Chapitre IV
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CHAPITRE IV : LA PROPAGANDE MYSTIQUE : JEAN DESMARETS ET LES DÉLICES DE L'ESPRIT (1)

 

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§ 1. — La conversion de Philédon.

§ 2. — Lendemains de conversion.

§ 3. — Initiation de Philédon à la vie mystique.

I. Le R. P. Poulain et Desmarets : « une vraie connaissance des états d'oraison ». — Affabulation des Délices. — Desmarets tour à tour Eusèbe et Philédon. — Les étapes d'une conversion. — La cabane des plaisirs charnels ; les Arts ; les Sciences. — Le Palais de la Fortune : Desmarets chez le cardinal.

II. La mort de Richelieu et la conversion de Desmarets. — Avait-il perdu la foi ? — L'apologétique pascalienne et newmanienne avant Pascal et Newman : certitudes qui se forment « dans les plus hautes parties de l'âme ». — « Je veux te prouver par ton goût même qu'il y a un Dieu ». — « Je te le ferai connaître au-dessus de tout raisonnement ». — « Tu es seulement fugitif de sa lumière ». — Les « appartements de la Logique » et l'anti-intellectualisme de Philédon. — Croire ; goûter ; connaître. — Dialectique du goût : Gustate et videte quam suavis est. — Les Délices et le Génie du christianisme.

III. L'échelle des plaisirs. — Délices de la musique et rançon amère de ces délices. « Nous ne pouvons plus souffrir les médiocres ». — De la Poésie. — Raisons mystiques et scrupules religieux qui ont présidé à la croisade menée par Desmarets coutre les poètes païens. — La Philosophie morale. — Duel entre l'Amour et la Chasteté. — Infirmités de la morale séparée : ascétisme et mystique. — Suprêmes résistances de Philédon. — Découragement d'Eusèbe. — La conversion de Philédon : « Soudain je me suis senti frappé ». — « Voilà devant vous ce cheval échappé... »

 

(1) La bibliographie est partout, notamment dans la Grande Encyclopédie (bon article de E. Asse), mais sur l'homme, sa vie, et son oeuvre, nous devons, je crois, nous contenter, en attendant mieux, de la notice publiée par le diligent Kerviler en 1879: Jean Desmarets, sieur de Saint-Sorlin, l'un des quarante fondateurs de l'Académie française. Etude sur sa vie et sur ses écrits. Le long chapitre que lui consacre Hipp. Rigault dans son Histoire de la querelle des Anciens et des Modernes est excellent. Une foule de renseignements dans les Visionnaires de Nicole : cela va sans dire, puisque ce livre est un pamphlet contre Desmarets, et dans les Mémoires de Rapin (Mémoires III, p. 389.) Signalons enfin les documents de première importance récemment publiés par l'abbé A. Auguste : Les Sociétés secrètes catholiques du XVIIe  siècle et H.-M. Boudon, Paris, 1913. J'ai écrit Desmarets, comme on le fait communément aujourd'hui, mais le poète signait : DESMARESTS.

 

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Au n° 63 de la Bibliographie qui termine son grand traité de mystique, le R. P. Poulain a écrit, avec un flegme parfait, les quatre lignes que voici :

 

§ 3. Desmarets de Saint-Sorlin, premier chancelier de l'ACADÉMIE FRANÇAISE (1595-1676). Les délices de l'Esprit, 1655. Livre bizarre, qui montre cependant une VRAIE CONNAISSANCE DES ÉTATS D'ORAISON.

 

Pour réveiller les imaginations paresseuses, j'ai souligné les mots émouvants.

Il les expose en les regardant comme symbolisés par des faits de l'Ancien Testament (1).

 

Au n° 62, c'était un Provincial des carmes, le P. Chéron, lequel doit nous occuper à son heure ; au II° 64, un vieil ami, le jésuite Rigoleuc (2). Avouez qu'entre les deux, on ne s'attendait pas à voir paraître un simple académicien, et qui pis est, un excentrique notoire, pour ne rien dire de plus. D'un autre côté, nul ne soupçonna jamais l'étroit et rigide P. Poulain d'humour, de faiblesse ou de fantaisie. Avant de les inscrire dans son catalogue, il fait subir aux divers spirituels un interrogatoire impitoyable, et, pour peu qu'ils répondent de travers, il les cloue au pilori. Ainsi l'éminent Benoît de Canfeld, par lui condamné à rejoindre aux lieux infernaux Molinos et Fénelon. Si fermé qu'il soit, du reste, à nos curiosités profanes, le P. Poulain n'ignore pas tout des multiples aventures qui ont rendu fameux, piteux, et même odieux le nom de ce pauvre Desmarets.

 

(1) A. Poulain. Des grâces d'oraison. Traité de théologie mystique, Paris, 1906 (50 édit.), p. 583.

(2) Nous lui avons consacré un long chapitre dans notre t. V. L'École Lallemant.

 

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Il aura donc lu avec un redoublement de vigilance les Délices de l'Esprit, il aura pesé tous les mots du rare Imprimatur qu'il leur donne : génie quelque peu bizarre, mais mystique de tout repos (1). En faudrait-il davantage pour ouvrir nos lèvres, pour libérer notre conscience, au cas où il nous plairait, à nous aussi, de louer plus longuement et avec une allégresse particulière, ce somptueux in-folio — car c'en est un et de sept cents pages — son papier, ses caractères, ses images, voire l'originalité savoureuse, la richesse de son contenu.

 

PHILÉDON. — Qui est ce mélancolique qui s'écarte dans cette allée solitaire ? Quoi ! C'est mon ancien ami ! O mon cher Eusèbe, que je t'embrasse. Tu es sans doute voisin de ce beau palais d'Orléans (le Luxembourg)... Reposons-nous, je te prie, sur ce siège. Il y a longtemps que je souhaite ta rencontre, pour apprendre de toi-même s'il est vrai que tu aies quitté les solides maximes de la vie heureuse, pour te donner tout entier à la créance des choses imaginaires.

 

EUSÈBE. — Je ne souhaitais pas moins ta rencontre pour te détromper de plusieurs opinions qui ruinent ton corps et ton âme.

 

C'est un dialogue, en trente journées, et à deux personnages : Eusèbe « le pieux », le sage, le mystique, enfin Desmarets lui-même; Philédon, « c'est-à-dire qui aime la volupté », l'épicurien, l'esprit fort ou le libertin qu'il s'agit de convertir, non pas seulement à la vraie foi, comme l'ont cru tous les profanes qui ont parlé des Délices, mais à la vie contemplative, comme le P. Poulain n'a pu manquer de le voir (2). Pas plus qu'Eusèbe, Philédon

 

(1) Il l'a lu très certainement. Je note néanmoins un singulier lapsus de mémoire. Desmarets n'emprunte pas uniquement ses symboles à l'Ancien Testament, si, du moins, comme je le crois, l'Apocalypse fait partie du Nouveau.

(2) A en croire H. Rigault et Kerviler, Desmarets aurait eu pour but, en composant les Délices, « le développement aune idée fort belle : la poésie du christianisme et de tout ce qui se rapporte directement à Dieu ». D'où ce mot de Kerviler résumant Rigault : « Le livre de Desmarets est mort, et Chateaubriand en a fait le Génie du christianisme s. Kerviler, op. cit.. p. 92. Non, me semble-t-il, les Délices ne sont pas, dans la pensée de Desmarets, un manifeste littéraire : elles sont avant tout un livre de propagande religieuse, une apologétique et une mystique. L'auteur constate, eu maints endroits, surtout dans son explication allégorique de l'Apocalypse, la supériorité de la Bible sur les poèmes païens ; le livre tout entier démontre — ambulando — l'excellence de la poésie chrétienne, mais comme Athalie ou Esther la démontreraient.

 

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ne doit être un personnage imaginaire. Selon toute apparence, il représente un ou plusieurs des libertins que Desmarets essaya, et peut-être avec succès, de ramener

dans la bonne voie : quelque Théophile, quelque Desbarreaux. Mais, il est aussi, par endroits, et fort souvent, si je ne me trompe, le Desmarets d'avant la conversion. D'où il suit que ce gros livre, bien que très solidement doctrinal, n'a rien d'abstrait. Ce sont les mémoires d'un confesseur, c'est aussi une confession véritable, atrocement longue d'ailleurs, et que peu de vaillants liront jusqu'au bout, mais sincère, complète, vivante. Le prologue ne manque pas d'agrément. Sans plus tarder, l'on entre en matière.

 

N'as-tu jamais considéré, quand on approche des grandes villes qui ont de longs faubourgs, qu'avant que d'arriver à ces faubourgs, on trouve de petites maisons ou cabanes dans lesquelles s'arrêtent les gens de pied, et où l'on ne vend que du cidre, ou de la bière, ou de fort mauvais vin ; mais, quand on arrive aux faubourgs, on y trouve des hôtelleries, et plus on entre avant dans ces faubourgs, plus les maisons, où l'on peut prendre ses repas et se loger, sont grandes et belles, et le vin y est meilleur ; mais elles ne sont point pareilles aux grandes et belles hôtelleries de la ville, qui sont fournies... des viandes les plus délicieuses. Et tout cela encore n'est pas comparable à la maison et à la table du roi de cette ville, où tout est pompeux, magnifique, poli, délicat, rempli de bonnes odeurs, retentissant de musique, et abondant en toutes sortes de délices. Mais, Philédon, pour ne laisser pas davantage égarer ton imagination à chercher bien loin une ville, qui est bien près de toi, sache que la ville de la véritable Volupté, c'est nous-mêmes. Dans les dehors et dans les faubourgs de cette ville, sont tous les plaisirs que nous pouvons goûter par le moyen des sens extérieurs, et, au dedans.., tous les plaisirs que notre

 

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âme est capable de goûter par l'intérieur. Or tu n'en es encore qu'à une petite cabane, loin des faubourgs où sont les plus grands plaisirs du monde ; et tu t'y es arrêté comme ces faibles piétons, qui se reposent de lieue en lieue, et qui demeurent au premier lieu qu'ils rencontrent, où ils se contentent du méchant vin qu'on leur donne... Cette cabane est le lieu des plaisirs charnels et grossiers, où je m'étais quelque temps arrêté avec toi, dans ma jeunesse, lorsque j'étais encore faible de jambes et de courage. Mais, quand ma force et mon coeur s'accrurent avec l'âge, je sentis que ces plaisirs ne me satisfaisaient point, et ruinaient mon corps et ma fortune, et j'en voulus chercher de plus relevés. Je te quittai donc dans la misérable demeure des plaisirs du corps, qui n'avait qu'une enseigne grossièrement peinte, où était représenté un Bacchus et une Vénus.

 

Ainsi finit le premier chapitre de son autobiographie. Quel âge avait-il lorsqu'il dit un adieu éternel à la charnelle cabane?Nous n'en savons rien. Je crois néanmoins que cette folle étape ne fut pas longue. Saint-Sorlin délirera peut-être à ses heures, s'il faut en croire Pierre Nicole et la tradition janséniste, mais, bien que d'humeur agréable, sa gourme jetée, il sera toujours d'un sérieux profond. Tallemant, qui l'oppose, de ce chef, à Boisrobert, le bouffon de Richelieu, nous dit expressément que Desmarets «n'était pas propre pour faire rire » (1). « Il naquit en 1595, d'une bonne famille parisienne » qui comptait peut-être parmi ses ancêtres un autre Jean Desmarets, poète lui aussi, et le propre père de Clément Marot. Il avait un frère aîné, qu'il aima beaucoup, Roland Desmarets, bon humaniste, mais tout latin (2). « Une de leurs soeurs (Marguerite), qui se maria et mourut jeune, laissa une fille plus tard célèbre Marie Dupré, dont l'éducation resta à la charge de ses oncles. Elle

 

(1) Cf. Kerviler, op. cit.. p. II.

(2) « Richelieu lui confia la composition des distiques élogieux qu'il voulait placer au bas des portraits de sa fameuse galerie des Français illustres. an Palais Cardinal. » Kerviler, op. cit., p 7. Mais il compte surtout comme épistolier : cf. Rolandi Maresii epistularum philololicarum liber primus. Paris. 1650. Cf., dans l'épitre IX, un pompeux éloge de Jean. Cf. Kerviler, op. cit. p. 7.

 

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apprit le latin, le grec, l'italien, la rhétorique et la philosophie, fit des vers français, entretint commerce de littérature et d'amitié avec les principaux écrivains de son temps. On la surnommait la cartésienne. » Je serais bien curieux de savoir, si après avoir fait d'elle, à sa propre image, une encyclopédie vivante, l'oncle Jean apprit aussi à Marguerite-Marie Desmarets — pia admodum femina —l'oraison de quiétude. La chaude maison paternelle près du Luxembourg et, plus tard, le bel hôtel de la rue du Roi-de-Sicile, dessiné par notre contemplatif en personne; à deux pas, l'église Saint-Paul où les deux frères font leurs dévotions, et où ils dormiront leur dernier sommeil ; une bibliothèque magnifique; Jean et Roland aussi frères que Pierre et Thomas Corneille : la gentille orpheline, bourrée par eux d'érudition, et, je l'espère aussi, de friandises; sautant, si j'ose dire, sur les genoux de la jeune académie française, qui logea d'abord, non pas chez Mazarin, mais chez Desmarets..., pourquoi faut-il que l'impérieuse muse mystique m'arrache à ces évocations trop délectables?

« Nous savons que Roland Desmarets fut l'élève du P. Petau, et qu'il fit d'excellentes humanités. Devenu avocat au Parlement, il conserva des relations avec son ancien maître, et souvent ils soutenaient ensemble des discussions sur la bonne latinité. Il est probable que Jean, d'un an seulement plus jeune, suivit les mêmes leçons que son frère. Les lettres latines que Roland lui adressa plus tard, en le consultant sur les poésies qu'il composait dans la mémo langue, prouvent que ses études classiques furent complètes. » Chose curieuse, dès qu'il n'a pas à se critiquer lui-même, Desmarets a le goût assez fin. Il échenillera de maîtresse main l'Art poétique; il obligera Despréaux à remettre, pour la vingt et unième fois, son ouvrage sur le métier. Me revoici dans le frivole ? Mais non, tout se tient. Le jésuite Petau, ici mentionné à propos de vers latins, nous donne l'adresse probable du « sage » mystérieux qui doit un jour hâter la conversion d'Eusèbe, et guider les

 

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premiers pas de Jean Desmarets sur les chemins de la perfection. L'auteur des Délices, qui a beaucoup lu, n'indique jamais ses sources; il ne nous donne pas non plus le nom de ses directeurs, mais, vraisemblablement, il doit beau. coup aux jésuites. Humaniste dévot à la manière du P. Binet, fléau des jansénistes, théoricien humain et sûr des choses mystiques, de quelque côté que je le prenne, je crois reconnaître en lui l'empreinte de la Compagnie. Mais revenons à ses confidences.

Ayant donc laissé l'ami Philédon à l'enseigne de Bacchus et Vénus, il se mit en quête de « plaisirs plus relevés ».

 

Je m'avançai vers le faubourg, et trouvai une grande et agréable maison... C'était le séjour des Arts. J'entrai dans ce grand hôtel, où je fus charmé par la Musique, par la Peinture, par l'Architecture, par la Perspective ;

 

[Retenons ces deux dernières, que Desmarets doit plier un jour au service de la mystique.]

 

et par plusieurs autres arts, parmi lesquels je demeurai longs temps, jouissant de grands plaisirs. Mais enfin, je commençai à m'en dégoûter, sentant qu'ils n'étaient point parfaits... Allant plus avant, je trouvai une autre grande maison en façon d'un palais magnifique... C'était le Séjour des sciences... ; j'y trouvai l'Eloquence, la Poésie, l'Histoire, la Logique... J'y demeurai quelques années, goûtant de grandes douceurs parmi la peine qu'il y avait à se rendre familier de chacune de ces sciences. Mais enfin, je me lassai de ces contentements.

 

« Allant plus avant », il entre dans « la charmante demeure de la Réputation », puis dans le beau « palais de la Fortune », dont l'entrée est particulièrement difficile.

 

Toutefois, par la faveur de mes amis qui me prêtèrent la main..., j'entrai..., et je fus bientôt admis à la conversation de celui... qui dominait en ce lieu élevé (c'est Richelieu). Là je goûtai mille plaisirs ravissants par l'estime qu'il fit de moi, par les caresses... dont il m'honora... Ce sont là des plus

 

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délicats plaisirs du monde, dont tu n'as jamais essayé, ô pauvre voluptueux charnel.

 

Eusèbe ne se flatte point. Présenté par Bautru à Richelieu (1626), Desmarets ne tarda pas en effet, écrit Kerviler, « à séduire complètement le premier ministre et à devenir son familier aussi indispensable que Boisrobert, qui, malgré ses efforts pour détrôner le hardi rival, ne put jamais y parvenir ». Leur fonction, d'ailleurs, à tous deux, n'était pas la même. A Boisrobert, les bouffonneries; à Desmarets, les divertissements de haut goût, « un emploi d'esprit », comme dit Bayle. Il était le Socrate ou le Platon du cardinal, son maître d'escrime intellectuelle. Mais écoutons-le plutôt, et, ce faisant, constatons une fois de plus que, pour connaître l'histoire profane, il n'est que de lire les auteurs mystiques.

 

PHILÉDON . — Je sais que tu as longtemps joui de ces sortes de plaisirs (les glorieux), ayant été chèrement aimé du plus grand homme de ton siècle... Je voudrais bien que tu voulusses m'en dire quelque chose.

 

Qu'à cela ne tienne ! Si détaché qu'il soit désormais de ces éblouissants souvenirs, Eusèbe se résignera sans peine à les évoquer.

 

EUSÈBE. —Tu me forces à te dire quelqu'un de ces goûts délicats, qui te fera juger des autres, et qui servira à te l'aire connaître l'infatigable force du génie de ce grand homme, qui ne pouvait se délasser d'un travail d'esprit que dans un autre. Aussitôt qu'il avait employé quelques heures à résoudre toutes les affaires de l'État, il se renfermait souvent avec un savant théologien, pour traiter avec lui les plus hautes questions de la religion... Après cela, d'ordinaire, il me faisait entrer seul avec lui, pour se divertir sur des matières plus gaies et plus délicates où il prenait des plaisirs merveilleux. Car, ayant reconnu en moi quelque peu de fertilité à produire sur-le-champ des pensées, il n'avouait que son plus grand plaisir était lorsque, dans notre conversation, il enchérissait de pensées par-dessus les miennes; que si je produisais une autre pensée

 

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par-dessus la sienne, alors son esprit faisait un nouvel effort, avec un contentement extrême, pour renchérir encore par dessus cette pensée ; et qu'il ne goûtait au monde aucun plaisir si savoureux que celui-là.

 

Oh ! un Socrate de salon, et un Platon bel-esprit. Desmarets n'est pas le véritable penseur que l'on pourrait croire d'abord à suivre les carambolages de ses vues. Ses intuitions ne. jaillissent pas d'un long travail de réflexion, et elle passent, comme des éclairs, sans qu'il en ait lui-même soupçonné la vraie richesse. Nulle profondeur, mais simplement beaucoup « de fertilité à produire sur-le-champ

des pensées ». En faut-il davantage pour récréer honnêtement le cardinal, et nous avec lui? Quoi qu'il en soit, des entretiens de ce genre supposent une sorte d'égalité, ou la créent entre les deux partenaires. Richelieu, nous dit Tallemant, faisait « couvrir Desmarets en sa présence et asseoir dans un fauteuil comme lui, et voulait qu'il ne l'appelât que Monsieur » mauvaise école pour un homme de lettres que la nature avait fait assez avantageux.

 

Imagine-toi, reprend Eusèbe, quelqu'un de ceux qui sont dans l'etroite familiarité de l'homme le plus absolu d'un royaume..., s'il arrive dans l'antichambre de ce puissant homme, tous les plus grands de 1 État... le reçoivent avec des caresses excessives, et s'estiment bien heureux s'il daigne leur parler un montent.,. A proportion qu'il sent croître en eux cette estime de sa puissance, il sent aussi croître en son âme ses délices, qu'il fait plutôt consister dans l'opinion d'autrui que dans la sienne propre. Mais considère ensuite quel est son plaisir et sa gloire, quand on vient de l'appeler de la part de ce puissant homme, parmi tant de grands qui envient la fortune dont il va jouir d'aller converser familièrement avec celui dont, pour toute gloire, ils n'espèrent qu'un regard, quand il sortira de sa chambre.. Puis, en entrant dans la chambre, où n'entrent avec lui que les vains désirs de toute cette foule..., il lui semble qu'il entre dans un paradis de délices et de gloire, et qu'il laisse tous les damnés à la porte, puisque tous ces hommes meurent de dépit d'être prives de cette vue, qu'ils estiment la plus haute félicité du monde... Quand cet homme

 

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sort de la chambre, il croit être tout resplendissant de lumières, dont il lui semble que cette présence si adorée l'a revêtu...

 

Mais ne l'obligeons pas à nous en dire plus long sur cette fausse gloire du monde,

 

car est-il rien de si vain, puisqu'il y a même de la vanité à s'en souvenir, et encore plus à le redire (1) ?

 

II. Il serait « demeuré charmé, pour le reste de sa vie, dans ce séjour de la Fortune, sans un accident — la mort de Richelieu — qui précipita tous ses contentements et toutes ses espérances». Tombé « de ce haut étage, assez doucement, sans mal et sans honte » — car sa gloire était dès lors bien établie — il se réfugia dans le « palais de la Philosophie », où il apprit des Sages de la Grèce et de Sénèque — de Sénèque surtout, une des idoles de cette époque — à dompter ses passions et à tenir son âme dans un état tranquille ».

 

Je m'arrêtai longtemps dans cette agréable et presque innocente vie, et déjà je faisais état de n'abandonner jamais cet heureux séjour, où je goûtais, ce me semblait, un doux repos... Le Roi, qui demeurait dans le lieu le plus élevé de la ville de la vraie Volupté, eut la bonté de m'envoyer un philosophe chrétien heurter à la porte de ma chambre et m'avertir de sa part que je perdais mon temps parmi ces philosophes païens, qui m'enseignaient une doctrine pleine à la vérité de plusieurs bons préceptes, mais pleine aussi de vanité, parce qu'ils attribuaient à la force de l'esprit humain la victoire des passions, et, par ce moyen, au lieu de vaincre l'orgueil..., ils le nourrissaient, l'augmentaient, le rendaient enfin d'une grandeur effroyable ; qu'il voulait que j'entrasse dans sa ville sous la conduite de l'Humilité, et qu'il m'y ferait apprendre une plus saine et plus salutaire doctrine, et sentir des délices que l'on ne goûte dans aucune des demeures du faubourg, dans lesquelles je me pouvais arrêter (2).

 

Telle est, mais bien stylisée et ramenée à la simplicité

 

(1) Les Délices,  1ère partie, 1ère journée, pp. 1o4-1o6.

(2) Ib., 1ère partie, 1ère journée, pp. 3-5.

 

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abstraite d'un syllogisme apologétique, l'histoire de sa conversion. Ni les plaisirs des sens, ni l'étude, ni la gloire, ni l'humaine sagesse ne peuvent nous satisfaire : le coeur de l'homme ne trouve son repos qu'en Dieu. L'histoire vraie doit être moins rectiligne, plus complexe et sans doute plus émouvante. Obéissant à cette pudeur, aujourd'hui passée de mode, mais qui s'imposait alors aux plus glorieux, Desmarets a soigneusement dosé et passé au crible ses propres confidences, laissant peut-être dans l'ombre la principale difficulté qu'il eut à résoudre avant de se rendre aux sollicitations de son « philosophe chrétien ». Qui était-ce donc? Mais ce qu'Eusèbe n'avait pas à nous dire, les propos de Philédon nous le laissent assez deviner. Méditez plutôt ce brûlant passage, qui ouvre un jour si imprévu sur l'inquiétude religieuse au temps de Louis XIII.

 

Pour... croire, il faut la foi, et je ne l'ai pas. Et s'il y a un Dieu, il faut qu'il me la donne, puisque l'on dit que c'est un don de Dieu. Même je veux bien te conter, mon cher Eusèbe, comment j'ai agi en cela avec sincérité ; et qu'un jour, étant seul dans un bois, et contemplant le ciel et la terre et les arbres, et étant eu doute s'il y avait un Dieu qui eût fait toutes ces choses et moi-même, je dis ainsi tout haut : S'il est un Dieu, et s'il est tout bon et tout puissant, je lui abandonne ce bras et je le supplie qu'il le foudroie pour se faire croire à moi.

 

Ce sont là de ces traits que l'imagination peut sans doute plus ou moins romancer, mais que l'on n'invente pas de toutes pièces. Aussi ne serais-je pas loin de reconnaître Desmarets lui-même dans le Philédon de cette scène. Il va du reste sans dire qu'Eusèbe n'aura pas de peine à montrer la folie d'une semblable prière :

 

Donc tu ne veux pas croire, ni toutes les choses surnaturelles rapportées dans l'Ancien Testament, desquelles des peuples entiers ont été témoins, racontées de père en fils, et solennisées par des fêtes annuelles..., ni l'admirable rapport des prophéties

 

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des choses surnaturelles promises avec les mêmes choses avenues. Tu veux un miracle particulièrement fait pour toi... Chaque homme pensera avoir même droit que toi... Et quand Dieu ferait un miracle pour toi, et pour chacun des hommes, serait-ce chose assurée que chacun croirait en lui ; puisque, avec sa grâce qui ne nous défaut jamais, il faut en nous une disposition de soumission pour le croire, même faisant un miracle... ? Vois donc combien tu étais injuste, quoique tu crusses agir avec une grande sincérité... ; car s'il l'eût fait (ce miracle), tu eusses pu dire encore qu'un coup de foudre n'est qu'une chose naturelle...

Tu penses encore agir bien sincèrement, et te soumettre beaucoup, quand tu dis que, puisque la foi est un don de Dieu, tu avoues que tu ne l'as pas et que tu la demandes. Mais prétends-tu être en droit de la demander... et de l'espérer... que par une miséricorde infinie, toi qui l'avais, et qui l'as abandonnée, pour croire tes faibles et faux raisonnements, et qui as rejeté de ton âme l'esprit de Dieu, qui t'avait donné la foi des choses divinement révélées, pour croire ton seul esprit, tout borné qu'il est. Confesse que tu avais la foi aussi bien que moi pendant notre jeunesse, et tu l'as perdue, non par hasard, mais par ta propre volonté, et par l'orgueil de ton esprit, qui, se croyant plus grand que tous ceux de tant d'admirables Docteurs..., non seulement a combattu, mais encore a chassé et détruit la foi en toi-même, et a tâché de la détruire dans tous les autres esprits. Et tu demandes à Dieu qu'il te donne la foi, quand tu l'as chassée et outragée, et lorsque tu es prêt à la chasser encore sur la moindre fantaisie de ton esprit, si Dieu te la voulait rendre... Et toutefois il est si bon qu il est prêt à te la rendre, si tu fais ce que je te dirai, et si tu veux seulement ouvrir les yeux de ton esprit pour la recevoir.

PHIL. — Pour moi, j'estime qu'il faut plutôt se crever les yeux que les ouvrir, pour embrasser les choses de la fui.

 

Je voudrais bien les arrêter l'un et l'autre, mais je ne peux pas.

 

Eus. —Dis plutôt qu'il faut se crever les yeux pour ne la pas recevoir, en ne voulant ni croire ni lire les histoires véritables, indubitables, qui exposent naïvement tant de choses surnaturelles, que Dieu a faites pour se faire croire Mais il est besoin que tu chasses de toi les obstacles à la grâce, afin que tu

 

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puisses avoir la disposition nécessaire pour croire qu'une chose est surnaturelle, quand je te la ferai connaître. Il faut que tu sois sans endurcissement de coeur, sans présomption d'esprit, et sans aucun intérêt de ta sensualité ; laquelle, toute faible qu'elle est..., en comparaison de la partie supérieure de ton âme, qui est capable de goûter des délices célestes, veut être la maîtresse et empêcher la plus noble partie de ton âme d'agir. Car ne crois pas que, lorsque tu as combattu et chassé la foi, tu aies agi par la partie supérieure de ton âme. Tu as agi par ta sensualité seule, et non par ta raison. Car l'orgueil est la sensualité de l'esprit, comme le plaisir charnel est la sensualité du corps. Tu as agi par la partie animale..., et maintenant, il finit que tu m'écoutes avec soumission, et avec une disposition à croire que tu as en ton âme une partie bien plus haute que celle avec laquelle tu as agi jusqu'à cette heure, et que par cette haute partie, on peut connaître les choses surnaturelles, qui sont celles de la foi.

 

Après cela, peu nous importe que lui-même, jadis, il ait été mordu ou non par le scepticisme. A cette curiosité de détail a succédé, malgré nous, le problème des problèmes. Pascal, Newman, Maurice Blondel, nous rappeler de tels noms, est-ce une gloire si chétive pour l'homme de lettres bizarre, d'autres disent fou, qui publia ses Délices en 1658? J'oserai même soutenir qu'en un sens, du moins, Desmarets est allé plus loin que nos maîtres. Pour moi, en effet, toutes les apologétiques nées des Pensées demeurent insuffisantes et inefficaces, aussi longtemps qu'on

n'appelle pas à leur aide la psychologie des Jean de la Croix, des Surin, des Marie de l'Incarnation; aussi longtemps que l'on n'identifie pas les « raisons du coeur » à ces ineffables certitudes qui se forment dans la « plus haute partie de l'âme », au delà du raisonnement et même des mots. Quoi qu'il en soit, la méthode de Desmarets mérite l'attention des bons esprits. Que son apologie du christianisme — tore des plus anciennes dans la littérature religieuse moderne — soit en même temps une introduction à la vie intérieure et à la mystique, voilà, me semble-t-il, qui suffirait

 

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à la gloire de Jean Desmarets, sieur de Saint-Sorlin, l'un des fondateurs de l'Académie française.

Eusèbe ne méprise pas les preuves traditionnelles de la religion : il en connaît la vraie force, et il excelle, au besoin, à les manier. Il reste persuadé néanmoins que la

seule dialectique ne suffirait pas à un Philédon, c'est-à-dire à qui aime la volupté — eh! qui ne l'aime ? — pas plus qu'elles n'auront suffi à convertir un Desmarets :

 

Je veux et prouver par ton goût même qu'il y a un Dieu... Goûtes-en, comme plusieurs en ont goûté avec moi ; tu le sauras aussi bien que nous... Si tu avais goûté Dieu une fois, tu sentirais bien que ce n'est pas une chose imaginaire... Tu n'as pas assez mauvaise opinion de moi pour croire que je sois capable de quitter des plaisirs sensibles et réels pour des peines sensibles, dans lesquelles je voudrais m'imaginer des plaisirs. Ou, si tu ne me veux pas croire, je n'ai autre chose à te dire, sinon que tu fasses toi-même les épreuves que j'ai faites, puisque, pour un sensuel comme tu es, il n'y a point de meilleure preuve que l'épreuve. Et tu dais bien ouvrir les oreilles, puisque je te promets de te mener jusqu'à Dieu par le chemin des plus grands plaisirs du monde

 

Et Philédon .

 

Tu me prends par l'endroit où je suis le plus sensible, qui est le goût, et je t'avoue que je n'ai point trouvé d'homme comme toi, qui voulût entreprendre de me faire connaître Dieu en me le faisant goûter...

 

Ainsi alléché, il n'oubliera plus l'amorce. Non qu'il se prive d'argumenter contre les vérités religieuses avec une force et une désinvolture qu'on n'a pas coutume de rencontrer dans les ouvrages de ce genre, mais alors même qu'on aurait répondu à toutes ses objections, il ne se tiendrait pas pour satisfait.

 

EUSÈBE. — Je te mènerai de clartés en clartés, jusqu'à la source de toutes les lumières.

 

(1) Délices, 1ère journée, pp. 8-10.

 

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PHILÉDON. — Tu ne me parles que de clartés, et de me faire voir ; mais ce ne sont pas mes plaisirs que ceux de la vue... Tiens-moi donc ta parole. Tu m'as promis de me faire goûter quelque chose de meilleur que les viandes les plus délicieuses. C'est à quoi je m'attends... M'ayant ouvert l'appétit par ces promesses, tu ne dois pas me laisser languir... Tantôt tu me promets des goûts, puis tu penses me repaître de clartés ; et je crains fort que tous les goûts que tu me promets, ne consistent qu'en visions.

 

EUSÈBE. — Tu en goûteras toi-même, et... tu trouveras ces goûts si excellents, que tu n'auras point de plus grand désir que d'en faire essayer à tes meilleurs amis.

 

PHILÈDON. — Donne-moi donc congé d'aller jusqu'à demain dans cette demeure des plaisirs (2)...

 

Et il s'en va passer l'entracte en joyeuse compagnie. Ainsi encore :

 

PHILÈDON. — Mais comment veux-tu que je le connaisse (Dieu), si je ne le vois, si je ne le sens?

 

Sur quoi, Eusèbe, avec une éloquence tour à tour sublime et bizarre, mais, à mon avis, profondément émouvante :

 

Je te le ferai connaître au-dessus de tous les sens, et même au-dessus de tout raisonnement, puisque ta volonté rebelle te défend d'y employer ta raison. Mais sache, Philédon, qu'en disant que tu ne vois, que tu ne seus et que tu ne connais point Dieu, tu fais tout ainsi que ferait quelqu'un de ces noirs habitants de l'Afrique la plus bridée, qui, voyant que le soleil ne l'éclaire que trop, en sorte qu'il ne peut douter de son être ni de sa lumière ; et dédaignant de se cacher en quelque lieu pour se sauver de sa chaleur, laquelle lui devient si insupportable, que, de rage, il lui tire des flèches pour tâcher à s'en venger; enfin se résoudrait, voyant son insolence inutile et ridicule, de quitter le pays, et s'embarquant sur l'Océan,

 

(1) Délices, se journée, p. 20.

(2) Ib., 2e journée, p. 35.

 

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viendrait habiter en la Norvège, où l'on ne voit point le soleil pendant six mois de l'année.

Alors, vivant dans les ténèbres, mangeant et buvant près d'un feu, parmi beaucoup de fumée, il perdrait peu à peu le souvenir du soleil.

 

Pour cette admirable dernière ligne, que ne lui pardonnerait-on pas?

 

Il ne le verrait plus, il ne le sentirait plus, il ne le connaîtrait plus; quoique le soleil ne laissât pas de produire ce qu'il boirait et mangerait. Et il s'estimerait en un état fort heureux, quoiqu'il fût des plus malheureux de la terre, et mille fois plus que ceux qui voient le soleil, et le sentent, et le connaissent.

 

Au style près, et à une je ne sais quelle outrance qui gène le goût, cela ne vous parait-il pas aussi beau que la caverne de Platon?

 

Philédon, tu es tout ainsi : tu as connu Dieu aussi bien que moi dès ta jeunesse ; tu as vu sa lumière..., tu savais qu'étant très sage et très parfait, il est aussi très juste... Au lieu de le craindre et de te mettre à l'abri des rayons de sa justice, tu as voulu demeurer insolemment à découvert, à chercher tes plaisirs de tontes parts ; et quand cette justice a commencé à t'éclairer trop, et à te devenir insupportable, tu as lancé des traits contre ce soleil de justice, par mille blasphèmes, qui retombaient sur toi-même. Enfin, au lieu de te mettre à couvert par le repentir et par l'humble prière, tu as mieux aimé quitter le pays de la créance de Dieu, où il est si brillant de lumière et si ardent d'amour, et tu es venu te cacher de lui dans le ténébreux pays de l'Impiété, où tu l'as oublié dans le vin, qui te donne quelque chaleur avec beaucoup de fumée, où tu ne le vois plus, où tu ne le sens plus, où tu ne le connais plus, quoiqu'il te donne encore tout ce que tu bois et tout ce que tu manges, et où tu te crois heureux, quoique tu sois des plus malheureux du monde. Toutefois tu me confesseras, si tu veux, que, plus de six lois le jour, tir penses qu'il y a un Dieu, et que tu le sens; mais tu es seulement fugitif de sa lumière dans la Norvège, c'est-à-dire dans les ténèbres de l'Impiété.

 

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Là-dessus, pour varier nos plaisirs, une facétie de Philédon .

 

Tu m'avais logé dans la demeure de Bacchus et de Vénus, où je me trouvais assez à mon aise. Maintenant voici que tu me mets dans la Norvège. Mais je te prie de ne m y laisser pas longtemps, car c'est un pays bien froid ; et je te prie de me loger un peu plus près de la ville de la vraie Volupté, où je m'assure que l'air est plus doux (1).

 

Connaissant à merveille, et pour cause, son Philédon, Desmarets en a fait un personnage fort réussi. Deux hommes en lui : un pyrrhonien amateur, un voluptueux. Eusèbe réfutera patiemment les objections du premier ; il élèvera insensiblement le goût du second. Doit une apologétique à deux étages, si l'on peut ainsi parler : ici l'argumentation commune, classique, à la saint Thomas, à la Frayssinous; là une sorte d'entraînement poétique et mystique, un Génie du christianisme et de la vie intérieure, les deux méthodes s'entre-croisant du reste sans cesse, comme l'exigent l'humeur sautillante et l'anti-intellectualisme congénital de Philédon. Nous venons d'entendre celui-ci, interrompant d'une pirouette l'éloquence de son ami. Cette idée de partir pour le pôle Nord lui a paru si refroidissante et si bouffonne qu'il n'a même pas entendu le reste de ce discours pathétique. Peste soit, direz-vous, du mauvais plaisant ! Non, félicitez-le plutôt de seconder avec tant d'adresse le secret dessein de Desmarets. Philédon doit être fort intelligent, sans quoi sa finale défaite ne prouverait rien, mais il doit être aussi le contraire d'un philosophe. Il nous le faut raisonneur jusqu'au sophisme, mais non pas jusqu'au sérieux. Nous attendons de lui des objections pétillantes et redoutables, mais toujours à la manière d'un enfant terrible. Comprenez-le bien, et Desmarets avec lui. Ils ne s'intéressent pour de bon, ni l'un ni l'autre, à tout ce

 

(1) Délices, 2e journée, pp. 34, 35.

 

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que l'on peut dire de plus fort pour ou contre l'existence de Dieu, l'immortalité de l'âme, la divinité du christianisme. Raisonner, prouver, déduire, réfuter n'est pour

eux qu'un jeu, et qui les fatigue vite. Voyez-les plutôt lorsque, parcourant les « palais de la Science », ils sont arrivés à la porte de « la logique » :

 

EUSÈBE. — Cette science examine les arguments démonstratifs, ou les probables et les faux, ou les trompeurs; et ainsi nous conduit par des voies certaines, pour découvrir l'erreur et pour parvenir à la vérité...

 

PHILÉDON. — Tu m'as fait plaisir de me dire ces choses à l'entrée de cet appartement, sans me faire entrer dedans ; car je ne crois pas qu'il soit agréable. Je m'imagine qu'il n'y a que des bancs de bois, et des hommes mal polis, et que l'on n'y entend que des voix tumultueuses et des disputes importunes.

 

EUS. —Toutefois ces hommes y reçoivent de grands plaisirs, lorsqu'ils ont trouvé le noeud d'un argument, et qu'ils ont satisfait à la question par une solution à laquelle il n'y a pas de réplique. Et toute l'assistance bat des mains... Ceux qui sont habiles et subtils dans ces disputes s'estiment plus glorieux que les conquérants...

 

PHIL. — Je leur laisse leurs joies, puisque je n'en puis jouir sans une grande étude, et je te prie de me faire passer aux autres sciences, sans entrer dans celle de la Logique.

 

EUS. — Il me sera difficile, parce que, dans celle-là, l'on trouve la clef pour entrer aux autres...

 

PHIL. — J'aime mieux me passer de visiter ces grandes sciences, que de passer par la Logique.

 

Son frileux cicerone ne tient pas, lui non plus, à entrer dans cette cave.

 

EUS. — Il est vrai que la Philosophie, dans laquelle on passe par la Logique, n'est qu'une philosophie spéculative, et en paroles, et qui s'évapore toute en questions et en disputes ; sans qu'il y en ait presque un seul de tous ceux qui s'y

 

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exercent qui en devienne plus sage. Car, au contraire, toutes ces questions et ces subtilités ne font que rendre les esprits de plus en plus curieux, orgueilleux et vains. J'aime mieux réserver à te faire voir la Philosophie pratique, dans la demeure particulière où je te conduirai, qui est la plus proche de la ville de la vraie Volupté. Celle-là consiste en l'étude et en l'exercice continuel des vertus..., et c'est, de toutes les sciences humaines, la seule qui soit utile pour l'intérieur... Plus nous entrons dans l'intérieur de ces Sciences par le moyen de la Logique, plus nous nous éloignons de notre propre intérieur... Je puis te conduire par certains balcons ou corridors, qui ont été faits tout à l'entour de ce Palais des Sciences, pour ceux qui ne les veulent voir qu'en passant (1).

 

Non pas, encore une fois, qu'Eusèbe se prive de recourir, quand il y a lieu, aux preuves traditionnelles. Il n'ignore pas le b.a.ba du métier, et il répondra, comme l'eût fait le premier venu, aux boutades de Philédon.

 

PHILÉDON. — Pour moi, tout m'est également fabuleux, et ce que l'on dit des dieux des païens, et ce que l'on dit de Jésus-Christ.

 

EUSÈBE. —Toutefois, nul poète n'a souffert le martyre pour soutenir la vérité de ses contes (1).

 

Mais c'est là, de sa part, condescendance pure. Comme il ne veut pas se donner l'air de craindre la discussion, et comme d'ailleurs les discours ne lui coûtent guère, il consent volontiers à réfuter les objections de son disciple, mais il ne les prend pas au sérieux; en quoi, du reste, Philédon montre assez par son attitude désinvolte qu'il est

d'accord avec Eusèbe. Pour l'un et pour l'autre, le difficile, l'essentiel n'est pas de croire, mais de « sentir », mais d'aimer.

 

PHILÉDON. — Quoi que ce soit chose possible (on vient de le lui

 

(1) Délices, 5e journée, pp. 76, 77.

(2) Ib, 5e journée, p. 81.

 

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prouver selon les règles), il faut que tu me fasses croire que Jésus-Christ était fils de Dieu.

 

Il dit ailleurs avec son ordinaire sans-façon : « ton Jésus-Christ ».

 

EUSÈBE. — Je ferai bien plus, car je te prouverai que tu le crois.

 

PHIL. — Je sais bien que je ne le crois pas.

 

EUS.— Ah! Philédon, combien t'ai-je déjà fait avouer de fois que tu connaissais des choses que tu ne pensais pas connaître! Tu connais Jésus-Christ, mais tu ne veux pas le reconnaître, et c'est ainsi que l'ont tous les impies, qui connaissent bien Dieu, car il n'y en a un seul qui ne le connaisse, mais qui ne veulent pas le reconnaître... Connaître, est un acte de l'entendement, et reconnaître est un acte de la volonté... Leur volonté résiste à cette connaissance de leur entendement, et ils ne veulent pas le reconnaître, c'est-à-dire le connaître volontairement... Va donc méditer..., et tu confesseras en toi-même que je ne t'ai rien dit qui ne soit véritable.

 

PHIL. — Je ferai mon possible pour voir si je dois traiter tes propos en amis ou en ennemis..., les embrasser ou les combattre.

 

Eus. — Si tu les donne à examiner à ton entendement, sans que ta volonté rebelle l'en empêche, il les recevra sans doute comme astis, car il est impossible que l'entendement, étant libre en son opération, n'embrasse une vérité (1),

 

Pour traduire exactement sa pensée profonde, Eusèbe Desmarets aurait dû dire : il est impossible qu'une intelligence, maîtresse d'elle-même, se refuse à une vérité que la volonté a déjà faite sienne, aimer n'étant autre chose que posséder, que tenir, que d'unir à toute l'âme, non pas une idée abstraite, mais la réalité vivante que l'esprit se représente par le moyen des idées. C'est bien là,

 

(1) Délices, 9e journée, pp. 13, 14.

 

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du reste, la méthode qu’Eusèbe s'était fixée dès le début de l’ouvrage.

 

Tu quitteras bien plus volontiers tous tes taux plaisirs,

 

quand je t'aurai prouvé philosophiquement la vérité du christianisme? non, niais

 

quand je t’aurai parlé de ceux que je te veux annoncer, et que je NE TE VEUX FAIRE  ESTIMER VÉRITABLES QUE par les ÉPREUVES que beaucoup de personnes de piété en ont faites, et par celles que tu pourras faire toi-même. Le goût des choses de Dieu vient... par la créance, et par le goût vient la connaissance (il dira mieux plus tard : la reconnaissance). De sorte qu'il faut que tu croies Dieu pour le connaître, au lieu due tu voudrais que je te le fisse connaître pour te le l'aire croire. Sitôt que tu le croiras, tu le goûteras, et tu le connaîtras, et je te promets que tu en trouveras le goût plus excellent que celui des viandes les plus délicieuses (1).

 

Ainsi comprise, l'apologétique devient semblable à une classe, non pas de philosophie, ni de morale, mais de poésie. Un professeur d'humanités ne se réclame ni d'Aristote, ni d’Epictète ; il n'a rien à démontrer, et il abandonne aux autres disciplines l'usage du fouet. Il commence par lire quelque passage qui ne soit ni trop vulgaire ni trop parfait. Il le lit, le scande, le relit avec

 

(1) Délices, 2e journée, p. 20. Desmarets n'étant pas un théologien de métier, il y a un peu de contusion dans ce passage, d'ailleurs capital. Nous venons de voir qu'à son  avis, Philédon croit en Dieu et en Jésus-Christ, donc qu'il le connaît. D’où il suit qu'Eusèbe ne lui demande pas de commencer par un acte de foi, au sens théologique et ordinaire du mot; il demande plutôt à Philédon de lui faire confiance, à lui, Eusèbe : demande initiale, faute de laquelle la méthode eusébienne ne pourrait jouer; il lui demande de s'adapter et de se prêter docilement à l’expérience qu'on veut lui faire faire. « Eusèbe : Je te le ferai goûter, si tu le crois. — Philédon : C’est renverser tout notre ordre et toute mon espérance, car il me sera difficile de te croire sur ta parole, avant que de le goûter. — Eusèbe : Hé ! n'as-tu jamais cru un ami sur sa parole, quand il t’a dit : Cette viande est bonne ou, ce vin-là est bon ? Et n’en as-tu pas été tout assuré, avant d’en faire l’essai, ayant fait épreuve que cet ami avait le goût bon ? ... Or tu sais bien que je ne sets pas un stupide, et que j'ai le goût bon. » (Ib. P. 20 ) Voir la même pensée développée plus loin, 9° journée, pp. 3, 4 : 19e journée.. pp. 27 28 Ce dernier passage, longue allégorie qui développe la parole de N.-S.: revelasti ea parvulis, est fort beau.

 

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amour — prælectio, disaient nos anciens, prælibatio, degustatio serait mieux. — Il ne jure pas ex cathedra que cela est beau, mais il gagne ses élèves à son propre plaisir, il leur fait venir l'eau à la bouche, si j'ose ainsi m'exprimer, il leur donne l'envie de sentir un jour ce qu'il sent lui-même ; et les enfants commencent déjà. On passera demain à une beauté plus délicate. Ainsi notre Eusèbe : il stimule et tout ensemble il purifie, il élève les appétits voluptueux de Philédon, lui révélant chaque jour des plaisirs plus délicieux que la veille, tant qu'enfin cet affamé de jouissance ne voudra plus jouir que de Dieu lui-même. Itinerarium, non plus mentis, mais tordis : gustate et videte quam suavis est Dominus Apprentissage du plaisir, dialectique du goût, ascèse à rebours, et toute savoureuse. On ne parle ni du vrai, ni du bien, mais seulement de l'exquis, et par l'exquis l'on arrive tout aussi droit au bien et au vrai, puisque enfin le Dieu qu'il s'agit de goûter est le Dieu des théologiens ; puisqu'on n'arrive à le goûter, à le posséder — c'est tout un — qu'après avoir renoncé aux délectations charnelles, aux séductions plus subtiles de l'esprit et de l'amour-propre. Barbey d'Aurevilly aurait dit plus brièvement que Desmarets est le Brillat-Savarin de l'apologétique. Et pourquoi pas? Chateaubriand est-il autre chose? A la vérité, les Délices de l'esprit nous mènent plus loin que le Génie du christianisme, mais par le même chemin, qui n'est pas celui des philosophes : gustate...

III. Nous connaissons déjà les étapes de cette initiation, les degrés de cette échelle des plaisirs. Après Bacchus et Vénus (3° journée) viennent les Délices des Arts (48 journée), des Sciences humaines (5° journée), de la Renommée (6° journée), de la Fortune (7° journée), de la Philosophie ou de la Sagesse morale (8° journée). Puis deux séances catéchétiques (9° et 10° journée), enfin, dans la nuit du 10° au 11° jour, la conversion de Philédon : soit cent trente pages pleines de tableaux alléchants, de vues

 

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curieuses, d'allégories recherchées et parfois cocasses : forêt encyclopédique, où l'on se promènerait sans trop d'ennui, mais que nous n'avons pas le droit de parcourir, pressés que nous sommes d'arriver au bois sacré qui la domine (de la 11° à la 3o° journée) (1). Prenons seulement quelques instantanés de cette course aux plaisirs.

Ceux de la cabane, vraiment, ne méritent pas ce nom.

 

EUSÈBE. — Ton esprit est encore si aveuglé et si hébété qu'il ne sait pas même s'il est capable de goûter quelques plaisirs... Toi, qui crois être si sensible, tu ne sens plus rien.

 

PHILÉDON. — C'est ce que tu ne me feras jamais avouer... car... tien n'est en moi si raffiné que le sentiment.

 

Viens avec moi dans le Palais des Arts et tu auras bientôt vu que « rien n'est si émoussé en toi que le sentiment » (2). « Je veux d'abord te réjouir par la musique » :

 

La musique a quelque chose de surnaturel et de divin... Lorsque plusieurs sous s'accordent, soit quand ils sont poussés tous ensemble, soit quand ils entrent successivement les uns dans les autres, avec des cadences mesurées, tantôt promptes et tantôt languissantes, l'âme se trouve si charmée, sans toutefois comprendre ce qui la charme, qu'elle est toute transportée et hors d'elle-même, et comme toute fondue dans le plaisir... Si quelqu'un a de l'affliction, la musique émeut et fait fondre cette affliction parmi sa douceur, et quoique l'âme la sente alors davantage, c'est une douceur qui la console eu même temps et qui fait que l'on sent même du plaisir à être affligé. Mais lorsque l'on a quelque joie..., si en même temps

 

(1) La progression choisie par Desmarets ne semble pas très heureuse. Un poète et un artiste comme lui aurait dû placer les Délices des Arts à l'avant-dernier degré de l'échelle, sinon au dernier, et, pour moi, d'un autre côté, je n'aurais pas distingué entre la Renommée et ce qu'il appelle la Fortune. En effet, ce qui l'a le plus séduit pendant qu'il habitait le Palais de la Fortune, autrement dit pendant qu'il vivait dans l'intimité de Richelieu, c'est d'une part la gloire de cette illustre amitié. d'autre part, le plaisir raffiné des luttes d'esprit. Mais à quoi bon le chicaner là-dessus ? Je signalerai aux curieux d'histoire littéraire et artistique la quatrième journée, et aux curieux d'apologétique objective, les neuvième et dixième.

(2) Délices, 3° journée, pp. 47, 48.

 

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on entend une voix douce et savante..., l'âme s'attendrit doublement…, et de ces deux douceurs il ne s'en lait qu une, dans laquelle l'âpre se fond.

 

PHILÉDON. — Tu me fais pâmer de plaisir, dans la seule imagination d'une chose si douce.

 

EUSÈBE. — Crois-tu maintenant que ces plaisirs soient chimériques ?... Maris je te ferai connaître que tous les plus grands plaisirs de ces demeures des faubourgs de la vraie Volupté, ont quelque chose d'incommode et qui en dégoûte à la fin. Car ils sont accompagnés d'un mal, qui s'accroît à mesure que s'accroît en nous la connaissance des arts. C'est qu'en fréquentant ceux qui excellent eu chacun de ces arts, plus la connaissance de leur excellence s'accroît en nous, plus notre goût se raffine—Nous ne pouvons plus souffrir les médiocres, et enfin nous ne pouvons plus prêter nos oreilles qu'a un ou à deux (1)…

 

Combien la mystique ne doit-elle pas être savoureuse, puisqu'elle a pu séduire, retenir, combler un tel sybarite? Qu’ il prenne garde néanmoins à la nostalgie qui le guette, de ces « faubourgs » trop charmants. Oh! il a bien vu le danger ; aussi ne fera-t-il que traverser, et les yeux quasi fermés, les appartements de la Poésie.

 

PHILÉDON. — Je crois que tu en sais tous les détours, jusques aux plus petits cabinets.

 

EUSÈBE. — Il est vrai que voici le lieu où j'ai pris mes plus chères délires.,. Je crains pour moi-même plus que pour toi, dans ces beaux appartements de la Poésie, que j'ai tant aimés, craignant de m'y rengager en te décrirait leur beau te. Car ils ont un grand attrait, et ne trouve point étrange si je te fais bientôt passer par cette grande salle de toutes les vaines Fables, qui ne s'accordent nullement avec la créance de Jésus-Christ (2).

 

Tout le monde sait que Desmarets a été le Pierre l'Ermite de la croisade contre la poésie mythologique et contre Boileau, mais peut-être n'a-t-on pas assez remarqué

 

(1) Délices, 4e journée, pp. 59, 6o.

(2) Ib., 5e journée, p 81. Pour des raisons, dont il ne nous a pas fait grâce, il a rangé la Poésie pariai les « Sciences humaines ».

 

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les raisons mystiques, les scrupules religieux qui ont présidé à cette croisade. En combattant des fantômes jadis « tant aimés », c'est sa propre vie intérieure qu'il veut sauver, et par une juste récompense, le goût des choses de Dieu l'a mis en possession de défendre le grand, le vrai goût. contre le petit.

Arrivé sur le seuil de la « demeure de la Philosophie » morale, Philédon a un haut-le-coeur.

 

PHILÉDON. — J'appréhende cette demeure sérieuse et dégoûtante, où l'on perd toutes sortes de goûts...

 

EUSÈBE. — (Eh ! ne sais-tu pas) que les goûts ne se perdent que par de plus grands?... Plus on raffine son goût, moins de choses plaisent. Confesse que, dans la demeure des Sciences, je t'ai fait perdre le goût des plaisirs de celle des Arts; que, dans la demeure de la Réputation, je t'ai l'ait perdre le goût des plaisirs des Sciences... Un goût plus relevé en détruit toujours un autre.

 

Non pas entièrement toutefois, et grâce à Dieu,

 

car, dans les Sciences, on a encore quelque goût pour les Arts....le veux dire seulement que le goût le plus  sûr et le plus relevé l'emporte toujours par-dessus les autres... Mais la Philosophie (morale) fait bien plus, car elle détruit entièrement tous les antres goûts, pour établir et faire mieux goûter le sien.

 

PHIL. — J'appréhende fort cette perte.

EUS. — O homme de peu de foi !... Tu te l'imagines sévère, pauvre, désagréable, malpropre, chagrine, et n'ayant pour sa compagnie que de vieux hommes sales et mal polis; et je te ferai voir que rien du  monde n'est si doux, si riche, si noble,… si poli, et qu'elle n'a pour sa compagnie que les plus grands, les plus courageux et les plus délicats esprits de la terre... Plus on se radine le goût, moins de choses plaisent ; on se retranche peu a peu et. enfin l'un n'aime plus rien des choses du monde... Et crois une vérité très certaine... : ne se plaire en aucune chose du aronde, c'est le plus grand plaisir qui se goûte dans le monde (1).

 

(1) Délices,  7e journée, pp. 1o9, 110.

 

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L'épreuve faite, Philédon se rend une fois encore. Pour moi, je m'étais bien juré de vous épargner cette leçon de philosophie morale, mais elle est vraiment trop a délicieuse », et j'en dois au moins citer une page, le duel entre une passion et une vertu, entre l'Amour et la Chasteté. Le prélude ne me parait pas négligeable.

 

EUSÈBE. — Les Passions ne sont pas tenues dans des loges grillées comme les Vices, qui sont des animaux farouches, et toujours dangereux; mais... seulement renfermées dans des chambres, au-dessous de l'étage des Vertus, comme l'on renferme soigneusement des filles, qui ne sont ni bonnes ni méchantes d'elles-mêmes, mais qui sont faciles, et qui pourraient aisément être débauchées... L'Amour est bon, quand il se porte vers la Vertu... ; mauvais, quand il se porte vers le Vice... Quand elles se portent vers ce qui est bon, elles sont extrêmement nobles, elles assistent et échauffent les Vertus, et sont elles-mêmes des Vertus,... (obtenant par là) des lettres de noblesse... Je te donne à choisir telle Passion que tu voudras que je te fasse sortir...

PHILÉDON. — Fais-moi donc sortir l'Amour...

EUS. — Mais, dans la chambre, où les amours sont renfermés, il y en a de plusieurs sortes...

PHIL. — Je te prie de me faire sortir l'Amour charnel : car je n'en connais et n'en aime point d'autre.

 

Il est incorrigible. Si jamais nous le voyons sérieux, nous pourrons crier au miracle.

 

EUS. — Imagine-toi... donc (cet) enfant nu, ailé, les yeux bandés, l'arc en main, et la trousse au dos. Il est tout superbe d'avoir abattu... Hercule..., Salomon..., Antoine... Outre la force qu'il a par ses traits, il s'accompagne encore de ceux de sa suite ordinaire, qui ont tous des ailes comme lui, et qui sont : la Fureur même, qui conduit toute la bande, et qui le devance ; le Désir ardent et l'Espérance flatteuse, les Plaisirs, les Jeux et les Ris, qui le suivent.., et tout cela vole avec lui, et fait ses attaques en volant.

PHIL. — Cette petite armée est bien légère... et peut se dire... un camp-volant.

 

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EUS. — Plus cette petite armée est belle et légère, plus elle est redoutable. L'Amour, avec cette troupe gaie et furieuse, va attaquer la Chasteté jusque dans sa chambre. Cette belle et divine Vertu est toujours armée, et prête à combattre. Elle a en tête un casque fait de l'or pur de la Sagesse... Elle a une cotte-d'armes blanche, bordée d'hermine, par-dessus laquelle elle a une cuirasse de diamant pur et brillant. L'Amour charnel et sa troupe l'attaquent de mille traits... (qui) ont chacun leurs noms et sont, ou les regards lascifs, ou les propos flatteurs, ou les impures idées. Elle fait venir à son secours la Haine et le Mépris..., qui repoussent tous leurs traits doux et dangereux, et qui leur lancent à l'envi leurs traits piquants et mordants ; pendant qu'elle n'a d'autre industrie que de détourner ses yeux, que de fermer ses oreilles, et que d'éviter et fuir tous ses ennemis volants, toutefois d'une fuite noble, non craintive, mais dédaigneuse, grave et majestueuse. Et, quoiqu'elle ne soit pas si légère, n'ayant point d'ailes comme eux, toutefois elle les lasse tellement, en fuyant et esquivant, et en regardant le Ciel, qui est pur comme elle, et qui l'exhorte à ne souffrir non plus de tache que lui, qu'enfin tous ses ennemis volants... tombent... à ses pieds. Alors, elle fait lier par le Mépris tous ces petits et légers soldats de l'Amour charnel, et les renvoie par lui, pour être de nouveau renfermés... Puis elle niet le pied sur la gorge de l'Amour charnel, le fait garrotter et enchaîner par la Haine, et le renvoie aussi par elle, chargé de chaînes, dans sa prison. Et juge, Philédon, quel admirable plaisir qu'elle goûte de voir qu'elle a vaincu le vainqueur d'Hercule !...

 

Décidément le poète a survécu chez ce converti, et l'esprit de la Renaissance, je veux dire la poésie même, chez ce contemporain de Corneille, de Théophile, qui usera ses dernières forces à maudire le triste Boileau, Malgré ses défauts, on serait moins surpris de rencontrer cette page dans la Faerie Queen que dans le Roman de la Rose. Non que je me permette d'égaler Saint-Sorlin à l'unique Spencer, mais, toutes réserves faites, c'est bien la même allégresse, la même ingéniosité étincelante, le même mélange de sérieux et de fantaisie, la même jeunesse.

 

(1) Délices; 8° journée, pp. 117, 118.

 

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Remarquez, du reste, ce trait final qu'inspira la Muse chrétienne, et qui révèle la secrète misère d'une vertu purement philosophique; remarquez cette plénitude d'orgueil chez la Chasteté victorieuse. Cette noble créature au casque d'or, au corset de diamants, desinit in piscem. Née parmi les lys et les violettes de la ville de la vraie Volupté, les sages l'ont enlevée à sa demeure céleste pour l'installer dans leur palais fastueux aux voûtes d'azur, aux mille miroirs, aux parquets de boue. Les sages, entendez Socrate, Épictète, Sénèque, tous ces glorieux, qui n'out pas « voulu entrer par la principale porte de cette ville de l'Intérieur, c'est-à-dire par la créance d'un seul Dieu, et par la foi de Jésus-Christ » ; qui « n'ont pas combattu les passions et les vices pour l'amour de Dieu seul »; qui n'ont pas « rapporté à l'honneur de Dieu seul la force qu'ils avaient dans les combats ».

 

L'esprit veut tout faire dans la demeure de la Philosophie, et se relève au-dessus de toutes choses, pour avoir ses plaisirs au-dessus de toutes choses, sans avoir besoin d'aucune chose. Et, dans la ville de la vraie Volupté, l'esprit, au contraire, s'abaisse au-dessous de toutes choses, et s'anéantit pour suivre le mouvement. et la volonté de Dieu seul... Dieu se plaît à travailler sur le néant,,. Sitôt qu'il nous voit anéantis en nous-mêmes..., il nous forme, il nous élève, et il nous unit à lui. Ce n'est plus notre volonté qui agit en nous, mais .. celle de Dieu seul... Il se donne à nous, il se fait goûter à nous, et nous l'ait goûter mille délices, puisque rien ne peut être si délicieux que Dieu nième... Quand notre esprit se met dans le néant, alors, moins il agit, plus Dieu agit en lui; et sitôt que l’esprit pense être quelque chose, et veut agir par lui-même, Dieu se retire.

 

PHILÉDON. — Je ne saurais bien comprendre encore tout ce néant.

 

Et je pense bien! C'est déjà toute la mystique!

 

EUSÈBE. — Il suffit pour cette heure que tu comprennes seulement que, dans la demeure de la Philosophie, et dans toutes

 

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les autres, l'esprit fait tout, et que dans la ville de l'Intérieur, il ne suit que les mouvements de Dieu (1)...

 

Plus le dénouement approche, plus les objections pétillent dans la cervelle de Philédon. C'est bien là sans doute un artifice littéraire, qui permet à Eusèbe de para-

chever sa démonstration, mais c'est aussi une vue psychologique très juste. Ainsi de ces nugæ nugarum qui livrent un dernier assaut à Augustin. Eh ! comment veut-

on qu'il prenne au sérieux la maudite pomme du Paradis terrestre, « les étranges choses qu'ils disent de Moïse », tant de « choses ridicules... en mille lieux » de l'Ancien Testament, la conception de Jésus, l'Eucharistie, ou encore ces « grotesques chimères de l'Apocalypse, qui n'ont ni suite ni raison »? Eusèbe répond à tout, mais, encore une fois, la vraie difficulté n'est pas là, et ils le savent bien tous les deux. Si Philédon croit et ne croit pas, veut et ne veut pas, c'est qu'il attend ce goût de Dieu qu'on lui a promis et qu'Eusèbe ne lui donnera pas.

 

Je vois bien, Philédon, que ce ne sera pas moi qui vicierai le différend entre tes deux volontés, l'ancienne et la nouvelle : il faut que ce soit toi même qui le juge, et qui le décide par une courageuse résolution. Mais non, il faut que ce soit Dieu même, à qui seul appartient de fléchir la volonté et de convertir les âmes. Tu m avais dit que ce n'était pas ton dessein de me donner la peine de te D'altier dans cette porte de la foi, ou de te charger sur nies épaules pour t'y faire entrer, et que tu voulais bien y marcher avec moi ; cependant tu ne veux avancer d'un sut pas avec moi, et tu ne considères pas combien, depuis dix jours. tu me donnes de peine à t'y usiner par force et à t'y porter. Mais j'en suis las, et le te laisse, et je vois bien que ce sera Dieu seul, qui, au défaut de tues plus fortes raisons, et de ta volonté rebelle, aura enfin la bouté de t'y porter lui-même (2).

 

(1) Délices, 8e journée, pp. 123, 124.

(2) Ib., 10e journée, pp 3o, 31. Pour qu'on ne soupçonne pas Desmarets de pélagianisme, je dais ajouter qu'il avait déjà, et à plusieurs reprises, confessé son impuissance : « Ce n'est pas à moi, à qui il faut demander cette grâce... Et tu me fais apercevoir une grande difficulté que je n'avais point prévue, quand je t’ai promis de te faire entrer dans cette ville; parce qu'il faut que tu demandes à Dieu la grâce d'y pouvoir entrer,  et comment lui feras-tu cette demande, si tu ne le connais pas, et comment le connaîtras-tu, si ce n'est par lui-même ? — PHILÉDON. Quoi? j'ai besoin de lui-même pour le connaître ? — EUSÈBE. Comme tu as besoin, pour voir le soleil, que le soleil même te prête sa lumière. » 8e journée, p. 120  cf. ib., p. 125.

 

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Cette courte scène me ravit. Desmarets est un véritable artiste dès qu'il met une digue à son abondance. Feint ou réel, les deux sans doute, le découragement d'Eusèbe nous rappellerait, au besoin, que les Délices se maintiennent dans l'ordre littéraire, et non pas seulement pédagogique. Il n'y a pas là seulement de beaux ou de curieux détails, il y a un vrai livre. Eusèbe n'est pas le A ou le B d'un dialogue catéchétique : c'est un homme, foncièrement bon d'ailleurs, et que la grâce a fait plus humain, plus tendre. Nous aimons son impatience : elle ressemble à celle des Apôtres après leur mission manquée ; elle nous rappelle très habilement la nécessité du miracle, que rien n'annonce et qui néanmoins va s'accomplir.

 

ONZIÈME JOURNÉE : LA CONVERSION DE PHILÉDON

 

EUSÈBE. — Mon Dieu, que vois-je ! Philédon à genoux, et en pleurs, et devant la croix!

 

PHILÉDON. — J'irai à ce coup, Eusèbe : j'y marcherai avec toi : et tu n'auras plus la peine de m'y traîner, ni de m'y porter.

 

EUS. — Ah ! que je t'embrasse, puisque tu embrasses Jésus-Christ. C'est Jésus-Christ, c'est Jésus-Christ lui-même qui te porte : et tu n'auras pas grande peine à marcher pour entrer dans la porte de la foi. Quoi? voilà ton lit au même état qu'il était hier. Je craignais que tu n'eusses quelque indisposition, ayant su que tu n'avais pas soupé et que tu t'étais renfermé...

 

PHIL. —Ah! Eusèbe, que les heures sont douces que l'on passe avec Jésus-Christ!...

 

EUS. —Ah! Philédon, tu m'as trompé, car tu es entré sans moi dans la ville de l'Intérieur, et tu as goûté Dieu, sans avoir eu besoin que je t'enseignasse comme on le goûte.

 

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PHIL. —Mais d'où vient que les larmes qui viennent du regret d'avoir offensé Dieu sont si douces ?

 

EUS. —N'as-tu point pris garde, quand tu as vu des tragédies, où le poète et les acteurs savent émouvoir les passions, en représentant quelque grand prince, ou quelque aimable princesse outragée; on pleure souvent de compassion, et on se plaît à pleurer...

 

PHIL. — Hier, après que je t'eus quitté..., je considérai longtemps toutes les choses que tu m'as fait connaître, et enfin je dis en moi-même : « De la façon qu' (Eusèbe) a cherché à connaître les choses de plus en plus spirituelles, il est impossible qu'il ne soit arrivé à goûter le plus haut et le plus parfait esprit, puisqu'il s'y est arrêté, et qu'il n'en cherche plus d'autre. Et, de quel nom que je veuille appeler ce plus haut et ce plus parfait esprit..., c'est sans doute ce qui a fait toutes choses, ce qui donne toutes choses, et ce qui doit être adoré et aimé de toutes choses... Cependant je lui donne (à Eusèbe) mille peines, pour me traîner par force à cette connaissance et à ces délices, et peut-être aura-t-il tant de bonté et de charité pour moi que de prier Dieu toute cette nuit qu'il lui plaise me toucher le coeur... Pourquoi ne veux-je pas contribuer moi-même quelque soin..., et que dois-je faire...? Je suis forcé d'avouer qu'Eusèbe a de bien plus grandes connaissances que moi..., et, par conséquent, je le dois bien plus croire que moi-même (1). » Soudain je me suis senti frappé de Dieu dans le coeur, comme d'un trait perçant. Je me suis jeté à genoux devant ce crucifix, et j'ai dit... : « O Christ, ô Dieu qu'Eusèbe croit et adore, je vous crois et je vous adore. Je sais, ô mon Rédempteur, qu'en vous faisant ce grand et juste aveu, il faut que je me résolve à quitter ma méchante vie, et à vous imiter : donnez-m'en la force... » Aussitôt j'ai frappé ma poitrine de coups, j'ai versé un torrent de pleurs...; je me suis prosterné en terre, j'ai senti de grandes amertumes pour l'avoir offensé si longtemps... Je me suis plu à irriter ma douleur, et à m'outrager moi-même... Enfin, sur le milieu de la nuit, je me suis senti consolé par mes propres regrets..., et je me suis trouvé dans une profonde paix, après avoir pensé que Dieu avait promis que, sitôt qu'un pécheur se serait repenti de ses

 

 

(1) Desmarets tient beaucoup à cet argument : nous lavons déjà remarqué plus haut ; cf. p. 464.

 

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péchés, il ne s'en souviendrait plus. « Hé bien ! mon Sauveur, lui ai je dit, vous ne vous en souviendrez plus, mais je m'en souviendrai toute nia vie, pour les pleurer... » Soudain, j'ai recommencé à pleurer... et je demeurerais volontiers eu ce même état où tu me vois, à pleurer si doucement tout le reste de ma vie.

 

EUS. —O Philédon, que je t'embrasse encore une fois, et crois que j'embrasse quelque chose de bien plus grand que tu ne penses; car j'embrasse avec toi Dieu qui est en toi, et qui y est maintenant par amour, au lieu qu'il n'y était auparavant que par l'infinité de son essence. Je n'ai plus rien à te dire… tu as tout fait; ou plutôt Dieu a tout fait en toi. Je n'ai plus à te conduire dans la ville de l'Intérieur; tu y es entré, tu y es logé bien avant, et tu n'as autre chose à faire, pour y demeurer toute la vie, que de continuer à faire ce que tu as fait.

 

Rassurons-nous : ceci encore n'est qu'un artifice de composition. Nous ne sommes qu'à la onzième journée, et il y en a trente.

 

PHIL. — Hélas! cher Eusèbe, je ne sais ce que j'ai fait; apprends moi donc comment on fait ce que j'ai lait, afin que je continue à le faire comme il faut.

 

EUS. — Je vois bien ce que tu veux... Tu es entré dans cette ville de la vraie Volupté, comme un ambassadeur entre quelquefois dans la principale ville d'un grand roi... Il y entre d'abord inconnu, et comme déguisé, et par surprise ; puis on l'en fait sortir pour lui faire une réception magnifique.. Je veux bien te faire sortir de cette ville de l'Intérieur, pour t'y faire rentrer avec magnificence

 

Jolie façon de marquer la différence entre l'expérience directe et la connaissance réfléchie des choses de Dieu :

 

Mais puisque tu n'as pas mangé...

 

PHIL. — Souffre seulement que je me prosterne encore un moment devant la douloureuse et amoureuse image de mon Rédempteur.

 

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Suit la prière qui est aussi très Louis XIII, si l'on peut ainsi parler :

 

O bonté adorable, ô miséricordieux Jésus, voilà devant vous ce cheval échappé, après lequel il vous a plu courir bien loin vous-même pour le ramener, et pour l'employer à votre service. Faites lui porter telle charge, ou faites-lui faire telles course qu'il vous plaira. Poussez-le dans les eaux, Jans les feux, par les orages, par les montagnes, dans les précipices. Le voila prêt à tout (1).

 

Je suis persuadé que le vrai Philédon, c'est Jean Desmarets de Saint-Sorlin, s'est converti de la sorte ; je suis persuadé qu'il priait ainsi.

A elle seule, cette dernière page montrerait assez que nous avons le devoir de prendre Desmarets très au sérieux, non seulement comme écrivain — cela est d'avance évident à qui a lu sa comédie des Visionnaires, et qui ne l'a lue? — mais comme dévot. Il est vrai que, même fait de chic, je veux dire pour la gloire on pour le gain et sans sincérité profonde, un gros livre d'apologétique et de mystique, publié par un personnage aussi considérable, mériterait de nous retenir, du moins par ce qu'il nous apprendrait sur les besoins du public religieux, au diapason duquel l'auteur, vaille que vaille, aurait dû se guinder. Mais, en vérité, il s'agit ici de tout antre chose. Vers 1658, date des Délices. Desmarets est encore un des maîtres de l'heure, un de ceux qui lancent la mode, et qui ont le droit de n'écrire que pour se faire plaisir à eux-mêmes. Si donc il choisit un tel sujet de préférence à tant d'autres que nous savons qu'il. avait en tête — notamment une sorte d'encyclopédie —, c'est d'abord pour libérer poétiquement son Ante — son âme vraie — en décrivant avec amour une bienheureuse expérience; c'est ensuite pour gagner le plus grand nombre d'âmes possible à la contagion de sa propre ferveur. Homme de lettres ? Eh!

 

(1) Délices, 11e journée, pp. 33, 36.

 

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quel mal voyez-vous à cela, et pensez-vous qu'on n'en puisse dire autant des autres convertis qui ont marqué dans l'histoire vies lettres chrétiennes? Il l'est, et, bonne ou mauvaise, bonne et mauvaise, à la manière du temps de Louis XIII, la foi, l'espérance et la charité s'accommodant sans répugnance aux canons littéraires les plus divers. Homme de lettres et converti authentique, chez lui vie intérieure et littérature se rejoignent, s'exaltent l'une l'autre, s'unissent l'une à l'autre jusqu'à se confondre. Quelque vanité sans doute, mais inconsciente, et plus littéraire que morale. S'il n'avait eu à ses trousses que les dénions de l'encrier, le compte que nous devons lui demander maintenant des grâces dont il fut comblé, tournerait à sa plus grande gloire. Que n'est-il mort en 1658, au lendemain des Délices! Nous n'éprouverions aucune gêne à le célébrer.

 

§ 2. — Lendemains de conversion.

 

I. Les années mystiques (1645-166o). — Sérieux profond des Délices — A peine converti, devint-il « un dévot effréné » et fanatique ? — Longues années de recueillement. — « Les promenades de Richelieu. » — Desmarets admis dans le petit monde des saints. — Directeur laïque. — Aucun indice d'exaltation morbide.

II. La crise (166o-1666). — Première croisade : l'Anis du Saint-Esprit au Roi. — L'armée qu'il veut lever est purement mystique ; elle ne compte pas sur « la force des armes temporelles ». — Une confrérie de « victimes ». — L'Avis et la Société pour les intérêts de Dieu. — La Compagnie du Saint Sacrement et la Société. — Desmarets sera chargé de la police secrète. — Son coup d'essai : le bûcher de Simon Morin. — L'offensive coutre le diable. — Desmarets se tourne contre Port-Royal. — Réponse à l'insolente apologie. — Arnauld mis en filature. — Heureux succès de cette chasse M. de Saci à la Bastille. — Les délices de l'espionnage.

III. Les dernières années (1666-1675). — Difficulté de mener de front l'oraison de quiétude et des opérations de police. — Non in commotione Dominus.

 

I. Les années mystiques (1645-166o). — La plupart de ceux qui racontent Desmarets ou qui le critiquent, brouillent tout, à commencer par les dates. Ainsi l'un d'eux, d'ailleurs

 

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leurs le plus amusant : « Vers 1645 (date de la conversion), sa vie, toute de passion (mais non) se transforme. Il devient un dévot effréné (nous verrons bien), s'érige en réformateur hérissé et en directeur de conscience; et, bien que laïque, assemble autour de lui un cercle de jolies pénitentes (qui lui a dit qu'elles étaient jolies (1) ?), dont quelques-unes extraordinairement (?) enthousiastes. Cela dura, en s'accentuant (non, encore) jusqu'à sa mort, les idées les plus saugrenues et les plus magnifiques rayonnant de son front ; et ses rêves, il les communique à ses fidèles, les faisant aussitôt passer à l'acte; c'est une croisade monstre, organisée contre les jansénistes, une levée de boucliers, qui doit, pour être efficace, monter à 144.000 hommes..., c'est le chiffre mystique. Dieu le lui a révélé... Après les jansénistes, c'est aux Turcs qu'il s'en prend, aux hérétiques, il arme pour les combattre un vrai régiment, « les Chevaliers de l'Infaillibilité papale ». Louis XIV sera le Josué, « comprimant de sa dextre, la marche impérieuse du croissant de Mahomet », et les princes invisibles des cohortes célestes... feront, pleuvoir les carreaux retentissants et vengeurs sur « les âmes brunes » d'infidèles. — Il mourut à quatre-vingts ans, d'une extase prolongée». » Mettons prosaïquement un peu d'ordre dans cet aimable chaos, et pour cela divisons en trois périodes, profondément distinctes, les trente années (1645-1675) qui ont suivi la conversion de Desmarets. Soit une première phase, que nous appellerons mystique, et qui va de 1645 à 166o ; une seconde, critique, de 166o à 1668; une troisième, crépusculaire — hélas! sans extases ! — de 1668 à la fin. Dans la première domine le chrétien fervent, le contemplatif ; dans la seconde,

 

(1) Parmi les prétendues « pénitentes », je n'en sache qu'une dont le nom nous soit connu. C'est la Soeur Flavie, cette fine mouche de Port-Royal qui avait passé à l'ennemi. L'histoire ne nous dit rien de ses charmes. Cf. Ecole de Port-Royal, p. 239.

(2) Paul Olivier, Cent poètes lyriques, précieux ou burlesques du XVIIe siècle, Paris, 1898.

 

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l'ardélion, l'agité ; dans la troisième, qui, du reste, nous est à peine connue, tout semble s'être apaisé, et la sérieuse ferveur du début, et les extravagances de la période critique : les anges de l'Apocalypse occupent moins le vieux Desmarets, et, en lait de diables, il ne rencontre plus que Boileau. Autant dire que, du point de vue religieux, nous allons assister à une décadence ; pénible spectacle, mais instructif au plus haut point.

D'abord un miracle de première grandeur, je veux dire : de longues années de silence. Peu après sa conversion, Desmarets se retire, en Poitou, chez le duc de Richelieu, qui l'a pris pour intendant, et pendant sept ou huit ans, il ne donne rien au publie'. Puis, « tout d'un coup, à partir de l'année 1653, il publie, en l'espace de trois ans, une interminable série d'oeuvres chrétiennes et morales qui se précipitèrent sur le Parnasse comme une véritable avalanche. Les principales sont: Les promenades de Richelieu, ou les vertus chrétiennes, poème en huit chants (1653) » — Ainsi les Géorgiques chrétiennes de notre Francis Jammes. — « Les morales d'Épictète, de Socrate, de

 

(1) Il avait semble-t-il, sa femme avec lui, mais non pas ses enfants, ou du moins. pas toujours. les ayant peut être confiés à son frère. C’est du moins ce que l'ou peut déduire de la très curieuse (très intime, dit justement Kerviler) fin de lettre que voici et qui est adresse, à son frère Roland : « Je vous rends grâce au tendre souhait que vous me faites, que vous ne me trouviez point vieilli. Pour vous contenter là-dessus, je vous dirai que jamais je ne me portai mieux .. Jamais je n'eus le teint si frais. Je crois que cela, me vient de vivre chastement, car je l'ai promis ainsi à ma femme, à cause des maux horribles qu'elle a eus, afin de la laisser en repos et ainsi nous nous séparons avec moins de peine... Mon cher frère et ma chère soeur (Mme Roland) trouveront ici mes tendresses accoutumées, et mes nièces et mes enfants J'ai revu la lettre de ma fille aînée. Adieu. » (Kerviler. op. cit , p. 78 ) La lettre indique bien qu’il passait alors d'assez longs mois sans revenir à Paris. La lettre est de juillet 1652.

 

(2) C'est là que se trouvent les vers presque fameux sur la « Tristesse de l'automne » :

 

Tous ces lieux, pour Six mois, seront mélancoliques...

Adieu beaux promenoirs, je ne puis plus sortir...

Aussi bien de ses fleurs la terre est dépouillée...

Je ne vois qu’à regret ces couleurs différentes

Dont l'Automne sans art peint les feuilles mourantes.

Leur beau vert si riant tout à coup s'est changé

En jaune, en amarante, en rouge, en orangé.

On sait que La Fontaine ne méprisait pas ces « Promenades ».

 

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Plutarque et de Sénèque, en prose (1653) ; — Les quatre livres de l'Imitation... et le Combat spirituel, ou de la perfection de la vie chrétienne, traduits en vers (1654) ; — Clovis, ou la France chrétienne, poème héroïque (1654) ; — Le Cantique des Cantiques représentant le mystère des mystères, dialogue amoureux de Jésus-Christ avec la volonté, son épouse, qui s'unit à lui en la réception du Saint-Sacrement (1656) ; — Le Cantique des degrés, ou les quinze psaumes graduels, contenant les quinze degrés par lesquels l'âme s'élève à Dieu (1637), etc. (1). » Enfin, en 1648, nos Délices, résumé et couronnement de ces années recueillies, paisibles, fécondes, où le travail littéraire eut sa juste part, mais qui furent surtout consacrées à méditer et à vivre les mystères de l'Intérieur.

Jusqu'ici, rien que de très ordinaire, une vraie et complète conversion, mais sans fracas ; une vive flamme, peu de fumée. Aucune apparence d'illuminisme ; rien d'effréné. Desmarets n'était pas le bohème que l'on évoque d'instinct, quand on parle de lui. Ni Desbarreaux, ni Verlaine, ni même Huysmans. II ne revenait pas de si loin. Son génie, qui paraissait alors moins bizarre, ne l'avait pas classé parmi les excentriques. Le P. Lemoyne, qui avait encore moins de goût et l'imagination beaucoup plus

 

(1) Kerviler, op. cit., p. 67. Publiés d'abord séparément, le Cantique des Cantiques et le Cantique des degrés (en prose, l'un et l'autre) furent ensuite annexés aux Délices, ainsi que l'Explication allégorique de la Genèse, terrible morceau de 25o pages, et qu'un opuscule plus court : Instruction pour l'Oraison. Le texte primitif des Délices ne devait contenir, je crois, que le récit des trente journées Parmi les autres productions de ces années de retraite, il faut mentionner aussi l’ « Avis aux beaux esprits du monde », dont Desmarets fera plus tard la préface des Délices. « Il faut faire voir, y disait-il, à ce siècle sensuel, délicat et poli, qui cherche la beauté des inventions, la richesse des descriptions, la tendresse des passions, la délicatesse et la justesse des expressions figurées, qu'il n'y a ni roman, ni poème héroïque, dont la beauté puisse être comparée à celle de la Sainte Ecriture, soit en diversité de narrations, soit en richesse de matières, soit en magnificence de descriptions, soit en tendresses amoureuses, soit en abondance. soit en délicatesse et en justesse d'expressions figurées. » Cf. Kerviler, op. cit., p. 74. Mais, encore un coup, cette préface postiche ne détermine pas l'objet principal des Délices.

 

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folle, ne passait aucunement pour un prêtre douteux. Pourquoi donc s'étonner que. le petit monde des saints ait accueilli avec une entière confiance un si brave homme, et si grave, qui menait une vie si régulière, et qui promettait d'écrire de si beaux livres? Son ou ses directeurs auraient au besoin répondu de lui. Brouillant les dates, comme on le fait toujours, ne croyez pas non plus, qu'à peine converti, il ait tranché du grand spirituel. Non : simple novice, avide et curieux de sainteté, il, se mot à l'école des contemplatifs alors connus, il leur soumet ses jeunes expériences, il reçoit docilement leurs conseils. Comme Veuillot, allant prendre à Solesmes ses consignes théologiques, Desmarets tait paisiblement son apprentissage mystique dans nous ne savons quels parloirs de Poitiers ou de Paris. Ainsi avaient commencé d'autres pieux laïques, M. de Bernières, M. de Renty, M. Cretenet. De saintes moniales, le voyant si manifestement touché de la grâce, lui communiquent insensiblement leurs plus chers secrets, les lumières qu'elles ont reçues dans leur oraison, leurs visions, les rares allégories qu'elles ont trouvées dans l'Apocalypse, les saintes nouvelles dit même ordre qui leur sont venues d'ailleurs. « J'ai trouvé, écrit M. Auguste, parmi les papiers des correspondants de (M. Boudon) trois. « lettres d'une sainte fille à son Père directeur » des 3o juin, 21 juillet et 20 août 1657. Elles ne sont point signées, trais elles sont incontestablement de l'écriture du poète (de Desmarets) à qui elles. avaient été confiées. Il avait dû les copier pour les envoyer à M. Boudon. Elles sont anti-jansénistes, d'un mysticisme qui m'a paru tout à t'ait orthodoxe et fort curieux, en cela surtout qu'il y est souvent question de confidences, on dirait presque de révélations... du Coeur de Jésus (en 1657) (1). » Avec cela, et le temps aidant, que le disciple soit devenu maître, qu'après l'avoir éclairé on en soit venu

 

(1) Auguste, op. cit., p. 17.

 

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insensiblement à lui demander ses propres lumières, quoi de plus naturel, de plus innocent ? A imaginer ces entretiens de direction, on a certes le droit de sourire, et pour ma part je ne saurais m'en priver, mais il n'y a pas là de quoi sonner le tocsin, comme le fera bientôt Nicole dans les Visionnaires (1).

Resterait à savoir si, dans l'enseignement de cette doctrine et dans l'application de cette méthode, Desmarets a manqué de prudence ou de délicatesse, s'il a fait preuve de présomption ou d'outrecuidance, s'il a oublié les réserves, la discussion particulière qui s'imposent à un directeur laïque. Nous n'avons pas le moyen de répondre à cette question. Une chose néanmoins est évidente, à savoir que nous ne pouvons pas nous en rapporter au furieux pamphlet de Nicole. Voici le fameux passage des Visionnaires, celui-là même qui nous a valu les petites lettres de Racine :

« Ce faiseur de romans et ce poète de théâtre, cet empoisonneur public, non des corps, mais des âmes..., qui se doit regarder comme capable d'une infinité d'homicides spirituels... ». — Sur quoi, le sage Kerviler, qui, lui non plus, n'a pu souffrir tant d'outrance : « Depuis vingt ans, au moins, Desmarets avait renoncé au démon, à ses pompes et à ses oeuvres représentées par les lettres profanes; et depuis vingt ans il élevait la voix pour célébrer les beautés de la religion ». — « M. de Paris (Peréfixe) continue Nicole, le prend pour son apologiste, le reçoit à sa table, lui donne retraite chez lui. M l'Archevêque d'Auch (Henri de

 

(1) C'est faute de documents que je n'en dis pas plus long sur Desmarets directeur de conscience. Il y a là une première question préjudicielle, et que nous avons déjà résolue, sur l'autorité du P. Poulain. Prise en soi et telle que les Milices nous la faut connaître, la doctrine spirituelle de Desmarets est sûre. Je pourrais même ajouter que, prise en soi toujours, sa méthode de direction me paraît sage, exigeante à la fois et consolante. Il couvait beaucoup mieux te coeur humain que M de Dernières. L'Eusèbe des Délices a beaucoup de doigté : il est bien dans la tradition de François de Sales, comme je le montrerais au besoin par certains chapitres de son explication allégorique de l'Apocalypse, celui, par exemple, qui a pour titre : Le triomphe des fidèles sentiments, qui ont surmonté la vaine crainte des péchés pardonnés ». (Délices, 24e journée, pp. 105, 121.)

 

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la Motte-Houdancourt) (l') approuve... On lui permet de s'établir, tout laïque qu'il est, en directeur d'un grand nombre de femmes et de filles ; de leur faire rendre compte de leurs pensées les plus secrètes ; de leur écrire des lettres de conscience pleines d'une infinité de choses très dangereuses et très imprudentes, pour ne pas dire davantage; de se glisser en plusieurs couvents de filles pour y débiter ses rêveries et ses nouvelles spiritualités. Et enfin c'est sur lui que M. de Paris a jeté les yeux pour l'aider à réformer le monastère de Port-Royal... On y reçoit avidement ses instructions; on y confère avec lui de l'oraison mentale (1)... » Laissons tomber l'insinuation venimeuse : « pour ne pas dire davantage » ; elle n'est pas moins odieuse que ne le sont, de l'autre côté, les calomnies contre les moeurs de Port-Royal. Laissons le jugement dogmatique sur ces « spiritualités », que Nicole juge «nouvelles », malsaines, et le P. Poulain, orthodoxes. Restent les faits passionnément amplifiés et défigurés, mais authentiques, à savoir que Desmarets, comme Bernières, Renty et d'autres laïques, s'est entretenu de mystique avec des religieuses ; qu'il a écrit des « lettres de conscience »; que l'archevêque de Paris lui a donné mission de ramener à l’obéissance les filles de Port-Royal. La première idée qui saute à l'esprit, quand on lit ce réquisitoire, est que Desmarets devait avoir acquis dans le inonde pieux une autorité sérieuse, pour quo plusieurs évêques lui aient ainsi fait confiance. Il avait publié vingt ans plus tôt des romans, des comédies. La belle affaire ! Il était laïque? sans doute. Mais Nicole, qui n'était pas prêtre, s'est-il jamais fait scrupule de diriger des religieuses et d'écrire des « lettres de conscience » ?

Quant à l'état mental de Desmarets pendant cette période, je n'arrive même pas à comprendre qu'on puisse le trouver inquiétant. Plus que personne, et plus que les jansénistes

 

(1) Les Visionnaires, 1693, p. 73. Cf. Kerviler, op. cit., pp. 101, 102.

 

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qui ont accrédité cette légende, je le voudrais fou, ayant pour cela de bonnes raisons que nous dirons tout à l'heure, mais enfin il ne l'était et ne le sera jamais, à moins cependant que l'on admette une bonne fois que, d'une part, tous les contemplatifs, et que tous les poètes, de l'autre, ont fatalement le timbre fêlé. Desmarets n'a jamais eu de visions que littéraires, et ses Délices ne sont autre chose qu'une oeuvre poétique, semblable, de ce chef, à la Divine Comédie ou à la Reine des fées. Connaissant par une expérience personnelle assez médiocre, en somme, mais authentique, les diverses voies de l'intérieur, il s'est appliqué à romancer l'histoire de l'ascension de l'âme vers Dieu, usant, à cet effet, de certaines allégories qu'il tirait de son cru, ou qu'il empruntait aux Ecritures, notamment à l'Apocalypse. Il écrira par exemple :

 

« Et je vis le ciel ouvert, et voilà qu'il parait un cheval blanc... » (Apoc., XIX). Toute l'âme supérieure s'ouvre pour recevoir... son Époux, en faisant un acte de toi... Alors voilà un cheval blanc qui parait; c'est l'espèce ou l'apparence de l'espèce du pain blanc, ou la sainte hostie qui est comme le cheval qui porte le corps de Jésus-Christ (1).

 

C'est fort mauvais, selon moi, mais de telles horreurs relèvent uniquement de la critique littéraire : elles n'appellent d'aucune façon le diagnostic des médecins. Nous parlions plus haut d'un mysticisme flamboyant, désignant par ce mot l'état d'esprit de certains contemplatifs, qui prétendent écrire sous la dictée immédiate de l'Esprit. Desmarets n'est pas de ceux-là. Présomptueux, vaniteux peut-être — sait-on jamais? — et, de toute façon, moins disposé qu'on ne le voudrait à douter de lui-même. Mais si tout écrivain qui parle avec une assurance excessive doit être suspect d'illuminisme, combien d'autres n'enverrons-nous pas aux Petites maisons? Il n’a pas reçu de révélations, et ne se flatte pas d'en avoir reçu. Comme tous les auteurs mystiques,

 

(1) Délices, 18e journée, p. 152.

 

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il utilise son expérience propre, et comme tous les poètes, il s'abandonne à son génie. Je n'ai pas rencontré dans les Délices une seule ligne où il se pose pour de bon en inspiré : s'il l'a fait quelque part, ce fut certainement à la manière d'Horace ou de Boileau :

 

Quelle docte et sainte ivresse

Aujourd'hui me fait la loi (1)...

 

II. La crise (166o-1666). — Si, comme tant de profanes l'assurent, la contemplation a ses dangers, l'action a aussi les siens, comme l'expérience le démontre chaque jour.

 

(1) La légende que nous combattons, imaginée par Nicole, authentiquée par Baillet dans les Jugements des savants, doit plus encore sa vogue à l'article du Dictionnaire de Bayle, où se trouvent réunis les principaux fragments de l'Avis du Saint-Esprit, dont nous allons parler. Le bon Kerviler, plus impressionné qu'il ne le voudrait par ces diverses autorités, hésite et finit par accepter une solution moyenne : Desmarets aurait été plus ou moins fou, mais seulement pendant une dizaine d'années. Néanmoins, conclut-il, a n'est-il pas souverainement injuste de juger brutalement une existence de quatre-vingt-cinq ans passés, par un accident qui peut à peine s'appliquer à une période décennale » ? Eh eh ! ce serait déjà beaucoup. « Et surtout, conclut-il plus sagement, faut-il croire aveuglément certaines assertions passionnées du parti port-royaliste ? » Op. cit., pp. 92, 93. Lui-même, pourtant, il a cru rencontrer, et jusque deus les Délices, « quelques détails forcés qui montrent que l'illuminisme commençait (dés 1658, et avant la période décennale) à envahir le cerveau de Desmarets ». Fort heureusement, il donne un exemple de ce délire prétendu. C'est « le chapitre consacré à l'assimilation des notes de l'octave musicale, avec les plaisirs ou sons de la musique humaine qui nous flattent ». « Tu verras, écrit Desmarets, qu'entre l'âme et Dieu, qui sont, comme les deux octaves, la basse et la haute, il y a de même les six sortes de délices que l'on peut goûter dans les choses de l'extérieur... ». (Kerviler, op. cit., pp.92, 93.) Cette idée ne me parait pas si folle, tuais le serait-elle pleinement, aucun médecin n'y verra un indice de folie, sans quoi disons bonnement que tous les poètes du temps de Louis XIII sont fous, et avec eux, une infinité d'autres. M. Auguste, impressionné à sou tour par Kerviler, hésite néanmoins beaucoup plus. « C'est, dit-il, de 1658 à 1668 que l'exaltation (littéraire selon moi) des facultés intellectuelles de Desmarets parait avoir atteint sou maximum d'intensité. Faut-il dire pour cela, que, pendant ces dix ans, notre poète fut véritablement atteint de folie ? Remarquons en tout cas que ce serait faire preuve de peu de sens critique que de croire aveuglément là-dessus certaines assertions passionnées du parti port-royaliste. » Plus loin, et après avoir résumé les divers incidents de la lutte de Desmarets contre les ennemis de Dieu (illuminisme et jansénisme), le même historien écrit encore : « De tout cela il nous parait résulter que Desmarets fut un véritable déséquilibré, sans conclure qu'il ait été en proie à une véritable folie ». Auguste, op. cit., pp. 27, 28. C'est fort possible, mais, pour ma part, je n'en crois rien, comme je le dirai bientôt. Eu tous cas, nulle trace de déséquilibre pendant la période qui vient de nous occuper.

 

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C'est qu'en effet, il n'y a qu'un pas du véritable zèle surnaturel à l'agitation, aux intrigues et aux violences d'un tempérament déchaîné. Desmarets nous est un exemple de cette dégradation lamentable, qui va l'entraîner peu à peu, non pas à des actes de folie, je le répète, mais à des initiatives parfaitement raisonnables, et néanmoins fort répugnantes. Gardons-nous néanmoins de prendre au tragique la première de ses incartades. Vers la fin de 1661, écrit Kerviler, Desmarets, «s'avisant de prêcher une grande croisade spirituelle..., publia un livre extravagant intitulé l'Avis du Saint-Esprit au Roi, approuvé cependant par l'évêque de Rennes (Henri de la Motte-Houdancourt, plus tard, archevêque d'Auch), dans lequel il exposait ses projets. Ce livre... tiré à très peu d'exemplaires... est devenu tellement rare qu'aucun bibliographe ne dit l'avoir vu; mais Nicole en a conservé de nombreux extraits dans la seconde Visionnaire, et ce sont eux qui ont valu à notre poète les sévères appréciations de la plupart des biographes, surtout après leur introduction textuelle dans le Dictionnaire de Bayle. » Voici déjà qui nous invite à suspendre notre jugement. Le corps de ce délit nous est inconnu, le malin Nicole ayant naturellement omis de citer les passages, nombreux peut-être et limpides, qui atténuaient les absurdités de l'avis, s'ils ne les effaçaient tout à fait (1).

« La chrétienté est perdue, dit-il, si on ne lève une

 

 

(1) Cette disparition est fort curieuse, Desmarets n'étant pas homme 1 rougir de ses ouvrages. J'imaginerais volontiers que l'Avis n'était pas d'abord destiné au public. C'était un projet, tiré ou copié à très petit nombre, et soumis par l'auteur au jugement de quelques amis, peut-être à l'état- major de la Compagnie du Saint-Sacrement A la vérité, celle-ci n'existait plus officiellement, ayant été supprimée eu 166o ; mais elle agissait encore, tout en se cachant plus que jamais. Au reste, rien ne prouve que Desmarets ait fait partie de la Compagnie. Son nom ne figure pas sur les listes. Mais il était fort lié avec plusieurs de ses membres les plus influents, Ventadour, Vincent de Meur, par exemple. (Cf. Auguste, op. cit., pp. 3s, seq.) Qui sait donc si l'Année que veut lever l'auteur de l’Avis ne serait pas, sous un nouveau nom, la Compagnie du Saint-Sacrement? Dans ce cas, ou s'expliquerait fort bien aussi que les chefs, après avoir pris connaissance des épreuves de l'Avis, n'aient pas approuvé le lancement de cette brochure, laquelle d'ailleurs n'eût été distribuée qu'aux initiés. Un de ces exemplaires d'épreuves serait tombé entre les mains de Nicole.

 

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armée puissante, pour combattre et exterminer partout les impiétés et les hérésies. Cette armée doit... se composer, selon la prophétie de saint Jean, « de cent quarante-quatre mille combattants, qui auront la marque du Dieu vivant sur le front, c'est-à-dire, qu'ils feront voir à découvert par leur vie que Dieu est vivant dans leur coeur » ; et comme toute armée a besoin d'un chef, il offre cette charge au roi... Pour les charges subalternes..., elles seront réservées aux chevaliers de l'ordre », lesquels s'appelleront aussi « chevaliers de l'infaillibilité » papale. Saint Michel, saint Gabriel, saint Raphaël et saint Uriel conduiront aux combats cette armée qui déjà compte plusieurs mille âmes. Prends tes armes, Louis !

 

Ce prince valeureux va détruire et chasser de son État l'impiété et l'hérésie, et réformer les ecclésiastiques, la justice et les finances. Puis, d'un commun consentement avec le roi d'Espagne, il convoquera tous les princes de l'Europe avec le Pape, pour réunir tous les chrétiens à la vraie religion catholique; il mandera le Pape pour se rendre à Avignon, afin d'y conférer ensemble... Le Pape aimera mieux se rendre à Avignon que de se voir chargé dans Rome dune grande armée... Après la réunion de tous les hérétiques,... le roi sera déclaré chef de tous les chrétiens..., et, avec les forces de la chrétienté, il ira détruire, et par mer et par terre, l'empire des Turcs (1)...

 

Là-dessus, libre à chacun de hausser les épaules, mais non pas de courir à la préfecture de police pour donner l'alarme. Imaginez une de nos associations pieuses d'aujourd'hui, l'Apostolat de la prière, par exemple, confiant la rédaction de ses statuts à un Déroulède converti, ou à un Rostand mystique, et vous aurez quelque chose d'à peu près semblable à l'Avis du Saint-Esprit. Il s'agit ici, en effet, tout simplement d'une ligue de prières et de sacrifices, comme il paraît assez par ces quelques lignes que Nicole nous a maladroitement conservées :

 

Cette armée doit exterminer toutes les impiétés, NON PAR LA.

 

(1) Kerviler, op. cit., pp. 94-96.

 

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FORCE DES ARMES TEMPORELLES, MAIS... SPIRITUELLES ; selon les moyens et les remèdes tout célestes que Dieu en a donné et qui seront déclarés en particulier.

 

Heures d'adoration, neuvaines, disciplines et mortifications diverses. Ces milliers de soldats, déjà sur la brèche et que Nicole voit tout noirs de poudre, c'est le petit monde des saints, M. Boudon, M. de Renty, nus mystiques, nos contemplatives.

 

Déjà, Sire, Dieu a prévenu vos pieux desseins et vous a composé, dès il y a longtemps, une armée de personnes,

 

à savoir la pacifique milice que nos quatre volumes sur la Conquête mystique nous fait connaître,

 

qui lui sont fidèles (à Dieu) et qui sont dévouées à lui comme VICTIMES A SA COLÈRE, justement irritée pour tant d’abominations, POUR LE PRIER SANS CESSE ET SOUFFRIR TOUTES CHOSES, AFIN QU'IL LUI PLAISE CONVERTIR les faux chrétiens, et exterminer par votre autorité tant de sectes et de vices détestables.

 

Ces derniers mots sont plus inquiétants ; mais enfin les âmes saintes dont il est question ne doivent s'associer à la guerre exterminatrice que d'une manière très indirecte. Mieux encore, inoffensive. Elles se borneront à demander à Dieu qu'il lui plaise d'inspirer à l'évêque du dehors les mesures utiles. Si leur prière s'égare, elle ne sera pas exaucée.

 

Il faut faire part de ces saints avis à tout le monde, afin d'animer plusieurs âmes fidèles à s'OFFRIR A DIEU COMME VICTIMES, pour être de cette sainte armée (1).

 

L'Avis n'est peut-être pas néanmoins sans recéler quelque mystère, d'ailleurs assez innocent. Pris en lui-même, je n'y vois qu'un tract destiné à émouvoir le public pieux sur les dangers qui menacent l'Église. « Il faut faire part de ces

 

(1) Seconde Visionnaire, p. 11 de l'édition originale. Cf. Auguste, op. cit., p. 31

 

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avis à tout le monde. » Un signal d'alarme, un coup de clairon, un de ces innombrables « Dieu le veut », qui ont retenti dans la chrétienté depuis la première croisade. Mais c'était peut-être aussi un coup de sonde, et une semence discrète. Par cet appel aussi vague que chaleureux, Desmarets aurait voulu ou promouvoir, si elle n'existait déjà, ou servir et renforcer une organisation moins chimérique, plus réelle, surtout plus secrète. Parmi les cent quarante-quatre mille qui répondraient, dans l'intime de leur âme, à l'affiche de cette mobilisation, il se trouverait quelques centaines de soldats, plus généreux, plus actifs, que l'on pourrait enrôler dans une association mieux définie (1). Nous savons, en effet, que de concert avec le duc de Ventadour et l'état-major de la Compagnie du Saint-Sacrement, Desmarets organisait, vers la même époque, une « Société pour les intérêts de Dieu », sur laquelle presque tout reste encore à découvrir, mais dont l'existence ne fait aucun doute. Voici, du reste, un passage de l'acte d'association, écrit de la propre main de Desmarets, et qui se trouve dans les papiers de M. Boudon, à qui le poète l'avait soumis :

 

Sa Majesté aurait donné ses Lettres patentes à M. Henry de Lévy, duc de Ventadour,

 

Il ne s'agirait donc plus d'une société rigoureusement secrète comme la fameuse Compagnie ;

 

par lesquelles elle l'aurait établi directeur général des séminaires qu'il pourrait établir tant dedans que hors le royaume, pour les missions étrangères, et pour la poursuite et l'avancement des intérêts de Dieu et des âmes, avec permission d'associer avec lui des personnes de piété, afin de contribuer leurs soins et leurs biens... pour établir en divers lieux des maisons ou communautés de l'un ou de l'autre sexe, où seront instruites les personnes, qui pourront être envoyées pour servir les âmes, tant pour la France que dans les pays barbares, commençant par la ville de Paris, où il s'est déjà assemblé en une

 

 

(1) L'Avis, semble-t-il, avait aussi pour objet d'exciter la curiosité et l'intérêt du roi, à qui l'on offrait des communications plus précises.

 

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maison près des Minimes quelques filles et femmes de grande piété, qui se sont dévouées au Père éternel, en l'union à Jésus. Christ..., victime pour le salut des âmes..., et à poursuivre par

PRIERES ET PAR ŒUVRES la destruction du règne des démons (1)...

 

On voudrait plus de détails, mais le peu que l'on nous donne montre qu'il s'agissait de fonder tin certain nombre de centres de réunion, qui seraient aussi des noviciats, et dans lesquels, d'une manière ou d'une autre, on s'entraînerait aux diverses formes de l'apostolat : oraison et pénitence, missions étrangères, catéchismes, controverses, entreprises charitables, mesures défensives et offensives contre les « suppôts de Satan ». A ce programme, on a reconnu l'ancienne Compagnie du Saint-Sacrement, officiellement dissoute en 1660, mais qui aspire à revivre. Même objet, mêmes chefs, mêmes méthodes ou à peu près : il n'y a qu'une différence, la publicité, au moins apparente, qui remplace le rigoureux secret d'autrefois. Qui ne voit de même qu'un lien quelconque, mais assez étroit, doit réunir à cette Société pour les intérêts de Dieu l'armée apocalyptique levée parla brochure de Desmarets ?  L'Avis du Saint-Esprit ou bien prépare les voies au fonctionnement prochain de ces nouveaux cadres, ou bien il cherche à créer, autour de l'association commençante, une atmosphère de confiance et de sympathie.

La fin était bonne; les intentions droites. Restent les moyens, peut-être douteux. Dans la sainte croisade dont il s'était fait le héraut, Desmarets, notre mystique des Délices, avait retenu pour lui-même la fonction qui convenait le mieux à son activité naturelle et à ses goûts particuliers. Pendant que d'autres associés s'uniraient en victimes expiatoires au sacrifice de l'Agneau, il se chargerait, lui, d'un ministère qui, fort curieusement, ne se trouve pas préfiguré dans l'Apocalypse : c'est la police secrète. Ce faisant, il avait fort bien jugé de ses aptitudes. Quelque

 

(1) Auguste, op. cit., pp. 23, 24.

 

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peu gauche malgré tout dans le roman mystique, le sieur de Saint-Sorlin excelle, sans conteste, dans le roman policier.

Son coup d'essai, l'illuminé Simon Morin brûlé vif par les bons offices de Desmarets en 1663, fut un coup de maître. Nous retrouverons plus tard cette savoureuse anecdote, quand nous aurons à étudier les origines et les à-côté de la réaction anti-mystiques (1). S'il n'a, du reste, que cette unique pièce à son tableau de chasse, la faute n'en est pas à Desmarets lui-même, mais à la coupable indifférence des pouvoirs publics. On commençait à lésiner sur la dépense, et Desmarets n'était pas assez riche pour faire les frais de tous les supplices qu'il aurait voulus.

 

Depuis cinq ans, écrivait-il en 1664 à M. Boudon qu'il essayait d'agréger à la Société pour les intérêts de Dieu, il a

 

(1) L'histoire est d'ailleurs bien connue ; grâce notamment à la très précieuse Relation de la découverte du faux Christ, nommé Morin, chef des illuminés par Desmarets Saint-Sorlin, qui a pour auteur Desmarets lui-même et que Ravaisson a publiée (Archives de la Bastille, III. pp. 227. seq. Cf. aussi les articles de M. Alphandéry dans la Revue d'histoire moderne et contemporaine, janv.-fev. 1911). Après avoir, et non sans peine, mis la main sur les papiers de Morin. Desmarets s étant convaincu — et ceci est grave — qu'il n'y avait rien dans ces papiers qui méritât le bûcher, manoeuvra si habilement le pauvre diable qu'il finit par obtenir de lui des aveux compromettants. Pour mieux remplir son métier d'agent provocateur, il s'était présenté à Morin comme un disciple déjà initié en partie aux mystères de la secte, mais désireux d'en apprendre plus long. La femme de Morin soupçonnait le piège, et Morin lui-même résista longtemps. Bien qu'il n'eût pas toute sa raison, il était fort intelligent, et il donna beaucoup de mal à notre policier. Il lui disait un jour : « (En essayant) de pénétrer les secrets d'autrui... par surprise et souplesse, vous vous êtes rendu indigne s de mes confidences. (Ravaisson, op. cit., p. 238.) Les questions cauteleuses du faux disciple intéresseront le futur biographe de Desmarets. Il y a la, eu effet, une part de confidences. Un jour, par exemple, « voyant que, si je m'humiliais devant toi..., il pourrait me traiter longtemps en novice..., je lui dis ce que j'avais appris des états intérieurs... et de l’anéantissement dans lequel Dieu m'avait mis. Alors il me prit la main, et me la serra entre les deux siennes, et me dit qu'il voyait bien que j'étais spirituel ». (Ib.. pp. 231, 232.) Une autre fois, pour amener Morin à déclarer sans ambages que les parfaits peuvent tout se permettre, je lui demandai. « comment je me devais comporter en quelques occasions. me rencontrant quelquefois à parler avec des filles en particulier touchant les choses spirituelles, et qu'encore que Dieu, depuis plusieurs années, m’eût fait de grandes grâces, me soutenant continuellement coutre les tentations, et que j'eusse comme une assurance morale d'être assisté dans ces conférences..., toutefois... je ne laissais pas de me défier de moi-même, et que souvent je fermais les yeux, en écoutant quelque fille.... pour n'avoir point de mauvaises pensées..., et que, peut-être, il jugerait que c'est se défier de la confirmation en la grâce..., n'ayant plus de volonté, et n'ayant plus que la volonté de Dieu, qui ne peut pécher... » (Ib., p. 24o.) Ou voit le mélange sinistre, odieux, et comment il fait entrer dans son jeu d'agent provocateur ses propres expériences mystiques. Voilà bien en effet ce qu'il faut réprouver dans sa conduite, et non pas, comme l'a cru Ravaisson, les scrupules avoués par Desmarets. « Ce pécheur si tendre à la chair, avait soixante-quatre ans. » Qu'y y a-t-il là de si imprévu ? Je dois ajouter qu'en fait de critique morale, ce même Ravaisson me semble peu clairvoyant. Desmarets dit quelque part, au sujet de certains engagements qu'il avait dû teindre de prendre pour obtenir de nouvelles révélations : « J'allai voir mon directeur, pour lui dire ce que j'avais fait..., et renonçant de tout coeur à tout pacte avec le démon. Il me répondit que je n'avais rien à craindre. J'allai ensuite voir M. de Rennes, qui me mena chez le R. P. Annate. Le lendemain ils me firent réponse que je devais encore feindre avec ces personnes, afin de découvrir le plus que je pourrais de leur doctrine et de leur cabale. » (Ib., p. 326.) Ici, Ravaisson : « Les évêques et le confesseur jouent ici un rôle bien singulier... si Desmarets n'ajoute pas le mensonge à l'indignité de sa conduite ». A quoi sert donc l'esprit critique, si l'on ne reconnaît pas et la sincérité évidente de Desmarets, et l'impossibilité où celui- ci se trouverait de mentir dans une pièce officielle que liront, ou que pourront lire les intéressés ? Au reste, il ne faut pas dire que, dans la pensée de la Motte-Houdancourt, du P. Annat et de Desmarets lui-même, la fin justifie les moyens. Non, tout bonnement, ils croient permis des moyens qui ne le sont pas. Autre détail biographique, et qui est pour nous d'un réel intérêt, puisqu'il nous montre Desmarets en relation intime avec les mystiques du temps. « Une sainte personne qui demeure dans une ville de Picardie, à laquelle j'avais écrit quelque chose touchant la damnable doctrine de Morin, et qu'il prétendait paraître devant le roi, me fit répondre : « J'ai à vous prier instamment que l'on se garde bien de faire paraître ce méchant devant le roi. Il ne demande pas d'y paraître avec bon dessein... Le diable, sans doute, enrage contre le roi... » (Elle craignait un régicide.) Voilà quel est l'avis d'une sainte, lequel n'est pas à négliger. . Elle est la vieille et bonne amie de feu la soeur Barbe, qui vint de là à Paris trouver le P. de Coudren, et lui découvrit une conspiration contre le feu roi, que Dieu lui avait révélée et qui fut découverte, comme cela est notoire. » Ib., pp. 283, 284 (Cf. L’invasion mystique, p. 67 et, ici même, pp. 342, seq.).  Hier la soeur Barbe, aujourd’hui son amie : ainsi s'établit m ce coin du pays, la tradition que d'autres incidents plus ou moins semblables ont répandue ailleurs et qui confie aux mystiques une sorte d'intendance surnaturelle, le soin de veiller sur la personne du roi. Rien ne prouve, du reste, que Morin ait jamais rêvé de tuer le roi. Je n ai pas à me déclarer sur le fond même du procès. Illuminé et de moeurs douteuses, semble-t-il, fou peut-être, il est évident que les juges n'auraient pas demandé mieux que de lui laisser la vie, mais il n'est pas moins certain que, dans toute cette affaire, comme dans les autres du même genre, Desmarets a cru remplir un devoir clair et pressant.

 

 

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plu à Dieu me faire connaître plusieurs des plus abominables de ses ennemis... et il a fallu que seul j'aie soutenu les frais...

 

(1) De cette expression fréquente sous sa plume : « Dieu m'a fait connaître », ou n'a pas du tout le droit de conclure que Desmarets soit lui-même illuminé, au sens ordinaire du mot. Il ne se réclame d'aucune révélation. Tout au plus, en certains endroits, ferait-il allusion à quelque révélation ou vision de telle de ses mystiques amies.

 

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Vous avez su ce qui s'est passé contre le grand ennemi de Jésus-Christ, Morin, qui fut brûlé vif l'année dernière... Depuis cela, Dieu m'a fait connaître trois prêtres magiciens, et deux séculiers, lesquels, s'étant entièrement découverts à moi et m'ayant donné leurs écrits abominables, pour se donner au diable, pour l'invoquer, pour l'encenser, pour faire mourir des personnes..., et ayant toutes preuves..., je les ai fait prendre, et ils ont été...

 

brûlés eux aussi? Non, malgré les preuves, et c'est là un indice fort curieux de l'évolution qui s'est produite après le supplice de Grandier;

 

vingt mois en prison ; et le démon ayant fait passer l'un d'eux, nommé Saint-Marc (Pierre Costard) pour un grand opérateur et guérisseur de maladies incurables, lui a fait avoir tarit d'amis qu'ils ont été mis en liberté connue absous, faute de personnes qui voulussent fournir aux frais du procès... Vous voyez doue la nécessité de l'établissement de la Société de Paris pour les intérêts de Dieu.

 

Il finit par ces quelques mots, où nul critique intelligent ne soupçonnera l'ombre d'un manège hypocrite :

 

J'ai su que vous êtes avec de très bonnes carmélites, qui sont de vraies victimes unies à Jésus Victime. Je vous supplie.., de m'unir à elles par la sainte communion, comme je le ferai de ma part, et de faire qu'elles s'unissent à la Société des victimes unies à Jésus, et qui sont prêtes à tout faire et à souffrir et mourir pour les intérêts de Dieu seul. Je salue votre saint ange et les leurs, et je prie celui qui m'assiste de s'unir au vôtre (1)...

 

 

Non, ce policier n'est pas un tartufe ; un vrai dévot, au contraire, passionnément sincère, généreux, et qui n'eût pas reculé devant le martyre. Il s'y expose, du reste, et non sans trembler — comprenez-le donc bien — dans ce duel, plus hardi encore que sournois, non pas avec Morin, mais

 

(1) Auguste, op. cit., pp. 2o-22.

 

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avec le diable en personne (1). Le plaisir malsain qu'il trouve à sa répugnante besogne n'est pour lui qu'un stimulant, et dont il ne soupçonne pas la bassesse. Pour être mieux éclairée, notre conscience est-elle nécessairement plus pure? Mais enfin nous nous faisons une idée plus haute et plus juste des vrais « intérêts de Dieu » ; il n'y a pas de pharisaïsme à constater ce progrès qui s'est fait sans nous.

 

Mal soutenu dans sa lutte contre les magiciens, il tourne son activité vers les jansénistes,. qui, d'ailleurs, le préoccupaient aussi depuis longtemps. Le P. Rapin a bien résumé le premier chapitre de cette nouvelle croisade :

 

Dieu suscita un homme faible, sans appui, sans protection, et presque sans autre caractère que celui que lui donnait son zèle pour la défense de la religion, pour humilier ces superbes.

 

Etrange erreur d'optique! Rapin a pour Desmarets les yeux de Boileau. Il oublie que le poète vaincu a eu jadis son heure de considération et de puissance. Ainsi ferions-nous aujourd'hui, si nous traitions de personnage insignifiants un Gustave Planche ou un Victor Cousin.

 

Ce fut Saint-Sorlin Desmarets, qui... s'était mis à la dévotion

 

(1) C'est assurément bien malgré lui que Desmarets, lorsqu'il raconte ces diableries, nous l'ait penser quelquefois à Jérôme Coignard, Une de ses victimes lui confessera, par exemple, « que le diable lui était venu dire un jour que la volonté de Dieu était qu'elle vînt au sabbat... Elle avait été emportée par cinq ou six petits diables, qui étaient comme ces petits masques de carême-prenant qui ont vil on ( ?) ».  Ravaisson, op. cit., pp. 229, 23o Des diablotins de Boucher. Voici beaucoup plus curieux « Elle m'a avoué que son entretien ordinaire est avec un diable qui l'appelle toujours ma mie. Elle m’en parla comme d’un fort bon diable, qui honore Dieu . , et qui dit qu'entre eue, diables, ils sont bien meilleurs que les hommes, parce qu ils croient Dieu et le respectent, et parce que les diables ne se mangent et se détruisent les uns les autres. Elle m'a dit plusieurs choses semblables de la teinte des diables, qui sont à émouvoir la pitié sur le sujet de leur lamentation pour n’avoir pas voulu adorer un homme » Ib., p. 247. N'est il pas intéressant de voir poindre dans les bas-fonds du XVIIe siècle, le sentiment qui deviendra, deux siècles plus tard, un des thèmes de la poésie romantique : Vigny, Lamartine, Soumet, Hugo ? Rappelons le vers charmant :  The Prince of darkness is a gentleman  (King Lear, III, IV) qui serait beaucoup plus curieux, si, comme plusieurs l'ont cru ( mais semble-t-il sans raison suffisante), il faisait partie d'une ancienne ballade.

 

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dans les (trente) dernières années de sa vie... Il avait commencé par les athées et les sorciers ; mais n'ayant pas trouvé tout l'emploi que son zèle lui figurait en combattant les uns et les autres, il s'attacha à combattre les jansénistes. Mais il faut avouer qu'il les entreprit d'une force dont personne n'avait encore osé faire, car on se ménageait pour ne point s'exposer à leur langue ni à leur plume Pour lui, qui n'avait rien à ménager où il s'agissait de la religion, il les traita d'un air dont les plus hardis de ceux qui les avaient entrepris jusqu'alors furent étonnés... Le début seul qu'il fit par le titre de son ouvrage les déconcerta; il portait : « La réponse à l'insolente apologie de Port-Royal, avec la découverte de la fausse Eglise des jansénistes et de leur fausse éloquence ». C'était les prendre par leur sensible. Eux, qui faisaient profession de mépriser tête levée tous ceux qui se mêlaient d'écrire, furent un peu surpris de se voir traités si cavalièrement par un homme dont ils ne faisaient nul état (1).

 

Le Père Rapin est un peu dur pour l'Académie. Quoi qu'en dise la pauvre plaisanterie de Boileau, le Clovis n'était pas resté chez le libraire, les Délices pas davantage. De toute façon, les réponses de Desmarets seraient foudroyantes. Écrivain encore fameux, académicien patenté, il donnait une sévère leçon de français et d'éloquence à ces Goncourt, qu'on me pardonne, je veux dire à cette académie rivale, qui se trouvait alors « en possession... d'imposer silence à toute la terre en matière d'écrire (2) » ; honnête homme universellement considéré, dévot très en vue,

détective amateur et qui n'en était plus à faire ses preuves, il apprenait le premier aux deux puissances que les chicanes jansénistes sur des points de dogme cachaient en réalité les mouvements d'une société occulte, déjà solidement organisée, déjà redoutable :

 

Ils vont même, disait-il à Louis XIV, dans sa préface..., jusqu'à répandre plusieurs impudences contre Votre Majesté. Le style furieux de leur Apologie fait voir qu'ils ont de furieux

 

(1) Mémoires du P. Rapin, III, pp. 34o, 341.

(2) Ib., III, p. 3+3 On trouvera dans L'école de Port-Royal, p. 371, quelques exemples de ces leçons de français.

 

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desseins. Ils se contentent de mépriser les défenses de Votre Majesté et de répandre leur rage contre elle par leurs écrits... jusqu'à ce qu'ils puissent faire sourdement des levées et les mettre un jour en campagne, quand ils pourront en composer une armée capable de les maintenir contre votre puissance et de les établir au milieu de votre royaume (1).

 

Il exagère, mais je l'aime encore mieux ainsi, flamberge au vent, que lorsqu'il reprend ses lunettes noires, son métier d'espion. Vers ce même temps, écrit encore le

P. Rapin, Desmarets

 

était alerte pour découvrir Arnauld, caché depuis longtemps à Paris. Et, comme il était hardi, se fourrant partout, ne se rebutant de rien, il apprit (que la police avait été mise sur la piste) d'un certain Le Brun... important dans le parti, et il apprit mène que ce Le Brun logeait au faubourg Saint-Antoine, et que ce pouvait bien être Arnauld, qui changeait de nom et de quartier assez souvent, selon le besoin des affaires. Il entreprit de le faire prendre. Il employa pour cela un ami qu'il avait au faubourg, zélé contre les huguenots, qu'il attrapait quelquefois allant et revenant, pour disputer contre eux, s'étant logé sur leur chemin (le chemin de Charenton à Paris ), pour les harceler au retour du prêche.

 

Encore un original qu'on voudrait connaître, mais ils sont trop (2)

 

Desmarets pria cet ami de s'informer dans le faubourg... Il

 

(1) Mémoires du P. Rapin, III, p. 34,.

(2) Pour les conspirateurs, ce siècle de Louis XIV était l'âge d'or. La police a fait des progrès depuis. Aujourd'hui, et avec sa physionomie peu avantageuse, mais peu banale, Arnauld ne ferait pas deux pas dans la rue sans être happé. Songez que sa photographie ne paraissait pas dans les journaux du temps. D'ailleurs il sortait peu, et seulement à la brune. Il avait tant à écrire! Et puis les honnêtes gens du quartier Latin, les seuls qui le connussent, n'étaient pas d'humeur à le dénoncer. On subissait avec une résignation silencieuse, qui nous confond, ce régime abominable, mais on aurait eu horreur de le seconder. Ce que j'en dis n'est pas pour innocenter notre mystique limier, mais, au contraire, pour mieux faire sentir son aveuglement. Ses exploits lui auront aliéné l'estime, non pas de tous, je le crains, mais de plusieurs. « On rapporte qu'un jour La Motte Le Vayer passant dans la galerie du Louvre, Desmarets se mit à dire tout haut : Voilà un homme qui n'a pas de religion. — Non, mon ami, repartit Le Vayer, j'ai tant de religion que je ne suis pas de la tienne. s Kerviler, op. cit., p. 98.

 

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n'en put rien apprendre, mais il trouva qu'il y avait des gens, qu'on ne connaissait point, cachés dans une grande maison du faubourg, dont la porte de devant était condamnée, et que ceux qui logeaient en cette maison ne sortaient que par une porte de derrière (1)... Ce qui commença à lui donner du soupçon, lequel augmenta de la moitié, quand il eut appris... que les gens du faubourg les croyaient jansénistes. Desmarets, pour pousser sa pointe, alla au boulanger qui fournissait ces gens-là.

 

Cela ne vous paraît pas d'un flair miraculeux; mais il fallait y penser.

 

On lui dit que c'était d'ordinaire la boulangère qui leur portait la provision de pain tous les matins, et qu'elle trouvait quelquefois ces gens assez appliqués à faire des écritures avec de grands pupitres. Notre espion ne douta point que ce ne fat quelque chose de ce qu'il cherchait. Mais il en fut tout à fait persuadé, lorsqu'ayant mis son valet vers la porte par où ils sortaient, pour les observer d'une maison voisine, (celui-ci, dit à son maître qu'ils allaient souvent à Charonne... et qu'ils entraient dans un jardin par une porte de derrière ; et il apprit que ce jardin était à Petit, de la rue Saint Jacques, imprimeur ordinaire des jansénistes,

 

du roi, qui plus est, et de l'Académie française.

 

Ce fut assez à Desmarets, pour en donner avis au lieutenant civil, qui était assez bien intentionné de son fonds... L'ordre fut expédié. Molondin, colonel des Suisses,

 

un vétéran de Rocroy

 

fut commandé avec une compagnie, pour aller s'en saisir; ce qui lut promptement exécuté. Les gens lurent arrêtés, menés à la Bastille.

 

Les noms, les noms de ces rares criminels ?

 

C'était Isaac le Maistre, qu'on nommait Sacy, neveu d'Arnauld; deux Thomas..., un nommé Desloges et quelques autres (2).

 

(1) La maison se trouvait « à gauche, en montant vers Vincennes, presque en face de l'endroit où la rue de Neuilly débouche dans la rue du Faubourg-Saut-Antoine ». Mémoires de Pierre Thomas, sieur du Fossé (Bouquet), II, p. 241.

(2) Mémoires du P. Rapin, III, pp. 361, 362. Ou trouvera plus de détails sur cette aventure, dans le Port-Royal et dans les Mémoires de Fontaine, mais surtout dans les Mémoires de du Fossé, en se rapportant, bien entendu au texte intégral publié par Bouquet pour la Société de l’Histoire de Normandie, II, pp. a4o-197. De l'odieux, ou du ridicule, on ne sait lequel l’emporte. « Nous étions nous autres fort paisibles, écrit du Fossé, pendant qu'on formait toute cette grande intrigue... Quel sujet aurions-nous eu de nous alarmer, nous qui faisions trop exactement tous les devoirs de bons chrétiens par notre assiduité à la grande messe et au prône de notre paroisse, pour mériter d'être soupçonnés d'impiété; et qui enfin nous cachions si peu, mon frère et moi, que nous sortions hautement tous les jours, ou toutes les fois que nous voulions, tantôt par la grande, tantôt par la petite porte ? » Ou les avait filés selon les règles. On nous avait fait « observer dans toutes nos démarches différentes, jusqu'à employer des commissaires, que j'ai reconnus depuis, à me suivre lorsque je passais la rivière » (Ib., pp. 247. 248). L’assaut ne devait être donné qu'à cinq ou six heures, et cependant, les archers en armes étaient en place dès deux heures du matin, sans parler d'une centaine d'autres, groupés, en cas de besoin, prés de la barrière du Trône. Un assaut véritable, et par les fenêtres ! « Quoi, Messieurs, le roi aurait ordonné que la maison d'un gentilhomme qui n’avait rien fait contre son service fût escaladée en plein jour! La grande porte, Messieurs, est l'entrée royale, et elle n'a jaillies ou refusée à personne » (Ib., p. 254). Ainsi Thomas du Fossé, en colère pour la première et la dernière fois de sa vie grâce à l’intervention de Le Tellier, ami de leur famille, les deux frères furent relâchés au bout de trois semaines. Isaac, en revanche, et Fontaine, non moins innocents, restèrent sous les verrous pendant plus de deux ans.

 

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Desloges, un faux nom : c'est le doux, le délicieux M. Fontaine ; l'aîné des deux Thomas, c'est M. du Fossé, le condisciple et le cher ami de Racine, le collaborateur de Tillemont, savant homme et chrétien presque parfait ; l'autre, non moins inoffensif, est M. du Bosroger. Je ne dis rien du vénérable Isaac, sinon que le P. Rapin lui-même lui fait grâce. En vérité, la belle capture ! Ce fut d'ailleurs la dernière (1666). Ayant épuisé à ce coup les « délices » de l'espionnage et de la délation, le vieil agent plus que septuagénaire prit enfin sa retraite. Ses jambes seules étaient lasses. De tant d'exploits que nous avons de la peine à lui pardonner, Desmarets n'aura jamais senti ni le ridicule, ni l'odieux.

III. Les dernières années (1666-1676). — Après cette phase d'activité brouillonne (1), la vie intérieure de

 

(1) Je ne dis pas : «  après cette éclipse de sa raison », car rien, absolument rien ne nous autorise à supposer une telle éclipse. A lire les divers historiens qui ont traité ce sujet, on dirait vraiment que le cas de Desmarets est unique. Hélas non ! je pourrais citer mille déformations toutes semblables. D'ailleurs, comment ne pas s'apercevoir que les chefs, les amis et les collaborateurs de Desmarets ont cru sa tête solide ? C'est  par exemple, sur un mot de lui, que le lieutenant de police envoie cinq ou six innocents à la Bastille. S'il avait eu les dehors et la réputation d'un visionnaire, d'un fou, lui aurait-on laissé carte blanche ? Et sans doute, à la réflexion, plus d'un aura jugé que son zèle était excessif, et plus encore maladroit, mais il y a loin de là au délire.

 

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Desmarets nous échappe (1). Ni son génie, ni son humeur combative n'ont vieilli, comme Boileau put s'en apercevoir. Songez que, lorsque parut l'Art poétique en 1674, le défenseur des modernes et de la poésie chrétienne avait plus de quatre-vingts ans. Mais, si rien ne prouve que sa première ferveur religieuse ait diminué, rien ne prouve non plus qu'elle ait survécu aux mortelles distractions que nous avons dites. Après tout, il est possible que la bonne cause ait besoin d'une brigade mobile; mais je crois certain que les absorbantes besognes qu'impose cette profession favorisent peu l'oraison de quiétude. N'en doutons donc pas : à ce jeu dangereux qui lui plaisait trop, Desmarets aura insensiblement perdu l'habitude de ces pures joies qu'il avait jadis goûtées dans la ville de la Volupté, et dont les Délices nous offrent une image si exacte, si alléchante.

 

Coelestis urbs Jerusalem,

BEATA PACIS VISIO...

 

Nicole a là-dessus quelques lignes trop venimeuses, mais qui ne sont pas loin de frapper juste :

 

Que ne doit-on pas attendre du progrès que la soeur Flavie fera sous ce nouveau directeur, puisqu'on en voit de si beaux commencements...? On la verra bientôt plongée dans le sommeil des puissances, dont le fruit sera qu'à son réveil, elle écrira des billets pleins de calomnies contre ses soeurs (2).

 

Si la vraie contemplation n'était incompatible qu'avec des fautes grossières — la calomnie délibérée par exemple — il y aurait beaucoup de mystiques; mais la pureté de ces hautes grâces est beaucoup plus exigeante. Non

 

(1) Les poèmes chrétiens de sa vieillesse, la Marie-Madeleine (1669), indiqueraient peut-être, non pas un fléchissement ale la foi, mais un seul moins sûr et moins pur des choses spirituelles. Je n'ai pas lu son Esther (1673).

(2) Les Visionnaires, p. 73.

 

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in commotione Dominus. L'Esprit ne se montre ni dans l'ouragan, ni dans le cyclone : il veut des âmes silencieuses, paisibles, pacifiques et infiniment charitables; il abandonne les importants, les maniaques de délation, tous les agités. Brave homme toujours, notre Desmarets, honnête même, bien qu'il ait ignoré les plus saintes délicatesses de l'honneur humain, sérieux et pieux chrétien, c'est beaucoup sans cloute ; ce n'est rien, toutefois, auprès de cette e meilleure part » — la part de Marie — qui lui fut offerte, qu'il a possédée pendant quelques années, et qu'il n'a pas su garder. Sous ce manteau qu'ont brûlé par endroits les flammèches du bûcher de Morin, qu'ont fripé et souillé les sordides aventures de l'espionnage, si l'ancien mystique des Délices vivait, contemplait encore, ce n'est pas l'insignifiant Desmarets, c'est la mystique elle-même qui nous ferait peur. Mais, pendant que nous nous attardons à ce pittoresque un peu trouble, Eusèbe et Philédon ont fini de réparer leurs forces. Il est temps de rejoindre ces deux amis, et de pénétrer avec eux dans la Cité de l'Intérieur.

 

§ 3. — Initiation de Philédon à la vie mystique.

 

I. L'architecture et les arts décoratifs dans leurs rapports avec la vie intérieure. — « Ce ne sont que testons... » — G. de Scudéry. — Desmarets, architecte et poète de l'architecture. — Les Amours du Compas et de la Règle. — L'architecture dans les Délices.

II. Philédon accueilli dans la Cité de l'Intérieur. — Les appartements de la Foi. — La loge de l'Humilité et le Cachot du Néant. — Les balcons de l'Espérance.— Les trente-trois cavernes de l'Obéissance. — Chambre de la Pureté ; Desmarets directeur. — Grotte de la Patience. — Temple de l'Amour divin. — Les missions étrangères et le musée de la marine.

III. Les trois salles de la sainte Oraison. — Chambre de la Contemplation, de l'Union. — Suspension des puissances. — La conquête mystique et Jean Desmarets.

 

I. « Les choses d'ici-bas ne nous regardant plus », nous avons dû, hélas ! jusqu'ici, nous devons encore nous interdire de causer littérature prolane avec ce poète de

 

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race qui avait beaucoup réfléchi sur les mystères de son art, et qui nous a laissé quelque soixante vers dignes (le mémoire, ceux-ci, par exemple, dans la note bouffonne :

 

 

 

Quand la brunette nuit, développant ses voiles,

Conduira par le ciel le grand bal des étoiles (1).

 

Sans toucher néanmoins au fruit défendu, nous aurions le droit, le devoir même d'écrire ici un long chapitre, presque tout religieux, sur l'architecture et les arts décoratifs dans leurs rapports avec la vie et la doctrine mystique de Desmarets. Mais, n'ayant pas suivi les cours du Louvre, et, du reste, pressé de finir un livre déjà trop long, force m'est bien d'abandonner ce chapitre à l'artiste lettré qui nous donnera quelque jour — si ce n'est déjà fait — une aimable thèse sur l'architecture, la décoration intérieure et extérieure, les jardins, que sais-je encore, dans la poésie et le roman au XVIIe siècle. On commencerait naturellement par maudire le tyran qui réfréna, d'une main si dure, la verve pittoresque de ces faiseurs « d'inventaires ». « Une boutique de verbiage », disait Des-préaux des romans de Madeleine. « Ses héros et ceux de son frère — le « bienheureux Scudéry » — n'entrent jamais dans un appartement que tous les meubles n'en soient inventoriés. Vous diriez d'un procès-verbal dressé par un sergent. » Eh! justement, c'est là ce que nous voudrions aujourd'hui. « Aussi, continuait-il, ne les ai-je pas ménagés dans ma Poétique »

 

S'il parle d'un palais, il m'en dépeint la face...

 

(1) Visionnaires, I, IV. Il n'est peut-être pas inutile de rappeler que c'est là une charge et qu'on ne doit pas plus prendre au sérieux que la « ballade à la lune » de Musset. Quant aux vues littéraires de ce novateur (il y en a d'absurdes comme telles critiques de Virgile), je me permets de recommander aux jeunes amateurs les dédains, les impatiences, les colères, en un mot toutes les « réactions » de Desmarets relisant, la plume à la main, l'Art poétique de Boileau. On y trouverait de très précieuses leçons. Cf. la si commode compilation du P. Delaporte : L'Art poetique de Boileau commenté par Boileau et ses contemporains, Lille, 888.

 

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Eh! pourquoi pas? Le palais lue rencontre Alaric est-il donc si laid ?

 

Mais du grand bâtiment la façade royale

Efface tout le reste et n'a rien qui l'égale...

Elle charme les yeux. elle étonne l’esprit...

L'ordre corinthien règne par tout l'ouvrage ;

L'on voit ramper partout l'acanthe au beau feuillage,

Et partout on peut voir entre ces ornements

Des chapeaux de triomphe et des vases fumants.

Ce ne sont que festons, ce ne sont que couronnes,

Bases et chapiteaux, pilastres et colonnes,

Masques, petits amours, chiffres entrelacés

Et crânes de béliers à des cordons passés.

Frises, balcons, hors-d'oeuvre et cartouches encor,

Et cornes d'abondance à fruit, feuille et fleur d'or...

D'un marbre blanc et pur cent Nymphes bien rangées,

De grands paniers de fleurs sur leurs têtes chargées,..

Semblent vouloir monter aux beaux appartements...

Leur main gauche soutient ces paniers magnifiques;

Leur droite tient les plis de leurs robes antiques,

Et l'art a fait changer par ses nobles efforts

Les veines de ce marbre aux veines de leurs corps.

 

Tous les vers de Boileau ne valent pas ceux-ci. Je ne les cite du reste que pour rappeler qu'à la rigueur, Scudéry, lui aussi, nous appartiendrait. « Il a l'ait des romans admirables, écrivait l'humaniste Goslar, et qui sont écrits merveilleusement. Il est à présent dans une haute dévotion (1). »

Chez Desmarets, ce goût pour l'architecture va jusqu'à la passion. Architecte lui-même, et comme Pascal fut géomètre, c'est-à-dire depuis le berceau (2), un de ses premiers

 

(1) Delaporte, op. cit., I, pp. 195-198.

(2) « J'avais une inclinaison naturelle à l'étude des arts... Dans mon enfance, je composais des airs sans maître de musique, et je faisais toutes sortes de dessins sur le papier sans aucun maître ni de portraiture, ni d'architecture, ni de perspective. » Cf. Kerviler, op. cit., p. 8. Nous avons déjà dit qu'il dressa lui-même le plan de son hôtel de la rue du Roi-de-Sicile. Quant à son mérite d'ornemaniste, ou peut s'en faire une idée d'après les quelques reproductions que nous doutions ici. Mais il faut voir l'illustration même des Délices et de ses autres ouvrages.

 

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poèmes a pour titre, non pas comme l'écrivent les anthologistes pressés : Les amours du compas et de la règle — ce qui déjà serait assez significatif et alléchant — mais bien : Les amours du compas et de la règle et ceux du soleil et de l'ombre (1). C'est une pochade mythologique et délibérément burlesque, destinée à dissiper le spleen du cardinal.

 

                        La Scie et le Compas, deux enfants monstrueux,

 

naissent un beau matin du cerveau de Perdrix, le fils de Dédale. Furieusement jaloux de cette invention, Dédale jette son fils par la fenêtre.

 

Mais Pallas, qui prend soin des esprits vertueux

Suspend du corps tombant le poids impétueux,

Et transforme en oiseau l'artisan admirable.

 

Épouvanté,

 

Le Compas se sauva sur ses jambes pointues

...Comme un giboyeur monté sur des échasses

Qui, sans mouiller ses pieds, traverse les marais.

 

Endormi contre le tronc d'un chêne, le soleil le réveille, et,

 

 

Prévoyant l'éclat de sa race future,

 

lui promet de le marier à une charmante déesse : c'est la Règle

 

Droite, d'un grave port, pleine de majesté

Inflexible…

 

A la vue de cette merveille, le Compas s'enflamme, « il l'aborde, et,

 

Tournant la jambe en arc lui fait la révérence.

Pour rendre le salut à ce grotesque amant,

La Règle ne daigna se courber seulement.

 

(1) Dans ses Mémoires, p. 200, le docte Huet loue chaudement ce poème suave et ingeniosum­

 

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Pour humilier le malappris, elle lui expose sa propre origine, qui « est même dans les cieux ». Histoire délicieusement absurde et que seuls les vieillards connaissent aujourd'hui. Mystique ou non, je dois la citer :

 

Celui dont je tiens l'être entre les dieux se nombre,

Je naquis des baisers du Soleil et de l'Ombre.

 

Pour cet unique vers, qui ne donnerait toute l'épître sur l'amour de Dieu?

 

Un jour, parmi les dieux, mon père se vantait

Que rien dans l'univers ses regards n'évitait.

Celui des Immortels qui préside aux messages,

Lui dit : « As-tu vu l'Ombre en tous tes longs voyages?

Cette brune agréable, et de qui les douceurs

Sont les plus chers plaisirs des doctes, des chasseurs,

Et de tant de mortels qui la trouvent plus belle

Que tes plus beaux rayons que l'on quitte pour elle. »

Le Soleil fut surpris, et le père du jour

Sentit naître en son coeur et la honte et l'amour.

Du désir de la voir son âme est embrasée,

Il la cherche partout, croit sa conquête aisée.

Mais l'Ombre habilement évitait ses regards,

Cette froide beauté fuyait de toutes parts.

Sa course s'avançait d'une invisible adresse.

Il la fuit; elle fuit d'une égale vitesse.

Il double en son ardeur ses efforts vainement ;

Tous les corps s'opposaient à son contentement.

Il pense la tenir ; sans la voir, il la touche ;

De ses rayons aigus, il joint cette farouche;

Enfin, ne pouvant mieux soulager sa langueur,

En courant, il la baise en toute sa longueur;

Et, parmi les baisers de cette douce guerre,

De leur droite union je naquis sur la terre.

 

A ce récit, on imagine aisément les transports du Compas. Elle fait la mijaurée. Comment voudrait-elle

 

D'un amant qui n'aura que les yeux et la tête?...

Toutefois nos amours, répliqua le Compas,

Produiront des enfants qui vaincront le trépas :

                          

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De nous deux sortira la belle Architecture

Et mille nobles Arts pour polir la nature.

 

Voyons un peu,

 

Et montre tes effets pareils à tes promesses.

Le Compas aussitôt sur un pied se dressa,

Et de l'autre, en tournant, un grand cercle traça.

La Règle en fut ravie, et soudain se vint mettre

Dans le milieu du cercle, et fit le diamètre.

Son amant l'embrassa, l'ayant à sa merci,

Tantôt s'élargissant, et tantôt raccourci.

Et l'on vit naître alors par leurs justes mesures,

Triangles et carrés et mille autres figures.

RICHELIEU, c'est assez; j'abuse de ton temps,

Reprends le fil laissé de tes soins importants.

France, son cher souci, pardon si je l'amuse

Des contes enfantés d'une riante Muse.

 

Après un semblable tour de force, étonnez-vous que, sans faire trop de violence au bon sens, ce bizarre, subtil, pieux et riant génie ait pu amalgamer dans son in-folio des Délices une apologie de la religion, un traité des vertus chrétiennes, une introduction à la haute mystique, enfin la description voluptueuse et minutieuse d'un palais de rêve, que Versailles, demain, n'égalera pas (1).

 

II. Les Patriarches, les Prophètes, les Apôtres, les Martyrs, les Vierges et leur Reine défilent dans les nues, au-dessus du rempart de la Cité sainte, et tendent « de loin les bras » au nouveau converti. « Sept beautés » — les

 

(1) C'est dans les Visionnaires surtout que Desmarets a célébré poétiquement l'architecture du temps de Louis XIII. Le palais qu'il décrit, par la bouche de Phalante (acte III) est le château de Richelieu, à l'ornementation duquel j'imagine que Desmarets aura collaboré. On sait bien que Phalante, un des visionnaires de la pièce, n'est riche qu'en rêve, et qu'il n'a jamais eu de château. Aussi le poète a-t-il voulu nous avertir lui-même dans la préface, que cette longue description ne présente « rien d'extravagant » Cf. notamment la longue tirade sur « le lac des Danaïdes ». Dans la description de la cour d'honneur, Desmarets fait une claire allusion à son fameux poème :

 

On entre en une cour large de deux cents pas

Où cet art qu'ont produit la règle et le compas,

J'entends cette mignarde et noble architecture,

Semble de tous côtés surmonter la nature...

 

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vertus chrétiennes — ferment le cortège, et « toutes les grâces de Dieu qui semblent voler en marchant, tant elles viennent avec joie » au-devant de Philédon.

 

EUSÈBE. —Il n'y en a qu'une destinée à marcher à côté de toi, et pour te servir de conduite dans tous les lieux de la ville de l'Intérieur. C'est la belle et douce Humilité.

 

Et déjà, elle remplit son office, avertissant Philédon de se baisser le plus bas qu'il pourra « pour entrer sans se heurter la tête » par le petit guichet pratiqué dans la porte, d'ailleurs magnifique, de la Foi.

 

EUSÈBE. — Te voilà donc entré, et te voilà sous celte sombre voûte, dans laquelle il y a cieux portes, dont l'une.., conduit dans l'appartement de la Foi, et l'autre..., (dans celui) de la Charité... Ces deux appartements bas, pour la plus grande solidité de leurs fondements..., n'ont nulles fenêtres... Celui de la Foi est le plus obscur, et ne sert qu'à garder les vieux titres et registres des choses qui la concernent Là-dedans, cette divine Vertu travaille avec une industrie imperceptible. Elle perce le ciel même par des ressorts incompréhensibles, et, par un seul acte de confiance..., elle se sent soudain armée de la puissance de Dieu même... Là sont encore les Mystères divins et les augustes Sacrements, cachés dans des grottes sombres et profondes... Nul n'y peut rien voir, sinon quand il plaît an Roi de cette ville... d'envoyer de ses flambeaux... (Alors) tous voiles tombent... Les grottes des Mystères et des Sacrements sent... plus lumineuses que le soleil et paraissent toutes brillantes de diamants... L'on y voit d'admirables sources d'eau vive, qui y coulent incessamment dans de larges bassins de saphir, et qui se répandent en divers ruisseaux agréables, dont le sablon est d'or pur et dont les cailloux sont des perles (1).

 

« Ni dorure, ni ornement quelconque », dans le chétif

 

(1) Délices, 11e journée (continuée), pp. 37-39. Ce n'est là qu'une première vue d'ensemble. Quand Philédon sera plus habitué à ces splendeurs, Eesèbe lui fera voir, enchâssées dans les fondements, les douze pierres précieuses du chap. XXI de l'Apocalypse, c'est-à-dire les douze articles de symbole. Cf. Délices, 19e journée, pp. 175-177. Sur cet usage allégorique des pierres précieuses, cf. une page du même P. Billet que nous avons cité dans le t. I, pp. 136, 137. Charmantes fantaisies dont le goût s'est perdu insensiblement, ruiné, semble-t-il, parla gravité quelque peu sèche du XVIIe siècle déclinant.

 

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pavillon de l'Humilité, « qui sert d'entrée et de passage à tous les logements de ses sœurs. Les planchers y sont si bas qu'il faut y baisser continuellement la tête.

 

Il n'y a point d'escalier pour monter, parce que tout s'y fait par bas, mais il y (en) a... pour descendre en de certaines caves ou abîmes, et par lesquels on se peut rendre jusqu'au centre de la terre, et plus bas encore.

 

PHILÉDON. — Et y a-t-il quelque chose de plus bas?...

EUSÈBE. — Oui..., car il y a le cachot du Néant.., où l'on goûte les plus grands plaisirs du monde .. Ces escaliers... sont faits d'une invention admirable... ; car plus on y descend bas, plus on s'élève. Aussi, quand on peut aller... jusqu'au cachot du Néant, on se trouve élevé par une machine incompréhensible jusqu'au dôme de l'Espérance, et jusque dans le Ciel même. Et nul ne remonte par ces escaliers admirables; car à proportion que l'on a à descendre, à proportion on se sent élevé tout à coup par cette machine invisible.

PHIL. — voilà une belle invention, et cet Architecte était admirable.

EUS. — Ce grand Architecte, c'est Jésus-Christ lui-même (1).

 

Prenons ce merveilleux ascenseur, et arrêtons-nous au palier de l'Espérance.

 

Son appartement est fort gai, ayant ses voûtes et ses lambris ornés d'un million d'émeraudes riantes, et ses longues galeries peintes de divers paysages verts, et si bien percées au bout par des balcons, qu'elle y découvre des perspectives où sa vue s'étend à l'infini. Tout son étage est fort clair, étant égayé par de grandes fenêtres ouvertes jusqu'au bas avec des balcons en dehors... Elle a des jardins en terrasse, qui règnent sur tout le logis, pleins d'orangers... Et, au milieu de ces jardins... est élevé le dôme..., qui est percé à jour de toutes parts, où elle se loge ordinairement, où elle se tient assise près des ouvertures, et où elle se plaît à regarder le Ciel (2).

 

(1) Délices, Ise journée, p. 42,

(2) Ib., 11e journée, p. 39.

 

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Lorsqu'ils en étaient encore à visiter le Palais des Beaux-Arts, Eusèbe avait célébré, avec une complaisance particulière, les merveilles de la « Perspective » (1). Comme tous les plaisirs spirituels, ceux qu'elle donne se retrouvent, mais centuplés, dans la cité de l'Intérieur.

 

Le logement de l'Obéissance n'est pas en forme de chambres ni de cabinets : il est tout percé dans le roc qui sert de fortification à la ville de l'Intérieur, et est divisé en trois cavernes consécutives qui représentent les trente-trois ans de la vie de Jésus-Christ, laquelle a été une obéissance continuelle à des parents mortels.

Les portes ou entrées de ces cavernes sont toutes simples et naturelles, et opposées les unes aux autres, et font une longue perspective de portes ou d'entrées en voûtes rustiques, laquelle est fort agréable à la vue : parce que, bien que la plupart de ces cavernes soient obscures, il y a de la lumière dans la première, dans la douzième et dans les trois dernières ; et tu sais que, dans les perspectives des théâtres, ces mélanges d'obscurité et de lumière l'ont un effet très agréable à la vue, parce qu'elles se fortifient par le voisinage l'une de l'autre ; et ainsi l'obscurité parait plus noire, et la lumière plus éclatante.

La première caverne représente l'étable où naquit Jésus-Christ... et sa fuite en Égypte ; et cette caverne n'est éclairée que par de faibles lumières, qui font que celles du bout paraissent plus brillantes. Après cette caverne, il y en a dix autres fort obscures, et la douzième a une douce clarté comme d'un soleil naissant; en laquelle est représenté Jésus-Christ disputant contre les docteurs... Puis, toutes les autres cavernes sont encore fort obscures, jusques à la trentième; mais les trois dernières sont éclatantes, par les brillantes clartés de ses miracles et de sa Transfiguration, qui les rendent plus lumineuses que le soleil en plein midi. Dans la dernière, parait le Jardin des Olives, comme la fin et le point de vue de la perspective; et il n'est éclairé que de la faible clarté de la lune.

Toutes ces cavernes sont autant d'écoles d'obéissance, parce que la vie de Jésus-Christ a été une obéissance continuelle...

Notre-Seigneur aime chèrement ceux qui vont le chercher, et se cacher avec lui dans ces sombres grottes de sa vie cachée, et c'est la qu'il embrasse le plus tendrement ceux qui l'aiment...

 

(1) Délices, 4e journée, p. 69.

 

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Enfin l'ou arrive peu à peu jusqu'au jardin des Olives, où l'on étudie cette grande obéissance, que Jésus rendit à Dieu sou Père, en allant au sanglant sacrifice de la Croix, et là on apprend la parfaite résignation aux volontés de Dieu, et à dire tous les jours de sa vie, et en toutes choses : « Pére céleste, ta volonté soit faite, et non la mienne (1) ».

 

Comme il va de soi, la chambre de la Pureté

 

est toute pavée de marbre blanc. Tout son lambris jusqu'à hauteur d'appui, et la frise, par en haut, sont d'argent ciselé ; et la tapisserie est d'un satin de fleurs blanches à fond d'argent. Demeure à la porte, Philédon, de peur que les saletés de ta vie passée n'envoient quelque vapeur qui offense toutes ces pures blancheurs (2).

 

Comprenez bien ce dernier avis. Eusèbe-Desmarets est un directeur modèle, et grand ennemi du scrupule. S'il ne transige pas avec les plaisirs de la cabane charnelle, il ne veut pas non plus, mais pas du tout, que, sous prétexte de contrition, Philédon remue sans fin la boue de sa vie passée.

 

Tu penseras, lui dit-il vers la fin des trente jours,... aux redoutables troupes de ces deux rois Gog et Magog, c'est-à-dire aux dangereux souvenirs des plaisirs... du goût et de l'attouchement..., qui se soulèveront souvent au dedans de toi-même... Bien que, pour avoir regret de nos offenses, nous devions en avoir toute notre vie un sensible souvenir, toutefois il ne faut détester  qu'en gros les impuretés passées, parce que, si nous les délestons en détail, et si nous nous amusons à en examiner les circonstances, notre imagination, qui est toute sensuelle, par sa nature, s'y attache volontiers de nouveau, sans que nous en ayons le dessein, et s'y plaît encore, et nous remet dans le goût de la tentation... De sorte que nous la surprenons souvent clin se divertit encore avec nos péchés mêmes. Dieu ne veut... qu'une détestation générale de notre vie passée, sans remuer davantage cette ordure, et sans y replonger et rembourber encore notre imagination (3).

 

(1) Délices, 16e journée. pp. 47, 48.

(2) Ib., 12e journée, pp. 48, 49,

(3) Ib., 28°, journée, p. 167.

 

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Mais « passons à la demeure de la Patience » :

 

Ce logement semble bien triste, car c'est une longue et ennuyeuse carrière souterraine, toute raboteuse et semée de ronces... Et, en passant cette carrière, on trouve plusieurs cavernes de monstres.., l'Affliction de l'esprit..., la Maladie, la Pauvreté, la Honte..., la Calomnie, l'Injustice, la Prison,...

 

la Bastille de M. de Saci par exemple...

 

et enfin la Mort. II est vrai que tous ces monstres, que la Patience regarde par les yeux du dehors, sont bien épouvantables ; mais ce qu'elle regarde par les yeux du dedans est bien doux, car c'est Dieu même... Viens avec moi dans une grotte, où tu trouveras un admirable modèle du chef-d'oeuvre de la Patience... C'est Jésus-Christ lui-même, que l'on trouve là-dedans, au même état qu'il était, lorsqu'après sa cruelle flagellation, ayant tout le corps sanglant et le visage tout meurtri de soufflets, il fut encore couronné d'épines... Que j'aime, Philédon, à te voir pleurer, quand je présente à ton esprit cette image douloureuse et amoureuse... ! Si tu veux essayer de la douceur que j'ai souvent goûtée dans cette grotte, fais souvent ce due je fais. J'y vais tous les jours embrasser mon Jésus tout sanglant; je nie couvre tout de ce sang précieux, pour me présenter à Dieu son Père; puis je reviens à ce chef; je baise ses meurtrissures, j'approche ma bouche de tous ces trous faits par les épines, et là je bois, ce me semble, avec ce sang, et les vertus, et la sagesse et l'esprit même de Jésus, et toutes les grâces divines qui sont là si abondantes. Et crois-tu qu'il y ait quelques belles sources au monde, où ceux qui brûlent de soif puissent boire avec plus de plaisir?

 

Phil. — J'avoue que c'est là un lieu bien douloureux, bien amoureux et bien délicieux.

 

EUSÈBE — Mais plus on y voit de douleur, plus on y goûte d'autour et de délices; et c'est une des plus grandes merveilles de tous ces lieux de l’Intérieur, que les douleurs y sont délicieuses, et que l’on quitte toutes les douceurs du monde pour une seule de ces douces douleurs (1).

 

Des salles, des salles encore, notamment celles de la

 

(1) Délices, 12e journée, pp. 49, 5o.

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Prière, auxquelles nous allons revenir plus longuement, enfin, enfin « le grand Salon de l'Amour de Dieu ».

 

(Il) est en forme de temple voûté... En chacun des quatre côtés, il y a trois grandes arcades... Elles ont chacune deux colonnes entre les espaces. Le pavé est de porphyre vermeil; les bases et les chapiteaux des colonnes, les architraves, les corniches, les murs et les arcades sont de lames d'or ciselé et bruni ; les colonnes sont chacune d'un seul diamant; les frises sont de rouges escarboucles étincelantes; et toute la voûte est de jacinthes d'un incarnat pâle... Dans les quatre coins du salon sont douze grands brasiers d'or, élevés chacun sur trois aigles de ce précieux métal; et dans chacun est un grand feu, qui brûle continuellement ; et tous ces grands feux allumés paraissent brillants en même temps et en eux-mêmes, et dans tout le porphyre luisant du pavé et dans tout l'or bruni des bases, des arcades.., et dans toutes les colonnes de diamant, et dans toutes les frises d'escarboucles, et dans toute la voûte de jacinthes: de sorte que tout semble être en feu dans ce grand salon ; l'on croit marcher sur ces feux, et l'on se voit environné et couvert de feux de toutes parts... La substance dont ce feu se nourrit, c'est Dieu même...

(Par une de ces arcades), on entre dans la chambre de l'AMOUR DE L'EXTENSION DE LA FOI. Cette chambre a quatre larges ouvertures... par lesquelles on voit quatre perspectives de mers vastes, et d'une longueur immense. Au bout de l'une, sont les Indes Orientales ; au bout de la seconde, sont les terres de l'Afrique ; au bout de l'autre, sont les terres de l'Amérique ; et au bout de la dernière, sont les grandes îles du Pôle Arctique... L'on voit dans ces terres lointaines, par la lueur des feux de l'Amour de Dieu qui y sont semés, les pauvres peuples barbares qui embrassent la connaissance de Dieu par la foi de Jésus-Christ... (Puis) on entre dans un grand cabinet... qui s'appelle l'AMOUR DU MARTYRE... Par un autre côté..., l'on entre dans de longues galeries en voûtes... où sont toutes sortes d'appareils pour la navigation, et pour transporter des colonies chrétiennes dans ces pays barbares (1).

 

Du pur amour au zèle des âmes, au martyre, la transition est naturelle, je l'avoue, et nécessaire. Il me semble

 

(1) Délices, 13e journée, pp. 56-58.

 

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néanmoins qu'un sage directeur, le P. Lallemant, par exemple, n'aurait pas vu sans inquiétude le novice Desmarets abandonner si rapidement la chapelle des extases pour courir à ce cabinet qui ressemble trop à un musée de la marine. Comme il revient d'instinct aux bagatelles de la porte, je veux dire au pittoresque, au pathétique, au changeant, au romanesque de l'action extérieure ! Ainsi bâti, n'est-ce pas merveille qu'il ait accepté, pendant quelques années, le recueillement et, jusqu'à la suspension des puissances ? Les mystiques ne sont donc pas dans l'illusion, lorsqu'ils nous assurent que la contemplation est offerte à toutes les bonnes volontés. Si, comme le prétendent leurs adversaires, les grâces d'oraison étaient réservées à l'infiniment petit nombre, on s'expliquerait difficilement que le remuant Desmarets eût si bien connu ce jardin fermé, et qu'il en eût décrit avec tant d'exactitude les voies principales. Sans doute, il a lu ses auteurs, mais, pour les comprendre et les exposer comme nous allons voir qu'il l'a fait, ni l'intelligence, ni la vivacité poétique ne suffisent. Il y faut encore au moins un certain degré d'expérience.

III. Vers la fin de la douzième journée, Eusèbe et Philédon s'engagent

 

dans la demeure de la plus haute et de la plus puissante des filles de la Charité, c'est la sainte Oraison, qui est toute divine et toute resplendissante de lumière... Mais comment... la... décrire, puisque plus elle est obscure, plus elle est riche et précieuse ? Je ne t'en parlerai maintenant qu'en peu de mots, car, lorsque nous serons entrés dans la ville,

 

visite, qui remplira les dix-huit dernières journées,

 

je ne te parlerai presque d'autre chose.

 

Méditons, sans l'interrompre, ce discours académique sur les étapes de la prière. Il dit l'essentiel en assez peu de mots, et avec un pittoresque subtil qui donne à

 

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l'enseignement commun des mystiques une séduction nouvelle.

 

Elle n'a que sa première salle qui soit claire : c'est l'ORAISON VOCALE : aussi est-elle plus fréquentée que ses chambres et ses cabinets. Dans le lieu le plus apparent, on y voit l'Oraison Dominicale, écrite en lettres d'or sur un champ d'azur céleste, dans un cartouche d'or bruni soutenu par des anges. Dans les deux extrémités de la salle sont des concerts de musique, qui chantent des psaumes et des cantiques à la gloire de Dieu...

De cette salle on entre dans la chambre de la MÉDITATION, où sont rangés tout à l'entour tous les Mystères de la Foi : elle est plus sombre que la première, et l'on ferme les yeux en y entrant. Aussitôt sortent de l'esprit diverses pensées, comme des oiseaux qui volent sur tous les Mystères de la Foi ; tantôt sur les uns et tantôt sur les autres. Et ces pensées savent bien les choisir dans cette obscurité. Elles travaillent sur ces mystères comme les abeilles sur les fleurs, et en tirent des sucs merveilleux dont elles composent le doux miel de l'Amour de Dieu. De là, l'on entre dans le cabinet des AFFECTIONS pour Dieu, et de là dans celui des RÉSOLUTIONS pour mourir plutôt que de l'offenser... Quelquefois l'on entre dans celui des SÉCHERESSES, qui est fort triste ; mais, si on les souffre pour l'amour de Dieu, il en redouble ses grâces et ses douceurs.

Ensuite l'on va dans la chambre de la CONTEMPLATION, Où peu de personnes peuvent entrer : car on les fouille à l'entrée, et si elles se trouvent chargées ou de quelque affection ou de quelque haine..., on ne les laisse point entrer. Mais quand on en trouve qui se sont entièrement dépouillées de ce qui n'est point Dieu, alors, n'y ayant rien qui les embarrasse, on les laisse entrer, et Dieu seul les attire à soi, et les conduit dans ce lieu qui est d'autant plus délicieux qu'il est plus ténébreux. L'Entendement y perd toutes ses lumières, et demeure comme hébété en contemplant son objet par les yeux de la Foi, et non par les siens, qui ne voient plus rien, et se tait, sans produire un seul raisonnement. L'Imagination s'y repose, et toutes les pensées ont les ailes coupées, et ne volent plus. La Volonté seule agit; et toute aveugle qu'elle est, elle sait bien, sans la conduite de l'Entendement, trouver et embrasser Dieu, qui règne au milieu de cette obscurité. Elle se jette entre ses bras, aimant avec la Foi cet objet infini, invisible et incompréhensible.

 

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Dieu en même temps caresse l'âme, dont il se plaît de voir l'Entendement abattu, et l'Imagination endormie, et la Volonté seule amante et réveillée... Quelquefois l'Imagination se réveille, et, se voyant chassée par la Volonté, qui veut jouir seule des embrassements de Dieu, elle s'enfuit dans le cabinet des DISTRACTIONS, et quelquefois même dans celui des TENTATIONS ; et ce sont deux cabinets attachés à cette chambre obscure de la CONTEMPLATION, qui ne sont que trop égayés par diverses vues et images, et dans lesquels l'Imagination se promène et s'égare : mais la Volonté ne laisse pas de bien agir toute seule avec Dieu, pendant que cette folle s'écarte, pourvu que la Volonté ne consente point à ses égarements.

Enfin, de cette obscure chambre de la CONTEMPLATION, on entre dans celle de l'UNION, qui est encore plus obscure, parce que l'âme, ne faisant plus d'acte perceptible, ni d'entendement, ni même de volonté, mais étant toute anéantie en elle-même, et toute absorbée en Dieu, elle n'a plus ni mouvement, ni regard quelconque; elle est comme morte et ensevelie en Dieu, et elle ne vit plus par elle ; mais c'est Dieu qui vit en elle et qui opère en elle...

Pendant que l'âme demeure dans cette sombre chambre de l'UNION, avec une entière suspension de ses puissances, et qu'elle est ensevelie dans cet heureux sommeil, le Saint-Esprit la revêt toute endormie d'une robe de fin lin, qui est la justification et la pureté, et la pare des diamants et des perles des plus grandes vertus, et de la ceinture d'or de la sagesse divine, et des belles fleurs des saintes pensées.

Puis il la réveille et la conduit dans le cabinet admirable d'une plus grande union avec Dieu, qui est tout brillant de clartés, où son céleste Époux l'attend, dans une riche couche d'or, couverte d'un haut pavillon d'azur. Alors, avant que de la présenter à cet Époux céleste, il la touche par un puissant attouchement, qui la fortifie, en sorte qu'elle a le pouvoir de supporter les douceurs divines sans endormissement, et sans anéantissement de ses facultés, en exerçant son action (normale) et en gardant ses connaissances. Alors l'Entendement a la force de connaître, autant qu'on le peut en cette vie, la sainte présence de Dieu, sans être troublé par l'Imagination. La Mémoire est divinement illuminée, et la Volonté a la force de sentir Dieu pour le mieux aimer : et ainsi ces trois puissances de l'âme marchent vers Dieu d'un même pas, dans

 

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un grand respect et dans un grand silence. Toutefois, l'Entendement demeure au pied de la couche, frappé et ébloui par la trop grande splendeur de l'Epoux. La mémoire s'arrête dans un grand ravissement, étant éclairée de mille lumières divines ; et l'Ame, avec la Volonté seule, s'élance dans la couche de l'Époux, meurt entre ses bras, et par cette mort passe tout entière en lui (1)…

 

Ce n'est là, ainsi qu'Eusèbe l'avait annoncé, qu'une leçon d'ouverture, rapide synthèse des doctes entretiens qui vont suivre, et qui auront pour objet les hauts secrets de la vie intérieure, préfigurés dans l'Apocalypse d'abord, puis dans la Genèse (2) .Il y a là sans doute des rapprochements forcés et des symbolismes saugrenus, mais aussi

 

(1) Délices, 12e journée, pp. 51, 57. Cf. Un autre résumé, 3e partie, 29° journée, pp. 173, 174.

(2) Retrouver dans l'Apocalypse tous les éléments d'un traité de mystique, c'est là sans doute une idée, ou si l'on veut, une fantaisie de poètes mais non pas nécessairement d'illuminé. Desmarets a prévu du reste le, objections que pourraient faire à cette méthode les exégètes de profession, et il y a répondu de bonne encre dans le long et très curieux morceau qui prélude à ce commentaire de l'Apocalypse, et qui a pour titre : Avis aux beaux esprits du monde, c'est-à-dire aux « scolastiques », aux « positifs », à tous ceux enfin qui ne peuvent souffrir l'interprétation mystique des Livres saints. c L'entendement ne connaît rien ici-bas que par les sens, et Dieu, pour le secourir, et pour lui faire connaître les choses invisibles et non imaginables, a eu la bonté de lui en faire des tableaux merveilleux dans l'Ecriture. Les Pères de l'Eglise ont rempli leurs livres d'explications morales et mystiques ; et ils enseignent que la sainte Ecriture est une féconde source de sens divins et infinis, et que Dieu en peut verser diversement et infiniment à quiconque médite humblement et amoureusement sur elle. » « L'intelligence mystique ne prétend jamais faire de tort aux explications littérales ; autrement elle détruirait son propre fondement a, mais, sur ce fondement, elle bâtit, elle orne à son gré des chapelles particulières où chaque âme médite, seule à seule avec Dieu, appropriant à ses besoins personnels, à son histoire propre, les récits et les leçons du texte inspiré. Desmarets ne se flatte pas d'avoir reçu des révélations proprement dites, qui auraient éclairé et complété les oracles de l'Ecriture; non, mais il dit simplement : « Tout ce qui est bon vient de Dieu. » Voilà de bonnes pensées qui me sont venues à la lecture de l'Apocalypse ; Dieu les a prévues et voulues ; sa grâce me les inspire, comme elle inspire toute bonne pensée. Et ne lui reprochez surtout pas de tirer les textes par les cheveux. Il s'en fait gloire : s O mon Dieu, ma douce lumière, envoyez-moi souvent de ces choses si agréablement tirées par les cheveux, et qui apportent une si douce nourriture, et de si grandes consolations aux simples âmes, comme vous envoyâtes un prophète tiré légèrement par les cheveux pour nourrir et consoler Daniel. » On peut m'en croire sur parole, cette prière a été copieusement exaucée. Mais l'eût-elle été plus encore, cela ne prouverait absolument rien contre la méthode elle-même.

 

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une doctrine abondante, limpide et très habilement proposée. Citons-en au moins une page :

 

Après qu'il eut ouvert le septième sceau, il se fit un silence dans le ciel, durant environ demi-heure.

 

EUSÈBE. — Voici, Philédon, la grande merveille... Après que toutes sortes de mouvements des affections humaines sont assujettis ; que l'on n'est plus tourmenté ni de désir, ni de crainte, ni de joie, ni de douleur..., et que l'on s'est bien détaché de tout ce qui peut émouvoir l'âme, et enfin de tout ce qui est créé; et que l'âme par cet assujettissement de toutes les passions est demeurée dans le repos, Jésus-Christ ouvre par sa bonté le dernier sceau, ou la dernière porte de l'Intérieur, dans laquelle on entre.

Toute méditation, tout acte de contrition, et même toute louange de Dieu cessent pour un temps; l'Entendement et l'Imagination et la Mémoire demeurent sans fonction, s'aveuglent volontairement, se taisent et se reposent. La Volonté seule s'attache à Dieu par l'amour, avec la Contemplation. seule ; et l'Aine, étant entre les bras de Dieu par l'acte seul de la volonté amoureuse, goûte un silence, ou un sommeil spirituel, durant environ demi-heure ; plus ou moins, selon l'attrait de la grâce...

C'est l'Oraison intérieure, ou de Contemplation, ou de recueillement des facultés de l'Ame... Dieu, qui est au milieu de l'Ame, la saisit et abat l'Entendement, et l'Imagination et la Mémoire. Et la Volonté même, après avoir lait un acte d'amour, semble ne plus faire aucun acte, en demeurant dans ce même acte...

Il se fait pour le repos de l'Ame, et pour l'abandon entre les bras de Dieu, la même chose que nous faisons pour le repos du corps, et pour l'abandonner entre les bras du sommeil. Tu sais que, pour dormir, il faut qu'un homme se détache et soit exempt de tout désir actuel..., et même de toute pensée... ; car, tant qu'il aura dans l'esprit un désir qui le tourmente..., le sommeil ne le saisira jamais..., parce que toute passion et tout acte est une inquiétude et une privation de repos, et le sommeil ne peut entrer qu'en une personne qui quitte toute pensée...

Dieu, qui n'est qu'esprit, ne fait point sentir ce qu'il fait dans l'esprit. Si bien que ceux qui, après ce sommeil des

 

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puissances..., croient n'avoir rien fait, et être demeurés dans une oisiveté stupide, sont aussi ridicules que serait celui qui, en se réveillant du sommeil corporel, se tourmenterait... croyant qu'il.... a perdu son temps... Ils doivent penser qu'ils ont beaucoup fait de n'avoir rien fait ; de s'être détachés de toute chose ; de n'avoir eu aucune inquiétude ; d'avoir réparé leurs esprits et leurs forces... ; d'avoir lait la digestion de leurs défauts et faiblesses ; de s'être rafraîchis en amortissant toutes ardeurs... ; et tu peux bien croire que Dieu fait bien plus parfaitement ces opérations dans l'âme que le sommeil ne les fait dans les corps (1).

 

On voit combien est fragile la soudure qui relie cette vision des sept sceaux à la théorie du sommeil mystique. Il en va de même pour tous les chapitres de ce prétendu commentaire, où je ne vois qu'un simple artifice poétique, destiné à rendre plus attrayante l'exposition de la doctrine commune. Allégorie architecturale de la première moitié, placage apocalyptique de la seconde, les Délices, débarrassées de leur pesante parure, ressembleraient à n'importe quel Manuel de vie intérieure ou contemplative. C'est pour cela, du reste, que cet in-folio nous a si longtemps retentis à la fin de ces quatre volumes, où nous achevons de raconter la plus invraisemblable des conquêtes. Quel n'aura pas été le succès, l'éclat de cette mystique aventure, si, dans l'état-major bigarré qui en a pris la conduite, il nous faut compter aussi le collaborateur de Richelieu, le romancier d'Ariane, le poète des Visionnaires, enfin l'un des fondateurs de l'Académie française, Jean Desmarets, sieur de Saint-Sorlin ?

 

(1) Délices, 18e journée, pp. 65, 66. Toujours d'accord avec les maîtres, mais aussi toujours enclin à parler lui-même en maître, il ajoute : « Cela fait voir clairement combien les Pères directeurs sont désagréables à Dieu, quand ils ravissent à une âme élevée la dévotion intérieure, en lui ordonnant des méditations, des prières vocales, et plusieurs pratiques extérieures. » Ib., p. 69.

 

 

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