Chapitre II
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CHAPITRE II : JEAN-BAPTISTE NOULLEAU (1604-1672) ET « L'ESPRIT DU CHRISTIANISME »

 

I. LES ÉPREUVES DE J.-B. NOULLEAU. - Noulleau et l'Oratoire. - Vilazel et Louis XIII. - Le « Sénat de l’Eglise ». - Noulleau et son évêque. - L'interdiction.

II. « L'ESPRIT DU CHRISTIANISME. » - § 1. Le tout de Dieu. - Adoration d'abord. - « Dévotion singulière à la Sainteté divine. »

§ 2. « Dieu de Jésus-Christ. »

§ 3. « Omnia et in omnibus Christus. » - Les trois formules de la religion chrétienne - « Sainte superbe » du chrétien.

§ 4. La Prière chrétienne. - « Trajet perpétuel de nos âmes à Dieu par Jésus-Christ. » - « Adhérer à Jésus-Christ. » - Méditation et prière.

§ 5. La « sainte Grandeur » et la « Politique chrétienne ». - Le devoir social des grands. - « De la tragédie de ce monde. » - Lois et obligations à part.

§ 6. La « Conjuration contre les blasphémateurs». - Le blasphème pendant la première moitié du XVII° siècle. - La croisade confiée à la Compagnie du Saint-Sacrement. - Organisation de la croisade. - Noulleau et le « Catholicisme social ».

§ 7. Le pur Amour. - « Toute l'âme et tout l'esprit » du christianisme. - « Affectif ;» et « effectif ». - « L'union sympathique des coeurs. » - Supériorité des vertus « passives ».

§ 8. Pur Amour et Pénitence. - L'espérance et l'amour désintéressé. - Que les pécheurs doivent tendre au pur amour.

 

I. LES ÉPREUVES DE NOULLEAU. - Encore un grand, un très grand oublié, mais plus difficile à ressusciter que d'autres. Non que les détails biographiques nous manquent sur lui. Au contraire, nous en avons trop, s'il est permis à un historien de parler ainsi. Ce n'est pas non plus que son histoire me gêne le moins du monde. Bien qu'un peu « extraordinaire », bien que certains l'aient jugée « équivoque », elle me paraît belle et vraiment sainte. Mais

 

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l'image qu'évoqueraient en nous ses faits et gestes ne s'accorde pas d'abord avec l'image beaucoup plus sublime que nous nous formerions du P. Noulleau, si nous ne le connaissions que par ses ouvrages. La première ne contrarie pas précisément la seconde, mais elle ne l'appelle pas, mais elle tarde à la rejoindre. Sans doute on pourrait en dire autant de tous les génies. Peut-être est-il heureux que nous ne sachions quasi rien de Virgile. Un Boswell nous l'eût gâté, comme l'abbé Ledieu et l'histoire du quiétisme nous ont débossuétisé Bossuet. Et les saints eux-mêmes! Imaginez qu'il ne reste rien des écrits de saint Augustin : raconté par le plus minutieux des biographes, comme il nous serait peu présent, combien loin de l'auteur des Confessions. Pour saint Bernard, l'épreuve ne serait pas moins critique. Les mystiques ont la clef de ce paradoxe. Les actes, pensent-ils, c'est-à-dire tout ce à quoi se limite la curiosité des biographes, quelle pauvre chose fugitive, aussitôt morte que née, presque insignifiante en elle-même! Nos actes nous suivent, sans doute, ils nous condamnent tour à tour ou nous magnifient ; ils ne nous expriment jamais. Toute biographie est plus ou moins pharisaïque. Notre vérité profonde, la seule qui intéresse le juge suprême, ce ne sont pas nos actes, mais nos « états » : Intuetur cor. Tous les actes peuvent mentir, et comme eux sans doute, les paroles et les écrits qui ne seraient que des actes et c'est bien le plus grand nombre. Il est néanmoins des paroles, des écrits où affleurent, pour ainsi dire, les « états », et où l'âme se livre. Deux de ses paroles nous font voir la Chananéenne comme Dieu la voit. Il est des cas où, quoiqu'on répète le contraire, nous devons juger un homme, non pas sur ce qu'il lui est arrivé de faire, mais sur ce qu'il a dit ou écrit; il est aussi des cas où les écrits jugent les actes, les rectifient et les justifient. Le P. Noulleau nous en est un bel exemple. Sa biographie le cache plus qu'elle ne le révèle ; elle risque de le fausser. On peut discuter certains de ses gestes, les regretter même, les trouver d'une raideur inhumaine ou d'une combativité irritante. Un brouillon, un

 

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agité, un Saint-Cyran. C'est le premier jugement que j'étais tenté de porter sur lui quand je lisais, il y a trente ans, sa notice dans le P. Batterel. Un croquemitaine, vénérable certes, et même très sympathique, mais que mon ironie n'épargnerait pas. Il sommeillait dans un coin de ma mémoire parmi d'autres excentriques, à qui je me promettais alors de consacrer un volume spécial. Ses livres sont rarissimes, et ma paresse ne se pressait pas de les chercher. Mais dès les premières lignes du premier de ces livres qui me soit tombé sous la main, j'ai senti passer sur moi le vent des plus hautes cimes. Je ne voyais plus le rude bonhomme de Saint-Brieuc, maniaque de réforme, jouant à cache-cache avec son évêque ; j'avais devant moi un sublime génie, un homme de Dieu, une définition vivante et brûlante, aussi tendre que passionnée, aussi judicieuse qu'intrépide, du christianisme.

« Il naquit à Saint-Brieuc en 16o4... Ses parents étaient des plus distingués de la ville, parmi le corps des échevins et des magistrats. Il reçut d'eux une éducation convenable à la noblesse et à la vertu dont ils faisaient profession... Il fit ses études d'humanités au collège de Saint-Brieuc jusqu'à l'âge de quatorze ans; sa rhétorique et sa philosophie à Rennes, puis trois ans de théologie à Nantes, où il connut et goûta les Pères de l'Oratoire. Et s'étant de là rendu à Paris..., il entra dans la congrégation de l'Oratoire, et y fut reçu dans la maison de Saint-Magloire au commencement de 1624. » « Sa vie fut dès lors une mission continuelle..., tant à Paris qu'en Bretagne, dans la Congrégation et dans son diocèse. » En 1639, nommé théologal de Saint-Brieuc par Mgr de Vilazel, il se fixe dans cette ville, mais sans rompre pour cela les liens qui l'attachent à l'Oratoire. Les eût-il rompus, qu'il n'en resterait pas moins, d'esprit et de coeur, l'oratorien idéal, et, pour ainsi dire, l'École française faite homme.

 

Je ferai voir, dira-t-il plus tard dans l'oraison funèbre de Vilazel, l'esprit avec lequel il agissait..., qui était le pur esprit du christianisme, qu'ayant aussi puisé, comme j'ai fait, dans les plus vives sources de l'Eglise, que Dieu ait données dans notre siècle,

 

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M. le Cardinal de Bérulle, M. de Cospéan, dont j'ai eu aussi l'honneur d'être disciple,

 

Cospéan, l'ami et le défenseur de Bérulle, Noulleau l'aura connu à Nantes,

 

le P. de Condren, le P. Gibieuf et enfin M. Vilazel, j'ai tâché d'exprimer en quantité de volumes, selon le conseil que m'en donnait toujours ce grand évêque.

 

Si, plus loin, il ajoute à cette liste de ses maîtres, le nom de leur précurseur à tous, de leur unanime, cela n'est pas

pour nous déplaire :

 

Sans préjudice des autres très grands serviteurs de Dieu que ce XVII° siècle a portés, les Bérulle, les Cospéan, les de Sales, les Condren, j'appelle unique en son genre notre grand Vilazel.

 

Et encore :

 

Tous les volumes que j'ai imprimés du pur esprit du christianisme, je les ai faits en suivant le conseil que m'en a toujours donné M. de Vilazel, et ils sont toujours remplis de ses lumières et des lainières de tous les plus grands hommes du siècle dont j'ai eu l'honneur d'être disciple et la faveur d'être aimé (1).

 

Il n'avait certes pas besoin de nous le dire, mais je suis content qu'il l'ait dit, qu'il l'ait répété, avec autant de fierté que de reconnaissance. Longtemps après, en 1655, recommandant aux Pères de l'Oratoire sa Politique chrétienne dans les exercices de piété de Mgr le Dauphin,

 

l'Oratoire, dira-t-il, étant ce que je sais qu'il est devant Jésus-Christ, ayant reçu de Dieu une si grande grâce pour inspirer aux âmes le respect et l'amour que nous devons tous avoir pour ce grand Médiateur, favorisez tous ensemble le dessein de ce petit oeuvre, qui vous doit tout, ainsi que son auteur, puisque ce dessein n'est autre que de tâcher de bien mettre Mgr le Dauphin dans le plus profond du coeur de Jésus-Christ... Or n'est-ce pas ce que vous prétendez tous dans la congrégation de l'Oratoire, et que Jésus-Christ seul soit tout dans le monde

 

(1) Le modèle d'un grand évêque en la personne de feu M. Etienne de Vilazel, dans Les diverses oeuvres de M. J.-B. Noulleau, pp. 34-5o).

 

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Et se tournant en particulier vers le général, qui était alors le P. Senault, il reprenait son glorieux refrain :

 

Vous savez en quelle source j'ai puisé et puise encore tous les jours. Il n'y en a point de plus pures dans l'Église de Dieu. Reconnaissez les fruits de vos jardins, et dites seulement qu'ils en sont, pour les faire goûter... Je n'en demeurerai pas là.. Je prépare,

 

il avait plus de soixante ans, et menait la terrible vie que nous allons dire,

 

je prépare pour l'Oratoire, et par lui, pour toutes les grandes âmes, et pour les habiles, le Jésus-Christ des Pères, c'est-à-dire tout Jésus-Christ, in capite et in membris, dans les purs termes de ces grandes lumières (1).

 

Avouez qu'il a de l'allure, et ne craignez pas qu'entre ses mains le flambeau des Bérulle et des Condren tourne à la tiède chandelle. Avouez aussi qu'il sait choisir ses héros, entre autre son Vilazel, qui était alors avec Cospéan, une des gloires de l'Église gallicane, et un des meilleurs ouvriers de notre Contre-Réforme. Lui aussi, tout oratorien. C'est lui qui fit à Saint-Honoré, l'oraison funèbre de Condren. Si Noulleau était né timide, Vilazel lui aurait appris à parler sans peur aux puissances d'ici-bas.

 

La première fois qu'il prêcha devant Louis XIII, après avoir été sacré évêque, - c'est Noulleau qui parle dans l'oraison funèbre de Vilazel, - voyant que le roi n'était pas assez attentif à la prédication, il dit au roi : Sire, je vous demande audience

 

(1) Ses adresses ne s'arrêtent pas là, au vif amusement du P. Batterel. « Puis il dit son mot au P. Séguenot, au P. de Saint-Pé, au P. de Mouchy, au P. Nicolas Lambert (directeur de la reine d'Angleterre)... Il ne finit au reste cette longue kyrielle qu'après s'être adressé aussi à presque toutes les communautés... de Paris, Bénédictins, Carmes, Feuillants, Augustins, Jacobins, Jésuites, etc..., et à grand nombre de ducs et duchesses, à divers théologiens et docteurs de sa connaissance, enfin à presque toute la terre ». Batterel, Mémoires domestiques, IV, pp. 134, 135. Sourions aussi, mais, pour l'historien de Noulleau, quelle chance de trouver ainsi, dressée et publiée de sa main, la liste de ses amitiés oratoriennes! Le fameux abbé de Bourzeis était aussi de ses grands amis. Il l'appelait son n grand Apollon». Cet homme d'esprit et de goût, et qui fut de l'Académie, aurait-il donné à Noulleau des conseils d'ordre littéraire ?

 

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de la part de Dieu. Sur quoi, les gardes du roi qui tenaient la porte ayant fait quelque bruit ou quelque murmure, il dit au roi : Sire, je vous supplie de commander à ces insolents, qui font là du bruit, de se taire et de ne troubler pas le respect qui est dû à la parole de Dieu. Ce que le roi ayant fait, il lui parla en ces termes : Sire, j'avais à dire à Votre Majesté que jamais sa munificence et sa libéralité n'est venue plus à propos qu'en ce temps, vu la misère extrême de vos peuples ; laquelle est telle que, si quelque étranger venait dans votre ville de Paris, et qu'il vit l'or dans la boue pour orner les carrosses de vos courtisans, il croirait qu'il n'y a point de royaume plus florissant que le vôtre ; mais s'il allait dans vos provinces éloignées, et qu'il vît vos pauvres sujets brouter l'herbe comme les bêtes, pour sustenter leur pauvre vie, il dirait qu'il n'y a point au monde de royaume plus malheureux que le vôtre.

 

Noble leçon de courage et de pitié! Noulleau ne l'oubliera pas. Vilazel estimait que la plus urgente des réformes était de « remettre les élections (épiscopales) au même état où elles étaient du temps de Louis XII, comme Henri IV avait protesté aussi à Messieurs du Clergé qu'il le voulait faire ».

Ce grand évêque m'a souvent parlé d'une certaine prédication qu'il méditait depuis longtemps de faire à la Cour, après laquelle, me disait-il, il mourrait content. C'était sur ces paroles du Prophète, au psaume 79 : Ut quid destruxisti... Exterminavit eam aper de silva... Ne voulait-il pas parler du Concordat fait par Léon X avec François Ier , qu'il savait bien que Guénébrard appelait le mystère d'iniquité ? Il croyait que le Concordat avait tiré la sainteté de l'Eglise, et y avait jeté la mondanité, et que, tôt ou tard, quelques-uns de nos grands rois renonceraient

 

à ce privilège (1). Tels furent les beaux jours de notre apprenti réformateur. « Mais ils ne durèrent pas. A M. de Vilazel, mort en 1641, succéda, à l'évêché de Saint-Brieuc, M. de la Barde..., et ce prélat n'hérita pas des sentiments de son prédécesseur en faveur du théologal. » Encore si, dans la guerre de trente ans qui allait commencer entre ces deux hommes,

 

(1) Le modèle, pp. 43-45.

 

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Noulleau avait songé à se ménager quelques alliés! Mais « son esprit de droiture et de bonne foi ne lui permit jamais de plier, pour approuver la moindre injustice, ni même pour l'empêcher de s'y opposer de front ». C'est ainsi qu'il s'aliéna tout ensemble les deux forces qu'un diplomate plus coulant n'eût pas eu de peine à opposer l'une à l'autre, et l'évêque et les chanoines.

Cependant, continue Batterel, que je résume à grands traits, « on ne pouvait lui refuser la justice d'admirer son zèle et de convenir de la droiture de ses intentions. II s'appliquait avec bénédiction à l'instruction universelle de son diocèse, (qui est, comme l'on sait, ou qui était plutôt l'office du théologal). Il prêchait continuellement avec ferveur et solidité, mais toujours sans ménagement et invectivant d'une manière un peu crue, contre tout ce qu'il savait de désordres ».

 

Mitre ou couronne, disait-il, dans un de ses sermons, épée ou robe, magistrature, commerce, opulence, bourgeois ou peuple ; je ne fais tort à personne quand je rends à Dieu et à mon ministère ce qui lui appartient. Je profite à tous, quand je ne puis céler la vérité qui condamne les vices des grands.

 

« C'était par des traits semblables, multipliés fréquemment, qu'il avait aigri plusieurs esprits contre lui. On le traita d'homme excessif et outré. Il se vit obligé plus d'une fois... d'appuyer sa doctrine et ses maximes, qu'il avait avancées en chaire, par des écrits imprimés ». Tel son livre sur la pluralité des bénéfices, que goûtèrent médiocrement certains bénéficiers du diocèse. Un autre ouvrage de lui, Les Conseils ecclésiastiques et le Sénat de l'Église, n'était pas fait non plus pour enchanter Mgr de la Barde, évêque autoritaire, impulsif, et lui-même, semble-t-il, assez obstiné. Rien pourtant de subversif dans les idées que Noulleau professait à ce sujet et qu'un autre ouvrage de lui - La politique chrétienne et ecclésiastique - exposera plus tard à l'Assemblée générale du clergé.

Il déplore la solitude hiératique où les notabilités du

 

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diocèse n'ont que trop de tendance à laisser leur évêque. Pourquoi priver celui-ci des lumières dont il a besoin : pourquoi abandonnez les uns aux tentations, condamner les autres aux épines du pouvoir absolu?

 

La plupart des ecclésiastiques, ne se souciant plus du principal de leurs devoirs..., ont presque tout à fait abandonné le service que nous devons tous aux évêques. J'ai vu de très bons prélats se plaindre de ce qu'on ne les voulait pas aider ; qu'ils avaient beau appeler les dignitaires, les chanoines et les pasteurs à leur conseil, qu'ils ne les y pouvaient attirer.

 

Il en connaît aussi, et peut-être en plus grand nombre, qui ne veulent pas qu'on les aide. On devrait revenir aux anciennes coutumes, rétablir dans chaque diocèse

 

un magnifique sénat ecclésiastique, composé de tout ce qu'il y aurait de science et de sainteté éminente, dans le corps d'un clergé, opinant sur chaque affaire, après une très mûre délibération et beaucoup de prières (1).

 

On voterait au scrutin secret. Le sénat, détail assez remarquable, serait ouvert aux religieux.

 

Les réguliers ont été entés dans le clergé, il est vrai, mais maintenant socii radicis et pinguedinis olivæ facti sunt, et on ne jouira jamais dans l'Eglise d'une paix bien entière, qu'on ne les associe à tous les conseils et à toutes les fonctions (2).

 

Les laïques eux-mêmes y auraient quelque accès. Noulleau rappelle le droit et

 

l'obligation qu'on a dans l'Eglise de se servir fort souvent de l'avis des saints laïques, particulièrement en toutes les choses qui regardent les différends, et les moeurs, et généralement toute la police extérieure de l'Eglise         Il y a des laïques illustres, non seulement en doctrine, mais en probité, à qui l'Eglise aurait grand avantage de donner lieu dans ses assemblées (3).

 

(1) La politique chrétienne et ecclésiastique pour chacun de tous MM. de l'Assemblée générale du clergé.... Paris, 1666, pp. 100, 101.

(2) Ib., p. 191.

(3) Ib., p. 238.

 

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L'action, l'action, l'action disait Démosthène;

 

on peut dire de même des choses plus nécessaires à l'Église : la première c'est le conseil des évêques ; la seconde, le conseil des évêques ; la troisième, le conseil des évêques (1).

 

Ni les papes, ni les rois « ne présument de rien faire sans conseil »; seuls, les évêques d'aujourd'hui prétendent à une souveraineté absolue. Qu'on réduise donc « chaque Église à un État monarchique et à une conduite et régime aristocratique » (2).

 

Avec quelle confiance les évêques, qui en auraient ainsi usé, se présenteront-ils un jour devant Dieu, pour lui dire qu'ils n'auront enfoui aucun ni de leurs talents, ni des talents de leurs frères (3)!

 

Aussi bien n'ai-je rencontré dans cet écrit aucune intempérance de langage. Il reste délibérément sur le plan des idées générales, indiquant par des « étoiles », les « faits et espèces considérables », qu'il ne juge pas à propos de traiter en public : secreta monita, qu'il se réserve de faire connaître aux « personnes d'autorité qui peuvent remédier à nos maux »(4). Voici le plus vif :

 

Que dirait aujourd'hui saint Ambroise..., s'il voyait non un seul temple matériel ôté à l'Église de Dieu, mais une infinité de temples vivants, retranchés et éloignés de toutes les fonctions hiérarchiques, comme s'ils étaient des membres morts ; s'il voyait bannir et exiler tous ceux qui ne retiennent point la vérité en injustice ?

 

« Une infinité » n'est ici probablement que figure de rhétorique. N'oublions pas toutefois, que, sous l'ancien régime, Rome était assez loin de Paris et de Saint-Brieuc. Quoi qu'il en soit, ni les sermons ni les écrits de Noulleau n'agréaient

 

(1) La politique chrétienne et ecclésiastique pour chacun de tous MM. de l'Assemblée générale du clergé..., Paris, 1666, p. 290.

(2) Ib., p. 343.

(3) Ib., p. 231.

(4) Ib., p. 459-46o.

 

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à son évêque. « Ses entretiens particuliers avec ce prélat achevèrent de le ruiner dans son esprit », tant qu'enfin, M. de la Barde, ne pouvant souffrir l'esprit de réforme et la hardiesse avec laquelle cet apostolique... lui parlait franchement sur tout, lui interdit en 1647 la prédication, quoique fonction si essentielle à sa qualité de théologal. »

En homme que rien n'étonne, Batterel continue placidement. « Il eut recours à sa défense ordinaire : il fit imprimer un nouveau traité : De la nécessité des Conférences, des Études et de la vie commune des ecclésiastiques; mais ce moyen eut un effet tout contrāire. Il n'apaisa point le prélat, et lui attira à dos la clique des prêtres ignorants, fainéants et libertins, qui s'étendait assez loin. Il n'avait pas négligé les moyens de droit pour se maintenir dans l'exercice de ses fonctions, mais la voie de la justice lui fut fermée.

« D'ailleurs, il est à présumer que son caractère de réformateur inflexible et universel de tous les abus l'avait rendu odieux jusqu'au Palais, par son Traité de l'extinction des procès, qui ne pouvait plaire, ni aux gens de justice, ni aux chicaneurs, comme celui de l'Usage canonique des biens de l'Église, et encore celui Des élections à l'étal ecclésiastique, où il combat fortement et crânement, à son ordinaire, les principaux abus qui se commettent en ce genre, le brouillèrent avec le clergé.

« Cependant son zèle croissait à proportion de ce que le nombre de ses ennemis augmentait; et, ne pouvant se contenir d'instruire le peuple, depuis sa défense de monter en chaire, il prit le parti de le prêcher dans les rues, les carrefours et les grands chemins. Ce qui lui attira, en 1649, un nouvel interdit, non seulement de la prédication, mais encore du confessionnal, et même de dire la messe. Consterné, mais non renversé d'un tel coup, il donna au public un Traité de la sainte liberté de la parole de Dieu et de la fermeté du prédicateur évangélique. Il y joignit trois dissertations : 1° De la liberté de saint Ambroise, de saint Chrysostome et de saint Basile; 2° De la liberté apostolique de saint Bernard et du

 

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bienheureux Pierre Damien; 3° De celle de Pierre de Blois et de Gerson.

« Cette dureté de conduite et de maximes le fit soupçonner, par ceux qui lui en voulaient, d'être Janséniste, mais à tort, et il fit sur cela ses preuves au delà de ce que l'on pouvait raisonnablement exiger de lui. Car : 1° il fit imprimer six mois avant la condamnation des Cinq propositions par Innocent X, un Traité de l'amiable composition des différends du temps sur le sujet de la fréquente communion et de la grâce, où il est difficile de trouver de quoi fonder le moindre soupçon de jansénisme, et, au contraire, il prêche ouvertement... contre les Arnaldistes et les Jansénistes. Il

avait même un système assez particulier sur la grâce, par lequel il prétendait réunir les deux partis opposés, les Thomistes et les Molinistes (1).

« Il était au reste, aussi réformé dans ses moeurs et son train de vie que grand réformateur par ses instructions. Voici le portrait que nous en fait M. le curé de Saint-Michel, d'après des témoins oculaires, très dignes de foi qui sont encore vivants :

 

Il était si pauvre qu'il n'avait dans sa chambre que ses cahiers, ses livres, son bréviaire, un pupitre, et toujours deux rames de papier blanc (et la multitude prodigieuse de ses écrits..., fera bien voir que ces deux rames ne lui étaient pas inutiles).  Il était si simple dans ses habillements qu'il n'avait jamais deux soutanes, se faisant une loi du conseil de l'Evangile pris à la lettre ;  jamais de manteau long, jamais de manchettes, ni de collet (c'est-à-dire apparemment de rotonde, ou peut-être aussi de rabat, mais un simple petit collet comme les nôtres) ; si absolument désintéressé qu'il distribuait tout le revenu de sa prébende théologale à de pauvres écoliers, son patrimoine aux mendiants, et que le casuel de ses messes était tout le fonds de sa subsistance. Aussi ne lui fallait-il pas grand'chose pour vivre. Il ne buvait jamais ni vin, ni cidre, ni autre liqueur qui peut enivrer, mais il usait de tisane, à la place de l'eau toute crue.

 

(1) On trouvera dans Batterel l'exposé assez curieux en effet de ce système (III, p. 111). Voir aussi (Ib., p. 135, 136) une lettre de lui à Godeau sur le même sujet.

 

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Les mets, qu'on servait sur sa table étaient toujours grossiers et des plus communs. Il ne s'y mettait jamais qu'il n'eût invité deux pauvres. Enfin, son valet, qui était son seul domestique, ne lui servait jamais à dîner qu'il ne lui eût servi auparavant la discipline, dont il lui donnait par son ordre trente coups à midi, et cent au soir, avant le souper, qui était aussi précédé de la cérémonie de prendre la haire ou le cilice, dont il était toujours revêtu pendant la nuit. Aussi avait-il toujours les épaules meurtries, ensanglantées, si fidèle à cette pratique de se faire discipliner, que, dans l'absence de son valet, il fallait que quelqu'un des pauvres, ses convives, lui rendît ce cruel office avant de se mettre à table, quelque répugnance qu'ils eussent à se résoudre de traiter ainsi leur charitable hôte.

C'était là ses seuls vrais amis et panégyristes. Car tout ce qu'on appelle les honnêtes gens, à la réserve d'un petit nombre, étaient ses censeurs déclarés, et le traitaient de fou, d'hypocrite, de faux prophète, de novateur, de réformateur, d'homme outré; à quoi il ne laissait pas de donner quelque occasion par la manière sèche et dure, dont il continuait de tancer les vices dominants de tous les états, dans les divers opuscules, dont il inondait le public.

 

Soit dit en passant, il y a beaucoup d'exagération dans ce dernier paragraphe et je m'étonne que Batterel n'en ait pas fait la remarque, lui qui apporte plus loin les nombreux témoignages d'admiration donnés au P. Noulleau par le clergé de Saint-Brieuc, le « Corps de justice » et la « Maison de ville ».

« Mgr de la Barde lui en fit vainement des réprimandes sévères ; son zèle et la fermeté apostolique, dont il faisait profession, lui firent aller son train. Comme son premier interdit n'était que verbal, ou qu'il n'était d'abord suspens de la prédication que dans son église, et de la messe que dans la ville, il continua de prêcher dans toutes les églises des religieuses, qui voulurent bien l'écouter en particulier.

Il le fit souvent chez les capucins. Il allait catéchiser les enfants et les paysans dans les villages circonvoisins, et dire la messe dans une chapelle hors de la ville, ce qui

porta son évêque irrité à lui faire signifier un interdit dans toutes les formes.

 

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« Ce coup, qu'il reçut en 1653, ou peut-être en 1654, lui fut très sensible. Il se donna tous les mouvements raisonnables pour le parer, ou faire voir du moins au public qu'il ne l'avait pas mérité ».

 

Après tout, disait-il dans un de ses nombreux factums, être sujet et inférieur, ce n'est pas être esclave... Etre prédicateur, et l'être en titre perpétuel et irrévocable, c'est-à-dire théologal, ce n'est pas être muet, et jamais la liberté de la parole qui ne va pas dans l'excès, ne peut et ne doit être blâmée dans ceux en qui le plus grand des crimes, selon l'Ecriture et les Pères, lorsqu'ils sont obligés de parler dans la cause de Dieu et de l'Eglise, serait le silence.

Maintenant, et pour faire. le retour : être supérieur ecclésiastique, ce n'est pas être maître, être souverain, être seigneur absolu ; et gouverner ecclésiastiquement, ce n'est pas gouverner despotiquement. Etre prélat et évêque, quoique le supérieur des supérieurs, ce n'est pas être au-dessus des Lois...; ce n'est pas avoir un empire arbitraire, indéfini, absolu sur la vie civile et sur la mort civile et ecclésiastique, par les arrachements des autels, par les interdictions, par les retranchements ou de la société des hommes ou de tout l'honneur de cette société... Enfin être promoteur, ce n'est pas avoir droit absolu d'attaquer indifféremment tout le monde et de le mettre en peine, c'est-à-dire en justice ; et l'ayant mis, le laisser là toute sa vie. Voilà ses plaintes ! Voilà à quoi les intimés doivent répondre. Voilà ce que les grands juges ont à juger.

 

Il avait du temps pour tout et l'attention à sa propre cause, ne lui faisait « pas perdre un moment de vue ses projets de la réformation universelle... Cependant, comme il était toujours interdit, et que cette privation de célébrer le Saint-Sacrifice était une peine insupportable pour ce saint prêtre, il prit le parti, dans l'amertume de sa douleur, de se retirer près d'une chapelle appelée Notre-Dame de Bon-Repos, perchée au haut d'une rude et âpre côte de ce nom dans la paroisse de Plérin, lieu très propre pour la méditation et les exercices de pénitence. Aussi y pratiqua-t-il des

austérités et des mortifications inconcevables. Il coucha longtemps sur la dure dans cette chapelle, souvent même

 

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sous la gouttière, qui était entre la chapelle et la cime du roc, sur lequel elle était taillée. Il s'aperçut bientôt que cette situation ruinait son tempérament. Pour y obvier, il se fit bâtir, à cent pas de cet oratoire, un petit réduit divisé en autant de petites stations qu'il y a de jours dans la semaine. Il passait chacun de ces jours dans la cellule qu'il y avait destinée et consacrée à quelque exercice particulier. Là, il vivait dans une entière abstinence de viande, dans un jeûne perpétuel, dans l'exercice régulier de la discipline, qu'il se faisait donner par son valet à midi et à l'entrée de la nuit en la manière qui a été dite ailleurs, et se proposant pour modèle la vie des anciens solitaires, dont il avait les exemples continuellement sous les yeux, dans les images dont il avait tapissé ses différentes cellules.

« Il n'y fut point à couvert des mauvaises langues ; on traita publiquement sa retraite de haute folie, et c'est le nom qui est resté encore aujourd'hui dans Saint-Brieuc au lieu, où il avait bâti ce petit taudis et les sept stations, qu'il nommait ses délices et son calvaire, et que ses ennemis appelaient ouvertement sa folie. Il s'en serait consolé sans peine, si l'on s'en était tenu là ; mais M. de la Barde lui fit signifier, en 1666, de nouvelles défenses de dire la messe dans cette chapelle. Il l'interdit dans toute l'étendue du diocèse, et de la fonction même d'y faire le catéchisme. On peut aisément juger de la violence de ce dernier coup par l'extrémité où il se porta pour se garantir des suites. Il se résolut pour cela d'aller tous les matins de son pied dire la sainte messe au bourg de Saint-Quel, ou Saint-Qué, distant de ses cellules du Bon Repos de trois lieues et demie de ce pays-là, afin d'avoir la consolation d'y célébrer les saints mystères dans cette paroisse, qui est de l'évêché de Dol et la plus voisine de son diocèse. Il y allait donc tous les jours, à jeûn et à pied, et en revenait le soir dans le même état, pour prendre dans sa cellule sa réfection ordinaire, accompagnée des mêmes exercices de pénitence.

« Il ne se peut exprimer quels biens il fit à Saint-Quel. Il

 

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y fit des merveilles pour le bâtiment et la décoration d'une chapelle de Notre-Dame de la Ronce, fameuse dans ce pays-là par la dévotion et le concours du peuple et les fréquents miracles de guérisons extraordinaires que Dieu y faisait. Il avait trouvé, dans le zèle et les sentiments du recteur de Saint-Quel, une humeur assez convenable à la sienne. A la faveur de ce rapport et de l'accueil qu'il reçut, notre saint prêtre donna un libre cours à son ardente charité, qui était dans un état violent depuis les défenses. 11 prêcha, il fit l'oraison, il administra tous les sacrements au peuple, et cela, avec des fatigues de sa part, et une édification de la part des fidèles, dont il n'y a que Dieu qui connaisse bien la juste valeur. Il est sûr, du moins, qu'à force de patience et d'exhortations, il vint à bout de renouveler l'esprit du christianisme dans cette paroisse de Saint-Quel, qu'il y établit si solidement la vertu et la régularité.. qu'elle s'en ressent encore aujourd'hui, et qu'on y en fait honneur à la mémoire de M. Noulleau (1).

« Il ne pouvait manquer de succomber sous le faix de tant de travaux. Un chemin de sept grandes lieues par jour.,, pendant trois années consécutives, quelque temps qu'il fit, dans les plus grandes chaleurs de l'été, comme dans les rigueurs de l'hiver, pour un corps demi usé par cinquante années de macérations et de pénitence, et plus consumé encore par le chagrin le plus vif de ne pouvoir travailler et exercer son zèle dans sa patrie, il n'en fallait pas tant pour le tuer, et il n'y pouvait tenir plus longtemps ». Il mourut, vers 1672, et fut enterré à Saint-Brieuc « sous sa chaire théologale ».

Tels sont, relatés par Batterel avec un sang-froid que j'admire sans l'envier, les épisodes marquants de cette carrière apostolique. Pour juger ce triste procès, il nous faudrait un supplément d'information, entendre l'une et l'autre

 

(1) Pourquoi, demandera quelqu'un, ne pas quitter bonnement le diocèse de Saint-Brieuc, s'installer dans celui de Dol? Peut-être parce qu'étant théologal, il se croyait tenu à la résidence.

 

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cloche; mais plus d'un pensera sans doute avec moi que le moins « extraordinaire » des deux n'est pas le prélat. Les saints ne sont pas toujours commodes, et l'on s'explique sans trop de peine que le zèle, peut-être intempérant, de Noulleau ait exaspéré l'évêque de Saint-Brieuc. Je dis peut-être, car rien ne démontre que le théologal, missionnaire perpétuel dans le diocèse, ait jamais dépassé la juste mesure. Aussi libre dans ses écrits que dans ses discours, si je ne puis me vanter d'avoir lu tous ses ouvrages, les quelques milliers de pages que je connais de lui, ne sont assurément pas d'un énergumène : rigide, si l'on veut, et obstiné, mais toujours maître de soi, humain, surnaturel à un haut degré, et d'une sagesse parfaite. Mais quelque outrance de parole ou de plume qu'on ait pu lui reprocher, je ne crois pas qu'il ait jamais fourni l'ombre d'un prétexte à la cruelle censure dont il fut frappé. Mgr de Maupas du Tour eut beau faire confiance aux calomniateurs infâmes de M. Boudon, il ne lui enleva pas la messe. Nous savons, du reste, que Mgr de la Barde avait la foudre facile. Pour un rien, et sans même une contrefaçon de procès canonique, il excommunie « un vieillard de près de quatre-vingts ans, qui avait servi l'Église, dans les charges de doyen d'un vénérable chapitre, de grand vicaire et d'official pendant près de trente ans ». « Non, Monseigneur, lui écrivait Noulleau, coupable d'avoir laissé voir qu'il n'approuvait pas cette iniquité, non,

 

je n'ai jamais cru et je ne le crois pas encore que (cette) excommunication..., ait été bien fulminée. Je ne l'ai jamais crue valide ni juste, et je suis très assuré que peu de personnes ont eu une autre créance. Ce n'est pas que vous ne soyez juge, personne n'en peut douter ; ce n'est pas non plus que, si l'Église était notablement intéressée en votre personne, vous ne puissiez porter sentence, et la porter en cas urgent sans de grandes formalités et monitions précédentes. Mais c'est qu'il n'y a point eu de matière, et même point de péché du tout. Si on pouvait coter une seule mauvaise parole que votre official vous eût dite, je la tiendrais certainement, le premier, un péché digne d'anathème.

 

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A la manière dont il qualifie ce péché, on voit bien que, lui-même, il ne l'a jamais commis.

 

Mais on n'en cote aucune... Et où est donc ici, Monseigneur, le manteau et la charité de Constantin pour couvrir la faute, quand bien même il y en aurait eu (1) ?

 

Contre lui, non plus, son évêque n'a jamais rien « coté » de sérieux.

 

Toutes les plaintes exposées... contre l'appelant, dit-il dans son Placet au Parlement..., doivent passer pour extrêmement suspectes, le dit appelant ayant pour lui le témoignage public de tous les corps de la ville..., et n'ayant contre lui que quelques murmures de particuliers, lesquels sont tous ou de la maison de l'intimé (l'évêque), ou des personnes qui n'osent résister à sa puissance (2).

 

Il semble bien, en effet, que tout Saint-Brieuc était pour lui, et ceux-là mêmes qui, à tort ou à raison, le trouvaient trop rude. Les chanoines, qui l'aimaient peu, prennent pourtant sa défense. « Il n'a d'autres ennemis que les ennemis du public », déclare le doyen de la cathédrale. « Vie et moeurs irréprochables..., au jugement de tout le pays. » Ainsi l'official «. après avoir entendu le témoignage de nombre d'ecclésiastiques » ; ainsi « tout le Corps de la justice : une vie entièrement répondante à sa doctrine et pleine aussi de toute sorte d'édification ». Ainsi «toute la Maison de ville... De grand exemple et édification, et nécessaire tant au public qu'aux particuliers ». « Déclarons porter tous avec peine que le dit théologal ne soit pas dans l'exercice de sa charge, dans laquelle il a toujours satisfait tout le monde (3). »

 

(1) Batterel, pp. 114-115. L'histoire de cette excommunication (cf. ib., est fort curieuse. Le marquis de la Meilleraie (le beau-père de Turenne), avait ouvert un « prêche » dans le diocèse de Saint-Brieuc. Sur quoi l'évêque avait ordonné à l'official d'excommunier quiconque irait à ce prêche. Arrêté par certaines difficultés de jurisprudence, et croyant que La Meilleraie était couvert par l'Edit de Nantes, l'officiai refusa, et ce fut lui qui fut excommunié, sentence bientôt déclarée nulle par le Parlement de Bretagne.

(2) Batterel, p. 121,

(3) Ib., pp. 121-122. Je dois m'en tenir aux documents rassemblés pas Batterel. Mais on voit bien que toute cette histoire est à reprendre. Il nous manque du reste un ouvrage d'ensemble sur l'épiscopat gallican depuis le concordat de François Ier.

 

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Pauvre Noulleau, c'est ainsi qu'il aura démontré, plus encore par le supplice de ses dernières années que par ses ouvrages, l'opportunité de ses vues sur la création de « sénats ecclésiastiques ». Avec cela, j'allais escamoter un de ses crimes et non sans doute le m'oins grave. Nous avons de lui, écrit ce pince sans rire de Batterel, « un Traité de l'autorité du Saint-Siège, où il en vent à ceux des évêques de France, qui, à la tète de leurs mandements, ne se disent pas évêques Sanctæ Sedis gracia. M. de Saint-Brieuc était dans le cas » (1).

 

II. NOULLEAU ET L'ESPRIT DU CHRISTIANISME. - Oui, ces deux mots résument toute la science, toute la spiritualité de notre bérullien. C'est d'ailleurs le titre général qu'arborent, diversement complété, plusieurs de ses livres : L'esprit du christianisme tiré de cent paroles choisies de Jésus-Christ; L'Esprit du Christianisme dans le Saint-Sacrifice...; l'Esprit du Christianisme dans la conduite de la vraie pénitence..., etc. (2). Un autre, et des plus beaux, a pour titre : l'Idée du vrai chrétien (3). Il promet quelque part, mais je ne sache pas qu'il ait publié un De religione christiana, sive de Christo et christianismo, - son magnum opus, dont la septième partie aurait eu pour titre : Spiritus et ingenium sive genius Christi (4). L'esprit ou le génie du Christ. Littéralement fasciné par la splendeur de cette oeuvre, mais aussi

 

(1) Batterel, p. 141.

(2) Ces trois ouvrages, et d'autres traités se trouvent réunis dans quatre volumes, que je nommerai pour faire court, Esprit, I, Esprit, II, Esprit, III et IV. Ils sont à la Bibliothèque Nationale et quelle ne fut pas ma joie, quand je vis qu'un volume entier de ces quatre était un recueil de lettres! Et quelle ma stupeur, lorsque, à plusieurs indices qui ne trompent pas, je m'aperçus que ces lettres n'avaient pu être écrites que par un disciple de saint Ignace? Et je le crois bien; ce sont les propres lettres et admirables du fameux P. Paul Lejeune. Curieux accident de reliure qui remonte au XVII° siècle, et que j'étais sans doute le premier à constater. Autant dire que, depuis plus de trois cents ans, personne n'avait ouvert ces volumes. L'erreur sera signalée dans le catalogue imprimé, quand viendra le tour de la lettre N. Mais le vrai tome IV, qui nous le rendra ?

(3) Ce volume dont je vais donner le titre intégral est de 1664, comme du reste les quatre volumes de l'Esprit.

(4) Batterel, pp. 13o-131.

 

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écrasé par elle, comment pourrai-je la présenter sans trop l'éteindre dans le peu de pages dont je dispose?

 

§ 1. - Le tout de Dieu.

 

Chez nos grands oratoriens, le sentiment de Dieu tient à la fois, dirait-on, de la sensation et de l'idée fixe. Une sorte d'obsession auguste, et le cuisant d'une brûlure. Don plus rare peut-être, ils se sont forgé un style qui fait passer chez les étourdis et les routiniers eux-mêmes cette impression religieuse. Il n'est par eux de réalité plus réelle que Dieu. Capacité de Dieu, comme ils disent, mais capacité sentie et qui est, comme ils disent encore, la vie même de l'esprit.

 

Tout cela, savoir : Dieu en nous, nous en Dieu ; Dieu animant tout ce que nous sommes ; nous animés de tout ce que Dieu est ; Dieu faisant et opérant tout en nous... ; nous mus et appliqués de Dieu même à tout ce que nous faisons...; c'est ce que nous appelons proprement la vraie vie de l'esprit ; la vie de l'Aine, non pas comme informant et animant notre corps, mais comme informée en quelque façon, comme activée et animée elle-même de Dieu (1).

 

C'est là aussi le principe de toute vie chrétienne. « L'idée du vrai chrétien, dit un des titres de Noulleau, qui est le grand et perpétuel adorateur en esprit et en vérité, le seul vrai amant, le seul vrai pénitent... » Adoration d'abord :

premier devoir, j'allais dire, premier instinct ou besoin d'une âme religieuse.

 

(Le chrétien) adore encore plus volontiers qu'il n'aime, parce qu'il veut toujours se porter à Dieu plus pour les propres intérêts de Dieu que pour les siens (2).

 

Ou, pour parler plus exactement,

 

comme il fait, en quelque façon, plus d'estime de l'adoration que

 

(1) L'Idée, pp. 18-19.

(2) Ib., p. 35-36.

 

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de l'amour, tout ce qui est de la grandeur de Dieu le touche plus vivement (1).

Si on pouvait dignement vous adorer sans vous aimer, et que ces deux devoirs se pussent séparer, comme ils ne le peuvent être, nous serions, en quelque façon, plus obligés à vous adorer qu'à vous aimer (2).

 

Oh ! ne craignez pas pour l'amour. Vous en entendrez bientôt le panégyrique. Pour lui, adoration parfaite et pur amour, c'est la même chose. Mais il n'oublie pas qu'une des missions principales de l'École française est de restaurer l'adoration, et par là même, la vraie notion de l'amour.

 

Je m'accuse donc de ne vous avoir jamais adoré comme je dois... ; je m'accuse que le nom même de l'adoration m'a été en quelque façon comme inconnu, et que, pensant à quantité de pratiques de piété, je n'ai mis presque jamais en ligne de compte l'adoration... Quand est-ce que j'ai pensé et parlé de vous adorer (3)?

 

Adoration, qui se porte plus spontanément, ardemment et constamment, vers ce qu'il y a, si l'on peut dire, de plus Dieu en Dieu, sa grandeur, son infinité, son incompréhensibilité, son ineffabilité (4).

Après Bérulle, Condren; et avec celui-ci, un pas de plus vers la métaphysique du pur amour. « Notre grand adorateur » doit avoir une « dévotion singulière »... à la sainteté de Dieu », c'est-à-dire se heurter, s'écraser même avec une sorte de joie adorante, à ce qui nous distingue, nous sépare le plus de Dieu. Car c'est là pour eux le sens du mot : sainteté.

 

Cette sainteté est la perfection divine, qui retire Dieu en soi-même pour ainsi dire ; afin de ne s'appliquer qu'à soi-même et

 

(1) L'Idée, pp. 51-52.

(2) Esprit, III ; p. 19.

(3) Ib., III, pp. 24-25.

(4) Idée, pp. 5,-52-61. Cf. ce que nous avons dit, dans le volume sur Port-Royal, du Chapelet du Saint-Sacrement.

 

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de n'aimer que soi-même, pour ne veiller enfin qu'aux seuls intérêts de sa gloire ; ne regardant du tout en cette vue aucune créature... Ce divin adorateur n'a point de plus fortes attaches qu'à cette sainteté divine, qu'il regarde aussi sans cesse..., sur le plus haut de la montagne de la Divinité.

 

Ne prenez pas la Sainteté pour un attribut négatif, et en quelque façon inerte. L'isolement divin a ses exigences jalouses, implacables, toujours agissantes.

 

Le propre de la sainteté de Dieu, c'est de détruire en la créature tout ce qui est de la créature pour y établir Dieu... Tous les regards qu'elle a vers elle ne sont que des regards de destruction et d'anéantissement...

 

D'où l'idée de sacrifice, confusément mêlée chez les sauvages eux-mêmes à l'idée de religion, et pleinement réalisée par les seuls chrétiens.

 

Ce grand chrétien ne soupirant qu'après la sainteté, ne s'oppose jamais à aucune des volontés de Dieu, qui agit en lui en qualité de saint,

 

separatus, separans;

 

et qui, comme tel, ne cesse de détruire en lui pour édifier, d'ôter pour mettre, d'abaisser pour élever, d'éteindre pour allumer, de consumer pour purifier, de mortifier enfin pour vivifier de la plus noble vie, qui est la vie de la sainteté.

 

Il paraît assez du reste, que la seule considération philosophique des attributs divins ne conduirait pas à des vues si hautes, si essentiellement chrétiennes, sur le sacrifice. Par delà les attributs, la vraie religion atteint ce que Noulleau appelle « l'esprit de la Divinité », la pleine réalité de Dieu c'est-à-dire, « la Trinité de ses personnes ». Aussi bien le grand chrétien ne reconnaît-il « aucune philosophie qui ne soit élevée jusqu'à l'éminence de la plus haute et de la plus divine théologie;

 

(1) Idée, p. 254. Il y a là de fortes pages contre la « philosophie séparée ». « Nul Père de l'Eglise, écrit-il, n'a traité la philosophie comme séparée de la théologie, mais toujours, en traitant à dessein de la seule théologie, a enfermé sous elle tout ce que la philosophie a jamais eu de plus beau »(p. 262 263 ). L'idéal serait de « ne faire des deux qu'un seul corps de science, qui soit tout ensemble ou philosophie-théologie, ou théologie-philosophie » (p. 256). Cf. aussi un très curieux rapprochement entre Platon et Scot. « Platon, aussi bien que son maître, a réduit toute la philosophie à la seule morale, la réduisant à la seule pratique et pratique d'amour, et de l'amour de Dieu ; ce qui a été dans les derniers siècles, la doctrine précise de l'admirable Scot », p. 254. Malgré le thomisme foncier de la plupart des oratoriens, à commencer par Bérulle, il ne faut jamais oublier les attaches franciscaines de cette école. N'était, d'ailleurs, mon incompétence, j'aurais l'impression assez vive que Noulleau philosophe et théologien mériterait une étude particulière.

 

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§ 2. - Dieu de Jésus-Christ.

 

Il s'est fait, depuis l'Évangile, un changement prodigieux dans la langue de la religion. Le Rédempteur, qui, « parlant... si rarement de son Dieu, parle si ordinairement de son Père », nous enseigne par là qu'il faut toujours « adorer principalement Dieu sous le titre de Père, et par conséquent de Fils et de Saint-Esprit... ; principalement sous le titre de Trinité, c'est-à-dire selon tout l'esprit et toute la vérité de ce qu'il est et de tout ce qu'il est ».

 

La principale, la plus grande, la plus continuelle, la plus fervente de toutes ses dévotions, est (donc) sa dévotion à la très sainte Trinité, dont il sait que, par le baptême, il porte l'impression et l'image..., y ayant été sanctifié par la bénédiction particulière du Père, comme lui envoyant, pour cette sanctification même, la propre personne de son Fils, et engendrant formellement ce Fils en lui, pour cette grande fin ; du Fils, comme le faisant subsister à proportion en qualité d'un de ses membres, dans sa propre personne de Fils de Dieu incarné... ; du Saint-Esprit, comme étant en son âme, par sa propre personne, non moins le véritable lien de cette âme au Père et au Fils, qu'il est en la Divinité même, le lien personnel de ce Père et de ce Fils... Voilà comme nous portons tous par le baptême, Ies formelles et véritables impressions des trois personnes divines, par l'intime présence desquelles

 

nous sommes « précisément et principalement sanctifiés et consacrés à Dieu » (1).

 

(1) Idée, pp. 37-39.

 

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Les splendides catéchismes qu'il devait faire dans sa chaire de théologal ! Ce dogme de la Trinité, si distant en apparence, qui paraît d'abord métaphysique pure, et comme tel, un embarras plus qu'un secours aux tenants du moralisme religieux, comme Noulleau excelle à le placer au foyer même de toute vie intérieure, de toute morale ! Rien de plus injuste, de plus contraire à l'esprit du christianisme, que le reproche qu'on fait souvent à nos bérulliens de se perdre en spéculations vaines, au risque d'émousser chez leurs disciples le souci de la perfection. On voit aussi dans ce beau texte, comment s'appellent l'une et l'autre, la dévotion à la Trinité, et cette dévotion au baptême qui fut si répandue au XVII° siècle, comme nous le montrerons dans un de nos prochains volumes.

 

Quel profit... peuvent faire en la grâce tous ceux qui, sans adorer distinctement les trois personnes divines, ne pensent presque jamais à Dieu que simplement comme Dieu... ? S'il n'avait été invoqué sur eux dans leur baptême que comme Dieu, seraient-ils baptisés? Ne l'invoquant donc presque sur eux-mêmes que comme Dieu..., peuvent-ils jamais devenir de grands chrétiens? Ce n'est pas ainsi que le pratique le parfait adorateur. Il n'a pas plus de vue que Dieu est Dieu, qu'il n'en a que Dieu est Père et qu'il est Trinité.

 

Et qui plus est, et logiquement,

 

il regarde toujours la Trinité comme le Dieu de Jésus-Christ. Autrefois seulement le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, aujourd'hui, et c'est le sommet de ses titres, le Dieu de tout Jésus-Christ (1).

 

Cela n'enlève rien à Pascal, qui sans doute n'avait pas lu le P. Noulleau ; mais cela nous rappellerait, au besoin, que la suprême originalité de Pascal est d'avoir réalisé lui aussi le dogme fondamental, l'esprit, le génie du christianisme

 

(1) Idée, pp. 43-48. La IIIe partie du Magnum opus de Noulleau, avait ou devait avoir pour titre : Deus Christi « où il sera traité de toutes les perfections divines » ; la IVe  partie « Pater Christi, qui comprend le mystère de la Trinité ». (Batterel, p. 131.)

(2) L'idée du vrai chrétien - ouvrage dédié, pour le dire en passant, à la princesse de Conti et à la duchesse de Longueville, et qui, par suite, a pu circuler dans le « saint désert » - est postérieur de deux ans à la mort de Pascal, 1662-1664 . D'un autre côté, on sait bien qu'en 1664, Noulleau ne pouvait connaître le Mémorial. La rencontre néanmoins est assez frappante pour que les chercheurs de sources ne se tiennent pas pour battus. Pour aiguiller leurs jeux innocents, rappelons que la spiritualité de l'école française n'a pas été étrangère - de beaucoup s'en faut - à la formation de Port-Royal.

 

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§ 3. - Omnia et in omnibus Christus (1).

 

Non, encore un coup, Dieu n'a pas « voulu établir en la terre, une religion telle quelle ». Il a fondé cette religion en son propre Fils, qu'il a rendu « la base, le soutien, le fondement et la pierre angulaire, l'hypostase, la subsistance, le support, l'âme même en quelque façon, et la vie de tous les actes de cette religion » (2). C'est bien leur Christocentrisme à tous, car des mots nouveaux sont nécessaires pour définir une adhésion aussi raisonnée et philosophique, aussi éperdue, aussi totale, au mystère chrétien ; ou plutôt, car enfin la Trinité seule est « centre », c'est bien leur panchristime à tous, mais construit, exprimé, chanté avec une plénitude de conviction et de ferveur qui ne fut peut-être jamais dépassée. « Pardonnez-moi, s'écrie-t-il dans une de ces formules de prière qu'il propose ingénument à tous ses lecteurs, mais qui trahirait à elle seule la sainteté de Noulleau,

 

Pardonnez-moi ce crime qui passe peut-être... tous les autres crimes de ma vie : crime de ne vous avoir jamais aimé en Jésus-Christ et selon Jésus-Christ, comme vous m'avez aimé par Jésus-Christ (3).

 

Le crime d'avoir été religieux à la façon de l'honnête homme, mais non du chrétien. Non pas qu'il abjure le dogme fondamental de l'humanisme dévot : il le proclame, au contraire, et avec une netteté qui n'est pas commune chez les bérulliens, pas assez peut-être :

 

(1) Epître de la Xe partie du Magnum opus, mais abrégé. Omnia et in

omnibus Christus, omnia et in omnibus Trinitas.

(2) L'Idée, p. 369.

(3) Esprit, 1, p. 37.

 

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Personne n'est chrétien qui ne soit premièrement homme, et personne n'accomplit, Seigneur, la loi de votre grâce, qui n'ait premièrement accompli en perfection la loi de la nature (1). Ah ! Seigneur ! si je ne suis pas encore parfaitement chrétien, ne permettez pas que je ne sois pas au moins parfaitement homme. Et, si je n'ai pas encore tous les traits de la grâce, que je ne renonce pas au moins à tous ceux de la nature! (2).

 

Ah! non; il n'était pas janséniste! Mais enfin,

 

c'est la plus grande tentation du diable sur tous les esprits et sur tous les cœurs des hommes, que de tendre sur eux un voile perpétuel pour les empêcher de voir et envisager Jésus-Christ, comme la seule voie du Paradis, et le seul grand, le seul nécessaire absolument, le seul indispensable moyen de nous lier à son Père ; pour les empêcher de goûter cette voie..., d'y prendre leur principale habitude et le train plus ordinaire de toute la course de leur vie (3).

 

Il y en a tant qui « ne veulent aller à Dieu que par eux-mêmes» (4). « On connaît Jésus-Christ et on ne le connaît pas. Il est au milieu de nous, comme il était au milieu des Juifs du temps de saint Jean-Baptiste, et nous ne le connaissons

non plus qu'eux » (5).

 

Gloire à ce grand Jésus-Christ d'avoir suppléé par lui seul l'éternelle impuissance de toutes les créatures (6).

 

« Pour dire maintenant en quoi consiste toute la religion chrétienne », il en donnera, d'après saint Paul, trois « expressions» ou formules différentes, qui d'ailleurs, « reviennent... toutes à un seul point, qui est l'union très étroite de toute âme à Jésus-Christ, et par Jésus-Christ à Dieu ».

 

La première, que la Religion chrétienne consiste toute à

 

(1) Il va sans dire que ce sont là des précisions métaphysiques. Ce « premièrement » n'implique pas une priorité dans le temps.

(2) Esprit, I, pp. 95-96.

(3) Ib., III, pp. 516-519.

(4) Ib., III, pp. 516-519.

(5) lb., III, p. 521.

(6) Ib., I, p. 494.

 

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proprement parler, dans le regard perpétuel de Jésus-Christ, et dans le transport et comme le trajet perpétuel de Jésus-Christ à Dieu...

La seconde expression de la Religion chrétienne, c'est qu'elle consiste toute dans l'Adoration de Dieu selon l'Esprit de Jésus-Christ; et dans l'Amour de Dieu selon le coeur de Jésus-Christ; qui est la vraie adoration de tous les Chrétiens en esprit et en vérité... Car quel moyen d'adorer Dieu comme il veut être adoré, que de le faire dans l'esprit de Jésus-Christ? et quel moyen de l'aimer en vérité, comme il mérite d'être aimé, que de le faire, pour ainsi dire, avec le coeur même de Jésus-Christ, qui est à nous, et que nous nous pouvons approprier à cette grande fin, quand nous voulons, aussi bien que toute sa Personne, pour adorer en cet Esprit et en ce Coeur, qui sont plus à nous que nous-mêmes, comme il a adoré; aimer comme il a aimé; endurer comme il a enduré; vivre comme il a vécu; mourir comme il est mort.

La troisième expression de la Religion chrétienne est, qu'elle consiste à être en toutes choses dans tous les sentiments, dans toutes les inclinations, dans toutes les manières d'agir de Notre Seigneur Jésus-Christ, à, ne penser que ce qu'il a pensé; ne vouloir que ce qu'il a voulu, ne faire que ce qu'il a fait. Pour être ainsi en tout notre intérieur et tout notre extérieur, de parfaites copies de ce grand original de toutes les âmes chrétiennes... J'agis, mais ce n'est plus moi qui agis, comme si je ne le faisais que de moi-même; c'est Jésus-Christ qui agit en moi. Je me présente à Dieu sans cesse, comme une créature qui ne peut vivre sans Dieu ; mais ce n'est plus moi qui m'y présente, comme si je ne le faisais que par moi-même; c'est Jésus-Christ qui s'y présente en moi, comme un de ses membres.

Comment aurais-je le courage de l'interrompre, l'imprudence de trop l'abréger ?

 

Or, afin de bien entendre toutes ces expressions, et nous figurer une idée bien facile de la dignité de Jésus-Christ, comme étant pour ainsi dire, tout le caractère, l'impression et la forme de toute la perfection et sainteté des chrétiens, représentons-nous toujours vivement que Jésus-Christ est cet Homme, et cette unique Créature entre toutes les créatures du monde, en qui Dieu a mis et réduit comme à un centre, tout son esprit, toutes ses pensées, tous ses soins, tout son coeur, tout son amour, toutes ses grâces, tous ses trésors. Dieu a tout mis en cet Homme; il y a tout

 

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versé, il y a tout épuisé. En sorte que, qui veut être regardé de Dieu, il faut qu'il soit en cet Homme, l'unique objet de tous les regards de Dieu, de toute la vue de Dieu, qui n'a des yeux que pour le voir. Qui veut être aimé de Dieu, il faut qu'il soit en Jésus-Christ, l'unique objet encore de tout l'amour de Dieu, qui n'a de coeur que pour l'aimer. Qui veut aller à Dieu, il faut qu'il soit uni et incorporé à Jésus-Christ, comme une partie de lui-même, pour y aller avec lui. Car comme Dieu n'aime que Jésus-Christ, il n'attire à soi que Jésus-Christ. Enfin, qui veut avoir quelque part à Dieu, telle qu'elle puisse être; quelque part à ses grâces et à ses miséricordes infinies, il faut que, pour les attirer en soi, il soit tout en cet Homme, tout dans son esprit et dans son coeur (1)...

 

Quelle n'est donc pas notre dignité, et le moyen que nous nous fassions une trop haute idée de nous-mêmes!

 

O mon Dieu, que je n'ignore jamais ce que vaux et, qu'ayant à me donner, je ne me donne jamais pour moins que je ne vaux. J'avais toujours bien ouï dire, qu'on ne pouvait être à vous sans une sainte superbe, ni être digne de vous, si on ne se mettait, pour s'élever à vous, et pour n'être distant, pour ainsi dire, que d'un degré de vous, au-dessus de toutes les créatures. C'est bien une école d'humilité que la vôtre, mais cela n'empêche pas qu'elle ne le soit aussi de superbe, et même que la souveraine humilité que vous demandez de nous, ne soit en quelque façon fondée sur une souveraine superbe, puisque vous voulez que, pour n'être soumis qu'à vous, ou pour l'amour de vous, nous nous tenions toujours d'une telle façon au-dessus de toutes les créatures, que nous ne nous donnions jamais pour aucune en qualité d'esclaves ; nous ne nous échangions jamais pour aucune en qualité de prix, comme s'il se pouvait faire qu'aucune nous valût et en pût être le prix et la compensation légitime (2).

 

Rejoignons maintenant, à la lumière de ces principes, nos autres philosophes de la prière.

 

§ 4. - La prière chrétienne.

 

La vraie prière, Noulleau la définit parfaitement, quand il parle de « ce trajet perpétuel de nos âmes à Dieu par Jésus-

 

(1) Esprit, I, pp. 525-534.

(2) lb., I, pp. 277-278.

 

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Christ » ; de ce « perpétuel rapport, tant à l'Humanité sainte de Jésus-Christ qu'à la Divinité en trois Personnes », rapport que maintiennent ou que renouvellent soit « les paroles de notre bouche », soit « les paroles de nos mains et de nos oeuvres, qui sont encore sans comparaison plus éloquentes ».

 

Parler à Dieu de Jésus-Christ, parler de Dieu à Jésus-Christ.

 

Sans cela, point de prière.

 

Parlerions-nous à Dieu de ce qu'il n'a pas dans le coeur? Or, il n'a dans le coeur que Jésus-Christ, ou ce qui est quelque chose de Jésus-Christ ou à Jésus-Christ.

 

Le malheur « de ces derniers temps » est que nombre de fidèles

 

sont chrétiens, pour ainsi dire, sans Jésus-Christ..., n'ont et n'eurent encore jamais ni non plus de vue de Jésus-Christ, que s'il n'y avait point au monde de Jésus-Christ; ni non plus de recherche de Dieu, de recours à Dieu, d'attache à Dieu par Jésus-Christ, que s'il y avait un autre ordre de Dieu que celui qu'il a inviolablement établi, qui est qu'on aille toujours à lui par Jésus-Christ ;

 

Il est de telle sorte l'unique fondement de toute vraie religion, l'unique moyen de toute vraie prière, que « quiconque est sans Jésus-Christ est sans Dieu » (1).

Prier, c'est donc « adhérer » à Jésus-Christ, « incessamment élever et attacher inséparablement à Dieu par Jésus-Christ, tout ce que nous sommes, tout ce que nous pouvons et tout ce que nous faisons ». « Perpétuelle élévation, adhérence, liaison, attache, union à Dieu par Jésus-Christ (2) ». Tout se ramène donc à

 

ne respirer sans cesse que Jésus-Christ, comme la vie de notre vie dans toutes nos prières, dans toutes nos actions, dans toutes nos souffrances, l'ayant toujours, pour cela même, en l'esprit, au coeur, et en la bouche. Et croyant fermement que nous n'avons

 

(1) Esprit, III, pp. 552-555, 532-533.

(2) Ib., III, pp. 529-53o.

 

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pas une seule bonne et amoureuse pensée, qui ne soit en nous, comme un coup de pinceau, pour y former quelque trait de son image, pour y exprimer quelque chose de sa figure, pour y représenter en nous à chaque fois, quelque rayon de sa beauté, quelque échantillon de sa bonté. Parlons toujours à Dieu le langage de Dieu, afin qu'il nous entende... Et comme ce langage de Dieu, aussi bien que sa parole éternelle, c'est Jésus-Christ, son Fils, parlons-lui toujours de Jésus-Christ. Dieu ne prononce qu'une seule parole pour se dire tout ce qu'il veut dire dans toute l'Eternité, et cette parole, c'est son Fils... Qu'il est à désirer que nous entrions puissamment en cette vérité, la plus importante vérité de la Religion chrétienne! Savoir que toute la force, toute la grâce et vertu de toutes nos oraisons, c'est la pensée que nous y avons de Jésus-Christ, c'est l'adhérence que nous y avons à Jésus-Christ (1).

 

Mais c'est encore trop distinguer entre Jésus-Christ et nous :

 

Nous sommes toujours deux, qui sommes inséparables ; notre Seigneur Jésus-Christ et moi : lui..., comme mon tout et moi comme une partie de lui; lui, comme ma personne même en lui. Ainsi en me donnant à vous, Seigneur, je vous donne toujours avec moi Jésus-Christ, et ce n'est jamais qu'en sa personne que je parais devant vous; ce n'est jamais que par lui, comme étant votre parole même, que je vous parle. Ne me regardez donc jamais devant vous comme moi-même, ô grand Dieu, regardez-moi toujours comme membre de Jésus-Christ, et, me regardant ainsi, ne me refusez jamais l'oblation que, vous faisant de moi, je vous... fais... sans comparaison plus de lui, que je ne vous la fais de moi-même... Je ne suis qu'un organe pour former sa parole; je ne suis qu'un écho de ses grandes prières qu'il vous a fait pour moi dans les jours de sa vie (2).

 

Méditer n'est pas prier :

 

Celui qui médite, étudie; celui qui fait oraison a étudié..., a approfondi... toutes les mesures... de la grandeur de Dieu. On ne lui peut rien apprendre, il sait tout, il croit tout, il voit tout par les yeux de la foi, et, en cette simplicité, il adore tout,

 

(1) Esprit, I, pp. 525-537.

(2) L'Idée..., pp. 153-154.

 

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il comprend tout en son adoration, en son amour..., aussi bien dès le premier moment qu'il se met devant Dieu dans l'oraison, comme en tout le reste du temps qu'il donne à l'oraison.

                                

La prière ne saurait être le discours, puisque le discours exige une série d'actes successifs et distincts.

 

La véritable oraison est de nature à être faite en un moment, comme en beaucoup de temps. Elle est pour durer tout le temps qu'on y veut mettre, comme le premier moment qu'on emploie.

 

Nous l'avons déjà vu et nous le verrons encore : pour tous nos métaphysiciens, ces deux mots : oraison préparatoire, ne peuvent aller ensemble.

 

(La prière) se fait tout entière en un instant, et, participant à tous les privilèges de l'éternité..., elle continue, et, en quelque manière, se suit toujours elle-même dans tous les instants suivants, toute la même dans tous le temps qu'on s'y est destiné, toute la même dans tous les moments de ce temps.

 

C'est toujours la théorie bérullienne et mystique des « états » opposés aux u actes »; des activités continues de la fine pointe, opposées aux morcellements, des « actes ».

 

C'est cette façon d'oraison qu'ont reconnue tous les Pères. Il est vrai qu'ils ont aussi fort parlé de la méditation de Dieu et de la Loi, mais sans doute ils lui ont toujours préféré, comme il faut aussi, l'union avec Dieu, et l'oraison proprement, c'est cette union avec Dieu (1).

 

Rien d'ailleurs n'est plus facile que d'appliquer ces directions générales à toutes les formes de la prière, et notamment à la prière liturgique, si chère, comme l'on sait, aux oratoriens. Un des moyens de devenir « bons chrétiens » est de bien célébrer, dans tout le cours de l'année, tout le cours des mystères de Notre-Seigneur.

 

C'est un des plus grands secrets de la vie bien chrétienne, que de savoir parfaitement recueillir toutes ces grâces tout le long de l'année, à mesure qu'elles nous sont ouvertes et distribuées...

 

(1) L'Idée..., pp. 273-277.

 

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Tantôt l'Humilité dans le temps des Avents, la propre vertu du Mystère de l'Incarnation qu'on honore en ce temps-là; tantôt la Simplicité, l'Innocence, la Pureté, la Tendresse d'amour envers Dieu et envers le prochain, les propres vertus de l'Enfance de Grâce, dans le temps de l'Enfance de Jésus-Christ... depuis le jour de Noël, jusqu'à la Purification de la Vierge... ; et ainsi de tout le reste. Car c'est ainsi que, s'étendant sur Jésus-Christ, tout le long de l'année, on tire vie de tous ses mystères, comme le corps de l'Enfant la tirait de tous les membres du Prophète qui s'était raccourci sur lui (1).

 

« S'étendant sur Jésus-Christ, tout le long de l'année », il n'y a qu'un Noulleau pour trouver de ces formules.

 

O qui me fera la grâce et qui me donnera le temps de bien représenter au monde et à la maison de Dieu... la puissance comme infinie de ces divins regards des mystères de Dieu et de Jésus-Christ, par lesquels nous leur devenons entièrement semblables (2).

 

Lui aussi donc, il attribue à ces « divins regards » unitifs, à la contemplation adhérente, à la prière qui n'est que prière

une « puissance infinie » et où l'effort ascétique le plus tendu n'atteindra jamais.

 

§ 5. - « La sainte Grandeur » et la « Politique chrétienne »,

 

Avant d'aborder le plus sublime de cette oeuvre, les écrits sur le Pur Amour, donnons-nous un peu de détente en résumant à grands traits, la « politique chrétienne » de Noulleau. S'il avait eu besoin de l'apprendre, son maître Vilazel, ce « grand politique », lui aurait appris qu'on ne saurait

 

être dans la parfaite charité, qu'on ne fasse sans cesse toute l'instance qu'on peut faire tant envers Dieu, par ses prières, qu'envers toutes les Puissances, par ses continuelles sollicitations

 

en vue de procurer « le bien public » (3).

 

(1) Esprit, I, pp. 535-537.

(2) L'Idée, pp. 554-555.

(3) Le parfait modèle, p. 49.

 

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D'où chez Noulleau le souci constant de rappeler leur devoir « social » aux grands de la terre. Plusieurs de ses livres leur sont adressés, sa Théologie des Grands, par exemple (1), ou encore sa Paraphrase des principales prières, « appropriées aux besoins et à la piété des personnes de la plus grande qualité » (2).

 

Ave Maria... Divine Vierge, recevez mon salut, c'est un grand qui s'adresse à une grande... Credo... Patrem omnipotentem... Seigneur, que tous les dieux de la terre vous imitent... ; que (les Grands) ne soient donc jamais grands, non plus que vous, que pour faire des grands biens ; qu'ils ne soient jamais puissants que pour empêcher de grands maux ; qu'ils ne soient jamais dieux sur les peuples que pour en être... les pères (3).

 

Non que, prise en elle-même, cette grandeur, celle du sang ou des hautes charges, l'éblouisse, comme elle faisait alors, et comme elle fera longtemps encore, de très dévots personnages, dont l'austérité, d'ordinaire assez tapageuse, semble s'attendrir dès qu'elle se heurte aux vices des grands. Nos Messieurs de Port-Royal sont plus indulgents à un cardinal de Retz qu'à ces diables de jésuites. Curieuse lettre de M. de Rancé qui vient d'apprendre la mort soudaine et terrifiante de l'archevêque de Paris. L'ami se désole plus que le chrétien. Non moins curieux, le Rancé de l'épiscopat, si l'on peut dire, le cardinal Le Camus, dans la sérénité des jugements qu'il porte sur tel grand seigneur de sa connaissance, notoirement déréglé. « Dieu a ses voies, disait-il paisiblement, pour sauver les hommes dans tous les états (4). » Et

tant, et tant d'autres, parmi lesquels vous ne trouverez pas cet aristocrate de Fénelon, Noulleau non plus, certes, qui, en vrai chrétien, pensait que les voies de Dieu sont plus redoutables sur les grands que sur les petits. Il a, du reste, sur la distribution des biens et des honneurs de ce monde,

 

(1) Recueillie dans le tome Ier de l'Esprit...

(2) Recueillie dans l'Idée du parfait chrétien.

(3) L'Idée, p. 58o-598.

(4) Bellet, Vie du cardinal Le Camus, p. 27.

 

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quelques pages d'un humour presque sinistre, et qui eussent déconcerté l'auteur de la Politique tirée de l'Écriture sainte. Elles ont pour titre : De la tragédie de ce monde. Une tragédie, c'est-à-dire, « une représentation de choses qui ne sont pas ce qu'elles paraissent », la figura hujus mundi de saint Paul.

L'auteur de cette tragédie, c'est Dieu même. Qui, comme dans une grande république, où il faut des divertissements au peuple, aussi bien que des occupations sérieuses, a établi un jeu dans le monde; a ordonné une grande tragédie pour tout le cours des siècles, à l'usage de tous ceux qui passeraient sur la terre... Dieu est l'auteur des ombres et des couleurs, aussi bien que des corps, et des substances colorées. Il est l'auteur des jeux qu'il a établis dans son Règne, aussi bien que des sérieuses occupations qu'il a commandées. Ludens in orbe terrarum... Il y est le seul maître de toutes les cérémonies et de tolites les places. Or la règle qu'il observe dans cette distribution c'est de ne donner d'ordinaire les plus grands personnages de cette tragédie qu'aux personnes moins considérables de sa maison et de son royaume et empire... Le maître de la tragédie ménage ses enfants et ses meilleurs domestiques et ne les expose pas volontiers à un. si grand péril, n'ayant pas tant de considération pour des gens mercenaires et empruntés, qu'il n'a pris que pour la scène et qui ne sont à ses gages que pour la comédie. De là vient que les Grands et les illustres de Dieu, les vrais Nobles et Rois de sa Maison, les seuls héritiers de son Empire et de toutes ses couronnes sont d'ordinaire les valets et les faquins de la comédie. Et qu'au contraire les roturiers de la maison de Dieu et de son règne sont les Grands et les Grandes, les Princes et les Princesses, les Souverains et les Souveraines de cette Tragédie. Et comme ce ne sont que des personnages de théâtre, de là vient encore que tous leurs noms, toutes leurs qualités, tous leurs titres ne sont en effet que des noms étrangers, que des qualités passagères, que des titres sans possession. Tituli sine re...

Autant que les personnages en cette Tragédie sont différents, autant la passion naturelle de ses acteurs est aussi différente. Celle des principaux n'y est presque que de s'y plaire comme à leur souveraine félicité... Et c'est pourquoi, comme aimant singulièrement la Tragédie du monde on les appelle MONDE, du nom de ce qu'ils aiment le plus, ils se voient honorés, servis, traités, considérés sur le théâtre, où ils ne font que bonne chère, que

 

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rire, que jouer, que commander ; leur condition leur plaît, leur grandeur, leurs ornements et leurs habits, quoique ce ne soient que des grandeurs et ornements de théâtre.

 

Cinq actes, « les cinq monarchies... Assyriens, Mèdes, Grecs et Romains, et la dernière, qui a consommé toutes les précédentes est celle de Jésus-Christ, avec laquelle le monde finira et qui ne finira jamais elle-même ». Pour nous, « jetés

sur le théâtre dès la naissance..., nous n'en sortons qu'à la mort ». « C'est là que finissent « nos titres et nos qualités de théâtre », et que « nos véritables qualités » commencent à éclater. Pour le théâtre lui-même, il s'effondrera dans la conflagration de l'Univers.

 

Et tous les acteurs de la tragédie retournant à leurs premières et dernières conditions, c'est-à-dire aux conditions de la naissance et de la mort, selon lesquelles tout le monde est égal, aux seuls mérites ou démérites près, ceux qui auront été les maîtres dessus le théâtre, deviendront les valets en la maison. Ceux qui auront commandé là, bon gré mal gré, obéiront ici. Ceux qui auront été juges, seront ici jugés; ceux qui auront battu seront ici battus et les plus puissants à mal faire seront ici les plus puissants à souffrir.

Or tout cela étant ainsi, que ceux qui aiment tant cette tragédie cessent de la tant aimer... Mais surtout qu'ils ne se glorifient jamais des grands personnages qu'ils y jouent. Car souvent le Maître de la Tragédie en change et en met d'autres à leur place. Souvent, par colère, il en chasse les plus grands, voire au milieu de leur scène, et fait même de ce changement un des plus grands divertissements de son théâtre...

Et que ceux au contraire qui s'ennuient de la tragédie, prennent patience ; car la chance tournera bientôt. Qu'ils en regardent la catastrophe (1)...

 

Nous avons ici manifestement ou l'ébauche, ou les débris ou l'écho de quelque sermon. Par où l'on voit qu'aussi bien que le P. Hercule, notre oratorien mériterait une place dans l'histoire de la chaire française, à côté, sinon au-dessus du P. Senault. On s'accorde à voir en ce dernier le réformateur

 

(1) Esprit, pp. 626-640.

 

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de notre éloquence sacrée au XVII° siècle. Oui, sans doute, mais songez aussi que cette réforme, toute littéraire en apparence, devait suivre infailliblement la diffusion merveilleuse des idées bérulliennes, cet approfondissement tout nouveau, cette pleine réalisation du mystère chrétien. Le sublime et le goût s'appellent, du moins le grand goût. On rencontre parfois dans les images, et, plus encore, dans les mouvements de Noulleau un je ne sais quoi qui annonce Lacordaire. Et précisément on songe avec mélancolie aux prodigieux chefs-d'oeuvre qu'auraient pu devenir les Conférences de Notre-Dame, si le romantisme catholique s'était trouvé en possession d'une doctrine spirituelle, ou neuve, ou renouvelée ; si Lamennais avait été le disciple ou le rival d'un Bérulle et d'un Condren. Quoi qu'il en soit le sourcilleux prélat, qui défendit au P. Noulleau de prêcher, n'aimait donc pas l'éloquence. Ou bien jugeait-il contraire à l'Évangile et séditieux, que l'on rangeât si hardiment « les grands et les grandes, les princes et les princesses, les souverains et les souveraines », parmi « les roturiers de la maison de Dieu » ?

Quand les petits n'étaient pas là pour l'entendre, Noulleau leur faisait la part encore plus belle. Nous autres grands, disait-il, car il l'était lui-même deux fois, et par sa naissance et par son titre de Théologal - nous avons « nos lois et nos obligations à part »; nous sommes tenus à une perfection supplémentaire. « Ce qui sauvera le commun des chrétiens ne sauvera jamais les riches ni les grands (1). »

 

C'est assez aux petits, qui n'ont point de puissance, qu'ils aiment Dieu de tout leur coeur... Mais tout cela n'est encore rien aux grands, s'ils ne l'aiment de plus de toute leur puissance, et si tout ce qu'ils ont de crédit et d'autorité dans le monde, ils ne l'emploient sans cesse et pour procurer toute sorte de bonnes oeuvres à la gloire de Dieu, et pour empêcher tant qu'ils peuvent toute sorte d'offense.

 

(1) Esprit, III, p. 77.

 

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Les autres n'ont que trois pas à faire dans l'accomplissement de l'amour, et ceux-ci en ont quatre (1)...

 

Rivaliser de dévotion et de dévotionnettes avec les petits, éclipser leurs humbles aumônes, la belle affaire ! D'un côté, ils ont tout leur temps à eux pour vaquer à la prière, et de l'autre des revenus plus copieux. La plupart d'entre eux sont trop faciles à croire

 

que la piété qu'ils doivent le plus pratiquer..., soit de faire de longues prières, de visiter tous les lieux saints, d'assister à toutes les confréries, d'entendre toutes les prédications, de hanter les hôpitaux et les prisons, de donner de grandes aumônes, de s'abaisser même quelquefois jusqu'à servir les pauvres de leurs propres mains, de ne pas toujours tenir leur rang dans le monde avec toute la pompe et tout l'éclat qu'ils pourraient (2).

 

Mais, il s'en faut bien que le devoir propre des grands se limite à si peu de chose. Et bravement, Noulleau écrit à la Reine Mère :

 

Il faut certes, Madame, il faut que toutes les personnes de votre grande autorité fassent dans leur vie de ces sortes de chefs-d'oeuvre, de ces grands coups d'état, de ces actions héroïques de charité et de justice chrétienne... A moins de ces grandes oeuvres, comme tout le reste est au-dessous de vous, tout le reste de votre part est indigne de Dieu... Les voeux que vous devez lui faire... doivent autant surpasser les voeux et les entreprises des petits, dont Dieu se contente aisément de la part et de la main des petits, que vous les surpassez tous.

 

Sa grandeur la condamne à l'héroïsme.

 

Le ciel est mis à prix pour toutes les personnes. Mais il est à ce haut prix pour toutes les personnes royales. Payez ce prix, et vous l'aurez. Ne le payez pas, quelques bonnes oeuvres que vous fassiez d'ailleurs..., vous ne l'aurez jamais (1).

 

(1) Conjuration contre les blasphémateurs, Paris, 1645. Vers la fin: Remontrance... aux Seigneurs et Dames de piété.

(2) Esprit, I, pp. 612, 616.

(3) Esprit, III. Dédicace. Ces actions d'éclat, Anne d'Autriche était deux fois tenue à les accomplir a dans la Province qui (avait) l'honneur de l'avoir pour gouvernante ». « Je me souviens de l'avoir autrefois instamment proposé (à V. M.) pour la Bretagne, et que votre piété vous en fit fort goûter la simple proposition; mais je sais aussi que vous n'y trouvâtes pas pour lors de correspondance dans ceux qui y devaient coopérer sous vos ordres. »

 

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Aussi bien, est-ce par les grands que l'on arrive à convertir les petits :

 

On ne fait jamais assez quand on ne travaille qu'à la conversion des petits et des particuliers, car elle n'a point de suite, et ne tire presque personne après elle. Mais, comme en convertissant les Grands, on convertit infailliblement en conséquence tous les petits qui en dépendent, commencez par les Grands la réforme de ceux que vous devez convertir... Car ce ne sera plus jamais par les petits que le monde changera. Ils ne font point d'exemple, ils ne donnent point d'envie de faire ce qu'ils font (1).

 

Et qu'on ne dise pas qu'il est trop tard pour que la France de Louis XIII revienne à la ferveur des âges de foi.

 

Combien voyons-nous encore de nos jours même de très beaux restes de cette sainteté..., si toutefois nous avons des yeux pour les voir... Le grand Elie même ne voyait pas de son temps les sept mille âmes qui n'avaient jamais courbé le genou devant Baal... Vous me direz que tout le monde est aujourd'hui bien corrompu dans le siècle, et même dans l'Eglise et les religions les plus austères. Il est vrai aussi qu'il y a partout des mauvais chrétiens. Mais il est vrai aussi qu'il y en a de bons partout... Que ne doit-on pas croire d'une bonne partie du menu peuple..., dont plusieurs conservent devant Dieu leur innocence baptismale, qui ne sont au monde que comme les enclumes sur lesquelles on frappe incessamment, ce qui fait que, n'ayant pas le loisir de respirer, ils n'ont pas le temps de pécher ? (2)

 

(1) Esprit, I, pp. 59-63.

(2) Esprit, I, pp. 512-514. Il ne se montre pas toujours si optimiste. Ainsi, dans sa Conjuration contre les blasphémateurs - qui est, d'ailleurs, une oeuvre de jeunesse (1645) - il va jusqu'à dire : « De cent chrétiens catholiques en quantité de lieux de ce royaume.,., il en est pour le moins 95 qui ne connaissent pas Jésus-Christ et ne sauraient dire bien nettement ce qu'il est..., en sorte que les hérétiques en leur manière, chose horrible . le connaissent bien mieux qu'eux, en quoi certainement ils seront un jour leurs juges », pp. 95-96. Ces outrances que la rhétorique commande ne doivent pas sidérer, si j'ose dire, les historiens. Bien plus significatif le passage que je viens de citer dans le texte. A propos des Huguenots, voici un autre texte qui ne manque pas d'un certain intérêt. Le grand Vilazel, dit Noulleau dans l'oraison funèbre de son évêque, constatait avec douleur « que tous les pauvres n'étaient pas nourris..., que tous les hérétiques qui se convertissaient et qui avaient abandonné leurs biens et leurs appointements pour la foi n'étaient pas secourus... parmi nous autres, comme nos apostats le sont parmi les huguenots. » Le parfait modèle, p. 52.

 

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Est-ce donc là le censeur intraitable qu'on nous avait dit? Sévère sans doute, mais aux grands seuls ; accommodant, optimiste avec les petits. Le peuple, disait-il encore,

 

veut être à Dieu après tout, et pour peu qu'on travaille pour l'attirer à Dieu, il s'y rend volontiers (1).

 

Et cela est toujours vrai, le sera, j'espère longtemps encore. Mais enfin, que demande-t-il aux grands? Avant d'en venir - et l'on prévoit bien qu'il y viendra - à tel ou tel usage particulier de leur puissance, Noulleau entend que de cette puissance même ils se fassent une idée toute mystique, élevant en eux-mêmes plus hautement « le trône de Dieu ».

 

Car il faut élever le trône de Dieu partout et... le plus haut que l'on peut. Puisque les Grands sont donc, en leurs grandes conditions, comme les trônes visibles de la majesté de Dieu dans le monde, ils doivent, honorant leurs conditions, y faire paraître Dieu le plus superbement et majestueusement qu'ils peuvent..., selon toute l'étendue de leurs charges et de leurs dignités. Mais qu'ils prennent donc bien garde que ce soit Dieu lui-même qui paraisse ainsi en eux, et que, pour eux, ils soient tous cachés dans cette majesté (2).

 

Votre oeuvre principale, leur dit le Christ, est de me dresser comme des croix vivantes,

 

en sorte qu'il n'y ait personne, dans toute l'étendue du pays où vous êtes en autorité, qui ne m'y voie, qui ne m'y adore, qui ne m'y aime... M'auriez-vous fait, ô mon Dieu, pour une si grande chose que de vous élever dans tous les esprits, et dans tous les coeurs de tout ce que j'ai de personnes qui me sont soumises en la France, comme Moyse éleva autrefois le serpent dans le désert ! (3)

 

Avec cela, « autoriser sans cesse de toute sa puissance

 

(1) Esprit, I, pp. 6o9, 611.         

(2) Esprit, II, pp. 611, 612.

(3) Esprit, I, pp. 118-121.

 

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toute sorte de biens », notamment l'oeuvre admirable des Missions, et discréditer

 

aussi incessamment par toutes voies, toute sorte de maux... Oh ! si dans les Cours des Grands il n'y avait aucun grade, ni aucun titre d'honneur, aucune charge, ni aucun grand emploi, ni pour les duellistes, ni pour les blasphémateurs, ni pour les libertins ! Qu'il n'y eût que la vertu de récompensée ; que le vice de rebuté et de persécuté, que l'on verrait bientôt de véritables Cours saintes !

 

Jusqu'ici rien qui soit de nature à mettre en fureur la ruche des « Droits de l'Homme ». Poursuivons néanmoins et sans trop d'effroi.

 

De tout temps, la police des chrétiens s'est mêlée de faire sanctifier tous les saints jours... Mais où est aujourd'hui la déférence à cette police ? Et cependant, mon fils, toute personne qui en peut procurer l'exécution est coupable s'il ne la procure pas... Que je regarde donc..., ô grand Dieu..., tout ce qu'on a fait dans tous les royaumes et toutes les républiques chrétiennes, pour obliger tous sujets à la parfaite sanctification des dimanches. Et que je procure, autant que je pourrai, partout où j'ai autorité, toutes ces bonnes polices, particulièrement celles qui portent qu'on n'y tiendra jamais de foires, ni de marchés, et que les boutiques de tous les marchands y seront également toutes fermées, et qu'enfin il ne soit permis à personne en aucun temps du service divin, ou de hanter les cabarets et les jeux, ou de se tenir même aux portes et dans les rues comme personnes oisives (2).

 

Y a-t-il là de quoi tant frémir ? Je vous abandonne les flâneurs du dimanche, quoique, dans une société bien ordonnée, la rue ne soit pas à tout le monde. Dans Paris, le 21 janvier 17 93, c'est-à-dire, à l'aube de l'âge d'or, défense à tout citoyen, non seulement de prendre le frais sur le pas de sa porte, mais encore de se mettre à la fenêtre pour regarder les charrettes qui passent. Quant aux boutiques, saluons en Noulleau le précurseur de nos parlements

 

(1) Esprit, I, pp. 613-618.

(2) Esprit, I, pp. 22o-221.

 

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d'aujourd'hui. Si on doit contraindre les pharmaciens au repos dominical, pourquoi pas les garçons de café, déjà surmenés par la veille du samedi? Bien que libéral impénitent moi-même, et, de ce chef, ennemi décidé de toutes les dragonnades, soit de celles qui obligent les huguenots à faire leurs pâques, soit de celles qui promènent la charrue parmi les tombes de Port-Royal, soit de celles qui ne permettent pas à trois citoyens français, seraient-ils jésuites, de vivre en commun, je ne crois pas non plus qu'un homme de gouvernement, soucieux des droits de tous, de la décence des rues et du visage de son pays, croyant ou non, peu importe, ait les mains nécessairement liées, en face des manifestations publiques de la fureur anti-religieuse. Descartes, pour qui la bête n'est qu'une machine, eût voté la loi Gramont, ou dû la voter. Que les animaux souffrent ou non de notre colère stupide, l'homme du moins se dégrade en les torturant. Ne se dégrade-t-il pas infiniment davantage lorsqu'il vomit contre le ciel d'ignobles injures? Qu'on les juge ou non sacrilèges, une sage police n'a-t-elle pas le devoir de réprimer ces « exhibitions » nauséabondes, comme elle en réprime d'autres? A combien plus forte raison la police d'une société profondément religieuse, comme était la France de 1645. C'est à cette date, en effet, que Noulleau, dans la jeune ferveur sinon dans l'âpreté de son zèle, fait paraître le curieux ouvrage qui a pour titre : Conjuration contre les blasphémateurs, contenant les ouvertures et les expédients pour retrancher en la France les jurements et les blasphèmes et par mérite occasion tous les péchés publics, avec des remontrances contre les blasphémateurs à toutes les puissances de l'État;... au nom de grand nombre et de bons ecclésiastiques et de saints religieux et de personnes laïques, demandant tous ensemble d'une commune voix le retranchement de ce désordre.

 

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§ 6. - La « Conjuration contre les blasphémateurs ».

 

Cette initiative paraît d'autant plus significative qu'elle a été manifestement concertée avec les principaux chefs du mouvement, ou, disons le mot, du parti catholique. Vincent de Paul, au nom de toute la Mission, le curé de Saint-Nicolas du Chardonnet, M. Froger, au nom de tout son clergé, et d'autres encore, approuvent solennellement ce manifeste, et avec eux, si je ne me trompe, bien qu'il ne

paraisse pas, tout l'état-major de la « Compagnie du Saint-Sacrement ».

Les critiques savent bien qu'on ne peut apporter à un document de ce genre qu'une confiance limitée. Il semble néanmoins que, pendant la première moitié du XVII° siècle, le blasphème ait sévi chez nous avec une virulence particulière. Il y avait sans doute alors moins d'athées que n'en compte le P. Mersenne; mais nombre d'enragés qui jouaient à l'athéisme.

 

Et on est toujours là, lorsque, frémissant contre le ciel et la terre, et étant de l'esprit que, si on pouvait anéantir en un moment, et toutes les créatures et Dieu même, on le ferait de rage. On bande tous ses nerfs à inventer.., de tout nouveaux blasphèmes... On ébranle jusqu'aux gonds des enfers; on va fouiller jusqu'aux entrailles de Jésus-Christ, on le déchire en mille et mille pièces. On défie Dieu et ses foudres. On invoque toute la force et toute la puissance des démons. On arracherait de son âme, si on pouvait, mille fois le caractère du christianisme. On renonce à baptême, à Dieu, à Jésus-Christ. On se donne à tous les diables, on les presse de venir des enfers, on frappe la terre, pour les en faire sortir plus tôt.

 

 

Encore mal connue, malgré les excellents travaux de M. Lachèvre, c'est l'époque de ce qu'on pourrait appeler le libertinage flamboyant, beaucoup moins grave que l'incrédulité sereine qu'il prépare, et dont la véritable histoire,

n'est pas encore écrite non plus. Déjà néanmoins, semble-t-il, une malice plus profonde se mêle à ces fureurs d'enfants emportés.

 

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Que dirai-je de plus ? Mais que saurait-on dire ? Et cependant, je le ferai. Car dirai-je qu'il y en a..., dans la France, dans Paris et les provinces qui font quelquefois des défis : haïssant Dieu sans sujet, le méprisant à plaisir, l'offensant de guet à pens, en un point où nulle inclination de la nature ne porte, ni pour aucun profit, à qui se dégorgera mieux en blasphèmes contre lui (1).

 

L'autorité le sait bien, elle en gémit, mais elle se déclare impuissante à briser cette frénésie. Allons donc !

 

On le peut, car on peut tout... Hélas ! on peut tant d'autres choses dans le monde pour de bien moindres fins..., purement civiles, humaines, politiques. On peut, on y fait tous les jours des choses si difficiles et pour lesquelles il ne faut rien moins que se roidir... à toute force contre le courant de l'eau... ; faire toutes choses..., comme en dépit et malgré tous les hommes. Elles se font cependant, et se feront toujours par les souveraines puissances, et quand elles voudront et quand il sera nécessaire pour le bien de leurs États. Tout le monde le sait, tout le monde le voit. Pourquoi donc celle-ci, dans laquelle il est question de la plus haute gloire de Dieu, sera-t-elle la seule qu'on allègue si lâchement ne se pouvoir pas faire (2) ?

 

Il somme donc tour à tour de leur devoir, la Reine Régente, le Duc d'Orléans, Mgr le Prince, Mazarin, le Chancelier, les Évêques, les Parlements, les Seigneurs et Dames de piété. C'est le moment ou jamais.

 

Il est vrai que nous avons été en un siècle, où le nombre des malades, étant sans comparaison bien plus grand que le nombre des sains, et beaucoup plus étant pour eux que contre eux, il n'y eût pas eu moyen de les lier et d'en venir à bout. Mais maintenant, grâce à Dieu, la face du monde a changé, et beaucoup plus sont pour nous qu'il n'y en a contre nous.

 

A ces mots, vous dressez l'oreille. Vous vous demandez quel peut bien être ce prodigieux renfort, qui, en si peu de temps, a changé la face du monde. Voici :

 

(1) Conjuration, pp. 15-17.

(2) Ib., pp. 63-64.

 

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Regardez toutes les Congrégations du Très Saint Sacrement, qui seront toujours comme des Compagnies sur pied, pour la cause de Jésus-Christ. Adressez-vous à elles. Elles auront les mains longues, et la puissance souveraine, tant séculière qu'ecclésiastique, les autorisera puissamment.

 

Ainsi encore, dans la remontrance à l'archevêque de Paris :

 

Vous êtes merveilleusement puissant... Vous avez toutes ces compagnies, congrégations .., confréries des personnes laïques, mais principalement celles qui sont érigées en l'honneur du Très Saint Sacrement (1).

 

Oh! Oh ! qu'est ceci? La redoutable « cabale » que les érudits contemporains tâchent à grand ahan de forcer dans ses tanières, cette « compagnie secrète » l'était donc si peu sous la régence, qu'il parait alors tout naturel de parler d'elle, et dans un ouvrage qui n'a rien de confidentiel, comme d'une troupe d'élite, connue de tous, comme on ferait aujourd'hui des chasseurs alpins ! Et cela, dis-je, avec l'approbation, également publique, de M. Vincent, un des grands chefs de cette association ténébreuse. Manifestement, on nous aura fait ce mystère plus noir qu'il n'était. Quoi qu'il en soit, c'est à la Compagnie du Saint-Sacrement que Noulleau voudrait confier la campagne contre les blasphèmes, en collaboration étroite, du reste, avec l'oeuvre des Missions.

 

Le second expédient, après les Missions..., c'est d'établir partout dans le cours de ces missions, de saintes Congrégations du Très Saint Sacrement, composées de personnes laïques pour la plupart.

 

Pour empêcher partout que le nom de Dieu ne soit blasphémé, on procédera d'abord,

 

par la voie de la correction fraternelle, qui, étant la voie de douceur, est toujours la première qu'il faut tenter. Et puis..., par la

 

(1) Les « remontrances », faisant figure de préface, ne sont pas paginées.

 

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voie de rigueur, déférant (les blasphémateurs) en justice, établissant partout des surveillants qui témoignent contre eux, au temps où ils penseront le moins.

Il doit y avoir ordre entre ces Compagnies, et que toutes celles des moindres villes et paroisses du diocèse, aient leur recours en tous leurs besoins et difficultés, à la même Compagnie... érigée en la ville épiscopale,

 

laquelle adhérera également

 

aux semblables congrégations établies dans Paris, et appuyées aux plus hautes Puissances... Le moyen de leur commerce sera que chaque Compagnie du diocèse informe par quelques-uns du corps, qui ne seront jamais ni nommés ni connus sur les lieux,

 

voilà du secret,

 

et informe par lettres, signées du sceau de la Compagnie, de trois en trois mois..., la Compagnie de la ville épiscopale de toutes les choses importantes... Et celle de la ville épiscopale en informe tout de même... (et avec) les mêmes précautions... le corps des congrégations de Paris.

 

De son côté, « l'autorité souveraine » dont on menace les délinquants, ne devra rien épargner,

 

et faire souvent, en cette première cause du monde, de grands effets de justice.

 

 

Avec le succès qui ne se ferait pas attendre, le nombre des ligueurs se multiplierait. Pour se défaire des agités, « il faudrait extraire de chaque groupe,

 

comme une compagnie particulière, singulièrement appelée la Compagnie du Nom de Dieu, pour la poursuite de toutes les affaires qu'il faudrait suivre en justice ; laissant (aux autres), tout le monde y étant propre, les corrections fraternelles.

 

Cette Compagnie particulière serait encore moins secrète que l'autre.

 

Autrefois on a porté la croix à de moindres occasions. Qui empêcherait qu'en celle-ci..., on ne prît une marque, qui serait octroyée d'autorité royale,

 

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et qui imprimerait partout « plus de terreur du blasphème ». Pourquoi pas « la croix d'argent avec le cordon rouge »? Mais, naturellement, il faudrait, avec cette livrée,

 

pour le moins autorité d'arrêter les coupables et les faire arrêter à tout le peuple, comme dans la clameur de Haro, jusqu'à se présenter devant le juge, toutes les fois qu'ayant juré et blasphémé le nom de Dieu, ils en recevraient le commandement par ceux qui porteraient cette marque. Et, en cas de refus, soit aux coupables d'obéir, soit au peuple de prêter main-forte, il fût en puissance du Commissaire de la Compagnie... de faire procès-verbal de la désobéissance... ; pour, le tout rapporté devant les juges, lui en être fait exactement justice, et les réfractaires condamnés à de grandes amendes.

 

Pour les dépenses qu'entraînerait cette organisation, rien de plus simple : on emploierait « le revenu de quelque bonne abbaye, sous le bon plaisir du Saint-Père ». Il serait, du reste, entendu qu'on ne poursuivrait que les blasphèmes les plus violemment scandaleux. Car ce serait fort souvent s'exposer à la risée des juges

 

que d'aller devant eux pour accuser d'un crime qu'ils ne jugeraient pas eux-mêmes, pour y être tout abîmés, être la moindre offense.

 

Avec cela, Noulleau ne se fait aucune illusion sur le succès de son projet :

 

Toutes ces inventions sont peut-être les seules par où l'on pourrait faire en justice quelque chose de plus que ce qu'on a fait jusqu'ici,

 

malgré les « ordonnances » si souvent réitérées de nos rois, nonobstant les arrêts de tous les Parlements,

 

Car dans les voies ordinaires, qu'on fasse et qu'on dise ce que l'on voudra, on ne fera jamais que l'ordinaire, c'est-à-dire rien... Mais nous voyons bien que ce n'est pas chose faite pour aujourd'hui ni pour demain. Les esprits trouvent difficultés à toutes sortes de bien. Il n'y a que le mal où ils n'en trouvent point. On le fait, on le continue, on l'autorise par la coutume, on le défend même depuis que la coutume l'a une fois autorisé. Il n'y a que

 

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le bien qu'on ne saurait établir, qu'on ne saurait maintenir, qu'on ne saurait remettre.

 

Et il conclut joliment :

 

Hé bien donc, que mes propositions... ne soient point agréées. Mais il en faut, pour le moins, chercher d'autres (1).

 

Desinit in piscem, songerez-vous. Eh ! quoi! réveiller ainsi en sursaut la Reine et Mazarin, sonner la mobilisation générale des forces catholiques, envoyer à la frontière les troupes d'élite, ces nouveaux croisés au « cordon rouge », et puis, aussi brusquement, faire cesser un feu qui n'a pas été ouvert, n'est-ce pas là beaucoup de bruit pour rien? Sans doute, mais aussi est-ce là peut-être l'aspect le plus remarquable de ce curieux document. Aux historiens et aux moralistes de l'approfondir plus sérieusement qu'il ne m'est ici permis de la faire. Pour moi, j'inclinerais à le prendre comme un examen de conscience, proposé à la Compagnie du Saint-Sacrement, par un confrère plus hardi, plus impatient que les autres, mais en même temps plus réaliste, et qui se rend compte plus nettement qu'on s'est engagé dans une impasse. Je répète, car c'est capital, que s'il garde la responsabilité de ses plans, ce franc-tireur n'en a pas moins l'approbation entière de ses chefs, heureux peut-être de lui laisser publier leurs propres pensées de derrière la tête. Opposer une digue à la fureur croissante des blasphèmes, c'était là, nous le savons, un des objectifs de la Compagnie. Sauf quelques suggestions pratiques, et d'ailleurs plus ou moins fantaisistes, Noulleau ne leur apportait rien de si nouveau, mais, d'une part, en fixant leur attention sur la seule lutte contre le blasphème, et, d'autre part, en leur avouant sans ambages que les seules mesures qui permettraient d'atteindre cette fin sont plus irréalisables les unes que les autres, ne voudrait-il pas, plus ou moins consciemment, faire toucher du doigt la faiblesse originelle de

 

(1) La conjuration, pp. 95-1o4.

 

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l'entreprise, débrouiller la pieuse confusion qui d'avance voue tant d'efforts à une inévitable faillite ? Chevauchant, pour ainsi dire, entre le passé et l'avenir, aussi attaché que personne aux principes de l'ancien droit chrétien, mais moins sourd que d'autres aux premiers appels, encore si timides, si incertains de l'esprit nouveau, c'est comme s'il disait aux confrères : ni vous ne voulez vous passer du glaive temporel, ni vous ne pouvez obliger ce glaive à sortir de son fourreau. Nec possum tecum vivere, nec sine te. La solution, il ne la voit pas, mais c'était déjà beaucoup, en ce temps-là, de voir le problème, et peut-être plus nettement que certains ne le verront, quarante ans plus tard, lors de la révocation de l'Édit de Nantes. Noulleau serait donc ainsi et M. Vincent avec lui, le précurseur malgré lui, de ceux d'entre nous qui, sans abandonner la thèse, qui est de droit divin, règlent leur politique sur les exigences implacables de l'hypothèse, à savoir d'un fait qui est ce qu'il est, et que nous ne changerons pas en le déplorant. Tel serait le revers pathétique du livre ingénument et pacifiquement belliqueux que nous venons de résumer. Aussi bien ce plan de conjuration nous étonnerait-il moins si Dieu était encore pour nous ce qu'il était pour les chrétiens de cette époque héroïque. « Dieu veuille bénir le dessein de tous les gens de bien du retranchement des blasphèmes, dit un des approbateurs du livre, l'oratorien Le Fèvre, théologal d'Orléans, je voudrais de tout mon cœur avoir donné tout mon sang pour les abolir ! » De là vient leur zèle ; la chair et le sang n'y ont point de part, ni l'esprit de domination. Quant aux mesures répressives ou coercitives qu'ils regrettent de ne pouvoir appliquer, ils nous laissent dans le vague (1). Nul

 

(1) Noulleau rappelle en passant les prouesses du fameux P. Bernard, un contemporain, déjà un ancêtre, et qu'il jugeait sans doute plus admirable qu'imitable : - «... Lorsque, se rencontrant dans les rues, où il entendait quelquefois d'horribles jurements, on l'a vu prendre, dans un saint transport de zèle, de certains blasphémateurs par les cheveux, et les suspendre en l'air de la seule force de son bras; et les y ayant suspendus, les laisser tomber à plate terre, comme s'ils eussent été sans vie; dont se relevant ou ils lui demandaient pardon..., ou ils s'enfuyaient devant lui comme la foudre » (p. 79).

 

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doute néanmoins sur les principes eux-mêmes, ni, par bonheur, sur l'esprit qu'il faudrait suivre en les appliquant.

 

Mon fils, je parle ici de contrainte en matière de mon service et du salut des âmes. Car, bien qu'on n'y puisse rien faire de parfait et d'accompli, que par le sacrifice volontaire de son coeur, puisque la perfection du christianisme, c'est l'amour, et que l'amour ne peut être contraint ni attiré par force : en sorte que pour le moins au sujet de l'amour, qui est le plus haut caractère du christianisme, il est bien forcé de laisser à un chacun la liberté de sa conscience et de sa volonté, si est-ce qu'il y a une infinité de choses où l'on peut et où l'on doit contraindre en fait de religion, et ne laisser pas en ce point non plus qu'en aucun autre, une licence effrénée à toute âme ou d'y faire ce qu'elle veut, ou d'y omettre ce qu'elle ne veut pas y faire.

 

On voudrait bien que Noulleau ait dit ce qu'il entend par cette « infinité de choses ».

 

J'ordonne ici à mes serviteurs, après avoir tenté toutes les voies de douceur, de contraindre tous ceux qu'ils rencontreront, de venir à mon festin. C'est parce que je sais bien que, quand ils y seront une fois, ils en seront ravis, et qu'ils béniront la contrainte et la nécessité qui les y aura fait entrer... Il faut pour le moins contraindre à venir voir ce que c'est. Et quand on l'a vu, on le goûte. Le goûtant, on le suit, et on l'embrasse. Et ainsi le volontaire succède au nécessaire; et l'amour à la contrainte, et enfin la plus grande de toutes les libertés, à la dernière de toutes les violences.

Mon fils, les États sont malades comme les particuliers, et ils sont en une infinité de très mauvaises coutumes, comme les léthargiques. Il les en faut guérir au commencement dans leur assoupissement mortel, sans qu'ils le veuillent, et même quelque résistance qu'ils y apportent, et après cela ils béniront éternellement la main de leur médecin charitable...

 

Eh quoi! « on contraint tous les jours les sujets d'obéir à leurs princes, les serviteurs à leurs maîtres, les enfants à leurs pères », et l'on se ferait scrupule de contraindre les créatures à obéir à leur Créateur, « pour le moins en toutes les choses » qui peuvent se commander, par exemple, si j'ai

 

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bien compris, à ne pas manquer la messe (1). Il semble, du reste, que, sur ce point-là encore, Noulleau s'en tienne à un souhait platonique ; intraitable sur la thèse, mais beaucoup plus hésitant devant l'hypothèse. Quoi qu'il en soit, que ni les violents, ni les brouillons ne s'en mêlent :

 

Mon fils, comme il y a des maux qu'il faut retrancher du monde, il y en a d'autres qu'il y faut tolérer... Car quelquefois les maux sont tellement inséparables des biens et les plus grands maux des plus grands biens, qu'il serait impossible de déraciner ceux-là sans détruire ceux-ci (2).

 

Toutefois le devoir d'intervenir et par une action directe, est beaucoup plus clair, plus impératif, dès qu'il s'agit de protéger les petits. Hélas ! trop de grands ont

 

un coeur de pierre au regard de tous les petits. Et cela même est tellement attaché à la condition de la grandeur que, quand même on aurait été autre avant que d'être grand, sitôt qu'on l'est, on devient ordinairement insensible à toutes les misères et nécessités des petits (3).

 

Que je ne les méprise donc jamais, Seigneur,

 

et non seulement cela, mais que je ne permette jamais que personne le fasse ! Hélas jusqu'ici on ne l'a que trop fait! Et l'insolence du siècle porte toujours insensiblement à l'extrême mépris de tout ce qu'il y a au monde de petits et de pauvres, jusqu'à les traiter quelquefois avec plus de cruauté et plus d'inhumanité que les hommes ni ne traitent les bêtes, ni ne les doivent traiter. Mais donnez-moi, Seigneur, d'arrêter en cela, comme en toute autre chose, autant que je pourrai dans ma condition, l'insolence du siècle (4).

 

« Ne permettre jamais », « arrêter »..., vous l'entendez bien : puisque la charité ne suffit pas, Noulleau voudrait que la force vînt au secours des petits et de leurs justes

 

(1) Esprit, I, pp. 372-376.

(2) Ib., I, pp. 248-249.

(3) Ib., I, pp. 68-69.

(4) Ib., I, pp. 334-335.

 

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droits. Il y a là une nuance, je n'oserais dire tout à fait nouvelle, mais assurément peu commune, parmi les moralistes chrétiens du temps de Louis XIII. Voici, du reste, pour finir, un programme plus explicite, j'allais dire un manifeste, comme une déclaration, oh! toute chrétienne, mais d'autant plus catégorique des « droits de l'homme ».

 

Mon fils, il est impossible qu'un royaume ne soit divisé, et il en est tout de même d'une ville et de chaque maison particulière, quand on n'y fait pas justice à un chacun, quand on n'y garde pas à un chacun son rang et qu'on n'y tient pas toutes choses dans l'ordre et dans l'égalité, autant qu'on les y peut mettre et les y entretenir. Vu que de l'iniquité du désordre et de l'inégalité naissent les murmures contre ceux qui y devraient maintenir la justice, l'ordre et l'égalité. Des murmures on eu vient aux aversions plus profondes et aux haines plus cachées. Et de ces haines, on s'emporte aisément dans les premières occasions aux guerres découvertes et aux lances baissées.

 

Il avait vu des guerres civiles, et il en sentait couver autour de lui de plus redoutables encore :

 

Pour établir donc, entre les hommes qu'on gouverne, une bonne union, et pour en assurer bien par là les fondements et les rendre inébranlables, il ne faut jamais mettre tout le bon d'un côté; toutes les richesses, tous les honneurs, tous les avantages de grandeur et de bien entre les seules mains de quelque nombre de particuliers. Car tous voulant avoir part, sous l'autorité et la bonté de celui qui les gouverne, à la félicité de leur siècle, et éclater dans le rang qui leur convient selon leur condition, si on les dépouille de tout leur honneur, on les dépouille de toute leur affection, et, ne se regardant plus traités en leur condition comme des personnes libres et dignes de rang, mais comme des esclaves et des gens de néant, ils ne méditent que rébellion et que désobéissance. Ils n'aiment dans la république, où ils sont si mal traités, que sa désolation, sa ruine et son renversement, en haine de ceux par qui ils sont si mal traités, ne regardant pas que, dans la ruine du public, ils trouveront encore pour eux une plus grande ruine. Mais il n'importe pour eux, car ils se veulent venger à quelque prix que ce soit...

En sorte que tout en revient là, mon fils, qu'il ne faut jamais aigrir des personnes nées libres, et faut que tous ceux qui les

 

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gouvernent les laissent vivre dans tout l'honneur et tous les avantages qui leur appartiennent selon leur condition, pour ne les contraindre point enfin de secouer le joug, et pour ne les pas réduire à ce point de désespoir qu'ils ne craignent pas, à l'exemple de Samson, d'abattre la maison sur eux-mêmes, pourvu qu'ils enveloppent sous leur ruine avec eux tout ce qu'ils ont d'ennemis. Et retenez bien aujourd'hui, mon fils, cet excellent trait de la plus haute Politique, car il n'y en a point de plus grand... Ainsi, Seigneur, vous avez lié tous les coeurs, même les plus divisés...

O mon Dieu, faites que, pour assurer la paix des royaumes, des villes et des maisons particulières, nous ne prenions jamais aucun de nous d'autre méthode que celle dont vous vous êtes servi comme le plus grand de tous les Politiques, pour assurer et pour rendre inébranlable à jamais la paix du vôtre. Faites que tous, tant que nous sommes, qui gouvernons nos semblables, nous les gouvernions toujours avec toute sorte d'honneur et de respect... Faites que nous les gouvernions toujours avec toute sorte de charité... Faites enfin que nous les gouvernions avec toute sorte de justice, d'équité, d'égalité, pour les entretenir toujours et avec nous et entre eux dans une parfaite paix, concorde et amitié (1).

 

Cette conviction solennelle et tranquille, cet accent, ces formules mêmes, ces mots d'égalité et de liberté vingt fois répétés, non, je ne dois pas me tromper si je crois sentir passer, à travers ces nobles pages, un souffle nouveau. Ainsi donc nous n'épuiserons jamais la gloire de l'École française. Plus de deux siècles avant Léon XIII, notre Noulleau aura ébauché la charte du « catholicisme social ». Le pur amour est utile à tout, comme la piété. Pourquoi ce « comme » ? Le pur amour est-il autre chose que la parfaite piété ?

 

§ 7. - Le pur amour.

 

Attaquer, discuter le pur amour, c'est travailler, plus encore que l'Antéchrist, à la ruine du christianisme :

 

S'il n'est pas permis de corrompre dans votre Loi le moindre

 

(1) Esprit, I, pp. 144-149.

 

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titre et le plus petit point ou iota..., combien moins sera-t-il permis de corrompre par sa fausse interprétation toute l'âme et tout l'esprit de votre même loi, qui est votre véritable amour...? L'Antéchrist détruira dans le temps de son règne le sacrifice perpétuel. Quel plus grand sacrifice peut-on détruire dans le nôtre, que le perpétuel sacrifice de l'amour, sans lequel à quoi nous profiterait jamais ou le sacrifice sanglant de votre Croix ou le sacrifice non sanglant de nos autels? O mon Dieu, que je n'anéantisse jamais votre amour; au contraire, que je le fasse toujours vivre parfaitement en moi, et ensuite (autant que je le pourrai) dans tout le reste du monde. Que je fasse même une profession publique et solennelle d'en soutenir envers tous, tous les droits, tous les devoirs, toutes les perfections (1).

 

Ce ne sont pas seulement les effets de l'amour qui nous sont commandés, c'est l'amour lui-même :

 

O grand Dieu, que je ne me persuade donc jamais qu'on ne soit pas obligé de vous aimer d'amour, de vous aimer de coeur et de toute la puissance affectueuse de son âme. Que je ne me persuade jamais qu'il suffise de vous aimer seulement des oeuvres et des mains : qu'il suffise d'avoir pour vous, non un amour affectif, - comme s'il pouvait y en avoir qui ne fût affectif, et que l'amour se pût séparer de son essence même - mais seulement d'un amour effectif, ou plutôt du seul effet d'amour, sans le principe et la cause de cet effet, sans la source d'amour, dont doit uniquement procéder toute sorte d'effets d'amour.

 

Il va bien sans dire qu'ici « affectif » n'est pas synonyme de « sensible » : dans Noulleau, l'amour affectif, c'est l'amour en soi : mystérieuse « sympathie », formée en nous par la grâce sanctifiante ; réalité infuse, mystique, dont le siège est au centre de l'âme, et qui se distingue donc des actes particuliers, des « faire » qu'elle commande aux facultés de surface.

 

 

(1) On peut dire que l'oeuvre entière de Noulleau est consacrée au pur amour. Mais il traite le sujet, plus ex professo et à fond, dans les chapitres de l'Esprit, où il commente le précepte des préceptes (Esprit, I, pp. 18o-208) et dans ses Contemplations pour la conduite de la vraie pénitence (Esprit, IV, pp. 124-157); la première de ces deux incomparables séries est plus spéculative : il y expose la philosophie du pur amour; la seconde, plus immédiatement pratique. Je commence par résumer la première.

 

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Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout l'esprit de ton esprit. - Mon fils, il y a une sorte d'esprit en l'homme, qui n'est pas l'esprit de ses lumières ordinaires et purement humaines, c'est l'esprit de ses lumières extraordinaires, héroïques et divines. C'est un esprit qui lui vient de dehors ; de foris adveniens, et qui est entré en lui, étant au commencement étranger, mais qui lui devient pourtant, par cette admirable greffe et incorporation en lui, si naturel par après, qu'il ne semble qu'un même esprit avec le sien... C'est en quelque façon l'esprit de l'esprit de l'homme, comme n'étant pas moins élevé au-dessus de l'entendement ordinaire, que celui-ci l'est au-dessus de l'imagination et des Gens. C'est avec cet esprit, mon fils, qui n'est jamais donné à personne qu'avec le Saint-Esprit même (car c'en est une particulière et formelle émanation, comme la lumière du jour l'est de la présence du soleil), que l'homme voit au-dessus de l'homme toutes les choses invisibles de Dieu ; qu'il pénètre avec le Saint-Esprit même toutes les profondeurs de Dieu; qu'il sent Dieu, qu'il s'unit à Dieu par-dessus tout sens, toute imagination, et toute intelligence et lumière ordinaire, comme à un objet qui lui est divinement représenté dans le fond de son âme, d'une façon toute extraordinaire, par laquelle il plaît à Dieu de se faire toucher à l'âme d'un attouchement ineffable, et de se faire connaître à elle par cette voie d'union où elle est plus patiente et recevant Dieu en soi - patiens divina, comme parle saint Denis - qu'elle n'est agissante et se portant comme d'elle-même à Dieu.

 

Comme tout amour, celui-ci est connaissance, mais connaissance d'union, d'adhésion plus immédiate.

 

Car s'il n'y a personne qui ne se puisse faire connaître à un aveugle en le touchant, et si cet attouchement et union tient lieu de connaissance à l'aveugle, pourquoi est-ce que Dieu ne se ferait pas bien connaître à l'âme, par cette même voie d'attouchement et d'union ineffable? Et pourquoi ne lui ferait-il pas bien connaître en cette manière toutes les créatures qu'il veut qu'elle aime extraordinairement, auparavant qu'elle ait lieu de les élire elle-même et de les choisir pour elle? Car l'homme ne choisit pas, mon fils, tous les objets de son amour, et souvent il en aime qu'il n'a jamais connus, et qu'il ne saurait dire pourquoi il aime. Ils ne sont pas de son choix, mais du seul choix de Dieu. Dieu les lui donne comme choisis de sa main, et fait entre eux une alliance admirable, par laquelle il unit plus tôt leurs

 

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coeurs qu'ils ne se sont connus, ne commençant à se connaître pour la première fois, que par cette union-là même.

C'est ce qu'on appelle, mon fils, l'Union sympathique des coeurs. Et Dieu fait cette union, non seulement des hommes avec des hommes, mais encore, quand il lui plaît, des hommes avec lui; ce qui se voit manifestement dans les âmes, qui se sentent plus tôt touchées de Dieu dans leur enfance qu'elles n'ont le moyen de le connaître. C'est donc avec l'esprit de l'esprit que se fait tout cela, mon fils, et il n'y a personne qui ait jamais parfaitement aimé Dieu, qui n'en ait été ainsi touché en quelque manière, c'est pourquoi Dieu veut encore que l'on l'aime de tout l'esprit de son esprit, c'est-à-dire de tout le sentiment divin (et supra-sensible) que l'on a en soi-même d'être touché de Dieu, et d'être uni à Dieu d'une façon ineffable.

 

« Connaissance d'union », produite dans le fond de l'âme, par une « divine touche », par une « vertu » et « impression sympathique » : connaissance divine et suréminente, « par un don et adhérence aux choses mêmes, comme on connaît toutes celles qu'on aime par sympathie, et auxquelles la propre main de Dieu nous ajuste ». Au reste, ce rapprochement, si original, si prenant, si lumineux, entre le mystère des sympathies humaines et celui des sympathies divines ne doit pas nous étonner. Nulle confusion entre les deux ordres, nature et surnature, les sympathies humaines dont il parle ici sont uniquement de celles qu'il appelle en un autre endroit, des « sympathies de grâce », entendant par là ces « ajustements » préparés, opérés par Dieu lui-même entre deux âmes, qui se trouvent inclinées l'une vers l'autre, unies déjà l'une à l'autre, dès leur première rencontre. Dans les deux cas, c'est la même grâce sanctifiante qui joue le rôle, d'aimant d'abord, puis de ciment.

 

Il y a, écrit-il ailleurs, des saints qui ne nous sont pas affectés, ni de Dieu seul immédiatement, ni même de son Eglise, qui nous donne des saints au baptême en qualité de patrons, mais que nous nous affectons nous-mêmes, par quelque secret rapport ou inclination de grâce que nous avons envers eux. Car il y a des sympathies de grâce, comme il y en a de nature. D'où nous vient, pensons-nous, le commencement de notre sympathie,

 

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pour ainsi dire, et de notre inclination extraordinaire vers ces sortes de saints que nous choisissons nous-mêmes...? Sans doute. elle ne vient pas de nous, mais des saints mêmes qui nous attirent insensiblement à eux, ou plutôt qui se donnent et se communiquent insensiblement à nous... Non vos me elegistis... Nos inclinations vers eux ne précèdent jamais leurs inclinations vers nous ; toujours elles les suivent, et nous ne courons jamais après eux, non plus qu'après Jésus-Christ, qu'à l'odeur même de leurs parfums (1).

 

 

Cette philosophie si peu banale de la sympathie, est chère à notre Noulleau ; il s'y appuie constamment dans ses développements sur le précepte du pur amour. « Aimer Dieu de toute son âme, écrit-il encore,

 

c'est-à-dire de tout le sentiment et mouvement divin, surnaturel et sympathique, qui est en vous au regard de lui, et qui n'est en vous que par la lumière, l'attrait, et le mouvement de Dieu, qu'il a imprimé en vous sans vous-même, car c'est lui seul qui vous a choisi pour cette manière d'amour, et ce n'est pas vous qui l'avez choisi pour elle. Aimez-le donc, mon fils, de tout le fond de votre être, qu'il a ainsi touché de sa divine main, avec tout le fond du sien, pour ainsi dire...

 

Et, rejoignant la théorie de saint Thomas et de saint François de Sales, sur le premier mouvement du coeur humain vers Dieu,

 

il est bien juste, ô mon Dieu, qu'ayant une connaissance de vous qui est infuse dans le fond de notre âme, et un certain attouchement de votre Divinité, avant que d'en avoir une connaissance acquise par le moyen des créatures - Tactus quidam Divinitatis melior quam notitia, nous disent même les philosophes païens, - car le premier rayon de notre intelligence, et la première appréhension simple de notre esprit, qui est en nous sans aucune réflexion et sans aucun raisonnement, nous fait voir en nous-mêmes aussi visiblement votre Divinité que la première ouverture de nos yeux vers le Soleil nous le fait voir clairement; il est, dis-je, bien juste, que notre âme, pour ainsi dire, vous con-naissant plus tôt et bien mieux que notre esprit, parce qu'elle

 

(1) L'Idée, pp. 316-317.

 

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vous connaît plus simplement et plus divinement, vous aime aussi bien plus que notre coeur et qu'elle soit plus attachée et plus adhérente à vous que notre coeur ne peut l'être par son amour ordinaire. Car c'est vous seul, en quelque façon, Seigneur, qui faites au regard de vous tout notre amour sympathique, qui a son siège dans le fond de notre âme, et par lequel notre âme est plus collée à votre Divinité que jamais l'âme de Jonathas ne le fut à l'âme de David.

 

Notre « faire », nos efforts ascétiques, oui, sans doute, mais d'abord cet amour infus, cette « sympathie ».

 

Nous travaillons aussi, nous autres, à l'amour de notre coeur et nous en sommes en quelque façon les ouvriers par les instruments et les outils de nos lumières et de nos connaissances propres. Mais ce qui vient de votre seule main, Seigneur, est incomparablement plus parfait que ce que la créature fait concurremment avec vous. Vu qu'agissant tout seul, vous n'agissez jamais que conformément à vous-même, et à votre grandeur ; au lieu que, nous rendant coopérateurs de vos oeuvres, vous les abaissez selon notre manière, et ne les élevez pas selon la vôtre. Vous les faites comme pour nous, et non pas comme pour vous. Vous y laissez toujours la marque que nous y avons passé, et que notre infirmité y a contribué du sien, et que ce n'est pas vous seul qui y avez mis la main.

O grand Dieu, puisque c'est donc ainsi une chose plus excellente de vous aimer de toute son âme, que de vous aimer de tout son coeur, vu qu'il est plus parfait de vous aimer de l'amour que vous seul avez fait et opéré dans nous-mêmes, et par conséquent que vous avez proportionné, non à nous, mais à vous, que de celui où nous avons eu part avec vous, et par conséquent où, y mettant du nôtre, nous y avons mêlé de la faiblesse et de l'infirmité : faites toujours par votre grâce que je vous aime encore bien davantage de toute la puissance affectueuse de vous aimer que vous avez imprimée dans mon âme, que de toute celle que vous avez mise dans mon coeur. Faites que, comme je le pratique dans tout amour de sympathie, je n'examine point, je ne délibère et ne raisonne point si je vous dois aimer, mais seulement que je vous aime et vous aime toujours ardemment, sans m'amuser à tant de circuits, sans chercher tant de détours. Faites que, comme dans tout mon amour de sympathie, je n'aille pas tant à vous à pas comptés, comme n'y allant qu'après mille et mille

 

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réflexions, considérations, méditations ; que j'y vole en quelque manière, ou que j'y sois entraîné par une vertu secrète et invisible, comme par un torrent, et un premier mobile, sans qu'il me soit permis de m'arrêter un moment dans ma course.

Faites enfin que, comme dans tout mon amour de sympathie, il y a quelque vertu magnétique et occulte dans la chose aimée, pour attirer à soi son amant, quelque dureté ou insensibilité et inflexibilité que celui-ci ait d'ailleurs dans sa propre nature, en sorte que quoique insensible à tout le reste, il lui est impossible de l'être au regard de son aimant, qui est pour lui une divinité cachée, à la vertu de laquelle il ne peut résister : ainsi, qu'insensible à tout autre amour, ô mon Dieu, et immobile pour tout le reste, comme étant d'une nature de fer et d'acier, au regard de tout ce que vous n'êtes point, non seulement je ne résiste jamais à votre amour, sitôt que je vous sentirai ou de près ou de loin, mais même qu'il nie soit comme impossible, par la plus heureuse et la plus libre de toutes les nécessités, d'y résister jamais.

 

Encore un coup, pas d'amour affectif qui ne tende à devenir effectif, à s'épanouir en bonnes oeuvres. Dieu ne veut pas seulement tout le fond, il veut encore tous les fruits. « Il ne veut pas seulement toutes les sources, il veut encore

tous les ruisseaux, toutes les rivières, tous les torrents. » «Penser vous aimer de tout son coeur, et ne pas consacrer toutes ses oeuvres à votre amour, ce n'est encore que parler, ce n'est encore rien faire. » Aimer est mieux que « faire », mais qui aime pour de bon veut « faire ». Eh! « comment saurait-on jamais trop faire ce qu'on ne peut jamais assez faire »? « Tu aimeras ton Dieu de toute ta vertu », c'est-à-dire de toutes tes oeuvres. Mais, obstinément fidèle à la philosophie de tous nos mystiques, et en particulier de François de Sales, Noulleau préfère aux vertus actives les passives, à l'ascèse, la prière et la souffrance. Il oppose, de ce chef, et non sans quelque subtilité, le diliges ex tota fortitudine tua du Deutéronome, au diliges ex totu virtute tua de saint Marc. La « vertu » serait la vigueur de nos actions, la « force » serait la vigueur de nos souffrances.

 

Il y a gloire et grandeur à agir, mais il n'y a que bassesse,

 

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qu'humiliation, que confusion et opprobre à souffrir. Or, vous aimez toujours bien plus en nous ce qui vient de l'humilité que ce qui vient de la grandeur, parce qu'outre que cela nous est plus propre, il nous est moins dangereux et est moins sujet à tentation pour nous. Agissant en toute vigueur, nous vous imitons en votre Divinité, mais souffrant en toute patience, nous vous imitons en votre humanité, nous vous imitons en votre Croix. Or nous sommes bien plus prédestinés à porter la ressemblance de vos bassesses, que celle de vos grandeurs.

O mon Dieu, que je vous aime donc de toute ma vertu ; mais s'il est possible que cela soit, que je vous aime encore bien plus de toute ma force, c'est-à-dire, s'il m'est permis, Seigneur, de vous le demander ainsi : Donnez-moi plus de force que de vertu pour vous aimer. Donnez-moi d'employer à votre amour plus de vigueur dans mes souffrances et dans mes croix, que de vigueur dans mes actions et dans mes oeuvres. Il est vrai que le propre des chrétiens c'est l'un et l'autre inséparablement : l'agir et le souffrir, agere et pati. Le premier a:toujours été le propre de votre père, ô Jésus, mon Seigneur, car il est toujours en action, et le second a toujours été le vôtre, car vous avez toujours été dans la souffrance et dans la croix, même dès votre tendre jeunesse. Mais nous voyons pourtant toutes vos plus grandes âmes avoir toujours plus affecté la souffrance que les actions, et par conséquent la force pour endurer, que la vertu pour agir. Nous n'en voyons point qui aient pris pour devise ou agir ou mourir, comme nous en voyons qui ont dit : ou souffrir ou mourir (1).

 

François de Sales, Camus, Hercule, Noulleau, pour ne pas nommer les maîtres qui nous attendent, comme ils se tiennent tous, également, inflexiblement passionnés pour la pureté de l'amour ! Avouez qu'il est difficile de les faire passer pour des étourdis ou des chercheurs de chimères. Ils ont beaucoup réfléchi, beaucoup observé. Ce qui nous frappe d'abord chez eux, c'est moins peut-être l'onction de leur piété, que la pénétration et que la solidité de leur esprit. Avec cela, deux fois prudents et précautionnés, ne perdant jamais de vue les deux écueils où menaçait alors de se heurter une critique excessive de l'action : d'une part, le système luthérien de la foi sans les oeuvres; d'autre part, les

 

­(1) Esprit, I, pp. 18o-208, passim.

 

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séductions d'un laisser-faire quiétiste. Mais à peine ont-ils remis l'accent sur la nécessité de l’ « agir », qu'ils reviennent tous, comme instinctivement, et avec une conviction redoublée, au panégyrique du « pâtir ». Pour les âmes foncièrement chrétiennes qu'ils dirigent, ils redoutent plus que tout les dangers de l'ascéticisme, l'oubli du divin laisser-faire, les illusions d'une morale plaquée et non greffée sur la

grâce sanctifiante, la voie grande ouverte par là aux reprises de l'amour-propre, la dégradation de l'amour.

Assurément, on les aurait beaucoup surpris les uns et les autres, si on leur avait annoncé qu'un jour viendrait, et dès avant la fin de leur siècle, où un prélat français, et quel prélat! poursuivrait de ses anathèmes infatigables, au nom

du bon sens, de la tradition, et du dogme, la métaphysique du pur amour. Sans le savoir, néanmoins, ils l'ont réfuté, j'allais dire balayé d'avance, et nul peut-être avec plus de force que notre Noulleau dans ses contemplations sur la conduite de la vraie pénitence. Ici, rien qui sente la controverse, rien même de proprement didactique. Loin d'y faire « le disputant », comme il dit dans un autre de ses livres, il ne fait que le « suppliant » (1). Une suite d'élévations, à la manière des oratoriens; une métaphysique, sans doute, mais vécue, mais priée, si l'on peut ainsi parler. C'est, du reste, celui de ses ouvrages où il a mis le plus de lui-même.

 

Entre toutes ces petites oeuvres..., il n'y en a point que je chérisse pour ma propre satisfaction comme les langueurs et lamentations de l'âme pénitente (sous-titre). C'est proprement mon manuel de piété que celui-ci. C'est mon enchiridion.... le fils de ma douleur (2)...

 

Je ne l'ai jamais pris, chose rare, en flagrant délit de rhétorique, mais, toujours vrai, toujours naïf, au beau sens du mot, il ne l'aura jamais été davantage. La prière donc, remarquez-le, car, du point de vue doctrinal où nous sommes,

 

(1) L'Idée, p. 374.

(2) Dédicace au Prince de Conti.

 

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c'est de toute importance, la prière, non pas d'un parfait ou d'un extatique, mais d'un pénitent, et heureux de l'être.

 

§ 8. - Pur amour et pénitence.

 

O Pénitence, Pénitence ! vertu que Jésus-Christ m'a donc méritée, que Dieu Père, devenu mon vrai père, que Dieu Fils s'étant rendu mon frère, que Dieu Esprit, tout consommé en amour envers moi, m'a substituée en la place de la vertu d'innocence ! J'ai tout recouvré en recouvrant la Pénitence Faisant naufrage de l'innocence, je faisais naufrage de tout; ayant la Pénitence pour la récompense de ma perte, je me récompense de tout. O Pénitence donc, mon unique ressource, seule table de mon naufrage, seule espérance des pécheurs comme moi, que désormais tu me seras aimable! Ton seul nom me ravit déjà et m'emporte le coeur. Sois désormais toute la vertu de mon âme, toute l'attention de mon esprit, tout l'attachement de mon coeur... Efface tous mes péchés, refais toute mon âme; remets tout ce que je suis entre les mains de mon Dieu!

 

Quels accents! Cette unique vertu, que d'autres nous font si morne, si morose, lui suffit, le comble. Que nous sommes loin de Port-Royal, voire de la Trappe ! Une pénitence joyeuse, lyrique. L'hymne de saint Paul à la charité ne respire pas plus d'allégresse. Eh! c'est justement que pour Noulleau, et, comme nous le verrons bientôt pour un autre oratorien, le P. de Clugny, la pénitence chrétienne, non seulement, permet, mais encore exige, implique même la vertu de toutes les vertus, l'unique nécessaire, le pur amour. Voici donc les héroïques, Bossuet dirait les absurdes formules que ce pénitent propose comme toutes simples à la foule des

pénitents. Dès le titre de ces psaumes sublimes, nous savons où l'on nous mène : « XVe contemplation : l'âme pénitente fait mille actes du pur amour, dans lequel et par lequel, elle n'aime en Dieu que lui-même, comme s'il n'y avait que lui au monde, qu'elle ne fût elle-même qu'un pur amour envers lui, comme la matière n'est qu'une pure puissance au regard de la forme. Car, ayant trouvé qu'il fallait aimer Dieu pour l'amour de lui-même, elle ne veut plus faire autre chose. »

 

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Je vous adore, je vous aime, je vous embrasse de tout mon coeur, dans votre sainteté, le plus grand, le plus divin, de tous vos attributs.

J'adore les occupations de votre éternité, et devant tous les siècles, seules dignes de vous et de votre grandeur infinie. Non pas celles où vous pensez à nous, et où vous formez les idées de tout ce monde, que vous avez créé dans le commencement des temps : mais celles où vous pensez à vous, et par lesquelles vous vous établissez vous-même en vous-même. Non celles par lesquelles vous prédestinez les Anges et les hommes...

Je vous adore, je vous aime, je vous bénis sur tout en toutes ces divines occupations, qui sont les plus dignes de vous, qui vous établissent et non pas moi, parce que je vous aime infini ment plus que moi. Qui vous font être tout ce que vous êtes, et qui ne touchent point encore aux créatures ; lesquelles ne sont rien de ce que vous êtes, ni en comparaison de ce que vous êtes, et que je considère rien aussi toutes ensemble au prix de vous.

Après votre sainteté, j'adore votre bonté : mais non pas encore ni sitôt, celle qui vous rapporte aux créatures, mais celle qui vous rapportant tout à vous-même, fait que vous vous aimez vous-même, que vous vous complaisez infiniment en vous... Je vous aime de ce que vous vous aimez comme vous êtes digne d'être aimé.

J'adore ensuite et aime votre bonté, dans toutes les sorties qu'il lui a plu de faire hors d'elle-même pour la création de tout l'univers. Mais j'en adore surtout le principal motif, qui a été votre gloire, quoiqu'elle ne vous soit qu'accidentelle... Car pour si peu qu'elle vous regarde, c'est assez que vous l'ayez appelée votre gloire, pour me la faire considérer plus que tout l'intérêt de vos créatures, qui est l'autre motif de vos oeuvres.

Il est vrai qu'il n'y a qu'elles qui en profitent, mais ce n'est pas pourtant leur profit que j'y regarde le plus, c'est ce peu qui vous en revient, qui est que vous en êtes plus considéré, plus honoré, plus glorifié hors de vous-même ; qui est qu'il y a des créatures qui vous adorent, qui vous aiment, qui vous louent, qui vous bénissent, et qui sont toujours devant vous comme autant de flambeaux allumés, et de divins miroirs pour faire paraître et admirer votre grandeur à tous ceux qui les regardent.

J'aime donc, Seigneur, cette gloire qu'ils vous rendent, bien plus pour vous que pour eux. Et quand moi-même je vous la rends, je l'aime bien mieux encore comme venant de moi pour vos intérêts que pour les miens. Car puisque cette gloire que

 

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je vous rends ainsi, vous contente en quelque façon vous-même, par l'excès de votre bonté envers moi, comment ne me plairait-elle pas bien plus en cela que par tous les biens et tous les avantages que je puis en recevoir? Enfin j'aime mieux votre gloire, ni que le salut de tous les anges et de tous les hommes ensemble, ni que mon propre salut à moi-même...

 

Se tournant alors vers le Rédempteur, vers celui qui est tellement nôtre qu'il semble, si j'ose dire, qu'on ne puisse penser à lui qu'en fonction de ses rachetés, Noulleau se décidera-t-il enfin à quelque retour, au moins fugitif, sur lui-même, et son intérêt propre? Non, Jésus-Christ ne lui est qu'une raison nouvelle, qu'un moyen aussi, de s'oublier, de n'aimer que Dieu.

O Jésus-Christ, j'adore votre coeur comme le coeur du pur amour de Dieu. J'adore en vous, ô Jésus, mon Seigneur, tout l'amour que vous avez pour Dieu. Je l'aime dans votre coeur, comme je l'aimerais dans le mien. Et je suis aussi ravi de vous voir aimer Dieu d'une façon digne de Dieu, que si j'étais moi-même en votre place et en toute votre dignité d'Homme-Dieu, pour l'aimer comme vous l'aimez.

Car qu'importe que ce soit vous ou moi qui remplissiez devant Dieu la charge de son digne adorateur, de son parfait amant, puisqu'il n'en veut avoir qu'un qui tienne cette place? Ne la tenez-vous pas aussi bien que je la tiendrais, si vous étant ce que je suis, j'étais ce que vous êtes? Et que m'importe qui la tienne, pourvu que Dieu en soit pleinement satisfait? Pourvu qu'il ait tout son compte de tout l'amour qu'il demande de ses créatures? Or il l'a tout par vous...

O coeur de Jésus-Christ, aimez Dieu comme vous l'aimez, Satisfaites en la place de tous les hommes à l'amour que tous les hommes lui doivent. Suppléez même pour eux à tous les défauts de l'amour que, lui devant, ils ne lui rendent pas.

Que je suis et que je serai éternellement ravi de voir en vous un coeur qui contente le coeur de Dieu! Qui égale même en dignité par son amour envers Dieu, tout l'amour que Dieu a eu pour toutes les créatures.

Que je suis et que je serai toujours ravi, que, pendant que Dieu vous aura (et il vous aura éternellement) il ne manquera point au moins d'un coeur qui le sache bien aimer, comme il veut être aimé ; qui le puisse autant aimer comme il est digne d'être aimé

 

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O coeur de Jésus-Christ, il ne faut que vous seul pour faire mon paradis. Et si je l'avais au milieu des enfers, je convertirais les enfers en un vrai paradis. Car puisque vous aimez Dieu comme je le voudrais aimer, si Dieu m'avait fait pour cela : et comme je voudrais être anéanti et même être anathème, à condition que tout le monde l'aimât, je ne vois, ni au ciel ni en la terre, ni pour les hommes, ni pour les anges, d'autre Paradis que vous. Et dans les enfers même, je n'y vois guère autre chose pour tout enfer, sinon que l'on n'y trouve point le coeur de Jésus-Christ.

 

A moins d'une furieuse injustice et qui tiendrait plus encore de la sottise que du crime, comment supposer un seul instant que tous ces nobles génies, théologiens et philosophes, défiant à la fois l'enseignement de l'Église et les limpides prières qu'ils récitent chaque matin, aient jamais songé à rayer l'espérance du nombre des vertus chrétiennes? Autant les soupçonner de nier le dogme de la Trinité. Mais laissons parler Noulleau, un de ceux qui, à mon avis, ont le mieux dissipé ce fantôme de difficulté ; mieux certainement que le Fénelon des Maximes. Qui sait même si M. de Meaux ne lui reprocherait pas de trop espérer ?

 

O Dieu éternel..., entre les commandements qu'il vous a plu de me faire, celui d'espérer fortement en vous... est un des plus grands... Vous ne m'avez pas moins commandé d'espérer que de croire et que d'aimer... ; ni moins défendu._ le désespoir, en quelque état que je me puisse jamais trouver, que vous m'avez défendu ou l'infidélité ou la haine contre vous,

Je puis, quelque pécheur que je sois, sur le fondement de cette espérance, me promettre votre paradis avec toute assurance. Et parce que je n'y puis arriver que par les seuls moyens que vous avez établis pour cela, qui est la sainteté de la vie, je puis et je dois, eu toute la même assurance, me promettre de vous (moyennant que j'y contribue) cette sainteté nécessaire pour arriver à votre gloire.

C'est sur le pied de la même espérance que, faisant dès maintenant mon compte que je suis de vos élus, je vous puis rendre grâces en toute confiance, dès maintenant, aussi bien du bénéfice de ma prédestination éternelle, que de celui de ma création et de ma conservation; que je puis goûter par avance les délices du paradis, quoique je n'en jouisse pas encore, comme tout

 

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assuré de votre part, et en vos saintes promesses, que j'en jouirai véritablement un jour...

Pour le moins suis-je très assuré que de votre part il ne me manquera jamais rien de ce qu'il me faut pour arriver un jour à votre gloire. Que vous m'avez donné votre paradis en me créant. Que l'ayant même perdu par mon péché, vous me l'avez racheté par le sang de Jésus-Christ, votre Fils. Que je vous suis encore plus obligé de Jésus-Christ que du Royaume que vous m'avez préparé, et pour lequel vous m'avez créé. Car c'est plus de m'avoir donné Jésus-Christ, que ce ne sera de me livrer un jour le paradis.

 

Mais cette espérance, pourquoi voudrait-on qu'elle contaminât la charité? D'ailleurs comment ferait-elle? A chaque vertu d'être ce qu'elle est : l'espérance, un amour parfaitement légitime et même commandé de notre bien propre ; la

charité, un amour désintéressé de Dieu ; soit deux sortes d'actes, inégalement parfaits, qui ne se contrarient pas les uns les autres, mais qui se distinguent :

 

Je vous ai sans doute pour toutes ces raisons, ô grand Dieu, des obligations infinies. Mais ce n'est pas néanmoins pour tout cela, ni que je vous dois le plus aimer, ni que je vous veux le plus aimer. C'est pour vous-même, qui êtes encore sans nulle comparaison, infiniment plus que tout cela. Car de combien valez-vous mieux que tous vos dons, pour attirer mon amour ?

Enfin j'aime mieux le Dieu du paradis, que le paradis de Dieu. J'aime mieux Dieu pour lui-même, que je ne l'aime pour moi. Si vous ne m'aviez fait que pour vivre un moment sur la terre et pour vous y servir ce moment-là, alors je ne laisserais pas de vous devoir aimer, et je n'y aimerais pas votre paradis, que dans cette supposition vous n'auriez pas fait pour moi. En quelque supposition que ce soit, vous êtes Dieu, et vous êtes infiniment aimable à toute personne qui a un coeur pour aimer, et je vous devrais toujours aimer infiniment, si je pouvais, dans ce seul moment que j'aurais ainsi pour vous aimer.

 

Et, en bon philosophe : « C'est tout dire : nous ne sommes pas la mesure des choses, c'est vous qui l'êtes. Et ce n'est pas par conséquent sur nous ni sur des créatures..., que nous devons régler notre amour envers vous ; c'est sur vous-même

 

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et sur vous seul. » Puis, revenant au Rédempteur, unique fondement de notre espérance :

 

Je vous dois aussi beaucoup aimer, ô Jésus..., comme le plus grand don que Dieu m'ait jamais fait..., mais ce n'est pas néanmoins en cette vue, et pour ce motif d'amour que je vous dois le plus aimer. C'est parce que vous êtes le plus grand don que Dieu se soit fait à soi-même ; c'est là la parfaite joie de mon coeur en vous voyant, que j'apprenne par là que Dieu est si grand qu'il a mérité d'avoir un Dieu même pour créature, un Dieu pour serviteur, et un Dieu pour victime. Et parmi tout cela, qu'il soit parfaitement en état d'être maintenant adoré comme il mérite d'être adoré, aimé comme il mérite d'être aimé, servi comme il mérite d'être servi.

Je vois bien en vous des mystères qui me regardent. Votre Nativité, votre Enfance, votre soumission à vos parents, votre conversation parmi les hommes, votre prédication, votre Croix, votre sépulture, votre demeure avec nous dans le Saint-Sacrement jusqu'à la fin des siècles. Mais tout cela ne me touche point tant néanmoins que votre sacrée Personne. Car elle est plus, elle seule, et peut plus pour la gloire de votre Père, que tous les mystères qui me regardent.

Que s'il y a des mystères, entre tous ceux que nous solennisons, que je veuille davantage considérer, ce sont les Mystères de votre Résurrection, et de votre Ascension divine, comme ceux d'entre tous vos Mystères, qui vous font être plus à vous qu'à nous; et qui, vous retirant de nos misères, vous élèvent à votre gloire et au sein de votre Père ; qui, vous faisant cesser d'être homme mortel et passible comme nous, vous font devenir en quelque façon tout Dieu, comme parle saint Ambroise, resurrexit totus Deus. Parce qu'enfin, en quelque manière que ce soit, je vous veux toujours plus aimer pour vous et pour votre Père, que pour moi-même.

 

Il ne s'agit pas des prières que je vous offrirai ce soir ou demain, et desquelles je ne fais pas voeu d'exiler l'acte d'espérance : il s'agit de vous exprimer les sentiments où, à cette heure même, votre grâce m'incline. A cette heure donc, l'heure de l'amour,

 

je ne vous demande point comme... Philippe : « Montrez-moi la face de votre Père. Je ne vous demande point : Montrez-moi la

 

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vôtre avec la sienne... dans votre paradis..., où je jouisse avec vous.., d'une félicité éternelle...

 

Prière excellente, mais qui n'est pas l'unique prière imaginable, et que, pour l'instant, je ne ferai pas.

 

Ce serait vous demander par là quelque chose pour moi en quelque façon plus que pour vous. Non, Seigneur, donnez-moi seulement votre pur amour, et il me suffira lui seul pour tonte sorte de paradis.

 

Car il faut le demander, ne serait-ce que pour mieux s'entraîner à l'acceptation volontaire de cette grâce d'amour. qui est déjà en nous avant nos demandes.

 

Je fais ici assez d'efforts d'esprit, assez d'élancements, de transports et de saillies de coeur pour tâcher de m'élever à ce pur amour de vous-même; mais que seront tous mes efforts, si vous ne les bénissez, que de purs effets de ma nature?

Il ne m'est rien si aisé que de dire que je vous aime, que de penser que je le fais, que de me le persuader même en quelque façon fortement, que de dire quelques paroles qui semblent aussi d'abord le persuader à beaucoup d'autres, Mais il y a bien de la différence dans le règne de votre amour, entre dire et entre faire : entre ne vous aimer que de quelque petit effort d'un raisonnement naturel, et de vous aimer par le principe surnaturel de votre plus grande grâce.

Ce n'est pas même le don commun, ni la grâce ordinaire de votre Saint-Esprit qui nous donne ce pur amour. Le Saint-Esprit lui-même formerait en nos coeurs quelque amour, et ne formerait pas celui-là ; il y tracerait quelque rayon et quelque commencement d'amour, et même d'amour surnaturel, comme il fait dans l'attrition, qu'il n'y ferait pas ce chef-d'oeuvre d'amour. Et c'était pour l'avoir que votre grand Roi Prophète vous demandait non simplement votre Saint-Esprit, mais votre esprit principal, Spiritu principali confirma me. Car aussi est-ce le principal de vos dons que cet amour ; et après lui vous m'avez plus rien à donner qui le vaille. Pas même votre paradis, si sans lui on pouvait jouir de votre paradis. C'est donc cet amour que je vous demande, Seigneur, et que je vous demande bien plus que je ne fais votre paradis même. Car, vous laissant tout le soin de me donner votre paradis, comme il vous plaira.

 

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et quand il vous plaira, donnez-moi dès maintenant pour tout mon paradis en la terre, votre très pur amour.

 

Quelque jour, on les raillera : vaniteux qui s'en font accroire, qui se grisent de paroles irréelles... On leur dira que leur désintéressement est chimère, et leur prière mensonge. Hélas ! ils ne vous ont pas attendu pour se défier de leur propre sincérité, honteux de ces beaux mots qui leur brûlent les lèvres, et qui néanmoins, n'égalent pas les richesses infinies du don divin.

 

O mon Dieu, qui êtes la vérité même et la même sincérité, tomme vous êtes la même simplicité. Qui n'avez rien tant en horreur que le mensonge, le faux masque et la duplicité. Qui voulez que la langue s'accorde avec le coeur, et tous les deux avec votre loi. Que le coeur ne soit point double et qu'il ne fasse point les choses en apparence, sans les faire en vérité. Qu'il ne dise point qu'il veut une chose sans la vouloir comme il°l'a dit, qu'il ne la promette point sans la faire... Donnez-moi sur toute chose cette sincérité, cette foi, cette fidélité envers vous au sujet de votre pur amour.

Vous voyez avec combien de protestations je m'efforce ici de vous engager mon coeur à cet amour. Je ne vous y veux point tromper, ni vous en donner la seule apparence au lieu de la vérité. Je ne vous y veux point payer d'une fausse monnaie. Je sais que vous ne vous en payez point. Ce n'est pas vous qu'on trompe quand on veut déguiser : c'est toujours soi-même au lieu de vous.

Ni je ne vous veux tromper, ni je ne veux me tromper moi-même. Je sais que, sans vous aimer d'un véritable amour, qui est le seul pur amour, on ne porte rien dans votre Loi jusqu'à la perfection que vous y demandez de nous. A moins de ce pur amour, il est vrai qu'on ne laisse pas d'y faire quelque chose, mais on n'y arrive jamais au but, mais on n'y met jamais la dernière main à l'oeuvre de son salut. Tout ce qui est au-dessous de lui tient de la Loi ancienne, qui ne fit jamais rien de parfait... En toute autre disposition qui est moindre et qui ne donne pas jusque-là, on a toujours plus de retour vers soi que vers vous, on s'y cherche plus soi-même, qu'on ne vous y cherche; on s'y aime plus qu'on ne vous y aime ; il y a plus de mélange d'amour-propre, qu'il n'y a de correctif d'amour de Dieu. C'est par la seule pureté de votre amour qu'on vous aime plus que soi-même.

 

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Je vous demande cette pureté-là, Seigneur, et je vous la demanderai jusqu'à ce que je l'aie obtenue de vous, jusqu'à ce que vous m'ayez donné votre grande bénédiction pour la perfection de mon coeur. dans cette perfection de votre amour. Non dimittam te donec benedixeris mihi.

 

« Il est vrai que j'ambitionne là une grande grâce », et la plus grande de toutes. Mais le fait même d'y prétendre ne prouve-t-il pas qu'elle m'est offerte? Ce n'est pas moi qui vous la demande, c'est votre Fils vivant en moi ;

 

O Jésus-Christ..., c'est vous seul entre toutes les créatures, en qui est l'original de cet amour. Votre seul coeur est le moule par lequel il se forme dans tous les autres coeurs. On n'en peut avoir l'impression ni la marque, que sur le caractère du vôtre et par lui-même. Seigneur, faites en moi cette impression, faites en moi cette marque en gravure de feu, du feu de votre Saint-Esprit, qui est le doigt de votre droite (1)...

 

Chemin faisant, l'on aura oublié peut-être que Noulleau était ici en posture de pénitent. Eh! ne l'avait il pas oublié lui-même? Il se le rappelle, fort opportunément, dans la dernière strophe, qui n'est pas la moins convaincue, la moins décisive, de ce merveilleux cantique :

 

Il est vrai que c'est là une grâce, où il ne semblerait pas que dût même penser une âme pénitente, qui ne devrait penser qu'à être au dernier lieu de tous, et c'est ici le premier. Que restera-t-il de préciput à l'innocence, si la pénitence même est si bien partagée ? Et néanmoins ce n'est pas trop pour elle. On ne peut rien de plus, je l'avoue : mais aussi on ne peut rien de moins

 

(1) Ce n'est pas la première fois que nous rencontrons sous la plume de Noulleau, mention expresse du « Coeur de Jésus ». Cf. encore, Esprit, IV, pp. 138-140 : « N'y a-t-il pas après le Coeur de Jésus-Christ... le coeur de sa très sainte mère... ? Tous ces coeurs ne sont que le seul Coeur de Jésus-Christ, pour l'oeuvre du pur amour... O Jésus-Christ, puisqu'il n'y a que votre coeur où se forme cet amour de Dieu qui est digne de Dieu... car c'est en lui que se fondent tous les coeurs avec le sien, etc., etc. ». Après ce que nous avons dit dans le tome III sur la dévotion oratorienne au Sacré Coeur, plus rien là qui puisse nous étonner, mais il est intéressant de voir ainsi rapprochées la théologie du Pur Amour et la théologie du Sacré-Coeur. Noulleau a-t-il connu la propagande de son contemporain et ex-confrère, saint Jean Eudes ? C'est possible, mais formés tous deux par les mêmes maîtres, ils ont naturellement tiré des mêmes prémisses une même conclusion.

 

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pour arriver jusqu'au but. Et toute la différence qui est en cela entre les plus innocents et les plus grands pécheurs, c'est que ceux-là y vont de meilleure heure ; ils prennent le plus court chemin et le plus droit; n'y vont point par détours, par circuits, par routes égarées, comme font les pénitents. Mais enfin, il faut que les uns et les autres se rendent au bout du terme; et même les pénitents avec d'autant plus de ferveur, qu'il faut qu'ils rachètent le temps, et qu'ils récompensent même avec un avantage notable celui qu'ils ont perdu... Puis donc que tant s'en faut que cette grâce soit trop pour moi, que même j'y suis plus obligé que personne, comme le plus grand de tous Ies pécheurs, afin que celui-là aime plus qui a le plus offensé..., et que vous n'avez point de serviteurs que vous ne vouliez qui soient vos enfants, et partant dont le propre caractère en qualité d'enfants soit votre pur amour..., je vous demande cet amour, ô mon Dieu, et je vous le demande dans toute la mesure et le comble que vous nie l'avez destiné de toute éternité, pour en remplir parfaitement tous les vides de mon coeur, et pour en suppléer en toute fidélité, tous mes défauts passés (1).

 

Et maintenant qu'il me faut prendre congé de ce grand homme, je m'aperçois que, fasciné par la splendeur de sa doctrine, j'ai oublié de louer ses mérites d'écrivain, cette manière qui vraiment n'est qu'à lui, drue, nerveuse et néanmoins toujours émouvante. A quoi bon? Ce que j'aurais essayé de dire, il l'a dit lui-même et parfaitement. « J'ai tâché, écrit ce contemporain de Balzac et de Voiture, qu'il n'y eût pas une parole superflue... Tout y est pressé, tout concis... Une parole abrégée, verbum abbreviatum, toute substance de vérité, toute essence de piété (2).

 

(1) Esprit, IV, pp. 124-157.

(2) Esprit, II, pp. 6-7.

 

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