Chapitre VI
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CHAPITRE VI : DOM MARTIN ET DOM MARTÈNE

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I. Dom Martène, le disciple-type. — Une réfutation vivante de M. de Rancé. — Première rencontre avec Dom Martin. — Il écrit au jour le jour la vie de son maître. — Les saints modernes de l'ordre bénédictin. — Le siège de Dom Claude et les premières interviews. — Les entretiens de Dom Claude et de Martène reproduits à l'heure même. — Martène s'exile pour suivre Dom Martin : adieux à Saint-Germain-des-Prés. — « On avait plus d'amitié pour moi que je ne me l'étais imaginé. » — La Vie publiée malgré les supérieurs de Saint-Maur.

II. Les défauts de cet ouvrage. — En faut-il regretter les « puérilités » ? — La vie réelle à Saint-Maur : « la hotte sur le dos ». — Les récréations. — La cellule ouverte. — « Une loutre. » — La casuistique des saints. — Le cardinal de Retz et le feu à Marmoutier. — Le voleur récompensé. — Rôties au vin d'Espagne et verjus confit. — La cuculle. — Parades d'humilité. — La mère et le fils.

III. Que les bénédictins ne fout pas voeu d'érudition. — Dom Claude et les grandes éditions patristiques de Saint-Maur. — Le saint Augustin, les Pères grecs. — Dom Martin critique. — Étude et prière.

IV. Dom Claude et le gouvernement de Saint-Maur. — Crise intérieure. — L'élection de 1687 et l'exclusion donnée par Louis XIV. — Loyalisme monarchique de Martène : tout est pour le mieux. — Ce que les mécontents pouvaient reprocher à Dom Claude. — Contre le luxe des bâtiments. — Les servants de messe. — Dilexi decorem domus tuae. — In pace locus ejus.

V. Les derniers jours. Le Phédon de Martène. — Les entretiens des deux moines et les lectures de Martène. — La dissipation de Martène : « Cela est-il plus beau que Jésus-Christ? » — « Hé bien! Dom Edmond... » — Le Viatique. — « Sancte Claudi, ora pro nobis. » — « Je lui donnai encore un baiser. » — Sancti Claudi et Edmunde, o. p. n.

 

La juxtaposition de ces deux noms indique bien que, du point de vue strictement religieux oit nous sommes placés, Dom Martène ne doit pas moins nous intéresser ici

 

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que Dom Martin. En effet, le premier n'est pas seulement le biographe du second, il est plus encore son disciple, mais si docile, si tendre, si décidé à tout admirer du maître, qu'il devient en quelque sorte à nos yeux le disciple-type, le disciple en soi, nous offrant par là le moyen d'étudier sur un bel exemple l'influence exercée par le saint en soi, par le contemplatif modèle sur l'élite du second degré — religieux exemplaires ; chrétiens d'excellente volonté — qui l'entoure, le regarde vivre, l'écoute et tâche de se hausser jusqu'à lui. Dom Martène symbolise aussi à merveille un autre personnage, qui ne saurait nous laisser indifférents, je veux dire le grand érudit, le « bénédictin » au sens que le monde profane attache souvent. à ce mot; et, comme tel, il nous permet de transposer de l'abstrait dans le concret, si j'ose ainsi dire, la fameuse controverse de ce temps-là sur « la sainteté et les devoirs de l'état monastique ». Ces moines, que l'abbé de Rancé voulait réduire au jeûne intellectuel des trappistes, n'étaient pas des êtres de raison. Les contemporains les connaissaient par leur nom. Ils s'appelaient Dom Luc d'Achery, Dom Jean Mabillon, Dom Edmond Martène. Nous verrons, si, oui ou non, leur science les rend insensibles aux inspirations de la grâce et à l'exemple des saints.

« Après que le R. P. Dom Claude Martin eut exercé sept ans de suite la charge d'assistant (1668-1675), il fut élu prieur de l'abbaye de Saint-Denis en France, au Chapitre général de 1675. Ce fut là que je commençai à le connaître, ayant été envoyé en ce monastère le 10 juillet de la même année, pour y étudier en philosophie et en théologie. Heureux jour pour moi, auquel je tombai sous la conduite d'un si doux, si cher, si aimable, si charitable Père, dont la seule vue et le seul ressouvenir étaient capables de dissiper toutes les tristesses de l'esprit, et dont la seule présence donnait une félicité anticipée à ceux qui avaient le bien d'en jouir! Car je crois qu'on me

 

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permettra bien d'appliquer ici les paroles d'un grand personnage, qui fut depuis pape sous le nom de Sylvestre II, écrivant à un abbé de ses amis : « Felix dies, felix hora, qua licuit novisse virum, cujus nominis recordatio omnes a nobis molestias deterserit. Ejus si præsentia interdum fruerer, beatiorem me non frustra putarem. »

Retrouver ainsi leurs propres pensées, leurs sentiments dans les textes antiques, c'est toute la poésie des Mauristes. J'en connais de plus misérables. Edmond Martène avait alors vingt et un an. A peine arrivé dans le « plus illustre et auguste monastère de France » (1), il avait eu l'émotion de voir Dom Claude « faire les obsèques de M. le Maréchal de Turenne » (2).

Il est vrai, continue-t-il, et il faut que je l'avoue à ma confusion, que je n'ai pas profité autant que je devais de cet avantage. »

La suite nous rassurera. « Je suis même obligé de rapporter ici à ma honte... un fait qui m'arriva presque aussitôt que je commençai à le connaître. Car, ayant été assez faible pour me laisser persuader que le saint Prieur écoutait facilement les rapports..., ce qui n'était point, et ce qu'il ne pouvait souffrir; comme cela me faisait de la peine, je fus le trouver pour lui découvrir comme à mon médecin le mal que je souffrais, et vomir à ses pieds le venin que j'avais sur le coeur. Il écouta fort paisiblement tout ce que je voulus lui dire, et, bien loin de me rebuter et de me mortifier, comme je méritais, il nie répondit avec tant de douceur, et me fit voir et toucher

 

 

(1) La vie, p. 136. J'ai cru remarquer à plusieurs reprises que nos moines de ce temps-là comprenaient, sentaient, si l'on peut dire, et beaucoup mieux que nous ne serions tenté de le croire, leurs abbayes magnifiques.

(2) Dom Martin « eut l'honneur de recevoir à Saint-Denis la Reine (pas le roi), Mgr le Dauphin (peut-être accompagné de son précepteur), Madame, Mademoiselle et d'autres princes et princesses, qui vinrent tous à différentes fois à Saint-Denis dans le temps qu'il en était prieur, (1675-1681). Il eut encore l'honneur de recevoir et de faire les obsèques de M. le duc de Valois, fils de Monsieur et neveu du Roi, de M. le M. de Turenne et de M. le Cardinal de Retz. » La vie, p. 155.

 

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au doigt combien je m'étais trompé, qu'il changea l'amertume de mon coeur en une vive componction, et ma première peine en une autre, qui me toucha et piqua si fortement le coeur de la faute que j'avais commise, qu'il fallut sur-le-champ exprimer par mes larmes la douleur que j'en ressentais. Je ne sais pas quels sentiments auront mes lecteurs de ce fait; mais, pour moi, qui n'ai pas coutume de verser des larmes pour les dérèglements de ma vie..., je ne puis attribuer un changement si subit qu'à la force de la grâce, que Dieu avait attachée à la douceur des paroles de mon aimable Père, qui brisa en un moment mon coeur (1). »

 

Les braves gens ! Et comme il parait déjà peu vraisemblable que la poussière des bibliothèques leur dessèche jamais le coeur! Qu'il nous dise maintenant comment l'idée lui vint, six ou sept ans après, d'écrire le vie de Dom Claude, et comment il s'y est pris pour exécuter ce dessein.

« Il y a environ quinze ans (vers 1681), que Dieu me donna une forte impression de donner sa vie au public, et que, faisant réflexion sur la conduite de nos Pères, qui, par un principe de modestie, ont laissé dans l'obscurité les grandes actions d'une infinité de bons religieux, qui se sont sanctifiés dans notre congrégation depuis le commencement de la réforme je gémissais de voir l'Église et

 

(1) La vie, pp. 136-138. Il dit plus loin « Son exactitude ne le rendait point soupçonneux ; on ne le voyait jamais rôder par le monastère, examiner et épier les actions de ses religieux », p. 151.

(2) Il entend parler de la réforme bénédictine qui donna naissance à la Congrégation de Saint-Maur. Cf. tome II, L’invasion mystique. Mabillon partageait peut-être ce préjugé d'ailleurs si honorable. A Dom Marlène, qui lui demandait son « témoignage » sur Dom Martin, il répond en aussi peu de mots que possible. Cette lettre, bien que minuscule, est néanmoins précieuse. Je la transcris, ne sachant pas si elle a été recueillie avec les autres reliques de ce grand homme. « J'ai ressenti pour la Congrégation et pour vous la perte que nous venons de faire par la mort du R. P. Dom Claude Martin ; mais il fallait bien s'attendre à le perdre, il était mûr pour le ciel. Je ne sais rien de lui que ce que tout le monde a vu; mais sa vie constante et uniforme dans le bien me tient lieu de miracle. » J'ajouterai, pour la joie des curieux, les noms des autres bénédictins qui ont envoyé leur « témoignage » à Martène : Simon Bougis, Joseph Aubrée, Louis Tasche, prieur de Marmoutier, Laurent Hunault, prieur de Saint-Nicolas d'Angers, Arnaud Boisserie, prieur de la Daurade, à Toulouse, Jacques Duchemin, prieur de Saint-Aubin d'Angers, René d Goutisménil, prieur de Noyers; Augustin Collet, prieur de Vendôme; François Le Moyne, sous-prieur des Blancs-Manteaux ; Jean de La Motte, sous-prieur de Saint-Thierry; Noël Marc, religieux de Marmoutier; FRANCOIS LAMY, religieux de Saint-Denis ; Jacques David, de Bonne-Nouvelle de Rouen ; Jean Langellé, des Blancs-Manteaux (longue pièce ; plus de douze pages) ; André Jannel, de Saint-Denis ; Claude Patron, lecteur de philosophie au monastère du Mont-Saint-Michel.

 

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la religion privée de l'édification et des secours qu'elle aurait pu tirer des exemples admirables de beaucoup de grands personnages... Je voyais un Anselme Rolle, un Athanase le Mougin, un Colombin Régnier, un Martin Tesnier, un Maur Dupont, un Grégoire Tarisse, un Jean Harel, un Bernard Audebert, un Vincent Marsolles, un Firmin Rainssant, un Marc Bastides, un Pierre Bésiat, un Léandre Anetz, un Philbert Nitot, un Germain Ferrand, un Paul Bayard, un Edmond Roussel, un Hiérôme Le Vas-cher, et beaucoup d'autres, que je serais trop long à spécifier, et desquels, en d'autres ordres religieux, on poursuivrait avec beaucoup de justice la canonisation, et dont, encore bien que leur mémoire soit toujours en vénération, il ne nous reste plus qu'une idée confuse de leur sainteté (1). »

En vérité, la précieuse liste ! Il nous serait du reste facile de la compléter, et très doux de l'illustrer; mais le plan, déjà trop vaste, que nous nous sommes fixé ne nous permet pas d'écrire ici la légende dorée de Saint-Maur.

« La crainte que j'avais que le R. P. Dom Claude Martin, qui peut-être les surpassait tous en mérite et en grâce, n'eût le même sort que tant d'illustres personnages..., jointe aux mouvements que Dieu m'en donnait, m'ayant fait concevoir le dessein d'écrire et de laisser sa vie à la postérité, je commençai dès lors à examiner sa conduite avec plus d'attention, à observer de près ses démarches,

 

(1) Il faut naturellement ajouter à ce catalogue les saints mauristes qui vivaient encore en 1697, Mabillon par exemple, et au premier rang. Nous avons encore aux Mss. de la Bibl. Nat. plusieurs notices consacrées par Dom Martène aux saints religieux de Saint-Maur

 

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ses paroles et ses actions, et à étudier toutes ses manières. Pour cet effet, je l'allais voir souvent, — ce fantôme, que l'abbé de Rancé s'efforça d'exorciser, le moine érudit, qui, en pleines Matines ne rêve que vieilles chartes, eût pensé que c'était là bien du temps perdu, — afin de m'entretenir avec lui de quelques matières spirituelles, et, dans l'entretien, je lui faisais plusieurs questions, pour l'engager à s'ouvrir à moi. Mais enfin, après avoir passé beaucoup de temps de la sorte, je reconnus qu'il était plus adroit à se cacher, que je n'avais de soins et d'application à découvrir ses secrets. C'est pourquoi je crus qu'il fallait s'y prendre d'une autre manière, et que la voie la plus courte et la plus assurée, si elle pouvait réussir, était de lui demander ingénument les particularités de sa vie... Demande... un peu hardie et peut-être téméraire, mais j'étais tellement persuadé de sa bonté et de son amour pour moi, que je crus qu'il souffrirait du moins en patience que je me donnasse cette liberté, et que le pire qui me pût arriver serait d'avoir un refus. »

Dom Edmond Martène, interviewer modèle, et patron des journalistes ; car enfin, il mérite bien, lui aussi, qu'on le canonise! Un peu long, direz-vous! Et c'est là le charme. Qu'importe d'ailleurs le nombre des lignes, si la citation achevée nous enrichit et nous comble! Deux âmes de plus, et d'une telle qualité, et si transparentes qu'elles se laissent lire de part en part !

« Je lui en parlai donc d'abord en termes un peu couverts. Je ne sais s'il comprit bien à quoi tendaient mes paroles, mais, m'étant aperçu qu'elles ne lui plaisaient point, je ne voulus pas poursuivre ma pointe, de peur de tout gâter... Je ne laissai pas de l'aller voir souvent, et de chercher quelque occasion de lui ouvrir mon coeur, et de l'engager à m'ouvrir le sien. Et, en ayant un jour trouvé une..., je le priai, non plus couvertement, mais avec beaucoup de simplicité et toute la candeur possible, —

 

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son livre nous montre assez que cette vertu ne lui manquait point — de me faire part des grâces qu'il avait reçues du ciel. Il ne me rebuta point, mais, avec cet air doux et bénin, qui lui était naturel..., il détourna adroitement le discours... Ce refus ne fit qu'augmenter mon désir... Je continuai à l'aller voir..., et à lui réitérer souvent cette première demande. Lui, de son côté, me renvoyait toujours avec quelque honnête défaite. Mais tous ces rebuts ne m'empêchèrent pas de l'importuner..., et je ne sais comment j'ai eu le courage de persévérer dans cette entreprise..., sinon que Dieu... me donna assez de fermeté pour ne me pas rebuter. Lui-même s'en étonna, et commença à penser si Dieu ne voudrait pas se servir des connaissances que je lui demandais, pour me détacher de moi-même... Et cette divine Sagesse, qui conduisait tous ses pas..., commença un peu à l'ébranler, et même à le presser de s'ouvrir à moi. »

Il guette le progrès de cette lente évolution comme il ferait les origines et le développement de quelque vieil usage monastique : De antiquis monachorum ritibus; c'est le titre d'un de ses premiers ouvrages.

« Cependant, comme c'était une affaire de conséquence..., il offrit plusieurs fois le saint Sacrifice de la Messe, afin d'obtenir du Seigneur les grâces et les lumières nécessaires pour connaître ce qu'il avait à faire.

« Enfin, comme les choses étaient en cet état, un jour que je l'allais voir à ce dessein, Dieu lui donna un pressentiment, ou même lui fit connaître par une lumière surnaturelle, que je venais à l'heure même lui demander les particularités de sa vie ; et, m'entendant frapper à la porte de sa chambre, avant que de me répondre, il s'adressa encore à Dieu, et, s'appuyant sur sa table, la tête inclinée entre ses mains, il pria le Saint-Esprit de répandre en lui ses lumières, pour savoir ce qu'il devait me dire... Ensuite, m'ayant fait entrer, il me demanda ce que je souhaitais. Je lui répondis... que je venais lui réitérer

 

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la prière, que je lui avais déjà faite tant de fois... Alors il me repartit : « Que voulez-vous que je vous dise? Ne voyez-vous pas bien qu'il n'y a rien que de très commun dans ma vie; que je bois, que je mange, que je dors comme les autres? Que voulez-vous davantage? » Sur quoi, lui ayant fait de nouvelles instances, il me fit asseoir auprès de lui, et me dit : « ...Les plus grandes grâces que j'ai reçues de sa miséricorde, ce sont les tentations qu'il a permis m'arriver, parce que rien n'a tant servi à m'unir à lui. » Et, l'ayant prié de me dire quelles avaient été ces tentations, il m'en expliqua la nature, l'origine, le progrès, les suites et les remèdes, jusqu'à ce que je fus obligé de le quitter, pour me trouver à un exercice. »

Nous avons donné plus haut le compte rendu sténographique de cette première et mémorable séance : les furieuses tentations de Dom Claude.

« Je n'explique pas quel fut mon étonnement d'al. prendre tant de merveilles. On se le peut assez imaginer (certes, oui!). Mais sitôt que l'exercice qui avait rompu notre entretien fut fini, je pris le premier moment de loisir..., pour mettre en écrit tout ce qu'il m'avait dit, et cela, autant qu'il me fut possible, en ses propres termes, pendant que j'en avais encore la mémoire fraîche... J'eus ensuite plusieurs conférences avec lui sur le même sujet, dans lesquelles il s'ouvrit à moi avec la même bonté et confiance, me priant seulement de tenir fort secret tout ce qu'il me disait... Et je continuai de la même sorte à écrire tout ce qu'il m'avait dit. »

Ainsi, dans les passages de Martène que nous avons déjà cités, et dans ceux que nous allons pieusement transcrire, c'est bien Dom Claude lui-même que nous entendons. Sic ille manus, sic ora... En présence des textes, un Martène respecte, avec le dernier scrupule, non pas seulement la substance, mais la lettre. Bonne aubaine pour qui veut connaître le français tel qu'on le

 

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parle sous le grand roi. Pourquoi faut-il que l'historien, d'ailleurs si diligent, de notre langue, M. Brunot, refuse aux livres religieux l'hospitalité de ses fiches? Ni Marie de l'Incarnation, de qui tant d'écrits nous restent, et qui apprit le français à tant de Canadiennes, ni Dom Martène, ni Dom Martin ne parlaient chinois. Et si, d'aventure, il nous est donné de les surprendre dans le laisser-aller d'une conversation familière, nous boucherons-nous les oreilles? Dans le temps que Dom Claude « fut prieur de Marmoutier, il fut obligé d'aller trois ou quatre fois à l'infirmerie. L'infirmier tâchait de lui faire quelque petit ragoût pour lui réjouir le coeur et lui réveiller l'appétit. Mais, comme il jugeait du goût de son malade par le sien, ses sauces lui étaient plus désagréables que les plus amères médecines. Le saint malade les prenait avec une joie incroyable... Il me déchargeait quelquefois son coeur, et, par manière de récréation, il me racontait tout cela... « Ce pauvre religieux, disait-il, s'éventre pour me bien traiter, et ce serait mal reconnaître la peine qu'il se donne, si je m'en plaignais. » Ainsi parlaient-ils, loin de leur encrier et de la férule de Bouhours. Nous en avons d'ailleurs mille preuves; mais aucune, en ce genre, n'est de trop. Revenons aux choses sérieuses.

« Après cela, continue Martène, mon amour et mon estime pour ce saint homme augmenta considérablement; et ce qu'il m'avait dit produisit en moi une partie de l'effet qu'il s'était proposé, je veux dire un très grand

 

(1) On aura remarqué, plus haut, un beau « couvertement a de Dom Marlène (p. 282), mais c'est à chaque pas qu'il faudrait s'arrêter. Ainsi dès la couverture du présent volume : « La Vie du V. P. Cl. Martin... décédé... au Monastère de Mairmontier » : sur quoi, l'un des approbateurs, l'augustin Dupou : Ce monastère « fut appelé du nom de Majus Monasterium, anciennement Mairemoustier, aujourd'hui (1697) Mairmontier, qui signifie plus grand monastère ». Dans le corps du volume, Martène écrit ordinairement Marmoutier. Mais il était bourguignon, et peu ou prou, parisien. Le P. Dupou, tourangeau, si je ne me trompe, comme Philbert Masson, lequel a publié le manuscrit de Martène, est, sans doute, responsable du Mairmontier de la couverture.

(2) La vie, p. 279.

 

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changement, mais qui aurait dû être beaucoup plus extraordinaire, si j'eusse été aussi fidèle que lui à suivre les mouvements de la grâce. Depuis ce temps-là, je m'appliquai toujours à l'étudier; et, pour profiter de ses admirables exemples, et pouvoir écrire sa vie avec plus de certitude et de lumière, je me résolus, avec l'agrément de mes supérieurs, à le suivre partout. »

Que l'humble et délicieuse bonhomie de ces confidences ne vous cache pas l'héroïsme d'une telle résolution. Partout, c'est-à-dire, loin de Saint-Germain-des-Prés et de sa bibliothèque magnifique, loin des manuscrits, loin des savants, loin de Paris.

« Et ce fut la raison qui m'obligea à quitter la Province où j'avais fait profession (Paris), pour le suivre à Mairmontier. Je pris d'autres prétextes pour obtenir du T. R. P. Général cette permission, que je regardais comme une grande grâce, mais c'était là le principal et le véritable motif de ce changement. »

Il revient ailleurs, et d'une manière fort touchante, à cet exil qui lui parut si aimable. En 1690, Dom Claude qui, en sa qualité d'assistant, résidait alors à Saint-Germain-des-Prés, fut nommé prieur de Marmoutier par le chapitre général. Or, « pendant qu'on se réjouissait à Tours de l'avoir pour prieur, l'on s'attristait à Paris de ne plus le revoir... Lorsqu'on eut appris qu'il ne devait plus y retourner, tous les bons religieux, qui trouvaient en lui beaucoup de consolation, et ceux qui travaillaient aux ouvrages des Pères — nous reviendrons, et longuement à cette glorieuse troupe, — qu'il avait coutume de protéger et d'encourager, en furent fort abattus, et l'un d'eux s'écria d'un bon sens : Salvum me fac, Domine, quoniam defecit Sanctus... J'aurais été le plus inconsolable de tous, si je n'avais espéré de l'aller rejoindre. Il y avait pour lors quinze ans que je demeurais avec lui... Et, avant que de partir (pour le chapitre de 1690) il me donna encore des preuves d'une sincère affection : car, comme il ne

 

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croyait plus me revoir, il me fit présent d'une relique de saint Benoît..., d'une de sainte Gertrude, et du chapelet de sa sainte mère. Ce fut aussi l'année avant son départ qu'il me fit part des grâces que Dieu lui avait fait, et qu'il me découvrit les principales actions héroïques qui composent cette histoire (1)... Après une bonté et une charité si excessives, l'unique consolation qui me restait était de rejoindre au plus tôt mon très aimable Père. Aussi fut-ce la première grâce que je demandai au R. P. Général, quand il fut retourné à Paris. Mes amis — Dom Mabillon en tête, je pense — firent ce qu'ils purent pour me détourner de ce dessein. »

Et que d'arguments, encore une fois ! Imaginez le petit concile des bollandistes s'efforçant de retenir à Bruxelles un de leurs confrères ! « Le supérieur même du monastère Saint-Germain-des-Prés) eut assez de bonté pour me témoigner qu'il voulait me retenir; et je reconnus alors que l'on avait plus d'amitié pour moi que je ne me l'étais imaginé ; car je n'aurais jamais cru que l'on en eût tant eu pour une personne qui n'est digne que de mépris : et cela me fit voir combien il y a de charité en religion. » « Eh ! quoi ! Vous m'aimiez donc ? » dira Mme Du Deffand à sa femme de chambre, qui pleurait de la voir mourir. Qu'on me pardonne cette réminiscence. Mille distances s'effacent à ces profondeurs d'humanité.

« Mais, quoi que l'on pût me dire, rien ne fut capable de me faire changer la résolution que j'avais prise d'aller

 

(1) C'est donc en 1689 qu'il faut placer les belles scènes que nous venons de raconter. Or — et je tiens à le remarquer pour l'édification de M. de Rancé — Dom Martène se trouvait alors à la veille de publier ses maiden-books, ses premiers ouvrages. Il publiera coup sur coup en 169o, son gros commentaire latin sur la règle bénédictine, et ses deux in-4°  De antiquis monachorum ritibus. On sait bien qu'en de telles circonstances, un auteur, même religieux, serait assez excusable d'oublier quelque peu l'unique nécessaire. Nous avons vu néanmoins que Dom Martène ne l'oubliait pas. D'abord, les entretiens avec Dom Claude et les écritures qui suivaient. La correction des épreuves ne venait qu'après.

 

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rejoindre un homme dont la seule vue faisait toute ma consolation, et à qui j'aurais pu dire ces paroles que saint Augustin écrit à saint Paulin : « Si quis nostrum propter hoc solum iret trans mare, ut vestra præsentia frueretur, quid hoc causa justius; quid posset dignius inveniri ? (1) »

L'ayant donc rejoint à Marmoutier, où Dom Claude mourra six ans plus tard (1696), Dom Martène continua de plus belle à le presser de « questions pour l'engager à se découvrir ». « J'observai principalement cela dans sa dernière maladie, pendant laquelle je ne le quittais point, toujours attentif à toutes ses paroles et à toutes ses actions, que je mettais incontinent par écrit (2). »

Il eut donc bientôt fini sa chère besogne, quand le moment fut venu de donner les derniers soins à ce travail, qui avait occupé quinze ans et plus de sa vies. Peu de mois après la mort de Dom Claude, le livre était prêt; un an après, l'imprimeur tourangeau, Philbert Masson, le mettait en vente, sans toutefois que l'auteur ait eu la responsabilité de cette publication. Nous lisons en effet dans l'Avertissement :

 

Ce n'est qu'en faisant une extrême violence aux Pères bénédictins de la Congrégation de Saint-Maur, que l'on donne au public la vie du V. P. Dom Claude Martin... Le religieux qui a travaillé à cette vie, après avoir écrit plusieurs lettres à ses supérieurs, pour leur demander permission de la faire imprimer, après avoir entrepris le voyage de Paris dans une saison assez rude, et employé le crédit des amis du R. P. Dom Claude Martin et des siens, pour obtenir cette permission, il n'a jamais pu avoir d'autre réponse, sinon

 

que « l'usage et la coutume » s'opposaient à un tel dessein. « Éternelle louange » donc à ces Pères « si modestes, dans un sujet qui aurait dû les flatter et sur lequel nous

 

(1) La vie, pp. 175-778.

(2) La vie, Préface.

(3) Dom Claude meurt le 9 août 1696 ; les approbations sont des 5 et 7 août 1697.

 

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ne voyons pas que les autres religieux, même les plus retirés et les plus morts au monde, soient si délicats» — discrète allusion, si je me trompe, aux quatre volumes de « Relations » publiés par l'abbé de Rancé. Quant à nous, libres citoyens de Tours, « nous serions dignes du dernier mépris » si, puisque Dieu « a permis que cette Histoire... tombât » entre nos mains, « nous tenions enfermé et caché un si précieux trésor ». En ce temps-là, Dieu permettait souvent ces heureuses chutes. On trouvait toujours en quelque coin et l'on se hâtait de porter chez l'imprimeur une bonne copie du livre que le veto des supérieurs réguliers avait ou aurait condamné aux oubliettes. Ainsi tout le monde était content : l'auteur, qui, sans avoir péché contre l'obéissance, voyait paraître son oeuvre; le public, deux fois avide en de pareils cas; et parfois aussi, jésuites ou bénédictins, l'Ordre lui-même.

II. — Le livre n'est pas sans défauts. « On ne peut contester, écrit Dom Le Cerf dans sa Bibliothèque mauriste, que le R. P. Martin n'ait été un religieux d'un mérite extraordinaire..., mais il convenait de publier ses vertus avec plus de ménagement et de discrétion, et de décharger cette vie de mille puérilités, et de certains faits, qui peuvent donner atteinte à la réputation du prochain (1). » La discrétion ne semble pas, en effet, la qualité dominante de Martène; la mesure, pas davantage. Si., comme historien, il nous inspire une confiance absolue, et, comme homme, comme religieux, la plus tendre estime, l'admiration, hyperbolique souvent et toujours entière qu'il a vouée à son maître, nous déconcerte à plusieurs reprises. C'est

 

(1) Biblioth. critique..., pp. 3o6, 307. Je laisse de côté, bien qu'assez fondé, le dernier de ces reproches. Grâce, en effet, aux naïves précisions de Dom Martène, les contemporains n'auraient eu aucune peine à trouver le nom des deux personnages, d'ailleurs irréprochables, qui jouent chacun leur rôle dans les deux grandes tentations de Dom Claude. Il en va de même pour les religieux, à mine patibulaire, qui, de temps en temps, traversent la scène. Si j'étais l'abbé Urbain, il ne me serait pas difficile d'identifier quelques-uns au moins de ces excentriques.

 

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bien là, du reste, ce que l'on devait attendre du disciple idéal que nous avions annoncé, et peut-être nous intéresserait-il moins, s'il eût gardé le libre usage de ses facultés critiques et l'indépendance de ses jugements. Après tout, et bien que je n'aie pas qualité pour juger l'ensemble de ses oeuvres, je crains qu'il n'ait manqué à ce « grand laborieux », comme l'appelle excellemment Dom Le Cerf, ce je ne sais quoi que l'érudition ne donne point, et qui nous ravit dans la moindre lettre de Richard Simon, ou dans le mémoire le plus technique de Mgr Duchesne. Peut-être n'a-t-il eu d'autre génie qu'une merveilleuse patience. Quant aux « puérilités » que regrette Dom Le Cerf, le mot n'est pas tout à fait juste, et, dans tous les cas, le reproche atteindrait plus directement le héros que l'auteur du livre, Martène n'ayant inventé aucun des « mille » faits qu'il rapporte. Qu'est-ce aussi bien pour nous, curieux d'aujourd'hui, et dans l'histoire d'un personnage assez considérable, qu'un fait « puéril » ? De quel détail, si chétif ou si banal que l'aient jugé les contemporains, pouvons-nous assurer qu'il est sans valeur, alors que la vie réelle et quotidienne de ce temps-là nous demeure si lointaine? Eh ! que ne donnerions-nous pas pour avoir une histoire des Pères du désert, ou de Cluny, ou de Cîteaux, ou de Saint-Victor, écrite à la manière menue de Martène ? Après les accusations sommaires de Rancé, vous déplaît-il que l'on vous montre, à l'heure « du travail manuel », le vieux et infirme Dom Claude, « la hotte sur le dos, animant ses frères par ses exemples »? Ainsi donc sans doute, et Montfaucon et Le Cerf lui-même ont, chaque matin, porté la hotte. Pour Mabillon, la chose est certaine. Dom Claude « voulait que ceux qui étaient constitués en dignité, fissent de même. Son sous-prieur s'étant trouvé engagé à prêcher un carême en la cathédrale de Meaux, et ayant besoin de temps pour composer ses sermons, lui demanda dispense du travail manuel, il lui refusa cette indulgence..., avec (sa) douceur ordinaire... ;

 

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(et) ces sermons, composé à la hâte, furent reçus avec applaudissement, non seulement à Meaux..., mais dans Paris même, où il les prêcha dans la suite (1) ». Autres riens, chargés de sens : « Il n'y avait pas un (de ses religieux que Dom Claude) ne vît en particulier, au moins une fois par mois. Pour cet effet, il avait exposé une feuille de papier à la chambre commune, dans laquelle il avait marqué tous les jours deux religieux, pour lui venir découvrir leur intérieur, commençant par le Père sous-prieur, et finissant par le dernier commis... Il était fort vigilant sur ce point, et, lorsqu'il distribuait les bandes pour la récréation, il réservait toujours avec lui quelqu'un de ceux qui étaient marqués ce jour-là, et, de la sorte, aucun ne pouvait échapper à sa diligence (2). » Par où nous apprenons que, parmi ces moines, il s'en trouvait plus d'un qui, prévoyant sans doute qu'un jour viendrait où l'Église supprimerait l'obligation du « compte de conscience » (3), n'était pas toujours pressé de découvrir son « intérieur » à qui de droit. Nous apprenons aussi que nos Mauristes ne choisissaient pas leurs compagnons de récréation. Le Prieur organisait lui-même « les bandes ». Pour que ses moines « le trouvassent toujours à leur main, lorsqu'ils auraient besoin de lui, (Dom Claude laissait) toujours les clefs de sa chambre à sa porte et (ne s'enfermait) jamais, comme font quelques supérieurs, lorsqu'ils ont besoin de temps... « Car, disait-il, si je m'enferme, il viendra peut-être... un pauvre religieux,

 

(1) La vie, p. 149. Ils lavaient aussi leur linge. Dom Etienne Lyon, qui vécut à Saint-Denis sous la houlette de Dom Claude, « avait les jambes toutes pourries d'ulcères; il les pausait lui-même..., il lavait lui-même ses compresses et ses bandes ; et, parce qu'il était obligé pour cela de se servir d'esprit de vin, les extrémités de ses doigts durcirent comme de la corne. Pendant l'hiver, il s'y fit de grandes crevasses, l'eau et l'esprit de vin pénétrant jusqu'à la chair vive... » (ce que voyant) Dom Claude « lui défendit de laver davantage ses linges ». La Vie, pp. 144, 145.

(2) La vie, pp. 147, 148.

(3) Allusion à une des clauses du nouveau Droit canon, promulgué par Benoît XV.

 

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qui aura quelque tentation ou quelque peine d'esprit, pour chercher de moi quelque consolation, dont il sera privé (1). » Les visites de ce genre n'étaient point rares. Le religieux le plus rude en apparence, et le plus bromé, conserve souvent quelque chose des faiblesses de l'enfance. Il est touchant de penser que, dans ces doctes cellules, le rempart des in-folio n'arrêtait pas toujours le démon de midi. On ne s'approchait jamais de lui, écrit Dom Martène, sans en recevoir de la consolation : «J'en parle par ma propre expérience; car m'étant trouvé quelquefois dans des états accablants, à l'instant que j'entrais dans sa chambre, je me sentais soulagé avant que de lui parler. Et ce que je dis de moi, je le pourrais dire des autres (2). » Et encore : « Il faut que je le dise à ma confusion : j'ai admiré cent fois sa patience à me souffrir, lorsque j'allais lui découvrir les peines d'esprit, qui, par un juste jugement de Dieu, m'exerçaient, en punition de mes infidélités » (3). Très aise d'ailleurs, quoique un peu confus, qu'on l'entretînt de telle misère qu'il ne disait pas : « D'autres fois, il m'a parlé conformément à nies pensées, qui étaient fort secrètes, et que j'aurais eu honte de produire, car c'était des pensées de vanité, quoique je n'aie aucun sujet d'en avoir »(4). Voici encore des « puérilités» assez pittoresques. Dans les derniers mois de sa vie, Dom Claude, s'étant démis de sa charge de Prieur, dut en conséquence changer de cellule. « Comme il était dans une faiblesse extrême, il me pria de l'aider à transporter ses pauvres hardes dans sa nouvelle chambre, ce que je fis avec bien du plaisir. J'aperçus qu'il laissait dans celle qu'il quittait, des boites, où il y avait quelques miniatures et quelques ouvrages à l'aiguille, dont on lui avait fait présent. Je lui demandai s'il ne voulait pas que

 

(1) La vie, pp. 151, 152.

(2) Ib., p. 3o1.

(3) Ib., p. 32o.

(4) Ib., p. 358.

 

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j'emportasse cela avec le reste : « Non, me dit-il, il faut laisser tout cela au R. P. Prieur, pour en disposer comme il lui plaira »... « Il était tellement détaché de ces sortes de choses, qu'il ne les regardait pas seulement, et après sa mort l'on trouva encore un paquet, où il y avait une loutre, qu'un jésuite de ses amis lui avait envoyée du Canada, sept ou huit mois auparavant, qu'il n'avait pas ouvert pour mortifier la curiosité et le désir que l'on a ordinairement de voir des choses de cette naturel. (1) » En effet, c'était là une des passions qui occupaient alors les religieux de toute robe. Que d'humbles Peiresc, moins fortunés, mais aussi avides que le grand. Peut-être aurons-nous plus tard l'occasion d'étudier cet état d'esprit, réminiscence pieuse de la lointaine journée où furent offertes d'une seule vue au premier homme les merveilles de l'univers, bêtes, plantes et cailloux. Avec cela, soyez assuré que le trop délicat Dom Le Cerf, s'il en eût eu le pouvoir, eût exorcisé cette loutre puérile, lui qui pourtant goûtait. fort des minuties de ce genre dans l'histoire du passé. Parlant en effet du premier ouvrage de Dom Martène, le « bibliothécaire » — il appelle ainsi les bibliographes de grand style (2) — écrit gravement : « Il a aussi inséré quelques dissertations qui ont donné souvent matière à la critique des personnes les plus éclairées, comme sur ce qui regarde la volaille dont quelques-uns, savoir sainte Hildegarde, prétendent que saint Benoît a permis l'usage à ses religieux » (3). Ni les poules d'Hildegarde, ni la loutre de Dom Claude, en histoire, rien n'est

 

(1) La vie, p. 2oo.

(2) Cf. Bibliothèque critique, p. 428. C'est à propos d'un contemporain de Le Cerf, Dom Rivet, qui vivait encore, lorsque fut publiée la Bibliothèque critique. Grincheux à ses heures, Le Cerf jugeait assez absurde le projet qu'avait formé Rivet de publier la bibliothèque universelle des auteurs français. « Ne serait-il pas plus à propos, dit-il, de se borner à la bibliothèque particulière d'une province ?» Il ne songeait guère que, deux siècles plus tard, l'Institut de France travaillerait encore à l'oeuvre monumentale de Rivet.

(3) Bibliothèque, p. 299. L'universel l'emportant sur le particulier, il va sans dire que cette loutre, simple anecdote, offre moins d'intérêt aux esprits sérieux que la discussion d'un point de règle. Le rapprochement n'est donc ici que pour égayer le lecteur.

 

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petit. En revanche, tels autres détails, minutieusement rapportés par Dom Martène, en disent long sur la simplicité de notre érudit, sur le sans-façon de la vie commune à cette époque, et sur le grand siècle. C'est ainsi, par exemple, que, lorsqu'il était prieur à Saint-Denis ou à Marmoutier, Dom Claude Martin faisait, tous les samedis, le tour de chaque cellule, pour y entretenir un minimum de propreté, « écurant » de ses mains les ustensiles les moins en vue. Et cela, « assidûment », pendant des années, sans que l'idée soit venue à ses religieux de prendre enfin les devants et d'éviter à leur prieur une corvée aussi répugnante (1). J'en passe d'autres, qu'un lecteur d'aujourd'hui ne souffrirait pas (2), mais je dois rappeler, je dois juger librement telles prouesses, telles excentricités que Dom Martène nous demande aussi d'admirer, et qui appartiennent à l'histoire de l'ascétisme chrétien.

Comme la morale des pécheurs, — celle d'Escobar — la morale des saints a sa casuistique, non moins subtile que la première, et qui a pour objet de discerner, en un cas donné, ce qu'exige la résolution déjà prise une fois pour toutes de choisir le plus parfait. Il arrive, en effet, souvent que l'application particulière d'une des vertus contrarie l'exercice d'une autre, ou se trouve en opposition avec un devoir, moins relevé peut-être, mais plus pressant. Ce genre de conflits se tranche parfois en moins d'une seconde. Ainsi Dom Claude, lors d'un voyage qu'il fit à Dieppe. « Il n'avait jamais vu la mer, raconte Martène, et il avait eu autrefois un fort grand désir de la voir, et d'en considérer les merveilles. C'était là une favorable occasion de satisfaire cette innocente curiosité.

 

(1) La vie, p. 238.

(2) Cf. par exemple, La vie, p. 269.

 

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Il pouvait avoir encore un motif plus pressant de se contenter là-dessus en cette rencontre, parce que ce fut à Dieppe que sa sainte mère s'embarqua pour aller en Canada. Mais... (il) entra dedans la ville, y fit toutes ses affaires, et s'en retourna à son monastère sans voir, ni regarder la mer (1). » A la vérité, cette mortification, d'ailleurs excellente, n'était pas nécessairement le plus grand bien dans la circonstance. Dom Claude aurait pu, non seulement sans la moindre faute, mais encore pour le très

réel profit de son âme, demander au spectacle qui s'offrait à lui un motif nouveau de célébrer le Dieu des abîmes. Mirabiles elationes maris; mirabilis in altis Dominus ! Mais quel directeur intelligent lui eût-il conseillé de peser longuement le pour et le contre, de choisir entre le cantique sans paroles de l'abnégation et le sacrifice de louange? Sans chercher si loin, il a suivi la première inspiration de la grâce, et il a bien fait. La loutre, envoyée par le jésuite du Canada, était plus embarrassante. Ermite, Dom Claude eût pris, semble-t-il, le meilleur parti en n'ouvrant pas le paquet. Bénédictin, et qui plus est, prieur de son monastère, peut-être aurait-il dû se rappeler que le musée de Marmoutier renfermait moins de richesses que celui de Saint-Germain, et, s'oubliant tout à fait lui-même, offrir à ses frères la joie innocente de contempler un animal inconnu. Voici deux autres cas parallèles, et que pour cette raison l'on me permettra de. transcrire sur deux colonnes.

 

 (1) La vie, pp. 113, 114.

 

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Il fit bien paraître son zèle pour la régularité..,lorsqu'un jour, se disposant à raire la conférence..., comme il récitait les prières pour cela, on vint l'avertir que M. le cardinal de Retz, abbé de son monastère (Saint-Denis), le demandait. Un autre supérieur, en cette occasion, se serait déchargé du soin de la conférence sur son sous-prieur; mais notre incomparable... ne prit point ce parti, répondant simplement à celui qui l'avertissait : « M. le Cardinal... est un homme raisonnable; je vous prie de lui dire que je fais la conférence à nos confrères, et que je l'irai trouver sitôt qu'elle sera finie, »... (Le) cardinal, bien loin de trouver mauvais que le P. Prieur l'eût tant fait attendre, en fut très édifié. Voilà comme se conduisent les saints... Nous avons un exemple semblable en la vie de saint Liudger, évêque de Munster (1).

 

L'exemple qui suit... est... digne d'admiration...; la grande égalité d'esprit du R. P. D. Claude... y paraît dans tout son entier. La première année qu'il fut prieur de Marmoutier, le feu prit à l'infirmerie pendant qu'on était au réfectoire. On vint l'en avertir, comme il achevait de collationner. Cette nouvelle, qui aurait jeté un autre dans l'effroi, ne le troubla point. Il la reçut d'un sang froid et rassis, avec une parfaite soumission à la divine Providence. Il ne voulut pas même sortir, ni avertir la communauté, qu'elle n'eût dit à l'ordinaire les actions de grâces... Les grâces finies, il avertit qu'il fallait aller promptement éteindre le feu, qui avait pris à l'infirmerie. Nous y accourûmes tous, et nous trouvâmes qu'il avait déjà gagné le lambris de la chapelle et les lattes du toit. Mais nous aperçûmes aussi en même temps qu'il commençait à s'éteindre : ce que nous attribuâmes à la protection de saint Martin. Je n'oserais pas dire que celui qui tenait sa place dans le monastère y eût bonne part; c'est un secret qui nous sera révélé dans le ciel... Voilà comme il tenait son âme entre ses mains (2)...

 

 

 

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N'en déplaise à Dom Martène, il reste permis de trouver le second de ces deux traits moins admirable que le premier. « M. le cardinal de Retz est raisonnable », ou doit

l'être; le feu ne l'est pas. M. le cardinal a ses appartements à Saint-Denis, des fauteuils, des livres, au besoin son bréviaire — il le disait en hébreu — et une chapelle : bref, tout ce qui peut l'aider à prendre patience; le feu n'attend pas, à moins de quelqu'un de ces miracles sur l'attente desquels les saints eux-mêmes n'ont pas le droit de régler leurs propres démarches. On ne voit pas, du

 

(1) La vie, p. 15o.

(2) Ib., pp. 328, 329.

 

reste, comment Dom Claude eût perdu la maîtrise de son âme, pour avoir donné, cinq ou six minutes plus tôt, — les grâces conventuelles sont longues — l'ordre de courir aux pompes. Entre agir et s'agiter, entre céder à une pure impulsion et obéir au premier appel d'un devoir urgent, il y a bien de la différence. En 1651, pendant que flambait son monastère de Québec, Marie de l'Incarnation, tout en prenant, et sans tarder certes, les mesures nécessaires, avait-elle perdu quoi que ce soit de son habituelle sérénité?

 

Il faut... que vous sachiez, écrivait-elle le lendemain à son fils, qu'après qu'humainement — et vite, vite — j'eus fait tout ce qui se pouvait..., pour obvier à la perte totale de notre monastère..., je retournai en notre chambre pour sauver ce qui était de plus important... Dans toutes les courses que je fis, j'avais une aussi grand liberté d'esprit.., que s'il ne nous fût rien arrivé... Il me semblait que j'avais une voix en moi-même, qui nie disait ce que je devais jeter par notre fenêtre, et ce que je devais laisser périr par le feu... Je voulus jeter notre crucifix..., mais je me sentis retenue, comme si l'on m'eût suggéré que cela était contre le respect, et qu'il importait peu qu'il fût brûlé... Je laissai mes papiers... (intimes); ceux que vous m'aviez demandés... La pensée me vint de les jeter par la fenêtre, mais la crainte que j'eus qu'ils ne tombassent entre les mains de quelqu'un nie les fit abandonner... Et, en effet, cela se fit par une providence particulière..., parce que le peu que j'avais jeté fut resserré par une honnête demoiselle, qui a des enfants, qui ne se fussent pas oubliés d'y jeter la vue... Je ne voudrais pas pour quoi que ce fût qu'on les eût vus : car c'était toute la conduite de Dieu sur moi depuis que je me connais (1).

 

Autre cas de conscience, et tranché d'une manière au moins imprévue : « Il y avait dans la ville de Tours un homme assez bien apparenté..., (qui, au lieu de travailler, s'était mis) à faire l'office de voleur. Il en voulait

 

(1) Lettres, I, pp. 453, 454. Cf. Ib., pp. 439-448,  les premiers détails sur l'incendie.

 

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particulièrement aux églises. Il venait fort souvent à celle de Marmoutier, et il ne s'en retournait presque jamais qu'il n'eût dépouillé quelque autel... »

Que ce ton, guilleret pour une fois, ne vous étonne point. La miséricorde n'est-elle pas une des sources de l'humour?

« Ses vols fréquents obligèrent les religieux, après avoir perdu une vingtaine de nappes d'autel, des tapis et d'autres meubles d'église, à l'observer : et ils prirent si bien leurs mesures (entre nous, ils y avaient mis assez de temps) qu'enfin ils le surprirent pendant vêpres, dépouillant actuellement la chapelle de saint Martin. Ils se saisirent de lui, et le mirent en prison. Mais le charitable Prieur, en ayant été averti, il défendit qu'on lui fit aucun mal ; il ordonna au contraire que l'on en eût le plus grand soin, et, après l'avoir gardé deux jours, pour prendre de lui les connaissances nécessaires, afin de l'empêcher de continuer son mauvais métier, et d'avertir ses parents, il le renvoya en paix, lui laissa tout ce qu'il avait dérobé, et de plus lui fit donner un écu. Une conduite si charitable, et si digne d'un saint, mit fin à ses vols; du moins on n'en entendit plus parler. » A ce a du moins » reconnaissez l'inflexible probité de l'historien; mais voici aussitôt revenir l'aveugle candeur du disciple, et tout ensemble la tendresse du moine humoriste. « Auparavant ce voleur avait été pris par d'autres religieux, qui ne le traitèrent pas comme le vénérable Père Dom Claude Martin. Car ils lui donnèrent une vigoureuse discipline, et lui auraient fait ressentir une sévérité plus grande (juste ciel ! qu'auraient-ils donc fait?), s'il n'eût pas été parent de quelques-uns de leurs confrères. Mais cela ne l'empêcha pas de persévérer dans sa mauvaise habitude. Tant il est vrai, — c'est assurément l'unique fois de sa longue vie où Dom Martène aura confondu vérité et conjecture; car enfin il vient d'avouer que ce galant homme, désormais trop connu à Tours, aurait bien

 

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pu changer de province et non de métier, — que ce n'est pas tant la rigueur que la douceur et débonnaireté, qui convertit les cœurs (1) ! »

Ce sont là, je l'avoue, des anecdotes bien chétives ; mais peu nous importe, encore une fois, si elles nous font mieux connaître les moeurs et les sentiments de toute une génération de moines. A un autre Mauriste, Dom Vincent Thuillier, qui s'était chargé de continuer l'histoire bénédictine de Mabillon, le spirituel chanoine Folard écrivait un jour :

 

Lire tant de mauvais écrivains des vieilles chroniques! Avec qui d'entre eux en êtes-vous maintenant? Quels Tite-Live ! Cependant..., moi qui vous parle ainsi de ces bonnes gens-là, j'en fais mes délices, et j'en lis tout autant qu'il m'en tombe entre les mains. Leur simplicité, les détails humbles et bas ils descendent, leurs bagatelles, leurs sornettes, et quelquefois même leur barbarie m'enchantent (2).

 

Il eût épargné, j'espère, ces derniers gros mots à un Dom Martène, mais, pour les « détails humbles et bas », il en eût trouvé, plus peut-être qu'il n'eût voulu, dans la

vie de Claude Martin. Ne craignons pas de citer encore. Un saint moine, Dom Christophe Pellé, envoie à son ancien novice, Dom Martène, quelques notes sur Claude Martin. Prieur à Bonne-Nouvelle de Rouen, « pour éviter la vanité, il mangeait ordinairement un peu de tout ce que l'on présentait à la communauté. Un jour on donna à chacun une petite rôtie au vin d'Espagne, dont on avait fait présent

au monastère. Plusieurs n'y touchèrent pas ; mais, dans une conférence suivante, il. blâma leur conduite, disant que c'était un petit présent extraordinaire que la Religion faisait, et qu'en le refusant, il semblait qu'on la méprisât. Heureuses les communautés, etc., etc. ! »

A merveille, mais tournons la page : « Il m'avait nommé

 

(1) La vie, pp. 33, 332.

(2) E. de Broglie, La Société de... Saint-Germain d. P. au XVIIIe siècle, II p. 75.

 

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infirmier.... Vers la fin du carême de 1667, il eut une fièvre tierce, qui le traita rudement (mais qui ne l'empêcha point de jeûner)... Comme il avait la bouche fort sèche, nous fîmes venir de la ville un petit pot de verjus confit, pour le rafraîchir. (Après une longue résistance, sommé d'obéir, il se rend.)... Je lui donnai donc ce verjus dans une cuillère ; et, sitôt qu'il l'eut dans la bouche, il se tourna en gémissant du côté de la ruelle du lit, où nous crûmes qu'il l'avait jeté. Nous en fûmes bientôt entièrement persuadés ; car, nous étant retirés, il se leva de son lit, et, de peur qu'on ne l'obligeât encore à prendre de ce verjus, il cacha si bien le petit pot qu'on ne l'a pas vu depuis (1). »

C'est là, me semble-t-il, de la casuistique à rebours, de la mauvaise, s'entend. Lorsqu'il imagine la manoeuvre subtile qui lui permettra tout ensemble de n'obéir pas à l'infirmier, et de se donner les gants d'obéir (2), Dom Claude ne ressemble-t-il pas, bon gré mal gré, aux heureux pécheurs des Provinciales? On pense bien que nous l'absolvons des deux mains, car son intention fut toute sainte, mais si l'occasion s'en présente, nous nous garderons de l'imiter. Et puis, ces gémissements pour si peu de chose, cette retraite de l'autre côté de la ruelle, ce petit pot enfoui quelque part comme un explosif, non, nous ne reconnaissons en tout cela ni la haute, droite et limpide intelligence de sa mère, ni le véritable esprit de saint Benoît, tel que Dom Claude lui-même l'a défini. N'a-t-il

 

(1) La vie, pp. 109, 110. Et comme, bon gré mal gré, tout bon Mauriste a, pour ainsi dire, dans le sang la passion de l'exactitude, Dont Christophle ajoute : « Le Père sous-prieur..., Dom Jean Gillotin, m'a dit qu'il croyait que le P. Prieur, tout malade qu'il était, avait la haire ou le cilice sur le dos ; je ne sais quelle preuve il en avait. » Ib., p. 110.

(2) Il faut savoir, en effet, que, dans l'optique surnaturelle des couvents, l'infirmier a sur ses malades l'autorité du supérieur, autant dire de Dieu même. On sait aussi que l'obéissance doit être loyale, entière, et juxta menteur des supérieurs. Si l'un d'eux ordonne la promenade et le grand air à un religieux fatigué, celui-ci ne saurait se contenter d'ouvrir ses fenêtres et de faire trois fois le tour de sa chambre. Ainsi pour une tisane : odieuse ou délectable, il faut l'avaler.

 

 

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pas écrit, en effet, expliquant le symbolisme de l'habit bénédictin :

 

La cuculle, qui est proprement le capuchon, en ce qu'il est attaché avec le froc ou avec le scapulaire, leur fait leçon de la simplicité et de l'innocence, parce qu'il a la forme, aussi bien que le nom, d'un certain linge, qui couvre tout ensemble la tête et le corps des enfants, lorsqu'ils sont encore dans les maillots (1).

 

Si j'insiste aussi lourdement, c'est qu'en un tel milieu, un tel mélange de naïveté, de vertu et d'incohérence morale donne à réfléchir sur les obstacles qui retardent la pleine réalisation de l'idéal évangélique et le progrès de la civilisation chrétienne. Nous qui signalons, sans fausse honte — c'est notre devoir strict — le peu de rouille barbare qui s'incruste par endroits à la sainteté du passé, n'allons pas croire que la sainteté même d'aujourd'hui paraîtra de tous points parfaite aux historiens catholiques de l'avenir. Songeons aussi que la candide maladresse de Martène donne un relief exagéré, un éclat menteur à cette poignée d'anecdotes. Panégyriste éperdu, il dramatise le voyant, l'extraordinaire ; il laisse fatalement dans l'ombre la sainteté de toutes les heures, celle dont la modestie et dont la monotonie héroïques ne paraissent point. Dom Claude savait mieux que nous qu'un vrai disciple de l'Évangile cache ses jeûnes, — tu autem, cum jejunas, unge caput tuum, — ses mortifications, ses prouesses de vertu ; et il l'enseignait à ses frères plus encore par son exemple que par ses paroles. « Il craignait fort, nous assure Dom Pellé (2), les embûches de l'amour-propre, et c'est pour cela qu'il fuyait la singularité, et qu'il n'aimait pas trop certaines pratiques éclatantes, qui sont assez en usage dans nos communautés (3). Il nous

 

(1) Pratique de la règle de saint Benoît, Paris, 1699, pp. 14, 15.

(2) Chose bizarre, la phrase que je vais citer sert de prélude à l'histoire du verjus confit.

(3) Son silence à cet égard, dans son livre sur la règle bénédictine, est en effet assez remarquable.

 

 

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apprenait à nous mortifier en toutes rencontres, sans qu'on s'en aperçût ; et c'est ce qu'il faisait lui-même (1). »

Quelquefois néanmoins, un je ne sais quoi de morbide, de compliqué, d'effaré quo nous avons déjà cru remarquer chez lui, reprenait, pour un instant, le dessus. D'où cette frayeur folle à la vue d'un petit pot de verjus confit. Il ne pouvait pas ignorer que tout le monastère serait bientôt au courant de la scène qu'il allait donner, mais, en bon scrupuleux, il trouvait, dans cette parade même, une sorte de réconfort. Ajoutez à cela l'impression très vive et mal éclaircie que les vieilles vies de saints lui avaient laissée. Lorsqu'il était prieur de Saint-Serge de Rouen (1662), il me prit en particulier, raconte un de ses moines, « et après m'avoir commandé le secret, en vertu de l'obéissance que je lui devais..., il m'enjoignit de venir en sa cellule, un certain jour, chaque semaine du carême... Et, qu'étant là, il voulait que je le foulasse rudement avec les pieds, tandis qu'il serait prosterné la face contre terre, et que je lui reprochasse ses défauts avec des paroles les plus piquantes... Il fallut me rendre à cet ordre ; mais je laisse à penser avec combien de répugnance... Je n'y allais qu'en tremblant ; et, après que je l'avais ainsi foulé et chargé d'injures contre ma volonté, il se plaignait, étant relevé de terre, de ce que je l'avais trop épargné (2) ».

Nous lui reprochions tantôt un excès de casuistique ; ici, au contraire, ne faut-il pas regretter que Dom Claude ait résolu sans assez de réflexion un cas de conscience fort complexe? S'est-il d'abord demandé s'il avait le droit d'imposer à ses frères d'aussi étranges démarches? L'autorité, qui lui a été confiée pour (le certaines fins nettement fixées par la règle de l'Ordre, lui est-il permis de l'exercer aussi en vue de ses propres avantages personnels, vrais ou prétendus ? Désireux, par exemple, de passer

 

(1) La vie, p. 109.

(2) Ib., p 98. 

 

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toutes ses nuits en prière, mais craignant de s'assoupir, pourrait-il enjoindre à un de ses moines de lui tenir compagnie? Avec cela, qu'il y ait eu ou non abus de pouvoir, la seule charité fraternelle n'aurait-elle pas dû le faire hésiter? Piétiner un prêtre vénérable et que l'on aime, lui crier mille injures, le naïf bourreau avoue lui-même que cette pensée lui était un cauchemar, qu'il suait à grosses gouttes avant, pendant et après. Un père ne propose pas à son fils de si atroces corvées (1). J'ajoute qu'un homme de sens rassis n'en rêve pas d'aussi vaines. Car enfin, l'on sait bien, de part et d'autre, que cette scène n'est qu'une feinte. Dom Claude a beau se dire, et le plus sincèrement du monde, qu'il mériterait encore plus d'outrages; il ne se persuadera pas qu'on l'outrage pour de bon. Ainsi toute la confusion est pour celui qui insulte, la gloire

 

(1) Au moins en note, que l'on me permette de raffiner encore sur ce cas de conscience. L'obéissance religieuse n'est pas celle de l'automate, pas celle non plus de l'esclave. Le supérieur ne peut commander que des actes moralement bons, ou indifférents, faute de quoi l'on n'est pas tenu de lui obéir. L'ordre donné par Dom Claude réalise-t-il cette condition essentielle ? Il semble que non. Infliger à un autre quelque châtiment corporel — discipline, férule, guillotine —, autant d'actes conformes à une règle ou à des traditions établies, donc permis ; mais fouler aux pieds son prochain est une violence arbitraire, désordonnée, par suite mauvaise. Entre le magister, qui fouette son élève selon l'usage reçu, et celui qui lui donne des coups de pied, il y a plus qu'une nuance. Injurier est peut-être encore moins défendable : Qui dixerit fratri suo Raca... On objectera qu'il ne s'agit ici que d'une injure feinte, le coeur rétractant les grossièretés que se permettent les lèvres. Je le veux bien, mais je me demande si un mensonge vécu ne porte pas à la morale les mêmes atteintes que le mensonge parlé. Sauf au théâtre, il n'est pas bon de faire un geste cruel. Dans sa fameuse lettre sur l'obéissance, saint Ignace ne recommande aucun exemple que puisse invoquer Dom Claude. Il cite cet ancien Père du désert, donnant à un de ses novices l'ordre d'aller prendre une lionne et de la lui amener. Mais, ce faisant, peut-être s'amusent-ils innocemment l'un et l'autre, Ignace, veux-je dire, et cet Ancien vénérable. « Lionne » est ici d'ailleurs un terme assez vague et générique. Peut-être ne s'agissait-il que d'une grosse mangouste. Et puis, qui ne sait qu'au temps des Pères du désert, les relations entre l'homme et les fauves étaient moins tendues qu'elles ne le sont aujourd'hui ? L'Ancien avait l'habitude de ces animaux, il resterait sur place, il ne quitterait pas de l'oeil la lionne, très assuré qu'elle ne ferait aucun mal. Ou bien il arrêterait à temps son novice. L'autre exemple apporté par saint Ignace, « arroser un bois sec pendant un an », ne souffre pas la moindre difficulté. Absurde ou non, quant à son objet immédiat, cet ordre ne blesse aucune bienséance. Pour ma part, j'aurais obéi, me semble-t-il, oh sans espoir, mais sans rien éprouver de l'invincible répugnance que m'eût inspiré l'ordre donné par Claude Martin.

 

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pour celui qui, en commandant ces insultes, a réglé lui-même, bon gré mal gré, sa propre apothéose. Combien plus simple et plus sérieusement héroïque, Marie de l'Incarnation, dans l'admirable scène que nous avons racontée plus haut, la scène du petit brasseur! Ici tout est vrai ; rien de préparé ; aucune fiction. Le fou-rire qu'a déchaîné dans la communauté cette burlesque semonce n'est pas joué; l'aiguillon de ces abeilles malicieuses perce jusqu'aux chairs; la confusion de la Mère est toute vraie. On s'amuse d'elle ; elle l'accepte vaillamment, mais elle en souffre, et elle souffre d'en souffrir. Est-il donc si difficile de nous mépriser nous-mêmes que, pour nous convaincre enfin de notre misère, il faille avoir recours à des confidents de tragédie (1) ?

 

(1) Je n'ignore pas que l'on trouve dans la vie des saints — même modernes — des exemples plus ou moins semblables à celui que nous venons de discuter. On en trouve aussi dans l'histoire profane, v. g. les injures protocolaires que devait subir le triomphateur romain. Il y aurait donc un réel intérêt à grouper ces divers exemples, à remonter au plus ancien de tous, puis à suivre le développement de la tradition ainsi commencée. Mais, comme présentement le XVIIe siècle seul nous intéresse, nous nous limitons expressément au cas particulier de Dom Claude, laissant de côté les autres cas du même genre, la couleur spéciale qu'a revêtue chacun d'entre eux, les circonstances particulières qui les ont accompagnés, etc., etc. En de tels sujets, il est toujours difficile de porter un jugement d'ensemble. Si, en effet, je soutiens qu'un père n'a pas le droit de sacrifier son fils, on m'objectera, et avec raison, l'histoire d'Abraham et d'Isaac. Ici, du reste, rien ne gêne l'indépendance de notre critique. Alors même qu'elle aurait canonisé Dom Claude, l'Eglise ne nous ferait pas un devoir de tout admirer dans la vie de ce grand moine. On me dira qu'il a suivi, sur ce point, les inspirations du ciel, et que le ciel connaît mieux que nous ce qui est bon, ce qui ne l'est pas. Eh! quoi, toute la question est justement de savoir si, dans la présente circonstance, Dom Claude a su « bien discerner les mouvements de la grâce d'avec ceux de la nature, laquelle fait souvent passer ses désirs et ses recherches pour des inclinations de vertu ». C'est lui-même qui a écrit cela (Conduite pour la retraite du mois à l'usage des religieux de la C. de S. Maur, Paris, 1699, p. 29). Or, qui discernera entre les « inspirations » de la grâce et les « impulsions » de la nature, sinon, en dernier ressort, l'humaine raison, le simple bon sens. On trouvera plus loin (p. 428) des exemples tout semblables. En voici un que je prends dans la vie d'une carmélite contemporaine, la Mère Elisabeth Doussot (1832-1896). « Elle veut avoir une soeur zélatrice spéciale, qu'elle choisit animée d'un zèle amer, qui ne l'aborde que pour lui reprocher âprement ses moindres imperfections... Elle organise ce qu'elle appelle « ses séances », que nous relatons, à titre d'historien, sans porter de jugement, son directeur les ayant explicitement approuvées, — cette réserve, pour le dire en passant, est fort significative, mais la raison qu'on en donne paraît assez curieuse : pourquoi le biographe ne pourrait-il juger le directeur de la Mère Elisabeth, aussi librement que la dirigée elle même ? Pour moi, je me trouverais au contraire beaucoup plus libre à l'endroit du directeur — dans lesquelles cette zélatrice la tutoie, l'injurie, la bafoue, lui crache à la face, la soufflette à plusieurs reprises et rudement, l'affuble de grands écriteaux, où elle est qualifiée d'orgueilleuse, d'hypocrite, de sensuelle, etc., la foule du pied, la frappe comme un animal, la tire avec une corde pendant qu'elle se traîne à quatre pattes, coiffée d'un grand bonnet à forme de tête d'âne... Mais notre plume s'arrête, refusant d'aller plus loin ». R. P. Marie-Joseph du Sacré-Coeur, carme déchaussé. Le P. Doussot dominicain et la Mère Elisabeth carmélite, sa soeur, Paris, 1911, p. 293, 294. Si je ne les avais trouvées dans un livre destiné au grand public, je n'oserais transcrire ces lignes. Que l'on veuille bien en retenir surtout l'hésitation qu'avoue très loyalement le biographe. C'est là un fait en quelque sorte nouveau.

 

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Nous avons eu déjà maintes fois l'occasion de remarquer même chez les plus saints personnages de ce temps-là un certain goût assez fâcheux pour les démonstrations excessives, et, si l'on peut dire, pour le théâtral, dans la pratique des vertus. Dom Claude, bien que foncièrement humble et détaché de soi, donnait par intermittences dans ce travers. C'est ainsi encore qu'il avait eu d'abord le dessein de faire une confession publique de ses dérèglements de jeunesse, « quand il donna au public la vie de sa mère, où il s'était dépeint avec les plus noires couleurs..., disant de lui les choses les plus humiliantes qu'on pût s'imaginer; en sorte que les Docteurs auxquels il avait donné son livre à approuver, lui refusèrent leurs approbations, jus- qu'à ce qu'il eût retranché ce qu'il avait dit de lui. (1) » Une telle délicatesse chez trois Docteurs de Sorbonne, et en 1676 ! Le progrès constant dont nous parlions tout à l'heure n'est donc pas une chimère. Quarante ans plus tôt ces messieurs auraient trouvé peut-être qu'il n'en disait pas assez.

 

(1) La vie, p. 271.

(2) Voici leurs noms: Loisel, curé de Saint-Jean-en-Grève; Camus, grand vicaire de Tours; Pirot, professeur en théologie, de la maison et société de Sorbonne. Dom Claude se demande, dans sa préface, si un fils a le droit d'écrire la vie de sa mère ; et il répond en rappelant Augustin, Grégoire de Naziame, Pierre de Cluny, Guibert de Nogent. « Je sais, continue-t-il fort joliment, que ces grands personnages étaient des saints, qui, par conséquent, ne pouvaient être suspects de mensonge...; mais je sais aussi qu'encore qu'ils fussent saints, ils n'avaient pas non plus que moi la pensée qu'ils le fussent. Et, ayant l'honneur d'être non seulement chrétien, mais encore religieux et prêtre, je ne croirai pas blesser les lois de l'humilité, si j'ose dire que je n'ai pas moins évité le mensonge qu'eux, puisque cette bonne foi n'est pas une vertu d'un ordre fort relevé, et qu'ou a aisément cru qu'elle s'était rencontrée dans d'honnêtes gens du paganisme, qui n'ont point fait de difficulté de laisser à la postérité la relation de leur propre vie, et dont l'exemple a été suivi par un grand homme de notre siècle. » En marge, après deux citations de la Vie d'Agricola, il rappelle que « M. de Thou a écrit sa vie eu six livres ».

 

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III. Visitant, dans ma jeunesse, une abbaye bénédictine, je voulus savoir à quelles recherches savantes s'était consacré chacun des moines qui se trouvaient là. Je les prenais tous pour des Babillons : Quotque aderant vates, rebar adesse deos. Aussi quelle ne fut pas ma déception lorsque, de presque tous, on me dit qu'ils ne songeaient à rien de pareil, et, qu'en dépit d'une légende fort répandue, les bénédictins ne faisaient pas voeu d'érudition ! Qu'on prenne en effet les ouvrages de Dom Claude sur la règle de son Ordre, on n'y trouvera pas une page qui traite explicitement de l'étude, et que, par suite, M. de Rancé eût jugée digne de censure. Plusieurs chapitres sur le travail des mains, rien sur les travaux de l'esprit (1). Et cela s'explique fort bien, puisque de tels ouvrages s'adressent à tous les religieux, et que ni leur grâce propre, ni l'obéissance ne les destinent tous à l'étude. Quoi qu'il en soit, nous savons par Dom Martène — et ce ne sont pas là les chapitres les moins intéressants de son livre — que personne peut-être n'a plus travaillé que Dom Claude à promouvoir les hautes études religieuses dans la Congrégation de Saint-Maur.

 

 

(1) Il écrit néanmoins, mais eu appuyant à peine : « Et afin que la solitude leur soit plus douce et moins ennuyeuse, ils en aimeront les exercices, qui sont : la prière, la lecture, l'écriture, l'étude, et peut-être quelque petit travail de main qui se puisse exercer sans bruit et dans le repos. » Pratique, p. 86. On peut espérer qu'en lisant ce paragraphe, l'abbé de Rancé n'est pas froncé le sourcil. Eu tout cas, on ne saurait y voir d'allusion aux grands travaux des bénédictins. Je noie un très aimable conseil: Pendant la récollection mensuelle, le moine se demandera « s'il est soigneux de s'unir en esprit aux auteurs dont il lit les ouvrages, quand ce sont des saints et des Pères de l'Eglise, afin de leur en demander l'intelligence et de participer à l'esprit dont ils ont été animés quand ils les ont écrits. C'est faire plus qu'une lecture, parce que c'est passer de la lecture à un entretien familier. D'où vient qu'il y a plus d'avantage de lire les ouvrages des Pères et des saints que ceux des autres auteurs. » Conduite pour la retraite du mois, pp. 54, 55. (C'est un très bon livre.) Ainsi, quand il parle de lire ou d'étudier les Pères, il entend parler d'une étude ou d'une lecture proprement dévote.

 

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Laissons parler cet unique témoin : il a beaucoup à nous apprendre, et sur un très beau sujet.

« Ce qui rendra (ou plutôt aurait dû rendre) la mémoire de Dom Claude Martin recommandable et immortelle à la postérité, sera la nouvelle édition des oeuvres de saint Augustin et des autres Pères de l'Église, dont on lui est redevable, puisque c'est lui qui en a inspiré le dessein, et qui fut chargé du soin de (présider à) son exécution 1. Comme c'est une chose qui ne se sait point dans le monde, il est bon de la faire connaître, afin que l'on sache les obligations que toute l'Église a à notre incomparable Père... Dom Luc d'Achery... lui dit (un jour) que, depuis peu, cinq ou six Docteurs, joints ensemble, avaient voulu entreprendre une nouvelle édition des oeuvres de saint Augustin; que, pour cet effet, ils étaient venus... collationner les manuscrits de Saint-Germain-des-Prés..., mais, qu'après six mois d'application..., ils avaient tout abandonné. Notre illustre assistant, qui avait le cour noble, et naturellement porté aux grandes entreprises, vit d'abord l'utilité de celle-ci..., et comme, d'ailleurs, il aimait la doctrine de ce saint par-dessus celle des autres Pères, à cause de sa douceur et de sa modération dans les expressions, et d'un certain caractère de droiture..., il demanda à ce Père, s'il n'y aurait pas moyen de faire dans notre Congrégation ce que ces Docteurs n'avaient pu faire, dans le monde, parmi le tracas d'une famille. » Oui, il y aurait moyen, mais au prix « d'une grande assiduité ». « II n'en fallut pas davantage pour déterminer le R. P. Dom Claude... Il en parla au T. R. P. Dom Bernard Audebert..., lequel n'eut pas de peine à se laisser persuader. »

On tint donc une assemblée extraordinaire, où les Prieurs

 

(1) Dom Martène suppose que nul n'ignore les travaux antérieurs des grands Mauristes : ceux de Hugues Ménard sur saint Grégoire (1642) ; de Luc d'Achery sur Lanfranc, etc. (1648) ; la première édition du Saint Bernard de Mabillon. qui est de 1667, etc. Dom Martin n'a pas allumé, mais entretenu et organisé ce bel incendie.

 

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de Saint-Germain, des Blancs-Manteaux, et de Saint-Denis furent convoqués, pour discuter ce dessein. « Les sentiments furent partagés, mais notre généreux assistant appuya les siens par des raisons si fortes..., qu'elles prévalurent. Celui-là même, qui avait été le plus opposé, ayant été depuis général, en procura et pressa l'exécution autant qu'il put. »

C'était le prieur de Saint-Denis, Dom Vincent Mareolles (général de 1672 à 1681 ). Celui-ci craignait en effet que « les religieux, sous prétexte de voir des manuscrits, ne se répandissent trop dans le monde ». Soit dis-traction, soit précaution, Martène n'ajoute pas que la plus sérieuse opposition vint de Dom Brachet (général de 1681 à 1687), lequel redoutait, qu'à tant s'occuper de saint Augustin, la Congrégation ne fût soupçonnée de jansénisme ; comme il arriva en effet (1).

La résolution étant donc prise, on chargea Dom Martin de l'exécuter : « Il écrivit aussitôt dans tous nos monastères, pour faire collationner les manuscrits, ou les envoyer à Paris ; il désigna les religieux qu'il jugea les plus propres pour y travailler (Delfau, Blampin, Constant, etc.) et il prit toutes les mesures nécessaires pour faire cette grande entreprise, dont il vit avant que de mourir, la fin, au grand contentement du public et à l'avantage de la Congrégation (2). »

Il aurait bien voulu aussi « faire travailler à une nouvelle édition de saint Jérôme et des Pères grecs » ; mais il appréhendait « de ne pas trouver des gens assez habiles... pour une entreprise de cette conséquence... Car, encore bien qu'il vît dans la Congrégation un grand nombre de

 

(1) Cf. L'histoire de l'édition bénédictine de saint Augustin, par le R. P. Ingold, Paris, Picard, 1903, chap. II. D'après Dom Thuillier, l'idée première du Saint Augustin serait due au grand Arnauld, qui, par l'entremise du prieur de Saint-Germain, Dom Tixier, aurait gagné Dom Claude.

(2) La vie, pp. 132-134. Les deux premiers volumes paraissent en 1679; le dixième en 1690 ; le onzième (Tables), en 1700. Je n'ai pas à parler des controverses auxquelles cette édition donna lieu.

 

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religieux, qui savent assez bien le grec pour l'entendre et le lire avec fruit, il ne croyait pas que cela fût suffisant. Et, quant à saint Jérôme, il était persuadé que, pour y travailler avec succès, il fallait savoir parfaitement les langues latine, grecque, hébraïque, l'Écriture sainte à fond, avoir une entière connaissance de l'histoire ecclésiastique et profane, et posséder les belles-lettres; et qu'encore bien qu'il ne fût pas difficile de trouver des religieux qui excellassent en l'un de ces points, il l'était néanmoins d'en trouver qui les possédassent tous. Mais quand Dieu veut se servir d'une personne pour l'accomplissement de ses desseins, il sait bien lui en fournir les moyens... Il arriva donc qu'un de nos confrères de Toulouse... lui envoya le Prologue de notre sainte règle qu'il avait traduit en hébreu (et le mieux du monde) (1). ... Le zèle de ce jeune religieux donna de l'émulation à d'autres, qui s'appliquèrent à l'étude des langues. Le B. Père, de son côté, les y exhortait toujours (et) par ses lettres... (leur faisant) faire quelques petits essais, leur donnant tous les avis nécessaires pour y réussir... Enfin, quand il les vit assez capables, il en fit venir trois à Paris, auxquels il fit faire un coup d'essai qui donna lieu au premier volume des Analectes grecs. »

Il n'avait pas eu la main trop malheureuse : ces trois jeunes s'appelaient en effet Antoine Pouget, Jacques Lopin et Bernard de Montfaucon. Décidément, les mystiques s'entendent à tout. « Et ensuite, il les appliqua (Lopin et Montfaucon) à l'édition de saint Athanase... et même un de ceux-là (Montfaucon) nous promet de rétablir les Hexaples d'Origène, qui est le plus grand et le plus beau travail qui ait jamais été fait pour le bien de la religion. (A la bonne heure !) Voilà comme Dieu a donné sa bénédiction aux soins et aux prières que ce saint homme lui offrait pour ces religieux. Peu de temps après, il fit venir

 

(1) Ce doit être Dom Antoine Pouget, qui fit profession à Toulouse en 1674.

 

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à Paris un savant religieux (Martianay), pour l'édition de saint Jérôme... On voit (clans le premier volume de cette édition) la version que saint Jérôme fit du livre de Job sur le texte des Septante, ouvrage si estimé par saint Augustin, et si rare qu'on n'en avait connaissance que par une épître de ce Père. Le public en est redevable au H. P. Dom Claude Martin (1), qui, l'ayant découvert parmi les manuscrits de Marmoutier, quand il en fut prieur, l'envoya aussitôt à Paris, pour enrichir ce volume d'un si précieux trésor (2). »

Pour rien au monde, je n'aurais omis ce dernier détail. Il ne suffisait donc pas à Dom Martin d'avoir conçu le plan de cette magnifique entreprise, d'avoir choisi, dirigé, stimulé les ouvriers qui la mèneraient à bien. Il y collabore de sa propre main, en homme du bâtiment, qui sait lire les vieux manuscrits, et en apprécier la valeur. Martène nous dit aussi qu'ayant composé, à la prière de sa mère, des Méditations pour l'octave de Sainte-Ursule, « il y mit à la tête une petite dissertation, très savante, dans laquelle il fait un très juste discernement de ce qu'il y a de fabuleux d'avec ce qui est véritable, dans l'histoire du martyre de cette sainte (3) ». « A ces derniers mots, l'eau nous vient à la bouche, si j'ose ainsi m'exprimer. Un mystique, qui serait en même temps un critique, et de taille à rivaliser avec notre P. Delehaye ! Hélas! non, ce serait trop beau. Dom Le Cerf nous apprend en effet que ce

 

(1) Dom Claude « savait la langue hébraïque, et peut-être la grecque », dit curieusement Martène, mais il ne s'en vantait pas, et « je ne pense pas même que l'on ait jamais cru qu’il sût seulement lire l’hébreu. Je n'eu ai eu connaissance qu'un peu devant sa mort, qu'ayant porté dans sa chambre un livre hébreu, il le prit, et, en ma présence, le lut et l'expliqua à l'ouverture du livre ; ce qui me surprit extraordinairement... ; (si occupé toute sa vie), on ne voit pas comment il a pu apprendre cette langue, à moins que Dieu ne lui en ait donné la science par infusion. » La vie, pp. 265, 266. Quelque ligne de ce paragraphe que l'on prenne, on doit avouer que ces moines sont étonnants.

(2) La vie, pp. 162-164.

(3) Ib., p. 123. Ces méditations — j'ignore le titre exact — ont paru chez Billaine en 1678. M. U. Chevalier ne semble pas les avoir connues.

 

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« très juste discernement » eut ses défaillances. « Le P, Martin, écrit-il, adopte le sentiment de ceux qui veulent que ces saintes vierges fussent effectivement au nombre d'onze mille, et il cite, pour justifier ce qu'il avance, l'autorité de Vrandalbert, qui, dans son martyrologe, composé vers 85o, assure que ces saintes vierges étaient au nombre de plus de mille (1).» Dom Martin, passe, mais Dom Martène ! Onze mille, lui aussi ?... Eh ! comment se peut-il que Mabillon en personne se soit donné l'air de croire à la Sainte Larme de Vendôme (2) ? Et que Martianay, notre vieil ami (3), ait affirmé gravement, d'après les nombres de l'Apocalypse et « l'autorité d'une sienne tante », que « le nom de l'Antéchrist serait Baricandel » ? (4). Il en va de la critique érudite comme de la critique morale. Plus saint que nous, Dom Martène canonise telle excentricité de son héros, que notre conscience repousse invinciblement; plus savant, il accepte avec une naïveté d'enfant une invraisemblable légende. Demi-savants ou savants d'aujourdh'ui, que penseront de nous les critiques d'après-demain ?

Dom Claude enfin, confirmé, malgré son grand âge, dans sa charge d'assistant par le Chapitre de 1687, « fit travailler sur saint Hilaire, dont les ouvrages étaient fort défectueux et corrompus dans les éditions précédentes. Il chargea de ce soin un jeune religieux, qu'il aimait beaucoup à cause de son mérite et de ses grandes vertus, et dont il avait reconnu la suffisance dans le travail (en effet très considérable), qu'il avait fait en l'édition de saint Augustin ».

On ne pouvait désigner d'une façon plus nette l'insigne

 

(1) Le Cerf, pp. 324, 3a5. Il ne nous dit pas ce qu'il pense de ce problème.

(2) Cf. D. Le Cerf et les autres bibliographes. A la vérité, Mabillon « n'a prétendu discuter ni la vérité, ni la fausseté de cette relique, mais seulement faire voir la bonne foi de la possession des religieux de Vendôme ». Le Cerf, p. 282. Sans doute, mais encore...

(3) Sur Martianay, cf. notre tome III, pp. 558-569.

(4) Revue de Gascogne, juillet-août 1901, p. 374.

 

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Dom Constant, lequel, du reste, vivait encore lorsque parut la vie de Dom Claude. On risque néanmoins de gêner fort son humilité, et d'en gêner aussi quelques autres. Martène, désireux peut-être de répondre, une fois de plus, aux critiques de Rancé, continue avec sa candeur et son intrépidité habituelles : « Je dirai en passant de ce religieux, dont le mérite n'est pas autant connu des hommes qu'il devrait l'être, qu'il a presque fait tout seul ce prodigieux travail — la critique des ouvrages supposés de saint Augustin — sans prendre aucun soulagement, ni aucune exemption sur les exercices, assistant à tous les offices divins, tant de jour que de nuit; ce qu'il serait à propos que pratiquassent tous les religieux qui s'appliquent aux sciences, — manifestement, il le pratiquait lui-même — qui doivent penser qu'ils ne sont pas religieux pour devenir savants, mais qu'ils ne doivent acquérir de la science qu'afin d'apprendre à pratiquer plus exactement leur règle... Outre le saint Hilaire, le R. P. D. Claude Martin destina encore des religieux pour travailler sur saint Basile le Grand, et sur Clément Alexandrin ; et, s'il avait pu rester encore dans le régime de la Congrégation, l'on ne doute point que l'édition de ces Pères, et encore d'autres, ne fussent fort avancées. Voilà comme ce grand homme, sans sortir de son cloître, se rendait utile à la Religion (à son Ordre) et à l'Église (1). » C'est là, en effet, un beau spectacle : Marie secondant Marthe ; le fils de la grande contemplative, mystique lui-même, encourageant les érudits de Saint-Maur, et leur imposant, en retour, un effort constant vers la sainteté (2).

 

(1) La vie, pp. 170, 171.

(2) Dom Claude « s'était autrefois proposé de faire une version de la vie et des oeuvres de sainte Gertrude... Il en avait été souvent sollicité par sa mère, qui croyait, avec bien de la raison, que c'était une entreprise digne d'un coeur et d'un esprit très dévots, et que celui qui n'aurait pas l'esprit d'oraison aurait peine à y réussir... (Il) ne put donner à sa mère cette satisfaction mais, étant assistant, il la fit faire par un religieux, qui excellait (?) dans la traduction (Dom Mège, et il eut encore le temps d'en faire présent à sa mère avant qu'elle mourût. Il avait de la dévotion à cette sainte, et je lui ai entendu dire que l'on voyait par expérience, que tous ceux qui lui en portent, sont bons et excellents religieux, et qu'une des raisons pourquoi, dans le commencement de la Congrégation (de Saint-Maur), les religieux étaient plus intérieurs, c'est qu'ils avaient plus de dévotion envers elle, et qu'ils étaient plus portés à lire ses ouvrages. » La vie, p. 131. Inutile de souligner le multiple intérêt que présentent ces remarques. On n'ignore pas qu'un des premiers travaux des Mauristes ressuscités (Congrégation de France) fut une édition et une traduction nouvelles de sainte Gertrude. Sur les ouvrages de Dom Claude lui-même, publiés ou inédits, cf. La vie, pp. 121-136. Parmi les inédits, signalons les Conférences ascétiques, et le Pasteur solitaire (méditations à l'usage des prélats et des supérieurs), qu'on trouverait peut-être dans les papiers de Saint-Germain. D'après Marlène, Dom Claude « avait l'esprit beau, et des plus délicats du siècle. Il savait l'ancienne et la nouvelle philosophie en perfection, quoiqu'il n'eut point appris celle-ci dans les livres... (Il parait s'être intéressé beaucoup à Descartes (cf. La vie, p. 321.)          Il avait beaucoup d'ouverture pour les beaux-arts, et de grandes connaissances sur ces matières-là. » La vie, p. 265. D'après un autre témoin contemporain, Dom Collet, « s'il n'avait pas la science des esprits de premier ordre, il en avait toute le délicatesse et toute la politesse. Il parlait néanmoins de toutes les sciences dont il possédait tous les principes. » La vie, p. 379. En revanche, Dom François Lamy, qui n'était pas le premier venu : « Le R. P. D. Cl. Martin était de ces génies supérieurs, pour lesquels les sciences les plus hautes et les plus abstraites n'ont rien de trop élevé, rien qui les passe, et..., pour dire en un mot ce que bien des gens ne croiront pas, rien ne lui a manqué pour joindre à la qualité d'un parfait religieux celle d'un excellent philosophe, qu'un peu moins de modestie. » La vie, p. 389.

 

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IV. — Dom Claude, ayant participé sans interruption pendant près de cinquante ans (1652-1696) au gouvernement de ses frères, nous attendions de son biographe une foule de renseignements, et encore, pourquoi nous en cacher? quelques indiscrétions, qui nous fissent prendre sur le vif l'histoire intérieure de la Congrégation de Saint-Maur, au cours de ces mêmes années (1). Sur ce point toutefois, il nous a déçus. Partagé entre le désir de ne taire aucune des circonstances qui pouvaient illustrer les vertus de son héros, et la juste crainte de nuire à la réputation de son Ordre, il a recours d'ordinaire à des

 

(1) Dans mon second livre, écrit Martène, je considère D. Martin « comme ayant part à toutes les affaires qui regardaient la Congrégation en général : et j'y comprends non seulement le temps qu'il a été assistant des T. R. P. D. B. Audehert, D. V. Marsolles, D. B. Brachet, et D.Cl. Boistard, généraux de notre Congrégation, mais encore celui qu'il a été prieur de Saint-Denis, en France, et de Marmoutier, parce qu'encore bien qu'il ne gouvernait alors que des monastères particuliers, il était cependant consulté sur toutes les affaires importantes et difficiles..., et qu'il entrait toujours dans les Chapitres généraux, où il avait la meilleure part en qualité de Définiteur et de Président. » Préface.

 

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allusions, à des raccourcis que les contemporains ont dû trouver beaucoup trop clairs, et qui piquent aujourd'hui notre curiosité sans la satisfaire (1). Il écrit par exemple : « Ce fut en ce Chapitre général (de 1682) que, par une singulière Providence, (Dom Claude) fut de nouveau élu assistant du T. R. P. Général, et qu'il rentra dans le régime de la Congrégation, pour en être le principal et presque l'unique appui, dans un temps qu'elle était sur le point d'endurer des secousses si furieuses, qu'elles étaient capables, non seulement de l'ébranler, mais même de la renverser entièrement, si la main qui l'avait soutenue jusqu'alors ne l'eût encore conservée. Car, par un juste et adorable jugement de Dieu, elle se vit tout d'un coup déchirée au dedans par les faux frères, persécutée au dehors par les gens du siècle, et presque abandonnée de tous. »

De quelles crises veut-il parler ? Je crois bien que, dans sa pensée, la persécution, venue du dehors, fut la moins «furieuse» de ces « secousses ». La suite immédiate semble montrer en effet qu'il a surtout en vue de graves symptômes de « relâchement » et de décadence... Trois mois après le Chapitre, continue-t-il, « Dieu retira du monde le T. R. P. D. Vincent Marsolles, supérieur général... (Cette) perte était un des plus grands malheurs qui pût arriver à la Congrégation, et plût à Dieu qu'elle se puisse un jour réparer, pour la consolation de tous les bons religieux, qui ont de l'amour pour leur profession, du zèle pour la régularité, de l'attache aux observances saintes, que nous avons reçues des premiers Pères de la Réforme, et une aversion sincère pour les relâchements. Mais peut-être que nous ne le méritons pas, et que nous

 

(1) Il avoue du reste qu'il n'a pu tout dire : « Je ne prétends pas donner ici une histoire entière et composée de sa vie : j'avoue au contraire que j'ai passé par prudence des faits très considérables et d'une très grande édification, à cause des personnes qui vivent encore. » Préface.

(2) Le général était alors Dom Vincent Marsolles; il fut remplacé par son premier assistant, Dom Benoît Brachet. La vie, pp. 157-159.

 

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nous en sommes rendus indignes par nos infidélités ».

On ne lui reprochera pas de faire la cour aux puissances, et, d'un autre côté, l'on s'étonnera moins que les supérieurs de 1697 aient accueilli assez froidement un livre où il était dit que, depuis 1681, la Congrégation de Saint-Maur n'avait plus à sa tête que des généraux médiocres ou impuissants... A la vérité, le successeur de Marsolles. Dom Benoît Brachet, eût bien mérité, par ses rares vertus, « d'être le chef de ses frères. Mais, au reste, c'était un homme sur son déclin, et qui, par sa pesanteur, jointe à son âge avancé, était presque dans l'impuissance de gouverner. Aussi le poids du gouvernement tomba sur le R.P.D.C1. Martin, son unique assistant qui eut besoin de toutes ses forces pour en soutenir la pesanteur, et de toute sa sagesse pour se tirer avec honneur des méchantes affaires qui vinrent fondre tout d'un coup sur la Congrégation... Il y aurait ici de belles choses à dire à la gloire de notre illustre Assistant, mais on veut bien les supprimer pour raisons. Ce sera à ceux qui travailleront à l'histoire de la Congrégation de lui rendre justice là-dessus (1). »

L'orage menaçait donc, mais le coup de foudre qui éclatera bientôt n'éclaircira malheureusement ni l'atmosphère de Saint-Maur, ni l'obscurité où nous plongent les sombres raccourcis de Martène. Cinq ans après la fâcheuse élection qui l'avait chargé d'un fardeau trop au-dessus de ses forces, Dom Benoît Brachet meurt à Saint-Germain-des-Prés (janvier 1687). Qui le remplacera ? Aucun doute ne semble possible là-dessus. La très grande majorité du Chapitre élira, sans hésiter, notre Dom Claude, ce qui prouve, soit dit en passant, que l'élite de la Congrégation restait encore parfaitement saine, le fils de Marie de l'Incarnation étant assez connu pour son zèle à maintenir l'ancienne discipline et la tradition de la Réforme. Mais tout à coup le bruit se répand que « le Roi, qui est le plus

 

(1) La vie, pp. 156-159.

 

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sage de tous les princes a, a donné ordre à l'archevêque de Paris « de faire savoir au Définitoire qu'il donnait l'exclusion pour la charge de général au Père Dom Claude Martin ». Nous revoici dans la nuit, Dom Martène dans l'embarras. Oh ! ne craignez pas de ce bon sujet la moindre révolte contre son roi : « Que dire à cela, sinon que nous devons admirer ici la justice de notre incomparable monarque, qui ne peut souffrir dans son royaume le moindre désordre ; et déplorer en même temps la fatalité des princes très chrétiens, qui sont obligés contre leur volonté de faire ressentir de la sévérité à des personnes qu'ils voudraient honorer s'ils connaissaient leur vertu. Car on ne doute point qu'un prince, qui donne tous les jours tant de preuves de sa justice..., au lieu d'exclure le R. P. D. Cl. Martin de la charge de général, ne l'eût demandée pour lui s'il eût été informé de son mérite. » — Était-il donc si difficile de s'en informer ? — « Si nous avons sujet d'espérer que Dieu récompensera un jour l'acte de justice que le Roi a voulu pratiquer en cette rencontre, il est aussi bien à craindre qu'il ne punisse l'injustice de ces calomniateurs. »

Ceux-ci l'auraient fait passer pour « un entêté, qui ne revenait jamais, qui aimait les procès ». «Calomnies toutes pures, car jamais on ne vit personne moins attaché à son propre sens; un enfant de quatre ans l'aurait fait changer de sentiments... Mais l'on dit que les saints sont entêtés, lorsqu'ils ont de la fermeté dans les choses qui regardent la gloire de Dieu et les obligations de leur charge, et qu'ils s'opposent avec un courage intrépide à la cupidité des hommes. Il en est de même des procès : on ne peut en avoir plus d'aversion que lui ; il n'en a jamais soutenu qu'avec peine, et qu'il n'eût souhaité d'accommoder..., même au préjudice de ses monastères. »

On l'a vu plus haut avec son voleur (1). Il va, du reste, sans

 

(1) Cf. aussi La vie, pp. 33o, 331.

 

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dire que ce n'était là qu'un prétexte et qui n'aura pas ému Louis XIV. Où trouver à cette époque un seul abbé qui, bon gré mal gré, n'eût pas eu sur les bras au moins cinq ou six procès? Je croirais volontiers qu'on évoqua, une fois de plus, pour la circonstance, le spectre du jansénisme Quoi qu'il en soit, l'intrigue avait été menée dans le plus grand secret, si bien que, lorsque « l'on assembla le Chapitre général... (Dom Claude) fut élu président tout du premier scrutin », et, qu'afin « de détourner de dessus sa personne » l'honneur plus grand qui, de toute évidence, allait lui être imposé, « il prit un expédient... Ce fut de représenter vivement aux Définiteurs les plaintes que les religieux brouillons et mécontents avaient tant de fois formées contre eux : qu'ils se perpétuaient dans les charges, et qu'étant les seuls qui faisaient les supérieurs, ils prenaient les premières places pour eux ; qu'ils leur fermeraient la bouche s'ils voulaient faire élection d'un général qui ne fût pas du Définitoire... S'il eût su ce qui se passait, il n'aurait pas tant pris de précautions. Celui qui avait reçu les ordres de la Cour ne voulut pas les spécifier en sa présence. Il prit un temps qu'il était absent pour les faire savoir au Définitoire, qui en fut d'autant plus consterné qu'il n'avait pas le temps de les faire révoquer... L'on procéda ensuite à l'élection, et, comme le saint président était scrutateur, et qu'en cette qualité c'était à lui d'examiner les billets des électeurs, il fut un peu surpris de ce qu'ayant été élu président d'un commun suffrage..., il n'avait aucune voix ; mais cette surprise ne le déconcerta point, et il fut moins ému que si le sort fût tombé sur lui... Mais s'il ne fut pas Général par l'élection des hommes, il le fut dans l'estime, le désir et le coeur de toute la Congrégation, surtout des bons religieux  (2). »

 

(1) Pas la moindre allusion au jansénisme dans tout l'ouvrage de Martène. L'omission est assez curieuse.

(2) La vie, pp. 164-165.

 

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Il y en avait donc de médiocres, et parmi eux, chose plus grave, des moines assez influents pour que l'entourage de Louis XIV ne refusât pas de les écouter, assez redoutables pour que le Chapitre général capitulât devant eux avec une docilité si peu vaillante (1).

Sommes-nous d'ailleurs assurés que, tout en regrettant cette intervention royale, que rien ne justifiait, la majorité des électeurs ne l'ait pas trouvée assez opportune ? La rigide vertu de Dom Claude n'aurait-elle pas effarouché plus que de raison un certain nombre de moines, et entretenu dans la Congrégation des mécontentements dangereux ? Au surplus, nous n'avons entendu qu'une cloche, celle des temps héroïques, celle du passé, Dom Martène, veux-je dire, fidèle écho de son maître et prompt comme lui peut-être à exagérer les misères du présent. Avec cela, étant donné la souplesse, l'humanité de la règle bénédictine, comment fixer le point précis où le respect intelligent des traditions fait place au scrupule ? « Dans le Chapitre général de 169o, tenu à Marmoutier (Dom Claude), ayant remarqué que la porte, qui est à l'entrée de ce monastère n'était pas assez monastique, il proposa au Définitoire de la faire renverser, ce qu'il aurait exécuté sans doute, si l'on eût suivi son sentiment (2) ». Saint Benoît, revenant parmi nous, eût-il exigé la démolition de Solesmes? On peut espérer que non. Lorsque l'on bâtit «à Saint-Germain-des-Prés (en 1684), un dortoir pour le R. P. général, ses assistants, les visiteurs, et autres supérieurs et religieux, qui viennent à Paris pour les affaires de leurs

 

(1) Je laisse de côté quelques énergumènes qui out beaucoup exercé la patience de Dom Claude. Les supérieurs avaient pris l'habitude de lui confier les insupportables dont personne ne voulait — un petit nombre, naturellement, et qui ne présente pas d'autre intérêt que de nous rappeler l'étrange rudesse de ce temps-là. Cf. La vie, pp. 138, 141-3, 324. Martène

du reste nous rassure à leur sujet ; « Les libertins même, écrit-il, étaient obligés de se cacher pour faire le mal, en sorte que, pendant trois ans que l'ai eu soin des hôtes (à Saint-Denis), je ne me souviens pas qu'on soit venu trois fois leur parler dans l'hôtellerie sans permission. » La vie, p. 143.

(2) La vie, pp. 161, 162.

 

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monastères », Dom Claude, trouvant sa chambre trop somptueuse, et voulant « donner un exemple à toute la postérité de son exactitude, et de l'aversion qu'il avait pour les bâtiments superbes, fit murer la moitié des fenêtres de sa chambre, et abaisser le plancher de deux ou trois pieds ; et je lui ai entendu dire que, s'il eût été général..., il aurait fait mettre à bas l'entrée du monastère (1)». A Marmoutier, « ses prédécesseurs avaient fait de grands et superbes bâtiments; il les voyait et il en gémissait ; il laissa à ses successeurs le soin de les achever ». En revanche, « comme il aimait la beauté de la Maison de Dieu, il tourna toutes ses inclinations vers l'église, dont il fit élargir et paver le choeur et le collatéral du côté du cloître, orner et décorer les autels et les chapelles, qui étaient négligés, fondre les cloches qui étaient la plupart cassées, faire les belles balustrades, qui vont de la nef dans les collatéraux du choeur (2) ». A Saint-Denis, « une des choses qui lui déplurent davantage, fut de voir qu'en une église aussi somptueuse et aussi auguste, il n'y avait ni chapelle, ni autel, ni même aucune figure consacrée à... saint Benoît. Il ne put souffrir cette injure faite à notre saint patriarche, dans une des plus considérables maisons de son Ordre, et... il lui fit construire un autel, qui est un des plus beaux et des plus riches morceaux d'architecture que l'on puisse voir en ce genre » (3.) « La haute idée qu'il avait du Dieu qui réside dans nos temples..., lui donnait une affection incroyable pour la décoration des églises. Il croyait, aussi bien que l'abbé Suger, que l'on ne pouvait rien employer de trop riche... à l'usage du sacrifice de la nouvelle loi... S'il n'avait tenu qu'à lui, il aurait paré les églises de diamants, de rubis... d'émeraudes, et les aurait couvertes d'or. De ce même respect procédait la coutume qu'il avait de faire balayer le choeur

 

(1) La vie, pp. 6o, 61.

(2) Ib., pp. 18o, 181.

(3) Ib., p. 153.

 

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autant qu'il pouvait par des prêtres (1). » « Il... faisait toutes les cérémonies avec une gravité majestueuse ; et une des choses qui lui plaisait le plus, étant Prieur de Saint-Denis, était la pompe auguste avec laquelle s'y font toutes les cérémonies (2). » D'un autre côté, « il ne pouvait souffrir que des enfants... lui servissent la messe ; il avait la même difficulté à l'égard des hommes mariés, ne croyant pas que des personnes plongées dans les plaisirs du corps, dussent avoir tant de part à un mystère, qui est le germe des vierges » (3). Terminons ce paragraphe sur un trait moins déplaisant :

« Mais son plus grand soin fut d'orner les Temples vivants du Saint-Esprit, en procurant le bien et l'avancement spirituel de ses religieux... Ce fut pour ce sujet qu'il mit à la Bibliothèque (de Saint-Denis, semble-t-il) pour plus de deux mille livres d'excellents livres choisis, afin de nourrir et d'engraisser l'âme de ses religieux, et leur faciliter le moyen de garder exactement leur solitude, de s'y entretenir utilement, d'éviter... les vaines conversations avec les séculiers, et ces épanchements au dehors, qui causent ordinairement tant de dissipations dans les cloîtres, et quelquefois la ruine de ceux qui les habitent (4)... Il avait surtout soin de la jeunesse..., et il leur témoignait une grande tendresse... Cela faisait quelquefois un peu de jalousie aux anciens, et un jour l'un d'eux ne put s'empêcher de lui reprocher qu'il était le père des jeunes... A quoi notre admirable Prieur fit cette belle

 

(1) La vie, p. 355.

(2) Ib., p. 354. A Marmoutier. « il rétablit... les anciennes cérémonies qui avaient été abrogées, afin de rendre l'Office plus majestueux, et d'en donner plus de sentiment aux assistants... Le même zèle le porta à corriger les offices propres de son monastère, et à en faire de nouveaux pour les principales fêtes de saint Martin. » La vie, pp. 18o, 181.

(3) La vie, pp. 354, 355. A l'usage « de tous les enfants qui ont à faire cet office », le B. P. Eudes avait composé tout un opuscule : La manière de bien servir la sainte messe » (Oeuvres complètes du V. Jean Eudes, t. IV, pp. 402-432). Comme l'auteur le déclare lui-même (p. 412), toute la théologie de ce petit livre lui vient de Condren.

(4) La vie, p. 181.

 

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réponse : « Il est vrai..., mais je suis aussi le frère des anciens (1). Il ne pouvait souffrir que l'on chargeât sans raison les novices de mortifications, ou qu'on leur fit faire des pénitences qui sont en usage en quelques Ordres religieux, lesquelles sont plus propres à faire rire qu'à rendre meilleurs ceux qui les font. Il aurait voulu que l'on gravât « sur sa tombe, ces paroles : Factus est in pace locus ejus. Sa maison a été une maison de paix (2). »

V. — Il n'y a presque plus rien qui gêne notre admiration dans les soixante pages que Martène a consacrées aux derniers jours de son maître, et que je voudrais dédier, comme fit Gerbet pour le récit d'une autre agonie, à celui qui a écrit le Phédon.

« En ce temps-là, je pris la liberté de lui demander s'il ne... craignait pas (la mort), et il me répondit que non, qu'il avait grand sujet de craindre les jugements de Dieu, mais qu'il se confiait entièrement en ses grandes miséricordes ; que toute la peine qu'il avait était l'incertitude de vivre ou de mourir, mais que, s'il voyait la mort venir, il la regarderait d'un oeil fixe et avec plaisir. Une réponse si assurée, dans un homme dont je connaissais la sainteté, m'obligea de lui dire que, selon les apparences, la mort s'approchait de lui, quoique lentement et qu'il paraissait que la nature allait défaillir insensiblement. Et il me répondit que cela irait là (3). »

Peu de longs entretiens. Le silence leur était cher à l'un et à l'autre. L'un priait, l'autre ruminait doucement ces vieux textes que l'exemple d'un saint vivant l'avait aidé à mieux comprendre et sentir : « Il avait presque toujours les yeux fichés sur le crucifix, qui était sur la cheminée de sa chambre, et comme, un jour, je voulus tirer le rideau de son lit, il me fit cette plainte amoureuse : « Ah!

 

(1) La vie, p. 148.

(2) Ib., p. 182.

(3) Ib., p. 2o3.

 

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pourquoi me cachez-vous un objet si beau? »... Je lisais alors la mort de saint Martin dans Sulpice Sévère, et il me semblait entendre ce grand saint... dire à ses disciples, qui voulaient lui faire changer de posture : « Laissez-moi, mes frères, laissez-moi regarder le ciel plutôt que la terre, afin que l'âme s'élève droit à Dieu. Sinite me, fratres, coelum videre potius quam terram, ut spiritus suo itinere dirigatur ad Dominum (1)».

Ou bien Martène lisait quelque livre, et même, parfois, Dieu lui pardonne, un livre presque frivole : « Après vêpres, s'étant aperçu que je lisais une pièce d'éloquence, c'était l'oraison funèbre d'un des plus grands capitaines de nos jours, il tourna les yeux vers moi, et, d'une sainte saillie, animée de l'amour qu'il avait pour la perfection, il me dit : « Cela est-il plus beau que la vie de Jésus-Christ? » Je lui répondis, avec bien de la confusion, que non... et, sur ce j'ajoutai que, dans tout ce que j'avais lu jusqu'alors, je n'avais pas encore trouvé un acte de vertu chrétienne, il me repartit : « Tant pis, car c'est là-dessus qu'il doit être jugé », et, un peu après, m'instruisant de mon devoir avec sa douceur ordinaire, il me dit : « Ah ! mon cher Père, pensons à Dieu! » Ces paroles firent une telle impression sur moi qu'à l'heure même, je jetai là l'oraison funèbre, pour prendre le saint Évangile, et, à l'ouverture du livre, j'adressai à ces paroles de Jésus-Christ... Oves meæ vocem meam audiunt..., et ego vitam æternam do eis... Je les lui lus, et j'en pris occasion de lui dire qu'... elles devaient être pour lui un grand sujet de consolation. Il me répondit : « Hélas! mais il faudrait être de véritables brebis ». Un moment après, il nie dit : « Eh bien ! Dom Edmond, il nous faut prendre la route de l'éternité  (2) ».

Un autre jour, « voyant que je lisais proche de son lit

 

(1) La vie, p. 211.

(2) Ib., pp. 221, 222.

 

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l'histoire des martyrs de Lyon, il me dit en soupirant : « Hélas! que ces grands saints souffraient bien autrement que nous ne faisons ! Une petite fièvre nous abat. C'étaient là de véritables chrétiens ; ceux d'aujourd'hui en comparaison ne sont que des pygmées »

Ses « grands sentiments d'humilité ne lui faisaient rien perdre de sa confiance en Dieu. « J'espère, disait-il, que saint Benoît, saint Maur, et tous nos saints bénédictins viendront au-devant de moi. J'ai aussi beaucoup de confiance aux mérites de saint Michel. C'est une créature si noble et si élevée devant Dieu, qui lui a confié le soin des âmes qui sortent de cette vie... ! J'ai toujours eu une grande dévotion à ce saint, à cause de la haute idée que j'avais d'une si noble créature. Je me perdais quelquefois en le considérant, et cela me donnait encore plus de sentiment de Dieu, dont saint Michel n'est qu'un bien petit rayon!. »

A ces hauteurs sereines, la notion du temps s'efface, petite chose ,insignifiante. Est-ce un moine du grand siècle, est-ce le vénérable Bède que nous regardons mourir? « Je pris le crucifix, et l'approchant de lui, je lui dis : « Mon révérend Père, voilà celui qui guérit nos maladies », et il me répondit : « Cela est vrai », puis il ajouta ces paroles de saint Augustin : Magnus de coelo venit medicus, quia magnus in terra jacebat ægrotus (3).

Avant de recevoir le saint viatique, il me dit : « Dom Edmond, je vous prie de me rendre un petit service... Je serais bien aise d'être revêtu en aube, l'étole par-dessus. Saint Jean Chrysostome se fit habiller de blanc, lorsqu'il fut près de mourir, afin de témoigner la joie qu'il avait d'aller à Dieu... Je vous prie aussi de balayer notre chambre et de la parsemer de fleurs. Vous y préparerez un petit banc... sur lequel vous mettrez un linge blanc et

 

(1) La vie, pp. 24o, 241.

(2) Ib., pp. 213, 214.

(3) Ib., p. 223.

 

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dessus la sainte Bible, que vous couvrirez de la nappe qui me servira pour communier. » Quoique la douleur que j'avais de le voir souffrir fût grande, je sentais pourtant une consolation que je ne puis exprimer, le voyant aller à Dieu avec une joie si extraordinaire, et j'exécutai l'ordre qu'il m'avait donné avec quelque sorte de complaisance, tant j'étais pénétré de ses saintes dispositions. Avant de le revêtir de son aube, je voulus lui faire prendre ses bas, mais il les refusa, disant qu'il voulait communier pieds nus. Il attendit la communauté assis dans une chaire, et lorsqu'elle arriva, il quitta ses pantoufles, s'avança vers le banc..., fit ôter le coussin qu'on voulut lui donner ; et là, les pieds tout nus, les genoux à plate terre, la tête découverte, soutenu par un de ses religieux, avec un visage serein et si vénérable qu'on l'aurait pris pour un second saint Benoît, il reçut le saint viatique..., tirant des larmes des yeux de tous ses frères... Après qu'il eut communié..., il prit la sainte Bible entre ses mains, et dit aussi haut que sa faiblesse le pouvait permettre ces propres paroles : « Mes Pères, je viens de recevoir le corps de Notre-Seigneur sur la sainte Bible, pour vous témoigner que je veux mourir enfant de l'Église, et que si, pendant ma vie, il m'est arrivé, contre ma volonté, de dire ou d'écrire quelques choses contraires aux vérités qui sont contenues dans ce saint Livre, je le désavoue et le rétracte de tout mon coeur. » Puis il baisa le Livre avec la même ferveur... qu'il avait prononcé cette profession de foi (1) ».

Il s'éteignit doucement quelques jours après, comme Dom Martène achevait de « réciter les litanies pour la recommandation de son âme ». « Aussitôt qu'il eût expiré, plusieurs vinrent par dévotion et par respect le baiser comme un saint. Et cela me fit ressouvenir de ce que m'avait dit autrefois un religieux, qui avait une telle frayeur de la mort qu'il n'osait seulement regarder un

 

(1) La vie, pp. 215, 216.

 

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ossement dans un cimetière, ni voir donner les sacrements à un moribond; mais pour le R. P. Dom Claude Martin, disait-il, je le verrais mourir sans crainte parce que c'est un saint. Et il appuyait cette assurance sur ce que dit un saint Père, que, quand nous passons dans un cimetière, et que nous y voyons une tête de mort, nous tremblons; mais que, lorsque nous entrons à l'église, et que nous y voyons les reliques d'un saint, nous courons les baiser...

« Dans le même temps, un de (ses) disciples... l'invoqua publiquement, s'écriant tout haut : Sancte Claudi, ora pro nobis... Tout ce qui avait servi à son usage fut comme au pillage... Nous lavâmes ensuite son saint corps, en récitant des psaumes, et nous le revêtîmes de ses habits monastiques. »

Après les obsèques et « la bénédiction de son sépulcre, je lui donnai, encore un baiser, et, après l'avoir ajusté dans son cercueil, je lui rendis les derniers devoirs, en le mettant de mes propres mains dans le sépulcre. Je suivais en cela les mouvements de mon affection et de ma piété, et, sans y faire réflexion, j'accomplissais ce qu'il m'avait prédit longtemps auparavant, que je l'enterrerai... J'en connais qui n'ont jamais pu faire pour lui les prières ordinaires. Pour moi, j'avoue que, si je n'avais été retenu par les ordonnances de l'Église, au lieu de dire une messe des morts, j'aurais dit à son honneur celle d'un Confesseur. Mais il faut attendre que celui à qui Dieu a donné le pouvoir de déclarer les saints, le mette par son autorité au catalogue des bienheureux, par une canonisation solennelle, à la gloire de Dieu et de son Église, qui renferme en tout temps des saints dans son sein, et qui, dans le vénérable Père Dom Claude Martin, nous en a donné un des plus grands qui ait été depuis longtemps (1). »

 

(1) La vie, pp. 254-262.

 

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Quoi qu'il en soit de ce voeu et des faibles chances qui lui restent d'être exaucé, ceux d'entre nous qui ont le souci des hautes études religieuses et le culte des traditions bénédictines, feront une place à Dom Claude Martin dans cette chapelle invisible et silencieuse où il nous est permis de fêter les saints de notre choix ; et, se refusant à séparer l'un de l'autre les deux moines admirables que la grâce a liés pour l'éternité, Dom Claude Martin, Dom Edmond Martène, ils les invoqueront ensemble : Sancti Claudi et Edmunde, orate pro nobis (1).

 

(1) J'indique ici le texte auquel il est fait allusion vers la fin de la page 190 : « Il y a de certains travaux réguliers dont personne n'est dispensé, la lecture et le service de table, laver et balayer. » Réflexions sur la réponse de M. l'abbé de La Trappe... par Dom Jean Mabillon, paris, 1693, II, p. 173.

 

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