Chapitre II
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CHAPITRE II : LE MYSTICISME FLAMBOYANT ET LES MYSTIQUES DU SILENCE

 

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§ 1. — Jeanne de Matel.

§ 2. — Marguerite Romanet et Catherine Ranquet.

§ 3. — Antoinette de Jésus.

§ 4. — Les trente dernières années : juin 1649-octobre 1678.

 

I. Jeanne de Matel et le mysticisme flamboyant. — Les vues et les « états ». — Oubli des consignes ordinaires de l'humilité. — Le silence de la Mère de Châtel. — La sainte chambrière de Billom. — Le P. Gibalin et l'indiscrétion apparente de Jeanne. — Pourquoi « un morne silence » ? — Les Apôtres ont-ils caché les faveurs de Dieu ? — Humilité vraie de Jeanne.

II. Un intellectuel converti à la mystique. — Jeanne et « l'éclaircissement des mystères de la foi ». — Une théologienne précoce. — Elle sait miraculeusement le latin. — La « Parole substantielle du Père » lui donne l'intelligence des Écritures. — Dedi te in lumen gentium. —Une « extension » de « l'Incarnation ». — « Je veux te parler par l'Ecriture ». — Saint Michel, saint Jérôme, saint Denis. — Qu'il s'agit bien et expressément d'une mission doctrinale; fausse honte et inconséquence des panégyristes de Jeanne.

III. Jeanne défendant elle-même sa mission. — « Ni la lecture, ni l'étude » ne suffiraient à expliquer un tel prodige. — Les écrits de Jeanne « témoignent à eux seuls d'une inspiration ». — Jeanne se rencontre avec les théologiens qu'elle n'a pas lus. — « N'as-tu pas le sens littéral et l'Archive tout entière? » — Sans lectures ; sans réflexions personnelles. Est-ce bien vrai ? — Ce que Jeanne a pu apprendre « hors de l'oraison ».

IV. L'or et le clinquant d'Ernest Delle. — Digression sur le style prophétique. — Définition insuffisante du génie de Jeanne. — Que Jeanne ressemble à tous les poètes chrétiens. — Qu'il ne faut pas la lire de trop près. — Cataractes de symboles : l'habit blanc, rouge et bleu des religieuses du Verbe incarné. — La Mère portière et le lion de Juda. — Marie et la colombe de l'Arche. — Du sublime au médiocre. — Mièvreries dévotes. — Les cheveux de Madeleine.

V. Le vrai génie de Jeanne; spéculation et sensation théologiques. — Orchestration du Credo. — « Je dis. » — Le « sabbat parfait » et la circumincession. — Ses vues sur l'Incarnation. — Une scotiste inspirée : In initie viarum suarum. — « Bien qu'Adam n'eût pas péché, le Verbe se fût incarné. » — « Cette chair a servi à nous rendre palpable le Verbe. » — Vexilla regis. — Rien d'imprévu. — L'illusion de Jeanne.

 

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Saint François de Sales à la Mère de Chatel.

 

En tout ce que j'ai vu de notre soeur Marie-Constance (de Bressand) je ne trouve rien, qui ne me fasse penser qu'elle soit fort bonne fille. Mais, quant à ses visions, révélations, prédictions, elles me sont infiniment suspectes, comme inutiles, vaines et indignes de considération. Car, d'un côté, elles sont si fréquentes que la seule fréquence et multitude les rend dignes de soupçon. D'autre part, elles portent des manifestations de certaines choses que Dieu déclare fort rarement : comme l'assurance du salut éternel, la confirmation en grâce, le degré de sainteté de plusieurs personnes, et cent autres choses pareilles, qui ne servent tout à fait à rien.

De dire qu'à l'avenir on connaîtra pourquoi ces révélations se font, c'est un prétexte que celui qui les fait prend pour éviter le blâme des inutilités de ces choses...

Il ne faut pas pour cela maltraiter cette pauvre soeur, laquelle, comme je crois, n'a point d'autre coulpe que celle du vain amusement qu'elle prend en ces vaines imaginations. Seulement, ma très chère soeur, il lui faut témoigner une totale négligence et un parfait mépris de toutes ces révélations et visions, tout ainsi que si elle racontait des songes ou des rêveries d'une fièvre chaude, sans s'amuser à les réfuter ni combattre... Et, en somme, il faut témoigner un mépris absolu de toutes ces révélations. Et quant au bon Père qui semble les approuver, il ne faut pas le rejeter ni disputer contre lui, ains seulement témoigner que, pour éprouver tout ce trafic de révélation, il semble bon de le mépriser et n'en tenir compte.

... Les visions et révélations de cette fille ne doivent pas être trouvées étranges, parce que la facilité et tendreté de l'imagination des filles les rend beaucoup plus susceptibles de ces illusions que les hommes... Il leur est souvent avis qu'elles voient ce qu'elles ne voient pas, qu'elles oyent ce qu'elles n'oyent point et qu'elles sentent ce qu'elles ne sentent point...

Il faut donc traiter cet esprit-là avec le mépris de ses imaginations, mais un mépris doux et sérieux, et non point moqueur et dédaigneux. Il se peut bien que le malin esprit ait quelque part en ces illusions, mais je crois plutôt qu'il laisse agir l'imagination, sans y coopérer que par de simples suggestions.

La similitude apportée (par elle) pour l'explication du mystère de la Sainte Trinité est bien jolie, MAIS ELLE N'EST PAS HORS DE LA. CAPACITÉ D'UN ESPRIT QUI SE COSPLAIT EN SES PROPRES IMAGINATIONS (1).

 

 

I. Jeanne Chézard de Matel (1596-167o) représente avec une splendeur que nul de ses contemporains n'égale, ce

 

(1) Lettres, VIII, pp. 323-327.

 

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qu'on pourrait appeler le mysticisme flamboyant, celui, veux-je dire, qu'accompagnent les prophéties, les visions, les hautes spéculations doctrinales (1). Par là elle se rattache aux contemplatives du moyen âge, Gertrude, Mechtilde, Hildegarde, qui toutefois la dépassent, et, me semble-t-il, de fort loin. On sait, du reste, que, depuis la Contre-Réforme, les mystiques attachent moins de prix à ces manifestations éclatantes, et qu'ils les distinguent expressément de la contemplation proprement dite. Distinction capitale, selon nous, et trop négligée. Jean de la Croix, François de Sales, Canfeld, Bernières, Surin, laissent aux théologiens, aux orateurs, aux poètes le soin d'expliquer et d'illustrer le dogme chrétien. Ils se bornent à décrire, et, s'il le faut, à justifier ce que, seuls, ils peuvent savoir d'expérience, la rencontre de Dieu au centre de l'âme, les effets de cette union merveilleuse, l'ascèse particulière qu'elle commande. Jeanne de Matel, au contraire, nous parle beaucoup plus de ses « vues que de ses « états ». Les secrets de son intérieur l'occupent moins que les mystères de notre foi, et, de ce chef,

 

(1) Jeanne Chézard de Matel, Oeuvres spirituelles publiées par le P. Ambroise, capucin, Lyon et Paris, 186o et 1861. Je n'ai pas vu cet ouvrage.

Oeuvres choisies de Jeanne Chézard de Matel mises en ordre et précédées d'une introduction, par Ernest Hello, Paris, 187o. Longue préface apocalyptique, où je cueille ces trois lignes de feu : « L'enfer est parfaitement juste, voilà la vérité. Parfaitement terrible, voilà la vérité. Parfaitement éternel, et voilà encore la vérité » (p. XXXI). C'est là ce que j'appellerais volontiers le faux sublime de Hello. « Parfaitement », n'ajoute rien à éternel, ce dernier adjectif se suffisant à lui-même : « Parfaitement terrible e, n'a rien d'imprévu. Terrible aussi, le P. S. de cette préface :

J'ai dû... donner le style absent ». « J'ai pu, sans rien enlever de ce qu'elle a. lui donner ce qu'elle n'a pas ». Ce n'est donc pas chez lui qu'il faut étudier la Mère de Matel, mais dans les deux vies (Penaud, Mre Saint-Pierre) que je vais mentionner, et où l'on trouvera de larges extraits de ses oeuvres.

La vie de la V. Mère Jeanne Chézard de Matel... par le R. P. Antoine Boissieu (S. J.), Lyon, 1692; autre Vie en 1743, et encore par un jésuite, mais anonyme : je n'ai pu me la procurer; Vie de la Mère Jeanne de Matel (par le) prince Augustin Galitzin, Paris, 1864 ; La V. M. J. de M., sa vie. son esprit, ses oeuvres, par l'abbé P. G. Penaud, Paris, 1883 (bon travail, personnel, vivant) ; Vie de la R. M. J. Ch. de M..., d'après les manuscrits originaux, par la R. M. Saint-Pierre de Jésus, supérieure du monastère de Lyon, Fribourg, 191o. Très grand nombre de citations.

 

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elle n'apprendra pas grand'chose aux curieux de psychologie religieuse. Sa vie et ses oeuvres restent néanmoins d'un vif intérêt. Il est en effet très curieux que, spontanément, elle ait ainsi rejoint, en plein XVIIe siècle, la tradition médiévale; plus curieux encore d'étudier sur un si bel exemple les relations entre l'expérience mystique et les activités normales de l'esprit.

Elle appartient aussi à cette famille assez nombreuse, trop selon moi, de contemplatifs, en faveur desquels les consignes ordinaires de l'humilité semblent abolies, et qui ne nous laissent rien ignorer de leurs splendides privilèges. Si vive que puisse être l'admiration qu'ils nous inspirent, les louanges que nous essaierions de leur donner pâliraient toujours auprès de celles qu'ils ont reçues du ciel même, et qu'ils nous communiquent avec la plus déconcertante simplicité. Elle écrira :

 

Très cher amour… faites qu'en parlant de vos merveilles, je n'embrouille pas ceux qui les liront avec des intentions droites... Votre Majesté me fit commandement d'écrire les quatre mariages qu'elle avait voulu faire : avec notre humanité, avec la sainte Vierge, avec l'Eglise et avec moi... A toi, ma fille, est donnée la grâce d'entendre ma voix..., de voir la splendeur du Père des lumières, qui... t'a donné le don très haut et très parfait. Il engendre en ton âme... des clartés, que tu ne dois pas mettre sous le boisseau, mais par lesquelles tu dois éclairer tous ceux qui sont en ma maison (1).

 

Qu'y puis-je? à tort ou à raison, cela m' « embrouille » un peu. J'aimerais mieux qu'elle eût accueilli avec plus de gêne ce divin panégyrique ou que, du moins, elle l'eût gardé pour elle seule, se bornant, s'il y avait lieu, à le soumettre à son directeur. De plus autorisés que moi penseraient de même, le jésuite Arnaud Boyre, par exemple : « Oh! que je voudrais bien, écrivait celui-ci, vers 1626, à la vénérable Agnès de Langeac, qu'il n'y eût aucune créature qui sût les caresses qui se passent entre

 

(1) M. Saint-Pierre, op. cit., pp. 142, 143.

 

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Dieu et l'âme, afin que l'âme pût dire : « Mon bien-aimé est à moi, et moi à lui a! Pour cela, je veux quasi mal à ces extases et apparitions sensibles, qui obligent l'épouse à découvrir son secret, de peur d'errer » (1). Nous rencontrons cette même répugnance chez de très hauts mystiques. Bien loin de répandre leur glorieux secret, ils voudraient en quelque sorte l'effacer de leur propre conscience, et, la grâce aidant, ils y parviennent. Ainsi la plus sublime, semble-t-il, des premières visitandines, la Mère Marie Péronne de Chatel.

 

C'est pour moi un grand tourment, écrivait-elle à Marie-Aimée de Blonay, de communiquer de mon intérieur, excepté quand j'y suis obligée ; autrement, je suis comme interdite et sans pouvoir en rien dire. Dieu me fit la grâce, il y a près de huit ans, de rendre compte de mon intérieur au Père Isnard, jésuite, qui est un saint homme. J'en reçus une grande satisfaction... Après cela, je restai deux ans sans parler à ce bon Père, à cause de mon séjour à Aix. Lorsque je le revis ensuite, il m'invita de nouveau à lui ouvrir mon coeur, et je lui répondis simplement que mon intérieur était fermé, que j'en avais perdu la clef, lui protestant que je n'y voyais goutte, et qu'il m'était impossible de lui en rien dire, quoique j'eusse toujours une entière confiance en sa charité ! Je suis ainsi faite, ma chère amie, et il n'y a rien dans mon âme, excepté le péché et l'imperfection, que je ne sois plus aise de taire que de dire (2).

 

A la bonne heure! Le P. Isnard savait son métier de directeur, et cette clef perdue lui aura fait plus de plaisir que d'éblouissantes confidences. Ainsi encore, une autre contemporaine de Jeanne de Matel, Marie Jay, la sainte « chambrière de Billom ». Elle n'a pas moins d'humour que Marie Péronne, mais un humour qui s'ignore tout à fait.

 

(1) Vie de la V. M. Agnès de Jésus, par M. de Lautages (édit. Lucot), Paris, 1863, I, pp. 45o, 451. Le P. Boyre mériterait une étude particulière.

(2) Vie de la Mère de Chatel, par la M. de Chaugy; volume supplémentaire aux oeuvres de sainte Chantal, dans l'édition Migne, p. 489.

 

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Comme elle donnait toutes ses heures aux malades et aux pauvres, son confesseur, homme de peu d'expérience, «craignait qu'il y eût chez elle beaucoup d'extérieur et peu d'intérieur... Aussi, l'ayant un jour appelée dans l'église,

 

— Marie, lui dit-il, comment faites-vous vos oraisons ?

— Certes, mon Père, je n'en fais point. Il ne faut point m'adresser de semblables questions.

— Comment, ne savez-vous pas que l'extérieur procède de l'intérieur, et qu'il faut marcher devant Dieu... ? Je trouve bon que vous preniez quelque temps pour prier dans votre chambre. Oh ! qu'il y a du plaisir d'être là, et de contempler Jésus-Christ sur la croix !

— Hélas ! mon Père, que dites-vous là? Ce bon Sauveur voudra bien me pardonner si je ne le fais point. Je ne le saurais faire. Aussi je vous prie de ne m'en point parler.

 

De plus en plus inquiet, le bon Père la presse de questions, tant qu'enfin il commence à entrevoir la rare élévation de cette ignorante. « A la moindre idée de la présence de Dieu (elle) était si possédée d'amour... qu'elle avait peur de perdre le sens. Une longue oraison ne lui était point nécessaire, puisque, par une simple pensée, elle s'abîmait en Dieu (1) ».

Mais, bien qu'il nous soit permis de préférer, et de beaucoup, cette voie de grâce, nous n'avons aucunement le droit de l'imposer à tous les mystiques. Si Jeanne de Matel nous gène d'abord par sa complaisance à amplifier le rapide fecit mihi magna qui potens est de la plus humble des vierges, c'est que, d'une part, nous ne la connaissons que par ses écrits, et que, d'un autre côté, lui fut refusé ce je ne sais quel charme de plume qui fait tout passer. Splendidement douée sous le rapport de l'imagination et de l'intelligence, elle a moins d'esprit naturel que sainte Thérèse, moins de délicatesse que saint François de Sales, moins de grâce que sainte Gertrude.

 

(1) Vie d’Agnès de Langeac, II, pp. 56, 57.

 

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Et puis, soit qu'elle écrive, soit qu'elle parle, elle ne sait pas s'arrêter. Je soupçonne que, de son vivant, elle finissait par fatiguer la patience de ses plus fidèles. Son directeur, le P. Gibalin, reconnaît loyalement « qu'elle semble parfois choquer les règles ordinaires » (1). S'il n'a pas de peine à les excuser, il en aurait, je crois, à nous faire prendre pour tout célestes de menus travers, qu'une plus heureuse nature aurait empêchés ou rendus charmants. Même incrédule, il me semble que sainte Thérèse ne m'aurait pas ennuyé. « Jeanne, écrit un de ses biographes, avait une grande facilité à parler des choses de Dieu... A première vue, le monde était exposé à s'en offusquer et à se méprendre. C'est ce qui arriva à Grenoble, lors du voyage qu'elle y fit pour la fondation (d'une des maisons de son Ordre). Quelques personnes, venues pour l'entretenir, publièrent que la vanité était le mobile de ses confidences sur les choses de Dieu... La Providence permit ce petit orage pour ménager à sa pieuse servante une occasion d'être défendue avec une autorité de parole, une sûreté de doctrine, une fermeté de conviction devant lesquelles tout doute s'évanouit. Si la Mère de Matel n'eût pas été accusée, nous n'aurions pas sans doute en sa faveur l'éloquent témoignage » que le savant Père Gibalin, jésuite, rendit alors « à son esprit intérieur... et surtout à son humilité » (2).

Ce témoignage est en effet une de nos pièces maîtresses. Théologien de tempérament et de profession, le P. Gibalin avait d'abord compté parmi les adversaires les plus acharnés de Jeanne, mais enfin, l'ayant vue de ses yeux, et avant examiné ses écrits, il s'était noblement rendu à la sainteté manifeste qui rayonnait de cette femme, et, dès lors, il ne cessa plus de prendre en tous lieux sa défense avec une ferveur d'admiration, qui, si elle ne

 

(1) M. Saint-Pierre, op. cit., p. 66o.

(2) Penaud, op. cit., II, p. 3o6.

 

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réussit pas toujours à nous gagner, leur fait néanmoins, à l'un et à l'autre, beaucoup d'honneur. Ayant donc appris les rumeurs défavorables qui circulaient dans la société

dévote de Grenoble, Gibalin écrit aussitôt à un haut personnage de cette ville :

 

Ceux qui croient paraître fort spirituels en s'offensant de la franchise et la naïveté de la M. de Matel, et en désapprouvant qu'elle parle si facilement, se trompent fort... Ces Messieurs mettent la sainteté où elle n'est pas, je veux dire dans le silence des choses de Dieu.

 

Demi-sophisme, qui fausse légèrement la position du problème, mais dont nous aimons la naïve subtilité.

 

Je ne puis comprendre que la perfection consiste à ne point parler de Dieu... Je demanderais volontiers à ces Messieurs quelle marque de récollection ils trouvent dans un morne silence, qui provient surtout d'un excès de mélancolie ou d'ignorance.

 

Voyons, voyons! Tout silence n'est pas morne, toute discrétion n'est pas renfrognée, toute science n'est pas bavarde. Lisez donc la lettre de Marie Péronne que nous venons de citer, lisez la vie d'Antoinette de Compiègne que nous allons bientôt résumer.

 

Quand ils vont voir la M. de Matel..., voudraient-ils qu'elle les renvoyât avec une mine froide... (Assez, assez !)... On voit que c'est un fonds inépuisable, que ce sont choses nouvelles ?) ; qu'elle ne craint point de parler... ne rougissant pas de l'Evangile.

 

Ce n'est pas de l'Évangile, mais de son Évangile qu'il s'agit, entendant par là ces « choses nouvelles », qui, peut-être, devraient rester le secret de Dieu. Mais, ce théologien, plus mal il raisonne et plus nous l'aimons. Car il passe à. l'état de type, comme tantôt Dom Martène, disciple idéal. Gibalin représente cette admiration entière, éperdue de certains pour les contemplatifs qu'ils ont le privilège de diriger ou, simplement, de connaître.

 

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François de Sales se trouve à l'autre pôle, Fénelon aussi, quand Mm' Guyon n'est pas en cause.

 

Ces Messieurs ne sont-ils pas obligés d'avouer dans leur coeur qu'il y a des merveilles en cela ? Pour moi, je confesse franchement qu'une des choses qui m'ont le plus convaincu de la conduite de l'Esprit de Dieu sur cette âme, a été de voir une fille qui parle, depuis trente ans, continuellement de Dieu, écrit des volumes entiers sur les choses spirituelles..., traite avec les plus doctes..., les plus pointilleux, et que, néanmoins, on n'ait jamais remarqué d'erreur en ses écrits. ou en ses discours..., et qu'on n'ait rien à lui reprocher sinon qu'elle parle trop de Dieu, c'est-à-dire, que Dieu l'occupe trop et se communique trop à elle.

 

Il y a peut-être plus de chaleur que de justesse dans ce curieux : c'est-à-dire. Notre avocat le sent vaguement, et qu'il en faut venir enfin à la vraie. question.

 

Ce qui peut choquer ces Messieurs, c'est qu'il faut cacher les faveurs de Dieu par l'humilité, et suivre en cela l'exemple de plusieurs saints et de Jésus-Christ même ; mais, s'il l'allait toujours cacher les grâces du ciel, nous ne saurions rien de ce qui s'est passé dans l'intérieur des saints.

 

Nous en saurions ce que l'obéissance à leurs directeurs les aurait décidés, et bien malgré eux, à nous révéler.

 

Il fallait donc que les Apôtres ne parlassent point des choses de Dieu... Le Sauveur du monde..., combien de fois n'a-t-il pas parlé de lui-même ?

 

Quelle comparaison, mon Père, et la bizarre idée que vous vous faites de la vraie mission des mystiques ! Laissez donc votre théologie qui tourne au suspect; venez à la psychologie qui vous sauvera, et Jeanne avec vous.

 

L'humilité, du reste, est bien moins offensée de cette sincère candeur..., que d'un silence hors de propos (?), qui vient souvent de l'amour de soi-même. L'âme qui regarde les grâces qu'elle reçoit comme siennes, et qui croit que, si on les découvrait, on lui donnerait de l'honneur, les ferme comme

 

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son trésor ; une âme, au contraire, qui les regarde comme... faveurs du ciel, et qui n'en prétend aucune gloire, ne se met. pas — non! peut, quelques rares fois, ne pas se mettre — en peine de les tenir secrètes... On peut se taire par orgueil, et parler avec humilité. Il n'est pas surprenant que, dans l'abondance du discours, et dans le mouvement de l'esprit qui emporte quelquefois, d'un million de grâces qu'on a reçues, on en manifeste quelques-unes. La pratique des saints n'y est pas contraire... On ne doit blâmer, ni la trop grande réserve, ni la facilité à se communiquer en de semblables matières... Il en faut laisser le jugement à Dieu, et aux personnes qui connaissent le fond de ces âmes (1).

 

Nous voici presque d'accord. Ajoutons seulement que, d'ordinaire, l'humilité qui se cache est plus sûre que l'autre, et que la superbe se rencontre moins souvent parmi les violettes que parmi les roses. Je crois, du reste, que, pour ne pas la trouver vaniteuse, il nous eût suffi de voir et d'entendre Jeanne de Matel. Sa « merveilleuse naïveté, dit encore Gibalin, ne laisse aucun soupçon de tromperie », ni d'outrecuidance. « Sa candeur a servi souvent aux esprits raffinés d'occasion de doute, mais enfin ils ont avoué que cette simplicité sortait d'une âme sans malice (2). » Le véritable orgueil est si loin de son coeur, et même de sa pensée, qu'elle ne songe pas à le combattre ; le mépris de soi lui est si naturel qu'elle n'éprouve pas le besoin d'en faire les gestes. Notre-Seigneur lui disait un jour :

 

Depuis que le monde existe, on n'a jamais entendu dire que j'eusse traité si familièrement, si continuellement... avec quelque autre comme avec toi..., et la merveille qu'on ne pourra jamais assez admirer, c'est que, parmi toutes mes caresses, et les sublimes connaissances que je répands dans ton âme, j'y laisse toujours une claire vue de tes fautes et de ton néant, puisque tu ne connais en toi que les opérations de ma grâce et de tes propres défauts (3).

 

(1) Penaud, op. cit., II, pp. 3o6-311.

(2) M. Saint-Pierre, op. cit., p. 658.

(3) Penaud, op. cit., II, pp. 299, 3oo.

 

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Nous pouvons nous fier à cette candide assurance. Aussi bien, des divers problèmes que soulève le cas de Jeanne, celui qui vient de nous occuper est-il le plus simple. Je ne l'ai discuté un peu longuement que pour mettre, d'ores

et déjà, en lumière l'enthousiasme de Gibalin et sa conviction passionnée.

 

II. Je ne ferai jamais difficulté, écrivait-il un autre jour, d'avouer que sa conversation m'a été avantageuse ; que, quoique j'aie blanchi parmi les livres et les sciences sacrées, néanmoins tout ce que j'ai connu de véritable spiritualité et de théologie mystique, je l'ai puisé en cette source, qui m'a fourni des lumières pour entendre ce que j'avais lu, mais que je n'avais pas compris (1).

 

Étrange affirmation et assez émouvante ! Un religieux, un professeur de théologie, un directeur ; après tant de retraites faites et prêchées, tant de consciences dirigées, tant d'années consacrées à méditer l'Écriture, les Pères, les spirituels, il en serait encore à ignorer la « véritable spiritualité » ! On pourrait croire qu'il veut parler exclusivement de cette science quasi expérimentale de Dieu, où nous ne saurions avoir d'autres maîtres que les mystiques ; mais non, c'est aussi pour enrichir sa propre connaissance du dogme, que ce théologien émérite se met à l'école d'une femme. Dépassant de beaucoup l'engouement de Fénelon pour Mme Guyon, le P. Gibalin attend de Jeanne de Matel « l'éclaircissement de nos mystères » (2). A l'entendre, on croirait qu'il ne la tient pas seulement pour orthodoxe, mais pour inspirée :

 

J'ai examiné un très grand nombre d'écrits qu'elle a couchés.., touchant les MYSTÈRES DB NOTRE FOI, et je les ai toujours trouvés... remplis d'une infinité de rares lumières, explications et intelligences des lieux de l'Ecriture... qui font connaître une lumière extraordinaire en cette âme (3).

 

(1) M. Saint-Pierre, op. cit., p. 656.

(2) Ib., op. cit., p. 658.

(3) Ib., op. cit., p. 658.

 

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Dès l'âge de quinze ans,

 

la connaissance qu'elle possédait des choses spirituelles et divines, cette subtilité exquise qu'elle faisait paraître dans l'éclaircissement des mystères de la foi... , sont autant de preuves qui font voir qu'elle a été instruite dans l'école du ciel (1).

 

Ces affirmations me paraissent graves. Les vrais mystiques les auraient jugées inacceptables, eux qui n'ont pas coutume de s'attribuer de tels privilèges. Mais ainsi vont les« intellectuels ». S'ils ne renvoient pas les contemplatifs aux Petites maisons ou à la Bastille, ils les égalent aux lumières de l'Église enseignante, ou même aux auteurs inspirés. Ces paroles de Gibalin sont d'ailleurs l'écho fidèle de ce que Jeanne a dit cent fois d'elle-même et de la mission proprement doctrinale que la Sagesse éternelle lui aurait donnée.

Cette idée lui est venue de très bonne heure. Encore toute petite, elle aspire déjà fort curieusement à l'auréole des Docteurs. Non qu'elle mette au second plan la vertu véritable, mais il semble que, dans sa pensée encore bégayante, la sainteté soit inséparable de la poésie et de la science. « Lorsque son père voulait la retenir auprès de lui, ce qui n'était pas facile à obtenir de sa mobile et pétulante enfant, «Je resterai avec vous, répondait-elle, si vous voulez m'apprendre l'oraison qui dit que Notre-Dame est le palais de Jésus-Christ » (1). Et, dans son autobiographie :

 

Dès l'âge de sept ans, je désirais aller au sermon pour voir (le Saint-Esprit) en forme de colombe à l'oreille du prédicateur (2).

 

Lire lui semblait le souverain bien :

 

Je tressaillis de joie, quand je sus que ma sixième année était accomplie... De quelle ferveur d'esprit je priai sainte

 

(1) M. Saint-Pierre, op. cit., p. 653. Cf. d'autres témoignages analogues, ib., pp. 653, seq.

(2) Ib., p. 8.

(3) Penaud, op. cit., II, 278.

 

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Catherine, vierge et martyre (Catherine, la très savante), de m'obtenir la grâce d'apprendre bientôt à lire, pour votre gloire et pour mon salut. Ma prière fut exaucée, pour ce qui est d'apprendre en peu de temps. Je surpassai tous les enfants de mon âge (1)...

 

Que de traces déjà, et combien profondes, que de ferments spéculatifs dans son imagination et dans sa mémoire! Que de méditations ébauchées ! Un jour, « elle trouve une douzaine de feuillets détachés d'une vie de sainte Catherine de Sienne, les lit avec avidité. Il y est dit que la bienheureuse pratiquait les conseils évangéliques. Jeanne en conclut qu'elle (Catherine) comprenait le latin, ne pensant pas que l'Évangile pût être écrit dans une autre langue. et elle n'hésite pas à affirmer : « Seigneur, si j'entendais le latin comme cette sainte, je vous aimerais autant qu'elle ». « Cela dit, continue sa biographe, elle n'y songe plus (1). » Je croirais plutôt que, cela dit, elle y songera toujours, essayant de trouver un sens aux paroles latines qui frapperont ses yeux ou ses oreilles. Aide-toi, le ciel t'aidera. Il se trouve, d'ailleurs, et fort à propos, que nous connaissons un des textes qui l'intriguaient le plus, vers ce même temps :

 

Souviens-toi, lui sera-t-il rappelé plus tard, dans une de ses visions, que je t'ai dit, il y a plus de vingt ans, que tu es comme la plume d'un rapide écrivain. Ce n'était pas sans une Providence singulière qu'étant enfant, tu trouvais ordinairement en l'ouverture des fleures ces versets du psaume : Eructavit cor meum... lingua mea calantus scribæ velociter scribentis (3).

 

Cœur, langue, plume du scribe vertigineux, elle acre entrevu, d'une manière ou d'une autre, le sens de ces divers mots, et le piquant de leur assemblage. C'est

 

(1) M. Saint-Pierre, op. cit., p. 9.

(2) Ib., p. 9.

(3) Penaud, op. cit., II, pp. 165, 166.

 

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là une expérience commune chez ceux qui répètent des mots étrangers, qu'en principe, ils n'entendent pas, mais auxquels, bon gré, mal gré, ils donnent une sorte de sens. « Comme il parle bien ! mais qu'est-ce qu'il a dit » ? ces paroles de la vieille femme, au sortir d'un grand sermon qui l'a ravie, ne sont pas absurdes. Ainsi d'une religieuse qui récite l'office en latin, ou d'une paysanne qui chante les psaumes. Simple psittacisme parfois, mais non pas toujours. Avec cela, est-il besoin d'ajouter que je ne veux aucun mal au beau miracle qui s'annonce?

Vers l'âge de dix-neuf ans, une faveur merveilleuse récompense les ambitions intellectuelles de Jeanne et lui certifie la vocation doctorale que nous avons dite. « Le premier lundi de carême, 1615, (elle) assistait à la messe..., attentive à chaque prière du prêtre, lorsque, soudainement, à partir de l'épître, elle comprend le langage liturgique !... Au même moment, Dieu la fait se ressouvenir que, douze ans auparavant, elle l'avait assuré que, si elle comprenait le latin de l'Évangile, elle l'aimerait autant que sainte Catherine de Sienne. Elle était sommée de tenir sa promesse. Le Seigneur venait de lui donner l'intelligence de la langue latine et du sens mystique des Écritures (1) ! » Cette première grâce prélude normalement, logiquement aux privilèges plus sublimes qui l'attendent. Destinée à devenir une « théologienne consommée », il est tout naturel qu'elle commence par apprendre sans maîtres la langue des théologiens. Mais laissons la naïve et subtile biographe de Jeanne nous expliquer la théorie des merveilles qui se préparent. « Cette richesse de savoir venue à Jeanne rapide comme un éclair (2), durable comme la source d'où elle émane..., était plus qu'une céleste con

 

(1) M. Saint-Pierre, op. cit., p. 28

(2) Remarquons cette note, sans artifice, mais si habilement jetée. Elle rejoint cet autre petit mot que nous avons souligné tantôt Elle n'y pense plus». Mais irons-nous reprocher à la Mère Saint-Pierre d'ignorer la psychologie de l'inconscient ?

 

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descendance. Elle tendait au but choisi par le Verbe incarné. C'était la caractéristique de sa grâce spéciale, l'esquisse radieuse de sa physionomie surnaturelle. Le Seigneur l'avait prédestinée à devenir d'une manière très particulière (?) l'Épouse du Verbe, Parole substantielle du Père, et il lui donnait l'intelligence de la Parole de Dieu révélée aux hommes, et de la langue même, dans laquelle l'Église la conserve. Le Verbe, qui procède de son éternel principe, par voie d'entendement, voulait que le caractère distinctif de cette sienne amante fût une grâce de lumière sur les mystères divins et d'intelligence de la Parole révélée (1). » Dévotion particulière au Verbe incarné ; mission doctrinale ; connaissance miraculeuse de la langue latine, la dernière de ces grâces découle de la seconde, et celle-ci de la première : tout cela s'enchaîne très étroitement.

De là vient aussi que, dans les nombreuses visites dont il va favoriser Jeanne de Matel, le Verbe ne lui parlera qu'en latin. Les « textes sacrés qui se placent avec tant d'à-propos et de profusion dans les écrits de la Mère... sont presque toujours cités en latin. Elle avait une si pleine intelligence de cette langue que, lorsqu'elle s'exprime en français, les mots d'origine latine sont ceux qui reviennent le plus souvent sous sa plume. Il lui arrive même de franciser au besoin des mots latins, pour mieux rendre dans sa langue maternelle ce qu'elle comprend dans la langue de l'Église. » Soit dit en passant, nous aimerions mieux qu'elle eût laissé aux théologiens leur français rébarbatif. Jeanne, qui s'inquiète vraiment trop des difficultés qu'on pourrait lui faire, a prévu celle-ci comme les autres : « Les termes français, écrit-elle, n'ont pas, pour l'ordinaire, la grâce qu'a le latin ». Peut-être, mais ils en ont beaucoup plus que le latin scolastique, auquel elle a trop souvent recours.

 

(1) M. Saint-Pierre, op. cit., pp. 28, 29,

 

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C'est pourquoi, il m'est difficile à expliquer par des termes français, dont je sais fort peu, n'ayant jamais eu le dessein de l'étudier, ni aucune autre science, sinon celle de vous aimer, mon divin Amour, qui avez voulu être mon Maître (1).

 

Elle oublie qu'elle est née en France, au pays de l'Astrée, et dans un château. En vérité, cette réponse est peu cohérente. Qu'on ne dise pas que je m'attarde à des pointilles. Lorsqu'il s'agit de discuter une vocation aussi extraordinaire, aucun indice n'est à négliger.

Cette vocation, Jeanne de Vatel l'a définie avec une netteté et une rigueur parfaites. Un jour, où « dans son humilité, elle cherchait à se persuader qu'il lui siérait bien mieux de garder le silence que de parler et d'écrire

témérairement des choses de Dieu, Notre-Seigneur la rassura en ces termes :

 

Dedi te in lumen gentium... Mes paroles sont plus précieuses que l'or et les pierreries ; ce serait un crime de les mépriser, ou de les laisser tomber dans l'oubli par négligence. Lorsque tes infirmités ne te permettront pas de les écrire immédiatement, fais-les noter en abrégé par ton directeur, pour les développer toi-même ensuite, quand tu seras en meilleure santé. C'est pour cela que je... t'ai ménagé la direction du R. P. Gibalin (2).

 

Que la Parole éternelle condescende à de si minutieux détails, et si insignifiants, on peut, si l'on y tient, ne pas le trouver étrange ; on avouera, toutefois, que cela est assez nouveau. Voici plus digne et plus magnifique :

 

Tu m'es un vase, que j'ai élu pour porter la lumière au bout du monde. Ne t'excuse pas sur ton sexe, disant que tu n'es pas prédicateur pour porter ma parole en l'Église. Tu la porteras en la façon que je l'ai ordonné... Tu parleras de mon témoignage devant les Rois, qui sont les prêtres et docteurs, en présence desquels tu ne seras point confondue (3).

 

(1) M. Saint-Pierre, op. cit., p. 30.

(2) Ib., op. cit., pp. 188, 189,

(3) Penaud, op. cit., II, p. 33.

 

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Une autre fois, comme « suspendue en l'admiration et considération » des merveilles du Verbe, elle s'écriait Generationem ejus quis enarrabit ?

 

mon divin Amour me répondit que ce serait moi-même qui étonnerais le monde par mes discours et mes écrits (1).

 

A elle d'éclairer l'Église sur les mystères les plus cachés :

 

Ne crains rien : les trois divines Personnes ne t'abandonneront pas. Dis hautement ce que nous te commandons de dire de nous (2).

 

Mais surtout la théologie du Verbe incarné :

 

Vous inclinant à moi – c'était le jour de la fête de saint Pierre d'Alexandrie, un des défenseurs de la divinité du Christ — vous me fîtes entendre que vous m'aviez, quoique très indigne, choisie, entre plusieurs autres, pour faire voir une extension de votre Incarnation, et pour faire montre de cette splendeur éternelle que vous recevez du Père, étant son image et la figure de sa substance... Vous avez suscité saint Michel au ciel, saint Pierre à Alexandrie, et une petite fille en France, pour soutenir et montrer votre divinité véritable. Je vous remercie... de ce que vous m'avez envoyé avec la commission de saint Michel et de saint Pierre d'Alexandrie, pour combattre Lucifer et Arius (3).

 

Elle avait aussi, nous dit-on, « surnaturellement conscience de sa mission d'apôtre de la Vierge immaculée ».

 

Dieu eût pu envoyer un saint Paul, qui aurait dit avec toute aorte de respect : « Dieu m'a envoyé pour évangéliser cette merveille Marie, cachée en lui aux siècles passés ». Permettez-moi, divin apôtre, que je déclare, après vous, la commission que Dieu m'a donnée... C'est d'évangéliser les trésors de sa grâce, les excellences de Marie, qui sont des richesses inabordables aux créatures

 

(1) Penaud, op. cit., II, p. 166.

(2) M. Saint-Pierre, op. cit., p. 143.

(3) Penaud, op. cit., II, pp. 27, 28.

(4) Ib., I, p. 374.

 

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Elle nous dit aussi par quel moyen elle doit communiquer, d'une part avec l'esprit de Dieu, d'autre part avec l'Eglise enseignée.

 

Ma fille, je veux te parler par l'Écriture, et par elle, tu connaîtras mes volontés... Je veux qu'elle soit le chiffre qui t'enseigne ce que je veux que tu entendes pour ma gloire... Je ne parlais guère au peuple que par paraboles... ; et toi, ma bien-aimée, je te veux instruire de mes desseins par l'Écriture, et, par elle, te révéler mes intentions et t'expliquer les mystères les plus adorables et les plus cachés au sens des hommes (1).

 

De fait, nous assure-t-on encore, « les admirables et nombreux écrits de la M. de Matel offrent d'un bout à l'autre la réalisation de cette promesse. Ils sont... un tissu des textes de l'Ancien et du Nouveau Testament. Il ne lui vient pas une communication de son divin Époux, elle ne fait pas la peinture d'une situation, n'exprime pas un sentiment, sans amener à l'appui, traduisant sa pensée ou la complétant, un passage, plusieurs même, de nos Saints Livres... Elle a présenté les côtés ardus des mystères de la foi ou de la morale, avec une orthodoxie rigoureuse, qui, tour à tour, emprunte à l'Écriture et les magnificences du style et les grâces naïves (2). »

Dans les intervalles de ces communications directes avec la sainte Trinité, le Verbe incarné et la sainte Vierge, trois maîtres viennent la réconforter et, tout ensemble, l'aider à pénétrer plus profondément les sublimes leçons qu'elle a reçues :

 

Votre bonté m'envoya saint Michel et saint Denis. Après m'apparut saint Jérôme. Votre Majesté me fit entendre, lorsque ces saints furent disparus, qu'elle me les avait envoyés pour me réjouir, conforter et instruire ; et que, me les ayant donnés pour mes trois maîtres, elle voulait que je les visse. Saint Michel devait m'enseigner par des irradiations sublimes vos mystères divins ; saint Denis avait de vous ordre de

 

(1) M. Saint-Pierre, op. cit., p. 29.

(2) Ib., op. cit., pp. 29, 3o.

 

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m'enseigner la théologie mystique; et saint Jérôme l'Écriture sainte.

 

Sur quoi l'ingénieuse et docile moniale, qui s'est merveilleusement assimilé toutes les pensées de sa mère: « L'empreinte de la grâce propre de chacun de ces maîtres célestes est restée sur les oeuvres de la Mère de Matel. Saint Michel devait l'éclairer sur les mystères... A la manière dont elle en traite, on comprend que le rayonnement d'un oeil de séraphin l'aide à pénétrer ces éblouissants abîmes. Saint Denis a fait à sa pieuse disciple, on peut s'en convaincre, une large communication de (la)... science mystique..., et, quand on considère sa connaissance des... Écritures, ne semble-t-il pas que saint Jérôme lui ait fait don du fruit de ses travaux...(1)? »

On le voit : il serait difficile d'imaginer un système plus lié; un commentaire plus explicite, et plus convaincu des paroles qui auraient été dites par Notre-Seigneur à Jeanne: « Je t'ai choisie pour être la lumière des nations ». Qu'on l'exalte avec le P. Gibalin, ou que l'on se permette de croire qu'un peu d'illusion se mêle à ses grâces authentiques, il faut la voir telle qu'elle se présente à nous. Aussi ai-je peine à comprendre qu'obéissant à une sorte de fausse honte, d'ailleurs très significative, ses panégyristes l'excusent parfois d'avoir obéi à ce qu'ils tiennent eux, mêmes pour une formelle, céleste et glorieuse consigne. A lés entendre, Jeanne aurait gardé un silence complet si ses directeurs ne l'avaient « condamnée » à parler et à écrire 2. Chose plus bizarre encore, elle-même semble parfois oublier les affirmations que l'on vient de lire. Après la mort de l'archevêque de Lyon (Richelieu), qui lui avait

 

(1) M. Saint-Pierre, op. cit., pp. 144, 145.

(2) Voici, entre vingt autres, ce texte naïf, pleinement sincère, mais déconcertant : CONDAMNÉE (!) à écrire le journal de ses pensées..., Jeanne le fait d'un style sobre (!), concis (!)... on sent, dans ses lettres à ses directeurs, qu'elle répugne à s'étendre, à parler d'elle longuement. » Penaud, op. cit., II, p. 312.

 

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ordonné « d'écrire la relation des grâces qu'elle recevait de Dieu..., allégée et contente, elle se disposait, nous dit-on, à déposer la plume. Heureusement ses directeurs, dont la volonté avait toujours été en cela conforme à celle

du prélat, furent unanimes à s'y opposer. Pendant sept années encore, c'est-à-dire, tant que ses yeux et sa main le lui permettront, elle continuera d'esquisser les chefs-d'oeuvre de la grâce en elle, enrichissant ainsi de presque trois cents pages le trésor de ses écrits... « Votre bonté ( écrit-elle) et mon mal d'yeux, ainsi que la mort de

Mgr le cardinal de Lyon, par le commandement duquel j'ai écrit jusqu'à présent ce narré (1) me dispensaient de le continuer, mais mes confesseurs et directeurs, les P.P. de Lingendes, de Crest, de Condé, ne nie permettent pas de m'arrêter... (2) » Eh quoi! après ce qui lui a été assuré par un plus grand que tous ceux-là, si elle cessait d'écrire, ne trahirait-elle pas le plus impérieux de ses devoirs ? Vae mihi si non evangelizavero !

 

Je veux, lui avait-on dit et redit, te revêtir de mes clartés célestes. Fille du grand Caleb Augustin, je t'ai épousée comme une autre Axa, et, de même qu'elle reçut en dot Cariath-Sepher, la cité des Lettres, moi qui possède tous les trésors de la sagesse et de la science de mon Père, j'ai voulu que tu eusses, par une divine participation, la connaissance de la Sainte Ecriture, qui est la véritable cité des lettres (3).

 

Et tous ces trésors, pour qu'elle en fit part à l'Église

 

Ce que l'auguste Trinité dit à Isaïe en lui confiant sa mission pour laquelle un séraphin lui purifia les lèvres avec un charbon ardent, je te le dis aussi (4).

 

Plus courageuse, la pieuse moniale que j'ai tant de plaisir

 

(1) Elle oublie, et ses biographes avec elle, qu'elle n'avait pas attendu les ordres de Richelieu pour écrire.

(2) M. Saint-Pierre, op. cit., p. 473.

(3) Ib., pp. 242, 243.

(4) Ib., p. 133.

 

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à citer : « Ces ordres étaient formels, écrit-elle. Humainement, ils étaient bien surprenants... Il ne s'agissait de rien moins que de traiter des plus insondables mystères. Mais les paroles de Dieu portent en elles la puissance qui les réalise. Aussi la Mère de Matel, éclairée des seules, mais éclatantes lumières qu'elle reçoit du ciel, composera de nombreux traités, qui feront l'étonnement des personne doctes. Les questions ardues, que la science n'aborde qu'en s'entourant de précautions, seront par elle élucidées avec une netteté, une abondance, une exactitude sans égales. En la lisant, il semble que, dans son âme, les saintes obscurités de la foi aient fait place à l'aurore des clartés éternelles ; il est impossible de méconnaître une vocation, une assistance divine (1). » Vocation doctrinale, s'il en fut jamais. Voilà qui est parler franc ! Fille et disciple de Jeanne, l'auteur de ces lignes n'a pas à discuter sa chère sainte. Elle se contente de la deviner à fond, d'en deviner toutes les pensées, de la revivre en quelque sorte, enfin de nous présenter une Jeanne de Matel pleinement semblable à celle de l'histoire. Son rôle fini, le nôtre commence, moins aimable certes, nais également nécessaire.

III. Cette discussion, que je voudrais avoir le droit d'éluder, c'est Jeanne elle-même qui nous y convie ; elle encore qui prétend la régler. Il ne lui suffit pas, en effet, de remplir cette extraordinaire mission, elle croit devoir encore la défendre, nous invitant par là même à la traiter elle-même, comme nous ferions n'importe quel docteur scolastique. Sa candeur était la plus sûre de ses défenses ; dès qu'elle s'arme pour la controverse, dès qu'elle argumente, oubliant sa personne même, qui nous restera toujours vénérable, nous n'avons plus à nous occuper que de ses raisons.

Toujours femme néanmoins — je n'ai garde de lui en faire un reproche ! — elle ignore ingénument les règles du

 

(1) M. Saint-Pierre, op. cit., pp. 143, 144.

 

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jeu. Au seuil même du débat, elle pense nous convaincre, en déclarant qu'elle ne relève pas de la critique :

 

Ceux auxquels tu parleras, lui aurait dit Notre-Seigneur, ne comprendront pas les merveilles que tu leur diras. En me voyant par toi, ils ne me reconnaîtront pas. Tes lumières les aveugleront, tes paroles endurciront et boucheront leurs oreilles. Mes splendeurs leur paraîtront ténébreuses, parce qu'ils voudront comprendre naturellement ce qui ne peut être connu que par une lumière surnaturelle, que je ne donne qu'à ceux qui humilient leurs âmes sons ma puissante main (1).

 

Il est vrai, en effet, qu'à ces paroles qui nous semblent tout brouiller, nous ne reconnaissons pas la Sagesse éternelle. « Comprendre naturellement » les mystiques, ramener leur grâce à notre mesure, et, par suite, mépriser toute expérience qui nous dépasse, il s'agit bien de cela ! L'unique problème est de savoir si c'est vraiment Dieu qui nous parle par la bouche de cette voyante particulière, question d'autant plus pressante que l'on nous annonce plus de « merveilles ». Eh! quoi, intervient la bonne Mère Saint-Pierre, Notre-Seigneur lui-même ne s'est-il pas porté garant de Jeanne et ne venez-vous pas de l'entendre ? « Après ce témoignage des témoignages, tout autre serait sans valeur (2). » A Dieu ne plaise que je lui

 

(1) M. Saint-Pierre, op. cit., p. 153.

(2) Ib., p. 671. Nous reprocherons, avec moins de gène, ce même paralogisme à l'abbé Penaud, qui est du métier. « Le Sauveur, écrit-il, qui avait inspiré son oeuvre, ne dédaigna pas d'en être l'apologiste, et, e1 diverses circonstances, lui dit au coeur le Bene scripsisti de me... (Ainsi, entre mille autres passages analogues), il l'assure « qu'il veut que ses écrits soient pour l'utilité des fidèles, par une divine dispensation » .. Les habiles et pieux directeurs de la Mère (notamment le célèbre P. Jacquinot) s'étaient demandé (et comment ne pas le faire ?) si, parmi les sentiments du Saint-Esprit contenus dans ses écrits, il ne pouvait s'en trouver (les siens; et, elle devait craindre, pensaient-ils, ceux qui sortiraient de la source de son affection. — « Je les crains aussi fort, écrivait Jeanne à l'un d'eux, et pour cela, je laisserais volontiers, après votre lettre, de vouloir écrire ce que je fais. MAIS j'ai entendu que je le pouvais faire sans crainte, par obéissance envers vous tous, nies Pères (et justement celui-ci, mis en défiance, lui conseillait pour le moins de se borner), et PARCE QUE C'EST LA VOLONTÉ DU SAINT-ESPRIT DE SE SERVIR DE MOI POUR EXPLIQUER SES ORALES. » Penaud, op. cit., II, pp. 166, 167.  Elle

 

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réponde : Cercle vicieux ou pétition de principe ! on n'oppose pas de si vilains mots à une femme. La difficulté reste néanmoins. Jeanne, qui est une théologienne plus

subtile, l'a fort bien senti par moments, mais elle se croit en mesure de nous ,donner un ou plusieurs signes qui feront tomber tous nos doutes.

 

Si l'Esprit ne te conduisait, lui disent ses voix, en quel dédale te mettrais-tu, écrivant si souvent des mystères divins qui ne peuvent être connus d'une fille qui n'a point étudié, sans l'onction de cet Esprit, qui t'éclaire avec tant de clarté (1) ?

 

Et, pour renforcer l'argument, Notre-Seigneur, écrit-elle,

 

me disait que ce n'est pas seulement la multitude qu'il faut estimer (et qui déjà serait un signe plus que suffisant), mais la richesse et noblesse des lumières. Un diamant vaut plus... que des pierres de bas prix. Mais si ce diamant pouvait se multiplier, et, par une multitude de réflexions, produire de nouveaux diamants, on aurait en lui un trésor tout entier. Ma fille, les lumières et les grâces que je te communique sont exprimées par cette comparaison. En effet, dans une seule parole qu'il nie faisait entendre, j'en découvrais une multitude d'autres... Multiplication merveilleuse (entendez miraculeuse)... que ni la lecture, ni l'étude ne ferait jamais... « Je suis la lumière, lui disait Notre-Seigneur..., qui luit devant toi, sur toi, dans toi, autour de toi, et après toi. Des rois et des peuples marcheront à la lumière que tu laisseras en tes écrits, lumière qui procède de moi (2).

 

Bref, laissée à ses propres forces, une fille ignorante n'atteindrait jamais à tant d'abondance et de sublimité. « Une telle science, résume la Mère Saint-Pierre, un si j este emploi de l'Écriture dépassent évidemment, pour l'esprit humain, l'effort possible de la mémoire et du discernement. Les écrits de la Vénérable Mère témoignent à eux seuls résiste le plus suavement, et, si l'on veut, le plus humblement du monde, mais elle ne cède pas d'une ligne. Ainsi fera bientôt M1ut Guyon.

 

(1) Penaud, op. cit., II, p. 167.

(2) Ib., II, p. 168.

 

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d'une inspiration (1). » A merveille! Mais, pour que cet argument fût sans réplique, il faudrait avoir établi au préalable jusqu'où peut s'élever le génie féminin, et puis nous montrer, par de magnifiques citations, que Jeanne a laissé bien loin derrière elle cette ligne infranchissable. Prenons, au hasard, un des exemples que l'on nous donne. « Jeanne, nous dit-on, n'admet pas — et c'est là une de ses « révélations » — que les anges aient contribué en quelque chose à la résurrection (de Jésus). Ils en furent uniquement « les spectateurs, avec les sentiments de l'adoration la plus profonde ». « C'est réellement le sentiment le plus commun, remarque un des prêtres qui furent appelés à mettre en ordre les écrits de la Mère de Matel, mais c'est une chose bien admirable qu'une fille sans étude emploie, pour le prouver, les mêmes raisons dont se servent les théologiens qu'elle n'avait jamais lus (2). » Autant dire qu'une femme intelligente et sensée tient du miracle. Que Notre-Seigneur n'ait pas eu besoin, pour ressusciter, du secours d'une créature, c'est là en effet une vérité qui s'impose d'abord à un bon esprit, masculin ou non. Quant aux raisons que les théologiens ont cru devoir apporter à l'appui d'une pareille évidence, pourquoi veut-on qu'une femme n'ait pu les imaginer d'elle-même? Dans le beau texte qu'on a pu lire au début du présent chapitre, François de Sales a balayé d'un mot ces vaines raisons. Répétons simplement, avec lui, que de telles vues ne sont pas « hors de la capacité d'un esprit » de femme.

Voici le même argument, ou le même signe, plus somptueusement énoncé :

 

Je me plaignais... à mon divin Amour de ce que quelques personnes disaient que les explications que je donnais à l'Ecriture n'étaient pas littérales.

 

Ce souci persistant du qu'en-dira-t-on aurait dû inquiéter

 

(1) M. Saint-Pierre, op. cit., p. 29.

(2) Penaud, op. cit., I, p. 4o2.

 

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les directeurs de Jeanne. Nos autres saintes ne se troublent pas pour si peu.

 

A quoi mon bon Sauveur me répondit que le sens littéral est fort peu connu des hommes. Il me disait que les Prophètes savaient bien ce qu'ils disaient, mais qu'ils ne savaient pas toujours ce que cela signifiait. Le Sauveur assure qu'Isaïe avait bien prophétisé des pharisiens, auxquels toutefois ce Prophète n'avait jamais pensé.

 

Il n'en va pas de même pour elle, immédiatement éclairée qu'elle est par le Verbe. En effet,

 

le Père éternel communique toutes ses lumières à son Verbe, dans lequel, comme dans une Archive sacrée, sont toutes les Ecritures, les connaissances et intelligences d'icelles. Il est la figure et la substance du Père (suit un chapelet de textes connus)... C'est l'unique parole de ce divin Père, son unique Ecriture et le sens littéral de tout ce qui est écrit; il faut lire dans lui pour en avoir la connaissance... « Puis donc, me disait mon divin Epoux, que je suis la grande Archive de la vraie intelligence littérale, et que je me communique si libéralement à toi, en me possédant n'as-tu pas le sens littéral et l'Archive tout entière ? Voire je t'ai faite comme une autre Archive, d'où provient la multitude des expositions qu'on admire en toi. C'est de mon abondance que je mets en ton esprit.., et les extraits qu'on fera de ces Archives seront admirables,

 

patience, le signe est au bout,

 

et donneront un jour bien de l'étonnement à ceux qui verront ce que je t'aurai appris SANS AUCUNE ÉTUDE NI PEINE TIENNE. Laisse dire ceux qui ignorent mes faveurs envers toi, à qui j'ai donné connaissance de mystères fort relevés (1).

 

Sans « étude » d'aucune sorte, mais c'est là justement ce qu'il faudrait démontrer. Qu'à cela ne tienne :

 

Me plaignant, avec ma confiance accoutumée, à mon Epoux, du doute que quelques personnes de considération faisaient si les lumières et connaissances que j'avais procédaient du

 

(1) M. Saint-Pierre, op. cit., pp. 669, 67o.

 

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bon Esprit ; et de ce que quelques-unes l'attribuaient à la lecture et à une heureuse mémoire, et que je ne lis point, voire ne le peux à cause d'une fluxion qui me continue de temps en temps sur un oeil : je n'apprends rien hors de l'oraison, mais, prenant la plume pour écrire, j'écris avec une grande promptitude, plusieurs heures entières, sans regarder autre livre que la Bible, parfois ma main ne pouvant pas suivre à cause de la promptitude dont mon entendement est éclairé par la multitude de pensées qui m'abondent en manière de coruscation ; (comme donc je me plaignais), mon divin Amour, me consolant à son ordinaire, me dit que la lecture ne suffirait pas ; que ce que j'expérimentais n'était pas une étude (ni une réminiscence) (1).

 

Oui, c'est bien ainsi que Notre-Seigneur — ou, pour rester dans le vrai, — c'est ainsi qu'un directeur clairvoyant attrait répondu à l'enfantine détresse de Jeanne; mais, quoi qu'elle en pense, ces dernières paroles sont loin de ratifier, de canoniser la contre-vérité innocente, l'équivoque perpétuelle de la longue phrase embarrassée qui les précède. Loin de reconnaître qu'elle est sans lectures, ses voix se bornent à lui affirmer ce qu'elles pourraient dire aussi bien à n'importe quel écrivain original, à savoir que « la lecture ne suffirait pas » à expliquer son génie. En effet, elle a beaucoup lu, et, pour ma part, je me chargerais sans peine de reconstituer sa bibliothèque. On y verrait tels ouvrages de saint Bernard (2), une traduction du pseudo-Denis (3), la vie de Louis de Gomague et celle de

 

(1) M. Saint-Pierre, op. cit., pp. 668, 669. Autre affirmation toute semblable, et même plus catégorique, mais que, par égard pour la Mère de Matel, je préfère ne citer qu'en note : « Par cet amour qui brûle eu ta poitrine, et par l'intelligence que je te donne de l'Ecriture, sans que tu la lises (!), ou doit connaître que c'est moi qui te conduis... Pour accomplir l'Ecritnre, j'ai voulu mourir; si maintenant j'étais mortel, je mourrais, s'il était expédient, pour vérifier (authentiquer) les écrits que l'amoureux Saint-Esprit, et l'obéissance (?) t'ont fait écrire. » Penaud, op. cit., 11, p. 169. Notre-Seigneur disait à sainte Thérèse : « S'il n'y avait eu que toi au monde, je serais mort pour te racheter », et cela est magnifique. Ce qu'il aurait dit à Jeanne l'est beaucoup moins : « Pour authentiquer tes écritures, je serais prêt à mourir une seconde fois. »

(2) Penaud, op. cit., I, p. 402.

(3) Ib., I, p. 331.

 

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Jean Berchmans (1), d'autres volumes encore. Mais à quoi bon? Pour connaître le contenu des livres pieux, il suffit d'aller au sermon. Or, Jeanne de Matel a entendu, et avec quelle avidité! une foule de prédicateurs ; elle a conversé avec une foule de docteurs, — dominicains, oratoriens, jésuites. — livres vivants dont toutes les pages se sont gravées dans son étonnante mémoire, ont amorcé, dans sa vive intelligence, des méditations infinies. Après quoi, s'il lui plaît de nous assurer qu'elle « n'apprend rien hors de l'oraison », nous la supplierons de ne pas jouer sur les mots. II est très vrai qu'elle ne suit pas les cours de la Sorbonne, qu'elle ne se plonge pas, matin et soir, dans la Somme de saint Thomas; mais il est également certain que, passionnée théologienne, elle ne cesse, ni soir ni matin, de spéculer sur les choses divines, et même sur les infiniment petits de la science ecclésiastique (2). A

 

(1) Penaud, op. cit., I, p. 435.

(2) Cette discussion est si grave que je dois prouver tout ce que j'avance. Voici donc un exemple de son goût pour des curiosités, que je suis loin d'appeler vaines, mais qui n'intéressent pas le règne de Dieu. Les doctes de ce temps-là prenaient parti pour ou contre la tradition qui fait du premier évêque de Paris un converti de saint Paul et qui attribue à ce personnage les oeuvres mystiques que l'on sait. Or, Jeanne a beaucoup à nous apprendre sur Denis. « En 1637, nous dit la déconcertante candeur de ses biographes, elle sut qu'il était arrivé à un grand âge. » Elle le voit, elle l'entend, elle lui parle, d'ailleurs sans timidité. « Je vous reconnus, lui dit-elle, à votre face majestueuse et à votre barbe vénérable (ce sont là, soit dit en passant, les attributs de beaucoup de saints). Cet âge ne diminuait en rien la vivacité de votre esprit (!). Votre front large et carré me fit connaître naturellement que vous étiez doué d'un bon et parfait jugement M. » Qu'elle écrive ainsi, passe, nous savons trop qu'elle n'y regarde pas de si près, mais que de pareils enfantillages, à peine décents, aient enchanté, ému, convaincu des hommes sérieux, le jésuite Gibelin, le chancelier Séguier par exemple, c'est à n'y pas croire. Et le biographe continue : « Puis, apportant à la thèse de l'apostolicité de la mission de saint Denis l'AUTORITÉ DE SES VUES SURNATURELLES, « La France, dit-elle au saint, a sujet de remercier la bonté de Dieu, qui l'a favorisée au point de vous envoyer à elle pour son apôtre : de quoi vous m'assurâtes derechef (en 1641)... Vous me dîtes que ceux qui niaient cela amoindrissaient en France votre louange, et le culte que l'on doit vous y rendre, puisque telle est la volonté du souverain (!) et le sentiment de l'Eglise, qui veut (?) que l'on vous reconnaisse pour l'apôtre des Gaules, le protecteur de nos rois... On vous doit nommer le Père des fidèles français, le tuteur de nos fleurs de lys... » Penaud, op. cit., 1, pp. 44o, 441. Qu'on m'entende bien. Non seulement je ne critiquerais pas, mais encore je trouverais naturels et charmants les sentiments de dévotion qu'inspirerait à une bonne Française la légende de saint Denis. Mais il me paraît simplement inadmissible que, sur la foi d'une vision, Jeanne intervienne en juge infaillible. inspiré, dans un débat dont elle ne connaît pas les éléments, qui ne la regarde d'aucune façon, et sur lequel l'Église ne s'est pas prononcée.

 

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la vérité, Jeanne de Matel n'a pas tenu le journal de ces acquisitions incessantes, elle ne soupçonne pas le riche trésor de souvenirs et de réflexions qui s'est amoncelé, grain à grain, dans les profondeurs de son esprit. Elle est donc pleinement sincère lorsqu'elle attribue à une révélation directe les vues nouvelles qui, à certains moments, viennent l'éblouir, et cette vaste science qu'elle ne se connaissait pas. Une abeille, qui chercherait à s'expliquer le mystère de son miel, songerait-elle à chacune des fleurs qu'elle a visitées? Il n'est pas douteux néanmoins qu'un long travail obscur ait préparé ces apparitions lumineuses. Quelles que soient l'abondance, et, si l'on veut, la sublimité de ces écrits que l'on nous dit inspirés, nous n'y trouvons pas une seule pensée que la voyante n'ait pu tirer de son propre fonds, pas une ligne, pas un mot où éclate enfin le signe promis. En attendant mieux, nous nous refusons à créer pour Jeanne de Matel un ordre nouveau, d'ailleurs difficile, sinon impossible à définir, et où elle se trouverait plus voisine de saint Jean que de sainte Gertrude. En d'autres termes, nous ne faisons pas d'elle un être d'exception parmi les mystiques. Ses écrits n'auront à nos yeux d'autre prestige que celui que leur méritent le génie, la science et la sainteté de cette insigne contemplative. Si elle a cru pouvoir exiger de nous une docilité plus aveugle, si, dans les trop nombreux passages où elle exalte son invraisemblable mission, elle a entendu dire ce que ses mots disent en effet, eh bien ? elle s'est trompée, victime d'une illusion assez fréquente chez les saintes du second rang, victime encore de ses directeurs éblouis. Au reste, nous l'avons assez écoutée déjà pour savoir que l'apparente netteté de ses formules cache souvent les incertitudes, les à peu près, les défaillances d'un esprit plus

 

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impétueux que logique, plus brillant que ferme. Quant à ses fidèles, si leur langue était libre, ils avoueraient que, sous n'importe quelle autre plume, telle ou telle des affirmations de Jeanne les scandaliserait fort. Ils voudraient certes choisir entre ces oracles si mêlés et faire la part du feu, mais le système que la voyante leur a imposé, et qu'ils ont eu l'imprudence d'adopter, ne leur permet aucun choix. Reste néanmoins que, par une heureuse inconséquence et fort significative, on n'a laissé sortir de cette « archive » céleste qu'un petit nombre de fragments : timide et singulière façon d'aider à l'accomplissement de la magnifique promesse que nous rappelions tout à l'heure : « Dedi te in lumen gentium. Des rois et des peuples marcheront à la lumière que tu laisseras en tes écrits, lumière qui procède de moi ».

IV. Elle est peu connue, et il n'y a pas d'apparence que sa gloire embarrassée égale jamais le rayonnement de cette incomparable Gertrude, toujours chère à la ferveur catholique, de sainte Thérèse, de Marie de l'Incarnation. Et cependant, elle a rencontré jadis (187o) un héraut, dont la voix ne manquait pas de sonorité, Ernest Hello en personne, joie et terreur du dernier volume de notre présente histoire, Hello, colonne de fumée et de flammes, bizarre amalgame d'or et de clinquant, et, par là même, mieux préparé que personne, que moi, notamment, de toutes façons, à goûter le sublime particulier de Jeanne. A la fin d'une longue introduction où il parle de tout excepté d'elle, il la raconte en quelques mots, en quelques versets bibliques, et il tâche de la définir. Écoutons : son résumé nous dira l'essentiel de la vie de Jeanne, ses analyses nous éclaireront, ou, au moins, si j'ose dire, nous mettront en appétit; son zèle compensera notre tiédeur :

 

Jeanne Chézard de Matel vécut à la même époque que le cardinal de Richelieu. Elle fut obscure ; elle cesse de l'être (puisque moi, Relie, je vais parler d'elle) ; sa vie est déjà écrite ; ses oeuvres ne sont pas publiées encore. Elles se présentent

 

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aujourd'hui pour la première fois devant les hommes.

Jeanne de Matel fonda l'Ordre du Verbe incarné. La lenteur de la gloire a marqué jusqu'ici la plupart des âmes éminentes.

La vie de Jeanne de Matel fut semblable à ses pensées. Un seul mot la résume : l'amour du Verbe incarné.

 

Je le laisse aller, mais en me signant dans l'ombre, consterné que je suis par le scandale de ce style sans vertèbres, contraire au génie de toutes les langues qui ont passé l'âge de l'enfance. Nous lui permettrions, à la rigueur, puisque cet enfantillage l'amuse, de donner l'apparence typographique de l'ode à un article de dictionnaire ; mais non pas d'aligner à la queue leu leu trois affirmations que nulle attache logique ne relie entre elles, et qui se culbutent l'une l'autre, pour disparaître aussitôt dans une trappe, comme les marionnettes de Guignol. « Elle fonda... La lenteur... La vie... » Pas de conjonction, et pour cause. Il serait en effet assez embarrassé d'en trouver une qui justifiât la rencontre de ces trois bluettes. La seconde n'a aucune raison d'embrasser la première; la troisième aucune de s'accrocher à la seconde. J'avoue, du reste, qu'à première vue, ce papillotage donne l'impression de la profondeur. On croit lire un Pindare, mieux encore, un Isaïe, et l'on s'apprête religieusement à développer les richesses de cette concision haletante. Foin de ces miséreux — un Fénelon, un Bossuet ; — dont la pensée paralytique a besoin de tant de béquilles : les que, les donc, les en effet, les c'est pourquoi ou les néanmoins. Force leur est bien de piétiner, puisqu'ils n'ont point d'ailes, et d'épuiser jusqu'à la dernière goutte les rares conceptions qui s'offrent à eux. La moindre ligne de nous, au contraire, est chargée de sens, et la densité de nos strophes hébraïques ouvre à l'esprit des perspectives sans fin. On lit Bossuet, et on laisse tomber le livre ; on relit Bello. Je veux bien, mais pourquoi faut-il que, relu, il lui arrive de nous sembler creux. Sur les trois sentences qui viennent d'exciter ma bile, la seconde a presque trouvé le moyen de rendre

 

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obscure une vérité banale — les âmes éminentes marquées par la lenteur de la gloire — et la troisième, qui paraît d'abord d'une richesse insondable, en vérité ne dit rien du tout : « La vie de Jeanne fut semblable à sa pensée » — la vie intérieure, j'imagine, car de l'autre il ne saurait être question. Traduisez en prose non prophétique, et vous aurez : La vie intérieure de Jeanne, ou, en d'autres termes, sa pensée habituelle fut semblable à sa pensée. Avec ses qui, ses donc, et ses car, Bossuet nous fait perdre moins de temps. Après quoi, je prouverais sans beaucoup de peine que cette longue remarque ne m'écarte pas du présent chapitre ; mieux vaut remonter sur le Sinaï.

 

Elle naquit le 6 novembre t596, et mourut le 11 septembre 167o.

Cet intervalle fut rempli par l'amour du Verbe éternel, et l'effort d'établir son Ordre. Elle eut dans cette entreprise toutes les contradictions imaginables ; elle réussit enfin, et l'Ordre du Verbe incarné subsiste (1).

Le prince Galitzin (un de ses biographes) raconte plusieurs guérisons..., attribuées à l'intercession de la Mère Jeanne. Il raconte aussi la résurrection d'un mort...

Les oeuvres, qui n'ont pas encore été publiées, ont été lues, étudiées... par un très grand nombre de religieuses, de religieux, de théologiens. Tous les ont respectées et admirées. (Ceci n'est pas exact : elle a rencontré plus d'un sceptique...) Sa science de l'Ecriture Sainte, et toutes ses connaissances supérieures, tout, dans sa vie et dans ses oeuvres, frappa les lecteurs attentifs et prudents. Car la vraie prudence est celle qui consent à admirer...

Parmi les races de contemplatifs, nous trouvons d'énormes différences (Grandes, presque trop fort déjà, aurait suffi). Il y a dans ce pays-là des vallées et des montagnes ; il y a des lacs et des océans ; il y a des rivières et il y a des fleuves ; il y a de la foudre et il y a de la rosée ; il y a de l'eau (?) ; il y a du sang ; il y a de la glace (?) ; il y a du soleil ; il y a des aigles ;

 

(1) En effet, les épreuves qu'elle eut à subir, notamment de la part de ses religieuses, passent l'imagination. On en trouvera le douloureux détail dans le livre de l'abbé Penaud, et dans celui de la Mère Saint-Pierre.,

 

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il y a des colombes ; il y a des colibris ; il y a de la neige, et il y a du feu.

Il y a des rugissements (?), et il y a des soupirs; il y a des violences et des tendresses.

Malgré la hauteur fréquente de ses contemplations, et l'invitation qu'elle s'adresse à elle-même de regarder le soleil en face, malgré l'attrait de saint Jean et le patronage de saint Denis, je crois que Jeanne de Matel appartient plus spécialement à la race des colombes qu'à celle des aigles. Sa langue habituelle est le soupir.

Elle gémit et ne rugit pas...

 

Il ne manquerait plus que cela ! Je ne crois pas, du reste, qu'elle se borne à soupirer, à gémir. Elle disserte ; elle contemple, elle chante. Son oeuvre est faite d'élévations, d'amplifications, d'effusions. Tendresse et spéculation, aigle et colombe tout ensemble; sainte Gertrude et Bossuet.

 

Une clairvoyance intime naquit de cet amour sans partage... Les secrets ne se disent que dans l'intimité, et l'intimité est le lieu de l'amour. (Encore un truisme fulgurant)... L'amour découvre, il fouille. Il ne se contente pas des beautés évidentes. Il 'veut les mystérieuses... C'est l'amour qui ouvre à Jeanne... tant de portes fermées... Les paroles et les actions de Jésus-Christ, celles des saintes... s'entr'ouvrent devant les regards de sou amour, et montrent quelque chose de ce qu'elles cachent au fond d'elles-mêmes...

Jeanne de Matel eut le don superbe de cette intelligence ardente et vivante, qui éclaire d'un jour actuel les choses autrefois révélées. Le sentiment profond du texte sacré lui donne une vie variée, renouvelée, qui s'applique à tous les états de l'homme... Cette âme profonde se plongea dans l'Écriture, comme le poisson dans la mer; et, comme lui, trouva la vie dans l'abîme. Pour elle, rien n'est passé, rien n'est mort; tout est actuel, tout est vivant, tout est contemporain. Les mystères qu'elle raconte semblent se réaliser sous ses yeux, et, en effet, ils dégagent une vertu actuelle qu'elle sent et fait sentir. Les paroles de l'Ecriture qu'elle cite semblent lues part elle pour la première fois, au moment où elle les cite, tant l'impression est jeune... Ce grand intérêt, qui s'attache aux mouvements rapides de l'âme, racontés à l'instant même où ils s'accomplissent, et surpris à leur naissance, ne quitte pas un

 

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instant les écrits de Jeanne... C'est une bonne foi sublime, qui se raconte en traits de feu avec naïveté, avec profondeur, avec éloquence (1).

 

Cela est assez bien vu, mais pour nous éviter certaines déceptions prédites par l'Art poétique — Quid dignum... promissor hiatu — Hello aurait dû ajouter que les élévations de Jeanne veulent être jugées d'un peu haut, d'un peu loin et dans leur ensemble, comme un volcan, une cascade, une cantate de Le Franc de Pompignan. C'est par là, je veux dire par cet effet de masse, par ce fracas des grandes eaux, par ces fulgurations d'incendie, que Jeanne se distingue des grands mystiques, des grands poètes chrétiens, des grands sermonnaires. Reprenez en effet les strophes de Hello ; vous n'y trouverez pas une seule louange qui ne s'applique aussi bien et mieux à Prudence, à Adam de Saint-Victor, à Bossuet, à Newman. Tous ils plongent dans l'Écriture comme le poisson dans l'eau, et comme le P. Rapin dans les Géorgiques. Ils éclairent tous d'un jour actuel les choses autrefois révélées, ou plutôt il n'y a pas d'autrefois pour eux : Christus Neri et hodie, et in saecula, le Christ, et avec lui chaque fidèle, annoncé, préfiguré dans l'Ancien Testament, raconté dans le Nouveau. Eux non plus, ils ne se contentent pas des beautés évidentes ; ils frappent aux portes fermées et ils les ouvrent. Le texte le plus obscur est pour eux sacrement, c'est-à-dire, signe sensible de quelque vérité mystérieuse et délicieuse. Naïveté et sublimité, les mouvements rapides de l'amour et les patientes lenteurs de l'intelligence ; des gloses savantes enguirlandant les enluminures d'un livre d'heures, si vous pensez définir ainsi la seule Jeanne de Matel, comment définirez-vous la poésie chrétienne elle-même ? Dites plutôt qu'elle a en propre une certaine abondance torrentielle qui n'est pas sans beauté, mais qui étonne plus qu'elle ne ravit, et qui lasse vite le lecteur

 

(1) Oeuvres choisies, pp. LVI-LXII.

 

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habitué à un lyrisme moins crépitant. Si je me trompe, comme, certes, je le voudrais, ou si j'exagère, l'on m'aura bientôt redressé.

Voici, par exemple, de curieuses variations sur l'habit religieux, que, toujours sur les indications données par ses voix, Jeanne avait choisi pour les religieuses du Verbe incarné : tunique bleue, robe blanche, manteau et scapulaires rouges. En transcrivant, je souligne les symbolismes plus immédiatement tirés de l'Écriture.

 

En cette forme d'habit est représenté le vêtement de la femme forte vêtue de force et de beauté...

Le rouge représente la force ; la blancheur, la pureté... ; le bleu..., la candeur du Père céleste et celle de la Sainte Vierge ; c'est la vie tout intérieure qui fera que l'Epoux confiera son coeur à l'Epouse et la fera vivre au dernier jour. Ce Sauveur est le vrai Joseph, revêtu de la robe bigarrée, de bleu, parce qu'il est du ciel ; de blanc, parce qu'il est la candeur de la lumière éternelle ; de rouge, parce qu'il est vrai homme formé du sang très pur de Notre-Dame.

Cet habit représente de grands mystères de la sainte Trinité : le bleu, c'est le Père céleste, qui s'est toujours tenu au ciel, n'ayant pas apparu visiblement... ; le Fils, tout blanc, est la splendeur du Père... ; le rouge, le Saint-Esprit, qui est tout feu d'amour.

Ces trois couleurs font encore l'arc-en-ciel duquel le trône de Dieu fut vu environné. Chacune des religieuses doit être le trône de Dieu et de l'Agneau, et avoir ses couleurs, ainsi que les agneaux de Jacob furent colorés des couleurs qu'on avait mises au bâton jeté dans l'eau. Dieu est une fontaine ; le Sauveur, le vrai bâton du Père éternel, vrai Jacob, par lequel il a passé en ce monde, à cause que le Fils nous a fait connaître le Père.

Ces couleurs sont encore les couleurs que ce Sauveur a eues en sa Passion : le bleu est son sang meurtri ; le blanc est sa robe blanche chez Hérode ; le rouge est le manteau de pourpre.

Ces trois couleurs montrent qu'il est le vrai souverain : le bleu, pour le ciel ; le blanc pour la terre ; le rouge, pour l'enfer. Par la divine colère, toutes sortes de gens tomberont sur leur face à l'aspect de l'Agneau. Le bleu marque l'assurance et la loyauté des citoyens du ciel ; le blanc est l'espérance

 

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pour ceux de la terre... ; le rouge, qu'il n'y a plus de pardon en enfer. La religieuse doit être un ciel où la divine volonté soit faite ; elle doit être la terre, qui produit les lis en abondance, dont le grand roi Salomon se glorifiera plus d'être couvert que de tous les ornements que portait l'autre Salomon, qui n'était que sa figure ; même il s'y repaîtra, car ce qui plaît paît, dit-on. Le rouge sera la jalousie de l'Epoux plus forte en durée que l'enfer.

Le scapulaire... sera la figure de (la) croix...

Nos pieds chaussés de rouge nous font entendre que nous sommes pour... aider à tourner le pressoir du saint amour (1).

 

Ainsi, à chaque nouveau sujet qu'elle aborde, on voit s'ouvrir automatiquement les écluses bibliques, et c'est une avalanche éblouissante de symboles, d'images, de rapprochements. « Elle aimait, par exemple, à se représenter la communauté religieuse sous les images apocalyptiques de la cour de l'Agneau dans les cieux. » Parfois aussi, elle se concentre, sur un seul thème :

 

La Supérieure représente l'Agneau. Elle doit être un trône de l'ivoire le plus blanc, couronné de l'iris, symbole de la paix. Elle doit exceller en sagesse... Elle doit avoir sept cornes luisantes et abondantes pour conduire et nourrir son troupeau ; les sept oeuvres de miséricorde sont les cornes de David. Elle doit avoir sept ailes, étant remplie des sept dons figurés par les sept ailes.

Les autres quatre Mères représentent les quatre animaux symboliques, les quatre évangélistes, et sont toutes d'yeux, parce qu'elles doivent veiller selon leur office... Elles doivent être ces quatre ruisseaux, qui arrosent et coulent partout dans ce paradis terrestre de la religion...

Que l'Assistante soit une aigle prompte au vol de l'obéissance régulière, regardant toujours le soleil levant par la Supérieure... La Maîtresse des novices a besoin d'une face lumineuse et bénigne, pour conduire ses novices par la douceur, à la suite de l'Agneau... Que la Mère procureuse se souvienne d'être prudente, comme le boeuf... Quant à la Mère portière, elle doit être comme un lion, les yeux toujours

 

(1) Penaud, op. cit., II, pp. 49, 55.

 

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ouverts à ce qu'elle laisse entrer ou sortir... Les vingt-quatre vieillards seront les vingt-quatre Soeurs de choeur, vêtues du blanc de l'innocence (1).

 

Un soupçon d'humour rendrait tout cela presque charmant. Ces yeux, ce boeuf, ce lion, surtout ce lion; nous voudrions qu'elle eût souri.

 

Ma fille, lui dit un jour la Sainte Vierge, le péché originel avait produit dans la nature humaine un déluge universel dont seule je fus exemptée par le Très-Haut, qui me choisit en lui-même pour son unique colombe. A la vue d'un tel désastre, Dieu demeura environ cinq mille ans en l'Arche du ciel, avec sa famille angélique confirmée en grâce. Par la fenêtre ouverte du libre arbitre, Lucifer rebelle, le corbeau, était sorti de cette arche avec ses sectateurs ; Dieu l'avait laissé tomber avec eux dans les cloaques infernaux. Cependant ce Dieu, qui de toute éternité me possédait, ouvrit la fenêtre de sa volonté, et, de l'arche du ciel, m'envoya contre le péché du premier homme. Je vins donc au monde, volant sur l'eau qui couvrait toute la terre de la nature humaine. Je cueillis un rameau de l'olivier de la miséricorde, je pris le vol de ma prière jusque dans l'arche du ciel, je présentai à Dieu ce rameau pour tout le genre humain. Je priai sa divine bonté de retirer le péché, qui engloutissait dans son sein toutes les âmes. J'invitai le divin Noé à sortir le premier du sein du Père et de l'arche empirée, afin de venir sur la terre. Alors il sortit. Verbum caro factum est, et habitavit in nobis (2).

 

L'ingéniosité paisible et lucide, la grâce de ces détails ; la magnanimité attendrie de l'ensemble; le sublime du trait final si admirablement lié à tout le morceau, en vérité, comment ne pas se fâcher contre les directeurs, béatement éperdus qui n'ont pas su régler une pareille sève, comprimer les épanchements intarissables d'un tel génie ! Un autre exemple nous fera voir la transition fatale du splendide au douteux et au médiocre; ou, si j'ose dire, du grand goût au petit.

 

(1) Penaud, op. cit., II, pp. 7, 8.

(2) Ib., I, pp. 388, 389.

 

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Marie nous a donné le pain entier, le Verbe incarné... Dès la pointe du jour, elle fait luire sa lumière. Pénétrant le fond du coeur, s'élevant sur la pointe de l'âme, elle y luit à plomb, chasse tous les ennuis spirituels, rend tous les élus des jardins florissants, des fontaines coulantes où l'eau ne tarit point. En établissant sa demeure dans les déserts du siècle, elle donne fondement à toutes les générations. Elle éveilla celui qui dormait au sein paternel, dont il est engendré avant le jour, afin qu'il lui plût de venir au monde, être la voie, la vérité et la vie.

 

Ces trois derniers mots, ici remplissage, montrent déjà que la véritable inspiration décline.

 

Elle nous a rendu cette voie facile, cette vérité claire et cette vie douce, détournant les âmes des voies tortueuses et obliques.

Elle nous a été une haie pour empêcher les bêtes d'entrer dans les jardins de nos âmes, où Dieu se récrée et prend ses délices.

 

Il faudrait finir là, car c'est déjà presque trop long. Mais rien ne l'arrêtera.

 

La veille de l'Assomption, je vis un temple dans lequel était la sainte Vierge. Ce temple était entouré d'un balustre de sucre.

 

Tantôt : « Elle éveilla celui qui dormait... » ; maintenant du sucre, l'île des Plaisirs. Chute lamentable !

 

En admirant ce balustre, qui ne présentait que douceur (eh ! nous le savions !) je connus la différence qu'il y a entre la Majesté de la Vierge et celle des rois de la terre. Car ceux-ci ont pour leur sûreté des balustres de fer et de brome... Avant l'Incarnation, les portes du ciel étaient de brome, et le paradis avait pour murailles une enceinte de feu. Depuis,... les murailles sont de sucre

 

Il lui arrive ainsi trop souvent d'affadir le sel biblique, de mêler une tiède tisane au vin généreux de la femme

 

(1) Penaud, op. cit., I, pp. 384, 385.

 

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forte. Elle commente, avec une véritable splendeur, le mystique sommeil de saint Jean pendant la Cène. « Je l'endormis..., au saint des saints... », et, de la même plume elle écrit ces mots :

 

Je te confie un secret, me disait un jour Notre-Seigneur, à l'occasion du disciple bien-aimé, c'est que je le donnai à ma mère, pour qu'en la visitant j'eusse plus souvent l'occasion de le visiter lui-même que les autres apôtres (1).

 

Sauf quelques mièvreries de ce genre, sauf des curiosités inutiles, son commerce familier avec les saints et les saintes est assez émouvant :

 

Madeleine est la merveille d'amour que le prophète Jérémie a admirée sur la terre. Je ne sais si Madeleine n'était pas de la lignée d'Ephraïm : si je ne voulais éviter la prolixité, j'expliquerais tout au long le trente et unième chapitre de Jérémie en faveur de l'Epouse magnifique.

 

Notez la portée de cet aveu qui lui échappe. Il ne s'agit donc pas d' « inspiration », mais d'exégèse, de littérature. Cela nous suffit, du reste, bien qu'elle ait promis davantage (2).

 

Viens, Madeleine, pose le siège autour de la cité divine ; creuse les fossés de l'humilité ; remplis-les des eaux de tes larmes ; nage au-dessus ; entre sans résistance dans la cité d'amour ; entoure-la de tes cheveux, un seul y fera brèche pour te rendre victorieuse ; in uno crine colli tui; donne droit au coeur de Jésus-Christ.

Applique ta bouche à ses pieds ; tu brûleras le feu même, tu brûles le feu , tu surmontes le Très-Haut; tu es victorieuse du Seigneur des batailles... Tes simplicités ont été des ruses de guerre contraires à celles des capitaines... Quand on fait

 

(1) Penaud, I, p. 419. Ailleurs, elle dira que saint Michel aime la France, en considération de saint Denis, qui a fait un si beau livre sur les hiérarchies célestes. Penaud, op. cit., I, p. 441.

(2) Pourquoi cette mention d'Éphraïm ? Parce que ce nom reparaît à plusieurs reprises dans le XXXIe chapitre de Jérémie. En inféodant, de sa pure grâce, Madeleine à cette tribu, Jeanne espère répondre à qui lui reproche d'ignorer le sens littéral.

 

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le siège d'une ville... user seulement de pleurs, de baisers et de silences, c'est donner aux assiégés tout l'avantage. Mais toi, tu as pour casque tes cheveux épars, pour cuirasse ta robe à demi-dégrafée, qui donne du jour à ton coeur, et lui permet d'exhaler soupir sur soupir...

Viens, Madeleine, avec ton parfum, oindre les pieds de ton Epoux. Son amour est plus fort que la mort, et on veut avancer la sienne, parce qu'il a ressuscité ton frère. Jésus-Christ est un feu. Ta jalousie sera éternelle comme l'enfer. Tu demeureras avec ton amour, autant que Judas avec sa haine. Ce florissant Epoux, Jésus de Nazareth, ne pouvait être éloigné de toi. Il est la fleur des champs, et toi le fruit de la ville. Ne le touche plus comme une fleur mortelle ; il est inaccessible et glorieux (1).

 

C'est affaire au goût de chacun, mais, pour moi, ayant d'abord assez aimé cette page qu'Hello admire très fort, je m'aperçois, à mesure que je la transcris, qu'il me serait difficile de justifier mon premier sentiment. Il n'y a là peut-être de vraiment remarquable que cette sorte de fièvre impétueuse et tendre, qui soulève tout le morceau. Les deux ailes qui battent, chétives, essoufflées, me touchent plus que le vol lui-même. Jeanne me captive, mais non pas ce qu'elle dit. Un joli bruit, le bourdonnement d'une prière à la fois compliquée et naïve, mais rien de plus (2).

Ces critiques diverses, ces regrets, ces déceptions font place à une admiration profonde, à un émerveillement solide aussitôt que Jeanne, laissant à sainte Gertrude la poésie des colombes, s'élève d'un vol hardi, mais très sûr, vers les cimes de la métaphysique chrétienne. C'est alors vraiment qu'on peut la dire inspirée, non pas, répétons-le, au même titre que les écrivains sacrés, mais à la manière d'un Condren ou d'un Bossuet. Comment Hello ne l'a-t-il pas vu? « La vie de Jeanne de Matel,

 

 

(1) Hello, op. cit., pp. 45, seq.

(2) J'ai résumé dans le tome III, et largement cité les élévations de Bérulle sur le même sujet. Quelle différence !

 

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a-t-on écrit fort justement, fut une contemplation, une adoration, une prédication amoureuse de la sainte Trinité. Tous les mystères de la vie et des communications de Dieu avec ses créatures gravitent autour de celui-ci. Jeanne ne les médite jamais... sans les ramener à leur centre... Ses contemplations deviennent un chant en l'honneur de ce mystère; elle s'en fait, peut-on dire, l'infatigable docteur. C'est là une des particularités qui donnent, entre autres, aux écrits de la Mère de Matel... je ne sais quels aspects hardis, qui étonnent d'abord, puis ravissent. D'un bond, d'un coup d'aile, comme l'aigle, elle vous transporte au sein de la Divinité; elle en a vu les opérations merveilleuses, elle les décrit... Vous entendez le bruit des grandes voix de l'éternité, se mêlant à la parole mélodieuse de votre guide ; vous êtes bien près d'avoir le vertige, et il vous semble que la hardie contemplative elle-même, avançant trop loin sur ce Sinaï oit Dieu lui parle, va s'égarer, éblouie par ses splendeurs, ou des-. cendre foudroyée par la majesté, pour avoir voulu scruter la gloire. Il n'en est rien : sa parole passe imagée, mais sa pensée reste juste. Elle a reçu de Dieu le don de se jouer dans l'infini'. » Non pas précisément : ce don, elle l'a reçu de l'Église, je veux dire de nos formules de foi et des Docteurs qui les ont expliquées; sa faiblesse est d'avoir pensé qu'elle s'aventurait héroïquement dans des terres inconnues, alors qu'elle se borne à répéter, à mettre en musique le symbole qui a tout dit : Deum de Deo... genitum non factum... Qui ex Patre, Filioque procedit, et, en revanche, sa gloire est d'avoir rappelé que, dans leur mystère même, et à cause de leur mystère, ces quelques phrases latines reculent jusqu'à l'infini les bornes de la poésie humaine. Quant au vertige, en vérité, il ne me paraît pas tant à craindre. « Je me perds... où suis-je? » se demande Bossuet en des cas semblables. Ce n'est là

 

(1) Penaud, op. cit., I, pp. 318, 319.

 

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qu'un mouvement d'éloquence. Quel danger de se perdre, quand on ne fait autre chose que paraphraser docilement, ou que répéter la doctrine commune ? Où vous êtes ? Mais sur les bancs du catéchisme; mais à l'église, pendant le chant du Credo.

 

Le repos ou sabbat de Dieu est en lui-même ; sabbat très délicieux... Il consiste en l'amour subsistant, qui est le Saint-Esprit. Pas une des divines Personnes ne serait pleinement heureuse, si elle n'avait la compagnie inséparable des deux autres, et si elle ne reposait dans les autres, et les autres en elle, par l'ineffable eircumincession. Et parce que ce contentement n'est accompli qu'en la production du Saint-Esprit, qui est aussi éternel que le Père et le Fils dont il procède, je dis qu'il reçoit toute l'abondance de la divinité, et qu'il est le terme et le repos des divines Personnes.

 

On voudrait pouvoir effacer, mais elle y tient, ce méchant « je dis » : manque de goût, de tact, et prétention illusoire. Elle ne dit rien que nous ne sachions déjà : Et in Spiritum Sanctum... Je laisse une longue page qui répète indéfiniment la même chose :

 

Et quand le Père et le Fils viennent à spirer le Saint-Esprit, qui est le ternie, le but, et comme le centre de leur amour, ils se reposent pleinement...

Sabbat parfait... Le Saint-Esprit est le sabbat ineffable de Dieu, étant le baiser du Père et du Fils, et le noeud qui les serre, l'amour par lequel ils s'aiment et dans lequel ils se reposent... Il baise les Personnes desquelles il est le baiser ; il se serre et se lie avec elles, étant leur noeud et leur lien. Et la joie de ce sabbat très délicat que toutes les Personnes ont, dans l'unité de l'essence, l'une dans l'autre, est parfaite et accomplie.

 

Ce n'est pas là se jouer dans l'infini, mais au seuil infranchissable de l'infini, ou, plutôt, avec les formules qui nous représentent le mystère des mystères. Qu'une femme néanmoins s'attarde, s'enivre à manier de tels mots, à leur trouver des synonymies plus tendres, plus passionnés, et que, ce faisant, elle échappe, ou peu s'en

 

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faut, nous assure-t-on, à la férule des théologiens, là est la merveille.

 

Les trois divines Personnes subsistent divinement dans leur immensité de gloire. Toutes citharisent en une cithare essentielle, et chacune en la sienne distincte ; le Père en engendrant son Verbe, le Fils, en produisant avec son Père leur unique flamme, qui est leur sommeil et leur vie, comme leur air qu'ils respirent et spirent également. C'est un sommeil divin et une vie divine.

 

« Divinement », « divin », à quoi bon le dire ?

 

Un air qui est Dieu ; un sommeil qui est Dieu ; une vie qui est Dieu ; une mer tranquille où le feu est cristal...

 

Elle croit encore voler, mais elle piétine : c'est l'essoufflement que nous avons déjà remarqué tant de fois chez elle, et cette peur instinctive du silence. « Le feu est cristal », oui, s'il lui plaît, mais elle aurait pu tout aussi bien dire que le cristal est feu, et nous n'en serions ni moins ni plus avancés. La cithare, image classique, mais que Jeanne s'est bien assimilée, aurait suffi. Et puis, à force de vouloir trouver du nouveau, elle en vient à des distinctions arbitraires. « Dans le récit d'une de ses contemplations, après avoir établi que Dieu trouve en lui-même d'une manière suréminente tous les plaisirs du toucher, du goût, de l'odorat et de la vue, sa parole, nous dit-on naïvement, s'élève encore : « Reste l'ouïe, qui est inconcevable en Dieu ».

Pourquoi l'ouïe, le plus spirituel de nos sens, lui paraît »le plus «inconcevable en Dieu» que l'odorat? La voyante ne le sait elle-même. Cet oracle étourdi n'est là que pour annoncer, d'une façon plus sonore, les belles images qu'elle sent fourmiller dans son esprit.

 

Le Père parle produisant son Verbe, et ce parler est un verbe et une musique. L'un et l'autre ouïssent cette musique et entendent cette parole, quoique le seul Père la forme. C'est sa diction. Il a la perfection de l'ouïe et ne

 

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contredit pas (?). Il ne pousse pas un autre Verbe, mais il produit avec son Verbe un soupir qui est Esprit. La musique se termine en une douce extase et un adorable silence. Le parles du Père et du Fils aboutit dans l'extatique production du Saint-Esprit, dans lequel ils respirent tout leur amour : il termine leur parler par un divin fredon, qui est la délectation du Père et du Fils, ainsi que de lui-même, heureux d'être la fin infinie de cette mélodieuse et ravissante musique (1).

 

Il y a là, me semble-t-il, plus de virtuosité que d'inspiration véritable, et, pour moi du moins, je préfère à cette ivresse métaphysique l'humble sobriété d'un acte de foi. Silentium tibi laus ! Mais c'est là, je le répète, affaire de goût. Les Pères, les Grecs surtout, se sont plu à passionner ainsi la spéculation théologique, et il est beau de voir une Forézienne du XVIIe siècle rejoindre leurs traces.

Ses vues sur l'Incarnation me paraissent, je ne dirai pas plus originales, car ici encore elle ne nous apprend rien, mais plus riches et plus bienfaisantes.

 

Dieu ne peut en soi être sacrement, parce que, dans l'essence divine, il ne peut y avoir matière pour être informée, ni rien de couvert... Mais il a fait un sacrement, qui est l'Incarnation du Verbe, qui doit être dit : le Sacrement de Dieu (2).

 

« La théologie se pose cette question : la Verbe se fût-il incarné sans le péché ? Jeanne de Matel se la pose à son

 

(1) Penaud, op. cit., I, pp. 319-322. Voici qui me paraît moins heureux : « Il vous a plu d'élever mon esprit dans votre adorable Trinité, source, prototype et excellence de... tous les religieux. Le Père est le général, le Fils le provincial; le Père n'est pas engendré, mais il engendre ; il n'est pas produit, mais il produit le Saint-Esprit, qui est te gardien, recevant la production du Père et du Fils, l'arrêtant en soi.... O divin Ordre qui jamais ne sera changé, etc., etc... » Penaud, op. cit... II, pp. 8, 9. Ces pauvres imaginations ne martyrisent pas moins le goût que la doctrine. Remarquez notamment le mauvais jeu de mots sur le Saint-Esprit, comparé au supérieur, au « gardien » d'un couvent, parce qu'il « reçoit », et donc « garde » « la production du Père et du Fils » autre jeu de mots qu'on ne trouvera pas plus aimable : un jour qu'elle Avait des difficultés avec le Parlement, elle écrit à l'abbé de Cerisy : « Ne vous étonnez de rien; nous sommes protégés par le Verbe, qui est la parole toute-puissante du Père. C'est un Parlement souverain. » M. Saint Pierre, op. cit., p. 348.

(2) Penaud, op. cit., I, p. 342.

 

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tour, et y répond (après Duns Scot) dans le sens affirmatif, avec une splendeur et une sûreté de doctrine merveilleuses »

 

Ceux qui disent que le péché est le sujet de l'Incarnation, comment le savent-ils? Mon esprit élevé fut, par mon divin Maître, instruit de cette matière : Ma fille, sache que le mal n'a jamais prévenu le bien, ni le néant l'Être souverain. Mon amour prévient le péché ; c'est la racine de la Sagesse qui avait résolu de se planter dans le sein virginal, et le Verbe divin voulait être enté en la nature humaine. Cette résolution fut prise avant qu'elle fût créée ; le serpent n'eut pas assez de finesse pour découvrir mon dessein.

Ayant résolu de rendre cette nature participante de la nature divine, j'ai bien su venir à bout de mes résolutions, exemptant une Vierge de tout péché. Elle est l'aînée de toutes les créatures, comme elle le dit fort bien aux Proverbes : Dominos possedit me in initio viarum suarum... De toute éternité, j'étais destinée pour être sa mère, avant qu'il créât la terre, de laquelle fut composé le corps d'Adam, qui est dit terre.

 

De ce texte appliqué par la liturgie à la Sainte Vierge, déduire la théologie scotiste de l'Incarnation, la logique le permet assurément, mais une logique qui n'est pas à la portée du premier venu. Jeanne de Matel aura-t-elle pris cette voie pour arriver à ses propres conclusions ? Je le croirais volontiers, et je l'en admirerais davantage. Mais il se peut aussi que, d'une manière ou d'une autre — quelque sermon prêché par un franciscain ; une conversation au parloir ; un livre pieux — elle ait été mise au courant de la splendide controverse. Pour mettre en branle les réflexions de cette rare théologienne, il aura suffi d'un mot.

 

J'entendis, écrit-elle encore, que, bien qu'Adam n'eût pas péché, le Verbe se fût incarné, afin de contenter l'inclination de son amour, et de se rendre capable de ses divisions. Et, pour le faire plus avantageusement, il n'a pas empêché relieuse d'Adam, laquelle lui a donné sujet d'exposer sa vie, et de

 

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recevoir, sur son corps passible et mortel, toutes les plaies dont nous adorons encore les marques.

 

Ici, est assez évidente une réminiscence du o felix culpa, qui était une des consignes théologiques de cette période, comme nous l'avons montré dans notre Humanisme dévot. Puis, elle redit « les paroles éternelles recueillies sur les lèvres du Père ».

 

Tu es, ô Jésus, le premier-né d'entre les créatures. En toi, Verbe divin, principe comme moi, et pour toi, Jésus, l'aîné de tes frères, j'ai créé les anges et les hommes, le ciel et la terre. Tu t'es toujours trouvé le premier venu, le premier destiné et prédestiné. Tu es venu devant Adam. Te voyant seul de sa race, j'ai dit que cela n'était pas bien, et qu'il fallait créer la femme, parce que par Marie je voulais te faire naître.

 

Elle touche à l'extrême limite du goût, mais je crois que saint Bernard lui aurait permis cette hardiesse étonnante.

 

Je voulais te faire réparer les ruines de la nature angélique. Je voulais un sacrifice de louange et de justice, qui me rendit un honneur digne de moi,

 

Jeanne a beaucoup fréquenté les disciples de Bérulle ;

 

et que ce fût un prêtre éternel, qui fît le circuit du ciel, de la terre, des airs et des mers, de tout le créé et de tout l'incréé. Je jure (semel juravi) que tu es l'unique prêtre des anges et des hommes (1).

 

Dans tout ce qu'elle a écrit — au moins dans tout ce que l'on a publié d'elle — sur le plus humain de nos mystères, si l'on peut ainsi parler, les beautés abondent. Dès qu'elle s'arrête à contempler le Verbe incarné, il semble qu'une Providence particulière la guide. Son exubérance se modère; son goût s'épure ; son génie s'épanouit.

 

« Nous l'avons vu, ce Verbe incarné, dit l'Apôtre saint Jean, de nos propres yeux, et nous l'avons touché de nos propres mains. » C'est donc par l'humanité sainte que le Verbe s'est

 

(1) Penaud, op. cit., I, pp. 343-345.

 

ADDITION A LA NOTE I de la page 311. ( n.b. Elle se trouve normalement à la fin de l’ouvrage)

 

Un curieux texte, que j'emprunte à une oraison funèbre du P. Garasse, tout récemment publiée dans les Mélanges Lanson, montre que les vues théologiques de Jeanne de Matel sur l'Incarnation du Verbe étaient fort répandues au temps de Louis XIII. « Je puis dire sans flatterie que la conférence de cette dame(Jeanne Guichard, abbesse de la Trinité de Poitiers) m'a fait connaître que les bancs de la Sorbonne  et la poussière des classes de la théologie ne sont pas les meilleurs maîtres du monde, puisque un oratoire et une cellule avaient été capables d'enseigner à ce bon esprit ce que nous achetons bien chèrement par la continuation des disputes éternelles... Je me suis vu l'esprit interdit à l'ouïr discourir sur des passages de l'Écriture, qui contiennent les axiomes de la plus épineuse théologie mystique, et même elle est morte en témoignant la bonté de son esprit et les (des?) connaissances théologiques qui surpassent la capacité d'une femme. Car, comme son père confesseur l'eut communiée pour la dernière fois, et qu'il lui eut dit en la consolant : « Eh bien! Madame, vous avez logé Notre-Seigneur dans votre coeur par l'union sacramentale ; c'est un bon effet d'une malheureuse cause, et un fruit de nos péchés que l'Incarnation et le sacrement de l'Eucharistie», elle lui répartit, quoique avec beaucoup de difficulté: «Mon Père, ne vous persuadez pas cette opinion de théologie, car il me semble très évident que le Fils de Dieu se fût incarné bien que nous n'eussions point offensé son Père ; et c'est pour cela même que les anges sont entrés en jalousie contre la nature humaine, voyant  l’honneur que le Verbe lui voulait faire de s'unir à elle hypostatiquement. » Car je confesse qu'il faut avoir des lumières particulières pour avancer ces propositions, et que ce n'est point le fait d'une simple fille de sonder de telles questions, qui sont capables d'embarrasser les plus solides esprits des hommes ; et, néanmoins, elle donna très sagement la commune résolution de tous (?) les théologiens modernes, quoiqu'elle soit contre l'opinion du docteur angélique saint Thomas .» Charles Flachaire, Un discours inédit du Père Garasse, ap. Mélanges offerts par ses amis et ses élèves à M. Gustave Lanson, Paris, 1922, p. 35.

Comme on le voit, le P. Garasse est loin d'attribuer à une révélation proprement dite les rares lumières de la Mère Guichard. Un « bon esprit », des « connaissances théologiques » surpassant « la capacité » ordinaire « d'une femme », cela suffit à expliquer que cette savante moniale se soit ralliée à « la commune résolution de tous les théologiens modernes ». Le cas de Jeanne de Matel est tout semblable, et n'offre rien de plus miraculeux. Celle-ci, très vraisemblablement, aura rencontré quelque théologien scotiste, ou bien elle en sera venue, par ses propres réflexions, au système de Duns Scot. Puisque nous tenons ce beau texte, empruntons, à Garasse une définition intéressante du mot « spiritualité » : « Je serais injurieux à la mémoire de Madame, si je ne donnais une bonne place à la tendresse de sa dévotion... Il est vrai que la vivacité, la promptitude, la bonté de l'esprit et la solidité du jugement ne font rien bien souvent au fait de cette TENDRESSE QUE NOUS APPELONS SPIRITUALITÉ, que c'est une grâce... réservée pour les humbles, et que souvent les meilleurs esprits en sont les moins capables. » Mélanges Lanson, p. 34.

 

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rendu visible et palpable. Et l'attouchement dont parle ici saint Jean, n'est point l'attouchement d'une chair vivante seulement d'une vie sensitive et animale, mais d'une vie divine. Et comme on dit que nous touchons une personne en touchant seulement son corps..., et que nous voyons le soleil, quoique souvent nous ne voyions qu'un air illuminé ou une nuée rayonnante, de même en touchant cette chair divine, nous touchons le Verbe de vie, qui fait un composé admirable avec elle. La nuée n'est pas toujours interposée pour nous dérober le soleil, mais elle est nécessaire pour modérer le trop grand éclat de ses rayons. C'est ainsi que cette chair a servi à nous rendre palpable le Verbe (1).

 

Et sur la croix :

 

L'Incarnation fut résolue avant la création du monde, et le choix que le Verbe fit de la croix lui fut dicté par son Père. Si nous considérons la croix en son origine, et dans le lieu qui l'a vue naître, elle est toute glorieuse, parce que c'est le sein du Père éternel... Les figures qui l'ont annoncée sont encore très illustres : l'arche de Noé, le réparateur du monde ; la verge de Moïse ; le bâton de Jacob; le sceptre de David; le trône et le char de parade de Salomon, telles furent les mains glorieuses, dans lesquelles elle fut mise comme en dépôt sous des figures si nobles, jusqu'aux temps heureux pour le monde, de Jésus et de Marie. Elle a été comme destinée dans la Jérusalem céleste et travaillée dans la terrestre. C'est entre ses bras que Jésus-Christ accepta le titre de roi, qu'il avait refusé tant de fois (2)...

 

Je finirai par ce noble et doux passage, qui nous invite, de lui-même, à reprendre, et qui nous aiderait, si besoin était, à résoudre le trop facile problème qui nous occupait

 

(1) Penaud, op. cit., I, pp. 346, 347.

(2) Ib., op. cit., I, pp. 354, 355. Obligé de me borner, je renvoie le lecteur à ces deux volumes de l'abbé Penaud, de beaucoup supérieurs, et à tous les points de vue, au recueil d'E. Hello. Citons encore ce joli et court passage : « Auprès de Jésus-Christ, les hommes sont ténèbres. Pourtant avec lui ils font un même jour... Mais il est Dieu ; il est jour ; il est matin, il est orient. Eux, ils sont le soir et le couchant, n'ayant que par participation la lumière et la clarté. » Penaud, op. cit., I, p. 346. M. Penaud fait aussi un rapprochement plein d'intérêt et de justesse entre Jeanne de Matel et le fameux évêque de Tulle, Mgr Bertaud. Penaud, op. cit., II, pp. 192, 193.

 

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tantôt. Cette page, en effet, n'a rien d'imprévu. Les autres non plus, je l'ai assez dit, mais l'exacte et pleine confort mité de celle-ci avec nos traditions littéraires frappe d'abord quiconque a feuilleté, serait-ce d'une main novice ou distraite, les auteurs spirituels, les sermonnaires et les poètes chrétiens. Vexilla regis prodeunt. Ce n'est pas là, dans ma pensée, un reproche, et bien au contraire. Revu, réalisé par un aigle ou par une colombe, le déjà-vu en ces matières ne nous lassera jamais. Loin de nous ravir, le vraiment nouveau nous séduirait peu et nous laisserait sceptiques, nous qui savons que le dernier des Évangélistes n'a légué à personne sa plume inspirée, la clef d'or du livre aux sept sceaux. Tout a été dit et Jeanne est venue trop tard. Il est vrai, sans doute, que l'Esprit aurait pu lui dicter une révélation inouïe, mais, après ce que nous venons de lire, il paraît encore plus évident que l'Esprit ne l'a pas fait. Reste à expliquer les prétentions plus qu'invraisemblables d'une voyante, dont la sainteté n'est pas douteuse. Comment se peut-il qu'une si rare mystique, et qu'avec elle de graves théologiens aient accueilli si aveuglément, aient entretenu avec une confiance si intrépide une illusion qui nous paraît si flagrante ? Je réponds qu'illusion n'est pas tout à fait le mot propre. Dites plutôt méprise, psychologie sommaire, confusion. Jeanne n'a pas su distinguer entre les expériences ineffables dont elle était favorisée et les lumières toutes différentes de son propre esprit ; entre le contact mystique et les diverses activités — théologiques, poétiques, sentimentales, — qui s'allumaient à ce foyer. Au reste, qu'on veuille bien relire la grande lettre de François de Sales que j'ai arborée, pour ainsi dire, au commencement de ce chapitre. Guide pas à pas, comme on peut s'en assurer, par ce maître incomparable, pouvais-je craindre de broncher (1)?

 

(1) Cette distinction, les grands mystiques ne la fout pas non plus d'une manière explicite; ils ne la formulent pas, mais ils la pressentent, ils la vivent, entendant par là qu'ils n'ont jamais la prétention de recevoir des « lumières » proprement nouvelles, et qu'ils ne se croient pas appelés, du fait de leur grâce, à instruire l'Eglise enseignante. Cf. v. g. l'admirable texte de Marie de l'Incarnation : e Cela console de voir que ce que l'on expérimente est conforme à la foi de l'Eglise et au sentiment des Docteurs » (p. 32). Il est d'ailleurs trop manifeste que les affirmations catégoriques, cent fois répétées de Jeanne de Matel s'accorderaient mal avec la théorie que nous venons d'esquisser. Pressée néanmoins de s'expliquer avec la rigueur nécessaire, je crois que notre voyante se rallierait sans difficulté, je ne dis pas à notre doctrine, mais à celle de Jean de la Croix, de Surin et des vrais maîtres. Voici, en effet, comme elle parle, dans les trop rares endroits où, abandonnant les spéculations théologiques, elle essaie de décrire la psychologie, ou, comme dit M. Penaud, « le côté extérieur et méthodique en quelque sorte des illuminations surnaturelles faites à son âme ». « Tout ce que je dis, écrit-elle, est si éloigné de la clarté avec laquelle je voyais et connaissais ce mystère — l'Incarnation — qu'il me semble offenser ces lumières, de les produire par écrit. » Fort bien, mais elle ne prend pas garde que, si Dieu lui avait confié une mission doctrinale, il lui aurait aussi donné le moyen de transmettre son message. « C'était, continue-t-elle, une SIMPLE INTELLIGENCE que Dieu me communiquait lui-même SANS MILIEU, m'éclairant de son propre rayon... Si l'ange Gabriel, quand la Vierge lui demanda comment se ferait en elle l'Incarnation..., répondit que le Saint-Esprit surviendrait en elle..., que devrais-je dire à ceux qui me demanderaient comment j'étais éclairée, si ce n'est que le Saint-Esprit et la vertu du Très-Haut fortifiaient mon âme... Le divin Amour se plaisait à me communiquer ces grandes grâces, élevant mon esprit dans ces intelligences sublimes, soit dans des unions intellectuelles, soit par des paroles intérieures, et jamais par des figures corporelles. Si ce Dieu de bonté veut me faire connaître ses mystères par des visions imaginaires, elle s'évanouissent aussitôt, et ne me servent que de symboles pour les expliquer par des figures plus familières aux hommes que ces illustrations purement spirituelles, infuses, divinement et ineffablement communiquées. » Penaud, op. cit., I, pp. 295, 296. Par l'Ecriture sainte, lui disaient ses voix, « tu connais plusieurs mystères dans un clin d'oeil, et par une simple vue, plusieurs vérités ». Ib., I, p. 299. » Cf.M. Saint-Pierre, op. cit., p. 669.

 

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§ 2. — Marguerite Romanet et Catherine Ranquet.

 

 

I. Nous ne savons rien de sa vie. — Son « style particulier ». — La journée d'une contemplative vers 165o. — « Il me semble de ressusciter. » — « Je le sens tout de myrrhe. » — Son oraison. — Les « dilatations » de l'amour. — Les communions. — Les actes donnés et les actes voulus. — Prières pendant la journée. — Ingénuité et profondeur. — Elle dit ce qu'elle « sent » comme elle le sent.

 

II. Ses notes spirituelles. — «Celle qui a écrit. » La nuit mystique. — La connaissance mystique « qui est des mêmes vérités qu'elle a appris des hommes ». — L'âme « qui roule autour de Dieu ». — « Il lui ôte... sa propre pesanteur. » — S'unir « à la vérité qui se cache ». — La plus noble de toutes les vies.

 

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III. Commentaire du Cantique. — « Séparez-moi du sang et de la chair. » — Murenulas aureas; « l'ouïe est le sens le plus utile dans la religion ». — « Vos yeux sont comme ceux des colombes. » — « Je suis la fleur des champs. » — « La Judée ne portait que des épines. » — L'ombre de Jésus. — Ses « bras étendus en forme d'ailes pour faire une ombre plus étendue ». — Le témoignage de Marguerite.

IV . Catherine Ranquet. — Le don et le goût d'écrire. — Tentation de superbe. — L'empreinte bérullienne. — Plus occupée de la présence que de l'histoire de Notre-Seigneur. — Effets de connaissance rétro-active. — Plus d'autre mot que : oui, et encore celui-ci n'est-il ni « assez simple, ni assez court ». — Contemplation plus facile en dehors de l'exercice de l'oraison. — Oubli apparent de la sainte Vierge. — Folie de la crèche et folie de la croix.

 

I. — Marguerite Romanet écrit d'une telle façon que nous croyons l'entendre et la voir. A cela près, nous ne savons quasi rien de sa vie extérieure, même après avoir lu les quatre-vingt-dix pages, où le R. P. Paul du Saint-Sacrement, carme, s'est imaginé qu'il nous présentait une « idée » de cette vie (1). Une seule date, celle de sa mort, à l'âge de cinquante et un ans, le 3 mai 1663. Elle est donc née — et, semble-t-il, en Savoie — peu après la publication de la Philothée. La Bible et saint François de Sales, je ne vois pas d'autres livres dans sa bibliothèque. Son doux style vient de là peut-être. « Comme la naissance naturelle est criminelle devant Dieu, je ne veux pas vols instruire de l'éclat que notre pieuse dame reçut par la réputation que le sieur Pignier, son père, s'était acquise par son intégrité et par sa capacité dans le barreau (de Chambéry) en qualité d'avocat... Il n'eut que ce seul enfant de demoiselle Matthée Poncet, son épouse (2). » Quoique la jeune Marguerite « fût portée à se retirer dans un cloître, le respect vainquit son inclination, n'osant pas en faire la proposition à son père... Il la maria à M. Romanet —

 

(1) Idée de la véritable piété en la vie, vertus et écrits de demoiselle Marguerite Pignier, femme de feu noble Claude-Aynart Romanet, avocat au Souverain Sénat de Savoie, par le R. P. Paul du S. Sacrement, Lyon, 1669.

(2) Idée, p. 2.

 

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avocat au Souverain Sénat de Savoie — à l'âge de quatorze ans ».

A quinze ans, « elle prit l'occasion, un jour qu'elle sut que (son mari) s'était confessé et communié, et, elle lui dit : « Il faut, Monsieur, désormais servir Dieu plus parfaitement que nous ne faisons ». Cette grande parole fit en son coeur une si vive impression qu'il oublia sa qualité de mari, pour être imitateur de la vertu de sa femme. L'un et l'autre, pendant le cours de trois années, ne s'occupèrent plus qu'aux exercices de la dévotion... A mesure que la grâce les unissait à Dieu, elle les séparait d'eux-mêmes ; ils prirent ensuite la résolution de se quitter par un sacré divorce, et de se dévouer au service de leur Créateur, en se consacrant à la vie religieuse. Mais les directeurs de leur conscience, connaissant l'utilité que les pauvres et le public recevaient de leurs aumônes et de leur exemple, leur en dissuadèrent l'exécution. Ainsi ils furent dans le monde sans être du monde ; dans le mariage, sans en user, selon le conseil de saint Paul (1).» Ajoutez un chapitre pittoresque et émouvant : « De sa charité envers les filles perdues », et vous saurez tout. « Sa maison était une maison de refuge et un asile de toutes les filles qu'elle pouvait retirer, et, ne pouvant pas les tenir chez elle, elle les logeait ailleurs... et payait leur pension. Elle reçut une fois dans sa maison six filles débauchées... Elle les nourrissait en secret... Sa mère découvrit son petit commerce ; aussitôt elle en fut en colère et la chargea de coups. Son mari la maltraita de paroles (2). » Elle faisait aussi le possible, et même davantage, pour sauver l'honneur des jeunes filles de Chambéry qui avaient « péché contre leur devoir ». Les érudits savoisiens trouveront sans doute d'autres détails, si ce n'est déjà fait, mais, encore une fois, les écrits de Marguerite

 

(1) Idée, pp. 22, 23.

(2) Ib., pp. 73, 74.

 

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sont plus précieux, plus révélateurs qu'une biographie dans les règles. Grâces soient rendues au Père Paul, à qui nous devons ce rare trésor! A vrai dire, le digne homme a hésité quelque peu avant de nous en faire part. « Son style est si particulier, écrit-il, et les matières qu'elle traite sont si éloignées des sens et de la raison de l'homme sensible (1) ! » Il a donc bien vu qu'elle n'écrivait pas comme tout le monde, et pas comme lui. Mieux encore, il ne semble vraiment pas avoir essayé d'atténuer les particularités de ce style. « Je ne fais, dit-il, que copier ce qu'elle a écrit (2). » Et encore, à propos des pages par où nous allons commencer, et où elle nous expose « sa conduite dans ses exercices ordinaires» : « Je vous en donne une copie fidèle, dit-il, n'ajoutant rien à son écrit : voici comme elle parle » (3).

 

Le matin, à mon réveil, je sens une inclination très secrète de me convertir à Dieu, par un acte d'aspiration, que je fais

 

(1) Idée, p. 92.

(2) Ib., p. 94.

(3) Ib., p. 51. Au reste, le P. Paul n'est pas sans mérite, ni même sans un soupçon d'originalité. Voici de lui une page peu banale : « Il est certain que les chrétiens font ordinairement pour leur perfection comme le peuple fait en une émotion générale, où plusieurs se ramassent sans savoir ni le motif qui les mène, ni le lieu où ils vont, mais seulement parce qu'il y en a qui marchent devant, ils suivent et se laissent emporter à la foule. L'on va à l'église parce que les autres y vont ; les jours roulent et ramènent les temps qui avertissent d'un mystère, d'une prière, d'une communion ou d'un sermon. Les chrétiens se portent à cela, comme ils y voient porter les autres, et, après l'avoir fait cent fois par exemple, et mille fois par hasard, ils continuent de le faire presque toujours par coutume. Aussi, de tout ce qu'ils ont fait, il ne leur reste ni consolation de conscience, ni onction intérieure, ni nouveauté de vie. Et cependant cela s'appelle vulgairement servir Dieu, vie dévote, exercice de religion. Mais disons sans dissimuler que tout cela, sans l'esprit de piété, s'appelle une cérémonie, puisque l'essence du christianisme est de faire un homme intérieur... » pp. 49, 5o. Il a, dans sa préface, d'utiles remarques sur la diversité des saints, « que l'Eglise révère comme les portraits du Fils de Dieu... Il est vrai que chacun d'eux ne forme qu'un trait de sa peinture, et encore, assez souvent, il en faut plusieurs pour l'achever », mais il tombe peu après : « Tous ne sont pas des séraphins... S'il n'y avait que des martyrs, l'Eglise serait toujours dans le sang; si tous étaient des docteurs, les simples et les idiots seraient des réprouvés. » Plus loin, après avoir dit que « la vie des saints devrait être immortelle », il met douze lignes à constater qu'elle ne l'est pas.

 

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de toute ma volonté. Je bénis la sainte Trinité, et me semble de ressusciter... Après, je cherche brièvement dans ma conscience s'il lui est arrivé quelque sinistre accident, qui ait obligé Dieu de s'en retirer... Je ne laisse d'être en crainte que peut-être Notre-Seigneur se sera absenté de mon âme sans que je l'aie su. Je me tiens quelque temps avec foi et humilité, attendant sa venue, qui est différente selon qu'il plaît à sa divine bonté que je le goûte.

Quelquefois je sens qu'il est tout proche de mon coeur, et qu'il y entre les yeux fermés. Je dis pour lors : je le tiens et ne le laisserai point aller :

Quelquefois je le SENS TOUT DE MYRRHE dans mon âme, et qu'il guérit la plaie de mon coeur, en dissipant la corruption de l'amour sensuel. Une autre fois, je l'APPRÉHENDE TOUT FLEURISSANT, et je l'aime d'un amour nouveau. Et, d'autres fois, comme le Fils unique du Père, plein de grâce et de vérité. Je sens que mon âme le goûte et se dilate, je le ressens quelquefois comme un qui dépouille et qui ravit; je lui laisse faire, et je sens mon âme dans la liberté. Une autre fois, je sens qu'il se cache plus je le poursuis par affection ; il ne me reste aucune vue pour nie tenir en sa présence, si ce n'est que je SENS QU'IL SE REPOSE ENTRE LES LIS, et je me contente de le savoir. Quelquefois je regarde l'humanité de Jésus-Christ à la droite de son Père, qui me cause une crainte de révérence en toutes unes actions, en considérant que nous sommes ses membres. Lorsque je le regarde en croix, je me sens quasi toujours dans ce sentiment que c'est un mystère caché ; J'AI LE DÉSIR DE VOILER TOUS LES CRUCIFIX, car les yeux charnels ne le discernent pas.

 

Ces vingt lignes suffisent à distinguer Marguerite Romanet, non pas seulement des contemplatives médiocres, mais de l'élite. Ainsi, dans un autre ordre, lorsque l'on ouvre pour la première fois, et à n'importe quelle page, les Souvenirs de Mme de Caylus. L'auréole s'allume aussitôt. L'on sait, à n'en pas douter, que l'on se trouve en présence d'une créature exquise. Cette sorte de charme ne s'analyse pas toujours : ici néanmoins il n'a presque pas de mystère. J'ai souligné, par des italiques, les quelques traits qui nous ravissent d'abord en nous révélant la transparente

 

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vivacité, la profondeur naïve de cette âme : « Il me semble de ressusciter » ; — « Absent de mon âme sans que je l'aie su » ; — « Il y entre les yeux fermés ». Ce n'est rien, mais les filles des sermons ou des livres n'ont pas cet accent. J'ai souligné deux fois ces autres mots plus rares, plus délicieux, mais d'une spontanéité aussi limpide : « Je le sens tout de myrrhe » ; — « Je l'appréhende tout fleurissant » ; — « Je sens qu'il se repose entre les lis ». Ces réminiscences bibliques, nous les avons rencontrées mille fois, et sans le moindre plaisir, dans les écrits d'autres voyantes : ici elles nous ravissent comme les notes d'un angelus ou comme la fraîcheur d'une aurore. Que dire enfin de ce raccourci, de ce caprice tendre et sublime : « J'ai le désir de voiler tous les crucifix » ?

... Je ne fais guère l'oraison d'une même sorte, et ne me violente pas. Au commencement, je demeure comme errante et vagabonde, jusqu'à ce que Dieu me fasse la grâce de me recueillir...

Lorsqu'il plaît à Dieu de me regarder, j'expérimente que toutes les puissances de mon âme sont dans un profond silence, pour écouter Notre-Seigneur. Quelquefois je le vois par la foi et ressens divers effets de la présence de Dieu, comme de nie réjouir de ce que je ne le puis comprendre, qu'il demeure dans une lumière inaccessible, qu'il n'a point de pensées semblables aux nôtres, et, quoiqu'il soit partout, nul ne sait où il est. Je sens parfois de la tristesse de la même présence, qui est causée de ce que je sens la terrible séparation qui se fait quand l'âme pèche, non pas à cause des peines qui s'en ensuivent, mais à cause de la désunion spirituelle qui se fait d'avec son principe...

Il me semble qu'entre toutes les opérations de l'âme, il n'y en a point qui lui soit plus naturelle que d'aimer Dieu.

 

Cet amour lui cause

 

une dilatation de deux sortes. Comme quand l'âme reçoit ce qui lui est propre surnaturellement, et qu'elle se rassasie de Dieu, ressentant qu'il lui donne une vie abondante, qu'elle ne

 

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reçoit pas habituellement, mais actuellement. Alors l'âme devient plus vaste que tout le monde, et elle reçoit une jeunesse qui la rend comme un petit enfant. Elle est remplie d'une nature qui la rend si délicate qu'elle ne peut vivre d'autre chose que de cette communication, qui se perd facilement, aussitôt que l'âme se convertit à quelque bien muable, par son mauvais usage, sans le rapporter tout à Dieu. La seconde dilatation est le zèle, qui fait que l'âme dans les choses petites se multiplie en cent mille manières.

Après l'oraison, je garde la présence de Dieu, comme je l'ai reçue ce jour, et toutes les fautes que je fais, qui sont fort fréquentes, je fais, s'il me semble, un acte contraire différemment, selon que je sens Notre-Seigneur... Quand je suis en quelque tentation, je prononce dans mon coeur : « Hé, mon Dieu, levez-vous, détruisez ceux qui m'attaquent », et la paix est faite dans mon âme. En disant ces paroles, ou autres semblables, je suis à l'ombre de Jésus-Christ, sans lequel je ne pourrais avoir accès devant la Divinité. Par la protection du Verbe fait chair, la foi est en moi une secrète vie, que mon âme reçoit, qui lui... donne le pouvoir de respirer en Dieu, et de lui parler selon la pensée que j'ai intellectuellement, et ma volonté reçoit le pouvoir de vouloir tout par amour.

 

Chose bien curieuse pour l'époque, on lui permettait la communion quotidienne. Elle dit les « considérations » dont elle se sert « pour surmonter la crainte (qu'elle a) de s'approcher indignement de ce pain de vie ».

 

Mais quand l'amour m'aveugle, je ne me sers point de ces considérations : je m'abandonne à l'amour même, et je lui laisse le soin de me disposer à le recevoir ; et, quoique je sois la plus pauvre des créatures, je ne m'en soucie point; je laisse tous mes intérêts dans l'oubli, pour me souvenir de la beauté essentielle de Dieu. Quand le temps de la sainte communion approche, je me sens dans un mouvement, qui est comme une chose se détruit pour se convertir en une autre. Après... je demeure quelque temps dans un anéantissement, comme si je n'étais plus... Il me semble que toutes les facultés de mon âme sont toutes soumises à sa domination, pour servir à l'amour qu'il me donne... Le même amour me fait craindre, et... me fait réjouir; quelquefois il me fait pleurer, et d'autres fois il se cache d'une manière qui est si délectable à mon âme qu'elle s'oublie de tous les motifs qui la pourraient obliger de le désirer en évidence.

 

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Pour savourer plus encore ce mélange charmant d'ingénuité et de profondeur, il faut savoir qu'en écrivant ce petit mémoire, Marguerite a devant les yeux l'état d'es-

prit inquiet, compliqué, pesant de son directeur. Voici, par exemple, la réponse, forcément un peu subtile, à quelque vaine question de celui-ci, à un scrupule, à un reproche peut-être :

 

Je ne désire pas de communier par un désir qui soit un simple désir, parce que je m'occupe à ce qui est du passé. Il me semble que si je ne devais jamais communier, toute mon âme... ne pourrait jamais assez rendre grâces d'une seule communion... Mais, parce que j'ai été enseignée que le désir est la principale disposition pour s'approcher de la sainte communion, je produis,

 

contre mon instinct de grâce,

 

des actes de désir; mais avec cette différence que l'action de grâce se fait en moi comme il est dit que le Saint-Esprit prie en nous... (tandis que) les désirs, dont je produis des actes, sont violents, à cause qu'ils ne me sont pas donnés... Au lieu du désir, Dieu me donne une force dans toute la puissance de ma volonté, pour retrancher tout ce qui me scandalise, et qui empêche la convenance de celle qui mange cette viande divine.

 

Dans le courant de la journée,

 

je dis des prières vocales, selon que la santé me le permet, particulièrement le Pater noster. Je ne m'ennuie point de le réciter souvent. Il me semble que je le dis toujours d'une nouvelle manière, lorsque je suis délaissée extérieurement et intérieurement de ce qui peut donner du repos à mon coeur. Récitant le Pater, il se fait une certaine sérénité dans mon âme, qui la met dans une assiette parfaite, et tempère tous mes vains sentiments...

Je ne parle guère en invoquant mon bon ange, mais j'ai recours à lui, parce que je fais toutes mes actions sans rien délibérer, qui est cause que je recours à sa protection, afin de

 

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réparer le mal qui s'y trouve. Je ne regarde guère les saints pour être soulagée de quelques maux temporels, mais seulement je les invoque, et, sachant qu'ils voient toutes choses en Dieu, et qu'ils ont la charité parfaite, je leur présente mes désirs, afin qu'ils m'obtiennent la grâce d'arriver dans l'état où la bonté de Dieu me destine.

Je ne récite pas tous les jours également des prières à Notre-Dame, parce que je n'ai pas toujours la force de réciter vocale.. ment ; je lui présente quantité d'Ave Maria pendant le jour, et des aspirations que j'ai choisies dans les oraisons des saints Docteurs de l'Église..., je suis des Confraternités du saint Rosaire, de saint François, de sainte Monique, du Scapulaire et du saint Sacrement...

J'adore trois fois le jour le précieux Sang... pour tous ceux qui désirent que je sois associée en prières avec eux. Je récite souvent l'oraison du Saint Suaire pour les défunts (1)... Je lis la sainte Ecriture, mon directeur me l'ayant permis, et je ne me sens point attirée de lire aucun autre livre que l'Imitation de Jésus-Christ, et quelquefois le Traité de l'Amour de Dieu de saint François de Sales...

Au soir, je prends quelque point pour l'oraison du matin, et fais l'examen de conscience... Je me retire à neuf heures, et nie lève à cinq, et, lorsque je veille longtemps, je me lève à sept. Je fais l'oraison du soir à quatre heures, et, ne le pouvant, je la remets à cinq, quelquefois à six. Je ne la fais guère en secret, parce qu'il me faut servir mon mari et ma mère, répondre aux domestiques. Je demande à Dieu que je le puisse trouver parmi les embarras de cette vie. Je ressens que sa bonté me retire dans le secret de son coeur; pour lors je ne suis pas divertie de prier, et je continue de le faire, ne pouvant me dispenser du lieu où je suis pour des causes légitimes (2).

 

Quoi de plus simple que ces quelques pages, et, en apparence, quoi de moins rare ! J'espère pourtant n'être pas seul à les trouver délicieuses. Mille autres femmes nous ont fait des confidences presque semblables, mais de ces mille j'en connais bien peu — il n'y en a peut-être pas vingt — qui m'inspirent une admiration aussi confiante,

 

(1) C'était une des grandes dévotions de la Savoie.

(2) Idée, pp. 51-60.

 

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aussi entière. Elle dit ce qu'elle « sent », comme elle le sent ; les autres, souvent, ce qu'elles veulent ou ce qu'elles croient sentir, ou encore, ce qui revient presque au même, elles disent les sentiments qu'elles veulent nous persuader qu'elles éprouvent. Ici tout me paraît d'une vérité, d'une justesse et d'une grâce parfaites. Comme le

dit excellemment son biographe : « Si vivre de la sorte n'est pas vivre d'une vie intérieure, je n'en sais aucune qui puisse mériter ce nom ». Mais il a grand tort d'ajouter que « toute la beauté et la gloire de ses vertus était cachée au dedans ». Elles rayonnent, au contraire, de la moindre de ces lignes. Je ne sais aucune fleur qui embaume, si cette Marguerite n'a pas de parfum.

 

II. — Comme elle n'est jamais banale ni ennuyeuse, je voudrais pouvoir tout citer ici des courtes notes, malheureusement en très petit nombre, où elle a décrit quelques-unes de ses expériences. Voici du moins celles que j'ai relues avec le plus de plaisir :

 

Celle qui a écrit, craignant de parler de ce que Notre-Seigneur fait dans l'âme, s'est prosternée devant sa face, demandant pardon de sa témérité, et a dit à Dieu : « Mon Dieu, comme parlerai-je de vos miséricordes? » Elle eut une pensée dans son coeur de ce que Notre-Seigneur dit à Moïse : « Tu me verras ». En suite de ces paroles, elle a senti son coeur porté à glorifier Dieu par humilité (1).

La liberté que j'ai pris de tracer ces lignes est appuyée sur vous, ô mon Dieu, qui êtes amour, qui agitez le coeur, sans qu'il se lasse de vous aimer et désirer. Et quoique vous le remplissiez selon sa petite capacité, votre perfection exige qu'il vous désire toujours davantage, et vous lui êtes toujours nouveau. L'âme s'écoule comme l'eau en votre présence, qui touche plus vivement lorsque vous êtes plus caché à l'entendement, qui consent de demeurer dans cette vérité inconnue, par laquelle la volonté s'établit dans une fruition innocente (2).

 

Elle n'a probablement jamais lu ni saint Denis, ni Jean

 

(1) Idée, pp. 92, 93.

(2) Ib., p. 100.

 

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de la Croix ; d'où l'intérêt que présentent ses propres descriptions de la nuit mystique.

 

Il est vrai que (la foi) est pleine d'obscurité, et qu'elle ne montre rien. Elle fait marcher dans la nuit des sens et de l'esprit; elle met un voile sur les yeux, et puis elle prend par la main pour servir de guide, et elle oblige seulement à se soumettre, à se fier, à espérer fortement dans les ténèbres.

Cette nuit a quelque étoile, qui lui découvre une partie du ciel : l'âme voit parfois que le Père éternel lui ouvre son trésor ; elle le découvre dans un instant et elle y aperçoit des vérités inexplicables... Un exemple de ceci : elle tonnait que le Père éternel a tout fait pour la gloire du Verbe incarné, comme elle l'avait déjà cru et appris, soit par la lecture, soit par la prédication. Elle le sait encore d'une manière plus relevée : l'entendement qui est rempli de cette vérité se trouve tout perfectionné, et, étant purifié par la crainte, il tombe dans des ténèbres délicieuses, il entre comme dans un chaos éternel, où il est comme certain de la félicité ; il s'y perd et il demeure en cet état sans se pouvoir reconnaître (1)...

 

*

*   *

 

Dieu, qui est un pur esprit, pour nous rendre des purs esprits comme lui, élève parfois l'âme dans un tel degré de perfection qu'elle ne reçoit plus de représentations et d'espèces intellectuelles. Elle ne le peut plus chercher par des actes réitérés à tout moment. Il l'oblige à garder le silence ; il lui défend de s'informer et de regarder le lieu où elle est, parce que ce lieu est si éloigné de la terre qu'une créature ne saurait y penser. La demeure qu'elle y fait la régénère tout de nouveau. Cette nouvelle naissance, qui est si pure, produit en elle plusieurs effets surnaturels, mais si subtils qu'elle ne les aperçoit pas. Elle souffre sans savoir ce qu'elle souffre; elle connaît sans rien connaître, et, sans pouvoir raisonner sur une telle conduite, elle ne fait seulement qu'expérimenter qu'elle est éloignée d'elle-même, qu'elle est dans un état de suspension, que toutes les lumières de l'esprit humain sont anéanties, et que son coeur ne souffre plus les soins et les inquiétudes que donne une vie mortelle

 

(1) Idée, pp. 113, 114.

(2) Ib., p. 116.

 

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Tout ce qui a été enseigné à cette femme par son directeur est perfectionné en elle d'une manière extraordinaire : parce que la SCIENCE DES HOMMES LA FAIT ENTRER EN ELLE-MÊME, par une espèce de récollection imaginaire ; mais tout au contraire la science de Dieu, QUI EST DES MÊMES VERITÉS QU'ELLE A APPRIS DES HOMMES, LA FAIT SORTIR HORS D'ELLE-MÊME. Cette sortie est une élévation surnaturelle... elle exclut les énigmes et les similitudes : elle fait oublier les raisonnements particuliers et elle rend si fortement attentive qu'elle occupe sans divertir et sans ennuyer : car Dieu, qui est son maître, n'a rien de fâcheux comme les autres maîtres (1).

 

Vous voyez que celle-ci ne joue pas au docteur. Elle ne se flatte pas d'en savoir plus long que l'Église sur les mystères de la foi. « La science de Dieu — ou la connaissance mystique — qui est des mêmes vérités qu'elle a appris des hommes » — ce principe, que nous avons répété sans mesure — opportune et importune, — quelle joie de le rencontrer sous cette plume divine (2)!

 

L'entendement... devient très parfait sans travail, il garde un profond silence, parce qu'il est toujours inférieur à son objet... Il est dépouillé de sa raison, sans qu'il y résiste... Alors il est tout entier entre les mains de Dieu..., perdu dans ce vaste océan...

L'âme qui roule autour de Dieu, comme une circonférence à son centre, par une pure connaissance, est si fortement satisfaite qu'il semble qu'elle soit suspendue, et qu'elle ne puisse accroître son bonheur. Cependant elle ne laisse pas d'être beaucoup multipliée par l'unité même qui la remplit... Elle a des mouvements si imperceptibles et si tranquilles que tous ses mouvements sont éteints... L'âme est tellement présente à Dieu que cette longue présence produit en elle une sainte harmonie par l'accord de toutes ses puissances. Ce plaisir tout intérieur la rend petite à elle-même, parce qu'elle connaît que

 

(1) Idée, pp. 107, 108.

(2) Elle écrit ailleurs : « Sa bonté... m'a permis de contempler des yeux de l'esprit ce que la foi enseigne. » Idée, p. 110.

 

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Dieu n'a pas ouvert son sein, ni découvert sa face que par quelque petit rayon. Ce rayon ne va pas droit vers elle ; il se glisse seulement à travers plusieurs voiles, par lesquels ce Dieu immense se communique (1)...

 

*

*  *

 

Un si bon guide, comme Dieu, fait tout réussir pour le salut de ses élus... Il profite de toutes choses, qu'il rapporte au dessein du voyage que l'âme fait. Il Lui ÔTE, s'il semble, SA PROPRE PESANTEUR, pour la faire aller plus vite (2)...

 

Aucune pesanteur ni d'esprit, ni de sentiment, ni même de plume, que la voilà bien définie!

 

Comme elle se trouve libre de toute amitié sensible, comme elle est libre parmi les défauts des créatures, elle suit sans raisonner les volontés de Dieu, et elle marche sur les eaux de ce monde, comme si elle marchait sur les cieux (3).

 

Remarquez la musique de ses rythmes.

 

Dieu semble ouvrir l'entendement pour lui ôter sa façon ordinaire de connaître, et pour le rendre comme ignorant par une connaissance plus élevée ; alors il produit en lui une image intellectuelle qui n'a point de figure qui serve à représenter le souverain Être de Dieu dans toute la pureté de son essence. Cette grande pureté est comme répandue au-dessus de l'âme, et elle est au delà de tout ce qu'on peut concevoir en cette vie. Une vue si subtile du souverain bien rend son amour aussi subtil pour n'aimer plus par aucune union sensible ; car Dieu est si pur... que son union même la plus élevée est impure à son endroit (4).

 

*

*  *

 

 

La plupart du temps, je ne vous trouve pas apaisé dans mon coeur : ce qui est la chose la plus dure que je puisse souffrir..

 

(1) Idée, pp. 111, 112.

(2) Ib., p. 123.

(3) Ib., p. 119.

(4) Ib., pp. 120, 121.

 

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Mais, mon Dieu, bien que je pèche si souvent, vous ne laissez pas de m'appeler à vous, par le mouvement de votre grâce, qui est parfois très différente à cause de la qualité de mes offenses. Lorsque je vous ai méprisé, au lieu de vous retirer de moi, vous venez dans mon coeur, vous vous y faites sentir ; mais votre présence me confond; je suis contrainte de rouler à l'entour de votre majesté, que je sens fort proche de moi, et laquelle je voudrais pouvoir aimer sans peine et sans inquiétude, comme il m'est arrivé quelquefois. Mais, comme vous êtes irrité, votre colère me retient, et il faut que, dans cet état, je mange mon pain, qui est votre précieux corps, avec des larmes et des soupirs (1).

 

*

*  *

 

Il est (donc) vrai que souvent elle n'est point si forte, ni si éclairée. Elle perd quelquefois cette manière de contempler ; son esprit ne repose pas toujours fans cet être immuable... Ses ignorances retournent, et elle ne se connaît plus elle-même, par les nuages qui la troublent. Mais en cet état, elle s'unit à la vérité qui se cache, elle la supplie de ne lui être point sévère, et de l'animer de toutes les vertus théologales, pour tirer de la foi ses certitudes, de l'espérance ses joies, et de la charité son union et sa présence (2).

 

*

*  *

 

Bien que sujette à la commune misère,

 

on ne laisse pas de juger que cette vie est LA PLUS NOBLE DE TOUTES, et que toutes les autres connaissances sont obscures à l'esprit et fâcheuses à la volonté, si on les compare à celles-ci. Aussi elle fait ce que les autres ne font pas, elle produit l'humilité... Cette vertu, par sa bassesse, règle tous les mouvements de l'âme, elle les accorde si paisiblement que l'on n'y voit pas la moindre contrariété, ni les plus petits désordres. Elle est comme le centre de Dieu où il se plaît, où il se répand..., car l'humilité, qui abaisse l'esprit, qui règle les sens, rend l'âme comme une table d'attente pour recevoir les divines impressions

 

(1) Idée, p. 102.

(2) Ib., pp. 137, 138.

 

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de la vérité qui lui parle, et qui la remplit ensuite de toutes les vertus (1).

 

Les plus anciennes de ces notes remontent aux environs de r64o ; les plus récentes ont été écrites avant 1663. Vous surprendraient-elles beaucoup si vous les rencontriez dans un volume anonyme attribué par les bibliographes à Duguet ou à Fénelon ?

 

III. — Comme tant d'autres d'un goût moins spirituel, elle a commenté le Cantique des Cantiques, dont elle avait fait u le sujet de ses oraisons..., par le commandement de ses confesseurs », pendant les dernières années de sa vie. « Mon Dieu, écrivait-elle en commençant,

 

me voici appelée au temps de ma vieillesse — cinquante ans — à des grandes choses ; je crains de me perdre parmi des routes si étroites et si élevées, mais purifiez mon esprit, brûlez mon coeur et séparez-moi du sang et de la chair avant de vous parler, et de vous entretenir en mes oraisons comme avec mon époux. Cette aimable qualité d'époux, qui permet beaucoup, me fait craindre, mais je veux vous craindre et vous aimer, et puis vous chercher par l'amour et par la crainte, comme l'Epouse vous a cherché dans le Cantique (2).

 

Obligée de s'en tenir à l'explication d'un texte, et d'ailleurs guidée, jusqu'à un certain point, par des souvenirs de sermons ou de lectures, c'est merveille qu'elle garde presque toujours, dans ce commentaire, l'originalité et la fraîcheur de son génie.

 

Nous vous ferons des templestes d'or (murenulas), diversement ornées d'argent . — Dieu, qui travaille à la beauté de l'âme, lui donne encore un ornement, qui est propre à son état. Par celui-ci, entendez qu'il orne ses oreilles pour la rendre obéissante et fidèle à toutes ses vérités. L'ouïe est le sens le plus utile

 

(1) Idée, p. 131.

(2) Ib., pp. 143, 144.

(3) De quelle traduction usait-elle ? Celle de Le Fèvre d'Etaples (1530) porte : « Nous te ferons des templettes d'or, diversement brochées d'argent. » Plus loin (p. 165), elle traduit « nardus » par aspic. Spica nardi.

 

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dans la religion. L'on peut être fidèle sans yeux, sans odorat, sans goût et sans toucher. Au contraire, il ne faut point voir, il ne faut point sentir, il ne faut point goûter, ni toucher pour croire. Il faut seulement écouter, et c'est le seul sens nécessaire à l'Épouse pour plaire à son Époux. Aussi ses oreilles sont ornées de deux pendants diversement travaillés d'or et d'argent. L'or est un métal qui exprime la charité..., et l'argent est un métal lui exprime l'obéissance, si nécessaire à l'âme pour bien écouter es instructions de Dieu. On les écoute au temps de l'oraison, où tous les autres sens sont suspendus et ne troublent point celui-ci par leurs différentes affections. Tout est en paix, tout est tranquille, et, si l'on entend un petit bruit, c'est la voix de l'Epoux, qui parle en s'approchant (1).

 

Quoi que l'on pense du symbole, qui ne goûterait l'exquise poésie de ces derniers mots ?

 

Vos yeux sont comme ceux des colombes.

 

... L'âme ressemble à la colombe, qui, ne pouvant pas voir le soleil en lui-même, à cause qu'il est trop lumineux, le regarde dessus les eaux, où il paraît par réflexion. Elle le voit dans son image, et cette vue l'occupe tellement qu'elle n'a plus d'autre désir pour le considérer dans son ciel. La foi, qui lui montre Dieu en ses mystères, lui fait voir sa grandeur par réflexion, et elle en est tellement satisfaite qu'elle ne lève point son esprit plus haut pour le contempler dans sa gloire (2).

 

Je suis la fleur des champs.

 

Le Fils de Dieu promet à l'âme des grands biens; c'est pourquoi il se nomme une fleur, car les fleurs, dans la saison du printemps, sont des signes d'une abondante moisson... Le bonheur de la vie spirituelle, le parfait changement de l'esprit, et toutes les joies dont le coeur est touché viennent de cette mystique fleur. Il fait du temps de l'Eglise un printemps perpétuel ; l'on y sème incessamment les merveilleux fruits de la gloire, que l'on ne peut cueillir qu'après la mort...

C'est en cette manière qu'il se présente à l'âme pour soutenir ses espérances. La vue de cette belle fleur lui fait penser au

 

(1) Idée, p. 164.

(2) Ib., p. 163a. Il y a une grave erreur de pagination.

 

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ciel... Il est vrai qu'on ne la trouve pas partout; toute terre ne lui est pas propre. On ne la rencontre que dans un paradis innocent et délicieux, où la main de Dieu l'a plantée, où le Saint-Esprit l'a faite germer, et où la sainte Vierge l'a produite par sa pureté virginale. On l'a vue croître dans son sein, elle a paru dans une crèche, comme si on l'eût mise dans un beau vase. Elle commença à s'épanouir au jour de la Circoncision ; elle fut l'ornement du Temple, quand elle fut admirée des Docteurs ; elle fut la joie des noces de Cana en Galilée, lorsqu'elle parut au festin. Cette fleur fut un peu flétrie par la malice de ses ennemis... ; ils lui ont donné mille coups, afin de lui faire perdre sa beauté et de déchirer toutes ses feuilles; elle fut arrosée de fiel et de vinaigre, pour lui ôter sa bonne odeur ; on l'enferma dans le sépulcre, afin qu'on ne la vît jamais; mais cette fleur en est sortie plus belle et plus éclatante, après toutes ces sévérités.

Aussi l'Épouse l'a trouvée dans les parterres de l'Église ; elle a admiré sa beauté ; elle s'est ornée de cette fleur ; elle l'a mise sur sa tête quand son esprit s'entretenait dans sa profonde méditation; elle l'a portée sur ses lèvres quand elle louait son Seigneur; elle l'avait entre ses mains quand elle faisait des bonnes oeuvres ; elle la mettait sur son coeur quand elle languissait d'amour, et elle la portait devant soi quand elle cherchait son bien-aimé. Cette fleur faisait ses espérances lorsqu'elle était dans l'affliction ; elle pensait que ses travaux n'étaient que des petites épines qui servaient d'ornement à cette fleur, pour ne pouvoir être maniée que de la main des justes et des amis de Dieu. Car cette fleur a des épines sur la terre ; les pécheurs les lui ont données ; et le Calvaire, qui l'a portée, l'a faite mourir dans les ronces. Mais, depuis... elle ne se laisse plus toucher qu'elle ne pique, et qu'elle ne fasse souffrir ceux qui la cherchent... Elle afflige lorsqu'elle console, elle donne de la joie lorsqu'elle fait gémir, elle couronne au temps mime que l'on combat, et elle donne un doux repos parmi les plus grandes inquiétudes. O mon âme, cherche cette fleur... Tu la trouveras sur l'autel, si la dévotion t'y attache ; tu la verras sur une croix, si tu as de l'amour pour les souffrances; tu la cueilleras sur le Calvaire, si tu te crucifies avec Jésus-Christ, et elle fleurira dans ton sein, si ton coeur se sent pressé des ardeurs de la charité (1).

 

(1) Idée, pp. 17o-172.

 

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Grâce et splendeur des images, allégresse paisible et soutenue du mouvement lyrique, sérieux et tendresse de l'accent, délices du rythme, que manque-t-il à ce poème en prose pour être achevé ? Son commentaire du « Comme le lis entre les épines », me parait à peine moins beau. Je n'en citerai qu'une strophe :

 

Il est encore un lis entre ses ennemis, qui sont les épines qui l'ont fait souffrir... La Judée ne portait que des épines. Tout le Temple en était rempli dans la personne des grands-prêtres, et le trône des souverains ne ressemblait qu'à un buisson.

 

Si ces aimables récréations m'étaient permises, je mettrais cela en latin sur le modèle des anciennes pièces liturgiques, et plusieurs jugeraient, je crois, que notre Marguerite de Savoie n'est pas loin d'égaler Adam de Saint-Victor. Quel dommage que Santeul ne l'ait pas connue! Je finis par une admirable prose sur « l'ombre de

Jésus-Christ ».

 

Je me suis assise sous l'ombre de celui que j'avais désiré.

 

Elle a connu dans ces paroles les trois ombres où l'on peut s'asseoir, celle du monde, celle de la Loi et celle du Fils de Dieu. Celle du monde est mauvaise, celle de la Loi est languissante, celle du Fils de Dieu est très utile. Les pécheurs vivent à l'ombre du monde, les esclaves vivaient à l'ombre de la Loi, et les amis vivent à l'ombre de Jésus-Christ. L'ombre du monde est très maligne, cette ombre ne défend pas les pécheurs ales ardeurs de la concupiscence, au contraire elle les augmente; elle ne donne pas le vrai repos, puisqu'elle allume la guerre des sens ; elle ne satisfait pas les désirs, elle les entretient, et les honneurs, les richesses et les dignités qui forment cette ombre produisent de très mauvais effets. L'ombre de la Loi était très faible, le peuple en était glacé ; car il vivait à l'ombre des figures, des sacrifices et des cérémonies, et l'ombre qu'elles formaient les faisait languir à toute heure dans l'espérance du

Messie.

L'ombre du Fils de Dieu est très avantageuse ; c'est celle-là que l'Epouse a désirée et sous laquelle elle s'est assise pour contempler ses perfections. Cette ombre est de différentes

 

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manières : ou elle exprime l'Incarnation, qui est l'union de la lumière et du corps, de la personne divine et de la nature humaine, laquelle a produit une ombre mystérieuse dans le monde; ou bien elle exprime... la vertu et les effets de l'Incarnation, où reluisent spécialement la majesté et la puissance de Dieu; comme l'ombre est l'effet du corps, aussi l'ombre du Fils de Dieu sont les prodigieuses actions de sa personne ; ou elle exprime encore sa protection, sous laquelle vivent les hommes, comme l'on dit qu'un fils vit à l'ombre de son père, un soldat à l'ombre de son capitaine, et une épouse à l'ombre de son époux... 0 que cette ombre est puissante, puisqu'elle détruit les figures anciennes, qu'elle renouvelle les coeurs, qu'elle guérit les langueurs, qu'elle efface les péchés, qu'elle convertit les peuples et qu'elle met tout l'univers en paix avec Dieu!

L'âme a désiré cette ombre mystérieuse pour y être en repos... Elle y est assise par la contemplation.. (qui) vaut tous les biens...

...Que l'ombre de la croix est admirable! C'est l'ombre de la grâce et de la sainteté. Quand le Sauveur pendait à la croix, il tenait les bras étendus en forme d'ailes, pour faire une ombre plus étendue. L'on a cru que le bon Larron, qui était pendu à la main droite, fut touché de son ombre, et qu'aussitôt il en fut sanctifié. Du reste, depuis nous en sommes tous touchés, car l'ombre de la croix a sanctifié, et sanctifiera tous les hommes jusqu'à la fin des siècles. Mais il y a cette différence... Être à l'ombre de la croix est pour tous les fidèles, qui ont la foi de Jésus-Christ, bien que leur foi soit morte sans les oeuvres; car ils sont fidèles sans être justes. Vivre dans l'ombre de la croix est pour tous les justes..., mais s'asseoir sous l'ombre de la croix est pour les parfaits et les contemplatifs, qui ont leurs coeurs et leurs esprits fixes et immobiles sur un si triste objet, digne d'amour et de compassion. Les fruits que l'on cueillit sous cette ombre, sont des fruits doux à l'esprit, cruels aux sens... Le poids de la croix est doux aux amis du Sauveur, mais il est pesant à ses ennemis... Toutes les peines sont douces avec Jésus-Christ, et sont amères et insupportables sans lui. L'âme l'a connu : ni la pauvreté, ni la soif, ni la faim, ni les opprobres, ni les douleurs, ni les tourments ne lui ont point fait de peur, étant assise sous l'ombre de la croix, et étant unie à son Époux (1).

 

(1) Idée, pp. 179-182.

 

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Au reste, nous n'égalons pas notre humble contemplative à une Thérèse, à une Marie de l'Incarnation. Elle ne nous apprend pas, comme celles-ci, les derniers secrets de la vie mystique. Elle ne disserte pas sur les différentes fleurs qui s'épanouissent à l'ombre de la Croix et sur les nuances qui les distinguent. Simplement, elle nous présente une branche de jasmin, mais si fraîche et si parfumée qu'après l'avoir respirée, il nous est moins difficile de croire à la réalité du mystérieux parterre. Je ne crois pas me tromper en la préférant à nombre d'autres plus abondantes, plus éloquentes, et, à mon avis, moins lumineuses. Que si je l'ai trop louée, un mot de l'Évangile sera mon excuse : Simile est regnum caelorum homini negotiatori quærenti bonas Margaritas; inventa.., una pretiosa... vendidit omnia quæ habuit et emit eam.

III. — Contemporaine et presque voisine de Marguerite — elle a passé de longues années à Grenoble, où elle est morte en 1651 —l'ursuline Catherine Ranquet n'a pas d'histoire non plus ; elle n'est pour nous qu'une âme ; elle est aussi une plume, si l'on peut ainsi parler, une jolie plume, mais plus consciente (1). Elle sait qu'elle écrit bien,

et elle veut bien écrire.

D'où parfois, chez elle, une certaine complaisance, assez

 

(1) La vie et les vertus de la Vénérable Mère Catherine de Jésus Banquet, religieuse ursuline native de la ville de Lyon... par Mre Gaspard Augery, prédicateur ordinaire de Sa Majesté, Lyon, 167o. — Née à Lyon en 16o2, Catherine entre en 162o chez les ursulines de cette ville, d'où on l'envoie à Grenoble. La partie biographique du livre est sans intérêt. Il faut tout lire, néanmoins, et l'on est récompensé de sa peine. C'est ainsi qu'Augery pose aux bibliographes un problème passionnant. Il parle en effet de « savantes filles qui écrivent comme des anges plusieurs grands volumes qui ont... l'applaudissement de tout ce qu'il y a de savant au royaume, lesquelles néanmoins, par... humilité..., cherchent à cacher leur nom sous la supposition du nom d'un autre auteur. » La vie, p. 8. De quels ouvrages peut-il bien parler ? — Un peu plus loin, il raille la dureté et la vanité de plusieurs mères, « qui volontiers cachent par force dans un couvent des aînées sans dévotion, pour démentir et cacher leur vieillesse, qui paraîtrait, malgré la céruse et le blanc d'Espagne, si elles étaient suivies par des grandes filles. » La vie, p. 9. Comme éditeur, il m'inspire moins de confiance que le P. Paul, biographe de Marguerite, mais, qu'il ait retouché ou non les originaux, le vrai charme des lettres de Catherine ne saurait venir de lui.

 

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peu mystique, certes, mais que nous n'aurons pas la cruauté de lui reprocher. Le charmant, du reste, et le rare, le très rare est qu'elle avoue loyalement ce péché mignon.

 

J'ai été agitée, écrit-elle, de deux mouvements, qui m'ont donné beaucoup de peine et de crainte : l'un est je ne sais quelle satisfaction à déclarer les remarques que j'ai faites (de mes expériences), et l'autre de dégoût contre cet état (mystique), qui me paraît si petit et si bas, et toutes ces choses si minces et légères que j'ai de la honte et confusion de les dire.

 

Soulignez les redoublements : petit et bas ; peine et crainte ; minces et légères ; honte et confusion. L'oreille, formée par Cicéron et Balzac, le voulait ainsi.

 

Quoique, dans le contraire mouvement, je sens du désir et de l'impatience de les communiquer, comme m'en expliquant bien. Telle est ma superbe..., cette complaisance à m'exprimer (1).

 

Bref, elle a la tentation d'aimer son verbe, quoiqu'il soit petit. Elle dit ailleurs, après avoir amplifié la bassesse de ses « états » :

 

Je ne vois donc point d'avenue à la superbe en ceci, sinon que parfois il me semble que j'en parle fort clairement et que je m'explique fort bien là-dessus (2).

 

Elle me paraît, en effet, d'une lucidité merveilleuse. Moins autodidacte — ou théodidacte — semble-t-il, que Marguerite Romanet, elle a eu d'excellents martres. Qui donc ? Sans doute le jésuite de Bus — neveu du fameux Père César (3) — qui la dirigeait à Grenoble, et à qui sont adressées les lettres que nous allons parcourir ; ruais, avant de rencontrer celui-ci, elle avait reçu l'empreinte bérullienne, soit à Grenoble, soit à Lyon. Elle possède à

 

(1) La vie, p. six.

(2) Ib., pp. XLI, XLII.

(3) Cf. L’invasion mystique, pp. 10, seq. Le P. Balthazar de Bus parait aussi dans la Vie de la Mère de Ballon, mentionnée plus bas (cf. p. 417). Il a publié quelques ouvrages, qui eurent un grand débit, mais que je n'ai pu me procurer.

 

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fond le lexique particulier de l'école française, et, à l'occasion, elle le discute.

 

Il me semble, écrit-elle par exemple, que je ne tiens qu'à Dieu, voire, si j'ose dire, que je ne suis qu'une pure capacité de Dieu; mais c'est bien impertinent — à moi — de parler ainsi (1).

 

L'ennuyeux, mais nécessaire « si j'ose dire » est toujours bon signe : il montre que l'on réalise la nouveauté, l'étrangeté, la hardiesse, enfin le plein sens des mots que l'on emploie. Je doute qu'on le rencontre souvent dans les quelque cent mille pages d'Antoinette Bourignon. Ces précautions littéraires montrent combien est limpide et subtile la mystérieuse expérience qu'elle doit décrire.

 

Elle est plus occupée... de la présence de Celui qu'elle regarde — par exemple, opérant divinement — que de ses opérations et saintes actions; et elle a plus d'amour à cet Homme-Dieu qu'elle rencontre parlant et enseignant, que d'attention à ce qu'il dit (2).

 

Et encore :

 

Toutes mes puissances supérieures sont fortement attachées à un objet, lequel pourtant je ne saurais pas bien discerner ni connaître... ; doux objet inconnu (3).

Je lui demeure présente (à Notre-Seigneur) plus que je ne peux dire... Cela se passe si doucement et subtilement que, pendant ce temps-là, je ne m'en aperçois presque pas, mais seulement quand il est passé, et par les suites, qui sont cette extrême solitude et éloignement de tout ce qui est créé, et une certaine douce et ardente affection vers cet objet (4).

 

A fructibus... cognoscetis.

 

La croix de Notre-Seigneur... et sa sainte humilité me sont quelquefois présentes d'une certaine façon que j'ignore, et

 

(1) La vie, p. XII.

(2) Ib., p. IV.

(3) Ib., p. LXIX.

(4) Ib., p. IV.

 

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n'en puis dire autre chose, sinon qu'elles ont jeté un certain parfum qui a surpris et enivré mes sens, et m'a fait perdre de vue à moi-même (1).

 

Pour Marguerite, « l'ouïe est le sens le plus utile dans la religion » (2); Catherine semble attacher plus de prix aux « dispositions... qui lui paraissent comme parfums » (3). Deux métaphores, également justes, également fausses, pour traduire une même expérience ineffable.

 

Je sens en moi je ne sais quoi d'invisible, qui me paraît mien plus que tout ce qu'il y a de visible et d'apparent, vu qu'il me semble parfois que cet extérieur ne m'est rien au prix. Je ne sais pourtant comme j'ose appeler mienne cette noble et généreuse qualité invisible, étant si indigne et détestable que je suis (4).

Ordinairement, je ne prie pas Dieu; je ne fais que lui adhérer, et je me trouve dans une telle ignorance et impuissance de lui exprimer ma soumission et ma dépendance totale, et toute autre chose que j'aurais à lui dire, même pour mes amis, que je suis réduite à m'expliquer par le mot : oui. Toutefois il arrive souvent que ce mot, pour n'être pas assez simple ni assez court, ne me contente plus. Je cherche donc une parole abrégée, qui puisse mieux énoncer la grandeur de cet Être infiniment adorable et mon extrême anéantissement devant lui; mais je n'en trouve point, tellement que je demeure dans un bégaiement muet (5).

 

 

Lasse, effrayée de la pauvreté, du mensonge des mots, toute vraie prière bégaie ; mais le bégaiement des mystiques est, ou voudrait être muet. Voyez du reste l'imprudence des contemplatifs : « Ordinairement, je ne prie pas Dieu ». Que M. Nicole, ou que tel autre aperçoive cette ligne, il déchirera ses vêtements comme le Grand prêtre, et ne lira pas plus loin. Quoi néanmoins de plus

 

(1) La vie, p. IX.

(2) Cf. plus haut, p. 328.

(3) La vie, p. XI.

(4) Ib., p. LXI.

(5) Ib., pp. IX, X.

 

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religieux, de plus actif que de chercher plus court et plus simple que « oui » ? — Silentium tibi laus !

 

Le chant et la psalmodie dont j'entends quelque chose ont pouvoir de ravir mon esprit et d'enflammer mon coeur ; mais je suis étonnée que certains mots que je n'entends point font ce même effet (1).

 

Au delà des mots, au delà même du sens, il y a une poésie : et peut-être même la plus haute ou la véritable poésie ne commence-t-elle que franchie la zone des concepts distincts. Sans cela, pourquoi serait-il impossible de traduire les poètes?

Si intelligente et si raisonneuse, il lui était plus facile de s'élever à Dieu en dehors de l'oraison proprement dite :

 

Ma disposition ordinaire est d'être en la présence de Dieu par une simple et nue foi, qui me permet seulement de le regarder d'un très simple regard, qui toutefois ne porte aucune lumière, ni effets sensibles, mais seulement un humble aveu de sa grandeur, dans une totale dépendance et adhérence à sa volonté, si fort dans la partie supérieure que tout le reste n'y a aucune part; et j'en suis occupée presque de même dans nos récréations et conversations familières, où je n'ai pas besoin d'une particulière attention comme à l'oraison, à

laquelle..., je suis divertie souvent de plusieurs choses qui interrompent ce regard (2).

 

Ou encore :

 

Plusieurs fois, dans les récréations, je me trouve tout à fait possédée de Dieu, mais si doucement et gaiement que personne n'y peut rien connaître, et, si je suis à l'oraison, un néant me divertit, m'éloigne et me sépare de Dieu (3),

 

Sur la dévotion à la sainte Vierge, elle a quelques remarques très intéressantes, et qui suffisent à venger tant

de quiétistes prétendus.

 

(1) La vie, p.  XXIX.

(2) Ib., p. VIII.

(3) Ib., p. XIX.

 

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Je m'étonne grandement d'avoir été de longues années dans l'oubli de la très Sainte Vierge.

 

Ici encore, grand scandale ; mais laissez-la donc parler :

 

J'avais eu de tout temps de très grandes tendresses pour sa personne sacrée, mais, depuis que la divine présence eût saisi mon esprit, tout le reste s'en éloigna si fort que même cette adorable Vierge ne me paraissait que de loin. Et, bien que mon attrait me tint souvent attachée aux plus tendres mystères de notre rédemption, où elle se trouve toujours avec saint Joseph..., toutefois, dès que je me rendais présente à ces divins objets, j'étais insensiblement tirée et unie à ce Dieu abaissé et affaibli, qui faisait éclipser tout le reste. Maintenant je ne suis plus dans cette impuissance de la voir. Elle m'est suavement présente...

Il me semble que je suis toujours en son sein ou en celui de Dieu, parfois je réclame l'un et je me trouve en l'autre; je crie du fond du coeur : Ma Mère, et dans ce moment, mon Père me prend et m'emporte... D'autres fois, je suis également attirée de l'un et de l'autre en même temps. Pour lors, mon coeur, enflammé d'amour et de désir, ne sachant où se rendre, s'abandonne à qui le prendra (1).

 

Comme il convenait à une vraie bérullienne, sa grâce propre était l’ « esprit d'enfance ». Elle prend le style des grands jours pour exalter cet esprit.

 

Je crois que Dieu, par l'extrême abaissement et apetissement de mon état, a destiné mon âme misérable et faible comme un enfant qui vient de naître, à porter la folie de la crèche, où l'on voit l'Ancien des jours, devenu enfant, le Verbe éternel qui a perdu la parole, et la Sagesse incréée à la mamelle ; réservant la folie de la croix aux grandes âmes.

Or, la croix étant désormais reconnue..., les âmes qui en sont honorées, peuvent encore, ce me semble, craindre la vanité, si elles regardent trop l'excellence de leur état. Mais j'ai cet avantage que la folie de la crèche me tient en sûreté, à cause que bout ce qu'elle a de rare et de précieux est caché dans les langes et dans le bégaiement de l'enfance, que la prudence du monde ne saurait regarder qu'avec mépris et raillerie...

 

(1) La vie, pp. LIII, LIV.

 

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On ne considère point avec des sentiments de respect un vieillard réduit à l'enfance, et, s'il restait à ce pauvre vieillard un petit rayon de lumière pour lui découvrir sa profonde misère, ne serait-ce pas pour mourir de honte ?... Certes, c'est ce qui m'arrive à chaque fois que je regarde mon état avec les yeux de la prudence naturelle...

 

Pour une ursuline de Grenoble, et qui écrit en avril 1647, ce petit morceau d'éloquence a bien sa valeur; mais j'en préfère de beaucoup la fin que nous connaissons déjà.

 

Je ne vois donc point d'avenue à la superbe en ceci sinon que parfois, il me semble que... je m'explique fort bien là-dessus (1).

 

Cette page sur la folie de la crèche et sur l'esprit d'enfance, entendu au sens de Bérulle, n'est peut-être pas assez bégayante. Mais que l'on goûte ou non ces antithèses balzaciennes, et cette maîtrise deux fois surprenante, force est bien de reconnaître la pénétration, la justesse, l'extrême intérêt de ces analyses. J'ai rencontré. par hasard ce petit paquet de lettres, au début de mes recherches, il y a bien longtemps, et je me rappelle le plaisir qu'il m'avait procuré. Aujourd'hui, où je peux le comparer à des centaines d'écrits analogues, je ne le trouve pas moins captivant qu'alors, et bien au contraire.

 

(1) La vie, pp. XLI, XLII. Comme tant et tant d'autres avant Mme Guyon, Catherine Banquet a écrit : « Je me voyais digne de l'enfer, et je l'acceptais de bon coeur, si Dieu m'y eût voulu condamner, pourvu que je ne lui fusse plus ennemie. — Contradiction dans les termes? Eh! qui le nie? — Sur cela je me disposais à ces flammes... et je faisais consentir mon coeur a à cette amoureuse justice. » La vie, p. LXXVII.

 

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§ 3. — Antoinette de Jésus.

 

I. Naissance d'Antoinette Journel. — Son mariage. — Le soldat pendu. — Le groupe mystique de Compiègne : Condren, le P. Marin et la soeur Barbe. — L'initiation d'Antoinette. — Son indépendance. — L'abbaye de Sainte-Perrine. — Anne de Bonneuil et les deux simplicités. — Prestige d'Antoinette. — Personne ne l'a fait souffrir.

II. Le style d'Antoinette. — Une Sévigné cloîtrée. — A une religieuse qui avait pensé mourir. — Le don de n'y toucher pas. — L'éloquence. — Sa direction spirituelle. — Énergie, souplesse, tendresse. —a Moelle de lion. » — L'impuissance des mots : « Le silence est notre langage ». — Qu'on ne peut écrire la vie des mystiques.

III. Le développement d'Antoinette. — Première phase : Avant la retraite de 1649. — L'école française. — Extrême liberté d'esprit. — Les tentations. — La retraite de 1649. — Rien de nouveau que l'intelligence de ses voies. — « Je l'avais ignoré, mais beaucoup ressenti. » — Antoinette et le panthéisme. — Angoisse intellectuelle. — Le a rideau » tiré. — Les « états » et « l'essentiel » du Verbe incarné. — Les trente dernières années (1649-1678). — Que la vocation particulière d'Antoinette s'adaptait merveilleusement à sa nature et ne doit pas nous surprendre. — En tout, « l'essentiel ». — « Mort totale » à tout ce qui n'est pas Dieu. — Devoirs communs de la piété catholique. — Les sacrements et la vie mystique d'Antoinette. — Son credo. — Mystici in tuto. — Obéissance aux directeurs. — Le P. Le Sergent. — Étapes mystiques. — Le retour au « néant » sur l'ordre du P. Marin. — L'amour pur et l'inexprimable.

 

Antoinette de Jésus appartient à la même famille spirituelle que les deux voyantes que nous venons de célébrer. Elle aussi, elle représente excellemment, mais avec une grâce qui lui est propre, ce mysticisme silencieux que nous comparons, dans le présent chapitre, au mysticisme flamboyant représenté par la Mère de Matel. « Elle descendait d'une très honorable et ancienne famille de Paris ; son père s'appelait Simon Journel. Il épousa Madeleine Lefèvre, qui était aussi native de Paris comme lui, d'une famille que ses ancêtres avaient rendue illustre par leur piété et par leurs vertus (1). » Toute Parisienne,

 

(1) La vie de la Mère Antoinette de Jésus religieuse chanoinesse de l'Ordre de Saint Augustin en l'abbaye royale de Sainte-Perrine à la Villette proche Paris, avec un abrégé de ses lettres recueillies par les religieuses du même monastère..., Paris, 1685. La vie a sans doute été rédigée par les religieuses de cette abbaye. Un des approbateurs est le Dr Petitpied. Rien pourtant de janséniste dans ce livre. Antoinette communie tous les jours et invite ses amies du monde à communier souvent. Je ne vois d'un peu douteux que ces trois lignes : « Ce n'est pas que je regarde la grâce chrétienne comme une grâce particulière pour mon âme, non, elle me paraît comme elle est pour tous les chrétiens, ou pour mieux dire pour les élus : car il y a peu de chrétiens ». La vie..., pp. 388-389. Ce volume doit être rare ; je n'en ai rencontré que deux exemplaires.

 

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ce détail a sa valeur. Ses parents, néanmoins, s'étaient installés à Compiègne, et c'est dans cette ville qu'Antoinette vient au monde le 2 juin 1612. A peine « eut-elle atteint la quatorzième année de son âge qu'on la maria à M. Vivenel, de Compiègne, qui lui fournit pendant dix ans une grande matière de souffrance ». Est-ce la femme surtout, est-ce la chrétienne qu'il mit au supplice ? La seconde plutôt, je pense. Elle ne semble pas le craindre beaucoup, mais elle tremble pour son salut. « Lorsqu'il se laissait emporter aux saillies de son humeur trop prompte, elle lui disait pour le retenir : « Vous allez me faire coûter du sang », ne s'épargnant pas les haires, les disciplines, les jeûnes... Une de ses sœurs la surprit une fois comme elle tirait d'une lampe la mèche tout allumée, et faisait dégoutter sur son bras l'huile bouillante ; comme elle la voulait détourner, elle reçut cette réponse : « C'est que je voudrais bien voir si j'aime Dieu, et si je pourrais souffrir le martyre pour son amour ». Son mari même, touché de ses grands austérités, s'en plaignait quelquefois à Mme Journel sa mère. Ce sont là choses courantes chez nos héros. Ici, pourtant, un je ne sais quoi nous annonce de rares surprises. Tournons la page, et déjà nous serons comblés.

« L'année 1636, durant le siège de Corbie, toutes sortes de gens se réfugièrent dans Compiègne », surtout des soldats. Un d'entre eux e qui avait volé son capitaine, qui logeait chez M. Journel, père de notre sainte femme, ayant été pris, fut attaché par ordre de son maître à la queue de son cheval, si étroitement que les mains lui en enflèrent. Il arriva au logis en ce pitoyable état. Ensuite on le mena à l'écurie, où il fut suspendu au plus haut du ratelier, et on le laissa ainsi passer toute la nuit, avec défense à tous ceux de la maison de l'aller délier. Mme Vivenel, sachant ce qui se passait, ne put retenir les efforts de sa charité ordinaire. Elle se coula adroitement dans l'écurie, où, se courbant contre terre, elle invitait ce

 

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misérable à poser ses pieds sur son dos, pour se procurer quelque soulagement. Cependant, on la cherchait de tout côté, et on la trouva enfin dans ce lieu, en la posture que nous venons de dire, qui exhortait ce pauvre homme à changer de vie par une véritable repentance de ses péchés ; et, comme on lui disait qu'il ne méritait pas de compassion, elle répondit qu'elle ne pouvait souffrir qu'on fût si rigoureux et si inhumain, et qu'ayant un Dieu si bon, elle était prête de satisfaire pour tous les criminels » Céleste souplesse de la femme et de la sainte. Estime-t-on plus émouvante la fameuse histoire de Catherine de Sienne et du condamné à mort? « Que soient terrassés tes ennemis, chantait le Psalmiste, et que tes pieds se posent sur leur échine maudite ». Admirez le contresens héroïque d'une sainte de la loi nouvelle, Antoinette se glissant comme un escabeau sous les pieds de son pendu. Scabellum pedum tuorum.

Tout est rare dans cette existence. Pour de mystérieuses raisons, qu'elle découvrira plus tard et qu'elle saura bien nous expliquer, Antoinette doit atteindre les cimes de la perfection par une voie radieuse. Je ne dis pas une voie de fleurs. Mais rien ne l'occupera jamais d'elle-même, ni les délices ni les martyres de l'amour. C'est ainsi que les inquiétudes, les tâtonnements du début lui sont épargnés. Elle n'est pas, elle ne sera du reste jamais seule. Dans sa ville natale, d'autres mystiques l'attendent, un petit groupe semblable à des milliers d'autres, dont l'histoire parle à peine, mais que l'on devine. Celui-ci s'était formé autour d'un minime, le P. Marin, et d'une servante, Barbe de Compiègne, l'un et l'autre en rapports étroits avec le P. de Condren. Par ce dernier, l'humble école de Compiègne, sans perdre son originalité propre, se rattache assez étroitement à l'école française. Il serait peut-être plus exact de dire qu'elle la rejoint. D'abord simple bergère,

(1) La vie..., pp. 13-14.

 

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Barbe avait passé quelque quinze ans « sans autres directeurs que Jésus-Christ » (1), lorsqu'elle reconnut dans la personne de Condren le directeur qu'un mouvement particulier de la grâce lui faisait enfin chercher. Quant au P. Marin, il aura reçu, je crois, l'initiation première à Paris, chez les minimes de la Place Royale, où nous voyons briller, vers ce même temps , un foyer assez intense. Mais où s'arrêter dans ces généalogies saintes? Generationes eorum quis enarrabit? Tel autre minime de la Place Royale, et qui dirigera plus tard notre Antoinette, le P. Le Sergent, touche aux mystiques de Montmartre, par sa soeur Charlotte, que nous avons déjà rencontrée (2). Prenons nos classifications pour ce qu'elles valent. Qu'elles nous aident à comprendre, à ordonner la diversité, mais qu'elles ne nous cachent point la plus profonde unité des inspirations divines.

Antoinette Vivenel s'est donc épanouie à la vie mystique sous trois influences : de loin et sans doute de haut, le P. de Condren qui, tous les ans, visite ses amis de Compiègne; de plus près, le P. Marin ; de plus près encore, la voyante dont elle a connu les derniers secrets. Le minime « qui était le directeur de ces deux saintes personnes, avait ordonné à cette bonne fille (Barbe) de découvrir à sa compagne les opérations de Dieu dans son âme, afin qu'elle les écrivit sous elle, parce qu'elle ne savait pas écrire : ce qui les obligeait l'une et l'autre de se voir tous les jours, et entretenir entre elles un commerce tout de charité. Un jour qu'elles conféraient ensemble, la Soeur Barbe, qui n'était qu'une pauvre servante, lui dit : « La voie de Dieu sur votre âme est de vous conduire à une très grande pureté d'amour ; je vous ai

 

(1) Cf. La notice sur Barbe de Compiègne dans la vie du P. de Condren par le P. Amelote, pp. 262-265. D'après le biographe d'Antoinette de Jésus, a une personne illustre » travaillait, vers 168o, à donner au public une vie de Barbe (p. 19). J'ignore si cet ouvrage a paru.

(2) Cf. L’invasion mystique, pp. 467, seq.

 

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vue sur une haute montagne, dans un feu très pur et très clair, ce qui est signe des grâces dont Dieu vous veut favoriser ». Et plus elle se sentait proche de sa fin, et plus elle découvrait à Mme Vivenel la connaissance que Dieu lui avait donnée touchant l'état de sa bonne amie, et les grands desseins qu'il avait sur sa personne (1). » Ainsi passe de main en main le flambeau mystique, toujours le même, et toujours nouveau. Antoinette n'est pas impressionnée plus qu'il ne convient à sa grâce propre par cette dictée et ces communications quotidiennes; elle ne se tend pas vers les belles expériences qu'on lui raconte ; elle admire l'essor d'une grande mystique, elle ne tâche aucunement de la suivre. Barbe, de son côté, ne songe pas à l'entraîner avec elle, mais au contraire elle respecte, elle maintiendrait au besoin la pleine indépendance de la jeune femme. Leurs voies seront très différentes. Barbe le sait bien, et s'en réjouit. Chose merveilleuse ! elle décrit dès lors avec une vive justesse la destinée d'Antoinette. Cette montagne, ce « feu très pur et très clair », on ne dira jamais mieux.

Veuve en 1636, Mme Vivenel, qui « n'avait point de penchant pour la Religion », comptait rester dans le monde, toute à ses bonnes oeuvres et à la prière, mais le P. Marin lui ayant dit « que Dieu voulait qu'elle fût religieuse », et a que ce fût au monastère de Sainte-Perrine, elle acquiesça sans réplique (2) ». Elle commença donc son noviciat, le 25 août 1637, et prit le nom d'Antoinette de Jésus. Elle avait alors vingt-cinq ans. L'abbaye royale où elle entrait venait à peine d'embrasser la réforme (3). On était encore dans la ferveur de ce renouveau. La jeune femme trouvait là, comme prieure, une religieuse éminente, la Mère Anne

 

(1) La vie..., p. 18.

(2) Ib., p. 16o.

(3) L'histoire de cette réforme est fort bien racontée par Antoinette dans le petit opuscule que l'on a joint à sa vie et qui a pour titre : Abrégé de la vie de la R. Mère Anne de Costerel de Bonneuil... une des premières Mères de la réforme établie en ce monastère le 4 janvier 1626. La vie..., pp. 399-419.

 

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de Costerel de Bonneuil, avec laquelle elle se lia très intimement dès le premier jour, et dont elle devait plus tard écrire la vie.

 

L'amour était son élément, dira-t-elle, et, comme elle n'avait jamais connu le monde ni le péché, son coeur était au large du côté de Dieu, et c'était assez pour elle de dire : Amour, Amour. Car elle ne faisait pas réflexion sur ce qu'il opérait en elle, qu'elle ne discernait pas. Elle se portait plus à opérer la vertu, qu'à éplucher ses miséricordes, et c'est ce qui faisait qu'elle avait fort peu à dire pour son intérieur, et croyait être bête. Elle portait les effets de l'amour et ne les discernait pas ; elle en faisait quelquefois de petites extravagances involontaires, faisant paraître à l'extérieur des petites saillies d'amour qui étaient les messagères de son coeur...

Si la simplicité est la mesure de la sainteté, cette âme était très sainte, car elle était très simple, non pas d'une simplicité bête, mais vertueuse, la plus ravissante qu'on pût voir; et quoiqu'elle passât quelquefois pour une personne sans intelligence en certaines rencontres, elle était simple volontaire, étouffant ses raisons avec violence, et laissant l'impression qu'elle était sans esprit, plutôt que de manquer de fidélité

 

aux saintes consignes d'humilité et de patience qu'elles s'était imposées ;

 

pour tenir toujours sa nature à la gorge, et elle disait quelquefois à ses plus confidentes, que sa patience était à l'épreuve, et qu'elle mordait bien ses lèvres plutôt que de donner lieu à ses sentiments, quoique l'on crût que sa simplicité ne songeait à rien (1).

 

Ce sont les premières lignes d'elle que nous citons. Mais déjà, qui n'entrevoit la profondeur et l'aisance de ce beau génie spirituel ! Et comme visiblement elle dépasse le modèle qu'elle veut peindre ! Simple, elle aussi, mais sans paraître simplette ou petite pensionnaire, sans laisser l'impression qu'elle n'a pas d'esprit.

Dans cette communauté, dont elle fut sans doute la plus

 

(1) La vie..., pp. 410-414, passim.

 

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pure gloire, il semble que tout le monde l'ait aimée. Toutes, et surtout les pauvres scrupuleuses, voulaient l'avoir auprès d'elles quand elles étaient proches de leur fin. Elle leur parlait « avec tant de grâce et avec une si forte application à Dieu, que les personnes qui se trouvaient dans les dernières appréhensions de ses jugements se entaient toutes changées, et dans des espérances comme certaines de la divine miséricorde sur elles » (1). Elle écrivait au lendemain de la mort de sa première abbesse, Charlotte de Harlay :

 

Je vous dirai que, Dieu m'ayant ôté notre chère défunte, m'a ôté tout ce que l'on peut perdre dans une parfaite et sainte amitié... Je n'ai rien ressenti que de saint entre elle et moi... Finissons là-dessus, il faut tout perdre sur la terre, même les choses les plus saintes, et il n'y avait que Dieu à qui j'aie pu donner Madame (2).

 

Sa propre tendresse paraît assez dans l'éclair de ces derniers mots. D'autres amitiés lui étaient venues du dehors. Nous la voyons en correspondance suivie avec plusieurs personnes du monde, et avec quelques bénédictines de Montmartre (3). Mais je ne dois pas m'arrêter plus longuement au détail extérieur, qui, dans une telle vie, importe si peu.

J'ai hâte d'en venir à l'admirable portrait qu'elle nous a laissé d'elle-même, dans ses lettres et dans quelques pages plus intimes confiées par elle à ses directeurs. Avant de mourir (1678), elle avait brûlé tous ses écrits, mais les quelques fragments qui nous restent disent l'essentiel et valent une longue histoire. Dans l'ordre du , sublime

 

(1) La vie..., pp. 51-52.

(2) Ib., pp. 54-55.

(3) On ne nous donne aucun nom. Je croirais volontiers que les correspondantes étaient la Mère Charlotte Le Sergent et d'autres appartenant à la même école mystique. Un des directeurs d'Antoinette, le Père Le Sergent, confrère du P. Marin et frère de Charlotte, aura servi de trait d'union entre Sainte-Perrine et Montmartre.

 

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paisible et lucide, qui est le propre de la mystique française, je ne connais rien de plus beau.

 

II. Les religieuses de Sainte-Perrine, à qui nous devons ce rare trésor, ne nous l'ont pas livré sans quelque inquiétude. « Ces lettres, disent-elles, ne sont pas à la vérité écrites d'un style poli, et l'on n'y verra point ces expressions pompeuses et magnifiques, dont on se sert dans le siècle ». Esthétique enfantine, cliché de couvent. Le siècle a meilleur goût que cela. Il ne demande ni à la tourterelle ni à l'aigle de s'affubler des plumes du paon. On ajoute avec plus de bonheur que « les grandes âmes ont ce privilège, que l'onction de leurs sentiments est attachée à leurs paroles ». Il n'en va pas toujours ainsi. Le P. Eudes ne nous charme pas d'abord, d'autres non plus. Mais cela est tout à fait vrai d'Antoinette. Cette « grande âme » s'exprime tout entière et sans effort. N'en déplaise à ses graves soeurs, elle écrit le mieux du monde. Je crois même qu'à son insu elle y prend plaisir. Elle a le don, le primesaut tout profane de l'intelligence et du coeur : une Sévigné cloîtrée. Elle reste femme, elle veut plaire. Elle n'appuie jamais ni ne traîne. Prêcher lui ferait horreur. D'un paragraphe un peu plus long, qui lui est venu, elle s'excuse et s'amuse tout ensemble :

 

Je laisse couler ma plume et n'avais nulle pensée d'écrire ce que j'écris : les vieux et fidèles amis agissent sans réflexion. Trouvez bon, je vous prie, cette petite saillie imprévue (1).

 

« La joie est l'état véritable de votre âme », disait Mme de La Fayette à Mme de Sévigné. Pour Antoinette, ce n'est pas la joie, mais quelque chose de plus spirituel, de plus léger, et de plus agile. Elle joue avec le sublime. D'une vive image, en passant, elle égaie, elle rajeunit la doctrine la plus austère, ou bien, rasant la terre comme une hirondelle, elle. s'élève soudain d'un coup d'aile.

 

(1) La vie…, p. 251.

 

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A une religieuse qui avait pensé mourir :

 

Quoi, ma chère Mère, vous avez été proche du paradis ! Voulez-vous donc être du nombre de tant et tant de saintes et très saintes âmes, avec qui la charité de Dieu m'avait unie en terre de toutes parts, et qui presque sont toutes réunies à leur Principe, et perdues dans cet Être adorable, d'où elles sont sorties, pour l'y rejoindre pour l'éternité ? Dieu, qui m'avait faite riche de ces saintes rencontres et unions sacrées par son Esprit, m'a presque ravi tous ces trésors, et je me vois assez seule en terre. Voulez-vous aussi me quitter ? Ah ! vous n'y perdrez rien, le ciel vaut mieux que la terre, et quand ce que j'aime est perdu en Dieu, je ne perds rien... Dans leur perte, je ne puis pas douter de leur secours, sur un fonds de charité si pur, tel que celui dont l'Esprit saint nous a liées, et que la mort ne peut dissoudre ; elles ont achevé leur sacrifice, travaillons au nôtre. Hélas, si Dieu ne se mêle du mien, et que lui-même ne fasse tout, ce sera une pauvre hostie que la mienne. Mais j'espère autant en lui que je désespère de moi-même, et de mon fonds pécheur. J'attends tout de lui seul, et il est ma seule confiance et mon tout en vérité. Ah ! je dis tout, ma chère Mère, et plus que tout... Dieu, Dieu, me voilà contente ! Qu'espérer hors de là ? Que la terre serait ennuyeuse ! Jetons-nous donc à perte de vue dans notre centre, et vivons-y d'abandon (1).

 

Que l'on oublie un instant les idées plus graves qui occupent l'esprit d'Antoinette, qu'on retienne seulement le tour, le mouvement, le sourire, on verra que je n'avais pas tort de la comparer à Mme de Sévigné. Elle dira d'une amie qu'elle vient de perdre :

 

Je n'ai pas regretté sa sortie de cette vie, mais j'ai eu une sensible compassion des circonstances qui ont accompagné sa mort... Elle est morte sur la croix pure, d'une manière qui a fait le sujet de nia sensibilité ; depuis qu'elle est morte, il me semble que j'ai toujours été revêtue devant Dieu des mérites, des larmes et de la mort de Jésus, qui demande incessamment miséricorde pour elle. Voilà le deuil que j'en porte, et l'habit dont je suis revêtue depuis sa mort (2)

 

(1) La vie..., pp. 192-1g3.

(2) Ib., pp. 176-177.

 

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Ne trouve-t-on pas que cette dernière phrase, toute simple, allège, humanise en quelque façon et, du même coup, rend plus saisissantes les vues surnaturelles qui

précèdent? A la même religieuse elle écrit encore :

 

J'ai appris les jours passés que vous étiez prieure ; j'ai été fort surprise; je ne vous aurais pas été chercher dans les dignités... Quels devoirs vous rendrai-je?

 

Et vite, après ces jolis mots presque mondains :

 

Si votre charge porte un titre d'honneur, l'état où vous êtes sait bien le porter comme croix, et vous fournir matière d'anéantissement dans ce qui paraît même vous faire (faire de vous) quelque chose (1).

 

Ou bien, un mot rapide, une flèche : « Malheur au moment où nous n'avons pas été à Dieu » (2).

 

Jamais chez elle ces phrases toutes faites, ce convenu dévot qui nous rend souvent si pénibles les correspondances de ce genre.

 

Courage donc, ma très chère... Rien à faire pour vous que l'abandon total et le passif entier sous la souveraine domination de l'esprit de Dieu... Pour moi, ma très chère, je vais m'abandonner à lui pour vous en parfaite amie (3).

 

Ou encore :

 

Je me souviens, ma très chère Mère, de vous avoir dit un petit adieu avant votre solitude du saint temps du carême, pour vous y laisser seule avec Dieu, mais à présent qu'il est passé, c'est pour vous donner le bonjour, et vous saluer dans votre vie ressuscitée (4).

 

Jusqu'aux paroles d'humilité, qui chez elle ne sont pas banales :

 

Pour moi, ma pauvre Angélique, je suis en retraite, où je

 

(1) La vie..., p. 180.

(2) Ib., P. 248.

(3) Ib., p. 2o5.

(4) Ib., p. 211.

 

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me trouve aussi pleine de moi-même que j'ai jamais été; si vous aviez un petit rayon de lumière, je vous serais insupportable, et vous m'abandonneriez (1).

 

Une de ses amies lui avait demandé une lettre qui lui tînt « lieu de prédication pour le jour de l'Exaltation de la Sainte Croix ». Antoinette aurait bien voulu, mais, pour une fois, les mots ne lui viennent pas.

 

Il semble que la fontaine soit tarie pour moi... Si vous saviez comme tout va chez moi, vous me renonceriez pour Mère... Je ne vous dis pas cela pour m'excuser de vous aider..., ni pour vous dégoûter de moi, mais peut-être par amour-propre, et pour me satisfaire l'esprit à vous faire l'ombre de mes pauvretés et de mes misères. Voyez un peu de quoi je vous entretiens! Au lieu de vous parler de Jésus-Christ crucifié et dénué, vous parler d'une personne qui a fait partie de sa croix sur la terre (2)!

 

D'ordinaire elle court ainsi. De lettre spirituelle, qui soit éloquente et à peu près selon la formule, je n'en ai, je crois, rencontré qu'une seule dans tout ce recueil, fort belle. du reste, et rédigée, dirait-on, avec presque aussi peu d'apprêt que les autres. A un gentilhomme de ses amis :

 

Notre tourière me dit hier que vous désiriez un mot sur les dispositions nécessaires pour recevoir le Saint-Esprit. Je vous renvoie au saint Evangile. Là, un Dieu parle. Ecoutez-le humblement et suivez l'ordre qu'il donne à ses apôtres, lorsque, sur le point de monter au ciel, il leur dit, parlant de leur retraite dans le cénacle : Demeurez là jusqu'à ce que vous soyez revêtus de la vertu d'en haut. Paroles qui contiennent des abîmes.

 

On voit l'inspiration soudaine. Idées, images se pressent en elle. Le Saint-Esprit est une de ses grandes dévotions. Elle ne voulait rien dire elle parlera, remuée à l'évocation « du collège apostolique, qui, s'éloignant de toutes

 

(1) La vie..., p. 219.

(2) Ib., p. 229.

 

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choses créées, demeurait dans le sacré cénacle, appliqué à Dieu par oraisons continuelles..., attendant la vertu d'en haut ».

 

Quelles étaient les dispositions de cette Église naissante et retirée, fugitive sur la montagne de Sion? Voyez-les abîmés devant la haute majesté de Dieu, dans l'abîme de leur néant, avouant sans cesse leur bassesse et impuissance, pour l'accomplissement de l'oeuvre que Dieu leur avait commise ; et ce fond d'humilité les disposait à recevoir ce grand don de Dieu... C'étaient des âmes pures, innocentes, que l'esprit de Dieu disposait par des voies secrètes, et qui leur étaient inconnues, pour recevoir l'Esprit d'un Dieu, qui voulait se répandre dans son Eglise comme principe de vie : car l'esprit de Dieu est l'âme de l'Eglise. Il faut briser ici, car qui pourrait dire quels effets il opérait en eux, lorsque cette plénitude leur fut communiquée, comme un torrent qui les emportait dans ses douces violences, et, tout ivres de ce divin amour, les faisait vivre d'une vie divine? Pour moi, monsieur, je ne sache que ce divin Esprit qui soit digne de nous préparer pour lui-même (1).

 

Je me rappelle aussi un autre développement de grand style ; un des passages où l'aisance et le saint caprice de son vol paraissent le mieux. Pour le contraste, je conserve le début plus que simple :

 

Ma très chère fille, ma soeur de Sainte X... s'est avisée un peu tard de m'apporter du papier et de la cire d'Espagne dont vous l'aviez chargée, et m'a dit que vous aviez envoyé votre laquais depuis peu, et de sa grâce elle ne me le fit pas voir. Je ne l'eusse pas chargé de mes remercîments, car je n'avais encore rien reçu alors. Celle-ci suppléera donc à ce que je ne puis faire de vive voix, espérant que Dieu... vous rendra au centuple tout le bien que vous me faites. Parlons d'autres choses. Hé bien, ma chère fille, où en êtes-vous ? L'amour ne se sert-il pas de votre coeur dans le saint temps où nous sommes, et la vue d'un Dieu mourant ne vous ravit-elle pas ?

Je me suis tant de fois plainte de votre coeur de pierre

 

 

(1) La vie..., pp 264- 266. Elle avait écrit une autre fois sur le même sujet : « La solitude des Apôtres me ravit et m'ôte le pouvoir de vous en dire mes pensées, tant j'aurais à vous dire sur ce sujet ». Ib., p. 295. Cf. une autre lettre sur le Saint-Esprit, pp. 337-338.

 

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insensible pour Dieu, mais je commence à m'en consoler, dans l'espérance que j'ai, que Jésus le brisera par sa mort, comme il a fait des pierres, qui se sont brisées et fracassées dans leur insensibilité, à la mort de celui qui leur a donné l'être. Si vous me dites que non seulement vous êtes insensible et dure comme une pierre, et que vous êtes comme une masse de terre, hé bien ! au moins tremblez comme elle à la vue d'un Dieu... mourant... Hé ! quand bien même vous seriez aussi morte que les morts, il ne tiendra qu'à vous de ressusciter, puisque les tombeaux même vomissent leurs morts (1).

 

 

Sous mille formes, toujours imprévues, ces lettres de direction ne disent néanmoins qu'une seule chose : que la créature s'anéantisse, pour rendre gloire à Dieu, et se laisser pénétrer par la grâce. Direction crucifiante, mais que sa tendresse et son esprit rendent aimable. « Dieu m'a donné un bon coeur », disait-elle; et, à une autre de ses filles spirituelles : « Je voudrais bien avoir quelque chose à vous envoyer, je n'ai que la cordialité de mon coeur » (2). A cette cordialité spirituelle, transparente,

on ne peut rien refuser. Antoinette connaît bien sa puissance :

 

S'il m'était permis d'être une petite heure auprès de vous, je vous ferais bien ouvrir les bras de bonne grâce, et embrasser cette croix (3).

 

Pas besoin qu'elle soit là, ses lettres parlent. En les lisant, on la voit, on l'entend elle-même :

 

Fondez vos glaces... Bon Dieu, que je pense de choses pour vous ! Hé ! que les souhaits que je fais pour vous sont purs ! Il me semble que votre perfection est la mienne propre... Je ne veux rien rencontrer en vous de lâche ni de bas, et quoique vous ayez un petit corps, je veux que vous ayez un grand coeur, et que tout ce qui n'est pas Dieu ne vous soit rien (4).

 

(1) La vie..., pp. 290-291.

(2) Ib., pp. 16o, 239.

(3) Ib., p. 276.

(4) Ib..., p. 273.

 

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Le moyen de lui refuser quoi que ce soit ? Ses reproches mêmes sont aimables.

 

Ne manquez pas de me faire tout savoir. Encore votre amour-propre a des voiles si déliés et de toutes sortes, que je n'es verrai pas trop (1).

 

Elle ne presse pas les âmes plus qu'il ne le faut, elle ne les force pas. A une religieuse qu'elle dirigeait depuis longtemps :

 

Je me souviens, non pas dans l'amertume de mon coeur, mais avec une tendre consolation, de ce qui s'est passé entre Dieu et nous dans la durée de tant d'années. Hé ! mon Dieu, que n'avons-nous point dit et que n'avons-nous point fait! Deus scit. Alors c'était le temps de la Mère (Antoinette) de Jésus de servir de canal à son Maître, sur un sujet qui n'était pas assez pur pour recevoir immédiatement par lui-même. Il fallait une cause seconde pour recevoir ses influences. Mais à présent, Dieu veut tout ôter à la mère X..., et veut lui-même être son tout. Le plus grand obstacle à ce bonheur, c'est ce grand fonds d'amour-propre, à quoi nous avons fait la guerre si longtemps, sans l'avoir pu détruire. Autrefois, je combattais contre lui comme un géant, tant il paraissait dans sa force; à présent il est imperceptible, mais il y est encore par malheur (2) ...

 

On a là sa méthode caressante, souple aux nuances, mais suavement inflexible sur le but très élevé qu'elle veut atteindre.

 

C'est à votre amour-propre à qui j'en veux, et ne demande que sa mort et consommation (3).

S'il était bien mort en vous et qu’il n'y eût pas tant de nature, je cesserais mes alarmes... J'ai juré la mort à la nature (4).

 

A ses amis du monde elle ne tient pas un autre langage. Ainsi « à une demoiselle, sur sa fête » :

 

(1) La vie.., p. 216.

(2) Ib., pp. 237-238.

(3) Ib., p. 2c6.

(4) Ib., pp. 224, 225.

 

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Ma très chère soeur, si j'étais d'humeur à vous donner des bouquets, et vous à en recevoir, je serais obligée de vous en envoyer un aujourd'hui ; mais où le prendre ? Toute l'étendue de la terre ne me produit pas une fleur que je puisse vous présenter. Ni votre coeur, ni le mien ne peut s'arrêter aux fleurs que la terre produit ; il faut donc, ma chère soeur, aller plus haut, puisque notre coeur nous y porte, et vous dire que je n'ai rien à vous souhaiter au-dessous de Dieu (1).

 

Et à une autre :

 

Je me souviens qu'un certain empereur faisait nourrir son fils de moelle de lion, afin qu'il fût rempli de force et de courage ; et moi, je veux nourrir mon enfant de la substance de Dieu même, afin qu'elle ne vive plus à elle, mais pour Dieu seul, à qui elle appartient (2).

 

Et tout cela, sans indiscrétion, sans étroitesse, sans rien d'oppressif, mais au contraire, d'un grand coeur, dilaté et dilatant. Qu'on en juge sur ces quelques mots à une religieuse, qui avait dû quitter l'abbaye et rentrer dans sa famille :

 

Courage, au nom de Dieu, ne réfléchissez pas tant sur vous.. même, ni sur les lieux où vous êtes... Et quoi qu'il arrive, ma pauvre bannie, ne vous ébranlez de rien. Paix, paix, repos, tranquillité, fidélité et égalité d'esprit, adhérant à Dieu en dépit du monde, de votre nature et du péché... Et ne vous ennuyez pas. Ne pensez pas faire d'indiscrétion, et donnez au corps et à l'esprit les divertissements permis aux vrais enfants de Dieu, sans scrupule. Aimez, et puis faites ce que vous voudrez. Adieu, soyez fidèle, vous savez ce que je (vous) suis (3).

 

Je cite, je cite, mais en courant moi aussi. Je ne m'arrête pas à sa doctrine profonde, dont ses lettres de direction ne nous donnent que l'écorce, et que nous aborderons plus loin. Présentement je feuillette ce précieux volume avec des yeux presque profanes, comme aurait fait Sainte-Beuve.

 

(1) La vie..., p. 31o.

(2) Ib., p. 343.

(3) Ib., pp. 721-224.

 

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Peut-on concevoir, même hors du cloître, plus de fraîcheur, plus de vie? J'admire autant que personne, on l'a bien vu, les plumes d'or de Port-Royal, la Mère Agnès, la Mère Angélique de Saint-Jean. Mais ce sont là des religieuses. Nul ne peut s'y méprendre. Des religieuses, et qui n'ont jamais eu vingt ans. A ne la prendre que par le style, il faut au contraire faire un effort, non seulement pour imaginer notre Antoinette en cheveux gris, mais encore pour se rappeler qu'elle a pris le voile. Je ne dis pas qu'elle écrive mieux que ces deux illustres, mais elle écrit autrement, d'une manière plus directe, plus libre et plus vraie.

Enfin, la plus rare beauté de ces lettres est surtout dans les expériences merveilleuses qu'elles nous laissent entrevoir par instants, mais qu'elles n'essaient jamais de décrire. Mieux que le poète, les mystiques ont le droit de dire que leur vrai secret demeure en eux-mêmes, que leurs meilleurs vers ne sont pas lus. La Mère Antoinette éprouve ce sentiment plus que personne, et elle y revient souvent.

Elle trouve de la joie à écrire, mais c'est une joie fugitive, et bientôt décevante :

 

Il faut cesser d'écrire, je ne dis rien de ce que je pense. Si je vous entretenais de vive voix, je vous exprimerais mieux mes sentiments (1).

 

Illusion encore. Ce qu'elle voudrait dire,les mots humains ne l'atteignent pas. Elle le sait bien, du reste :

 

N'était pour satisfaire au désir que vous avez que je vous écrive, je quitterais la plume pour me tenir dans le silence, et en abaissement en la vue d'un Dieu caché dans le sein d'une Vierge (2).

 

Et un autre jour :

 

Je crois que mon silence vous en exprime plus que ma plume

 

(1) La vie..., p. 328.

(2) Ib., p. 34o

 

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n'en pourrait dicter. S'il y a dans la vie des temps de parler et des temps de se taire, celui de se taire est venu pour moi. Que t'ai de vénération pour le silence ! C'est lui qui a voilé tous nos sacrés mystères, et qui a dérobé à nos yeux la connaissance de la vie intérieure de Jésus et de Marie. Elle a tout conservé dans son coeur et a tout caché à l'Eglise. Qui pourrait parler, et voir Jésus et Marie en silence, eux qui avaient de si bonnes et belles choses à dire ? Perdons-nous donc à la bonne heure dans le silence (1).

 

Étrange conflit: d'une part, la vivacité de ses idées et de ses tendresses ; d'autre part, la fascination grandissante qu'exerce sur elle cette région où les mots humains n'ont

plus cours. Elle dit encore d'une religieuse de ses amies, à qui elle ne pouvait plus écrire :

 

Pour notre chère Mère, elle me parle en silence, et mon silence lui répond. Dieu qui nous lie à sa manière, nous entretient en sa façon ; mais toujours le silence est notre langage (2).

 

D'autres mystiques, surtout parmi les moins avancés, et à plus forte raison, parmi les douteux, éprouvent une démangeaison presque morbide ou de parler ou d'écrire. Mais Antoinette de Jésus, plus elle va, plus elle voudrait s'envelopper de silence. Non pas qu'en vieillissant elle ait paru moins avenante. Lettres ou conversations, rien n'a changé dans ses relations avec le dehors. C'est de sa vie profonde qu'elle voudrait ne plus parler du tout, ni avec les mystiques de son petit groupe, ni avec ses directeurs, ni avec elle-même — on sait bien que le parfait silence va jusque-là. On nous dit qu'elle a brûlé tous ses écrits et on le regrette; mais, pour moi, j'imagine que ce tas de cendre aurait tenu dans le creux d'une main d'enfant. Vers la fin de sa vie, elle disait à une contemplative de Montmartre :

 

L'écriture, ni pour vous ni pour moi, n'est plus de saison ;

 

(1) La vie..., pp. 179-180.

(2) Ib., p. 288.

 

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et elle n'exprimera jamais les sentiments de nos coeurs. Il faudrait être aussi près que nous l'avons été deux ou trois fois ensemble, pour donner un peu d'air à nos sentiments, étouffés dans un profond silence, et, pour mieux dire, perdus et consommés depuis ce temps dans leur souverain principe, sans qu'il m'ait pris aucune envie, depuis que je vous ai vue, d'ouvrir mou coeur à personne. Hélas ! quelle différence du passé au présent ! Dieu seul est le témoin de ses miséricordes sur sa pauvre esclave, qu'il a heureusement réduite à n'être plus qu'à lui... Ma solitude est profonde auprès de lui, hors duquel rien ne m'attire. A qui aller ? Lui seul est ma plénitude. Je n'ai plus de commerce avec personne, non plus même avec les saints de la terre ; le Saint des saints tout seul remplit mon besoin. C'est donc dans cette adorable présence où nous devons nous voir, et nous entretenir du langage des anges en simple intelligence (1).

 

Aussi ne croyait-elle pas qu'on pût écrire la vie des mystiques. « Comment vous satisfaire », répondait-elle à une religieuse qui lui avait demandé de collaborer à une oeuvre de ce genre?

 

Si votre chère tante était moins sainte, cela se pourrait; mais Dieu l'ayant, depuis plus de vingt-cinq ans que je la connais, mise dans une conduite intérieure si pure et si nue, comment parler de ce qui surpasse les sens ? Il est vrai que notre liaison était toute divine..., et lorsque l'adorable Providence nous ménageait quelque entrevue, nous nous entendions en peu de mots, et d'une manière digne de notre liaison, et sans retour vers la créature, perdant tout en Dieu, qui dans ses voies pures suffit seul à l'âme. Vous avez été vous-même témoin de ses vertus, qui n'étaient que la réverbération de la vie intérieure dont l'esprit de Dieu l'animait, et dont on ne vous peut donner d'expression... C'est un sanctuaire où l'on ne peut entrer (2).

 

Elle n'a que trop raison. Mais d'un tel sanctuaire les mystiques de génie arrivent à nous faire connaître au

 

(1) La vie..., pp. 175-176. Dans une note à son directeur, on lit ces lignes : « Pour ce qui est de mon intérieur, je n'ai rapport à personne, et, depuis que Dieu m'a déchargée de la conduite des créatures, je me suis jetée à lui seul ». Ib., p. 386.

(2) La vie..., pp. 208-2o9.

 

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moins le premier parvis. Antoinette est de ceux-là. Les pages très courtes, où, pour obéir à son directeur, elle a tâché de fixer les étapes de son propre « anéantissement », me paraissent, en effet, d'une limpidité radieuse.

 

III. On peut distinguer trois phases dans ce développement mystique : d'abord la longue période qui précède la retraite de 1649 ; puis les révélations décisives de cette retraite ; enfin les ascensions nouvelles qui ont suivi.

 

A. — Avant la retraite de 1649.

 

 

Elle écrivait à son directeur, le 20 février 1648 :

 

La disposition intérieure dans laquelle je me trouve le plus ordinairement, est une communication abondante de la pureté de l'esprit de Jésus, qui semble se communiquer en mon âme, dans toute la plénitude possible, et comme vidant tout ce qui est en moi, pour me faire revivre dans la pureté de son esprit, et me faire une même chose avec lui.

 

D'où que lui viennent sa théologie, du P. de Condren, ou du P. Marin, ou directement de Dieu lui-même, on reconnaît assez dans ces quelques lignes les directions essentielles de l'école française. Mais il y a là un mot — « Pureté de l'esprit de Jésus » — qu'Antoinette ne réalise encore que très confusément, bien qu'elle en pressente le plein sens, et qu'elle en vive déjà, presque à son insu, la vérité rigoureuse. A force de le vivre, elle le comprendra tout à lait, et ce sera la grande lumière que lui réserve la retraite de 1649. On voit, du reste, qu'elle a déjà franchi, et sans doute depuis longtemps, les frontières de l'ordre mystique. Je la croirais même assez avancée et toute proche de Condren ou d'Olier, qu'elle doit atteindre bientôt. Divina patitur. Dieu la travaille, et elle s'abandonne sans crainte à cette action mystérieuse. « Je me laisse aller, dit-elle, au coulant de l'eau. » Mais elle suit, d'un clair et subtil regard, tout ce qui se passe en elle.

 

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Pour vous expliquer la façon de l'écoulement de ce torrent de grâces, je vous dirai que cela se fait comme si Jésus répandait en moi son esprit d'humilité, et qu'au même instant il produit en mon âme le même effet : après, son esprit d'innocence, son dénuement de toutes choses, son esprit anéanti devant la majesté de Dieu son père ; et qu'il produit un effet d'anéantissement même dans les dons et grâces de Dieu.

 

Trois nuances, et nettement distinguées, dans cette appropriation progressive du Verbe incarné : produire est plus profond que répandre, creuse davantage. Se vider, s'anéantir au point de ne plus s'arrêter aux dons de Dieu, voilà qui menace l'amour-propre dans ses dernières retraites. Et comme elle pense à tout, elle note aussi que ces expériences qui l'étonnent si peu, une fois passées, lui laissent toute son allégresse. La grâce qui la transforme ne la paralyse, ne l'étreint, ne la gêne d'aucune façon.

 

Mais quand il faut agir, c'est avec une extrême et très grande liberté et simplicité d'esprit, ayant les sens extrêmement libres, sans que pourtant rien ne demeure dans l'esprit, de ce que je vois et entends (1).

 

Nul scrupule, nulle inquiétude ne la troublent. Je le répète, car cette joie n'est pas le moindre miracle de sa vie. Dieu ne veut pas qu'elle souffre. La retraite prochaine nous dira le pourquoi de cette providence particulière, qui s'accorde au reste exactement, si l'on peut dire, avec le bon sens et la sagesse lumineuse d'Antoinette. Pour toute peine pendant ces longues années d'initiation,

il lui vient, dit-elle encore à son directeur,

 

un certain petit divertissement, qui s'élève continuellement dans le sens, touchant la communication de mon intérieur, ressentant de grandes inclinations de vous parler, et de conférer avec vous, à qui je ne peux rien celer, et à vous rendre compte comme à mon père, pour suivre vos avis. A. même temps, il s'élève des sentiments tout contraires, qui me font

 

(1) La vie..., pp. 363-366, passim.

 

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entrer dans des appréhensions de vous parler, et voudrais ne vous plus parler du tout, me consolant dans l'espérance que je n'aurai de longtemps affaire à vous. Enfin ces petites niaiseries troublent quelquefois le sens..., mais elles ne vont pas jusqu'à l'esprit (1).

 

Rien ne lui enlèvera jamais cette liberté bienheureuse. Vingt ans plus tard, à la veille de mourir, elle la dira, la chantera de nouveau.

 

Je vous dirai ce que j'éprouve touchant la liberté d'esprit que Dieu me donne. Cela ne se peut exprimer. Il y a bien longtemps que j'ai mandé au R. P. X... que c'était une liberté que je pouvais appeler divine... Cette sainte liberté tient mon esprit élevé au-dessus de toutes choses, et me laisse en pouvoir de tout dire, dans une simplicité si sainte que je n'y réfléchis point. Ah ! sainte liberté, heureuse l'âme qui vous possède (2).

 

B. — La retraite de 1649.

 

C'est la date la plus mémorable de sa vie.

 

Dieu m'a découvert le secret de ses desseins, et sa vocation sur moi touchant mon appel intérieur.

 

Qu'on n'imagine pas un tournant. Elle n'est orientée vers rien de nouveau. Ce dessein de Dieu sur moi, dit-elle, avec sa pénétration merveilleuse, « je l'avais ignoré, mais beaucoup ressenti jusqu'à présent ». Qu'on n'imagine pas non plus un ébranlement quelconque, le saint délire de la Pentecôte, mais la transition insensible, et divinement paisible de la première aube à la pleine lumière. Elle entre dès l'abord dans une tranquillité si parfaite, qu'il lui « semble que tout soit cessé ».

 

La première journée... s'est passée dans une paix intérieure et des sens, si profonde qu'il semblait que la paix était fondue

 

(1) La vie..., pp. 385-386.

(2) Ib., pp. 385-386.

 

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en moi, sans qu'aucune chose l'altérât tant soit peu, me trouvant dans un vide de tout, et sans aucune application ni discernement particulier d'aucune chose de Dieu ni des miennes, mais seulement perdue dans un océan de paix. Je demeurais dans un profond silence, sans vue ni discernement. Sur la fin du jour, je me trouvai remplie d'une plénitude de Dieu sans distinction... Cela ne s'opérait pas avec lumière ni discernement, mais toute la créature semblait être efficacement convertie en silence, et jouissance de ce grand bien.

 

A lire cette page, on comprend mieux que tant de mystiques aient essayé d'écrire en vers. La prose manifestement ne peut rendre de telles harmonies intérieures. Du moins y faudrait-il la prose de Fénelon. Au reste, le style d'Antoinette, vif, lucide et cordial manque de musique. C'est peut-être qu'elle ne s'écoute pas, pressée de tout dire, et de plus en plus sensible à l'impuissance du langage humain.

 

Le troisième jour, je me suis sentie fortement occupée et appliquée à Jésus, ressentant les effets ordinaires de la pureté de son divin Esprit, qui me tirait en unité avec lui.

 

Le « discernement » lui est donc rendu. Elle se voit, elle voit plus encore celui qui, pour se faire place en elle, semble la refouler en quelque façon hors d'elle-même. Elle assiste à cette invasion.

 

Les effets semblent opérer sur le corps aussi bien que sur l'esprit, consommant par sa sainteté et épurant toute la substance maligne, et purgeant la chair et le sang jusqu'à la moelle des os, pour sanctifier toute la substance, d'où procède une grande pureté dans la sensibilité naturelle, qui reste toute nette et toute épurée.

 

Remarquons-le en passant : le feu mystérieux qui la consume respecte jalousement « toute la substance » et du corps et de l'esprit. « La chair et le sang », la « sensibilité », la personne enfin demeurent. Rien ne se perd que la « substance maligne », que ce que Dieu ne pourrait s'approprier, On n'est pas moins panthéiste. Aussi bien les

 

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expériences qui avaient marqué les premiers jours de sa retraite ne lui étaient-elles pas nouvelles. Plus d'intensité peut-être et de plénitude, mais dans le même ordre de grâce. Je n'ignorais pas, continue-t-elle,

 

que Dieu m'appelait à l'unité de son esprit et à sa vie intérieure. J'en ressentais de si puissants effets, qu'il me semblait quelquefois qu'il me tenait dans une communion actuelle et me faisait porter tout l'intérieur de Jésus, par communication et impression; mais.,.

 

voici le mais décisif :

 

mais je tenais cet état fort suspect, quoique je le ressentisse fort effectif, et ce qui nie faisait douter était la certitude que j'ai que l'intérieur de Jésus était un intérieur crucifié. Je ne pouvais croire que cette impression que je ressentais de ses dispositions fût véritable, étant privée de la croix intérieure.

 

Il ne s'agissait là, pour elle, que d'une angoisse intellectuelle. Son directeur, le P. Marin, l'ayant rassurée une fois pour toutes, elle s'abandonnait sans résistance à la grâce Seulement elle ne comprenait pas. Il y a dans cette « opération », qu'on lui dit toute sainte, quelque chose qui la déconcerte, une sorte d'antinomie qu'elle n'arrive pas à résoudre. Curieuse épreuve, et deux fois révélatrice, dans l'histoire d'une simple femme, qui ne se pique pas de philosopher. On dirait que les sublimes expériences qu'elle traverse ont rendu encore plus critique ce clair esprit, qui veut se rendre compte de tout. Élève de Condren, elle trouve simple que le Verbe incarné

 

(1) « Le Père Marin, à qui Dieu a donné une charité indicible pour moi, m'a rendu des assistances incroyables... Depuis Pâques (1649) il m'a ôté les lectures que je cherchais pour soutenir mes sens, qui ne participaient aucunement aux effets de mon esprit ; (qu'on remarque cette admirable formule !) il m'a ôté tout acte ; et, reconnaissant que Dieu voulait en moi-même une cessation de tout, et que je ne pouvais rien faire, il m'a laissé nue pleine liberté, dont je n'ai usé que pour être intérieurement dans un profond silence, adhérant aux desseins de Dieu ». La vie..., pp. 367-368. Redisons-le une fois encore à ceux qu'alarmerait cette cessation des « actes », dont parle Antoinette, et que lui permet, et que lui commande presque son directeur : adhérer aux desseins de Dieu, est-il rien de plus actif ?

 

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s'imprime en elle aussi profondément que possible. Là n'est pas la difficulté. Mais ce Verbe, elle a de la peine à le reconnaître. Il ne vient pas à elle comme cet « Époux de sang » dont parle l'Écriture, comme celui à qui tant d'autres voyants avaient demandé : « Pourquoi tes vêtements sont-ils rouges, et tes mains semblables à celles du vigneron dans le pressoir?» Pourquoi donc ne la traitait-il pas comme il avait fait cette Barbe de Compiègne, qu'elle avait vue conduite sans relâche « par toutes les voies do la Passion », et reproduisant dans son intérieur « les dispositions du sacrifice » de Jésus? Encore si on l'eût revêtue elle-même de tels autres « états » du Verbe incarné, s'il lui était ordonné de revêtir, en quelque manière, les doux mystères de l'Enfance, ou ceux de la « Vie conversante »! Mais non, rien de tout cela. Ce qu'on lui présente, ou plutôt ce qui s'impose à elle, est-ce bien le Christ des Évangiles ? Tel est le problème qui la tourmente et que, Dieu aidant, elle va résoudre, souple et sublime théologienne, qui sans effort, sans prétention d'aucune sorte, n'ayant à son service que les termes les plus simples, égale les métaphysiciens de l'école française, et jusqu'au P. de Condren lui-même.

 

Le cinquième jour, dans l'oraison du matin, sans y songer, il plut à Dieu de m'enlever tous les doutes que j'avais eus sur ma disposition intérieure, en me tirant le rideau, et me faisant voir clair comme le jour sa vocation sur moi, et mon appel à la vie intérieure, qui n'est autre que la pureté de son Esprit ;

 

cette « pureté » qu'elle avait beaucoup ressentie », mais en l'ignorant, lui est enfin révélée ;

 

me donnant à entendre qu'il ne m'appelait pas à sa croix ni à ses autres « états », mais à ce qu'il avait de plus essentiel à lui-même, qui est la pureté de son divin Esprit, et que les grandes communications et communions que j'avais tant ressenties, n'étaient que des effets de ce divin Esprit qui me tenaient toute en unité.

Alors je vis que la véritable vie intérieure de Jésus était

 

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son divin Esprit, qui vivifiait et sanctifiait ses états de croix et ses travaux intérieurs. Je n'avais pas discerné la différence qu'il y a entre ces états intérieurs de Jésus et sa vie intérieure, mais on me le fit bien entendre en un moment, et je reconnus..., par un effet plus clair que le jour... que les desseins de Jésus sur moi étaient de me donner part à sa vie intérieure, qui est son Esprit, qui semble devoir prendre tout usage de moi-même, et y être comme principe de ma vie..., et que cette opération ne dépendait pas de la croix (bien que méritée, achetée par cette croix), étant un effet d'esprit pur.

 

Jésus ne l'invite pas « à ses amertumes intérieures et extérieures », mais il veut l'unir « au fond de son coeur ». Le mot y est, nous rappelant que, des principes de l'école française, découle logiquement la dévotion — ou plutôt une dévotion — au Sacré-Coeur, dévotion qui s'adresse au plus intérieur », au « plus essentiel », au « plus pur » de l’ « esprit » du Christ (1).

 

§ 4. — Les trente dernières années : juin 1649-octobre 1678.

 

Tout cela, quand elle l'écrit, paraît si limpide que des profanes comme nous pensent le comprendre. Et nous y discernons aussi d'aimables, j'allais dire d'ingénieuses convenances que l'humble Antoinette n'eût certes pas soupçonnées. Même dans l'ordre naturel, elle est une de ces âmes légères et profondes, qui ne traînent pas, qui vont droit, vite, et par des raccourcis étonnants « au pur », à « l'essentiel » du vrai, du bien ou du beau. Une Sévigné

 

(1) La vie..., pp. 366-372. La lettre est du 20 juin 1648. Elle a dû suivre de très près la retraite. Je n'ai pu citer que les passages principaux de ce magnifique document. Mais pas une ligne qui n'ait son prix. Ainsi, après le récit du cinquième jour de la retraite — jour où le « rideau » fut tiré : « Jamais je n'avais vu telles choses ; cela ne s'opérait pas par des lumières extraordinaires, mais comme une vérité qui s'imprimait dans mon âme et qui enlevait tous les cloutes et soupçons que j'avais de ma disposition. Depuis ce temps-là, cette vérité ne s'efface pas » ; p. 369. Quant à la dévotion au Sacré-Coeur, notons aussi, car ces riens ont leur importance, que le P. Le Sergent finit ainsi une de ses lettres à Antoinette : « Jamais je ne vous oublierai, je vous suis trop parfaitement uni... dans le coeur de Jésus-Christ ». La vie..., p. 397.

 

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mystique, ne l'oublions pas, car ce rapprochement seul nous expliquerait, nous justifierait, s'il en était besoin, l'action très particulière de Dieu sur cette merveilleuse créature. C'est ainsi que plusieurs auront, je le crains, trouvé surprenant qu'elle fût dispensée de trop souffrir. Entendez-la bien. La souffrance n'est pas bonne en soi : elle ne veut que déraciner en nous « l'homme de péché », pour faire place à « l'homme spirituel ». Tel est le but qui seul importe. Antoinette arrive à ce but par un chemin plus direct, plus rapide, et qui ferait peur à la plupart d'entre nous. Si les préparations ordinaires, si les complications graduées du sacrifice lui sont épargnées, c'est qu'elle a couru d'abord au terme de tout sacrifice, à « la consommation sur l'autel des holocaustes », mieux encore à cet «  anéantissement » dont elle parle sans cesse (1).

 

Dieu, Dieu, sans discernement... Et le fond de mon état présent est une mort totale à tout ce qui n'est pas lui, et il semble que toute ma substance lui est entièrement référée, et que je n'ai d'usage de corps et d'esprit que pour le pur pur.

La mort... fait toute ma vie..., et vivre en quelque chose est une mort pour moi ; tout ce qui n'est pas Dieu ou pour Dieu, je ne le peux souffrir ; ce fonds de mort, qui a pris racine depuis tant d'années, me fait voir toute la terre et toutes les créatures comme choses où je n'ai plus de part; tout est mort pour moi, et moi pour toutes choses.

 

Ce ne sont pas là des mots, et elle le montre bien par l'exemple concret qu'elle apporte :

 

Si quelquefois la nature s'échauffe en regardant la créature, je veux dire, vous seul au monde comme appui (elle parle à son directeur), il s'élève une peine d'esprit que je ne peux pas mieux comparer qu'à un poisson que l'on tire de l'océan, dont les inquiétudes sont sans relâche, jusqu'à ce que je sois perdue dans cet Etre suprême, pour n'y plus apercevoir pour moi que lui tout pur (2).

 

(1) Cf. La vie..., pp. 372-373. Elle doit peut-être au P. de Condren sa doctrine sur les degrés du sacrifice.

(2) La vie..., pp. 372-373.

 

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Au reste, il ne faut pas croire qu'ainsi « perdue » dans « l'Être suprême », elle oublie les devoirs communs de la piété catholique. Après avoir répété « que tout ce qui n'est pas son Dieu pur » ne lui est rien, elle ajoute sans transition :

 

Ses lois et ses maximes évangéliques sont toute ma consolation (1).

 

Toujours et en tout fidèle à la doctrine oratorienne, elle s'unit et « s'applique » intimement

 

à l'intérieur de la sacrée Vierge, particulièrement à ce degré de parfaite pureté et de profond anéantissement où était sa sainte âme au moment de l'Incarnation du Verbe (2).

 

« Fille de l'Église », comme elle aime à le répéter, elle a une dévotion particulière à tous les martyrs, et plus spéciale à saint Denis.

 

Pouvez-vous, écrit-elle à une bénédictine de Montmartre, avoir au monde une consolation plus grande que de vous voir sur cette montagne, autrefois arrosée du sang des martyrs, et... où ce grand apôtre a trouvé la mort (3).

 

« Fille de l'Église », c'est aux sacrements qu'elle demande l'entretien de sa vie mystique. Jamais, dit-elle, je n'ai approché de la sainte communion ou du sacrement de Pénitence,

 

sans ces effets de redoublement de grâce et de miséricorde efficace, qui font toujours croître l'établissement du règne de Dieu, par une force de la grâce, qui semble me pénétrer et se répandre jusque dans mes sens, si pure et si sainte, qu'elle me sépare de tout, et assujettit de plus en plus au règne de Dieu, qui veut être en moi pur pour lui-même (4).

 

(1) La vie..., p. 374.

(2) Ib., p. 376.

(3) Ib., pp. 295-296.

(4) Ib., p. 384.

 

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Sous la plume d'une contemplative aussi avancée, et, si j'ose dire, spiritualisée qu'Antoinette, voici des aveux qui donnent beaucoup à penser et qui réfutent certaines erreurs trop répandues. Ainsi l'organisme catholique — dogmes, pratiques, discipline — non seulement ne gêne d'aucune façon la vie mystique, mais encore s'accorde étroitement avec elle, la rend plus intense. Résumant une de ses retraites, elle disait encore avec sa précision ordinaire :

 

Dieu m'a comme abîmée dans les effets de la grâce chrétienne, et dans la vérité de notre sainte religion.

 

Pour qu'on ne la soupçonne ni de vague ni de psittacisme, citons encore :

 

Quel bonheur a une âme de se voir d'une nature que Dieu a épousée, et conforme à la nature divine ; de recevoir, entrant au monde, le caractère d'enfant de Dieu, d'être baptisée au none de la très sainte Trinité et de lui appartenir de droit ; d'avoir Jésus-Christ pour chef, et l'Eglise pour mère ; l'Esprit de Dieu pour principe de vie, la chair et le sang de Jésus-Christ pour aliment et nourriture de cette vie divine ; Jésus-Christ et tous ses mérites pour hostie et sacrifice journalier de notre sainte religion ; la foi vive, flambeau qui t'ait pénétrer jusques au profond de la Divinité ; les sacrements pour trésor, dont l'un nous lave dans le sang et dans les larmes de Jésus-Christ, et l'autre nous donne la vie ; l'Office divin pour exercice, l'Evangile pour règle, la perpétuité du Saint-Sacrement comme sacrifice et comme viatique! Ne voilà-t-il pas de quoi vivre en la terre tout divinement, certifiée d'une certitude de foi, que cette grâce nous unit corporellement et spirituellement à un Dieu qui opère une extension de l'Incarnation, et nous rend de tout point une même chose avec lui, nos corps étant les temples du Saint-Esprit, et participant au corps de Jésus-Christ par une union réelle et véritable.

 

Splendide formule de foi, rédigée à course de plume,  et au sortir d'une semaine « perdue en Dieu ». Dans son extase même, elle retrouve, j'allais dire qu'elle repasse le catéchisme. Et, pour que rien ne manque à ce mystici in tutu, à cette apologie du mysticisme, qu'elle écrit

 

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sans même y songer, elle achève sur ces belles paroles :

 

J'ajoute à cela une lumière et vérité parfaite de ce que je suis, et de ce que je puis comme enfant d'Adam, dont la seule puissance de Dieu empêche sans cesse les productions malheureuses, sans que j'en perde jamais le fonds, non plus que l'humiliation de l'incertitude de mon salut, après tant de miséricordes de Dieu sur moi (1).

 

Cette Église, dont elle parle si bien, lui est représentée par le Pape et les évêques sans doute, mais plus immédiatement par ses directeurs. De ces derniers, quatre nous sont connus au moins de nom, les minimes, Marin, Paris et Le Sergent, un prêtre séculier, M. Cauvel. Ces quatre m'intéressent fort. Bons pour elle, cela m'arrêterait moins, car il eût été difficile de rudoyer une telle grâce ; mais que tous aient aisément compris ses vives et courtes confidences; que nul d'entre eux n'ait même essayé de résister à sa grâce; qu'ils se soient trouvés tous assez avancés pour l'encourager, la guider et la stimuler dans sa vocation mystérieuse, voilà qui nous en dit long sur les progrès du haut mysticisme pendant cette extraordinaire période. Quatre, et qu'un simple hasard nous a fait rencontrer, ainsi groupés autour d'une voyante de petite ville. A cette heure même, sur tous les points du royaume, combien d'autres, dont il ne sera jamais parlé, n'auront-ils pas reçu, sans la moindre surprise, des confidences du même ordre, et peut-être encore plus sublimes (2) !

 

(1) La vie..., pp. 389-39o. Elle ajoute aux derniers mots cités : « voyant la chute de tant de grands personnages et colonnes de l'Église, en qui la recherche de Dieu n'a pas été sincère, et la superbe avait fait sa racine ». Pensait-elle aussi aux jansénistes ? je ne sais, mais certainement à Tertullien qu'elle admirait fort.

(2) Aussi bien ne voyons-nous pas les religieuses de Sainte-Perrine publier pour l'édification de tous, non seulement les écrits, si précautionnés de leur soeur, mais encore ce qu'elles avaient pu retrouver de la correspondance de son directeur, je veux dire « quelques réponses du R. P. Le Sergent, minime, à la Mère Antoinette de Jésus sur ses dispositions intérieures » ; précieux fragments dont l'orthodoxie foncière ne me parait pas douteuse, mais où la sainte « oisiveté » des mystiques n'est peut-être pas présentée avec assez de prudence?

« Quand est-ce, lui écrivait-il, que tout sera mort en nous, et que Dieu daignera user de ses droits sur la créature; qu'il y régnera sans limites, et que sa grâce opérera dans sa plénitude sans opposition à ses ouvrages ? Lorsque nous nous mêlons d'agir avec elle et d'aider une ouvrière qui veut agir toute seule, c'est la lumière que Dieu me donne tous les jours, qu'il doit être seul, aussi bien dedans nous que dans lui-même, et que, toutes nos activités et opérations doivent être réduites à une simple application (très active certes, et qui exige l'énergie la plus intense) à Dieu présent. C'est l'ouverture qu'il demande pour être chez nous ; après cela, le ne demande plus qu'un passif parfait dans toutes les puissances et pour toutes choses. Il faut commencer de cesser d'agir, et sortir de nos empressements d'esprit, pour entrer d'autant plus parfaitement dans l'usage de l'esprit de Dieu que nous sortirons du nôtre. J'approuve fort cette oisiveté dont il s'agit ; nos esprits ne doivent pas aller à Dieu par leurs propres forces. Je vous assure que notre propre industrie ne nous sert de rien, et nous ne devons jamais nous en servir que pour n'en point avoir. Faisons place au bon Dieu. Il est en nous ; faisons qu'il y soit esprit et vie, et que seul il agisse et opère. » (La vie..., pp. 391-392.)

Ces formules un peu tranchantes et simplistes, il faudrait sans doute les atténuer, les expliquer surtout, si l'on écrivait pour le grand public, mais le P. Le Sergent s'adresse à une âme qu'il sait plus que réfractaire à la somnolence quiétiste. Au demeurant, tel est bien le programme mystique de cette période. D'une manière ou d'une autre, ils répètent tous la même chose : «Anéantissez-vous en vous-mêmes, pour n'être plus qu'en Dieu ».  Et la justice, et plus encore la « souveraine sainteté » de Dieu, veulent cette « mort ». « Il faut aller à la véritable vie par la mort. Dieu, qui est un abîme d'être, ne se trouve que dans l'abîme du rien... Heureuse oisiveté, où l'âme, dans l'aveu de sa pauvreté et de son impuissance, se laisse aux usages de Dieu, et, par le respect qu'elle doit à ses opérations, n'ose rien y contribuer qu'autant qu'un instrument mort contribue à l'opération de la cause. »

Il reprend : « Plusieurs croient que cette mort n'est qu'une séparation du monde présent, et un oubli de toutes les choses extérieures ; les autres croient être morts lorsque leur volonté est parfaitement assujettie à la volonté de Dieu, qu'ils adorent ses ordres et s'y soumettent, et n'ont quasi plus de mouvements contraires à la grâce. J'avoue que c'est là un commencement de mort, et que ce saint état est accompagné d'un grand repos ; mais la sainteté de Dieu demande bien davantage... Elle ne s'établit en nous qu'à condition qu'elle opérera seule ; que nous lui ferons un transport et un généreux abandon de nos puissances ; que nous n'agirons plus même dans les ouvrages de la grâce et de la charité, parce qu'elle ne peut souffrir l'impureté de la créature. » Tout cela, bien que foncièrement vrai, pourrait être dit avec plus de précaution. J'ai souligné les mots qui rappellent la vie intense qui se mêle à cette mort. Au reste, il est évident que le P. Le Sergent parle ici d'un anéantissement tout à fait mystique, au sens rigoureux de ce mot — lequel est une grâce et non pas un devoir, et par là se distingue de l'abnégation, devoir imposé à tous. Il ajoute fort à propos : « Sans la lumière (d'une expérience à laquelle nul homme n'arrivera de lui-même) nous ne connaîtrons jamais ce noble état ; nous l'appellerons oisiveté dangereuse, et je vous confirme que j'ai été du nombre de ceux qui ne l'ont pas approuvé ». Ib., pp. 393-395.

Il faut rapprocher de ces textes du P. Le Sergent ce que nous avons dit de sa soeur Charlotte. Cf. L’Invasion mystique, pp. 467, seq.

 

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Ainsi défendue contre le faux mysticisme, soit par une obéissance parfaite à l'Église, soit aussi par la sagesse naturelle et la vivacité de son esprit, Antoinette continue son développement singulier et magnifique. Résumée par elle en quelques pages d'une clarté surprenante, sa vie intérieure est en effet un mouvement, un progrès incessant, une vie enfin au plein sens du mot. Tout commença, écrit-elle en 167o,

 

par cette opération puissante qui fut opérée en moi en l'année 1649..., lorsqu'il plut à Dieu me faire voir son appel sur moi, m'imprimant dans le fond de mon âme, que ses desseins étaient de me donner part, non pas à la croix de son Fils, mais

 

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à la pureté de son Esprit, qui lui était essentielle... Dès lors... il s'est passé plusieurs années dans un accroissement continuel dans l'esprit de Jésus, et il me semble que j'étais... consommée en unité avec lui.

Plusieurs années après — qu'on remarque cette seconde étape si intéressante — cet état a passé dans un état plus pur et plus élevé, par un puissant attrait à Jésus-Christ glorifié et retiré dans le sein de son Père, qui semblait me tirer avec lui dans cette essence adorable, vivant avec lui en unité d'esprit, et de vie si consommée, et si une même chose avec Dieu et avec Jésus-Christ retiré en lui, qu'il me semblait qu'il me donnait communication et union à tout ce qu'ils font, et dans la pureté de son essence, où je vivais dans sa vie avec Jésus (1).

 

On pourrait croire que ses voies sont désormais fixées, qu'elle touche au terme. Il n'en est rien. Voici, en effet, la plus étrange des péripéties, le changement le plus imprévu :

 

(1) On remarquera la contradiction apparente entre cette nouvelle période et celle qu'avait inaugurée la retraite de 1649. Dans cette retraite, elle avait compris que Dieu la voulait appliquée, non pas aux « états », aux divers mystères du Verbe incarné (enfance, passion), mais à « la pureté essentielle de son esprit ». La voici maintenant appliquée à «Jésus-Christ glorifié et retiré dans le sein de son Père ». Pour peu qu'on y réfléchisse, on verra que cette nouvelle direction confirme et avance la première. Où, plus sûrement et plus intimement que dans l'essence divine, trouverait-on la pureté essentielle du Verbe ? Toute cette évolution est d'ailleurs étroitement conforme à la doctrine de Condren.

 

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Plusieurs années se sont passées en cet état, qui semblait, à force de m'avoir plongée en lui actuellement, avoir formé une habitude de vie en lui, en unité d'esprit. Je pensais y passer ma vie, lorsque, par l'ordre et la conduite du P. Marin, ayant reçu de sa part un mot de lettre par laquelle, lorsque j'y pensais le moins, il m'ordonna de sortir de ce bel Être, et de ce sein adorable, pour me plonger dans mon néant, plus propre et convenable à mon état de pécheresse.

 

Ce prêtre qui, de sa cellule, sûr de sa puissance, envoie son « mot de lettre », où il fait signe, non seulement à la Mère Antoinette, mais à Dieu lui-même, les pliant tous deux en quelque façon à sa propre volonté, à l'exécution de ses vues hardies, n'est-ce pas, si l'on y pense, du dernier sublime?

 

Tout au même temps, sans peine et répugnance, je me laissai fondre dans cet abîme, et, par une étrange métamorphose, l'obéissance me retira du sein de Dieu pour me plonger dans le sein du néant, où j'ai demeuré abîmée plus de trois années, sans jamais avoir la pensée de retourner dans ce sein adorable où je puisais ma vie, et dont l'habitude était si fort établie que la seule obéissance m'en empêchait l'entrée.

 

Obéir à ce point est déjà très beau, mais obéir avec tant d'aisance et de souplesse est peut-être encore plus rare.

 

Ce coup a été pour moi... bien favorable, quoique devant ce fût un coup de mort... puisqu'il me chassait de ma vie ; mais à présent, les longues années de privation que j'en porte, m'ont fait, dans la suite des temps, voir que c'est un coup de Dieu, qui m'a mis dans le néant, pour régner en moi plus purement.

 

« Purement », nous disions, en commençant, le mystère et les richesses de ce mot que chaque progrès d'Antoinette nous a rendu plus clair. Qu'elles viennent de Dieu, ou des directeurs, ou d'elle-même, toutes les variations, par où elle passe, la rapprochent de cet amour pur. Pendant trois années, continue-t-elle,

 

je ne voyais plus que le néant, sans m'en pouvoir détourner.

 

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Depuis un an — c'est-à-dire vers 1669) — ma disposition a changé... Je me suis sentie tirée à perdre la vue de mon néant, pour entrer dans le pur regard de Dieu, par une opération forte qui ruine tout en moi, pour faire place au règne de Dieu, toute la capacité et l'usage de mon âme étant confondus pour céder à Dieu dans la pureté et la sainteté de son règne ; en sorte qu'il semble que son opération tend à le faire régner en moi pur, sans mélange. Et tout ce qui n'est pas Dieu pur est impur pour moi. Toutes vues, réflexions et retours sont impurs pour moi..., tout étant anéanti pour moi, et Dieu seul y devant régner pour lui-même, soit dans le temps, soit dans l'éternité.

 

Autrefois — c'est-à-dire pendant la seconde phase qu'elle décrivait plus haut — il me semblait

 

que Dieu, tel qu'il est, était tout à moi, et Jésus-Christ son Fils.

 

«Tout à moi»; soulignons ce « moi» qui va disparaître ;

 

mais à présent, l'opération anéantissante que je porte, établit en moi le règne de Dieu pour lui purement, et rien pour moi. Il me suffit qu'il règne et qu'il soit. Son bonheur fait le mien... Quelque fâcheux événement qu'il arrive, je regarde Dieu plus que l'effet, et la peine se dissipe, et Dieu seul demeure... Quelque chose qu'il arrive dans la vie, qui soit choquante pour les sens et la raison même, mes sens et ma raison périssent devant Dieu, et je demeure toujours ainsi en paix, sans raisonner où je n'ai que faire, souffrant doucement et en silence (1).

 

A ce coup, elle nous échappe. Sans doute, elle montera plus haut, mais nous ne pourrions plus la suivre, même à tâtons. Trois ans avant de mourir, elle écrivait à son directeur ces lignes, cet adieu suprême :

 

Le silence est mon partage et je ne puis et ne dois point écrire ni réfléchir. Je crois que voici ma dernière sur mes dispositions, non manque de confiance, puisque je l'ai tout entière en vous, mais par anéantissement total, pour tout

 

(1) La vie..., pp. 378-385.

 

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céder à Dieu seul et tout seul. Le septième et huitième jour (de sa retraite), je voulus écrire, mais après six lignes je quittai tout, tant j'étais à la puissance de ces grandes vérités et de leur opération, d'une manière à ne devoir et ne pouvoir exprimer (1).

 

Qu'elle vive désormais dans et de l'inexprimable, nous le comprenons assez. La merveille est bien plutôt qu'elle ait pu raconter si clairement l'histoire radieuse de ses premières étapes. C'est pour cela, du reste, que nous l'avons choisie entre beaucoup d'autres, plus sensiblement lyriques, mais moins lucides. Il y a mieux encore et plus merveilleux. Cette femme extraordinaire n'a surpris personne de ceux qui l'ont approchée, ni ses directeurs, ni son abbaye, ni ses nombreux amis du dehors. Loin d'être un signe de contradiction, comme tant de mystiques, elle a été un signe de ralliement, un arc-en-ciel. D'autres nous ont montré le sublime du pur amour, Antoinette de Jésus nous en fait paraître la divine simplicité.

 

(1) La vie..., p. 391.

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