Chapitre II
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CHAPITRE II : FRANÇOIS DE SALES ET LA PHILOSOPHIE DE LA PRIÈRE

 

I. LA FINE POINTE. - La distinction traditionnelle entre Animus et Anima. - Genèse de cette distinction dans l'esprit de François de Sales. - Le Saint des Saints.

II. LA GRACE SANCTIFIANTE ET LA. PASSIVITÉ INITIALE. - Le don premier,

toujours offert, et qu'il faut s'approprier.

III. L'ACTIVITÉ HUMAINE DANS LA PRIÈRE : ACQUIESCEMENT; ADHÉRENCE. - L'acte religieux en soi. - Laisser « vouloir et faire à Dieu ». - Bossuet et François de Sales. - « Cet acte comprend seul tous les actes. » - L'extase de la volonté.

IV. CRITIQUE DE LA. VOLONTÉ. - La volonté humaine « réduite et trépassée en la volonté de Dieu ». - Anéantissement volontaire.

V. CRITIQUE DE LA SENSIBILITÉ. LE CHANTRE SOURD. - « Sentir n'est pas consentir ». - La prière de sainte J. de Chantal. - Le chantre sourd.

VI. DIRECTIONS PRATIQUES. - « Si le coeur ne le voulait, la bouche n'en dirait pas un mot. » - Credidimus charitati.

VII. PASSIVITÉ TERMINALE. L'ÉTAT DE PRIÈRE. - Une fois « amorcée », l'âme demeure en la « présence divine ». - La vraie quiétude. - La statue.

 

I. La FINE POINTE. - « NOUS n'avons qu'une âme, Théotime, laquelle est indivisible », et cependant, il nous semble parfois sinon que nous en avons deux, du moins que nous sommes deux. Expérience, d'ordinaire si courte et si fugitive que nous en perdons le souvenir avec le bienfait, mais non pas au point d'écouter sans envie et sans remords ceux pour qui, plus heureux que nous, le passage de l'un à l'autre de ces deux moi est une aventure quotidienne. Lorsque, pour illustrer ce mystérieux dualisme, Paul Claudel imagina sa parabole d'Animus et d'Anima, nul homme, digne de ce nom, ne l'a pris pour un visionnaire. L'Animus

 

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le plus épais s'étonna, non sans douceur et non sans tristesse, de retrouver, au plus lointain de sa mémoire l’ « étrange et merveilleuse chanson », que, vingt ans plus tôt, quarante peut-être, son Anima lui avait chantée

 

(1) Je renvoie dans l'appendice à l'interprétation blondellienne de cette parabole d'Animus  et Anima. Cette distinction, du reste, n'est pas nouvelle, classique bien plutôt, et depuis longtemps. Il serait très utile d'en faire l'histoire critique. Eh ! ne devrait-on pas remonter au moins jusqu'à saint Paul? Puis, ce qui va sans dire, Plotin et le pseudo-Denis d'un côté, Augustin de l'autre. On doit trouver une foule d'équivalents dans les écrits des Pères.

Saint Patrice est, sur ce point, très intéressant : « Il (lui) semble que Dieu, dans toute la force du terme (eh! quid mirum?) s'est uni à lui. Il écrit par exemple : « J'entendis une réponse divine me disant : « Nous avons vu... » Et il (l'Esprit) ne dit pas : « Tu as vu »; mais, « nous avons vu », comme s'il était en cela joint à moi. » Une sorte de dédoublement s'est opéré dans sa personnalité : il y a en lui-même deux personnes, l'une plus intérieure, l'autre moins intérieure à lui-même; elles vivent et agissent en lui simultanément, et la personne qui lui est la plus intérieure, celle qui est véritablement agissante en lui, qui « habite et opère en lui », c'est l'Esprit, cet Esprit qui n'est pas lui, qui est de Dieu, et qui lui est pourtant plus immédiatement présent à lui-même que lui-même. » Chevalier, Essai sur la formation de la nationalité et les réveils religieux du Pays de Galles..., Lyon, 1923, p. 397.

Avec Richard de Saint-Victor, puis avec Bonaventure, la distinction (familière aux mystiques franciscains) s'organise, et bientôt elle est partout.

« Denifle a montré l'influence prépondérante de Richard de Saint-Victor sur tout le mysticisme spéculatif, en particulier sur le mysticisme allemand. Il a relevé les principales expressions qui désignent le sommet de l'âme, que Hugues de Saint-Victor appelle déjà (pourquoi déjà?) acumen mentis. Presque toutes celles qu'emploieront plus tard les mystiques se trouvent déjà dans Richard de Saint-Victor : Das Hochste der Seele ; des Geistes innigstes ; das Innigste ; das Allerinwendigste des Gemüthes ; der allerinwendigste Mensch; das Heilige der Heiligen; der allerverborgenste, innerste, tiefe grund der Seele. Sainte Thérèse entend la même chose quand elle parle de l’ « esprit de l'âme » ou du « centre de l'âme ; et aussi Eckhart... In unserm innigsten... Das Fünkell der Seele, etc., etc. » Mme Ancelet-Hustache, Mechtilde de Magdebourg, Paris, 1926, p. 112.

Dans l'étude que j'appelle, il faudrait une place d'honneur, me semble-t-il, à Tauler et à Harphius, qui, immédiatement ou non, président au développement du mysticisme français au XVIIe siècle. J'ai l'impression que Tauler est un de ceux par qui s'est faite, si l'on peut dire, la jonction entre la distinction des deux parties de l'âme, et le dogme de la grâce sanctifiante. (C'est là, comme nous verrons, le premier principe de nos métaphysiciens, de F. de Sales à Chardon, celui-ci, disciple, et si intelligent, de Tauler.) « Prêchant sur l'image de la Sainte Trinité en nous, Tauler rappelle d'abord que, d'après saint Thomas, cette image achève de se parfaire en sa réalisation, par l'activité des facultés, par conséquent dans une mémoire en acte, dans une intelligence en acte et dans une charité en acte. Et notre prédicateur ajoute : « D'après l'opinion d'autres maîtres - et cette opinion est.., infiniment supérieure - l'image de la Trinité résiderait (non plus à la surface active de l'âme), mais dans le plus intérieur, le plus mystérieux, le dernier fond de l'âme, là où Dieu existe essentiellement, réellement et substantiellement », Es lige in dem allerinnigsten, in dem allerverborgesten tieffesten grunde der Seelen. » Par là, me semble-t-il, Tauler rejoindrait à pleines voiles la mystique franciscaine, salésienne aussi, bien entendu, et bérullienne.

« Dans ce désert, dit encore cet incomparable, il y a une telle solitude qu'aucune pensée n'y peut jamais entrer. Non, non, de toutes les savantes abstractions imaginées au sujet de la Sainte Trinité et dont certains sont si occupés, aucune ne peut entrer ici. Non, non, car ceci est si intérieur, et s'étend si loin, si loin, puisqu'il n'y a là ni espace ni temps! » Ceci nous conduit à la théorie bérullienne des états, que nous retrouverons dans le chapitre sur le P. de Clugny, et voici, ramassé en quelques lignes, et toujours en fonction de la distinction entre la cime et la surface de l'âme, voici toute la philosophie salésienne de la prière : « Que saint Paul ait eu un ravissement, c'est que Dieu le lui voulait et non pas à moi; mais si je goûte la volonté de Dieu, ce ravissement m'est plus cher en saint Paul qu'en moi-même... » Au lieu de goûter, qui est encore équivoque, François de Sales, Bérulle, Piny disent : acquiescer, adhérer. Mais le sens que Tauler donne à goûter est certainement tout mystique. « Tauler nous parle encore de ce qu'il y a d'innomable, sans nom dans l'âme... Ecoutons-le : « L'esprit de l'homme est appelé de différents noms... Parfois l'âme s'appelle esprit, en tant qu'elle possède avec Dieu une parenté si étroite que cela dépasse toute mesure... ; l'âme porte encore le nom de coeur (gemüt) - (mais, bien évidemment das Innigste... des Gemüthes, et non par le coeur affectif)... En lui sont rassemblées toutes les facultés : raison, volonté (lesquelle débordent loin de ce centre quand elles passent à a l'acte)... Mes enfants, c'est ici le fond dans lequel vit cachée la véritable image de la Sainte Trinité, et ce fond est si noble qu'on ne peut lui donner aucun nom propre; parfois on le nomme sol et parfois cime de l'âme... L'âme a dans ce fond une telle parenté et une telle proximité avec Dieu, qu'on ne pourrait... beaucoup en parler. » 9. Cf. R. P. Théry, Esquisse d'une vie de Tauler. La vie spirituelle, mars 1927, pp. 133, 136, 138. Par un canal, ou par un autre, il est bien évident que cette doctrine est parvenue jusqu'à François de Sales : plus directement, me semble-t-il, par sainte Thérèse et par le franciscain Benoît de Canfeld.

 

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Ceci vous paraîtra peut-être une extravagance disait sainte Thérèse à ses filles, et cependant rien de plus réel... Certains effets intérieurs donnent la certitude qu'il y a une je ne sais quelle différence, mais très réelle, entre l'âme et l'esprit. Bien qu'en réalité, ils ne fassent qu'un, on perçoit parfois entre eux une division si délicate, qu'il semble que l'un opère d'une manière, et l'autre d'une autre. Il me semble aussi que l'âme diffère des puissances. Au reste, il y a tant de choses dans notre fond intime et si subtiles que ce serait témérité à moi d'entreprendre de les expliquer (1).

 

Ainsi une foule de mystiques. Les poètes ne parlent pas autrement, Whitman, par exemple. « Je ne puis comprendre ce mystère, disait-il, mais ma conscience me répète que je suis deux : il y a mon âme, il y a moi (2). » Deux moi,

 

(1) Château intérieur; les Demeures, chap. I,- VI, p. 283. Cf. G. Picard, La saisie immédiate de Dieu, Paris, 1925.

(2) The uncollected poetry and prose, cité dans le Spectator, 8 avril 19 12.

 

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l'un qui s'agite à la circonférence de l'âme, qui s'affirme et a toujours peur de ne pas s'affirmer assez; l'autre, le moi central et profond qui agit, lui aussi, mais avec une telle intensité paisible que son brouillon de partenaire le croit inerte, endormi, passif. L'un s'enchante et se nourrit de notions, l'autre s'unit aux réalités. Le moi de surface,

d'écume souvent, évanescent et contradictoire ; et le moi profond, qui demeure, image et temple de Dieu, foyer de toute poésie, de tout héroïsme, de toute vie religieuse. C'est lui qui pense, mais de telle façon qu'aucune de ses pensées ne l'exprime vraiment, encore moins aucun de ses mots ; lui qui aime, mais aucun de ses amours ne le donne tout entier, aucun ne le comble. Plus résistant que l'autre, néanmoins presque aussi vide. Mais un vide vivant, un besoin, une inquiétude, une prière solides. Possession entrevue et ébauche, ou « capacité de Dieu ». Comme il

est avant tout puissance d'aimer, comme il ne s'ébranle que pour tenter de s'unir à qui peut le satisfaire, l'Écriture, saint Augustin, Pascal l'appellent coeur. Fine pointe, ou centre, ou cime, ou partie supérieure de l'âme, disent les mystiques, et avec eux saint François de Sales. Toute la métaphysique salésienne de la prière se fonde sur la distinction entre ces deux moi, maîtresse clef du splendide système que nous devons ici reconstruire (1).

Il y revient constamment dans les Entretiens :

 

J'ai accoutumé de dire souvent une chose que toujours il est bon de dire, parce qu'il le faut toujours observer, qui est que toutes nos actions se doivent pratiquer selon la partie supérieure(2).

 

Un autre jour :

 

Il faut toujours entendre en toutes choses que les productions de la partie inférieure et sensitive de l'âme n'entrent ou ne

 

(1) Sur les deux moi, cf. une foule de textes dans Prière et Poésie, Paris, 1926.

(2) Entretiens, p. 191.

 

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doivent entrer en notre considération, non plus que si nous ne les apercevions pas (1).

 

Et encore :

 

Il faut toujours se souvenir en tout ce que je dis que je n'entends point parler de ce que fait la partie inférieure, car je n'en fais nul état (2).

 

Je ne le répèterai jamais assez, François de Sales est un philosophe, au sens rigoureux du mot. Il a la passion des idées claires, le génie de la définition. Une telle conviction, et proclamée avec une telle insistance, repose chez lui sur de longues réflexions, dont je ne puis songer à suivre ici le progrès, et qui ont abouti aux merveilleux chapitres du Traité de l’Amour de Dieu sur « les deux portions de l'âme ». Quoi de si merveilleux, dira-t-on ? Deux hommes en moi, la chair et l'esprit, le cantique de Racine, n'est-ce pas là un lieu commun, transmis de saint Paul à Origène, puis à saint Augustin, et à tout le moyen âge, tout récemment amplifié par Erasme (3) et qu'enfin François de Sales n'a pas pu ne pas rencontrer dans le Combat spirituel, son livre de prédilection. Un Théatin le lui avait recommandé, quand il était encore « écolier à Padoue » ; depuis, il le portait constamment dans sa pochette ; c'était là, son « directeur », comme il disait, son vrai « maître aux choses de l'esprit et de la vie intérieure ». Et précisément, là est la merveille ! Deux hommes, « la révolte de la chair contre l'esprit », c'est bientôt dit. Mais à quoi bon, si l'on ne décrit pas cette chair, qui, certes, n'est pas que chair, et si l'on ne trace pas, d'une main sûre, l'exacte frontière entre les deux moi. Prenez, par exemple, le chapitre

 

(1) Entretiens, p. 212.

(2) Entretiens, p. 259. Cf. p. 348, à propos d'une « révérence sensible qui nous fait anéantir... doucement et agréablement devant Dieu » . « Ce n'est pas... de celle-là que j'entends parler, ainsi de celle qui fait que la partie suprême et la pointe de notre esprit se tient basse.., devant Dieu. »

(3) Dans le premier chapitre du Soldat chrétien, Erasme s'approprie la division d'Origène esprit, âme, chair.

 

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du Combat spirituel que je crois être le point de départ de la très laborieuse synthèse que nous allons dire : « Qu'il se manifeste dans l'homme plusieurs volontés qui sont continuellement en guerre. » Il y a déjà là une précision, non pas nouvelle, mais peut-être capitale dans le développement de la pensée salésienne : mettre en présence et en conflit, non pas simplement la chair et l'esprit, mais les deux volontés qui seraient en nous. Le volontarisme de François de Sales est peut-être né de ce chapitre du Combat, indéfiniment médité, et dont le clair souvenir sonne encore, si j'ose dire, dans les trois lignes royales par où s'ouvre le Traité de l’Amour de Dieu :

 

Que, pour la beauté de la nature humaine, Dieu a donné le gouvernement de toutes les facultés de l'âme à la volonté.

 

Mais du premier de ces chapitres, au second, quelle distance !

 

Il y a en nous deux volontés, disait le Combat; l'une qui procède de la raison, et que, pour cela, nous appellerons raisonnable ou supérieure, l'autre qui vient des sens, et que nous nommerons sensuelle ou inférieure; on désigne encore cette dernière sous les noms généraux d'appétit, de chair, de sens, de passion. Néanmoins, comme on n'est homme que par la raison, ce n'est pas vouloir quelque chose que de la désirer par une volonté sensuelle. Il n'y a d'acte digne du nom de volontaire que si la volonté supérieure est en jeu (1).

 

 

Rien, j'imagine, dans ce paragraphe que d'autres n'aient dit avant l'auteur du Combat. Mais il y a là, sans doute, le je ne sais quoi qui donne un phosphore ou un élan nouveau à des vérités rebattues. Quoi qu'il en soit, j'incline fort à croire que tout François de Sales est déjà dans ces quelques lignes si rudes, si peu fleuries, comme le chêne dans le gland.

 

 

 

(1) Le Combat spirituel, ch. XII (dans l'édition Bonhomme, Gabalda), p p. 48, 49. Cf. dans la préface de cette traduction les souvenirs de Camus sur François de Sales et Le Combat spirituel.

 

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Par ailleurs, il se sera vite heurté aux points obscurs ou décevants de ce parallèle, qui n'entr'ouvre une fenêtre sur les profondeurs du moi, que pour la refermer aussitôt. Si la volonté supérieure est synonyme de « chair », ou de passion, pourquoi l'appeler volonté, et ne pas lui laisser son vieux nom de concupiscence ? Celle-ci, d'ailleurs, qui ne sait qu'elle n'obéit pas aux ordres de l'esprit? Et cette guerre intestine, comment un observateur aussi pénétrant, et qui plus est, aussi pur que François de Sales, ne soupçonnerait-il pas qu'elle se poursuit plus subtile, moins apparente, plus dangereuse dans la zone même où s'exercent les puissances raisonnables. Vive intuition, d'abord assez confuse, qu'éclaircira et confirmera peu à peu l'expérience du confessionnal, lui montrant l'esprit lui-même opposé, non plus seulement à la chair, mais à l'esprit. Ou, si l'on veut, l'esprit aurait ses passions, lui aussi, mais où la chair et le sang auraient peu de part; ses infirmités, mais, si l'on peut dire, rationnelles; ses impuissances, que la révolte des sens ne suffirait pas à expliquer, et que la défaite des sens ne suffirait pas à guérir. Telle qu'elle nous paraît, à première vue, cette volonté raisonnable, qui s'affirme pour le plaisir ou la gloire de s'affirmer, de se tenir en main, de contempler ses prouesses, épuise-t-elle l'idée obscure que nous nous faisons chez nous de nous-mêmes? N'y aurait-il pas aussi une tendance, également raisonnable, à nous oublier, à nous effacer, à nous laisser-faire par un meilleur que nous?

 

François de Sales, écrivait en 16o2, - et c'est, je crois, chez lui la première mention de la distinction qui nous occupe :

 

Il y a une Sara et une Agar. - (L'une est) cette partie supérieure et en certaine façon surhumaine, l'esprit et l'intérieur ; et l'autre, plus basse et humaine, est le corps avec son extérieur. L'esprit a engendré le bon Isaac (1)...

 

Lorsqu'il parle ainsi, je ne crois pas qu'il ait encore

 

(1) Lettres, II, p. 143.

 

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décidément dépassé la conception qu'il doit au Combat Spirituel, et, par l'intermédiaire de ce livre à la tradition chrétienne : chair et esprit. Remarquez néanmoins que la partie supérieure lui paraît « en certaine façon surhumaine » : mot lourd de promesses, et qui ne se trouve pas dans le Combat. On a l'impression que son esprit travaille autour de ces idées qui le fascinent, mais qu'il ne maîtrisera parfaitement que dans le Traité de l’Amour de Dieu, bien qu'elles illuminent l'Introduction à la vie dévote.

La pleine réalisation lui sera venue à la lecture des mystiques vivement éclairée par les expériences d'Annecy. D'une part, en effet, il observait de tous ses yeux, avec une attention, une angoisse et une admiration croissante, la réalité même dont la définition lui échappait, une « partie supérieure » et à l'état presque pur, l'âme de sainte Chantal. Vraie Sara, il n'en pouvait pas douter, Agar néanmoins par la quasi-impossibilité où elle se trouvait d'appliquer aux choses de Dieu ses activités de surface, ses puissances prétendues « supérieures » : expérience inexplicable, si au-dessus de la zone prétendue supérieure, ne s'étend pas une zone suprême, où se maintiendrait, en dépit de tout, l'union à Dieu, la vraie, l'essentielle prière. Or justement cette zone mystérieuse, les mystiques l'avaient repérée, si j'ose dire, et baptisée depuis longtemps. C'est leur « fine pointe » - où centre ou cime - de l'âme. Rien de nouveau, dira-t-on encore : d'un côté, la psychologie et le vocabulaire déjà traditionnels des mystiques modernes; de l'autre, l'antique opposition entre chair et esprit. François de Sales n'a donc rien inventé. Non, je l'avoue, mais il a tout approfondi, tout compris, ce qui l'a mis à même de saisir l'identité profonde de ces deux lieux communs, et, par suite, de les rajeunir et féconder l'un et l'autre. Son mérite a été d'appliquer, et dextrement, et pour ainsi dire, sans avoir l'air d'y toucher, la psychologie et le vocabulaire des mystiques modernes à la distinction classique entre les deux moi, et par là, d'offrir à tous le bienfait d'une doctrine qui passait jusque-là pour

 

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ésotérique, douteuse même ou de pure spéculation, en tout cas utile seulement pour un petit nombre de parfaits. « Cette suprême et sublime partie de l’âme, dit J.-P. Camus, a été ignorée, non seulement de la plus grande partie des philosophes, mais encore de plusieurs chrétiens, même de quelques théologiens, qui ne l'ont pas voulu reconnaître, mettant le faîte de l'âme dans l'étage moyen, qui est celui des puissances (1).» Rien inventé, mais grâce à la distinction enfin pleinement réalisée entre les deux parties de l'âme, il a fondu, pour ainsi dire, en une synthèse qui s'est imposée aux maîtres spirituels du grand siècle, la philosophie même de la prière chrétienne.

Il y avait trois parvis au Temple de Salomon : l'un pour les Gentils ; l'autre pour les Israélites ; le troisième pour les prêtres et enfin, outre tout cela, le sanctuaire.

 

Notre âme est le vrai temple du grand Dieu... En ce temple mystique, il y a aussi trois parvis qui sont trois différents degrés de raison : au premier, nous discourons selon l'expérience des sens ; au second, nous discourons selon les sciences humaines ;

 

(1) Camus, Traité de la Réformation intérieure selon l'esprit du B. François de Sales, Paris, 1631, p. 29. Ce long traité, vraiment remarquable, est tout consacré à l'exploration du « centre de l'âme ». « Unité de l'esprit, ou centre de l'âme, qui étend son pouvoir sur toutes les facultés qui lui sont inférieures, tant raisonnables que sensitives, et qui est appelée pour cela par saint Thomas raison supérieure ou dominante. C'est ce que les Latins ont exprimé par le mot de Mens, les Grecs par celui de nous, les hébreux par celui de Nesamah. La suprême partie de l'esprit, le donjon, la sentinelle, le souverain tribunal de notre raison... (La source vive du paradis terrestre) qui n'est autre que la grâce que (Dieu) verse en ce centre... et qui de là se répand par toutes les puissances » (pp. 31, 32). « La particulière propriété de ce centre est de recueillir en soi d'une façon éminente toutes les actions des puissances et de leur donner le même branle que le premier mobile baille aux sphères qui lui sont inférieures. Si la foi est dans l'entendement avec beaucoup de ratiocination..., si la mémoire se remplit des espèces des divines promesses, si la volonté nourrit en soi la charité par divers motifs ; la cime... admet tout cela d'une façon si nue et si pure qu'il semble que cette multiplicité y devienne comme unité » (pp. 37-39). Peu de chrétiens « qui sachent bien distinguer cette essence de l'âme d'avec ses puissances ». Ils n'ont jamais « agi par elle avec une juste connaissance, n'imaginant rien de plus haut que l'entendement et la volonté, et ne procédant en leur méditation... que par les actes de ces deux facultés de la raison inférieure » (p. 35). Tout le livre serait à étudier de près. Cf. aussi du même Camus, De la sindérèse, discours ascétique, Paris, 1631. Il va sans dire que la sindérèse réside en la pointe de la volonté.

 

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au troisième, selon la foi ; et enfin, outre cela, il y a une certaine éminence et suprême pointe de la raison et faculté spirituelle, qui n'est point conduite par la lumière du discours ni de la raison, ains par une simple vue de l'entendement et un simple sentiment de la volonté, par lesquels l'esprit acquiesce et se soumet à la vérité et à la volonté de Dieu.

 

Acquiescement de la fine pointe à la vérité et à la volonté divine, prière pure, amour pur, on a saisi toute la métaphysique salésienne, dès qu'on a compris que ces trois mots sont à peu près synonymes.

 

Or, cette extrémité et cime de notre âme... est naïvement bien représentée par le Sanctuaire ou maison sacrée, car : 1° au sanctuaire, il n'y avait point de fenêtres pour éclairer; en ce degré de l'esprit, il n'y a point de discours qui illumine ; 2° au sanctuaire, toute la lumière y entrait par la porte ; en ce degré de l'esprit, rien n'entre que par la foi, laquelle produit, comme par manière de rayons, la vue et le sentiment de la beauté et bonté du bon plaisir de Dieu.

 

Par où l'on voit le caractère exclusivement chrétien, dogmatique, théologique de cette doctrine, et, si l'on peut dire, de cette géographie mystique. Non que l'âme d'un incrédule n'ait sa fine pointe, elle aussi, où Dieu réside, où elle peut et doit adhérer à son bon plaisir. Mais chez nous, baptisés, cette fine pointe est enrichie de dons surnaturels qui en font une réalité d'un ordre nouveau (1).

 

3° Nul n'entrait dans le Sanctuaire que le Grand Prêtre ; en cette pointe de l'âme, le discours n'a point d'accès, ains seulement (la conviction préalable et raisonnée) le grand, universel et souverain sentiment que la volonté divine doit être souverainement aimée, approuvée et embrassée ; 4° le Grand Prêtre, entrant dedans le Sanctuaire, obscurcissait encore la lumière qui entrait par la porte, jetant force parfums dedans son encensoir, la fumée desquels rebouchait les rayons de la clarté que l'ouverture de la porte rendait ; et toute la vue qui se fait en la suprême pointe de l'âme est en certaine façon obscurcie et couverte par

 

(1) « L'amour sacré est un enfant miraculeux, puisque la volonté humaine ne le peut concevoir, si le Saint-Esprit ne le répand dans nos coeurs. » Traité, I, p. 39.

 

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les renoncements et résignations que l'âme fait, ne voulant pas tant regarder et voir la beauté de la vérité et la vérité de la bonté qui lui est présentée, qu'elle veut l'embrasser et l'adorer. De sorte que l'âme voudrait presque fermer les yeux, soudain qu'elle a commencé à voir la dignité de la volonté de Dieu, afin que, sans s'occuper davantage à la considérer, elle pût plus puissamment et parfaitement l'accepter et, par une complaisance absolue, s'unir infiniment et se soumettre à elle (1).

 

Tout ce passage, qu'on ne méditera jamais assez, tient vraiment du miracle, les dernières lignes surtout. Qu'on veuille bien faire crédit à mon enthousiasme. si l'on n'entrevoit qu'à moitié encore la solidité philosophique de ce génial symbole et sa portée infinie.

Un temple, un sanctuaire, un autel ; la présence, la demeure de Dieu en nous. C'est là qu'il réside, qu'il nous attend, et que, dès avant les premières démarches de notre libre arbitre, il nous unit à lui par la grâce du baptême...

 

Car, encore que la foi, l'espérance et la charité répandent leur divin mouvement presque en toutes les facultés de l'âme, tant raisonnables que sensibles..., si est-ce que leur spéciale demeure, leur vrai et naturel séjour est en cette suprême pointe de l'âme, de laquelle, comme une heureuse source d'eau vive, elles s'épanchent par divers surgeons et ruisseaux sur les parties et facultés inférieures.

 

Là enfin que, l'âge de raison venu, se déploie toute notre activité proprement surnaturelle, laquelle n'est autre qu'un « saint acquiescement » en la fine pointe, « à l'union de notre esprit avec celui de Dieu » (2). Ces deux fondements posés, l'un psychologique - description de la fine pointe -; l'autre métaphysique et théologique - la fine pointe, « demeure » de la grâce sanctifiante - voyons l'édifice.

 

(1) Traité, I, pp. 67-68.

(2) Traité, I, p. 69. Cf. Ib., quelques lignes très remarquables sur le passage du discours à la foi et de la foi au discours. Cf. aussi le splendide chapitre XIV du livre II : Du sentiment de l'amour divin qui se reçoit par la foi. Sur les dons du Saint-Esprit que la charité « comprend en soi. », cf. livre XI, chap. XV.

 

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II. GRÂCE SANCTIFIANTE ET PASSIVITÉ INITIALE. - La philosophie salésienne de la prière peut se résumer en deux mots : pour les chrétiens de bonne volonté - car c'est le plus souvent à eux qu'il s'adresse - aimer ou prier n'est pas autre chose qu'un renouvellement aussi fréquent et intense que possible, non pas tant des promesses que du bienfait même du baptême; c'est une adhésion volontaire au mystère de la grâce sanctifiante; nous aimons, et nous prions en nous voulant tels que nous sommes, c'est-à-dire unis à Dieu dans le Christ.

Je distingue donc, si l'on veut bien me permettre de recourir à un vocabulaire technique assez rébarbatif, mais commode, je distingue dans l'analyse salésienne du fait de prière, autant dire du fait religieux, ou encore dans l'évolution du fait religieux, tel que le comprend François de Sales, trois étapes : 1° une passivité initiale; 2° une intervention de l'activité volontaire ; 3° une passivité terminale. Ou, pour recourir au lexique bérullien, d'abord, un état purement passif de prière, dans lequel Dieu agit seul en nous, sans que nous ayons conscience de son action, sans que notre volonté libre accepte de collaborer à cette action; c'est l'état de grâce tel qu'il se réalise dans un enfant baptisé, ou dans un bon chrétien endormi. Ensuite, une activité humaine de prière, l'acte proprement religieux : activité qui n'est aucunement indépendante, ou séparée de l'activité divine ; soit parce qu'elle a toujours besoin, pour se mettre en branle, du concours divin que nous appelons grâce actuelle; soit, et plus encore, parce qu'elle n'est qu'une collaboration volontaire à l'activité divine, qu'une acceptation libre de la grâce sanctifiante. Enfin, un état actif et passif de prière, comme une disposition, une attitude, une posture d'amour; état amorcé, pour ainsi dire, par l'acte premier de prier que nous venons de dire, puis entretenu, prolongé par des actes proprement dits, mais intermittents, et qui persiste en nous, humain, méritoire, sanctifiant, pendant l'interruption ou l'éclipse passagère de ces mêmes actes.

 

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Dès le baptême, ou dès la grâce retrouvée, et avant tout acte formel d'amour ou de prière, le Christ, présent et priant en nous sans relâche, nous met en puissance, en état passif de prière. Nos actes ne chercheront à le rejoindre que parce que nous l'avons déjà trouvé.

 

S'il est vrai que le caméléon vive de l'air, partout où il va dans l'air, il a de quoi se repaître ; que, s'il se remue d'un lieu à l'autre, ce n'est pas pour chercher de quoi se rassasier, mais pour s'exercer dedans son élément, comme les poissons dedans la mer. Qui désire Dieu, en le possédant (déjà par la grâce), ne le désire pas pour le chercher, mais pour exercer. cette affection dedans le bien même duquel il jouit ; car le coeur ne fait pas ce mouvement de désir comme prétendant à la jouissance pour l'avoir, puisqu'il l'a déjà, mais comme s'étendant en la jouissance, laquelle il a ; non, pour obtenir le bien, mais pour s'y récréer et entretenir... On cherche toujours celui qu'on aime toujours, dit le grand saint Augustin ; l'amour cherche ce qu'il a trouvé, non afin de l'avoir, mais pour toujours l'avoir,

 

pour se l'approprier, et, si l'on ose dire, pour l'exploiter de plus en plus (1).

Un premier don, un état solide, permanent, aussi longtemps du moins que notre volonté n'en abdique pas le bienfait. Car « ce n'est pas » un état où « les forces de la nature », où l'énergie la plus décidée, puissent nous hausser..

 

La charité qui donne la vie à nos coeurs n'est pas extraite de nos coeurs, mais elle y est versée comme une céleste liqueur par la providence surnaturelle de la divine Majesté (2).

 

Si nous ne repoussons point la vie qui nous est ainsi,. non pas seulement offerte, mais déjà communiquée par le baptême, elle ira

 

se dilatant par des continuels accroissements dedans nos âmes..., comme les grands fleuves, qui, trouvant les plaines ouvertes, se. répandent et prennent toujours plus de place (3).

 

(1) Traité, I, pp. 266, 267.

(2) Ib., I, pp. 164-165.

(3) Ib., I, p. 161.

 

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Une digue qui peut n'être que d'argile, mais qui peut aussi devenir un granit infranchissable, notre volonté arrête, s'il lui plaît, ce fleuve, l'empêche de se répandre en nous, et de nous diviniser. Le don de Dieu est là toujours offert, donné même, mais inutile, si nous ne nous l'approprions pas librement. Aussi bien, cette appropriation, n'aurions-nous de nous-mêmes ni l'idée de la vouloir, ni la force. D'où la nécessité de grâces actuelles ; d'abord la révélation, une connaissance plus ou moins nette du mystère chrétien ; ensuite les inspirations et sollicitations divines.

 

Notre-Seigneur tire les coeurs par les délectations qu'il leur donne, lesquelles font trouver la doctrine céleste douce et agréable, mais avant que cette douceur ait engagé et lié la volonté par ses amiables liens, pour la tirer à l'acquiescement et consentement parfait de la foi (d'abord, puis de l'amour pur), comme Dieu ne manque pas d'exercer sa bonté sur nous par ses saintes inspirations, aussi notre ennemi ne cesse point de pratiquer sa malice par ses tentations. Et cependant nous demeurons en pleine liberté de consentir aux attraits célestes ou de les rejeter.

 

Grâces actuelles, grâces du seuil, mais qui ne sont pas l'union même ; elles la préparent. « Si l'inspiration nous ayant tirés à la foi », d'abord, puis aux premiers essais de l'amour « ne rencontre point de résistance en nous, elle nous tire même jusqu'à » la charité proprement dite .

 

Saint Pierre, comme un apode, relevé par l'inspiration que les yeux de son maître lui donnèrent, se laissant librement mouvoir et porter à ce doux vent du Saint-Esprit, regarde les yeux salutaires qui l'avaient excité, il lit en iceux... la douce semonce du pardon que la débonnaireté divine lui offre, il en tire un juste motif d'espérance, il sort de la cour, il considère l'horreur de son péché..., il pleure... et, par ce progrès de mouvements pratiqués à la faveur de la grâce qui le conduit, l'assiste et l'aide continuellement, il parvient enfin à la sainte rémission de ses péchés ( l'acte d'amour, à la prière sanctifiante, à l'union), passant ainsi de grâce en grâce,

 

des actuelles à l'habituelle.

 

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« Tirez-moi »..., si vous me tirez « nous courrons », à vous, en m'aidant par l'odeur de vos parfums, et moi, correspondant par mon faible consentement... jusqu'à ce que le baume de votre nom sacré, c'est-à-dire l'onction salutaire de ma justification soit répandue en moi... L'impression céleste vient à nous et nous prévient, excitant nos volontés à l'amour sacré. Que si nous ne la repoussons pas, elle vient avec nous et nous environne pour nous inciter et pousser toujours plus avant,

 

ne nous abandonnant point « qu'elle ne nous ait rendus au port de la très sainte charité » (1).

 

III. L'ACTIVITÉ HUMAINE DANS LA PRIÈRE : ACQUIESCEMENT

ADHÉRENCE. - Le Christ vit en nous, il prie, il gémit, il adore en nous, il y sacrifie sa volonté d'homme à la volonté de son Père ; il est donc notre religion, notre amour, notre prière, à condition toutefois que cette religion, cet amour., cette prière, nous les fassions nôtres, par un revêtement volontaire, si l'on peut parler ainsi, ou par une adhésion libre, totale à tout ce que le Christ opère en nous. Cette adhésion, foncièrement une, simple, toujours la même, mais qui peut se décrire de vingt manières, est le terme de notre activité religieuse, l'acte religieux en soi.

Que nous y pensions ou non, que nous l'acceptions ou non, Dieu nous est présent, autant dire qu'il nous est uni, mieux encore, qu'il s'unit à nous, car là où il est, il est nécessairement tout actif. A nous donc, dit François de Sales, non pas précisément de nous unir à Dieu, car c'est déjà fait, mais d'accepter cette grâce fondamentale et persistante - habituelle - en nous serrant et pressant contre lui.

 

Pour joindre et unir, il n'est besoin que d'une simple application d'une chose à l'autre, en sorte qu'elles se touchent.., ainsi que nous joignons les vignes aux ormeaux, et les jasmins aux treilles des berceaux... ; mais pour serrer et presser, il faut faire

 

(1) Traité, II, pp. 16o-161. Il est manifeste que François de Sales tient beaucoup à cette distinction entre « inspiration » et « charité », grâce actuelle et habituelle.

 

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une application forte qui accroisse et augmente l'union... Serrer, c'est intimement joindre, comme nous voyons que le lierre se joint aux arbres...

Voyez donc ce beau petit garçon auquel sa mère assise présente son sein ; il se jette de force entre les bras d'icelle, ramassant et pliant tout son petit corps dans ce giron... Et voyez réciproquement sa mère, comme le recevant, elle le serre... (et lui) comme de son côté il coopère à cette union... Semble qu'il se veuille enfoncer et cacher dans ce sein agréable... Or alors, Théotime, l'union est parfaite laquelle n'étant qu'une, ne laisse pas de procéder de la mère et de l'enfant ; en sorte néanmoins qu'elle dépend de la mère, car elle a attiré à soi l'enfant, elle, l'a première serré entre ses bras. Toutefois ce pauvre petit fait bien ce qu'il peut de son côté..., non seulement consentant à la douce union que sa mère pratique, mais y contribuant ses faibles efforts... (d'ailleurs) si imbéciles, qu'ils ressemblent presque plutôt des essais d'union que non pas une union.

 

Ainsi Notre-Seigneur tire « l'âme toute à soi, la ramasse, et, par manière de dire, il replie toutes les puissances d'icelle dans le giron de sa douceur ». Il la serre, « il la joint, la presse... et l'âme, amorcée des délices de ces faveurs (grâces actuelles), non seulement consent et se prête à l'union que Dieu fait », mais y coopère de son

mieux. Ou plutôt y coopère déjà par le fait même qu'elle y consent - « de sorte toutefois qu'elle reconnaît bien que son union... à cette souveraine douceur dépend toute de l'opération divine » (1).

Abandon unitif, qui nous laisse « à la merci de la volonté de Dieu » (2). «Complaisance », qui « nous rend possesseurs de Dieu, tirant en nous les perfections d'iceluy » (3). Approbation « des biens que nous voyons en Dieu » (4). « Résolution

de préférer Dieu à toutes choses », qui est « le point essentiel de l'amour sacré » (5). Mort des désirs égocentriques. « Il

 

(1) Traité, II, pp. 5-7.

(2) Entretiens, p. 23.

(3) Traité, I, p. 265.

(4) Ib., I, p. 256.

(5) Ib., I, p. 227.

 

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me suffit que Dieu soit Dieu, que sa perfection soit immense » car

 

c'est assez pour l'âme qui aime que celui qu'elle aime plus que soi-même, soit comblé de biens éternels, puisqu'elle vit plus en celui qu'elle aime qu'en celui qu'elle anime, ains qu'elle ne vit pas elle-même, mais son Bien-Aimé vit en elle (1).

 

« Conformité de notre coeur avec celui de Dieu » ; « très profonde obéissance d'amour,

 

laquelle n'a pas besoin d'être excitée par menaces ou récompenses, ni par aucune loi ou quelque commandement ; car elle prévient tout cela, se soumettant à Dieu, pour la seule très parfaite bonté qui est en lui, à raison de laquelle il mérite que toute volonté lui soit obéissante, sujette et soumise, se conformant et unissant à jamais en tout et pour tout à ses intentions divines (2).

 

Amour de bienveillance « qui veut tout soumettre à Dieu » (3). Vouloir, heureusement ennemi de lui-même, et abdication volontaire de notre volonté, par où « nous rendant pliables et maniables au bon plaisir divin, comme si nous étions de cire », nous ne « nous amusons » plus « à souhaiter et vouloir les choses », mais les laissons « vouloir et faire à Dieu... jetant en lui toute notre sollicitude... ainsi que dit le saint Apôtre ».

 

Et notez qu'il dit toute notre sollicitude, c'est-à-dire, autant celle que nous avons de recevoir les événements, comme celle de vouloir ou de ne vouloir pas... Non, Seigneur, je ne veux aucun événement... Mais, au lieu de les vouloir, je vous bénirai de quoi vous les aurez voulus. O Théotime, que cette occupation de notre volonté est excellente, quand elle quitte le soin de vouloir et choisir les bons effets du bon plaisir divin, pour louer et remercier ce bon plaisir de tels effets (4) !

 

Tous les autres actes, que nous appelons religieux, et qui

 

(1) Traité, 1, p. 267.

(2) Ib., II, p. 64.

(3) Amour, II, p. 71.

(4) Traité, II, pp. 154-155.

 

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n'impliqueraient pas, qui ne répéteraient pas cette adhésion, unique et multiforme, quoique très bons en eux-mêmes puisque des grâces actuelles nous y invitent. -

Panem nostrum... dimitte nobis - ne sont, pris en soi, que des essais de religion, de prière, d'amour, ou que des préludes. Bossuet lui-même l'a reconnu, oubliant, à cette fois, sa courte philosophie panhédoniste.

 

Dieu est celui qui est : tout ce qui est et existe est et existe par lui. Il est cet Etre vivant, en qui tout vit et respire. Remarquez donc bien, mes Filles, ce que je vais vous dire; écoutez-le avec une profonde attention.

 

Justement, c'est aux filles de saint François de Sales, aux visitandines de Meaux qu'il parle :

 

Quelle consolation et quel sujet de joie pour vous, en quelque état que vous soyez ! Quand quelquefois même vous vous trouveriez à l'oraison l'esprit rempli de mille fantômes.., d'autres fois, sèches et arides, sans pouvoir produire une seule bonne pensée, comme une souche, comme une bête devant Dieu : qu'importe? Il n'y a alors qu'à consentir et à adhérer à la vérité de l'Etre de Dieu. Consentir à la vérité,

 

vouloir être ce que nous sommes, ce que la grâce nous a faits, comme nous disions plus haut ; vouloir notre vérité qui, à ces profondeurs, se confond avec la vérité de Dieu même.

 

Prenez garde que je dis consentir à la vérité, car Dieu seul est le seul être vrai. Adhérer à la vérité, consentir à la vérité, c'est mettre Dieu en possession du droit qu'il a sur nous. Cet acte comprend seul tous les actes; c'est le plus grand, le plus élevé que nous puissions faire.

 

Mais vous me direz : Cela est bien difficile ! Non, mes Filles, il n'est point difficile. Faites attention à ce que je vous dis. Cet acte est grand, il est parfait ; mais en même temps je dis qu'il doit être fait tout simplement, sans effort, par un retour de tout le coeur (de la fine pointe) vers Dieu

 

(1) Oeuvres oratoires (Lebarcq-Urbain), VI, pp. 476-497. Nous ne connaissons malheureusement ce grand texte que par la rédaction des visitandines de Meaux, mais assurément, nous entendons ici Bossuet lui-même. Lee religieuses n'out certainement pas inventé les formules capitales que nous avons soulignées, pas inventé davantage ces curieuses parenthèses qui tiennent à la fois de l'oracle et de l'hésitation. Nous comparerons plus tard ce sermon au discours - plus connu et plus ferme - sur l'acte d'abandon, et nous les opposerons l'un et l'autre aux nombreux écrits de Bossuet contre le pur amour. Aucune dialectique ne réconciliera ces affirmations contradictoires. Ajoutons néanmoins qu'entre la première moitié, la seule que nous ayons citée, de ce texte, et la seconde, il y a de très significatives différences dans la première, le plus pur théocentrisme; dans la seconde, des traces manifestes de panhédonisme. Voici, du reste, cette seconde moitié : ce retour de tout le coeur vers Dieu, l'acte religieux en soi

 

doit être - je cherche un terme pour m'exprimer,

 

Eh je crois bien que vous le cherchez, et non sans angoisse, Monseigneur, ce terme, qui va donner le coup de mort à la vaine théorie qui vous fascine encore, même sur le point de l'abjurer. Vous le cherchez si manifestement que d'abord vous ne le trouverez pas, et qu'ayant hasardé celui qu'il ne fallait pas, vous vous reprendrez aussitôt, divisé contre vous-même.

 

Il doit être affectueux, tendre, sensible,

 

Quelle déception, vous dirai-je, encore, Monseigneur, quelle chute! A ces âmes en détresse, incapables « de produire une seule bonne pensée », et de qui c'est le supplice d'être « sèches et arides », la grande consolation que vous promettiez, la bonne nouvelle qu'elles devaient écouter avec une profonde attention, c'est le devoir d'être ce qu'elles ne sont pas, à savoir « affectueuses, tendres, sensibles ». Vous sentez bien, du reste, que vous n'avez rien dit :

 

Me comprenez-vous ? Mais me comprends je bien moi-même ?

 

Non, vous ne vous comprenez vous-même que par de soudaines intuitions, où vous n'osez pas encore vous tenir.

Car c'est un certain mouvement du coeur, qui n'est point sensible de la sensibilité humaine, mais qui naît de cette joie pure de l'Esprit, de cette joie du Seigneur qu'on ne peut exprimer.

 

Divin ou non, un plaisir que l'on ne sent pas, est-il un plaisir ? Qui ne voit la rétractation, d'ailleurs inconsciente, de ce grand esprit ? Pour tout autre, je dirais : qui ne voit son incohérence? D'un seul bond, aussi raisonné qu'impétueux, il s'est rallié à la doctrine salésienne et traditionnelle, au théocentrisme le plus absolu : un « acte seul suffit », « le plus grand... que nous puissions faire » : consentir que Dieu soit ce qu'il est ; « adhérer à Dieu » en lui-même, et pour lui-même, sans l'ombre d'une pensée donnée à nos intérêts, à nos plaisirs propres ; « mettre Dieu en possession du droit qu'il a sur nous. » Un seul acte, en un mot, le pur amour. La chose la plus simple, la plus facile à un chrétien : «. Un retour de tout le coeur vers Dieu. » - Et puis, égaré, dirait-on par ce mot de « coeur » qui lui a échappé, et qui bon gré, mal gré, reste pour lui synonyme d'appétit, de plaisir, il prend peur, il fléchit, il recule, il se hâte de rendre au panhédonisme ce qu'il vient de lui enlever. Un mouvement de coeur, dit-il, non pas « affectueux, tendre, sensible », mais enfin qui naît « de la joie pure de l'Esprit ». La joie d'abord, l'adhésion ensuite ; la joie commandant l'adhésion, restant et son mobile et sa fin. Joie « pure », qu'est-ce à dire? Détachée de la chair et du sang s, de certaines suavités dévotes ? Oui, mais non pas de tout amour-propre. Vouloir la joie pour la joie, c'est encore se vouloir soi-même, ce n'est plus « mettre Dieu en possession du droit qu'il a sur nous ». Voici d'ailleurs un texte de sainte Thérèse qui renverse la perspective de Bossuet : « Il n'est pas de chrétien, qui, avec l'aide de la grâce, ne puisse arriver à la véritable union, pourvu qu'il s'efforce de tout son pouvoir, de renoncer à sa volonté propre, pour s'attacher uniquement à la volonté de Dieu. Oh! combien y en a-t-il qui croient fermement être dans ces dispositions ! Et moi, je vous assure que, s'ils y sont, ils ont obtenu de Dieu ce qu'ils peuvent souhaiter. Ils ne doivent plus se mettre en peine de cette union si délicieuse dont j'ai d'abord parlé. Car ce qu'elle a de meilleur, c'est qu'elle procède de ce dont je parle maintenant (l'adhésion libre, l'acte parfait de Bossuet), et il est même impossible d'arriver à la première (joie pure du Saint-Esprit) si l'on ne possède la seconde », qui seule importe et seule suffit. (Cinquième demeure, ch. III.)

Vinet développe, fort bien, et, j'imagine, à son insu, la pensée de sainte Thérèse, répondant, lui aussi, à Bossuet.

« Nous avons le droit... de vous recommander la contemplation. La joie du salut est nécessaire, je l'avoue (grâces actuelles qui préparent la conversion), pour mettre en liberté, dans notre coeur, l'amour enchaîné; mais, une fois sa chaîne brisée, qu'avons-nous à faire que de lui laisser prendre son essor... Ah ! puisse l'homme savoir s'oublier une fois; puisse-t-il, par moments du moins, trouver tout son bonheur dans l'admiration, dans l'enthousiasme et dans l'attendrissement. » II y a là du flou. Vinet ne connaît pas la doctrine de la fine pointe; bon gré mal gré, il hédonise une activité de volonté pure, qui, par elle-même, est incapable d'attendrissement. « Puisse-t-il ne pas dire seulement : Jésus m'a sauvé !... Mais Jésus est le salut, Jésus est l'amour! (Comme il est près de François de Sales!) Puisse-t-il quelquefois, dans cet amour qui est le salut, oublier que cet amour est le salut, et dans l'amour ne voir que l'amour! Après tout, qu'est-ce qui élève l'âme humaine à toute la hauteur qu'il lui est donné d'atteindre? qu'est-ce qui la rend, selon un apôtre, « participante de la nature divine? » Ce n'est pas la joie, c'est l'amour. La joie la ranime, la relève, la joie la conduit vers l'amour. Je dis plus ; car ce serait une hérésie de ne pas tenir compte de notre faiblesse, la joie vient au secours de l'amour dans ses défaillances, qui, autrement, seraient mortelles; mais c'est à cela, et à rien autre, que la joie est bonne; l'amour est la fin, le but de la joie; l'amour seul est la vie. » Etudes évangéliques, Paris, 1847, pp. 28-29. Cf. dans le t. III des oeuvres complètes du théologien puritain, Th. Goodwin, A Child of light walking in darkness, les pp. 226-35o. C'est tout un traité sur la désolation spirituelle. Light of joy may be severed from grace; and the comfort of it from the power of it, p. 242.

 

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En effet, reprend François de Sales « un chacun peut aspirer à ce degré d'amour ». Faire cet acte parfait est possible, facile même à toutes les bonnes volontés. Les commençants eux-mêmes, ces âmes,

 

qui, comme jeunes filles, sont encore embarrassées de plusieurs

 

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affections vaines et dangereuses, ne laissent pas parfois d'avoir des sentiments de l'amour le plus pur et suprême.

 

Mais, parce que ces actes « ne sont que comme.., des éclairs passagers, on ne peut pas dire que ces rimes soient déjà fixées dans un état de pur amour ». Très loin encore, par conséquent, de ces grands saints, qui, bien qu'ils

 

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tombent parfois, « en quelques imperfections », ne laissent pas d'aimer Dieu « pour l'ordinaire... de l'amour parfaitement pur ». Leurs fautes, à eux, ne « violent pas » la charité elle-même, mais seulement « la ferveur d'icelle » (1). Il y a tant de nuances, « tant de divers degrés d'amour entre les vrais amants » ! Mais enfin,

 

il n'y a néanmoins qu'un seul commandement d'amour qui oblige généralement et également un chacun d'une toute pareille et totalement égale obligation... C'est l'amour qui doit prévaloir sur tous nos amours... Dieu requiert de nous qu'entre tous nos amours, le sien soit le plus... dominant..., (celui par lequel) nous choisissons Dieu pour le souverain objet de notre esprit... Suprême dilection, qui met Dieu en telle estime dedans nos âmes, et qui fait que nous prisons si hautement le bien de lui être agréables, que nous le préférons sur toutes choses... Amour d'excellence qui est commandé à tous les mortels en général (2).

 

En cet amour ainsi défini, en cette adhésion libre de la fine pointe à la volonté divine, réside pour François de Sales toute l'activité propre, la substance même de la prière. Remarquez cette simplification magnifique.

De quelque manière qu'il se produise, quels qu'en soient le cadre, ou les circonstances extérieures, ou les occasions, ou les amorces, aussi bien dans les exercices immédiatement et directement dévots que dans les oeuvres de charité, de pénitence, de zèle, tout acte de pur amour est prière véritable, la vraie prière. Adhérer à la volonté divine, c'est faire oraison.

 

L'amour est l'étendard en l'armée des vertus, elles se doivent toutes ranger à lui.

 

Si nous aimons et pratiquons les vertus particulières « principalement parce qu'elles sont agréables à Dieu », c'est Dieu lui-même et non ces vertus que nous aimons en les pratiquant (3). De ce point de vue, plus de distinction entre

 

(1) Traité, II, pp. 181-185.

(2) Ib., pp. 186-188.

(3) Ib., pp. 290-291.

 

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action et contemplation; toute action vraiment chrétienne est contemplation. Contempler, adhérer, c'est la même chose.

 

Toutes les Religions (familles religieuses) ont un esprit qui leur est général, et chacune en a un qui lui est particulier. Le général est la prétention qu'elles ont toutes d'aspirer à la perfection de la charité; mais l'esprit particulier, c'est le moyen de parvenir à cette perfection de la charité, c'est-à-dire à l'union de notre âme avec Dieu et avec le prochain pour l'amour de Dieu ; ce qui se fait, avec Dieu par l'union de notre volonté à la sienne, et avec le prochain par la douceur.

 

Les uns, ceux que l'on nomme « contemplatifs », s'unissent à Dieu et au prochain, dans la solitude ; ils « ne conversent que le moins qu'ils peuvent avec le monde ». « L'esprit particulier des autres est voirement de s'unir à Dieu et, au prochain... par le moyen de l'action, quoique spirituelle », d'une action, veut-il dire, qui soit d'abord et principalement pur amour (1).

On croit qu'il a recours à une simple métaphore, quand il parle de « la vraie extase de la volonté ». (2) Rien, en effet, qui réponde moins que la prière ainsi définie, à l'idée, à l'image plutôt que nous nous formons communément de l'extase. Non, pas du tout :

 

Qui ne voit, en effet, Théotime..., que c'est l'extase de la vie et opération, de laquelle le grand Apôtre parle principalement quand il dit : « Je vis, mais non plus moi, ains Jésus-Christ vit en moi. »

 

Extase, au sens le plus haut, puisqu'elle nous dépouille de notre ancien moi, pour nous faire vivre d'une nouvelle vie,

 

vive, vitale, et vivifiante... Quiconque est ressuscité à cette nouvelle vie du Sauveur, il ne vit plus ni à soi, ni en soi, ni pour soi, ains à son Sauveur, en son Sauveur, et pour son Sauveur (3)

 

(1) Entretiens, pp. 225, 226.

(2) Traité, II, p. 25.

(3) Traité, II, pp. 31-3a. Cf. sur le « psaume » des oeuvres, mille textes dans le livre de Landriot sur La Prière. Paris, 1868, I, 31o-322. Landriot réfute Suarez, curieusement agacé par cette doctrine, traditionnelle pourtant, s'il en fut. « Non placuit, disait Suarez, illa acceptio orationis pro quolibet opere bono... Favet aliquomodo errori Wiclef ». L'idée, encore un coup, n'était pas nouvelle. Mais, le plus souvent, on tient les bonnes oeuvres pour un équivalent, un succédané de la prière. François de Sales va plus loin : il identifie les deux, en ramenant la prière à son élément essentiel.

 

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Les « éclairs passagers » de quelques actes de pur amour ne suffisent naturellement pas à nous établir dans ces hauts états; ils ne font que les traverser. Mais, souvent répétés, et avec un vouloir de plus en plus fervent et désintéressé, ces actes font place à un « ravissement continuel », à une « extase perpétuelle d'action et d'opération », en un mot, à la bienheureuse passivité que nous analyserons bientôt.

 

IV. CRITIQUE DE LA VOLONTÉ. - Il s'agit uniquement de décrire les activités propres, ou plutôt l'activité unique de la fine pointe, acquiescement, amour, prière, ou, en d'autres termes, le fait religieux chrétien, dans ce qu'il présente de transcendant, d'unique. Une forte page nous présente les données essentielles, et, en même temps, nous fait sentir l'extrême difficulté du problème : scandale aux Juifs comme aux Grecs ; défi à l'idée que l'on se fait communément de l'activité volontaire.

« Nos oeuvres », et les plus saintes, les plus intenses, sont « extrêmement petites ». Le Saint-Esprit,

 

habitant dans nos coeurs par la charité, LES FAIT EN NOUS, PAR NOUS et pour nous, avec un art si exquis que les mêmes oeuvres qui sont toutes nôtres, sont encore mieux toutes siennes, parce que, comme il les produit en nous, nous les produisons réciproquement en lui; comme il les fait pour nous, nous les faisons pour lui (1), et comme il les opère avec nous, nous coopérons aussi avec lui.

 

Or, le Saint-Esprit habite en nous, si nous sommes membres vivants de Jésus-Christ, qui, à raison de cela, disait à ses disciples : « Qui demeure en moi, et moi en lui, iceluy porte beaucoup

 

(1) Cette ligne bien comprise résout l'éternel imbroglio où s'égarent Nicole, Bossuet, et tout les panhédonistes. L'amour, plus il est désintéressé, plus il nous béatifie et dans le temps et dans l'éternité. C'est pour notre propre bonheur que le Saint-Esprit nous fait agir ; c'est Dieu, qui se fait, en quelque manière, anthropocentriste; - qui propter nos homines - et qui, pour mieux atteindre ce but, nous aide à nous théocentriser.

 

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de fruits », et c'est, Théotime, parce que qui demeure en lui il participe à son divin Esprit, lequel est au milieu du coeur humain, comme une vive source qui rejaillit...

Ainsi donc nos oeuvres, comme un petit « grain de moutarde », ne sont aucunement comparables en grandeur avec l'arbre de la gloire qu'elles produisent, mais elles ont pourtant la vigueur et la vertu de l'opérer, parce qu'elles procèdent du Saint-Esprit, qui, par une admirable infusion de sa grâce en nos coeurs, rend nos oeuvres siennes, les laissant nôtres tout ensemble ; d'autant que nous sommes membres d'un Chef duquel il est l'Esprit, et entés sur un arbre duquel il est la divine humeur... En cette sorte, il agit en nos oeuvres, et... en certaine façon, nous opérons ou coopérons en son action (1).

Encore un lieu commun, dira-t-on. Qui songe à le contester? - De bouche, personne, mais le nombre semble petit de ceux qui le réalisent, je veux dire, qui se gouvernent et jugent comme si les décisions de leur libre arbitre n'étaient ni uniquement ni principalement leurs oeuvres propres. Après tout, c'est là un mystère, le mystère chrétien ; comment s'étonner que, même en le confessant, nous ayons tant de peine à en pénétrer les conséquences, soit théoriques, soit pratiques ? S'il y a en nous quelque chose qui semble exclusivement nôtre, n'est-ce pas ce que nous appelons la volonté, cette libre affirmation de nous-mêmes, le seul de nos gestes dont nulle passivité ne semble atténuer l'élan, la vigueur intime et la responsabilité ? En dehors de quelques stoïques, on n'hésite pas à reconnaître la faiblesse foncière de l'homme, la difficulté qu'il éprouve, voyant le mieux, à ne pas choisir le pire, et par suite le besoin constant qu'il a du secours divin ; coopération, déjà très mystérieuse sans doute, mais qui n'effarouche pas trop, notre intelligence . Collaboration qui stimule du dehors nos décisions ; qui nous aide, du dehors, à les renouveler, à les maintenir, mais qui ne va pas, nous semblerait-il d'abord, jusqu'à pénétrer la substance même de l'acte volontaire.

 

(1) Traité, II, pp. 255-256.

 

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Dieu agit avec nous, et même en nous, si l'on veut, ajoutant à la lumière et à l'attrait des motifs qui nous sollicitent, et pour cela manipulant notre intelligence et nos facultés affectives; mais concevons-nous bien que ce divin coup de force, si l'on peut ainsi parler, s'applique directement, immédiatement à notre vouloir ? Jusqu'au seuil de l'acte libre, nous répudions Pélage ; ne le rejoignons-nous pas dans l'idée que nous nous formons de cette activité elle-même; pélagiens inconscients, non plus de la grâce actuelle, mais de la grâce habituelle? Unis au Christ, revêtus de lui, vivant de sa vie, mais d'une telle façon que le plus intime de notre être et de nos actes lui reste hermétiquement fermé.

C'est qu'aussi bien la volonté humaine résiste encore plus énergiquement que l'intelligence à ce mystère d'une volonté à deux, qui lui impose, si elle l'accepte pour de bon, un perpétuel sacrifice, non pas seulement de ses goûts, mais de son activité, de sa vie même. Puisque l'un des deux moteurs est divin, plus l'autre réduira, anéantira sa propre force, plus l'oeuvre commune sera parfaite. Si je prête ma main à un grand peintre pour l'achèvement d'un tableau, ne dois-je pas me prêter avec une docilité aveugle et indifférente à tous les mouvements qu'il m'inspire, me défendre d'esquisser même un seul trait qui soit proprement de moi? Bref, ne faut-il pas qu'invitée à cette collaboration redoutable, ma volonté meure à elle-même, comme dit François de Sales, et vive « purement en la volonté de Dieu » ?

 

Certes, notre volonté ne peut jamais mourir..., mais elle outre-passe quelquefois les limites de sa vie ordinaire, pour vivre toute en la volonté divine : c'est lors qu'elle ne sait ni ne veut plus rien vouloir, ains elle s'abandonne totalement et sans réserve au bon plaisir de la divine Providence, se mêlant et se détrempant tellement avec ce bon plaisir, qu'elle ne paraît plus, mais est toute « cachée avec Jésus-Christ en Dieu », où elle vit, non plus elle-même, ains la volonté de Dieu « vit en elle ». Que devient la clarté des étoiles quand le soleil paraît sur notre horizon? Elle ne périt certes pas, mais elle est ravie et engloutie

 

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dans la souveraine lumière du soleil, avec laquelle elle est heureusement mêlée et conjointe.

 

Image décevante, François de Sales le sait bien.

 

Certes, si on demande à quelque serviteur qui est à la suite de son maître, où il va, il ne doit pas répondre qu'il va en tel ou tel lieu, mais seulement qu'il suit son maître... ; ainsi, mon Théotime, une volonté résignée en celle de son Dieu, ne doit avoir aucun vouloir.

 

« Résignée », encore un mot impropre, puisqu'il implique un reste de dualisme, et chez nous, une initiative simplement humaine. François de Sales le sait bien encore, aussi ne risque-t-il ce mot, que pour le rejeter aussitôt :

 

Et comme celui qui est dans un navire ne se remue pas de son mouvement propre, ains se laisse seulement mouvoir selon le mouvement du vaisseau..., de même le coeur qui est embarqué dans le bon plaisir divin, ne doit avoir aucun autre vouloir que celui de se laisser porter au vouloir de Dieu. Et lors, le coeur ne dit plus : « Votre volonté soit faite et non la mienne », car il n'a plus aucune volonté à renoncer ; ains, il dit ces paroles : Seigneur « je remets ma volonté entre vos mains », comme si sa volonté n'était plus en sa disposition... De sorte que ce n'est pas proprement comme les serviteurs suivent leurs maîtres, car, encore que le voyage se fasse par la volonté de leur maître, leur suite toutefois se fait par leur propre volonté particulière, bien qu'elle soit une volonté suivante et servante ; si que tout ainsi que le maître et le serviteur sont deux, aussi la volonté du maître et celle du serviteur sont deux. Mais la volonté qui est morte à soi-même..., elle est sans aucun vouloir particulier, demeurant, non seulement conforme et sujette, mais tout anéantie en elle-même et convertie en celle de Dieu (1).

 

Durus sermo, et, je le répète, plus encore à la volonté qu'à l'intelligence. Un mystère, même psychologique, tel qu'est celui-ci, la raison l'accepte, en fermant les yeux; mais la consigne de mort que nous dicte ce mystère, on ne l'accepte qu'en se décidant à mourir. Aussi bien l'intelligence

 

(1) Traité, II, pp. 149-151.

 

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d'un François de Sales ne capitule-t-elle qu'à la dernière extrémité devant le mystère. Laissons donc toutes ces images, ou, du moins, n'en prenons plus que d'abstraites, si l'on peut ainsi parler.

 

Il est fort malaisé de bien exprimer cette extrême indifférence de la volonté humaine, qui est ainsi réduite et trépassée en la volonté de Dieu : car il ne faut pas dire, ce me semble, qu'elle acquiesce à celle de Dieu, puisque l'acquiescement,

 

par où, d'ailleurs, il faut commencer, puisque c'est lui qui donne le coup mortel,

 

est un acte de l'âme qui déclare son consentement.

Il ne faut pas dire non plus qu'elle accepte, ni qu'elle reçoit, d'autant que accepter et recevoir sont de certaines actions qu'on peut, en certaine façon, appeler actions passives, par lesquelles nous embrassons et prenons ce qui nous arrive ; il ne faut pas dire aussi qu'elle permet, d'autant que la permission est une action de la volonté, et par conséquent un certain vouloir oisif qui ne veut voire ment rien faire, mais veut pourtant laisser faire.

 

Dans cette application souple et souriante à saisir l'ineffable, il est prodigieux de lucidité subtile, et combien maître de sa plume! On voit, j'espère, la passion intellectuelle qui le mène : désactiver l'idée commune de volonté, la vider,

goutte à goutte, de son contenu.

 

Il me semble donc plutôt que l'âme qui est en cette indifférence et qui ne veut rien, ains laisser vouloir à Dieu ce qu'il lui plaira, doit être dite avoir sa volonté en une simple et générale attente; d'autant qu'attendre, ce n'est pas faire ou agir, ains demeurer exposé à quelque événement. Et, si vous y prenez garde, l'attente de l'âme est vraiment volontaire,

 

par suite de l'acquiescement initial, souvent répété, comme nous verrons ;

 

et toutefois ce n'est pas une action, mais une simple disposition à recevoir ce qui arrivera ; et, lorsque les événements sont arrivés et reçus, l'attente se convertit en consentement ou acquiescement, mais avant la venue d'iceux, en vérité, l'âme est en une simple

 

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attente, indifférente à tout ce qu'il plaira à la volonté divine d'ordonner (1).

 

L'attente, l'indifférence, l'adhésion habituelle et non actuelle de la fine pointe à la volonté de Dieu, c'est déjà la théorie bérullienne des n états », à laquelle nous aurons tant de fois l'occasion de revenir.

 

Une extrême complaisance de l'amant en la chose aimée produit une certaine impuissance spirituelle, qui fait que l'âme ne se sent plus aucun pouvoir de demeurer en soi-même ; c'est pourquoi, comme un baume fondu, qui n'a plus de fermeté ni de solidité, elle se laisse aller et écouler en ce qu'elle aime. Elle ne se jette pas par manière d'élancement, ni elle ne se serre pas par manière d'union;

 

toujours le même souci de désactiver la fine pointe;

 

mais elle se va doucement coulant, comme une chose fluide et liquide dedans la Divinité qu'elle aime. Et comme nous voyons que les nuées épaissies par le vent de midi, se fondant et convertissant en pluie, ne peuvent plus demeurer en elles-mêmes, ains tombent et s'écoulent en bas, se mêlant si intimement avec la terre qu'elles détrempent, qu'elles ne sont plus qu'une même chose avec icelle, ainsi l'âme laquelle, quoique amante, demeurait encore en elle-même, sort par cet écoulement sacré et fluidité sainte, et se quitte soi-même, non seulement pour s'unir (activement) au Bien-Aimé, mais pour se mêler toute et se détremper avec lui.

 

Poète, certes, nous le savions, mais plus encore philosophe, ou plutôt poète et philosophe tellement unis qu'on ne les distingue pas l'un de l'autre.

 

Vous voyez donc bien, Théotime, qu'un écoulement d'une âme en son Dieu n'est autre chose qu'une véritable extase,

 

entendant par là, non pas tels ou tels phénomènes somatiques, mais la pleine réalisation du dogme de la grâce.

 

Il semble que telle fut la passion amoureuse de ce grand ami

 

(1) Traité, II, pp. 158-159.

 

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du Bien-Aimé, qui disait : « Je vis, mais non pas moi, ains Jésus-Christ vit en moi » ; et « Notre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu ». Car, dites-moi... si une goutte d'eau élémentaire, jetée dans un océan d'eau naphe, était vivante, et qu'elle pût parler et dire l'état auquel elle serait, ne crierait-elle pas de grande joie : O Mortels, je vis voirement, mais je ne vis pas moi-même, ains cet océan vit en moi et ma vie est cachée en cet abîme?

L'âme écoulée en Dieu ne meurt pas ; car, comment pourrait-elle mourir d'être abîmée en la vie ? Mais elle vit sans vivre en elle-même (1).

 

Nous avons assez dit que cette sublime doctrine suppose le dogme chrétien de la grâce sanctifiante, de l'inhabitation du Christ en nous, et c'est pour cela que François de Sales lui-même »'arrive pas à nous la rendre pleinement intelligible. Cependant, si elle nous étonne d'abord, elle ne laisse pas d'éveiller en nous de certains échos, de rejoindre, dans notre esprit, ou plutôt dans notre coeur, je ne sais quelles amorces ou quelles pierres d'attente. Une âme bien faite résiste moins

à François de Sales qu'à La Rochefoucauld. Après tout, ce besoin de s'oublier, cette volonté qui se renie en quelque sorte elle-même, qui aspire à s'écouler, à se perdre, à mourir enfin en celui qu'elle aime, n'est-ce pas la définition de l'amour humain : réalité antérieure à toute révélation, et que la révélation ne nous fait mieux connaître que parce qu'elle la nourrit, la purifie, l'exalte et la comble. Da mihi hanc aquam ut non sitiam.

Le paradoxe n'est donc pas dans ce dépouillement absolu de soi que François de Sales nous propose - et avec lui tous les mystiques, puisque aussi bien le vrai mysticisme n'est pas autre chose - mais uniquement dans le moyen miraculeux que l'Évangile nous offre de réaliser tout entier ce voeu profond de notre être, et de satisfaire, pour ainsi dire, à cet appétit d'une mort vivante. - Vivo ego, jam non ego - à cet idéal d'une vie qui, restant nôtre, soit néanmoins proprement, totalement la vie même de celui que nous aimons.

 

(1) Traité, II, pp. 345-346.

 

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« Le mont de Calvaire est la vraie académie de la dilection », la seule académie, non pas qui nous apprenne la définition de l'amour, mais qui nous la fasse vivre,

 

et les enfants de la Croix se glorifient en leur admirable problème, que le monde n'entend pas.

 

Ils savent que n'est pas une chimère poétique, « cet excès d'amour, par lequel la vie fut ravie à l'Amant pour être donnée à la Bien-aimée ».

 

Théotime, le mont du Calvaire est le mont des amants. Tout amour qui ne prend son origine de la Passion du Sauveur est frivole et périlleux... L'amour et la mort sont tellement mêlés ensemble en la Passion, qu'on ne peut avoir au coeur l'un sans l'autre (1).

 

Entendez bien que François de Sales ne s'adresse pas ici à quelques extatiques. Entre l'acte d'amour le plus fugitif, et l'union prolongée, presque habituelle des parfaits, il y a bien des différences, mais on ne donnera pas deux définitions de l'amour. On aime ou on n'aime pas. Nul amour véritable qui, pour autant qu'il dure - et le plus souvent, il dure si peu! - ne soit l'anéantissement volontaire, la mort de celui qui aime et sa vie en Dieu.

 

V. CRITIQUE DE LA. SENSIBILITÉ ; LE CHANTRE SOURD. - Mort sans aiguillon, mort délicieuse, penseront plusieurs. Non, puisque nous n'avons pas conscience de l'heureuse possession qu'elle nous assure, de la vie nouvelle qu'elle fait passer en nous. Qu'on se rappelle l'analyse des deux moi. Rien ne peut être délicieux, ni amer, du reste, à la fine pointe, la zone de nos plaisirs sensibles ou de nos douleurs se trouvant précisément limitée à la zone de nos « puissances » intellectuelles, imaginatives, affectives. Pas de discours dans la fine pointe, pas d'images, pas de sentiments non plus. Quand on l'appelle a coeur », avec Pascal,

 

(1) Traité, II. pp. 345-346.

 

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on change le sens ordinaire de ce mot. Ainsi du mot sentiment - « Dieu sensible au coeur » - employé souvent par François de Sales pour exprimer cette saisie ineffable de la présence divine.

 

Quand nous disons que nous ne pouvons trouver Dieu, et qu'il nous semble qu'il est si loin de nous, nous voulons dire que nous ne pouvons pas avoir du sentiment de sa présence. J'ai remarqué que plusieurs,

 

hélas ! presque tout le monde,

 

ne font point de différence entre Dieu et le sentiment de Dieu, entre la foi et le sentiment de la foi, qui est un très grand défaut. Il leur semble que quand elles ne sentent pas Dieu, qu'elles ne sont pas en sa présence, et cela est une ignorance... Il y a bien à dire d'avoir la présence de Dieu..., et d'avoir le sentiment de sa présence (1).

 

Équivoque perpétuelle, qui risque d'affadir et de fausser du tout au tout l'austère philosophie de notre saint. Nul, autant que lui, peut-être, n'abonde en termes affectifs, mais, dit-il lui-même,

 

quand je parle du sacré sentiment de la présence de Dieu... je n'entends pas parler du sentiment sensible, mais de celui qui réside en la cime et suprême pointe de l'esprit, où le divin amour règne et fait ses exercices principaux (2).

 

Un docte critique, M. Strowski, s'y est trompé avec beaucoup d'autres.

 

Les jansénistes, dit-il, ont restauré l'idée de la pénitence. Et j'ajouterai qu'ils ont en quelque manière sauvé le sentiment religieux et raffermi la doctrine de saint François de Sales. L'imagination riante de l'évêque de Genève, et surtout l'idée très fausse que déjà l'on se faisait de sa douceur et de sa facilité, venaient en aide au travail souterrain de la casuistique. Il exige si peu d'actes! Il se contente si vite d'un sentiment du coeur! Nous voilà

 

(1) Entretiens, p. 15o.

(2) Traité, II, p. 10.

 

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conduits à je ne sais quelle morale, qui bannit l'effort au profit de la sensibilité (1).

 

Si je ne me trompe c'est le contraire, mais exactement, qu'il faudrait dire.

 

Que nous doit-il chaloir si nous sentons ou si nous ne sentons pas l'amour, puisque nous ne sommes pas plus assurés de l'avoir en le sentant qu'en ne le sentant pas, et que la plus grande assurance consiste en cet entier et pur et irrévocable abandonnement de nous-mêmes entre les bras de sa divine Majesté, sans réserve de consolation ou désolation, afin que, d'un coeur tout écorché, mort et mâté, il reçoive l'odeur agréable d'un saint holocauste? (2)

 

Non pas du tout qu'il fasse fi des délectations pieuses. Il les tient, au contraire, pour de très grandes grâces actuelles , mais qui n'appartiennent pas à l'essence de

l'amour (3). Elles l'accompagnent souvent, elles le suivent, mais, prise en elle-même, à l'état pur, l'union que la grâce habituelle établit entre Dieu et nous, à la fine pointe de l'âme, n'est pas un « divin plaisir », pas même une « expérience religieuse », au sens précis de ce mot, comme le croient ou du moins comme semblent toujours le supposer, non pas seulement la foule dévote, mais encore nombre

 

(1) Cité par M. Vincent et discuté par lui (op. cit., pp. 551-555). La déviation dont parle M. Strowski n'est pas douteuse, mais s'il est une doctrine qui « désentimentalise » le sentiment religieux, c'est bien celle de François de Sales et des mystiques; s'il en est une qui, bon gré mal gré, tende au contraire à « sentimentaliser » la prière, c'est bien le panhédonisme janséniste. Cf, les articles déjà cités de M. Baudin. Austérité de surface, et, bien entendu, très sincère, mais identification absolue de l'amour, ou de la prière, ou de la grâce, avec la délectation, avec le plaisir. Je ne puis, d'ailleurs, suivre M. Vincent quand il nous montre François de Sales, amené, bien que très mortifiant, « à insister, plus qu'on n'avait jamais fait (!!)... sur l'amour affectif, qui ne supprime pas, mais fait oublier la dureté de la loi. La joie qui émane de l'amour de Dieu, comme de tout amour, annule en fait l'amertume du travail ascétique » (p. 555). Tout le présent chapitre et tout le présent volume se hérissent contre cette philosophie de l'amour.

(2) Lettres, XI, pp. 16o-161. Il ajoute divinement : « et afin que nos soeurs travaillées trouvent chez nous un coeur compatissant et un support suave et amoureux ».

(3) Estimons-les « extrêmement grandes, non tant parce qu'elles le sont en elles-mêmes, comme parce que c'est la main de Dieu qui nous les met au coeur ». Introduction, p. 324.

 

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de spirituels et la quasi-unanimité des traités de « psychologie religieuse ». Il le dit expressément dès la première définition qu'il donne du fait religieux par excellence, dans son Traité de l’Amour de Dieu :

 

La très sainte charité..., par laquelle nous acquiesçons à l'union de notre esprit avec celui de Dieu, laquelle nous ne sentons presque pas (1).

 

Ne voyez aucune restriction dans ce « presque » : il vise uniquement les phénomènes affectifs que normalement l'union entraîne après elle ou qui annoncent ses approches, le « rejaillissement » du pur amour sur les puissances. Mais, pour l'union elle-même, c'est uniquement parce qu'on ne réalise pas le sens des mots, qu'on nous croit capables de la sentir. La foi seule nous l'atteste. Aussi bien, comment la vie divine qui circule en nous et nous divinise, serait-elle l'objet d'une constatation expérimentale quelconque ? Parmi les expériences très réelles, fréquentes,

bienfaisantes, qui nous semblent justifier ou confirmer cet acte de foi, il n'en est pas une, ici-bas, qui nous donne une certitude absolue. François de Sales vient de le dire : « Nous ne sommes pas plus assurés d'avoir (l'amour) en le sentant qu'en ne le sentant pas. » Cela n'est pas moins vrai des parfaits que des commençants.

 

Le repos (en Dieu) passe quelquefois si avant.., que toute l'âme et toutes les puissances d'icelle demeurent comme endormies..., sinon la seule volonté, laquelle même ne fait aucune chose, sinon recevoir l'aise et la satisfaction que la présence du Bien-Aimé lui donne.

 

Plaisir extrême, pensez-vous ? Non.

 

Et ce qui est encore plus admirable, c'est que la volonté n'aperçoit point cet aise et le contentement qu'elle reçoit, jouissant insensiblement d'icelui; d'autant qu'elle ne pense pas à soi, mais à celui la présence duquel lui donne ce plaisir,

 

(1) Traité, I, p. 69.

 

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qu'elle ne sent pas. « Sans sentir que nous sentons », dit-il encore (1).

Ces consolations, ces douceurs, ces « tendretés » « sont des biens qui ne nous rendent pas meilleurs, car, comme j'ai dit, la dévotion - entendez l'amour - ne consiste pas en cela ».

 

Qui a le sucre en bouche ne peut pas dire que sa bouche soit douce, mais oui bien que le sucre est doux; ainsi, encore que cette douceur spirituelle est fort bonne, et Dieu qui nous la donne, est très bon, il ne s'ensuit pas que celui qui la reçoit soit bon.

 

Il le serait, certes, si l'union était douceur.

 

Nous sommes encore de petits enfants... Ces grains sucrés nous sont donnés, parce que nous avons l'esprit tendre et délicat, qui a besoin d'amorces et d'appâts pour être attiré à l'amour de Dieu (2).

 

Qu'il s'agisse d'une délectation qui nous porte à Dieu, ou d'une autre qui nous incite au péché, « le plaisir d'ordinaire sert de degré pour venir au consentement », mais « sentir n'est pas consentir » (3).

 

Le plaisir qu'on prend aux inspirations est un grand acheminement à la gloire de Dieu, et déjà on commence à plaire par iceluy à sa divine Majesté; car si bien cette délectation n'est pas encore un entier consentement, c'est une certaine disposition à iceluy.

 

Et voilà pourquoi, soit dit en passant, le Génie du Christianisme, bien qu'il ne touche pas directement la fine pointe de l'âme, ne mérite pas le mépris dont on l'accable aujourd'hui.

 

C'est chose bonne et agréable à Dieu de se plaire en l'inspiration intérieure... Mais enfin c'est le consentement qui parfait l'acte vertueux,

 

(1) Traité, I. p. 331.

(2) Introduction, pp. 321-322.

(3) Ib., p. 295.

 

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et qui fonde l'acte religieux (1). II en va de même, à plus forte raison, pour les délectations toutes saintes qui accompagnent nos actes d'amour ou qui les suivent. « Nous courrons, dit l'Épouse,

 

à l'odeur de vos parfums » ... Afin qu'on sache que si on la tire un peu fortement par la volonté, toutes les puissances se porteront à l'union. « Tirez-moi, dit-elle, et nous courrons n ; l'Époux n'en tire qu'une,

 

ne s'unit directement qu'à une,

 

et plusieurs courent à l'union ; la volonté est la seule que Dieu veut, mais toutes les puissances courent après elle pour être unies à Dieu avec elle (2),

 

s'unissant, comme elles peuvent, c'est-à-dire, de très loin encore, avec leurs flambeaux et leurs cantiques, au mystère d'amour qui se consomme dans la nuit et dans le silence.

 

L'oraison est une manne, pour l'infinité des goûts amoureux et des précieuses suavités qu'elle donne à ceux qui en usent; mais elle est secrète, parce qu'elle tombe avant la clarté d'aucune science,

 

et avant les délices des goûts sensibles,

 

en la solitude de l'âme (3).

 

Parfois les préludes savoureux de l'union nous feraient croire « que nous commençons à nous joindre et serrer à Dieu avant qu'il se joigne à nous ». Illusion. Cette manne est toute divine. Dieu

 

nous prévient toujours, bien que toujours nous ne sentions pas sa prévention, car s'il ne s'unissait à nous, jamais nous ne nous unirions à lui... Mais quand, suivant ses attraits imperceptibles, nous commençons à nous unir à lui, il fait quelquefois le progrès de notre union, secourant notre imbécillité et se serrant sensiblement lui-même à nous,

 

(1) Introduction, p. 110.

(2) Traité, II, pp. 13-14.

(3) Ib., I, p. 304

 

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agissant, pour cela, en dehors de la fine pointe, sur nos puissances affectives.

 

Et quelquefois aussi, comme il nous a attirés insensiblement à l'union, il continue insensiblement à nous aider, et nous ne savons comme une si grande union se fait, mais nous savons bien que nos forces ne sont pas assez grandes pour le faire : si que nous jugeons bien par là,

 

et par les quelques ondulations affectives, par l'imperceptible, mais très doux sentiment de repos qui suivent, nous jugeons,

 

que quelque secrète puissance fait son insensible action en nous. L'amant de nos âmes nous tire par l'influence secrète de sa grâce, laquelle il veut nous être imperceptible, afin qu'elle nous soit plus admirable, et que, sans nous amuser à sentir ses attraits, nous nous occupions plus purement et simplement à nous unir à sa bonté (1).

 

(1) Traité, II, pp. 11-12. Ce chapitre, un des plus merveilleux du livre, est aussi un de ceux qui nous font le mieux saisir l'intense difficulté, non pas du problème, mais de sa démonstration. Car, pour le problème, en vérité, ce n'en est pas un, mais une sorte d'axiome, et théologique et philosophique, à savoir que, à parler proprement, Dieu n'est pas « sensible au coeur» et que la grâce sanctifiante ne tombe pas directement sous l'expérience. Avec sa prodigieuse souplesse, François de Sales, lui-même, n'évite pas ici toute apparence de contradiction. «Nous ne savons, dit-il, comme une si grande union se fait. » C'est donc que nous savons et quelle se fait, et qu'elle est grande. C'est donc qu'elle n'échappe pas tout à fait aux antennes de nos puissances. Si nous n'appréhendions d'aucune manière ce phénomène, s'il n'était à aucun degré matière d'expérience, nous n'en chercherions pas le comment. J'ai essayé par quelques interruptions de montrer que François de Sales est ici, comme toujours, parfaitement logique avec lui-même. Il distingue toujours, à part lui, la substance même de l'union, l'union en soi, le fait religieux à l'état pur, du bloc des circonstances qui l'accompagnent. Normalement et selon les lois - non pas nécessaires, mais communes - de la grâce, il n'y a pas d'union qui tôt ou tard, ne provoque des réactions dans la zone des puissances-lumières intellectuelles, goûts de Dieu, sentiments confus de «repos». C'est par là que l'union rentre dans l'ordre des expériences, par là qu'on peut, non pas assurer, mais conjecturer, parfois avec de fortes probabilités, et qu'elle se fait, et qu'elle est grande. L'union se fait encore mieux connaître par les dispositions morales où elle nous laisse, par ses fruits de sainteté active. Mais, en elle-même, elle n'est jamais ni intelligible, ni sensible : le fait des grandes épreuves suffirait à le montrer. Un autre chapitre explique aussi fort bien comment l'union, plus elle est parfaite, plus elle communique aux puissances affectives quelque chose de son insensibilité. Cf. livre VI, chap. VIII. Du repos de l'âme recueillie en son Bien-Aimé : « Certes, les amants humains se contentent parfois d'être auprès ou à la vue de la personne qu'ils aiment, sans parler à elle... assouvis... de savourer cette bien-aimée présence, non par aucune considération qu'ils fassent sur icelle, mais par un certain accordement et repos que leur esprit prend en elle... La Sulamite... Néanmoins l'âme qui, en ce doua repos, jouit de ce délicat sentiment de la présence divine, quoiqu'elle ne s'aperçoive pas de cette jouissance, témoigne toutefois clairement combien ce bonheur lui est précieux..., quand on le lui veut ôter ou que quelque chose l'en détourne ». I, 33o, 331. Insensibilité, mais encore très douce, tout à l'opposé de l'insensibilité - au sens rigoureux - dont souffrent les grands éprouvés.

Bonne occasion de rappeler aux jeunes chercheurs qu'il nous manque une bonne étude critique sur la dévotion sensible, sur les différentes espèces, de ce que saint Ignace appelle a consolation ». Le chapitre de François de Sales que je viens de citer attire l'attention sur la forme la plus haute et la moins étudiée de ces grâces. Ni suavités, ni transports, une quiétude massive et qui ne prend conscience d'elle-même, que lorsqu'elle est ou bien gênée, ou bien suspendue. Un sentiment imperceptible, mais très profond de sécurité. « Je sais, disait Grimminck, par mon expérience certaine, que je sens dans mon âme quelque chose de plus solide que si je possédais le monde avec tous ses biens et ses délices ». R. Persyn, Un mystique flamand, Charles Grimmink, Paris, 1915, p. 79. Cf. un très curieux cas, d'ailleurs hypothétique de consolation à rebours, ou de sécurité sensible dans l'incroyance. E. Boutmy, Taine, Schérer, Laboulaye, Paris, 19o1, pp. 94 seq. Et toute la littérature des « conversions ».

 

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Manne silencieuse, « secrète » et qu'on ne voit même pas tomber ; action insensible de Dieu, « influence secrète », la langue chrétienne a un vieux mot pour exprimer ces

obscures merveilles : elle les appelle mystiques.

 

L'oraison et la théologie mystique ne sont qu'une même chose... La (théologie) spéculative tend à la connaissance de Dieu, et la mystique à l'amour de Dieu... Elle s'appelle mystique, parce que la conversation y est toute secrète, et ne se dit rien en icelle entre Dieu et l'âme que de coeur à coeur, par une communication incommunicable à tout autre qu'à ceux qui la font (1).

 

« Incommunicable », non seulement à autrui, mais à la partie inférieure de celui-là même qui, dans cette oraison, s'unit à Dieu.

Non content de distinguer ainsi, et avec insistance, l'amour vrai, le pur amour, du plaisir qui en émane parfois - et même, je le répète, normalement - François de Sales s'applique délibérément à montrer l'infériorité relative, la perfection moindre, le danger même des suavités et « tendretés » dévotes.

 

Les chiens sont à tous coups en défaut au printemps, et n'ont quasi nul sentiment, parce que les herbes et fleurs poussent alors

 

(1) Traité, I, pp. 3o3-3o4.

 

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si fortement leur senteur qu'elle outrepasse celle du cerf ou du lièvre : parmi le printemps des consolations, l'amour n'a presque nulle reconnaissance du bon plaisir de Dieu, parce que le plaisir sensible de la consolation jette tant d'attraits dedans le coeur, qu'il en est diverti de l'attention qu'il devrait avoir à la volonté de Dieu.

 

Nous sommes toujours - et ceci est capital, - aux antipodes du panhédonisme janséniste. « Joie... pleurs de joie... certitude. » Incertitude, plutôt, dit François de Sales :

L'amour voulant aller à la volonté de Dieu, parmi les consolations, il va toujours en crainte, de peur de prendre le change, et qu'au lieu d'aimer le bon plaisir de Dieu, il aime le plaisir propre qui est en la consolation (1).

 

Tandis que « les angoisses spirituelles.., rendent l'amour extrêmement pur et net... Étant privé de tout plaisir par lequel il puisse être attaché à son Dieu, il nous joint et unit à Dieu immédiatement, volonté à volonté, coeur à coeur, sans aucune entremise de contentement » (2).

Et balayant, d'un trait de plume, la préoccupation de presque tous ceux qui ont traité jusqu'ici de « psychologie religieuse » :

 

Un grand religieux de notre âge, dit-il, a écrit que la disposition naturelle sert de beaucoup à l'amour contemplatif et que les personnes de complexion affective et amante y sont plus propres.

 

D'où viendrait, comme d'ailleurs, on ne cesse de le répéter, que le sexe tendre est plus enclin au mysticisme que le rude. Je ne sais quel est ce « grand religieux », l'étude, et parfois très poussée des divers tempéraments étant dès lors un des thèmes ordinaires de la littérature ascétique. Mais combien la vive réaction de François de Sales, tendre entre les tendres, n'est-elle pas intéressante?

 

(1) Traité, II, pp. 116-115.

(2) Ib., pp. 147-148.

 

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Or, je ne pense pas qu'il veuille dire que l'amour sacré soit distribué aux hommes (1).., en suite et moins encore en vertu des conditions naturelles... Pour moi, je parle, en ce Traité, de l'amour surnaturel, que Dieu répand en nos coeurs par sa bonté, et duquel la résidence est en la suprême pointe de l'esprit;

 

c'est-à-dire, aussi loin que possible de la chair et du sang, ou de la région des larmes ;

 

pointe qui est au-dessus de tout le reste de notre âme, et qui est indépendante de toute complexion naturelle. Et puis, bien que les âmes enclines à la dilection, aient d'un côté quelque disposition qui les rend plus propres à vouloir aimer Dieu, d'autre part, toutefois, elles sont si sujettes à s'attacher par affection aux créatures aimables, que leur inclination les met autant en péril de se divertir de la pureté de l'amour sacré, par le mélange des autres, comme elles ont de facilité à vouloir (sensiblement) aimer Dieu; car le danger de mal aimer est attaché à la facilité d'aimer... Il importe donc peu que l'on soit naturellement disposé à l'amour, quand il s'agit d'un amour surnaturel, et par lequel on n'agit que surnaturellement.

 

Non pas, cela va sans dire, que le pur amour soit le monopole des âmes masculines, des « âpres », des « secs ». Les féminines, « une fois bien purifiées..., font des merveilles en la dilection sainte, l'amour (de la fine pointe) trouvant une grande aisance à se dilater en toutes les facultés du coeur, et de là procède une très agréable suavité ». A charité égale, les affectueux et les rudes « aimeront » également, mais non pas semblablement, « les premiers plus amiablement..., mais non pas plus solidement ni plus parfaitement » que les seconds. « Ainsi, l'amour qui naîtra emmi les épines et répugnances d'un naturel âpre et sec (Fénelon, par exemple) sera plus brave et plus glorieux, comme l'autre sera aussi plus délicieux. » Si vous avez « le coeur enclin à l'amour », tournez-le vers Dieu : « mais si vous êtes rudes et amers... hélas ! pauvres gens, puisque vous êtes privés de l'amour naturel », aspirez au

 

(1) Il ajoute : « ni aux anges ».

 

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surnaturel (1). Il n'était lui, certes, ni rude, ni amer, ni sec, la dévotion même au contraire, dans ce qu'elle a de plus suave, de plus u facile », et aussi de plus « actif». Chez lui, le contact n'est presque jamais rompu entre la fine pointe et la partie inférieure de l'âme. Et c'est là pour nous une double raison de le croire, lorsqu'il affirme sans relâche, que la prière, bien qu'elle accueille, entretienne et sanctifie ce concours délicieux de toutes les activités spirituelles, est cependant, prise en soi, quelque chose de beaucoup plus profond, de plus simple, de plus dépouillé, de moins poétique, de moins sensible, de moins agissant au sens ordinaire du mot. Comment en douterait-il, d'ailleurs, lui qui a eu sous les yeux, pendant si longtemps, une prière toute différente de la sienne, et en apparence toute contraire, la prière de sainte Chantal.

Chez celle-ci, en effet, au lieu de la pleine harmonie que nous venons de dire, un désaccord presque absolu. Les activités de surface, loin de s'unir aux mouvements de la fine pointe, les ignorent, les combattent même. Les pensées, ou bien se refusent à prendre l'essor, ou bien, cruellement hostiles, ne proposent que des doutes contre la foi, que des idées de blasphème. Torpeur ou révolte, elle n'a de choix qu'entre ces deux maux. Étrange prière qui aura d'abord fortement déconcerté François de Sales. Notez qu'il lui manque la facile ressource d'attribuer cette impuissance apparente à des causes naturelles ou morales, débilité de l'esprit, tiédeur de la volonté. La générosité de Mme de Chantal va jusqu'à l'héroïsme ; et quand elle ne s'occupe pas aux choses de Dieu, il n'est pas de sensibilité plus ardente, d'imagination plus vive, de plus ferme intelligence. D'où la certitude qui s'imposera peu à peu et qui remplit le Traité de l’Amour de Dieu ; cette prière, qui semble nulle, ne serait-elle pas la plus haute, la vraie prière et à l'état pur? Dans ce que nous appelons improprement expérience

 

(1) Traité, II, pp. 32o-321.

 

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religieuse, Dieu ne serait-il pas l'agent principal, dépouillant l'âme de ses activités de surface, afin de s'unir plus intimement à elle?

 

Il y a des âmes, écrivait sainte Chantal.., que (la) divine bonté dénue si extraordinairement de toute satisfaction, désir et sentiment, qu'elles ont peine de se supporter et de s'exprimer, parce que tout ce qui se passe en leur intérieur est si mince, si délicat et imperceptible, pour être tout à l'extrême pointe de l'esprit qu'elles ne savent comment en parler (1).

 

D'où un véritable martyre, sur lequel nous aurons, maintes fois, l'occasion de revenir, notamment dans le chapitre sur le P. Piny; distractions importunes, doutes incessants, peur de sombrer dans les enfers de l'inertie, de la déraison. Mais de là aussi, lorsque fléchit leur résistance inutile au travail divin, lorsque la réflexion se résigne au silence, lorsque l'imagination accepte de fermer les yeux, et la sensibilité de ne plus tendre le coeur, de là ces impressions de paix, de lumière, de force, l'apparition obscure d'un autre moi, plus vrai que le moi de surface, le seul qui s'unisse à Dieu.

 

Au point du jour, écrit-elle encore, Dieu m'a fait goûter, mais presque imperceptiblement, une petite lumière en la très haute suprême pointe de mon esprit. Tout le reste de mon âme et ses facultés n'en ont point joui, mais elle n'a duré environ qu'un demi Ave Maria (2).

 

Quelle leçon pour François de Sales ! En vrai savant, il aura bientôt distingué ce qu'une telle expérience présente d'exceptionnel, et ce qu'elle nous apprend sur l'essence même de la prière. Ce qu'il y a ici de rare, ce n'est pas la différence entre les deux parties de l'âme - car de ce chef toutes doivent se ressembler - c'est l'heureux et cruel concours de circonstances, l'épreuve persistante qui ont rendu cette distinction sensible, évidente et comme palpable. La

 

(1) Oeuvres de sainte Chantal, Paris, 1876, II, pp. 337-338.

(2) Ib., I, p. 21.

 

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géographie de l'âme est la même chez nous tous, mais au lieu que, dans la plupart des cas, l'activité imperceptible de la fine pointe est couverte par les activités bruyantes, essoufflées de la surface, ici la détresse et le silence de la surface laissent apparaître au premier plan la suprême pointe.

C'est donc pour sainte Chantal, c'est en pensant à elle, en la regardant, c'est tout ensemble pour la consoler et pour se l'expliquer à lui-même, qu'il a écrit les pages les plus sublimes du traité, notamment les derniers chapitres du livre IX, sur la pureté de l'indifférence, poème métaphysique digne de Platon, un des chefs-d'œuvre, je dirais même volontiers, le chef-d'œuvre de la littérature spirituelle. « Dieu m'a fait voir, lui écrivait-il à la veille de composer ces chapitres, m'a fait voir votre âme et votre état par la comparaison d'un excellent musicien. (1) »

 

Un musicien des plus excellents de l'univers... devint en peu de temps si extrêmement sourd qu'il ne lui resta plus aucun usage de l'ouïe; néanmoins il ne laissa pas pour cela de chanter et manier son luth délicatement à merveille..., mais parce qu'il n' (y) avait aucun plaisir...

 

il ne sonnait plus du luth que pour contenter son prince. Quand celui-ci

 

lui témoignait d'agréer son chant, il était tout ravi de contentement. Mais il arrivait quelquefois que le prince, pour essayer l'amour de cet aimable musicien, lui commandait de chanter, et soudain, le laissant là en sa chambre, il s'en allait à la chasse.

 

Il n'en continuait pas moins de chanter, bien que privé du seul plaisir qu'il pût désormais se promettre, « celui de plaire à son prince ».

 

Certes le coeur humain est le vrai chantre du cantique de l'amour sacré, et il est lui-même la harpe et le psalterion. Or, ce chantre s'écoute soi-même pour l'ordinaire, et prend un grand plaisir d'ouïr la mélodie de son cantique ; c'est-à-dire, notre

 

(1) Lettres, VI, pp, 128, 29.

 

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coeur aimant Dieu savoure les délices de cet amour, et prend un contentement non pareil d'aimer un objet tant aimable.

 

« Amoureux de l'amour » qu'il porte à Dieu, de cet amour « en tant qu'il est à eux, qu'il est dans leur esprit et qu'il en procède ».

 

Car, encore que cet amour sacré s'appelle amour de Dieu, parce que Dieu est aimé par iceluy, il ne laisse pas d'être nôtre, parce que nous sommes les amants qui aimons par iceluy. Et c'est là le sujet du change ; car en lieu d'aimer ce saint amour parce qu'il tend à Dieu qui est l'aimé ; nous l'aimons, parce qu'il procède de nous... Or, qui ne voit qu'ainsi faisant, ce n'est plus Dieu que nous cherchons, ains que nous revenons à nous-mêmes... ? Et d'autant que le cantique de l'amour divin est le plus excellent de tous, (on) l'aime aussi davantage, non à cause de l'excellence divine qui y est louée, mais parce que l'air du chant en est plus délicieux.

 

Egocentrisme dévot, on voit que nous n'avons rien inventé.

 

Le cantique est divin, mais le motif qui nous le fait chanter, c'est la délectation spirituelle que nous en prétendons.

 

Il est sans doute « malaisé d'aimer Dieu qu'on n'aime » en même temps, « le plaisir que l'on prend en son amour ». Ce sont là néanmoins deux dispositions et si différentes que, si le plaisir vient à manquer, plusieurs ne se soucient plus de l'amour.

 

Vous verrez, Théotime, cet homme qui prie Dieu, ce vous semble, avec tant de dévotion... ; attendez un peu, et vous verrez si c'est Dieu qu'il aime. Hélas ! soudain que la suavité... cessera, il ne priera plus qu'en passant ; or, si c'était Dieu qu'il aimait, pourquoi eût-il cessé de l'aimer, puisque Dieu est toujours Dieu ? C'était donc la consolation de Dieu qu'il aimait, et non le Dieu de consolation.

 

Les enfants, « quand on leur donne du miel sur un morceau de pain, ils lèchent et sucent le miel et jettent par après le pain », ainsi les égocentristes.

 

Si la suavité était séparable de l'amour, ils quitteraient l'amour et tireraient la suavité... Ils suivent l'amour à cause de la suavité.

 

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laquelle quand ils n'y rencontrent pas, ils ne tiennent compte de l'amour.

 

Il y a sans doute une échelle des suavités. Celle que « l'on prend dans le plaisir de la Divinité » est assurément la plus exquise de toutes et la plus noble. Mais elle n'en est que plus plaisir pour cela :

 

Ce plaisir de « plaire » à Dieu n'est pas à proprement parler l'amour divin, ains seulement un fruit d'iceluy, qui en peut être séparé, ainsi qu'un citron de son citronnier.

 

Et voilà pourquoi, le « prince » de François de Sales, fantasque en apparence et même cruel, plante là son chantre sourd pour une partie de chasse, le laissant ainsi chanter, sans qu'il « ait le plaisir de plaire à son prince ».

Tandis, o Dieu, que je vois votre douce face, qui témoigne d'agréer le chant de mon amour, hélas, que je suis consolé ! Car y a-t-il aucun plaisir qui égale le plaisir de bien plaire à son Dieu? Mais quand vous retirez vos yeux de moi, et que je n'aperçois plus la douce faveur de la complaisance que vous preniez en mon cantique, vrai Dieu, que mon âme est en grande peine! mais sans cesser pourtant de vous aimer... et de chanter continuellement l'hymne de sa dilection, non pour aucun plaisir qu'elle y trouve, car elle n'en a point, ains chante pour le pur amour de votre volonté.

 

Là-dessus il est amusant, ou irritant, de penser au beau dédain de M. de Meaux, renvoyant le B. M. de Genève à l'école : directeur excellent, penseur médiocre : « plus de bonne intention que de science » ; « sa théologie pourrait être plus correcte et ses principes plus sûrs » (1). Et tant de pauvres plaisanteries sur « l'amour qui n'aime pas », étrange

 

 

(1) Cf. Dom Mackey, Traité, I, LXXIII. « Ce qui est... regrettable, c'est que Bossuet, avant de formuler ce jugement, se soit contenté de parcourir d'une manière rapide et superficielle les écrits de notre Docteur... Une étude sérieuse et complète aurait certainement amené cet homme de génie à étendre à la doctrine dogmatique de saint François de Sales, l'admiration qu'il avait vouée (?) à son enseignement ascétique et mystique. » Est-ce bien sûr ? Bossuet n'a-t-il pas répété cent fois que la théologie du pur amour ruinait tout le christianisme ?

 

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fascination du panhédonisme qui faussera, pour trois siècles, l'idée même de la prière!

 

Il n'y a rien de si triste que de servir un maître qui n'en sait rien, ou s'il le sait, ne fait nul semblant d'en savoir gré ; et faut bien, en ce cas-là, que l'amour soit puissant, puisqu'il se soutient lui seul, sans être appuyé d'aucun plaisir ni d'aucune prétention.

Ainsi arrive-t-il quelquefois,

 

et il suffirait d'une seule, puisque nous voulons saisir l'essence même de la prière,

 

que nous n'avons nulle consolation ès exercices de l'amour sacré. D'autant que, comme chantres sourds, nous n'oyons pas notre propre voix, ni ne pouvons jouir de la suavité de notre chant. Ains, au contraire, outre cela, nous sommes pressés de mille craintes, troublés de mille tintamarres, que l'ennemi fait autour de notre coeur, suggérant que peut•étre ne sommes-nous point agréables à notre Maître, et que notre amour est inutile, oui même qu'il est faux..., puisqu'il ne produit point de consolation. Or alors, Théotime, nous travaillons, non seulement sans plaisir, mais avec un extrême ennui, ne voyant ni le bien de notre travail, ni le contentement de celui pour lequel nous travaillons.

 

Aucun allégement à espérer de la suprême pointe, bloquée de tous côtés par mille tentations, et « assez embesognée à se garder d'être surprise d'aucun consentement au mal ».

 

La foi, certes, résidente en la cime de l'esprit, nous assure bien que ce trouble finira..., mais la grandeur du bruit... que l'ennemi fait dans le reste de l'âme... empêche que les avis et remontrances de la foi ne sont presque point entendues, et ne nous demeure en l'imagination que ce triste présage : « Hélas ! je ne serai jamais joyeux. »

O Dieu, mon cher Théotime, mais c'est alors qu'il faut témoigner une invincible fidélité envers le Sauveur, le servant purement pour l'amour de sa volonté..., parmi ce déluge de tristesses, d'horreurs, de frayeurs...,

 

comme la sainte Vierge et saint Jean, au pied de la Croix,

 

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fermes en l'amour, lors même que le Seigneur, ayant retiré toute sa sainte joie dans la cime de son esprit, ne répandait ni allégresse, ni consolation quelconque en son divin visage, et que ses yeux alangouris et couverts des ténèbres de la mort, ne jetaient plus que des regards de douleur; comme aussi le soleil, des rayons d'horreur et d'affreuses ténèbres.

 

Bien que l'âme continue de croire et d'espérer, bien que son amour n'ait jamais été plus fort,

 

elle n'a pas la force de bien discerner si elle croit, espère et chérit son Dieu, d'autant que la détresse l'occupe et accable si fort qu'elle ne peut faire aucun retour sur soi-même, pour voir ce qu'elle fait ; et c'est pourquoi il lui est avis qu'elle n'a ni foi, ni espérance, ni charité, ains seulement des fantômes et inutiles impressions de ces vertus-là, qu'elle sent presque sans les sentir, et comme étrangères, non domestiques de son âme (1).

 

Agonie et mort qui « rendent l'amour excessivement pur et net » (2). L'amour,

 

entrant dans une âme, pour la faire heureusement mourir au péché et ressusciter à la grâce, il la fait dépouiller... de toutes sortes d'affections qu'elle portait aux choses du monde ; puis il lui fait quitter la peau même, c'est-à-dire l'estime et l'amour d'elle-même ; et enfin il la dénue même de la vie (des puissances), de l'affection aux vertus, aux exercices spirituels, aux consolations intérieures qui semblaient être la vie de l'âme; et par ainsi, il lui donne la mort, la séparant de tout ce qu'elle avait, ains de tout ce qu'elle était (3).

 

Vérités infiniment consolantes, si on pouvait alors les vivre. Mais précisément les grandes épreuves rendent cette réalisation impossible.

 

(1) Traité, II, pp. 137-149. Une très heureuse formule rappelle que, dans ces cas, l'activité pieuse des puissances - le concours quelles donnent aux activités de la fine pointe - n'est jamais entièrement nulle. Si réduite néanmoins qu'elle échappe pratiquement à la conscience. C'est à propos de saint Pierre sortant de prison : « La merveille de sa délivrance... occupait sou esprit en telle sorte qu'encore qu'il eût assez de sentiment et de connaissance pour faire ce qu'il faisait, néanmoins il n'en avait pas assez pour connaître qu'il le faisait réellement et tout de bon. » (Traité, II, p. I46.)

(2) Traité, II, p.147.

(3) Ib., p. 443 (manuscrit de la première rédaction).

 

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O Dieu, quelle détresse a une âme qui aime Dieu, de ne savoir seulement pas s'il est en elle, ou non, et si l'amour divin pour lequel elle combat est du tout éteint en elle ou non! Mais c'est la fine fleur de la perfection de l'amour céleste que de faire souffrir et combattre l'amant pour l'amour, sans savoir s'il a l'amour pour lequel et par lequel il combat (1).

 

Le mystère du jardin des Oliviers se renouvelle. L'âme peut bien dire qu'elle est « triste jusqu'à la mort » ;

 

et du consentement de tout son intérieur, elle désire, demande et supplie que, s'il est possible, ce calice soit éloigné d'elle, ne lui restant plus que la fine suprême pointe de l'esprit, laquelle, attachée au coeur et bon plaisir de Dieu, dit par un très simple acquiescement... : ma volonté ne soit pas faite, ains la vôtre.

 

 

Que ma volonté de surface, active, affective, ne soit pas faite, mais bien ma volonté supérieure, qui acquiesce à celle de Dieu, qui ne fait qu'un avec elle. Acquiescement qui vaudrait toutes les délices, s'il nous était sensible, mais,

 

c'est l'importance que l'âme fait cette résignation parmi tant de trouble..., qu'elle ne s'aperçoit presque pas de la faire. Au moins il lui est avis que c'est si languidement que ce ne soit pas de bon coeur..., puisque ce qui se passe alors pour le bon plaisir divin se fait non seulement sans plaisir..., mais contre tout le plaisir... de tout le reste du coeur; auquel l'amour permet bien de se plaindre, au moins de ce qu'il ne se peut pas plaindre, et de dire toutes les lamentations de Job et de Jérémie, mais à la charge que toujours le sacré acquiescement se fasse dans le fond de l'âme, en la suprême et plus délicate pointe de l'esprit. Et cet acquiescement n'est pas tendre ni doux, ni presque pas sensible, bien qu'il soit véritable, fort, indomptable et très amoureux,

 

l'amour même!

 

et semble qu'il soit retiré au fin bout de l'esprit, comme dans le donjon de la forteresse, où il demeure courageux (2).

 

« Tout nous deffaut », et de cette mort qui nous donne la

 

(1) Introduction, p. 299.

(2) Traité, II, pp. 117-118.

 

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vie, nous ne sentons que l'aiguillon, que le revers de mort, si l'on peut ainsi parler. Il ne nous reste que « cette parole..., ce renoncement de notre âme entre les mains de notre Sauveur ». Mais cela, c'est l'amour, la prière, la vie même (1).

 

VI. DIRECTIONS PRATIQUES. - Qu'est-ce donc enfin que cette activité de la fine pointe, que cet acquiescement où tout se ramène? Ou plutôt comment faut-il s'y prendre pour y parvenir? Car enfin, si l'on accepte, bon gré mal gré, qu'il y ait là quelque chose d'indéfinissable, encore voudrait-on de ce je ne sais quoi une description aussi copieuse, aussi précise que possible, d'où l'on puisse tirer une sorte de méthode, un art d'acquiescer, de prier, d'aimer.

 

Vous voudriez que je vous enseignasse une voie de perfection toute faite, disait-il un jour aux Visitandines, en sorte qu'il n'y eût qu'à la mettre sur la tête, comme vous feriez votre robe, et que, par ce moyen, vous vous trouvassiez parfaite sans peine, c'est-à-dire que je vous donnasse la perfection toute faite... Il vous semble que la perfection est un art, que si l'on pouvait trouver son secret, l'on l'aurait incontinent sans peine. Certes, nous nous trompons, car il n'y a point de plus grand secret que de faire et travailler fidèlement en l'exercice du divin amour.

 

En d'autres termes et très décevants, pas d'autre secret que d'aimer.

 

Comment pourrai-je faire pour acquérir l'amour de Dieu? Je vous dirai : En le voulant aimer, et au lieu de vous appliquer à penser et demander comment vous pourrez faire pour unir votre esprit à Dieu, que vous vous mettiez en la pratique par une continuelle application de votre esprit (fine pointe) à Dieu (2).

 

En effet, demander une méthode, c'est avouer qu'on n'a pas encore saisi la distinction entre les deux parties de l'âme. Un art, quel qu'il soit, ne s'adresse qu'à nos facultés : il entraîne, oriente, façonne ou l'intelligence ou l'imagination,

 

(1) Traité, II, p. 149.

(2) Entretiens, pp. 15o, 151, 152.

 

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ou même l'amour de surface. Ars amandi. Il y a certes, des méthodes de prière - la liturgie en est une - mais ces méthodes n'ont pas d'autre objet que de mettre en branle et d'entretenir celles de nos puissances - intellectuelles, imaginatives, émotives - dont l'activité doit normalement préluder à la vraie prière, aux actes de l'amour pur. Mais pour qui sent la différence entre le bloc de la prière et la prière en soi, un art d'aimer Dieu est quelque chose d'aussi absurde qu'un art poétique, au sens rigoureux de ce dernier mot, et pour la même raison. Aucune règle ne nous fera

devenir poète. On l'est ou on ne l'est pas : le courant de l'inspiration passe ou ne passe pas. On aime ou on n'aime pas.

 

La volonté n'aime qu'en voulant aimer (1).

 

Axiome décourageant, je l'avoue, pour qui n'aime pas; réconfortant pour les autres, comme le démontrera bientôt plus à fond le P. Piny. Rappelons-nous que cet amour, par définition, on ne le sent pas. Dès lors, à quoi bon s'efforcer par des retours indéfinis sur soi-même, d'atteindre à une certitude!

 

Il y a certes des âmes qui s'occupent tant à penser comment elles feront, qu'elles n'ont pas le temps de faire, et toutefois, en ce qui regarde... l'union de notre âme avec la divine bonté, il n'est question que de peu savoir et de beaucoup faire (2). Il ne faut... point s'arrêter à considérer si l'on a de bons sentiments, mais il nous faut faire ce qu'ils nous feraient faire si nous les avions (3).

 

C'est là, pour ainsi dire, une surméthode. Puisque aimer c'est vouloir aimer, il n'y a qu'à se conduire comme si l'on voulait aimer; s'affirmer à soi-même, sans plus d'examen, et à Dieu, que l'on veut aimer. Répéter : Je veux. « Tout nous deffaut », disait-il plus haut, qu'importe? puisqu'il nous reste l'unique nécessaire, à savoir cette parole par où nous

 

(1) Traité, I, p. 34.

(2) Entretiens, p. 151.

(3) Ib., p. 344.

 

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acquiesçons (1). - Quoi! une parole, des mots, que celui qui aime peut dire aussi facilement que celui qui n'aime pas! Syllabes volontaires sur les lèvres de celui-ci; débiles, inertes, un vain psittacisme, sur les lèvres de celui-là. - Eh ! vous revoilà

justement à faire de la psychologie, si l'on peut ainsi parler, gymnastique aussi torturante que décevante, et que votre directeur, qui vous connaît mieux que vous ne vous connaissez, vous a défendue. Faire les gestes, dire les paroles de celui qui veut, c'est déjà commencer à vouloir, c'est déjà même vouloir au plein sens du mot.

 

Si vous ne sentez pas une telle confiance, si ne faut-il pas laisser d'en faire les actes, et dire à Notre-Seigneur : Encore que je n'aie aucun sentiment de confiance en vous..., je m'abandonne toute entre vos mains. Et il est toujours en notre pouvoir de faire de ces actes... Bien que nous (les) fassions sans goût et sans aucune satisfaction, il ne faut pas s'en mettre en peine, puisque Notre-Seigneur les aime mieux ainsi. Et ne dites pas que vous le dites voirement, mais que ce n'est que de bouche : car si le coeur ne le voulait, la bouche n'en dirait pas un mot (2).

 

C'est qu'en effet si l'on n'aimait déjà, on ne se tourmenterait pas à rechercher si l'on aime.

 

Le désir d'aimer et l'amour dépendent de la même volonté : c'est pourquoi, soudain que nous avons formé le vrai désir d'aimer, nous commençons d'avoir de l'amour (3).

 

(1) Traité, II, p. 149.

(2) Entretiens, pp. 21, 22. Plusieurs s'imaginent que « de faire des caresses... à ceux à qui on a de l'aversion » soit duplicité, comédie ; mais non, « car les aversions sont involontaires... Nous désavouons ces sentiments comme étrangers, et, en effet, ils le sont ». Entretiens, p. 211.

(3) Traité, II, pp. 321, 322. D'excellents philosophes tiennent à marquer une différence entre « désir » et « prière ». Pour eux le désir déclancherait la prière. Cf. Mgr Paillet, op. cit., pp. ao6, sq. Et ils ont raison, car ils prennent désir au sens courant de ce mot : aspiration, rêve, velléité. -Pour François de Sales, le désir est ici un acte de volonté, d'amour; l'acte même de la volonté, de l'amour. Ainsi Gerson : « Bien et fort désirer, c'est fort prier », et Fénelon : « On ne prie qu'autant qu'on désire, et on ne désire qu'autant qu'on aime ». Cf. M. J. Pinet, La Montaigne de Contemplacion..., Lyon, 1927, pp. 81, 82. « Il prie davantage quand il a une plus grande volonté de prier : parce que c'est cette volonté même est une prière ». Hauron, op. cit., 248. « Toute la vie d'un chrétien est un bon désir », saint Augustin, cité par Mgr Paulot, p. 211.

 

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Encore n'est-il pas toujours nécessaire d'exprimer ce désir, de dire que l'on voudrait, ou que l'on veut. Il suffirait presque de ne pas consentir à ne pas vouloir, à ne pas aimer. « C'est assez repousser (le mal) que de ne pas consentir à ses suggestions (1). »

 

Les filles ne peuvent être mariées pendant qu'elles disent que non ; ainsi l'âme, quoique troublée, ne peut jamais être offensée (ou cesser d'aimer) pendant qu'elle dit que non (2).

 

A cet amour, que nous ne sentons pas, il faut croire les yeux fermés, comme nous croyons et parce que nous croyons à l'amour que Dieu a pour nous. Credidimus charitati. François de Sales prêche d'exemple :

 

Mes déportements sont pleins d'une grande variété d'imperfections contraires, et « le bien que je veux, je ne le fais pas »; mais je sais pourtant bien que, en vérité et sans peinture, je le vaux et d'une volonté inviolable. Mais, ma fille, comment donc se peut-il faire que, sur une telle volonté, tant d'imperfections paraissent? Non certes, ce n'est pas de ma volonté ni par ma volonté, quoi qu'en ma volonté et sur ma volonté. C'est, ce me semble, comme le gui, qui croît et paraît sur un arbre et en un arbre, bien que non pas de l'arbre ni par l'arbre (3).

 

Un acte de foi, non pas en notre énergie personnelle, mais en notre volonté divinisée par la grâce. Vivit... in me Christus, il veut, il prie, il aime par moi et en moi. Hélas ! ce que je sais que Dieu

 

veut que je fasse, je ne le sais pas faire. Lui, qui le sait faire, le fasse donc en moi et par moi ; mais qu'il fasse tout par lui (de son côté), à qui je n'ai trouvé que je puisse contribuer autre chose que ce petit filet de bonne volonté, que je sens au fin fond de mon misérable coeur;

 

« que je sens » de la façon qu'il a dite maintes fois,

 

(1) Traité, I, p, 29.

(2) Introduction, p. 305.

(3) Lettres, XI, pp. 91, 92.

 

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c'est-à-dire, sans la moindre délectation rassurante. Au fond « que je sens » est synonyme ici de « que je veux ».

 

Cette bonne volonté vit en moi, mais je suis mort en elle, et n'en ressens qu'un lent et faible mouvement, par lequel je soupire presque imperceptiblement le mot sacré de notre fidélité : Vive Jésus ! Vive Jésus (1) !

 

Ce « filet de volonté », ce « presque imperceptible soupir », et les pauvres formules à peine conscientes qui les traduisent, c'est peu de chose en apparence - un chêne plus grêle qu'un brin d'herbe, et qu'étoufferait un gui colossal - c'est tout néanmoins, en réalité ; c'est notre vrai moi; un atome, mais de radium.

 

Que toute la barque de votre navire aille où il voudra; il tirera bien quant à soi l'aiguille marine, mais il n'empêchera pas pourtant qu'elle fasse son mouvement, et qu'elle n'ait sa tendance à sa belle étoile. Bien que vos sens et votre esprit humains semblent

 

au rebours de toute prière,

 

ne vous étonnez nullement, pourvu que l'esprit de la foi,

 

l'adhésion intellectuelle au dogme de la grâce,

 

et le mouvement intime de votre coeur,

 

l'acceptation volontaire de ce dogme et de ses bienfaits,

 

se tournent toujours à votre belle étoile (2).

 

Que notre moi de surface s'affiche, s'étale, qu'il se démène et nous encombre, il n'arrivera pas néanmoins, si nous le voulons, si nous affirmons que nous le voulons, à nous déloger de chez nous, à nous paralyser, à nous éteindre :

 

Avez-vous jamais vu, Philothée, un grand brasier de feu couvert de cendres ? Quand on vient, dix ou douze heures après pour

 

(1) Lettres, XI, p. 183.

(2) Ib., III, pp. 178-179.

 

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y chercher du feu, on n'en trouve qu'un peu au milieu du foyer, et encore on a peine de le trouver. Il y était néanmoins, puisqu'on l'y trouve, et avec lui on peut rallumer tous les autres charbons déjà éteints. C'en est de même de la charité, qui est notre vie spirituelle. La tentation, jetant sa délectation en la partie inférieure, couvre, ce semble, toute l'âme de cendres, et réduit l'amour de Dieu au petit-pied, car il ne paraît plus en nulle part, sinon au milieu du coeur, au fin fond de l'esprit. Encore semble-t-il qu'il n'y soit pas, et a-t-on peine à le trouver. Il y est néanmoins en vérité (1).

 

Credidimus charitati.

 

VII. PASSIVITÉ TERMINALE, L'ÉTAT DE PRIÈRE. – Autre chose est un acte, autre chose une disposition permanente, un état d'adhésion, de pur amour, de prière. Comme ces mots d'état, de disposition, nous y invitent, nous rentrons ici dans une zone passive, très différente néanmoins de cette passivité initiale que nous avons définie plus haut. Celle-ci - en tant qu'elle est nôtre, - reste une passivité pure : active présence de Dieu qui nous divinise à notre insu et sans que notre activité volontaire se prête à ce travail, accepte ce don. Le baptême fixe un enfant de quelques heures dans un état de pur amour ; la fine pointe de ce petit muet est une prière substantielle en quelque sorte, mais qui ne prie pas. Comment soupçonner d'idolâtrie le père d'Origène, en posture d'adoration devant son fils endormi, pur tabernacle, vierge de toute gloire humaine, et que la Majesté de Dieu remplit seule? Mais dans l'âme inactive des saints court un dernier frisson, scintille un dernier rayon d'activité volontaire, activité diffuse qui garde le caractère et le mérite, soit des actes libres qui l'ont précédée, soit des actes libres qu'elle couve ardemment, et qui, bien qu'intermittents, la maintiennent, l'entretiennent, la renouvellent, la redoublent même. Ce n'est pas un simple phénomène d'habitude, une suspension provisoire ou un

 

(1) Introduction, p. 296.

 

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sommeil des puissances. Dans un athlète ou dans un géomètre au repos, rien qui nous fasse admirer la souplesse de l'un ou la science acquise de l'autre. La pile reste chargée, mais, pour l'instant, le courant ne passe plus. Chez les saints, au contraire, le courant passe. Dieu prend plaisir à en suivre la transmission imperceptible. Ténèbres phosphorescentes, sommeil vigilant. Plein jour de la fine pointe; nuit des puissances ; sommeil de celles-ci; veille permanente de celle-là.

Prenez garde, en effet, que la fine pointe du petit baptisé est déjà unie à Dieu. S'il ne s'approprie pas cette union, c'est que ses puissances enveloppées ne sont pas encore capables d'agir, de « se serrer contre Dieu ». On ne saurait trop le redire, ne serait-ce que pour étrangler l'absurde accusation de quiétisme dont on poursuit les mystiques. Nulle contemplation, nulle quiétude qui n'exige, comme condition indispensable un acte de la volonté libre ; et nul acte libre sans le concours de nos puissances spirituelles. Ce n'est pas la fine pointe seule qui dit le je veux décisif, et qui, par là, établit le contact avec le courant divin ou, si l'on préfère l'image salésienne, qui rompt les digues pour laisser passer le fleuve. Une inactivité plus ou moins longue et complète des puissances pourra suivre ; un silence, une nuit, un sommeil, le dépouillement, la mort que nous avons dite, mais on a toujours commencé par un acte complet vivant, éveillé, volontaire, au sens commun de ce mot, et par une claire parole, intérieure ou extérieure, peu importe. Je veux, répète François de Sales et je sais que je veux, et ce que je veux, à savoir le don qui me divinise, bien que,. d'ailleurs, ce don lui-même je ne le connaisse que par la foi. Il expliquera merveilleusement tout cela dans ses chapitres sur la quiétude, mot redoutable, et qui donne le cauchemar à de grands savants qui semblent n'avoir jamais ouvert une Bible. En vérité, rien de plus simple que la quiétude, ni même à bien le comprendre, de plus commun… in pace, in idipsum...

 

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C'est l'état d'une âme que des actes multiples et fervents de ses puissances ont « bien amorcée à la présence divine », et qui « demeure en cette présence », soit qu'elle continue à s'y tenir par une adhésion formelle, soit que Dieu lui-même l'y tienne. Or le difficile et jusqu'à l'héroïsme, n'est pas, comme on semble croire, de s'y laisser ainsi tenir, mais de s'y mettre.

 

Il faut plus de soin pour se mettre en la présence de Dieu, que pour y demeurer lorsque l'on s'y est mis. Car, pour s'y mettre, il faut appliquer sa pensée et la rendre actuellement attentive à cette présence, mais, quand on s'est mis en cette présence, on s'y tient par plusieurs autres moyens, tandis que, soit par l'entendement, soit par la volonté,

 

entendez, par une pensée, ou par un vouloir qui ne s'occupent pas actuellement de cette présence, qui ne se fixent pas sur elle,

 

on fait quelque chose en Dieu ou pour Dieu           comme, par exemple, le regardant, ou quelque chose pour l'amour de lui.

 

Ainsi, une soeur de charité, affairée, absorbée auprès de son malade, perd la pensée, l'image, le sentiment de la présence, mais non pas l'union vivifiante à cette présence. Elle reste en état d'adoration, de prière, comme nous disions plus haut;

 

l'écoutant ou ceux qui parlent pour lui ; parlant à lui, ou à quelqu'un pour l'amour de lui;

 

ainsi, dans une prière vocale, tellement distraite, qu'on la prendrait pour un pur psittacisme ,

 

et faisant quelque oeuvre, quelle qu'elle soit, pour son honneur et service.

 

Il y a plus encore, tant cet état est solide et permanent.

 

On se maintient en la présence de Dieu, non seulement l'écoutant, ou le regardant, ou lui parlant, mais aussi attendant s'il lui plaira de nous regarder, de nous parler, ou de nous faire

 

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parler à lui; ou bien encore, en ne faisant rien de tout cela, mais demeurant simplement où il lui plaît que nous soyons. Que si, à cette simple façon de demeurer devant Dieu, il lui plaît d'ajouter quelque petit sentiment que nous sommes tout siens et qu'il est tout nôtre, ô Dieu, que ce nous est une grâce désirable et précieuse!

 

Cette dernière observation est capitale ; elle dissocie énergiquement deux idées qui semblent d'abord inséparables, ou plutôt identiques : l'idée de quiétude et celle de suavité religieuse. François de Sales n'oublie jamais que la fine pointe n'est le siège d'aucun plaisir. L'état du pur amour est le plus souvent source de joie, mais il suffit que, pendant les grandes épreuves, cette source se trouve momentané-

ment aveuglée, pour que s'impose cette dissociation essentielle. Quand, du reste, elle devient délicieuse - cor meum et caro mea exultaverunt - cette adhésion habituelle et quasi toute passive, cette quiétude a sa joie propre qui ne ressemble pas aux consolations beaucoup plus vives que donnent les grâces actuelles. C'est une euphorie à peine consciente, plutôt négative que positive : absence de toute inquiétude, de tout essoufflement ; une impression confuse de sécurité, d'équilibre, de confort; une paix qui est à peine dans le sens, et qui dépasse toute joie. Ni le jour, ni la nuit; un doux crépuscule dont on respire, sans effort, sans attention, la pureté, le calme, les émanations toniques. « C'est la joie pure du Saint Esprit » que les mystiques célèbrent sans fin. La vraie joie de vivre.

 

L'âme a une certaine ardente suavité d'être en la présence de Dieu, laquelle pour lors lui est imperceptible, comme il advint aux disciples pèlerins, qui ne s'aperçurent bonnement de l'agréable plaisir dont ils étaient touchés, marchant avec Notre-Seigneur, sinon quand ils furent arrivés, et qu'ils l'eurent reconnu en la divine fraction du pain.

 

Oscillation continue de l'acte à l'état, de l'état à l'acte.

 

Il est vrai qu'alors la quiétude de l'âme n'est pas si grande comme si l'entendement et la mémoire (et la sensibilité) conspiraient

 

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avec la volonté, mais toutefois elle ne laisse pas d'être une vraie tranquillité spirituelle, puisqu'elle règne en la volonté, qui est la maîtresse de toutes les autres facultés.

 

Mieux vaudrait, s'il était possible, un concert perpétuel de la fine pointe et des puissances; mais, puisque celles-ci résistent d'elles-mêmes au travail mortifiant de la grâce, puisque ardentes à vivre de leur vie propre, elles paralysent plus ou moins, quand elles ne l'étouffent pas, la vie divine qui est offerte à leur adhésion, il faut bien que cette vie même leur impose des cures de quiétude.

 

 

Il y a des esprits actifs, fertiles et foisonnants en considérations ; il y en a qui sont souples, repliants et qui aiment grandement à sentir ce qu'ils font...,

 

parce qu'ils ont un appétit insatiable de sentir, parce que la surface de toute âme est panhédoniste ;

 

retournant perpétuellement leur vue en eux-mêmes pour reconnaître leur avancement ; il y en a encore qui ne se contentent pas d'être contents, s'ils ne sentent, regardent et savourent leur contentement. Or tous ces esprits sont ordinairement sujets d'être troublés en la sainte oraison ; car si Dieu leur donne le sacré repos de sa présence, ils le quittent volontairement pour voir comme ils se comportent en iceluy, et pour examiner s'ils ont bien du contentement, s'inquiétant pour savoir si leur tranquillité est bien tranquille... En lieu d'occuper doucement leur volonté â sentir les suavités de la présence divine, ils emploient leur entendement à discourir sur les sentiments qu'ils en ont,

 

espérant par là, quoique souvent à leur insu, rendre plus intenses ces suavités presque imperceptibles, en lui ouvrant toute grande aux influences de la fine pointe, la zone des facultés affectives.

 

Il y a bien de la différence, Théotime, entre s'occuper (par la volonté) en Dieu, qui nous donne du contentement (qui laisse filtrer ce contentement jusqu'aux sens intérieurs) et s'amuser au contentement que Dieu nous donne ;

 

s'y amuser, en l'examinant pour mieux le savourer.

 

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L'âme donc à qui Dieu donne la sainte quiétude amoureuse en l'oraison, se doit abstenir tant qu'elle peut de se regarder soi-même ni son repos, lequel, pour être gardé, ne doit point être curieusement regardé!

 

Un repos trop conscient, trop « regardé », trop aimé n'est plus un repos. « Nous voyons les petits enfants grommeler et faire des petits plaints, quand... ils commencent à téter. » « En baisant la belle et chaste Rachel », Jacob, « jetant un cri, pleura ». Réflexe normal et bienfaisant dont l'amour profane n'a pas le monopole.

 

Mais pourtant la paix de l'âme serait bien plus grande et plus douce si on ne faisait point de bruit autour d'elle et qu'elle n'eût aucun sujet de se mouvoir, ni quant au coeur ni quant au corps ; car elle voudrait bien être tout occupée en la suavité de cette présence divine ; mais ne pouvant quelquefois s'empêcher d'être divertie des autres facultés, elle conserve au moins la quiétude en la volonté, qui est la faculté par laquelle elle reçoit la jouissance du bien,

 

jouissance, plaisir, mais insensibles : ce sont là, ne l'oublions pas, des mots impropres, des métaphores.

 

Et notez qu'alors la volonté, retenue en quiétude, par le plaisir qu'elle prend en la présence divine, elle ne se remue point pour ramener les autres puissances qui s'égarent : d'autant qu'elle... perdrait sa peine à courir çà et là pour attraper ces puissances volages, lesquelles aussi bien ne peuvent jamais être si utilement (efficacement) rappelées à leur devoir que par la persévérance de la volonté en la sainte quiétude. Car petit à petit toutes les facultés sont attirées par le plaisir que la volonté reçoit, et duquel elle leur donne certains ressentiments, comme des parfums, qui les excitent à venir auprès d'elle, pour participer au bien dont elle jouit,

 

ou plutôt au bien que la volonté possède, auquel elle adhère fortement, et dont elle communique la jouissance proprement dite aux facultés inférieures. Il y a donc plusieurs degrés dans la quiétude :

 

Quelquefois elle est en toutes les puissances de l'âme, jointes

 

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et unies à la volonté ; quelquefois elle est seulement en la volonté, en laquelle elle est aucunes fois sensiblement et d'autres fois imperceptiblement.

 

« Sensiblement », lorsque l'intelligence et la sensibilité, se glissent, pour ainsi dire, jusqu'au seuil de la fine pointe et si près du sanctuaire qu'elles peuvent se joindre confusément et discrètement à l'union.

 

Quelquefois, non seulement l'âme s'aperçoit de la présence de Dieu, mais elle l'écoute parler, par certaines clartés et persuasions intérieures qui tiennent lieu de paroles ;

 

mystérieux accords sur lesquels les facultés inférieures mettent des paroles.

 

Aucunes fois, elle le sent parler et lui parle..., mais si secrètement, si doucement, si bellement, que c'est sans pour cela perdre la sainte paix et quiétude ; si que, sans se réveiller, elle veille avec lui.

 

Les dernières vibrations de ces harmonies parviennent encore jusqu'aux facultés inférieures, les remplissent d'aise, mais si lointaines, que les paroles manquent à ces facultés elles-mêmes, dont le propre est de parler.

 

Mais enfin quelquefois ni elle ne voit son Bien-Aimé, ni elle ne lui parle, ni elle ne sent aucun signe de sa présence, ains simplement elle sait qu'elle est en la présence de son Dieu, auquel il plaît qu'elle soit là.

 

Elle sait qu'il est là, par un acte de foi ; elle a voulu être là, rester là, par un acte antérieur de la volonté libre, acte qui n'a pas été révoqué et qui a déterminé cette quiétude inconsciente.

 

O belle statue (état, statue, les deux mots s'appellent) dis-moi, pourquoi es-tu là dans cette niche ? - Parce que mon maître m'y a colloquée. - Mais pourquoi y demeures-tu sans rien faire? - Parce que mon maître ne m'y a pas placée afin que je fisse chose quelconque. - Mais, pauvre statue, de quoi te sert-il d'être là de la sorte ? - Hé Dieu !... je ne suis pas ici pour mon intérêt

 

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et service, mais pour obéir et servir à la volonté de mon seigneur et sculpteur... - Or, dis-moi donc..., tu ne vois point ton maître, et comme prends-tu du contentement à le contenter? - Non certes, je ne le vois pas, car j'ai des yeux, non pas pour voir, comme j'ai des pieds non pas pour marcher ; mais je suis trop contente de savoir que mon cher maître me voit ici et prenne plaisir de m'y voir. - Mais ne voudrais-tu pas bien avoir du mouvement pour t'approcher de l'ouvrier qui t'a fait, et afin de lui faire quelque autre meilleur service ?

 

Non, non ! elle proteste qu'elle ne voudrait pas faire autre chose, sinon que son maître le voulût.

 

- Et quoi donc... tu ne désires rien sinon d'être une immobile statue là dedans cette creuse niche ? - Non certes!

 

Elle ne voit, ni ne sent ; elle ne veut même plus, ou si peu que rien, d'une volonté actuelle, tellement délaissée par le sculpteur, et tellement assiégée, troublée par la révolte de ses puissances, qu'elle n'a même plus ni la pensée, ni le

plaisir conscient, ni la force de dire : Je veux. Mais elle a voulu d'abord, et avec tant de générosité, d'énergie que ce vouloir persiste en elle, un vouloir d'état. Passivité presque totale et qui peut le devenir tout à fait, puisqu'elle se prolonge pendant le sommeil.

 

Oui, même en dormant profondément, nous sommes encore plus profondément en la très sainte présence de Dieu (1). Oui certes, Théotime, car si nous l'aimons, nous nous endormons non seulement à sa vue, mais à son gré, et non seulement par sa volonté, mais selon sa volonté,

 

 

à laquelle l'état du pur amour nous tient accordés;

 

et semble que ce soit lui-même, notre créateur et sculpteur céleste, qui nous jette là sur nos lits, comme des statues dans

 

(1) Comprenez bien à quoi se rapporte ce « plus ». François de Sales ne veut pas dire que l'état du pur amour soit plus parfait pendant le sommeil que pendant la veille, plus parfait, en d'autres termes, lorsque les actes formels d'adhésion deviennent impossibles. Il veut dire que, si profondément que nous puissions dormir, nous restons encore plus profondément unis à la présence divine. Le sommeil ne lie que nos puissances; la fine pointe ne dort jamais.

 

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leurs niches (où nous demeurons) quoique sans le voir et sans nous en apercevoir (1).

 

Combien plus parfaite une quiétude éveillée où, bien qu'ils ne dorment pas et que, tout au contraire, ils continuent à réclamer goulûment, désespérément leur nourriture, nos appétits de connaître et de sentir ne trouvent pas où se prendre, où se satisfaire.

 

Cette quiétude, en laquelle la volonté n'agit que par un très simple acquiescement au bon plaisir divin, voulant être en l'oraison sans aucune prétention que d'être à.. la vue de Dieu, selon qu'il lui plaira, c'est une quiétude souverainement excellente, d'autant qu'elle est pure de tout intérêt, les facultés de l'âme n'y prenant aucun contentement, ni même la volonté, sinon en sa suprême pointe, en laquelle elle se contente de n'avoir aucun autre contentement, sinon celui d'être sans contentement, pour l'amour du contentement et bon plaisir de son Dieu, dans lequel elle se repose... C'est le comble de l'amoureuse extase,

 

extase au rebours, ne l'oublions pas, sèche, désolée, dépouillée et martyrisée,

 

de n'avoir pas sa volonté en son contentement, mais en celui de Dieu ou de n'avoir pas son contentement en sa volonté, mais en celle de Dieu (2).

 

(1) « Imaginez-vous... que saint Paul, saint Denis... sont encore en ce monde et qu'ils dorment de lassitude... Représentez-vous d'autre part quelque bonne âme, mais non pas si sainte... qui fût en l'oraison d'union à même temps. (Remarquez en passant qu'il ne réserve pas cette oraison d'union à quelques âmes extraordinaires...) Je vous demande..., qui est plus uni, plus serré.., à Dieu, ou ces grands saints qui dorment, ou cette âme qui prit ? Certes ce sont ces admirables amants ; car ils ont plus de charité (habituelle) et leurs affections, quoiqu'en certaine façon dormantes (car encore une fois, la fine pointe ne dort jamais), sont tellement engagées et prises à leur Maître qu'elles en sont inséparables... Celle-là est plus avant en l'exercice de l'union, et ceux-ci sont plus avant en l'union; ceux-ci sont unis et ne s'unissent pas, puisqu'ils dorment, et celle-là s'unit, étant en l'exercice et pratique actuelle de l'union ». Traité, II, pp. 18-19. Il ne parlerait pas autrement s'il était question de comparer à e cette âme qui prie », de grands saints qui « sommeillent » à la façon d'Homère, quandoque bonus..., ou plutôt de grands saints dont seule la sainteté sommeille, « voire jusqu'à commettre... de fâcheux péchés véniels surtout contre la charité fraternelle ». Traité, II, pp. 184-185. On voit quel est dans la pensée de notre docteur, le prix de cette troisième étape : la passivité terminale.

(2) Traité, I, pp. 336-343.

 

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Imperceptiblement délicieuse, ou sensiblement crucifiante, il n'est pas à craindre, d'ailleurs, que cette passivité, si elle vient de Dieu, dégénère en paresse, et cet état d'abandon en pococurantisme. Même immobile à la fine pointe, cette flamme tend constamment à gagner les facultés inférieures, et celles-ci, chez une âme vraiment droite, n'ont, le plus souvent, que trop de fièvre, à s'ouvrir à cet incendie.

 

Le divin amour, tandis que nous sommes en ce monde, est un mouvement, ou du moins une habitude active et tendante au mouvement; lors même qu'il est parvenu à la simple union (à la passivité terminale), il ne laisse pas d'agir, quoique imperceptiblement, pour l'accroître et perfectionner de plus en plus (1);

 

perfectionnement, renouvellement qui ne peut se faire que par l'intervention de nos facultés actives, et le plus souvent « par manière de petits mais fréquents élancements et avancements de l'âme en Dieu » (2).

 

Cet exercice de l'union avec Dieu se peut même pratiquer par de courts et passagers, mais fréquents élans de nos coeurs en Dieu, par manière d'oraisons jaculatoires... « Hé, puisque je suis fait pour vous, pourquoi ne suis-je pas en vous? Abîmez cette goutte d'esprit que vous m'avez donnée, dans la mer de votre bonté... Ah! Seigneur, puisque votre coeur m'aime, que ne me ravit-il à soi, puisque je le veux bien (3). »

 

Peu d'actes, et intermittents, et qui se ramènent tous à vouloir, à dire : Je veux.

 

O que bienheureuse est l'âme qui a une fois bien fait le dépouillement et la parfaite résignation,

 

et si bien fait ces actes qu'elle est désormais dans un état de dépouillement.

 

(1) Traité, II, p. 9.

(2) Traité, II, pp. 7, 8. Et comme il a toujours peur que la fièvre ne s'en mêle, et avec elle, le trouble, le scrupule, il ajoute : « D'autres fois l'union se fait, non par des élancements répétés, ains par manière d'un continuel insensible pressement... »

(3) Traité, II, pp. 19, 1o.

 

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Car après, elle n'a à faire qu'un petit soupir et regard en Dieu pour renouveler et confirmer son dépouillement, sa résignation et son oblation, avec la protestation qu'elle ne veut rien que Dieu, et pour Dieu, et qu'elle ne s'aime, ni chose du monde, qu'en Dieu et pour l'amour de Dieu (1).

 

Vouloir, vouloir, vouloir, vous chercherez en vain chez les maîtres spirituels qui enseignent la primauté de l'ascèse sur la prière, un volontarisme plus décidé, plus exclusif et plus pur que celui-ci. Vouloir, d'ailleurs, essentiellement mystique, actif et passif tout ensemble, beaucoup moins actif que passif, d'autant plus généreux qu'il est moins actif, qu'il ressemble davantage à un « laisser-faire »; prière qui, par elle-même, est la plus crucifiante des ascèses; mais ascèse très spéciale, très improprement nommée; mystique encore une fois (2).

 

 

(1) Traité, II, p. 336.

(2) Je voudrais pouvoir recommander aux philosophes indépendants cette métaphysique salésienne de la volonté fine-pointe ; plus passive qu'active. Il est entendu qu'ici tout se fonde sur des prémisses de foi, sur le dogme de la grâce sanctifiante, ou de la vie dans le Christ. Mais ce dogme, bien qu'il dépasse la raison, peut lui « convenir » (nous disons, nous croyants, qu'il le doit, qu'il répond, en quelque sorte, à ses obscurs pressentiments). Quoi qu'il en soit, n'est-ce pas là une forte construction, admirablement liée, une géométrie, aussi rigoureuse que celle de Spinoza. Je songe, en écrivant ce mot, à une curieuse observation de M. Strowski : « Jamais, chez François de Sales, écrit celui-ci, les beautés et les vérités particulières et multiples ne s'ordonnent suivant des lignes grandes et simples...; elles ne s'inspirent jamais dé cet esprit de géométrie qui donne aux doctrines systématiques des traits accusés, une individualité inoubliable... Son nom ne reste attaché à rien de précis, et son imagination est plus connue que sa pensée » (cité par M. Vincent, Saint François de Sales, directeur..., Paris, 1923, p. 166). C'est vrai, mais à qui la faute? A François de Sales, ou à qui n'a pas su le lire ? Il est très et trop vrai, que la tradition, même catholique, ne voit en lui qu'un suave amplificateur, et qu'elle ignore le métaphysicien. Comme Bérulle, son unanime, François de Sales a été vaincu, soit par le panhédonisme augustinien, soit par le r moralisme religieux » ou l'ascéticisme, qui ont prévalu chez nous depuis le dernier quart du mie jusqu'à la fin du ente siècle. On ne l'a pas cru philosophe, parce qu'on ne voulait pas de sa philosophie. Mais enfin, j'ai assez montré, par mille citations, et je montrerai encore, qu'il suffit de renverser les termes de M. Stroswki pour avoir la définition exacte de ce génie, très souple, certes, et plein de grâce, mais encore plus vigoureux. Primauté non de l'imagination, ni même du coeur, mais de l'intelligence, ou plutôt concert harmonieux de toutes les facultés, présidé par l'intelligence. De ces « vérités particulières » qu'il semble s'attarder à développer, à fleurir, pas une qui ne s'ordonne à une géométrie impérieuse. Dépouillé des guirlandes qui en festonnent les contreforts, le Traité de l'amour de Dieu n'en resterait pas moins un des plus solides palais d'idées qu'ait élevés

 

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la science des choses intérieures. Traduisez-le en espéranto, présentez-le sous la forme d'une somme doctrinale, il gardera toute sa moelle, vous lui trouverez l'austère saveur d'Aristote et de saint Thomas. C'est toujours le préjugé de chez nous, qui ne conçoit la philosophie que rébarbative et qui regarde comme inconciliables le charme et la profondeur. C'est aussi la rançon du prodigieux succès qu'a obtenu l'Introduction à la vie dévote ; les autres livres de lui, ou bien on ne les lit pas. ou bien on n'y aperçoit que ce qui ressemble à ce doux chef-d'oeuvre, écrit pour les commençants. Si l'on veut saisir le génie salésien dans son élan spontané, dans sa verdeur native, il faut prendre ses livres de début, consacrés à la controverse protestante. Ce qui domine dans ces oeuvres, où il n'a pas encore appris à se maîtriser, c'est l'allégresse de comprendre et d'aller au fond des choses ; le besoin, l'instinct de s'élever du particulier au général, du détail à l'ensemble ; de. « prendre l'air de loin », comme il dit, et les questions par la racine. Avec cela, une sorte de griserie intellectuelle, qui le met à deux doigts, lui déjà si tendre, de manquer aux consignes de la charité, Le jeune François de Sales tâche bien de patienter avec les sots, il ne supporte pas la sottise. J'avais commencé, pour la consolation des esprits trop vifs, la liste de ses agacements, mais, à la centième fiche j'ai dû m'arrêter. « A qui en veulent-ils ? C'est une querelle d'Allemand... » « Quelle ineptie ! » « Une sottise ne laisse pas d'être telle pour être imprimée ». « Voilà toute (leur) déduction. Mais, mon Dieu, que d'inepties ! » « D'adorer le bois, c'est une sottise trop extravagante ». « Je proteste que mes yeux ne virent oncques écrit plus fade, mol. faux et inepte »... Il y a loin, certes, de ces ouvrages de controverse à la synthèse qu'il édifiera plus tard dans le Traité, et que je viens de résumer ; mais déjà son merveilleux instinct entrevoit la subtile et mystique doctrine où se fondera cette synthèse, je veux dire, la théorie de l'acte volontaire pur, de la volonté fine pointe. « La vraie et pure essence de l'adoration, dit-il par exemple, gît en l'action intérieure de la volonté par laquelle on se soumet à celui qui est adoré » (Etendard, pp. 313, 314). Déjà il identifie nettement religion proprement dite et volonté. Qui sera systématique, si François de Sales ne l'est pas ?

 

 

 

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