souffrir pour la foi. Saint Justin, plus ancien que lui, a remarqué que la persécution épargnait les marcionites et les autres hérétiques. Les païens ne persécutaient que l’église qu’ils voyaient s’étendre par toute la terre, et ne connaissaient qu’elle seule pour l’église de Jésus-Christ. Qu’importe qu’on lui arrachât quelques branches ? Sa bonne sève ne se perdait pas pour cela : elle poussait par d’autres endroits, et le retranchement du bois superflu ne faisait que rendre ses fruits meilleurs.
En effet, si on considère l’histoire de l’église, on verra que toutes les fois qu’une hérésie l’a diminuée, elle a réparé ses pertes, et en s’étendant au dehors, et en augmentant au dedans la lumière et la piété, pendant qu’on a vu sécher en des coins écartés les branches coupées. Les œuvres des hommes ont péri malgré l’enfer qui les soutenait : l’œuvre de Dieu a subsisté : l’église a triomphé de l’idolâtrie et de toutes les erreurs.
Cette église toujours attaquée, et jamais vaincue, est un miracle perpétuel, et un témoignage éclatant de l’immutabilité des conseils de Dieu. Au milieu de l’agitation des choses humaines elle se soutient toujours avec une force invincible, en sorte que par une suite non interrompue depuis prés de dix-sept cent ans nous la voyons remonter jusqu’à Jésus-Christ, dans lequel elle a recueilli la succession de l’ancien peuple, et se trouve réunie aux prophètes et aux patriarches.
Ainsi tant de miracles étonnants que les anciens Hébreux ont vu de leurs yeux, servent encore aujourd’hui à confirmer notre foi. Ce grand dieu qui les a faits pour rendre témoignage à son unité et à sa toute-puissance, que pouvait-il faire de plus authentique pour en conserver la mémoire, que de laisser entre les mains de tout un grand peuple les actes qui les attestent rédigés par l’ordre des temps ? C’est ce que nous avons encore dans les livres de l’ancien testament, c’est à dire, dans les livres les plus anciens qui soient au monde ; dans les livres qui sont les seuls de l’antiquité où la connaissance du vrai dieu soit enseignée, et son service ordonné ; dans les livres que le peuple juif a toujours si religieusement gardés. Il est certain que ce peuple est le seul qui ait connu dés son origine le dieu créateur du ciel et de la terre ; le seul par conséquent qui devait être le dépositaire des secrets divins. Il les a aussi conservés avec une religion qui n’a point d’exemple. Les livres que les Égyptiens et les autres peuples appelaient divins, sont perdus il y a longtemps, et à peine nous en reste-t-il quelque mémoire confuse dans les histoires anciennes.
Les livres sacrés des Romains, où Numa auteur de leur religion en avait écrit les mystères, ont péri par les mains des Romains mêmes, et le sénat les fit brûler comme tendant à renverser la religion. Ces mêmes Romains ont à la fin laissé périr les livres sibyllins si longtemps révérés parmi eux comme prophétiques, et où ils voulaient qu’on crut qu’ils trouvaient les décrets des dieux immortels sur leur empire, sans pourtant en avoir jamais montré au public je ne dis pas un seul volume, mais un seul oracle. Les Juifs ont été les seuls dont les écritures sacrées ont été d’autant plus en vénération, qu’elles ont été plus connues. De tous les peuples anciens ils sont le seul qui ait conservé les monuments primitifs de sa religion, quoiqu’ils fussent pleins des témoignages de leur infidélité et de celle de leurs ancêtres. Et aujourd’hui encore ce même peuple reste sur la terre pour porter à toutes les nations où il a été dispersé, avec la suite de la religion, les miracles et les prédictions qui la rendent inébranlable. Quand Jésus-Christ est venu, et qu’envoyé par son père pour accomplir les promesses de la loi, il a confirmé sa mission et celle de ses disciples par des miracles nouveaux, ils ont été écrits avec la même exactitude. Les actes en ont été publiés à toute la terre ; les circonstances des temps, des personnes et des lieux ont rendu l’examen facile à quiconque a été soigneux de son salut. Le monde s’est informé, le monde a cru ; et si peu qu’on ait considéré les anciens monuments de l’église, on avouera que jamais affaire n’a été jugée avec plus de réflexion et de connaissance.
Mais dans le rapport qu’ont ensemble les livres des deux testaments, il y a une différence à considérer ; c’est que les livres de l’ancien peuple ont été composés en divers temps. Autres sont les temps de Moïse, autres ceux de Josué et des juges, autres ceux des rois : autres ceux où le peuple a été tiré d’Égypte et où il a reçu la loi, autres ceux où il a conquis la terre promise, autres ceux où il y a été rétabli par des miracles visibles.
Pour convaincre l’incrédulité d’un peuple attaché aux sens, Dieu a pris une longue étendue de siècles durant lesquels il a distribué ses miracles et ses prophètes, afin de renouveler souvent les témoignages sensibles par lesquels il attestait ses vérités saintes. Dans le nouveau testament il a suivi une autre conduite. Il ne veut plus rien révéler de nouveau à son église après Jésus-Christ. En lui est la perfection et la plénitude ; et tous les livres divins qui ont été composés dans la nouvelle alliance, l’ont été au temps des apôtres.
C’est à dire, que le témoignage de Jésus-Christ et de ceux que Jésus-Christ même a daigné choisir pour témoins de sa résurrection, a suffi à l’église chrétienne. Tout ce qui est venu depuis l’a édifiée ; mais elle n’a regardé comme purement inspiré de Dieu que ce que les apôtres ont écrit, ou ce qu’ils ont confirmé par leur autorité. Mais dans cette différence qui se trouve entre les livres des deux testaments, Dieu a toujours gardé cet ordre admirable, de faire écrire les choses dans le temps qu’elles étaient arrivées, ou que la mémoire en était récente. Ainsi ceux qui les savaient les ont écrites ; ceux qui les savaient ont reçu les livres qui en rendaient témoignage : les uns et les autres les ont laissés à leurs descendants comme un héritage précieux ; et la pieuse postérité les a conservés.
C’est ainsi que s’est formé le corps des écritures saintes tant de l’ancien que du nouveau testament : écritures qu’on a regardées dés leur origine comme véritables en tout, comme données de Dieu même, et qu’on a aussi conservées avec tant de religion, qu’on n’a pas cru pouvoir sans impiété y altérer une seule lettre. C’est ainsi qu’elles sont venues jusqu’à nous, toujours saintes, toujours sacrées, toujours inviolables ; conservées les unes par la tradition constante du peuple juif, et les autres par la tradition du peuple chrétien d’autant plus certaine, qu’elle a été confirmée par le sang et par le martyre tant de ceux qui ont écrit ces livres divins que de ceux qui les ont reçus. Saint Augustin et les autres pères demandent sur la foi de qui nous attribuons les livres profanes à des temps et à des auteurs certains. Chacun répond aussitôt que les livres sont distingués par les différents rapports qu’ils ont aux lois, aux coutumes, aux histoires d’un certain temps, par le style même qui porte imprimé le caractère des âges et des auteurs particuliers ; plus que tout cela par la foi publique, et par une tradition constante. Toutes ces choses concourent à établir les livres divins, à en distinguer les temps, à en marquer les auteurs ; et plus il y a eu de religion à les conserver dans leur entier, plus la tradition qui nous les conserve est incontestable.
Aussi a-t-elle toujours été reconnue, non seulement par les orthodoxes, mais encore par les hérétiques, et même par les infidèles. Moïse a toujours passé dans tout l’Orient, et en suite dans tout l’univers pour le législateur des Juifs, et pour l’auteur des livres qu’ils lui attribuent. Les samaritains qui les ont reçus des dix tribus séparées, les ont conservés aussi religieusement que les Juifs. Vous avez vu leur tradition et leur histoire.
Deux peuples si opposés ne les ont pas pris l’un de l’autre, mais tous les deux les ont reçus de leur origine commune dés les temps de Salomon et de David. Les anciens caractères Hébreux que les samaritains retiennent encore, montrent assez qu’ils n’ont pas suivi Esdras qui les a changés. Ainsi le pentateuque des samaritains et celui des Juifs sont deux originaux complets, indépendants l’un de l’autre. La parfaite conformité qu’on y voit dans la substance du texte, justifie la bonne foi des deux peuples. Ce sont des témoins fidèles qui conviennent sans s’être entendus, ou pour mieux dire, qui conviennent malgré leurs inimitiés, et que la seule tradition immémoriale de part et d’autre a unis dans la même pensée.
Ceux donc qui ont voulu dire, quoique sans aucune raison, que ces livres étant perdus, ou n’ayant jamais été, ont été ou rétablis, ou composés de nouveau, ou altérés par Esdras ; outre qu’ils sont démentis par Esdras même, comme on l’a pu remarquer dans la suite de son histoire, le sont aussi par le pentateuque qu’on trouve encore aujourd’hui entre les mains des samaritains tel que l’avaient lu dans les premiers siècles Eusèbe de Césarée, Saint Jérôme, et les autres auteurs ecclésiastiques ; tel que ces peuples l’avaient conservé dés leur origine : et une secte si faible semble ne durer si longtemps que pour rendre ce témoignage à l’antiquité de Moïse.
Les auteurs qui ont écrit les quatre évangiles ne reçoivent pas un témoignage moins assuré du consentement unanime des fidèles, des païens, et des hérétiques. Ce grand nombre de peuples divers qui ont reçu et traduit ces livres divins aussitôt qu’ils ont été faits, conviennent tous de leur date et de leurs auteurs. Les païens n’ont pas contredit cette tradition. Ni Celse qui a attaqué ces livres sacrés, presque dans l’origine du christianisme ; ni Julien l’Apostat, quoiqu’il n’ait rien ignoré, ni rien omis de ce qui pouvait les décrier ; ni aucun autre païen ne les a jamais soupçonné d’être supposés : au contraire, tous leur ont donné les mêmes auteurs que les chrétiens. Les hérétiques, quoique accablés par l’autorité de ces livres, n’osaient dire qu’ils ne fussent pas des disciples de Notre Seigneur. Il y a eu pourtant de ces hérétiques qui ont vu les commencements de l’église, et aux yeux desquels ont été écrits les livres de l’évangile. Ainsi la fraude, s’il y en eût pu avoir, eût été éclairée de trop prés pour réussir. Il est vrai qu’après les apôtres, et lors que l’église était déjà étendue par toute la terre, Marcion et Manès constamment les plus téméraires et les plus ignorants de tous les hérétiques, malgré la tradition venue des apôtres, continuée par leurs disciples et par les évêques à qui ils avaient laissé leur chaire et la conduite des peuples, et reçue unanimement par toute l’église chrétienne, osèrent dire que trois évangiles étaient supposés, et que celui de Saint Luc qu’ils préféraient aux autres, on ne sait pourquoi puis qu’il n’était pas venu par une autre voie, avait été falsifié. Mais quelles preuves en donnaient-ils ? De pures visions, nuls faits positifs. Ils disaient pour toute raison, que ce qui était contraire à leurs sentiments devait nécessairement avoir été inventé par d’autres que par les apôtres, et alléguaient pour toute preuve les opinions mêmes qu’on leur contestait ; opinions d’ailleurs si extravagantes, et si manifestement insensées, qu’on ne sait encore comment elles ont pu entrer dans l’esprit humain. Mais certes, pour accuser la bonne foi de l’église, il fallait avoir en main des originaux différents des siens, ou quelque preuve constante. Interpellés d’en produire eux et leurs disciples, ils sont demeurés muets, et ont laissé par leur silence une preuve indubitable qu’au second siècle du christianisme où ils écrivaient, il n’y avait pas seulement un indice de fausseté, ni la moindre conjecture qu’on pût opposer à la tradition de l’église.
Que dirai-je du consentement des livres de l’écriture, et du témoignage admirable que tous les temps du peuple de Dieu se donnent les uns aux autres ? Les temps du second temple supposent ceux du premier, et nous ramènent à Salomon. La paix n’est venue que par les combats ; et les conquêtes du peuple de Dieu nous font remonter jusqu’aux juges, jusqu’à Josué, et jusqu’à la sortie d’Égypte. En regardant tout un peuple sortir d’un royaume où il était étranger, on se souvient comment il y était entré.
Les douze patriarches paraissent aussitôt, et un peuple qui ne s’est jamais regardé que comme une seule famille, nous conduit naturellement à Abraham qui en est la tige. Ce peuple est-il plus sage et moins porté à l’idolâtrie après le retour de Babylone ? C’était l’effet naturel d’un grand châtiment, que ses fautes passées lui avaient attiré. Si ce peuple se glorifie d’avoir vu durant plusieurs siècles des miracles que les autres peuples n’ont jamais vus, il peut aussi se glorifier d’avoir eu la connaissance de Dieu qu’aucun autre peuple n’avait. Que veut-on que signifie la circoncision, et la fête des tabernacles, et la Pâque, et les autres fêtes célébrées dans la nation de temps immémorial, sinon les choses qu’on trouve marquées dans le livre de Moïse ?
Qu’un peuple distingué des autres par une religion et par des mœurs si particulières, qui conserve dés son origine sur le fondement de la création et sur la foi de la providence, une doctrine si suivie et si élevée, une mémoire si vive d’une longue suite de faits si nécessairement enchaînés, des cérémonies si réglées et des coutumes si universelles, ait été sans une histoire qui lui marquât son origine et sans une loi qui lui prescrivît ses coutumes pendant mille ans qu’il est demeuré en état ; et qu’Esdras ait commencé à lui vouloir donner tout à coup sous le nom de Moïse, avec l’histoire de ses antiquités, la loi qui formait ses mœurs, quand ce peuple devenu captif à vu son ancienne monarchie renversée de fonds en comble : quelle fable plus incroyable pourrait-on jamais inventer ? Et peut-on y donner créance, sans joindre l’ignorance au blasphème ?
Pour perdre une telle loi, quand on l’a une fois reçue, il faut qu’un peuple soit exterminé, ou que par divers changements il en soit venu à n’avoir plus qu’une idée confuse de son origine, de sa religion, et de ses coutumes. Si ce malheur est arrivé au peuple juif, et que la loi si connue sous Sédécias se soit perdue soixante ans après malgré les soins d’un Ézéchiel, d’un Jérémie, d’un Baruch, d’un Daniel, sans compter les autres, et dans le temps que cette loi avait ses martyrs comme le montrent les persécutions de Daniel et des trois enfants ; si, dis-je, cette sainte loi s’est perdue en si peu de temps, et demeure si profondément oubliée qu’il soit permis à Esdras de la rétablir à sa fantaisie : ce n’était pas le seul livre qu’il lui fallait fabriquer. Il lui fallait composer en même temps tous les prophètes anciens et nouveaux, c’est à dire, ceux qui avaient écrit et devant et durant la captivité ; ceux que le peuple avait vu écrire, aussi bien que ceux dont il conservait la mémoire ; et non seulement les prophètes, mais encore les livres de Salomon, et les psaumes de David, et tous les livres d’histoire, puis qu’à peine se trouvera-t-il dans toute cette histoire un seul fait considérable, et dans tous ces autres livres un seul chapitre, qui détaché de Moïse tel que nous l’avons, puisse subsister un seul moment. Tout y parle de Moïse, tout y est fondé sur Moïse ; et la chose devait être ainsi, puis que Moïse et sa loi, et l’histoire qu’il a écrite était en effet dans le peuple juif tout le fondement de la conduite publique et particulière. C’était en vérité à Esdras une merveilleuse entreprise, et bien nouvelle dans le monde, de faire parler en même temps avec Moïse tant d’hommes de caractère et de style diffèrent, et chacun d’une manière uniforme et toujours semblable à elle-même ; et faire accroire tout à coup à tout un peuple que ce sont là les livres anciens qu’il a toujours révérés, et les nouveaux qu’il a vu faire, comme s’il n’avait jamais ouï parler de rien, et que la connaissance du temps présent aussi bien que celle du temps passé fut tout à coup abolie. Tels sont les prodiges qu’il faut croire, quand on ne veut pas croire les miracles du tout-puissant, ni recevoir le témoignage par lequel il est constant qu’on a dit à tout un grand peuple qu’il les avait vus de ses yeux.
Mais si ce peuple est revenu de Babylone dans la terre de ses pères si nouveau et si ignorant qu’à peine se souvint-il qu’il eût été, en sorte qu’il ait reçu sans examiner tout ce qu’Esdras aura voulu lui donner : comment donc voyons-nous dans le livre qu’Esdras a écrit et dans celui de Néhémias son contemporain, tout ce qu’on y dit des livres divins ? Avec quel front Esdras et Néhémias osent-ils parler de la loi de Moïse en tant d’endroits, et publiquement, comme d’une chose connue de tout le monde, et que tout le monde avait entre ses mains ? Comment voit-on tout le peuple agir naturellement en conséquence de cette loi, comme l’ayant eu toujours présente ? Mais comment dit-on dans le même temps, et dans le retour du peuple, que tout ce peuple admira l’accomplissement de l’oracle de Jérémie touchant les 70 ans de captivité ? Ce Jérémie qu’Esdras venait de forger avec tous les autres prophètes, comment a-t-il tout d’un coup trouvé créance ? Par quel artifice nouveau a-t-on pu persuader à tout un peuple, et aux vieillards qui avaient vu ce prophète, qu’ils avaient toujours attendu la délivrance miraculeuse qu’il leur avait annoncée dans ses écrits ? Mais tout cela sera encore supposé : Esdras et Néhémias n’auront point écrit l’histoire de leur temps ; quelque autre l’aura faite sous leur nom, et ceux qui ont fabriqué tous les autres livres de l’ancien testament auront été si favorisés de la postérité, que d’autres faussaires leur en auront supposé à eux-mêmes, pour donner créance à leur imposture.
On aura honte sans doute de tant d’extravagances ; et au lieu de dire qu’Esdras ait fait tout d’un coup paraître tant de livres si distingués les uns des autres par les caractères du style et du temps, on dira qu’il y aura pu insérer les miracles et les prédictions qui les font passer pour divins : erreur plus grossière encore que la précédente, puis que ces miracles et ces prédictions sont tellement répandus dans tous ces livres, sont tellement inculqués et répétés si souvent, avec tant de tours divers et une si grande variété de fortes figures, en un mot en font tellement tout le corps, qu’il faut n’avoir jamais seulement ouvert ces saints livres, pour ne voir pas qu’il est encore plus aisé de les refondre, pour ainsi dire, tout à fait, que d’y insérer les choses que les incrédules sont si fâchés d’y trouver. Et quand même on leur aurait accordé tout ce qu’ils demandent, le miraculeux et le divin est tellement le fonds de ces livres, qu’il s’y retrouverait encore malgré qu’on en eût. Qu’Esdras, si on veut, y ait ajouté après coup les prédictions des choses déjà arrivées de son temps : celles qui se sont accomplies depuis que vous avez vues en si grand nombre, qui les aura ajoutées ? Dieu aura peut-être donné à Esdras le don de prophétie, afin que l’imposture d’Esdras fut plus vraisemblable ; et on aimera mieux qu’un faussaire soit prophète, qu’Isaïe, ou que Jérémie, ou que Daniel : ou bien chaque siècle aura porté un faussaire heureux, que tout le peuple en aura cru ; et de nouveaux imposteurs, par un zèle admirable de religion, auront sans cesse ajouté aux livres divins, après même que le canon aura été clos, qu’ils se seront répandus avec les Juifs par toute la terre, et qu’on les aura traduits en tant de langues étrangères. N’eût-ce pas été à force de vouloir établir la religion, la détruire par les fondements ? Tout un peuple laisse-t-il donc changer si facilement ce qu’il croit être divin, soit qu’il le croie par raison ou par erreur ? Quelqu’un peut-il espérer de persuader aux chrétiens, ou même aux turcs, d’ajouter un seul chapitre ou à l’évangile, ou à l’alcoran ? Mais peut-être que les Juifs étaient plus dociles que les autres peuples, ou qu’ils étaient moins religieux à conserver leurs saints livres ? Quels monstres d’opinions se faut-il mettre dans l’esprit, quand on veut secouer le joug de l’autorité divine, et ne régler ses sentiments, non plus que ses mœurs, que par sa raison égarée ? Qu’on ne dise pas que la discussion de ces faits est embarrassante : car quand elle le serait, il faudrait ou s’en rapporter à l’autorité de l’église et à la tradition de tant de siècles, ou pousser l’examen jusqu’au bout, et ne pas croire qu’on en fut quitte pour dire qu’il demande plus de temps qu’on n’en veut donner à son salut. Mais au fonds, sans remuer avec un travail infini les livres des deux testaments, il ne faut que lire le livre des psaumes où sont recueillis tant d’anciens cantiques du peuple de Dieu, pour y voir dans la plus divine poésie qui fut jamais des monuments immortels de l’histoire de Moïse, de celle des juges, de celle des rois, imprimés par le chant et par la mesure dans la mémoire des hommes. Et pour le nouveau testament, les seules épîtres de Saint Paul si vives, si originales, si fort du temps, des affaires et des mouvements qui étaient alors, et enfin d’un caractère si marqué ; ces épîtres, dis-je, reçues par les églises auxquelles elles étaient adressées, et de là communiquées aux autres églises, suffiraient pour convaincre les esprits bien faits, que tout est sincère et original dans les écritures que les apôtres nous ont laissées.
Aussi se soutiennent-elles les unes les autres avec une force invincible. Les actes des apôtres ne font que continuer l’évangile ; leurs épîtres le supposent nécessairement : mais afin que tout soit d’accord, et les actes et les épîtres et les évangiles réclament par tout les anciens livres des Juifs. Saint Paul et les autres apôtres ne cessent d’alléguer ce que Moïse a dit, ce qu’il a écrit, ce que les prophètes ont dit et écrit après Moïse. Jésus-Christ appelle en témoignage la loi de Moïse, les prophètes et les psaumes, comme des témoins qui déposent tous de la même vérité. S’il veut expliquer ses mystères, il commence par Moïse et par les prophètes ; et quand il dit aux Juifs que Moïse a écrit de lui, il pose pour fondement ce qu’il y avait de plus constant parmi eux, et les ramène à la source même de leurs traditions. Voyons néanmoins ce qu’on oppose à une autorité si reconnue, et au consentement de tant de siècles : car puis que de nos jours on a bien osé publier en toute sorte de langues des livres contre l’écriture, il ne faut point dissimuler ce qu’on dit pour décrier ses antiquités. Que dit-on donc pour autoriser la supposition du pentateuque, et que peut-on objecter à une tradition de trois mille ans soutenue par sa propre force et par la suite des choses ? Rien de suivi, rien de positif, rien d’important ; des chicanes sur des nombres, sur des lieux, ou sur des noms : et de telles observations, qui dans toute autre matière ne passeraient tout au plus que pour de vaines curiosités incapables de donner atteinte au fond des choses, nous sont ici alléguées comme faisant la décision de l’affaire la plus sérieuse qui fut jamais.
Il y a, dit-on, des difficultés dans l’histoire de l’écriture. Il y en a sans doute qui n’y seraient pas si le livre était moins ancien, ou s’il avait été supposé, comme on l’ose dire, par un homme habile et industrieux ; si l’on eût été moins religieux à le donner tel qu’on le trouvait, et qu’on eût pris la liberté d’y corriger ce qui faisait de la peine. Il y a les difficultés que fait un longtemps, lors que les lieux ont changé de nom ou d’état : lors que les dates sont oubliées : lors que les généalogies ne sont plus connues ; qu’il n’y a plus de remède aux fautes qu’une copie tant soit peu négligée introduit si aisément en de telles choses ; ou que des faits échappés à la mémoire des hommes laissent de l’obscurité dans quelque partie de l’histoire. Mais enfin cette obscurité est-elle dans la suite même, ou dans le fond de l’affaire ? Nullement : tout y est suivi ; et ce qui reste d’obscur ne sert qu’à faire voir dans les livres saints une antiquité plus vénérable.
Mais il y a des altérations dans le texte : les anciennes versions ne s’accordent pas ; l’Hébreu en divers endroits est diffèrent de lui-même ; et le texte des samaritains, outre le mot qu’on les accuse d’y avoir changé exprès en faveur de leur temple de Garizim, diffère encore en d’autres endroits de celui des Juifs. Et de là que conclura-t-on ? Que les Juifs ou Esdras auront supposé le pentateuque au retour de la captivité ? C’est justement tout le contraire qu’il faudrait conclure. Les différences du samaritain ne servent qu’à confirmer ce que nous avons déjà établi, que leur texte est indépendant de celui des Juifs. Loin qu’on puisse s’imaginer que ces schismatiques aient pris quelque chose des Juifs et d’Esdras, nous avons vu au contraire que c’est en haine des Juifs et d’Esdras, et en haine du premier et du second temple qu’ils ont inventé leur chimère de Garizim. Qui ne voit donc qu’ils auraient plutôt accusé les impostures des Juifs que de les suivre ? Ces rebelles qui ont méprisé Esdras et tous les prophètes des Juifs, avec leur temple et Salomon qui l’avait bâti, aussi bien que David qui en avait désigné le lieu, qu’ont-ils respecté dans leur pentateuque, sinon une antiquité supérieure non seulement à celle d’Esdras et des prophètes, mais encore à celle de Salomon et de David, en un mot l’antiquité de Moïse dont les deux peuples conviennent ? Combien donc est incontestable l’autorité de Moïse et du pentateuque que toutes les objections ne font qu’affermir ?
Mais enfin d’où viennent ces variétés des textes et des versions ? D’où viennent-elles en effet, sinon de l’antiquité du livre même qui a passé par les mains de tant de copistes depuis tant de siècles que la langue dans laquelle il est écrit, a cessé d’être commune ? Mais laissons les vaines disputes, et tranchons en un mot la difficulté par le fond. Qu’on me dise s’il n’est pas constant que de toutes les versions, et de tout le texte quel qu’il soit, il en reviendra toujours les mêmes lois, les mêmes miracles, les mêmes prédictions, la même suite d’histoire, le même corps de doctrine, et enfin la même substance. En quoi nuisent après cela les diversités des textes ? Que nous fallait-il davantage que ce fond inaltérable des livres sacrés, et que pouvions-nous demander de plus à la divine providence ? Et pour ce qui est des versions, est-ce une marque de supposition ou de nouveauté, que la langue de l’écriture soit si ancienne qu’on en ait perdu les délicatesses, et qu’on se trouve empêché à en rendre toute l’élégance ou toute la force dans la dernière rigueur ? N’est-ce pas plutôt une preuve de la plus grande antiquité ? Et si on veut s’attacher aux petites choses, qu’on me dise si de tant d’endroits où il y a de l’embarras, on en a rétabli un seul par raisonnement ou par conjecture. On a suivi la foi des exemplaires ; et comme la tradition n’a jamais permis que la saine doctrine pût être altérée, on a cru que les autres fautes, s’il y en restait, ne serviraient qu’à prouver qu’on n’a rien ici innové par son propre esprit.
Mais enfin, et voici le fort de l’objection : n’y a-t-il pas des choses ajoutées dans le texte de Moïse, et d’où vient qu’on trouve sa mort à la fin du livre qu’on lui attribue ? Quelle merveille que ceux qui ont continué son histoire aient ajouté sa fin bienheureuse au reste de ses actions, afin de faire du tout un même corps ? Pour les autres additions, voyons ce que c’est. Est-ce quelque loi nouvelle, ou quelque nouvelle cérémonie, quelque dogme, quelque miracle, quelque prédiction ? On n’y songe seulement pas : il n’y en a pas le moindre soupçon, ni le moindre indice : c’eût été ajouter à l’œuvre de Dieu : la loi l’avait défendu, et le scandale qu’on eût causé eût été horrible. Quoi donc, on aura continué peut-être une généalogie commencée ; on aura peut-être expliqué un nom de ville changé par le temps ; à l’occasion de la manne dont le peuple a été nourri durant quarante ans, on aura marqué le temps où cessa cette nourriture céleste, et ce fait écrit depuis dans un autre livre sera demeuré par remarque dans celui de Moïse comme un fait constant et public dont tout le peuple était témoin ; quatre ou cinq remarques de cette nature faites par Josué, ou par Samuel, ou par quelque autre prophète d’une pareille antiquité ; parce qu’elles ne regardaient que des faits notoires et où constamment il n’y avait point de difficulté, auront naturellement passé dans le texte ; et la même tradition nous les aura apportées avec tout le reste : aussitôt tout sera perdu ? Esdras sera accusé, quoique le samaritain, où ces remarques se trouvent, nous montre qu’elles ont une antiquité non seulement au dessus d’Esdras, mais au dessus du schisme des dix tribus ? N’importe ; il faut que tout retombe sur Esdras. Si ces remarques venaient de plus haut, le pentateuque serait encore plus ancien qu’il ne faut ; et on ne pourrait assez révérer l’antiquité d’un livre dont les notes mêmes auraient un si grand âge. Esdras aura donc tout fait ; Esdras aura oublié qu’il voulait faire parler Moïse, et lui aura fait écrire si grossièrement comme déjà arrivé ce qui s’est passé après lui. Tout un ouvrage sera convaincu de supposition par ce seul endroit ; l’autorité de tant de siècles et la foi publique ne lui servira plus de rien : comme si au contraire on ne voyait pas que ces remarques dont on se prévaut sont une nouvelle preuve de sincérité et de bonne foi, non seulement dans ceux qui les ont faites, mais encore dans ceux qui les ont transcrites. A-t-on jamais jugé de l’autorité, je ne dis pas d’un livre divin, mais de quelque livre que ce soit par des raisons si légères ? Mais c’est que l’écriture est un livre ennemi du genre humain ; il veut obliger les hommes à soumettre leur esprit à Dieu, et à réprimer leurs passions déréglées : il faut qu’il périsse ; et à quelque prix que ce soit, il doit être sacrifié au libertinage.
Au reste, ne croyez pas que l’impiété s’engage sans nécessité dans toutes les absurdités que vous avez vues. Si contre le témoignage du genre humain, et contre toutes les règles du bon sens, elle s’attache à ôter au pentateuque et aux prophéties leurs auteurs toujours reconnus, et à leur contester leurs dates ; c’est que les dates font tout en cette matière pour deux raisons. Premièrement, parce que des livres pleins de tant de faits miraculeux qu’on y voit revêtus de leurs circonstances les plus particulières, et avancés non seulement comme publics, mais encore comme présents, s’ils eussent pu être démentis, auraient porté avec eux leur condamnation ; et au lieu qu’ils se soutiennent de leur propre poids, ils seraient tombés par eux-mêmes il y a longtemps. Secondement, parce que leurs dates étant une fois fixées, on ne peut plus effacer la marque infaillible d’inspiration divine qu’ils portent empreinte dans le grand nombre et la longue suite des prédictions mémorables dont on les trouve remplis.
C’est pour éviter ces miracles et ces prédictions que les impies sont tombés dans toutes les absurdités qui vous ont surpris. Mais qu’ils ne pensent pas échapper à Dieu : il a réservé à son écriture une marque de divinité qui ne souffre aucune atteinte. C’est le rapport des deux testaments. On ne dispute pas du moins que tout l’ancien testament ne soit écrit devant le nouveau. Il n’y a point ici de nouvel Esdras qui ait pu persuader aux Juifs d’inventer ou de falsifier leur écriture en faveur des chrétiens qu’ils persécutaient. Il n’en faut pas davantage. Par le rapport des deux testaments, on prouve que l’un et l’autre est divin. Ils ont tous deux le même dessein et la même suite : l’un prépare la voie à la perfection que l’autre montre à découvert ; l’un pose le fondement, et l’autre achève l’édifice ; en un mot, l’un prédit ce que l’autre fait voir accompli. Ainsi tous les temps sont unis ensemble, et un dessein éternel de la divine providence nous est révélé. La tradition du peuple juif et celle du peuple chrétien ne font ensemble qu’une même suite de religion, et les écritures des deux testaments ne font aussi qu’un même corps et un même livre.
Et à cause que la discussion des prédictions particulières, quoiqu’en soit pleine de lumière, dépend de beaucoup de faits que tout le monde ne peut pas suivre également, Dieu en a choisi quelques-uns qu’il a rendu sensibles aux plus ignorants. Ces faits illustres, ces faits éclatants dont tout l’univers est témoin, sont, monseigneur, les faits que j’ai tâché jusque ici de vous faire suivre ; c’est à dire, la désolation du peuple juif et la conversion des gentils arrivées ensemble, et toutes deux précisément dans le même temps que l’évangile a été prêché, et que Jésus-Christ a paru.
Ces trois choses unies dans l’ordre des temps, l’étaient encore beaucoup davantage dans l’ordre des conseils de Dieu. Vous les avez vu marcher ensemble dans les anciennes prophéties : mais Jésus-Christ fidèle interprète des prophéties et des volontés de son père, nous a encore mieux expliqué cette liaison dans son évangile. Il le fait dans la parabole de la vigne si familière aux prophètes. Le père de famille avait planté cette vigne, c’est à dire, la religion véritable fondée sur son alliance ; et l’avait donnée à cultiver à des ouvriers, c’est à dire, aux Juifs. Pour en recueillir les fruits, il envoie à diverses fois ses serviteurs, qui sont les prophètes. Ces ouvriers infidèles les font mourir. Sa bonté le porte à leur envoyer son propre fils. Ils le traitent encore plus mal que les serviteurs. A la fin il leur ôte sa vigne, et la donne à d’autres ouvriers : il leur ôte la grâce de son alliance pour la donner aux gentils. Ces trois choses devaient donc concourir ensemble, l’envoi du fils de Dieu, la réprobation des Juifs, et la vocation des gentils. Il ne faut plus de commentaire à la parabole que l’événement à interpréter.
Vous avez vu que les Juifs avouent que le royaume de Juda et l’état de leur république a commencé à tomber dans les temps d’Hérode, et lors que Jésus-Christ est venu au monde. Mais si les altérations qu’ils faisaient à la loi de Dieu leur ont attiré une diminution si visible de leur puissance, leur dernière désolation qui dure encore, devait être la punition d’un plus grand crime. Ce crime est visiblement leur méconnaissance envers leur messie, qui venait les instruire et les affranchir. C’est aussi depuis ce temps qu’un joug de fer est sur leur tête ; et ils en seraient accablés, si Dieu ne les réservait à servir un jour ce messie qu’ils ont crucifié.
Voilà donc déjà un fait avéré et public ; c’est la ruine totale de l’état du peuple juif dans le temps de Jésus-Christ. La conversion des gentils qui devait arriver dans le même temps, n’est pas moins avérée. En même temps que l’ancien culte est détruit dans Jérusalem avec le temple, l’idolâtrie est attaquée de tous côté ; et les peuples qui depuis tant de milliers d’années avaient oublié leur créateur, se réveillent d’un si long assoupissement.
Et afin que tout convienne, les promesses spirituelles sont développées par la prédication de l’évangile, dans le temps que le peuple juif qui n’en avait reçu que de temporelles, réprouvé manifestement pour son incrédulité, et captif par toute la terre, n’a plus de grandeur humaine à espérer. Alors le ciel est promis à ceux qui souffrent persécution pour la justice ; les secrets de la vie future sont prêchés ; et la vraie béatitude est montrée loin de ce séjour où règne la mort, où abondent le péché et tous les maux. Si on ne découvre pas ici un dessein toujours soutenu et toujours suivi ; si on n’y voit pas un même ordre des conseils de Dieu qui prépare dés l’origine du monde ce qu’il achève à la fin des temps, et qui sous divers états, mais avec une succession toujours constante, perpétue aux yeux de tout l’univers la sainte société où il veut être servi : on mérite de ne rien voir, et d’être livré à son propre endurcissement comme au plus juste et au plus rigoureux de tous les supplices.
Et afin que cette suite du peuple de Dieu fut claire aux moins clairvoyants, Dieu la rend sensible et palpable par des faits que personne ne peut ignorer, s’il ne ferme volontairement les yeux à la vérité. Le messie est attendu par les Hébreux ; il vient, et il appelle les gentils comme il avait été prédit. Le peuple qui le reconnaît comme venu, est incorporé au peuple qui l’attendait, sans qu’il y ait entre deux un seul moment d’interruption : ce peuple est répandu par toute la terre : les gentils ne cessent de s’y agréger ; et cette église que Jésus-Christ a établie sur la pierre, malgré les efforts de l’enfer, n’a jamais été renversée.
Quelle consolation aux enfants de Dieu ! Mais quelle conviction de la vérité, quand ils voient que d’Innocent XI qui remplit aujourd’hui si dignement le premier siège de l’église, on remonte sans interruption jusqu’à Saint Pierre établi par Jésus-Christ prince des apôtres : d’où, en reprenant les pontifes qui ont servi sous la loi, on va jusqu’à Aaron et jusqu’à Moïse ; de là jusqu’aux patriarches, et jusqu’à l’origine du monde ! Quelle suite, quelle tradition, quel enchaînement merveilleux ! Si notre esprit naturellement incertain, et devenu par ses incertitudes le jouet de ses propres raisonnements, a besoin dans les questions où il y va du salut, d’être fixé et déterminé par quelque autorité certaine : quelle plus grande autorité que celle de l’église catholique qui réunit en elle-même toute l’autorité des siècles passés, et les anciennes traditions du genre humain jusqu’à sa première origine ?
Ainsi la société que Jésus-Christ attendu durant tous les siècles passés a enfin fondée sur la pierre, et où Saint Pierre et ses successeurs doivent présider par ses ordres, se justifie elle-même par sa propre suite, et porte dans son éternelle durée le caractère de la main de Dieu.
C’est aussi cette succession, que nulle hérésie, nulle secte, nulle autre société que la seule église de Dieu n’a pu se donner. Les fausses religions ont pu imiter l’église en beaucoup de choses, et sur tout elles l’imitent en disant, comme elle, que c’est Dieu qui les a fondées : mais ce discours en leur bouche n’est qu’un discours en l’air. Car si Dieu a créé le genre humain, si le créant à son image, il n’a jamais dédaigné de lui enseigner le moyen de le servir et de lui plaire, toute secte qui ne montre pas sa succession depuis l’origine du monde n’est pas de Dieu. Ici tombent aux pieds de l’église toutes les sociétés et toutes les sectes que les hommes ont établies au dedans ou au dehors du christianisme. Par exemple, le faux prophète des arabes a bien pu se dire envoyé de Dieu ; et après avoir trompé des peuples souverainement ignorants, il a pu profiter des divisions de son voisinage, pour y étendre par les armes une religion toute sensuelle : mais ni il n’a osé supposer qu’il ait été attendu, ni enfin il n’a pu donner ou à sa personne, ou à sa religion aucune liaison réelle ni apparente avec les siècles passés. L’expédient qu’il a trouvé pour s’en exempter est nouveau. De peur qu’on ne voulut rechercher dans les écritures des chrétiens des témoignages de sa mission semblables à ceux que Jésus-Christ trouvait dans les écritures des Juifs, il a dit que les chrétiens et les Juifs avaient falsifié tous leurs livres. Ses sectateurs ignorants l’en ont cru sur sa parole six cent ans après Jésus-Christ ; et il s’est annoncé lui-même, non seulement sans aucun témoignage précédent, mais encore sans que ni lui, ni les siens aient osé ou supposer, ou promettre aucun miracle sensible qui ait pu autoriser sa mission. De même les hérésiarques qui ont fondé des sectes nouvelles parmi les chrétiens, ont bien pu rendre la foi plus facile, en niant les mystères qui passent les sens. Ils ont bien pu éblouir les hommes par leur éloquence et par une apparence de piété, les remuer par leurs passions, les engager par leurs intérêts, les attirer par la nouveauté et par le libertinage, soit par celui de l’esprit, soit même par celui des sens ; en un mot, ils ont pu facilement, ou se tromper, ou tromper les autres, car il n’y a rien de plus humain : mais, outre qu’ils n’ont pas pu même se vanter d’avoir fait aucun miracle en public, ni réduire leur religion à des faits positifs dont leurs sectateurs fussent témoins, il y a toujours un fait malheureux pour eux, que jamais ils n’ont pu couvrir ; c’est celui de leur nouveauté. Il paraîtra toujours aux yeux de tout l’univers, qu’eux et la secte qu’ils ont établie se sera détachée de ce grand corps et de cette église ancienne que Jésus-Christ a fondée, où Saint Pierre et ses successeurs tenaient la première place, dans laquelle toutes les sectes les ont trouvé établis. Le moment de la séparation sera toujours si constant, que les hérétiques eux-mêmes ne le pourront désavouer, et qu’ils n’oseront pas seulement tenter de se faire venir de la source par une suite qu’on n’ait jamais vu s’interrompre. C’est le faible inévitable de toutes les sectes que les hommes ont établies. Nul ne peut changer les siècles passés, ni se donner des prédécesseurs, ou faire qu’il les ait trouvés en possession. La seule église catholique remplit tous les siècles précédents par une suite qui ne lui peut être contestée. La loi vient au-devant de l’évangile ; la succession de Moïse et des patriarches ne fait qu’une même suite avec celle de Jésus-Christ : être attendu, venir, être reconnu par une postérité qui dure autant que le monde, c’est le caractère du messie en qui nous croyons. Jésus-Christ est aujourd’hui, il était hier, et il est aux siècles des siècles.
Ainsi outre l’avantage qu’à l’église de Jésus-Christ, d’être seule fondée sur des faits miraculeux et divins qu’on a écrit hautement et sans crainte d’être démenti dans le temps qu’ils sont arrivés, voici en faveur de ceux qui n’ont pas vécu dans ces temps, un miracle toujours subsistant, qui confirme la vérité de tous les autres ; c’est la suite de la religion toujours victorieuse des erreurs qui ont tâché de la détruire. Vous y pouvez joindre encore une autre suite, et c’est la suite visible d’un continuel châtiment sur les Juifs qui n’ont pas reçu le Christ promis à leurs pères.
Ils l’attendent néanmoins encore ; et leur attente toujours frustrée, fait une partie de leur supplice. Ils l’attendent, et font voir en l’attendant qu’il a toujours été attendu. Condamnés par leurs propres livres, ils assurent la vérité de la religion ; ils en portent, pour ainsi dire, toute la suite écrite sur leur front : d’un seul regard on voit ce qu’ils ont été, pourquoi ils sont comme on les voit, et à quoi ils sont réservés.
Ainsi quatre ou cinq faits authentiques et plus clairs que la lumière du soleil, font voir notre religion aussi ancienne que le monde. Ils montrent par conséquent, qu’elle n’a point d’autre auteur que celui qui a fondé l’univers, qui tenant tout en sa main, a pu seul et commencer et conduire un dessein où tous les siècles sont compris.
Il ne faut donc plus s’étonner, comme on fait ordinairement, de ce que Dieu nous propose à croire tant de choses si dignes de lui, et tout ensemble si impénétrables à l’esprit humain. Mais plutôt il faut s’étonner de ce qu’ayant établi la foi sur une autorité si ferme et si manifeste, il reste encore dans le monde des aveugles et des incrédules.
Nos passions désordonnées, notre attachement à nos sens, et notre orgueil indomptable en sont la cause. Nous aimons mieux tout risquer, que de nous contraindre : nous aimons mieux croupir dans notre ignorance que de l’avouer : nous aimons mieux satisfaire une vaine curiosité, et nourrir dans notre esprit indocile la liberté de penser tout ce qu’il nous plaît, que de ployer sous le joug de l’autorité divine. De là vient qu’il y a tant d’incrédules, et Dieu le permet ainsi pour l’instruction de ses enfants. Sans les aveugles, sans les sauvages, sans les infidèles qui restent, et dans le sein même du christianisme, nous ne connaîtrions pas assez la corruption profonde de notre nature, ni l’abîme d’où Jésus-Christ nous a tirés. Si sa sainte vérité n’était contredite, nous ne verrions pas la merveille qui l’a fait durer parmi tant de contradictions, et nous oublierions à la fin que nous sommes sauvés par la grâce. Maintenant l’incrédulité des uns humilie les autres ; et les rebelles qui s’opposent aux desseins de Dieu font éclater la puissance par laquelle indépendamment de toute autre chose il accomplit les promesses qu’il a faites à son église.
Qu’attendons-nous donc à nous soumettre ? Attendons-nous que Dieu fasse toujours de nouveaux miracles ; qu’il les rende inutiles en les continuant ; qu’il y accoutume nos yeux comme ils le sont au cours du soleil et à toutes les autres merveilles de la nature ? Ou bien attendons-nous que les impies et les opiniâtres se taisent ; que les gens de bien et les libertins rendent un égal témoignage à la vérité ; que tout le monde d’un commun accord la préfère à sa passion, et que la fausse science, que la seule nouveauté fait admirer, cesse de surprendre les hommes ? N’est-ce pas assez que nous voyions qu’on ne peut combattre la religion sans montrer par de prodigieux égarements qu’on a le sens renversé, et qu’on ne se défend plus que par présomption, ou par ignorance ? L’église victorieuse des siècles et des erreurs, ne pourra-t-elle pas vaincre dans nos esprits les pitoyables raisonnements qu’on lui oppose ; et les promesses divines que nous voyons tous les jours s’y accomplir, ne pourront-elles nous élever au dessus des sens ?
Et qu’on ne nous dise pas que ces promesses demeurent encore en suspens, et que comme elles s’étendent jusqu’à la fin du monde, ce ne sera qu’à la fin du monde que nous pourrons nous vanter d’en avoir vu l’accomplissement. Car au contraire, ce qui s’est passé nous assure de l’avenir : tant d’anciennes prédictions si visiblement accomplies, nous font voir qu’il n’y aura rien qui ne s’accomplisse ; et que l’église contre qui l’enfer, selon la promesse du fils de Dieu, ne peut jamais prévaloir, sera toujours subsistante jusqu’à la consommation des siècles, puis que Jésus-Christ véritable en tout n’a point donné d’autres bornes à sa durée.
Les mêmes promesses nous assurent la vie future. Dieu qui s’est montré si fidèle, en accomplissant ce qui regarde le siècle présent, ne le sera pas moins à accomplir ce qui regarde le siècle futur, dont tout ce que nous voyons n’est qu’une préparation ; et l’église sera sur la terre toujours immuable et invincible, jusqu’à ce que ses enfants étant ramassés, elle soit toute entière transportée au ciel, qui est son séjour véritable. Pour ceux qui seront exclus de cette cité céleste, une rigueur éternelle leur est réservée ; et après avoir perdu par leur faute une bienheureuse éternité, il ne leur restera plus qu’une éternité malheureuse.
Ainsi les conseils de Dieu se terminent par un état immuable ; ses promesses et ses menaces sont également certaines ; et ce qu’il exécute dans le temps assure ce qu’il nous ordonne ou d’espérer, ou de craindre dans l’éternité. Voilà ce que vous apprend la suite de la religion mise en abrégé devant vos yeux. Par le temps elle vous conduit à l’éternité. Vous voyez un ordre constant dans tous les desseins de Dieu, et une marque visible de sa puissance dans la durée perpétuelle de son peuple. Vous reconnaissez que l’église a une tige toujours subsistante, dont on ne peut se séparer sans se perdre ; et que ceux qui étant unis à cette racine, font des œuvres dignes de leur foi, s’assurent la vie éternelle.
Étudiez donc, monseigneur, mais étudiez avec attention cette suite de l’église, qui vous assure si clairement toutes les promesses de Dieu. Tout ce qui rompt cette chaîne, tout ce qui sort de cette suite, tout ce qui s’élève de soi-même, et ne vient pas en vertu des promesses faites à l’église dés l’origine du monde, vous doit faire horreur. Employez toutes vos forces à rappeler dans cette unité tout ce qui s’en est dévoyé, et à faire écouter l’église par laquelle le Saint Esprit prononce ses oracles. La gloire de vos ancêtres est non seulement de ne l’avoir jamais abandonnée, mais de l’avoir toujours soutenue ; et d’avoir mérité par là d’être appelés ses fils aînés, qui est sans doute le plus glorieux de tous leurs titres.
Je n’ai pas besoin de vous parler de Clovis, de Charlemagne, ni de Saint Louis. Considérez seulement le temps où vous vivez, et de quel père Dieu vous a fait naître. Un roi si grand en tout se distingue plus par sa foi que par ses autres admirables qualités. Il protège la religion au dedans et au dehors du royaume, et jusqu’aux extrémités du monde. Ses lois sont un des plus fermes remparts de l’église. Son autorité révérée autant par le mérite de sa personne que par la majesté de son sceptre, ne se soutient jamais mieux que lors qu’elle défend la cause de Dieu. On n’entend plus de blasphème ; l’impiété tremble devant lui : c’est ce roi marqué par Salomon, qui dissipe tout le mal par ses regards. S’il attaque l’hérésie par tant de moyens, et plus encore que n’ont jamais fait ses prédécesseurs, ce n’est pas qu’il craigne pour son trône ; tout est tranquille à ses pieds, et ses armes sont redoutées par toute la terre : mais c’est qu’il aime ses peuples, et que se voyant élevé par la main de Dieu à une puissance que rien ne peut égaler dans l’univers, il n’en connaît point de plus bel usage que de la faire servir à guérir les plaies de l’église.
Imitez, monseigneur, un si bel exemple, et laissez-le à vos descendants. Recommandez-leur l’église plus encore que ce grand empire que vos ancêtres gouvernent depuis tant de siècles. Que votre auguste maison, la première en dignité qui soit au monde, soit la première à défendre les droits de Dieu, et à étendre par tout l’univers le règne de Jésus-Christ qui la fait régner avec tant de gloire.