Chapitre IV
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CHAPITRE IV : J.-P. CAMUS ET LE PANMYSTICISME SALÉSIEN

 

Camus et la tradition orale de François de Sales.

§ 1. L'originalité de la philosophie salésienne. - Proposer de la théologie mystique « le côté le plus... clair, le plus sain ».

§ 2. Critique du mysticisme moderne. - Les grands trois, Ruyesbroeck, Tauler, Harphius, maniaques de la « passiveté ».

§ 3. Réconciliation avec les mystiques modernes. - Rien de ce qu'il, enseignent qu'on « ne puisse pratiquer avec la grâce commune ».

§ 4. La substitution libératrice. - « Infus » au lieu de « Passif ».

§ 5. Critique de l'ascéticisme.

§ 6. Facilité de la contemplation. - Le panmysticisme salésien.

 

Que d'excellents esprits ne retrouvent pas d'abord leur François de Sales, le François de Sales de la tradition, dans la synthèse que nous venons de construire, il n'y a rien là de troublant, ni même qui doive surprendre. Génie original et d'avant-garde, comment veut-on que, du jour au lendemain, la pensée chrétienne, toujours lente dans son évolution massive, l'ait pénétré de part en part, se le soit assimilé complètement? Si grand était son prestige que nul n'eût osé le défier. Bossuet lui-même ne se risque à le mépriser que dans un moment de colère. Mais le tourner, le banaliser, si j'ose dire, et le plus innocemment du monde, rien de plus facile, sinon de plus tentant. La plupart, du reste, ne retiennent de lui que l'Introduction à la vie dévote, un chef-d'oeuvre, certes, mais où sa philosophie de la prière n'est qu'ébauchée. En somme, le XVIIe siècle le connaît mal, lit peu ou vite le Traité de l’Amour de Dieu, faute de quoi on ne comprend qu'à moitié les Entretiens et les Lettres. La

 

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vraie tradition salésienne survit sans doute, mais souterraine, presque ésotérique. Moins heureux en cela que Bérulle, ou que le P. Lallemant, François de Sales n'a eu parmi les écrivains spirituels de l'ancien régime qu'un très petit nombre de disciples directs, authentiques, de ceux, veux-je dire, qui fassent explicitement profession de propager sa doctrine. Il est vrai, et je ne le répéterai jamais trop, que, venus d'ailleurs, la plupart de nos mystiques - oratoriens, dominicains, franciscains, jésuites - le rejoignent. C'est leur grand et cher allié à tous. Volontiers, ils se parent et ils se couvrent de lui, mais comme d'une autorité aussi lointaine qu'un Augustin, un Bernard, un Gerson. Bref, il ne fait pas figure de chef d'école, soit que toutes les écoles se l'annexent de gré ou de force, soit que, chez lui, la gloire du saint ait plus ou moins éclipsé celle du docteur. Je connais toutefois au moins deux purs salésiens, l'un et l'autre fort remarquables, l'un pendant la première, l'autre pendant la seconde moitié du XVII° siècle, Jean-Pierre Camus et Innocent Le Masson. Je ne retiens ici que le premier, plus près de la source.

Nous le connaissons déjà comme un des princes de l'humanisme dévot. Ici nous étudierons uniquement le spirituel, le mystique. Nombre de traités spirituels - écrits de circonstance pour la plupart. Je ne cite que ceux que j'ai lus, tous, d'ailleurs, très intéressants, en dépit du terrible verbiage camusien. Traité de la réformation intérieure selon l'esprit du B. François de Sales... Paris, 1631. (Plusieurs chapitres sur le centre de l'âme) ; De l'Unité vertueuse, secret spirituel pour arriver par l'usage d'une vertu au comble de toutes les autres, Paris, 1631. (Le titre est remarquable ; il nous rappelle ce besoin de simplifier qui obsède littéralement, avec saint François de Sales lui-même, une foule de spirituels de ce temps-là, notamment le P. de Lagny et le P. Piny, comme nous verrons. Ce fut alors une pluie de « moyens courts ». L'auteur contemporain de la Vie intérieure simplifiée et ramenée à son fondement (1894), continue, et

 

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dès son titre, la tradition salésienne); De la Sinderése, discours ascétique, Paris, 1631. (Curieux, excellent, à rééditer. Toujours amusant, s'il dédie ce livre à Térésin, ce n'est pas du tout en souvenir de sainte Térèse, mais pour rappeler « Sintérèse » ! Pour lui, et ceci est important, la syndérèse n'est ni la raison, ni à proprement parler la conscience, mais « un acte de la plus haute partie de l'âme, qui veille à sa conservation ». Toujours la philosophie des mystiques.) La Lutte spirituelle ou encouragement à une âme tentée de l'esprit de blasphème et d'infidélité, Paris, 1631. Comme on le voit, au moins quatre volumes en cette seule année 1631. De la volonté de Dieu secret ascétique, Paris, 1638 (Excellent. Encore un secret ou un « moyen court »). Le renoncement de soi-même, éclaircissement spirituel, Paris, 1637. (Il y a là une étude très intelligente de la « consolation spirituelle », comme de « l'indifférence » dans le volume précédent.) La Théologie mystique, Paris, 1640. (Il n'a peut-être jamais été plus bavard, ni plus étourdi, ni plus pénétrant que dans ce petit livre, qui va nous servir beaucoup.)

Camus est le double malicieux, l'ombre joviale, la caricature si l'on veut, et, par là même, pour:qui sait lire, l'interprète idéal de François de Sales. Une édition vraiment critique du saint docteur devrait faire une grande place au témoignage perpétuel de Camus, non seulement dans l'incomparable et indispensable « Esprit », mais dans tous les traités spirituels.

 

Ne vous imaginez-pas, écrivait-il dans la préface de son Unité vertueuse, que cette plante soit de mon cru, ni que je me veuille parer des plumes d'autrui. Je le tiens et le tire d'une plus riche mine, c'est de la doctrine de mon très honoré Père..., tant de celle que j'ai reçue de sa bouche pendant quatorze ans, comme de celle que j'ai puisée dans ses écrits (1).

 

Tradition orale qu'on essaierait en vain de déprécier. Il est peut-être regrettable qu'avant de donner sa pleine

 

(1) De l'unité. Préface.

 

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confiance à Camus, François de Sales ne vous ait pas consulté ; mais le fait est là. Camus a une mémoire d'or; il est la véracité même et certes aussi capable que personne de comprendre François de Sales, qui plus est, de l'entendre à demi mot. Pour ses pensées de derrière la tête, en matière de critique religieuse, qui nous renseignerait mieux que Camus? Avec sainte Chantal, saint François de Sales reste le plus souvent sur le terrain des directions pratiques. Avec ce jeune Camus, ouvert, curieux, subtil, harcelant, au surplus très humble et tout désireux de bien faire, le saint docteur spécule à son aise. Il aimait l'intelligence et il ne maudissait pas l'esprit.

Camus dit ailleurs que les « enseignements » qu'il a retenus « de sa parole, seront aussi aisés à distinguer de ceux qui sont de son cru que l'or l'est d'avec le cuivre (1). N'en croyez rien. Ce prétendu cuivre vaut parfois son pesant d'or. Où finit ici l'écho, où commence l'improvisation, bien malin qui le fixera. Oh ! un écho très personnel, toujours bavard, quelquefois bouffon, mais en somme aussi docile qu'intelligent. Il est vrai que telle ou telle page de Camus, François de Sales ne l'aurait jamais signée. Mais ce que sa charité, infiniment précautionnée ne lui permettait pas d'écrire, il a pu, il a dû le dire librement dans ces longs entretiens où il pensait tout haut et en philosophe. Il n'est pas d'écrivain moins agressif que lui. Il ne discute jamais de front les spirituels autorisés, même quand il se refuse et très délibérément à les suivre, même quand il prend le contrepied de leurs leçons. Rien que le miel, jamais l'aiguillon, telle est sa devise ; d'où vient qu'ami de tout le monde, on le croit volontiers peu soucieux de prendre parti dans les conflits de doctrine. Qui n'attaque pas semble consentir, ou semble ignorer. Toute abeille néanmoins a son aiguillon, comme toute philosophie. Celui de François de Sales vibre suavement dans les écrits de Camus. Cet enfant terrible épaissit

 

(1) Traité de la réformation intérieure. Paris, 1631, p. 346.

 

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quelque peu les confidences de son maître, mais sans les fausser.

 

§ 1. - L'originalité de la philosophie salésienne.

 

D'un seul trait merveilleusement sûr, d'une seule de ces images, qui se précipitent sous sa plume folle, il a su définir l'originalité, et en même temps le bienfait du message salésien. Pour lui, ce par quoi François de Sales se distingue des mystiques modernes, ce qu'il apporte de nouveau, de libérateur, c'est qu'il présente la mystique, non plus de face comme faisaient Tauler, Harphius et les autres, mais de profil. Cela en effet, dit tout :

 

Je donnerai à ce petit discours - introduction à sa Théologie mystique - le nom de Pourfil de la Théologie mystique, parce que je n'y veux représenter que la moitié de son visage.., pour vous élever de ce qu'elle a de connaissable à ce qu'elle a de moins connu... J'imiterai donc en cet effet la conduite et l'industrie de cet ancien peintre, qui, étant commandé de faire le portrait du roi Antigonus, qui avait eu un oeil crevé en un combat, ce qui le rendait difforme, s'avisa de le représenter en pourfil, c'est-à-dire de la part de son oeil entier et du côté du visage qu'il avait fort beau et de bonne grâce.

La plupart de ceux qui traitent de la théologie mystique

 

dirigent d'abord notre curiosité sur ce que cette science nous

offre de plus invraisemblable, extraordinaire, difforme, sinon de plus absurde.

 

Ils n'en parlent que comme d'une chose purement passive, où l'industrie humaine, aidée de la grâce, n'a aucune part, et nous représentent les mystiques comme des aveugles amoureux, qui vont par où ils ne savent à un objet qu'ils ignorent ; qui, pour voir, goûter, sentir, posséder tout, ne doivent voir, goûter, sentir ou posséder rien. Nous lisons fort peu d'écrivains de cette espèce de Théologie, qui ne donnent dans cette passiveté, ou souffrance des impressions divines, qui est comme le phénix, dont tout le monde parle et que personne n'a vu. Et pour cela, ils veulent que les sens intérieurs et extérieurs, les appétits sensitifs et toutes les puissances de l'âme raisonnable aient les yeux

 

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crevés, comme s'ils avaient entrepris de ne représenter Antigonus que du côté de son oeil poché.

 

Fidèle à la méthode et à l'esprit de François de Sales,

 

nous prendrons ici le revers de la médaille, et notre petit pour fil ne montrera que le côté de l'activité, non de la passiveté ; et, sana entrer bien avant dans les contours de ce labyrinthe, où il est malaisé de se conduire sans un bon filet, nous ne ferons que regarder l'entrée et le frontispice, nous' enquérant seulement de ce que c'est proprement que la vraie théologie mystique active, de laquelle tant de gens devisent, et que si peu connaissent au visage, au moins du côté le plus entier, le plus clair, le plus sain, et le moins dangereux (1).

 

Ce changement de point de vue - une métaphysique non plus de la passivité, mais du vouloir pur - c'est toute la révolution mémorable que raconte le présent volume : révolution bienfaisante qui garde tout ce qu'il y a d'exquis, je veux dire, d'essentiellement chrétien, dans l'enseignement des mystiques modernes, et qui, tout ensemble, fait leur juste part aux exigences de la raison et de l'ascétisme.

 

§ 2. - Critique du mysticisme moderne.

 

Pendant la première moitié du XVII° siècle, le mysticisme spéculatif est à la mode. Nombre de contemplatifs authentiques, nombre d'agités ou de matamores. Ridicule ; temps perdu. Cela tourne-t-il déjà à un quiétisme proprement dit ou molinosiste? je crois que non et je m'en expliquerai plus tard. Mais enfin il y a là un péril, et qui explique en partie la réaction qui se dessine déjà. Ce snobisme inquiète certainement François de Sales, qui le combat dans toute son oeuvre sans mettre les points sur les i, et il agace fortement Camus. Tout le « pourfil » est une charge à fond contre les maniaques de ces invraisemblables et dangereuses « passivetés », et parmi eux, contre de très grands maîtres.

 

(1) La Théologie mystique, par Jean-Pierre Camus... Paris, 1640, pp. 1-5,

 

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Nicole ni Bossuet n'ont rien inventé. Entre eux et Camus néanmoins une grande différence. Mystique lui-même, à la façon de François de Sales, sa critique des mystiques spéculatifs, si outrée et même injuste qu'elle me paraisse, n'est au fond qu'un plaidoyer et décisif en faveur de la contemplation véritable. Il résume, à larges traits fantaisistes, l'histoire du mysticisme chrétien. Deux périodes : le jour et la nuit. D'abord une « parenthèse de treize siècles », qui va des Pères et du pseudo-Denis aux Victorins et à Bonaventure. Là tout est parfaitement sain, raisonnable, pratique, y compris l'Aréopagite. Puis l'embrouillamini moderne, déchaîné par trois personnages de première importance : Tauler, Ruyesbrock, Harphius : funestes hérauts de ces « passivetés » dont le seul nom met Camus en colère. Il est bien obligé de faire grâce aux saints et aux saintes, « De toutes les personnes, dit-il, qui ont mis la main à la plume touchant l'oraison passive, il s'en trouve peu qui aient plus heureusement réussi que celles qui ont eu moins de science:et plus d'expérience (Catherine de Sienne, Catherine de Gênes, Angèle, Gertrude, Mechtilde..., Thérèse) ». Mais justement, et par bonheur, la spéculation tient peu de place dans leurs ouvrages. On n'y parle guère que de « visions, révélations, apparitions, extases et ravissements ». Leur prière même ignore néanmoins les maudites passivités des spéculatifs, elle ne présente rien d'extraordinaire. D'ailleurs, toutes ces extatiques nous apprennent peu de chose, elles « en savent beaucoup plus qu'elles n'en disent », et vont répétant que ce qu'elles éprouvent, il leur est impossible de l'exprimer. Sage discrétion, et que les « ratiocinaux » auraient bien fait d'imiter.

 

On nomme « ratiocinaux » ceux qui ont acquis une connaissance de cette science par des instructions de vive voix, comme par une espèce de cabale, ou par la lecture attentive des auteurs qui en ont traité.

 

Combien décevants, puisqu'ils « racontent à crédit des

 

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nouvelles d'un pays où ils n'ont pas été ». Ceux-ci, à l'inverse des « expérimentés », « en disent beaucoup plus long qu'ils n'en savent ».

 

Que peut-on tirer de tout cela, sinon que c'est une école pythagorique, où il ne faut apporter que du silence et de la croyance, et s'arrêter pour toute certitude à un : Il l'a dit ?

 

Tout cela est fort joli, mais le paraît moins quand on songe que les prétendus « ratiocinaux » ou amateurs, qu'il a pris pour têtes de Turcs, sont d'incontestables mystiques. Camus ne l'ignore pas, et nous verrons que, sa bile épanchée, il ne demande pas mieux que de s'entendre avec le vénérable trio. En vérité, il n'en veut qu'aux spéculatifs de son temps.

 

Quantité d'autres esprits de moindre taille, principalement en notre siècle (1640), ont voulu puiser dans ces trois sources assez troubles, et nous ont voulu parler à vue de pays de ces souffrances des divines impressions, mais d'une façon si pitoyable que leur silence eût été beaucoup plus avantageux au crédit de ces saintes passivetés que leurs écrits. Car outre l'obscurité inséparable de ceux qui n'ont que des notions incertaines et confuses, et qui sont sans expérience de ce qu'ils écrivent, ils disent tant de choses embarrassées, ambiguës, exorbitantes, et en termes si extravagants, que leur simple récit serait capable de mettre les théologiens scolastiques de mauvaise humeur, ayant toujours été d'assez faible intelligence avec les mystiques (1).

 

Je suis presque sûr que, parmi ces contemporains maladroits, il vise Benoît de Canfeld - harphien tout à fait insigne et qui eut alors tant d'influence. L'orthodoxie foncière de Canfeld ne paraît pas douteuse, mais quelques-unes de ses formules sont en effet assez « ambiguës ». Sans le censurer, François de Sales préférait qu'on ne lût que les premières parties de son fameux traité (2).

 

(1) Théologie mystique, pp. 53-84, passim.

(2) Cf. Dans L'invasion mystique, le chapitre sur Canfeld.

 

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§ 3. - Réconciliation avec les mystiques modernes.

 

Ces vues panoramiques - si curieuses, si intelligentes pour l'époque - on voit bien le sophisme fondamental qui les vicie. Camus n'a pas le sens du développement. Pour lui, le passé le plus lointain est tabou. Toute la théologie mystique est déjà dans le pseudo-Denis. Il ne soupçonne pas le long travail qui a mis au point, corrigé, complété, ce vieux maître obscur, équivoque, beaucoup moins sûr et plus dangereux que le grand trio : Tauler, Ruyesbrock, Harphius. Du pseudo-Denis au moyen âge, de Bonaventure à Tauler, de celui-ci à Jean de la Croix et à François de Sales, il y a progrès, comme d'Augustin aux Pères de Trente. « C'est nous qui sommes les anciens. » Assurément la construction des grands trois n'est pas parfaite, mais telle quelle, une foule de saints authentiques s'y sont reconnus. Il est vrai - et Camus a raison de le leur reprocher - qu'à force de mettre l'accent sur le passif, ils peuvent inviter un lecteur étourdi à se désintéresser de l'actif. C'est qu'ils s'adressent à des âmes de bonne volonté, déjà façonnées aux pratiques de l'ascèse, et qui n'ont pas besoin qu'on leur apprenne les éléments de la perfection. C'est aussi que, favorisés ou témoins de grâces très hautes, ils ne distinguent pas assez entre les demi-passivités de la prière commune et la passivité presque totale des états extraordinaires. Quoi qu'il en soit, Camus sait parfaitement que rien n'est plus facile que de donner un sens, non seulement acceptable, mais tout bienfaisant, à celles de leurs formules qui, d'abord, peuvent faire quelque peine à un bon esprit. Après tout ce fracas de férule, voici la palinodie :

 

Ils disent que Dieu saisit quelquefois l'âme..., et, comme si elle ne faisait rien de sa part, ramasse toutes ses facultés extérieures et intérieures devant une grande lumière de connaissance et une puissante flamme d'amour qui les tiennent toutes occupées. Je ne vois rien là qu'une âme qui a une foi vive, c'est-à-dire oeuvrante par la charité..., ne puisse pratiquer avec la grâce

 

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commune et ordinaire, ni rien qui soit au delà de l'étendue de ce premier et très grand commandement qui nous oblige à aimer Dieu de toute notre âme.

 

Là est le progrès magnifique - progrès qui est, du reste, un retour à l'antiquité, à saint Paul et à saint Jean. Ce que le mysticisme spéculatif des modernes semble nous proposer comme une expérience exceptionnelle, la « grâce commune a nous permet d'y prétendre, bien plus nous y invite. En nous ordonnant de l'aimer de toutes nos forces, Dieu nous fait de la vie mystique un devoir, et facile, puisque s'aimant en nous par la grâce, nous n'avons qu'à acquiescer volontairement à cet amour. Et c'est bien ainsi que l'entendent les grands trois.

 

Dans la passiveté même qu'ils nous décrivent, ils ne disent pas que l'âme ne fasse rien de sa part..., comme si c'était un chariot inanimé..., mais ils avouent qu'elle est tirée et que volontairement elle suit l'attrait... ; Autrement nous serions au rang des choses insensibles ou des irraisonnables (1).

 

Et débrouillant la confusion que nous avons dite entre les divers degrés de passivité, les uns communs à toute prière vraie, les autres réservés à des êtres d'exception,

 

on ne nie donc pas, continue-t-il, qu'il y ait une oraison passive, ni qu'il y ait des âmes choisies en qui Dieu opère ses célestes impressions, ce que tous les mystiques, après saint Denis, appellent « souffrir les choses divines ». ... Mais on dit que presque tout ce qu'en écrivent ceux qui en traitent, se peut rencontrer dans l'oraison active, sans qu'il soit besoin de multiplier les miracles... ; et qu'il y a plusieurs élévations d'esprit, que quelques-uns tiennent pour des effets de l'oraison passive, qui ne le sont que de l'active, encore bien simple et fort peu avancée (2).

 

(1) La Théologie mystique, pp. 254-256.

(2) Ib., pp. 248-251. « La plupart des exemples que l'on rapporte de quelques saints fort abstraits en leurs oraisons et contemplations, et que l'on applique aussitôt à la passiveté (absolue)... pourraient être des effets de leur forte attention en l'oraison active. (Saint Bernard cheminant tout un jour sur le rivage du lac Léman sans l'avoir regardé.) Il peut bien être qu'il ait été occupé passivement, et il peut bien être aussi qu'il l'eût été dans la contemplation active, dont l'attention eût été si puissante qu'elle eût été jusqu'à l'abstraction de la vue. Combien de fois arrive-t-il à ceux qui ont de grandes afflictions de ne prendre garde en veillant ni à ce qu'ils voient ni à ce qu'ils entendent... L'amour de Dieu, en des âmes comme celle de ce grand saint, aurait-il moins de pouvoir pour y former de fortes abstractions ? » Ib., Ib.

 

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Le plus ordinairement, nous n'avons pas conscience de cette grâce commune, qui néanmoins suffit, si nous le voulons, à nous établir dans l'ordre mystique. Chez de hauts contemplatifs cette grâce est « consciemment infuse ». « Le mystique - écrit le R. P. de la Taille -a conscience de recevoir de Dieu un amour tout fait..., C'est pourquoi il se dit passif, bien que tout amour soit un acte..., mais il y a passivité néanmoins, et passivité consciente en ce que l'âme se sait, se sent investie par Dieu de cet amour (1). » François de Sales dirait, je crois, que c'est bien là sans doute une grâce mystique, mais exceptionnelle. On est passif, qu'on le sache ou non. Pas n'est besoin pour être investi par Dieu de sentir qu'on est investi. Le sentir n'est qu'une grâce de plus, celle-ci extraordinaire et réservée aux mystiques proprement dits.

 

Il est... probable qu'il n'y a autre différence entre ce retirement ou recueillement des puissances, actif ou passif, sinon qu'en celui-là nous sentons, je veux dire, nous reconnaissons plus notre coopération que l'opération divine..., notre action que celle de Dieu, et au passif, nous nous apercevons davantage de l'opération de Dieu que de notre opération.

 

Dans le « recueillement actif », il y a bien toujours passivité, mais « presque imperceptible sinon à la foi »; dans les passivités exceptionnelles, « la grâce de Dieu est si forte qu'elle dévore notre sagesse et engloutit notre action ». On croit alors « ne plus agir du tout..., quoique l'on agisse pourtant, mais d'une action si peu perceptible qu'elle » paraît nulle.

 

Disons donc que c'est le plus ou moins qui rend le

 

(1) P. de la Taille, L'oraison contemplative, Paris, 1921, p. 23. Plaquette, mais qui vaut de gros volumes.

 

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recueillement actif ou passif, car, à proprement parler, tout recueillement mystique est, ou tout actif, si nous regardons notre libre arbitre..., ou tout passif, si nous avons égard à la grâce... Tantôt activité, si nous regardons... le pouvoir (qu'a notre action) de résister à la grâce, tantôt passiveté si nous regardons que la grâce opère en nous et par nous tout le bien qui y est (1).

 

Telle est assurément la pensée des mystiques modernes. Mais de ces deux éléments, c'est la passivité qu'ils exaltent de préférence, et parfois avec si peu de discernement, qu'on ne voit pas d'abord s'ils entendent parler d'une passivité commune ou de l'extraordinaire. Et cependant, à les serrer de près, il parait bientôt que, sous les grands mots qu'ils prodiguent, se cachent, la plupart du temps, des réalités moins inaccessibles.

 

Vous dirai-je tout simplement ma pensée, mais à condition que vous n'en concevrez rien qui puisse préjudicier à la révérence qui est due à de si dignes écrivains, dont la piété et la révérence méritent d'être respectées. Il me semble qu'ils nous représentent des choses qu'ils estiment, ou plutôt qu'ils disent, si hautes, par des termes si bas, que je ne vois rien, ni dans leurs similitudes, ni dans tout ce qu'ils nous racontent de ce recueillement intérieur passif..., qui ne puisse convenir à l'actif et qui ne puisse être pratiqué

 

 

par un homme de bonne volonté, en état de grâce (2). Ils font miroiter à nos convoitises, bientôt déçues, des passivités chimériques, ou du moins réservées à un petit nombre, et qui, d'elles-mêmes, n'ajoutent pas un fétu à la sainteté de qui les reçoit (3). Mieux vaut s'absorber, avec François de Sales, dans la pensée d'une autre merveille, qui, pour être moins

 

(1) Théologie mystique, pp. 272-277.

(2) Ib., pp. 236-239.

(3) On peut « sans la charité avoir l'oraison passive, souffrir des ravissements, des transports, des quiétudes..., bref tant de glorieuses choses ». Ib., pp. 36, 37. « Et c'est une chose admirable de voir que ceux qui rapportent tant de merveilles de ces passivetés mystiques, concluent toujours qu'il ne faut pas s'appuyer là-dessus, ni y fonder la sainteté; d'autant plus que toutes ces belles choses ne sont nullement nécessaires au salut, au contraire très dangereuses », p. 38.

 

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extraordinaire, n'en est pas moins infiniment précieuse, la grâce sanctifiante, principe de toute vie mystique.

 

§ 4. - La substitution libératrice.

 

Le mal est venu de ce mot « passif », que les grands trois n'ont pas inventé - le pseudo-Denis ayant parlé bien avant eux de cette « souffrance des choses divines » - mais qu'ils ont répété et orchestré avec trop de complaisance, au risque de scandaliser les scolastiques, et de faire naître chez les ignorants, surtout chez les tièdes, l'illusion d'un laisser-faire quiétiste. La notion qu'ils entendaient maintenir par là est cependant fondamentale. On ne redira jamais assez haut que, faute de ce divin « pâtir », il n'est pas de prière chrétienne. Que faire donc? Renoncer, autant que possible, à une phraséologie ambiguë, et lui substituer des expressions, en réalité identiques, mais moins susceptibles d'être tirées à un sens néfaste. Au lieu de « prière passive » mettons « prière infuse », ou d'autres expressions analogues, plus simples, plus humbles en apparence, qui ne surprennent pas l'oreille d'un croyant, qui n'inquiètent pas la vigilance des scolastiques, et qui tiennent rigoureusement ce qu'elles promettent. On voit bien, du reste, que je schématise à ma façon. Je ne dis pas que François de Sales et que nos autres méta-physiciens de la prière aient tenu de tels propos, je dis simplement que tout se passe comme s'ils les avaient tenus (1). Méditez plutôt ces premières lignes du petit traité camusien :

 

La théologie mystique..., n'est autre chose que la science de l'oraison, MAIS ORAISON INFUSE, C'EST-A-DIRE CHRÉTIENNE, et qui se fait en foi, accompagnée de charité. Car sans la charité, elle ne serait ni infuse, ni vive et ne pourrait nous unir à Dieu, qui est le grand effet (ou plutôt le tout) de l'oraison.

 

(1) « Le moyen d'accorder avec facilité les écrivains mystiques, tant ratiocinaux qu'expérimentés, et de tirer utilité et lumière de leurs écrits, qui certes ne tendent qu'à la piété..., c'est de laisser à part tout ce qui regarde ces souffrances (exceptionnelles) des divines impressions, et ne s'applique qu'aux instructions qui touchent l'oraison ou contemplation active. » Ib. (fin du Pourfil).

 

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C'est en deux lignes, merveilleusement limpides, toute la philosophie salésienne de la prière. Par là se trouvent confondus et tout ensemble justifiés, et les détracteurs et, si j'ose dire, les mégalomanes du « passif ». Au scandale des

premiers, on répond : Que parlez-vous de chimères? L'infus, que, d'ailleurs, la foi vous impose, n'est-il pas aussi inintelligible à la raison naturelle, aussi prodigieux que le passif? Aux seconds, qui font d u passif on ne sait quel privilège inouï, et, si j'ose encore dire, le panache d'une caste, on répond : Que sont vos passivités auprès de cette oraison infuse, qui nous fait tous vivre de la vie même de Dieu? Par ce mot

d'oraison infuse, nous entendons quelque chose d'aussi peu miraculeux que splendide. Une oraison « qui est accompagnée de charité »; laquelle charité « donne cet avantage à la volonté, dans laquelle elle réside, comme dans son sujet,

au-dessus de l'entendement, qui a la foi pour flambeau, qu'elle fait toucher à celle-là, dès cette vie, comme directement, son objet » (1).

Voyez encore l'avantage de cette substitution. Passif, en vérité, n'est pas en contradiction avec volontaire, mais il peut le paraître. Infus s'accorde plus aisément avec volontaire, l'implique même chez qui n'ignore pas la théologie de la grâce habituelle. Cette infusion se fait, pour ainsi dire, dans la volonté; et elle n'est infusion vraiment sanctifiante, déiformante, que si la volonté y acquiesce, y adhère, se l'approprie;

 

Bien que la volonté soit une faculté aveugle, qui ne se porte que vers l'objet qui lui est montré comme bon par l'entendement, elle ne se tient pas dans les bornes de la connaissance que nous avons de Dieu..., mais elle passe bien plus outre, quand elle est animée d'une forte charité, et se pousse bien plus avant dans son objet, qui est la souveraine bonté (2).

 

L'infus, c'est-à-dire la grâce habituelle, les vertus théologales,

 

(1) Théologie mystique, pp. 157-159.

(2) Ib., pp. 167-168.

 

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les dons du Saint-Esprit, par le moyen desquels, s'opère en nous l'union à Dieu, l'assujettissement « à toutes les volontés de Dieu », en un mot la vraie prière (1).

 

§ 5. - Critique de l'ascéticisme.

 

Toujours la via media salésienne, qui chemine entre deux exagérations; d'une part, une passivité absolue qui dispenserait de tout effort ascétique; d'autre part, un hyperactivisme, qui oublierait que, dans la prière, Dieu travaille plus que nous. Camus n'est pas moins impitoyable à la seconde qu'à la première.

 

Le regard de la méditation..., est pénible, réitéré, laborieux, cherchant, ruminant..., redoublé, réfléchi, enquérant, douteux, ratiocinant, remuant (2)...

Elle épluche et examine les vérités ou les mystères, pièce à pièce, comme si elle en faisait une anatomie.., Son gibier et sa viande, ce sont les divers actes que produisent les puissances et facultés de l'âme (3).

 

Un seul acte de contemplation

 

a plus de force que plusieurs tirés avec beaucoup de travail de cerveau et bandement de tête en la méditation. En quoi beaucoup (de directeurs) se trompent..., chargeant, surchargeant et accablant (les âmes) ... d'une telle multiplicité d'actes, de méthodes, d'avis et d'exercices que la trop grande quantité de remèdes augmente ... la maladie (4)...

 

On reconnaît l'esprit de François de Sales, mais porté à l'incandescence.

 

(1) Dans l'étude que nous avons déjà citée de lui (cf. p. 7) le R. P. Roure semble réserver la qualité d' « infus » à la seule contemplation extraordinaire : « Seule, dit-il l'oraison discursive est du plein pouvoir de notre volonté. La contemplation infuse porte dans son nom, le caractère de son origine toute gratuite. » (op. cit., p. 447). Le P. de Grandmaison, au contraire. « Cette part de la volonté humaine, dans le travail de notre sanctification (et donc dans l'oraison discursive) est indiscutable... N'oublions pourtant jamais que cette part n'est la première dans aucun sens du mot. » Religion personnelle, p. 95.

(2) La Théologie mystique, pp. 200-201.

(3) La lutte, p. 107.

(4) Ib., p. 109.

 

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Tant de discours, tant d'actes d'entendement, de volonté, de mémoire ; tant de préludes, de points, d'affections, de résolutions..., de fabrications de lieu... ; et tout ce grand et embarrassant attirail, dont sont remplies les instructions qui se lisent de la méditation ; certes, devant que vous ayez gravé tout cela dedans un esprit grossier et vulgaire, il y a beaucoup d'années ; et souvent, après beaucoup de travail, on ne fait autre chose que lui rompre la tête, lui donner un dégoût de la dévotion, afin que je ne die rien de pire. Ce n'est pas que tous ces préceptes ne soient bons, et tous ces actes utiles, propres, nécessaires, principalement à ceux qui commencent à mener une vie spirituelle. Car qui ne sait que la méditation est la fourrière, et comme l'aurore du plein jour de la contemplation, et un moyen comme de nécessité, selon le progrès de la nature ? O, Dieu me garde de blâmer ces actes... Je sais encore, Dieu merci, que ceux qui les voudraient laisser et faire cesser, sans observer les règles qui sont prescrites.., par les spirituels, tomberaient dans une oisiveté autant blâmable qu'est louable ce silence, ce repos, et ce saint loisir, dont les mystiques font tant d'état. Mais je dis que l'excès en toutes choses doit être retranché...

Dites à une âme simple et du commun que Dieu s'est fait homme pour nous..., elle croira cela tout simplement, et acquiescera humblement et doucement à la proposition de ce mystère. Allez maintenant lui faire faire oraison mentale là-dessus, selon ces longues méthodes, dont les directeurs occupent tant d'esprits ; et, par exemple, au jour de Noël, dites à une âme... qu'elle fabrique en son imagination la crèche de Béthléem, avec le boeuf, l'âne... ; que cette âme se forge un tableau intérieur..., après cela, dites-lui qu'elle invoque la grâce... De là, faites-la passer dans les trois points de la contemplation ; montrez-lui comme il faut étendre les raisons et les discours, regardant, pesant, épluchant tout, les causes, les effets, les temps, les lieux, les personnes et toute la suite des circonstances, les actions, les paroles..., afin qu'avec cette rhétorique spirituelle, elle fasse valoir l'art oratoire. De là, apprenez-lui à tirer de ces beaux raisonnements des affections de toutes les sortes... Sur ces belles affections, enseignez-lui à former des résolutions d'autant de couleurs qu'en reçoivent le caméléon et le poulpe. Ce n'est pas tout, donnez-lui le modèle des remerciements, offrandes, demandes, colloques, unions, élévations, et tant d'autres, dont les méditatifs font des parties de la méditation, à quoi ils ajoutent encore tant de préparations éloignées, prochaines et

 

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immédiates, tant de suffrages et antiennes au Saint-Esprit, à la Sainte Vierge..., aux saints patrons et protecteurs du nom, du mois, de l'an, de l'Ordre, de la paroisse, du diocèse, de la province, du royaume ; tant de recommandations de l'Église et de l'État, des vivants et des morts. Enfin chargez-moi tant ce pauvre esprit qu'il n'en puisse porter la dixième partie ; parlez-lui de l'attention actuelle, habituelle... ; des distractions, des sécheresses... ; bref de tant d'autres termes dont se servent les maîtres de l'art de méditer; ne voyez-vous pas qu'au lieu de lui donner des ailes de colombe. .., vous lui mettez un fardeau qui l'empêche de s'élever (1).

 

Il y a bien là un peu de tintamarre, mais ridendo dicere verum, quis vetat?

 

§ 6. - Facilité de la contemplation.

 

Rien de plus nécessaire, et par suite, rien de plus aisé que cet exercice mystique. Pourquoi faut-il que passivistes et hyperactivistes nous en détournent, les uns par leurs descriptions fantastiques de cet exercice, les autres en nous laissant croire qu'il est moins sanctifiant que l'ascèse ? On a tant fait que si on les invite à cette quiétude, nombre de bonnes âmes se cabrent, « avec la même horreur que Moïse, quand Dieu lui commanda de reprendre par la queue le serpent (2) ».

 

Elle est un regard simple, unique et amoureux de quelque mystère, mais regard, qui, dans son acte simple et nu, comprend en éminence, en suc, et en substance, toute cette grande variété d'actes, que produit la méditation; celle-ci exerce les puissances distinctement et séparément; celle-là les réunit... en un point (3).

 

Elle naît spontanément d'une méditation pieuse, et bien souvent, déjà l'on contemple lorsqu'on ne pense que méditer encore.

 

A peine se peut-on imaginer la méditation sans quelque degré

 

(1) La lutte, pp. 112-115.

(2) Théologie mystique, p. 87.

(3) La lutte, pp. 106-107.

 

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de contemplation, la fin de celle-là étant le commencement de celle-ci, et leurs naissances étant liées comme celle de Jacob et d'Esaü (1).

 

Observation capitale ! Tant « d'esprits pieux, fort adonnés à l'exercice de la méditation », et à qui « le seul mot de contemplation donne l'épouvante..., y sont possible plus avancés qu'ils ne pensent. En sorte qu'on leur pourrait dire Buvez de l'eau de votre citerne, et servez-vous du trésor caché dans votre champ» (2).

 

Plus de gens contemplent, quoique sans le penser, qu'il n'y en a qui méditent (3).

 

Dans l'ordre naturel, les ignorants contemplent plus qu'ils ne méditent. A la vérité, cette « simple contemplation des âmes grossières », leur seule façon de méditer, « est fort rude et enveloppée de beaucoup d'imperfections ». Contemplation, qui, d'ailleurs, n'a rien de proprement mystique. Si est-ce néanmoins que cette vérité d'expérience nous montre déjà qu'il est plus facile de contempler au vrai sens

du mot que de méditer (4).

Faciles donc, communes mêmes, toutes les manières de contempler qu'a énumérées l'Aréopagite, et jusqu'à la plus haute, celle qui « se fait par nuage et obscurité », et qu'il appelle « caligineuse ». Ici, Camus est bien amusant. Tauler et Ruyesbrock le rendent fou. Denis l'enchante, lui paraît clair comme de l'eau, pratique comme les sentences de Pibrac (5). Mais peut-être plus intelligent encore qu'amusant.

 

(1) Théologie mystique, pp. 96-97.

(2) Ib., p. 93.

(3) La lutte, p. 112.

(4) Ib., pp. 116-117.

(5) J'exagère un peu, ou plutôt je prends trop à la lettre les exagérations de Camus. Le fond de sa pensée est très clair et ferme; il veut montrer que la contemplation dionysienne n'a rien de miraculeux, rien qui l'annexe aux passivités taulériennes (telles, bien entendu, que Camus ou les comprend ou feint de les comprendre. Car, sur ce point encore, il n'est pas toujours d'une cohérence parfaite). Dans la préface de La lutte, il semble dire que seules, quelques âmes d'élite atteignent à ce haut point de la contemplation caligineuse : « Je vais même un peu plus avant, dit-il, que ce saint prélat (F. de Sales) n'a voulu mener une âme (le commun des âmes), parce que, ayant à traiter avec une personne fort spirituelle..., je lui fais prendre sur la fin de cet écrit des ailes de colombe et d'aigle, et la pousse à un essor qui la conduit au plus haut point de la théologie mystique, qui consiste à une puissante et amoureuse attention (non toutefois miraculeuse) vers la souveraine et éternelle vérité et beauté. Cela a tiré quelques termes de ma plume qui sembleront peut-être nouveaux, mais ce ne sera qu'à ceux qui sont peu versés en... la doctrine contemplative. Comme quand je parle de cessation d'actes, d'élévation par-dessus les sens et l'esprit..., du recueillement et silence des puissances..., et autres semblables, qui sont aussi communs entre les mystiques que rares à ceux qui ne sont pas adonnés à cette sorte de lecture. » Ce repentir est un peu comique. En se relisant, Camus s'aperçoit qu'il a parlé, lui aussi, à la manière de ses bêtes noires, Tauler, Ruyesbrock, Harphius. Eh ? il est bien difficile de faire autrement, lorsqu'on veut décrire la plus haute contemplation. Quoi qu'il en soit, nous voici avertis qu'il en faut un peu rabattre de ce qu'on va lire. Mais en vérité, ces atténuations ont ici peu d'importance. Il est certain que Camus - pas plus du reste que les grands trois - n'entend pousser les âmes à une passivité absolue. Entre la très haute contemplation, que nous allons voir qu'il approuve, exalte et semble conseiller à tous, et la contemplation commune, il n'y a pour lui, qu'une différence de degré. Comme il le dira bientôt : « Un peu d'eau est aussi bien de l'eau que toute la mer ».

 

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Après tout, quoi de plus simple, de plus ordinaire, qu'une vive et globale réalisation de la présence divine ;

 

(qu') une crainte respectueuse d'une Majesté incompréhensible, devant laquelle tout ce qui est ne paraît non plus que s'il n'était point? Ce qui fait plonger l'esprit dans un abîme d'humilité et de néant, (avec) un désir de dépendre entièrement de ses volontés (1).

 

Au fond le brouillard dionysien signifie-t-il autre chose ?

 

Cette connaissance caligineuse est une simple et nubileuse connaissance de la Divinité, par laquelle, après avoir parcouru toutes les créatures et rejeté toutes leurs similitudes, tant sensibles qu'intellectuelles, l'esprit humain se porte à Dieu qui lui est incompréhensible, d'une manière inconnue, et y demeure englouti comme dans un océan d'infinité et d'immensité (2).

 

Et ne craignant pas d'adresser à toutes les âmes les propres paroles du pseudo-Denis,

 

« délaissez, leur dit-il, et les sens et les opérations intellectuelles, toutes les choses sensibles et les choses intelligibles... ; et

 

(1) Théologie mystique, p. 127.

(2) Ib., p. 136.

 

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d'une façon inconnue, élevez-vous - parole qui marque une contemplation active ou procédante de nos forces, aidées de la grâce de Dieu... - élevez-vous, autant qu'il est possible, à l'union de celui qui est par dessus toute essence et connaissance; car, par une issue purement libre et dépétrée de vous-même..., vous serez élevé au rayon surnaturel des divines ténèbres... »

Paroles d'or et qui mériteraient d'être gravées... sur les coeurs de tous ceux qui font profession de la vie spirituelle et contemplative... Haute et impénétrable cachette, où vous devez prendre votre refuge... Vous la rencontrerez si, renonçant à toutes les opérations de vos sens et de votre esprit, de la partie inférieure et supérieure de votre âme..., vous vous retirez et enfoncez tout à fait dans votre intime, dans le centre, le fond, la pointe et l'unité de votre esprit - car tous ces noms ne signifient chez les mystiques qu'une seule et même chose. Et là, si dans le silence et le repos de toutes vos facultés..., vous vaquez et regardez que Dieu est Dieu... ; et si, par une forte adhésion vous vous liez à lui..., cette adhésion vous rendra un même esprit avec lui... (1)

 

Et encore, et fort bien

 

Tâchez donc... de rasseoir vos pensées et de vous taire, c'est-à-dire de faire taire le caquet de tous vos sens... ; de dépouiller votre imagination de toutes images des choses créées; de dénuer votre mémoire de toutes idées des créatures et des sciences; d'ôter tout discours de votre entendement; même pour chanter à Dieu l'hymne du sacré silence... ; de pousser dehors toute lumière naturelle, sans admettre dans le sanctuaire du fond de votre âme, que le simple rayon d'une foi vive, abstraite, pure, universelle, exempte de discours, d'images et d'actes; et, en cet acquiescement amoureux, en cette attention fixe, en cette union intime, d'autant plus forte qu'elle est moins aperçue, d'autant plus exquise qu'elle est simple, d'autant plus estimable qu'elle est moins sensible, tenez-vous auprès de Dieu; jetez-vous dans cet aveuglement sacré, plus clairvoyant que tout regard..., dans ce brouillard, dans ce nuage resplendissant, si célébré par les mystiques; et comme une Magdeleine aux pieds de Jésus-Christ, demeurez invariable et immobile, sans vous soucier de tout le ravage que pourra faire la tentation en toutes les parties de votre âme...

 

(1) La lutte, pp. 124-125.

 

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Quoiqu'il vous semble que la portion inférieure de votre partie raisonnable soit infidèle et impie, ne craignez point : la suprême pointe de votre esprit, comme un Moyse, est avec Dieu dans le brouillard au haut de la montagne; il l'apaisera bien sur Israël, qui, au bas, mange, danse, joue, adore le veau d'or (1).

 

Non pas que l'on arrive d'emblée aux plus hauts points de cette contemplation active. Qu'importe !

 

Un peu d'eau est aussi bien de l'eau que toute la mer, et le plus et le moins ne changent pas l'espèce. (Au compte de certains) nul ne pourrait se recueillir intérieurement, s'il n'était superéminemment spirituel et appelé de Dieu,

 

à une passivité quasi absolue (2). Où a-t-on vu qu'il n'y ait de contemplation que miraculeuse ? Et, comme maintes fois saint François de Sales, Camus rappelle aux ascéticistes que l'ascèse contemplative est plus efficace que l'autre :

 

Les puissances et facultés étant réunies en cet acte contemplatif, sont beaucoup plus fortes que quand elles agissent distinctement et séparément en la méditation... Plus l'âme sera dénuée de figures et d'actes et recueillie en elle-même, ramassant ses puissances dans l'unité de son esprit, plus aura-t-elle de vigueur et moins donnera-t-elle de prise à ses ennemis (3).

 

Agendo supra, et non plus contra. Il n'est plus puissant remède contre les assauts du tentateur qu' « un acte de contemplation simple ».

 

Disputer contre une tentation, c'est l'irriter; la vouloir chasser par la violence, c'est l'arrêter ; la désirer écarter de sa mémoire, c'est l'y graver, Belzebub, prince des Mouches, ne revenant jamais si souvent que quand on le repousse (4).

 

Disciple donc, toujours et en tout, du plus sûr des maîtres, mais disciple original, et qui, s'il avait moins d'esprit, nous

 

(1) La lutte, pp. 126-13o.

(2) Théologie mystique, pp. 236-237.

(3) La lutte, p. 120.

(4) Ib., p. 118.

 

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paraîtrait plus profond. S'il aime trop les jeux de la plume, nous devons à ce goût périlleux nombre de formules qui précisent, qui enrichissent même la pensée de François de Sales, loin de l'affadir ou de la noyer. Que s'il écoute parfois plus qu'on ne voudrait son imagination taquine, de cela même, pour ma part, je lui saurais gré. Quelle arme plus sûre que cette ironie, d'ailleurs si bon enfant, contre le faux sublime, enivrant ou désespérant, qui pervertit, parfois jusqu'au ridicule, la plus auguste des littératures, et qui voile au commun des âmes la divine simplicité de la mystique!

 

Désormais ne nous étonnons plus de ces grands mots, qui ne font peur qu'aux simples : oraison de quiétude, sommeil des puissances, silence intérieur, recueillement des puissances dans l'unité de l'esprit, le centre, le fond et l'essence de l'âme, et semblables, puisqu'ils ne disent que des choses,

 

sublimes certes, mais

 

fort simples et qui sont au pouvoir de chacun, sans nous imaginer comme nécessaires des passivetés sujettes à beaucoup d'illusions et de tromperies. Que ce mot même de contemplation ne nous émeuve non plus que celui de méditation, puisque l'une et l'autre composent cette oraison que l'on appelle mentale. Et plût à Dieu que l'exercice de la contemplation fût autant en pratique que celui de la méditation ! On en verrait réussir plusieurs saints à la gloire de Dieu et à la consolation et perfection de beaucoup... Rien n'écarte tant les colombes que de les effrayer par de grands bruits. Cela même écarte les abeilles de leurs ruches. Je ne sais pas de quel esprit sont poussés ceux qui inventent de certains termes extravagants, pour rendre farouche et épouvantable la théologie mystique, qui n'est autre chose que l'oraison (1).

 

Oraison, ou prière pure, qui n'est liée à aucun exercice particulier; et qui peut, qui doit se poursuivre parmi les tracas du devoir quotidien. « Nous ne restreignons pas – et ceci est encore tout salésien - ce mot d'oraison à une

 

(1) Théologie mystique, pp. 231, 234.

 

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simple prière et demande faite à Dieu ; il comprend tous les mouvements de l'esprit vers Dieu (1). »

 

 

(1) Nombre de contemporains inclinent, de plus en plus, chacun, du reste, à sa manière, vers ce panmysticisme salésien. Pourquoi, demande Dom Pichery, pourquoi reculer devant cette thèse, soutenue avec tant de force, mais aussi tant de nuances, par le R. P. Garrigou-Lagrange, que les plus hauts états mystiques sont dans le développement normal de la vie chrétienne? « La grâce ne renferme-t-elle pas le germe de la vision béatifique elle-même? » Vie spirituelle, juillet 1922. Cf. tout le beau chapitre de Mgr Paulot sur la contemplation. « La contemplation mystique... ne sort pas du domaine des vertus théologales, quoique leur exercice en soit singulièrement relevé... » (L'Esprit de Sagesse, p. 282, seq.) « Dans son principe premier, la vie chrétienne.., est quelque chose de donné gratuitement par Dieu ; quelque chose d'infus... Le rapport de la vie chrétienne avec la contemplation..., mais il est évident, mais il saute aux yeux... Tous les principes générateurs de la vie chrétienne sont des données infuses... Il n'y aurait donc rien de plus faux que d'opposer (comme fait par exemple le R. P. Roure cf. p. 154) la contemplation à la vie chrétienne, parce que la contemplation, elle aussi, repose sur... quelque chose qui est infus. C'est, au contraire, ce caractère spécial de don infus, renfermé dans la contemplation, qui crée entre elle et les données élémentaires de la vie chrétienne une similitude » évidente. Abbé Wehrlé, La vie contemplative couronnement de la vie chrétienne, sermon donné au Carmel d'Alençon, le 15 octobre 1922. C'est exactement la construction de Camus, Le R. P. Bainvel lui-même reconnaît que toute vie chrétienne, et par suite, que toute prière, est a à la fois d'ordre moral et d'ordre mystique... D'ordre mystique, en ce sens que Jésus vit en nous par la communication de l'Esprit dont il vit lui-même. » Et il s'appuie sur la grande prière bérullienne : « Jesu, vivens in Maria... Prière, dit-il curieusement, a difficile mais profonde. » Ce mais nous laisse rêveurs. Aussi bien cette prière a difficile », en quoi l'est-elle plus que la parabole de la Vigne? (La vie intime du catholique, Paris, 1926, p. 32).

 

 

 

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