ANOMÉENS I

Accueil Remonter Suivante

Accueil
Remonter
ANOMÉENS I
ANOMÉENS II
ANOMÉENS III
ANOMÉENS IV
ANOMÉENS V
ANOMÉENS VI
ANOMÉENS VII
ANOMÉENS VIII
ANOMÉENS IX
ANOMÉENS X
ANOMÉENS XI
ANOMÉENS XII

HOMÉLIES CONTRE LES ANOMÉENS.

 

(Voir t. I, chap. XI, p. 115.)

 

PREMIÈRE HOMÉLIE. DE L'INCOMPRÉHENSIBILITÉ DE LA NATURE DE DIEU (1).

 

ANALYSE. Eloge de Flavien, sa charité. — Sens de ces mots : la science sera abolie. — Réfutation des Anoméens. — Le charitable orateur veut relever et non abattre ces adversaires. — Dieu est incompréhensible, non-seulement dans son essence, mais dans sa providence ; non-seulement dans sa providence en tant qu'elle gouverne la création entière, mais encore en tant qu'on la considère comme réglant les destinées d'un seul peuple, du peuple juif par exemple. — Exhortation.

 

1. Quoi donc ! le pasteur est absent, et les brebis viennent paître d'elles mêmes avec beau coup d'ordre dans ces champs sacrés. C'est le mérite du pasteur, que le troupeau montre la même exactitude en son absence qu'en sa présence. Lorsque les brebis, animaux dépourvus de raison, n'ont personne pour les conduire au pâturage, il faut ou qu'elles restent dans l'étable, ou que, si elles en sortent sans pasteur, elles errent au hasard dans la campagne : ici au contraire, quoique le pasteur soit absent, vous accourez de vous-mêmes dans le meilleur ordre aux pâturages accoutumés. Ou plutôt le pasteur n'est pas absent, je le vois ici présent, sinon en personne, du moins par le bon ordre qui règne dans son troupeau; et ce que j'admire surtout en lui, ce qui me le fait proclamer bienheureux, c'est qu'il ait su vous inspirer une si grande ardeur pour la règle; car nous admirons principalement un général, lorsque, même en son absence, ses troupes observent la plus

 

1 Traduction de l'abbé Auger revue et corrigée.

 

exacte discipline. C'est ce que saint Paul cherchait dans ses disciples lorsqu'il disait : Ainsi, mes très-chers frères, comme vous avez été toujours dociles, ayez soin, non-seulement en ma présence, mais encore plus en mon absence, d'opérer votre salut avec crainte et tremblement. (Philip. II, 12.) Pourquoi encore plus en mon absence ? C'est que si le loup attaque le troupeau lorsque le pasteur est présent, celui-ci l'écarte sans peine des brebis : au lieu que s'il est absent, elles éprouvent de toute nécessité le plus grand embarras, n'ayant personne pour les défendre. Ajoutons que le pasteur, quand il est présent, partage avec son troupeau le prix du zèle, et que, quand il est absent, il lui en laisse tout le. mérite. Votre pontife vous adresse les mêmes paroles que l'Apôtre; et dans quelque endroit qu'il se trouve, il pense à vous et à vos assemblées, moins occupé de ceux qui l’accompagnent que de vous qui êtes éloignés de lui.

Je connais sa charité, je sais combien elle (196) est ardente, toute de feu, et irrésistible`, je sais combien elle est profondément enracinée dans son âme, combien il est jaloux d'y rester fidèle. Il sait que la charité est la racine, le principe, la source de tous les biens, que sans elle toutes les autres vertus né nous sont d'aucune utilité. C'est la marque distinctive des disciples du Seigneur, le signe caractéristique des serviteurs de Dieu, l'indice auquel on reconnaissait les apôtres. C'est en cela, dit Jésus-Christ, que l'on reconnaîtra que vous êtes mes disciples. (Jean. XIII, 35.) Et en quoi le reconnaîtra-t-on? Sera-ce en les voyant ressusciter les morts, guérir les lépreux, chasser les démons? Non, sans doute; mais laissant tous ces privilèges : C'est en cela, dit-il, que l'on reconnaîtra que vous êtes mes disciples, si vous avez de l'amour les uns pour les autres. Les prodiges sont de purs dons de la grâce d'en-haut, au lieu que la charité est aussi le mérite de la vertu de l'homme; et ce sont moins les dons d'en-haut qui font connaître une âme généreuse, que les vertus qui sont aussi le fruit de ses propres efforts. Voilà pourquoi Jésus-Christ annonce que l'on reconnaîtra ses disciples à la charité. En effet, aucune partie de la sagesse ne manque à celui qui est doué de la charité, il possède la vertu la .plus entière et la plus parfaite. Sans elle l'homme est dépourvu de tous les biens, c'est la raison pour laquelle saint Paul en fait un si magnifique éloge; ou plutôt tout ce qu'il peut en dire ne saurait atteindre à son excellence.

2. Eh! qui pourrait assez louer une vertu qui renferme toute la loi et les prophètes; une vertu sans laquelle la foi, la science, la connaissance des mystères, le martyre même, rien en un mot ne peut nous sauver? Quand j'aurais livré mon corps pour être brûlé, dit l'Apôtre, si je n'ai pas la charité, cela ne me sert de rien. ( I Cor. XIII, 3.) Et un peu plus bas, pour montrer qu'elle est la plus excellente de toutes les vertus, qu'elle en est la principale, il ajoute : Les prophéties s'anéantiront, les langues cesseront, la science sera abolie... Or, ces trois vertus, la foi, l'espérance et la charité demeurent, mais la plus excellente des trois est la charité.

Mais, en parlant de la charité, il se présente à nous une question qui n'est pas peu importante. L'anéantissement des prophéties et la cessation des langues n'ont rien qui m'étonne comme ces dons ne nous sont accordés que pour un temps, après avoir rempli pour nous leur office, ils peuvent cesser sans nous faire aucun tort. C'est ainsi qu'à présent les prophéties et le don des langues n'existent plus sans que l'économie de la piété en souffre. Mais l'abolition de la science, c'est là ce qui m'embarrasse.

Après avoir dit que les prophéties s'anéantiront et que les langues cesseront, saint Paul ajoute la science sera abolie. Mais si la science doit être abolie, notre nature se dégradera donc loin de se perfectionner; car, étant dépourvus de science, nous cesserons absolument d'être hommes. Craignez Dieu, dit l'Ecriture, et observez ses commandements, car c'est là tout l'homme . (Eccl. XII, 13.) Mais si craindre Dieu constitue l'homme, si la crainte de Dieu dépend de la science, et que la science, selon saint Paul, doive être abolie, la science n'existant plus, notre nature sera entièrement dégradée, nous n'aurons plus aucun avantage sur les animaux déraisonnables; ou même nous leur serons fort inférieurs, puisque c'est par la science que nous l'emportons sur eux autant qu'ils l'emportent sur nous par toutes les qualités corporelles. Que veut donc dire saint Paul, et quel est son but en annonçant que la science sera abolie? Il ne parle pas, sans doute, de la science parfaite, mais d'une science imparfaite; il appelle abolition un entier accroissement, de sorte qu'une science imparfaite sera abolie pour faire place à la science parfaite. Et comme l'âge de l'enfant est aboli, non parce que la substance de l'enfant est détruite, mais parce qu'en avançant en âge il parvient à l'état d'homme fait; il en sera de même de la science. Cette science, à présent si bornée, né sera plus bornée lorsqu'elle sera devenue pleine et entière. C'est là ce que veut dire le mot d'aboli; et c'est ce que saint Paul explique clairement lui-même dans la suite de son discours ; car afin que par le mot d'aboli vous n'entendiez pas une destruction entière, mais une augmentation et un parfait accroissement, après avoir dit : La science sera abolie, il ajoute : Ce que nous avons maintenant de science et de prophétie est très-imparfait; mais lorsque nous serons dans l'état parfait, tout ce qui est imparfait sera aboli, de manière qu'il ne sera plus imparfait, mais parfait. C'est donc l'imperfection seule qui est abolie, et l'abolition dont parle l'Apôtre n'est qu'un plein accroissement, une perfection réelle.

3. Et considérez quelle est la pensée de saint (197) Paul : je vais rendre ses expressions à la lettre. Il ne dit pas : nous connaissons une partie, mais nous connaissons d'une partie, faisant entendre que nous ne saisissons qu'une partie d'une partie. Peut-être désirez-vous savoir quelle est la partie qui nous reste à connaître, quelle est celle que nous saisissons, si cette dernière est la plus grande ou la moindre. Afin donc que vous appreniez que vous ne saisissez que la moindre, et que même vous ne saisissez pas la millième partie, écoutez les paroles suivantes de l'Apôtre ; ou. plutôt, avant de le faire parler lui-même, je vais vous citer un exemple pour vous faire comprendre autant qu'il est possible, par ce moyen, quelle est la partie qui nous reste à connaître, quelle est celle que nous saisissons maintenant. Combien donc la science qui doit nous être donnée à l'avenir diffère-t-elle de celle que nous possédons à présent? Autant un homme fait diffère d'un enfant à la mamelle, autant la science future l'emporte sur la science présente. Et pour preuve que l'une des deux sciences est supérieure à l'autre autant que nous le disons, écoutons saint Paul lui-même. Après avoir dit (je rends toujours ses expressions à la lettre), après avoir dit que nous connaissons d'une partie, voulant montrer quelle est cette partie, et que nous ne saisissons que la moindre, possible, il ajoute : Lorsque j'étais enfant, je parlais en enfant, je jugeais en enfant,  je raisonnais en enfant ; mais lorsque je suis devenu homme, je me suis défait de tout ce qui tenait de l'enfant. Il compare la science présente à l'état du plus petit enfant (car c'est la force du terme qu'il emploie) , et la science future à celui d'un homme parfait; et il ne dit pas lorsque j'étais enfant, mais : lorsque j'étais tout petit enfant , nous faisant voir qu'il parle d'un enfant encore à la mamelle. Pour vous convaincre que telle est d'ans l’Ecriture l'acception du mot dont. il fait usage, écoutez le psaume qui dit : Seigneur, notre souverain Maître, que la gloire de votre nom paraît admirable dans toute la terre ! votre grandeur est élevée au-dessus des cieux. Vous avez formé une louange parfaite dans la bouche des plus petits enfants, des enfants ci la mamelle. (Ps. VIII, 2 et 3.) Le Prophète-roi se sert de la même expression que l'Apôtre, et l'entend aussi dans le sens d'enfant à la mamelle. Ensuite le même saint Paul, voyant en esprit l'opiniâtreté de certains hommes qui viendraient après lui, ne s'est pas contenté d'un exemple unique, mais il confirme la même vérité par un second exemple, et même par un troisième. En effet, comme Moïse, envoyé aux Hébreux, reçut de Dieu le pouvoir d'opérer trois prodiges, afin que si les Juifs refusaient de croire le premier, ils écoutassent la voix du second, et que s'ils méprisaient le second, le troisième leur fît impression et les déterminât à recevoir le prophète : de même saint Paul, pour appuyer ce qu'il a envie de prouver, propose trois exemples ; celui d'un enfant : Lorsque j'étais enfant, dit-il, je jugeais en enfant; celui d'un miroir, et celui d'une énigme : après avoir dit: Lorsque j'étais enfant, il ajoute : Nous ne voyons maintenant que comme en un miroir et par des énigmes. Le miroir est donc le second exemple qu'il apporte de la faiblesse et de l'imperfection de la science présente; l'énigme est le troisième. Un enfant encore à la mamelle entend et articule quelques mots, il voit les objets qui l'environnent, mais il n'entend, ne voit, ne dit rien distinctement; il pense, mais il n'a que des idées confuses. De même moi, je connais un certain nombre de vérités dont j'ignore la raison. Je sais, par exemple, que Dieu est partout, qu'il est tout entier partout ; mais je ne sais comment. Je sais qu'il n'a point commencé d'être, qu'il n'a pas été engendré ; qu'il est éternel ; mais j'ignore comment : mon esprit ne peut concevoir une substance qui n'a reçu l'être ni d'elle-même ni d'une autre. Je sais qu'il a engendré le Fils; mais j'ignore comment. Je sais que l'Esprit-Saint procède de lui, mais je ne sais comment il en procède.. Je prends des aliments, mais j'ignore comment ils se changent en pituite, en sang, en humeur, en bile. Et nous, qui ignorons la nature des aliments que nous voyons et prenons tous les jours, nous prétendons scruter l'essence divine !

4. Où sont donc ceux qui se vantent d'avoir une science complète et entière, et qui par cela même tombent dans un abîme d'ignorance? En effet, ceux qui prétendent ici-bas connaître parfaitement les choses, se privent eux-mêmes pour la suite d'une science parfaite. Moi qui avoue ne connaître qu'une partie des objets, je m'avance vers la perfection, parce que ma science imparfaite s'abolit et devient plus parfaite; au lieu que celui qui se vante d'avoir déjà une science complète et entière, et qui (198) avoue que cette science sera abolie par la suite, déclare lui-même qu'il sera privé et de la science qu'il possède actuellement qui sera abolie, et d'une science plus parfaite qui la remplacerait, puisqu'à l'entendre il possède dès à présent une science parfaite et absolue. Vous voyez comme, en soutenant que dès cette vie ils connaissent parfaitement les choses, nos hérétiques n'ont pas la science qu'ils disent avoir ici-bas, et s'excluent eux-mêmes de celle qu'ils pourraient avoir dans une autre vie : tant c'est un grand mal de ne point rester dans les bornes que Dieu nous a prescrites dès le commencement ! C'est ainsi qu'Adam, trompé par l'espoir d'obtenir de nouvelles prérogatives, s'est vu déchu même de celles qu'il possédait. C'est ainsi que souvent les avares perdent ce qu'ils ont entre les mains par le désir d'avoir plus encore. C'est ainsi que ceux contre lesquels je m'élève, en se glorifiant de posséder ici-bas la science tout entière, sont dépouillés même de la partie qu'ils possèdent.

Je vous exhorte donc, mes très-chers frères, à éviter leur folie; car c'est le comble de la folie de soutenir que l'on connaît toute l'essence divine; et c'est ce que je vais prouver par les prophètes. Les prophètes n'annoncent pas seulement qu'ils ignorent l'essence de Dieu, ils sont même embarrassés de connaître toute l'étendue de sa sagesse. Cependant la sagesse n'est pas toute l'essence divine, elle n'en est qu'une partie. Or , puisque les prophètes ne peuvent comprendre entièrement même cette partie, ne serait-ce pas un excès de folie de croire qu'on peut soumettre à sa raison l'essence même de la divinité? Mais écoutons ce que dit le Prophète-roi de la sagesse de l'Etre suprême : Votre science est merveilleusement élevée au-dessus de moi. Reprenons d'un peu plus haut. Je vous louerai, mon Dieu, parce que votre grandeur a éclaté d'une manière effrayante. (Ps. CXXXVIII, 5 et 43.) Que veut-il dire par ces mots : d'une manière effrayante ? Il est beaucoup d'objets que nous admirons, mais sans frayeur; par exemple, la beauté d'un édifice, d'une peinture, ou du corps humain. Nous admirons aussi l'étendue de la mer, mais nous ne considérons qu'avec frayeur ses abîmes profonds et immenses. Ainsi lorsque le Prophète considère la profondeur et l'immensité de la sagesse divine, il en est ébloui; et, plein d'une admiration mêlée de frayeur, il se retire en s'écriant: Je vous louerai, mon Dieu, parce que votre grandeur a éclaté d'une manière effrayante. Vos ouvrages sont admirables. Votre science, dit-il encore, est merveilleusement élevée au-dessus de moi, elle me surpasse infiniment, et je ne puis y atteindre.

Voyez l'humble reconnaissance d'un serviteur docile. Je vous rends grâces, mon Dieu, dit David, de ce que vous êtes pour moi un maître incompréhensible. Il ne parle pas de l'essence divine, il n'en dit rien, parce qu'elle est reconnue comme incompréhensible; mais parlant de la présence de Dieu partout, il fait voir qu'il' ignore comment Dieu est présent partout. Pour preuve que c'est là l'objet qu'il a en vue, écoutez la suite de ses dernières paroles : Si je monte au ciel, vous y êtes; si je descends dans les enfers, vous y êtes encore. Vous voyez comme Dieu est présent partout. Mais le prophète en ignore la raison : il est ébloui, embarrassé, effrayé de cette seule idée. N'est-ce donc point une folie extrême que des hommes qui sont bien éloignés d'être gratifiés des mêmes faveurs, entreprennent de scruter l'essence divine elle-même? Le même David dit dans un de ses psaumes : Vous m'avez révélé les secrets et les mystères de votre sagesse. (Ps. L, 8.) Lui cependant qui avait appris les secrets de la sagesse de Dieu, dit de cette même sagesse qu'elle est immense et incompréhensible : Le Seigneur est vraiment grand, dit-il; sa puissance est infinie, sa sagesse n'a point de bornes. (Ps. CXLVI, 5.) — Sa sagesse n'a point de bornes, c'est-à-dire qu'il est impossible de la comprendre. Comment, je vous prie ! la sagesse de Dieu est incompréhensible pour le Prophète, et son essence serait compréhensible pour nous! n'est-ce point une folie manifeste? sa grandeur n'a point de limites, et voies prétendez borner et circonscrire son essence !

5. Occupé à examiner la même question, le prophète Isaïe disait : Qui racontera la génération divine? (Is. LIII, 8.) Il ne dit pas : Qui raconte? mais : Qui racontera? afin d'exclure à la fois et les hommes de son temps et les races futures. David avait dit : Votre science est merveilleusement élevée au-dessus de moi; Isaïe déclare qu'il est impossible non-seulement à lui, mais à tout le genre humain présent et à venir, de raconter la génération du Très-Haut.

Mais voyons si l'Apôtre comme ayant reçu (199) une plus grande grâce, a connu ce qui était caché aux prophètes. C'est à lui que nous avons entendu dire : Ce que nous avons maintenant de science et de prophétie est très-imparfait. Et ce n'est pas seulement dans ce passage, mais dans un autre où, parlant, non de l'essence de l'Etre suprême, mais de la sagesse qu'il montre dans sa providence; je ne dis pas cette providence universelle qui comprend les anges et les dominations supérieures; mais examinant dans cette providence la partie qui s'occupe des hommes sur la terre, et même une portion de cette partie : car il n'examine ni celle qui fait lever le soleil, ni celle qui anime les âmes, ni celle qui forme les corps, ni celle qui gouverne le monde, ni celle qui renouvelle chaque année la nourriture de l'homme et de tous les êtres ; mais laissant toutes ces parties de la providence divine, et n'en examinant qu'une légère portion, celle qui a réprouvé les Juifs et appelé les Gentils, ébloui à la vue de cette portion légère, comme à l'aspect d'une mer immense , ne voyant qu'une profondeur infinie, il se retire aussitôt, et s'écrie à haute voix : O profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu! que ses jugements sont impénétrables! (Rom. II, 33.) Il ne dit pas incompréhensibles, mais impénétrables; or, si on ne saurait les pénétrer, à plus forte raison ne saurait-on les comprendre. Que ses voies sont impossibles à découvrir! ses voies sont impossibles à découvrir et il serait possible de le comprendre lui-même ! Et que parlé-jn de ses voies ? les récompenses qu'il nous destine ne sont pas compréhensibles : L'oeil n'a pas vu, l'oreille n'a pas entendu, l'esprit de l'homme n'a jamais conçu ce que Dieu a préparé pour ceux qui l'aiment. (I Cor. II, 9.) Les dons de Dieu sont ineffables : Rendons grâces à Dieu, dit le même saint Paul, pour ses dons ineffables. (II Cor. IX, 15.) Et ailleurs : Sa paix surpasse tout sentiment. (Philip. IV, 7.) Quoi donc ! les jugements de Dieu sont impénétrables, ses voies impossibles à découvrir, sa paix surpasse tout sentiment, ses dons sont ineffables, l'esprit de l'homme n'a jamais conçu ce qu'il a préparé pour ceux qui l'aiment, sa grandeur n'a point de limites, sa sagesse n'a point de bornes, tout en Dieu est incompréhensible; et vous prétendez que Dieu lui-même est compréhensible ! Pourrait-on rien ajouter à une pareille folie?

Pressons l'hérétique dans ses derniers retranchements, et ne le laissons point partir sans le convaincre. Demandons-lui ce que veut dire saint Paul par ces mots : Ce que nous avons maintenant de science et de prophétie est très-imparfait. Il ne parle pas, dira-t-il, de l'essence de Dieu, mais de ses desseins. S'il parle des desseins de Dieu, notre victoire sera beaucoup plus complète; car si les desseins de Dieu sont incompréhensibles, à plus forte raison l'est-il lui-même. Mais, pour preuve que l'Apôtre ne parle pas ici des desseins de Dieu, mais de Dieu lui-même, écoutons la suite du passage. Après avoir dit : Ce que nous avons maintenant de science et de prophétie est très-imparfait, il ajoute : Je ne connais maintenant Dieu qu'imparfaitement et en partie ; mais alors je le connaîtrai, comme je suis moi-même connu. (I Cor. XIII, 9 et 12.) — De qui connu? est-ce de Dieu ou de ses desseins? c'est de Dieu, sans doute : c'est donc Dieu qu'il ne connaît qu'imparfaitement et en partie. Quand il dit en partie, ce n'est pas qu'il connaisse une partie de l'essence divine et qu'il ignore l'autre; car Dieu est un être simple mais voici le développement de sa pensée. S'il sait que Dieu existe, il ignore quelle est son essence; s'il sait qu'il est sage, il ignore quelle est l'étendue de sa sagesse ; s'il n'ignore point qu'il est grand, il ne tonnait point les limites de sa grandeur; s'il sait qu'il est partout, il ne sait pas comment il remplit tout de sa présence; s'il sait que sa providence s'étend sur tout et gouverne tout dans le plus grand détail, il ignore de quelle manière; voilà pourquoi il a dit: Ce que nous avons maintenant de science et de prophétie est très-imparfait.

6. Mais laissant l'Apôtre et les prophètes, transportons-nous, si vous le voulez, dans les cieux, et voyons si là même il est des êtres qui connaissent l'essence divine. Quand il y aurait de pareils êtres, ils n'auraient rien de commun avec nous, vu la grande distance qui se trouve entre les anges et. les hommes; mais pour vous instruire par surcroît, pour vous apprendre que même dans le ciel il n'est point de puissance créée qui connaisse Dieu parfaitement, écoutons les anges eux-mêmes. Parlent-ils entre eux et dissertent-ils sur l'essence du Très-Haut ? Point du tout. Que font-ils donc? Pénétrés de frayeur et de respect ils le glorifient, l'adorent, lui adressent continuellement des hymnes triomphales et des chants (200) mystiques. Les uns lui disent: Gloire à Dieu au plus haut des cieux! (Luc. II, 14.) Les séraphins s'écrient: Saint, saint, saint! (Is. VI, 3) ils se couvrent le visage, et ne peuvent même soutenir les regards d'un Dieu qui tempère sa gloire. Les chérubins font retentir ces paroles : Bénie soit la gloire du Seigneur, du lieu où il réside! (Ezéch. III, 12.) Ce n'est point que Dieu, ait une place marquée: non, sans doute; mais c'est pour employer un langage humain; c'est comme si nous disions : dans quelque lieu qu'il existe , ou de quelque manière qu'il existe; s'il est même permis à l'homme de se servir de ces expressions humaines en parlant de Dieu. Vous voyez quelle crainte, et quel respect le ciel a pour le souverain Etre, et combien peu la terre le craint et le respecte. Les anges le glorifient, les hommes veulent scruter sa nature; les anges le bénissent, les hommes prétendent le connaître; les anges se couvrent le visage en sa présence, les hommes sans nulle pudeur osent porter leurs regards sur sa gloire ineffable. Qui ne gémirait, qui ne se lamenterait en voyant une telle folie, une telle extravagance ?

J'aurais voulu prolonger davantage mon discours; mais comme c'est aujourd'hui la première fois que je suis entré dans cette dispute, il me semble que pour votre avantage je dois me contenter de ce que j'ai déjà dit, de peur que la multitude des choses qui me restent à dire ne charge trop la mémoire de ceux qui m'écoutent. Je me propose, si telle est la volonté du Seigneur, de m'étendre encore par, la suite sur ce même sujet. Il y a longtemps déjà que j'avais de la peine à résister au désir qui me pressait de vous entretenir sur cette matière ; mais je différais toujours, parce que je voyais plusieurs de ceux qui sont infectés de l'erreur que j'attaque, m'écouter avec plaisir; et comme je craignais qu'ils ne s'éloignassent de nos assemblées, je remettais à ouvrir la dispute et à commencer le combat, jusqu'à ce que je fusse bien assuré de leur attention. Mais puisque, par la grâce de Dieu, je les ai entendus eux-mêmes m'exhorter et me presser d'entrer en lice, je l'ai fait avec plus de confiance, j'ai pris les armes propres à soumettre la raison humaine, propres à abattre toute hauteur qui s'élève contre la science de Dieu. Je les ai prises ces armes, non pour renverser nos adversaires, mais pour les relever de leur chute; car elle est leur vertu, en même temps qu'elles frappent les opiniâtres, elles traitent avec soin les plaies des auditeurs dociles ; elles ne font pas de blessures, elles guérissent ceux qui sont blessés.

7. N'attaquons donc pas nos adversaires avec aigreur ni emportement; montrons-nous modérés dans la dispute, parce qu'il n'est rien de plus fort que la douceur et la modération. Voilà pourquoi saint Paul est si attentif à nous exhorter de ne nous départir jamais de ces vertus. Un serviteur du Seigneur, dit-il, ne doit pas se livrer à la contestation, mais il doit être doux à l'égard de tout le monde. (II Tim. II, 24.) Il ne dit pas : à l'égard de ses frères, mais: à l'égard de tout le monde. Que votre modestie, dit-il dans un autre endroit, soit connue; il ne dit pas : de vos frères, mais : de tous les hommes. (Philip. IV, 5.) Quel mérite avez-vous, dit l'Evangile, à aimer ceux qui vous aiment?

Si l'amitié des hérétiques et des infidèles vous est nuisible, si en les fréquentant ils vous entraînent dans l'impiété, quand ils vous auraient donné le jour, retirez-vous; quand ce serait votre oeil , il faut l'arracher : Si votre oeil droit vous scandalise, dit Jésus-Christ, arrachez-le. (Matth. V, 29.) Il ne parle point de l’oeil corporel, puisque s'il parlait du corps, ce serait accuser l'auteur de la nature. D'ailleurs, il ne faudrait pas arracher un seul oeil, puisque si l'œil gauche restait, il pourrait vous scandaliser également. Mais afin que vous sachiez que Jésus-Christ ne parle pas de l'oeil corporel, il nomme l'œil droit. Quand vous auriez un ami aussi précieux que l’œil droit, chassez-le, retranchez-le de votre amitié, s'il vous scandalise; car à quoi vous sert-il d'avoir un œil s'il doit perdre le reste du corps. Si donc, comme je le disais, l'amitié des hérétiques et des infidèles nous est nuisible, retirons-nous et fuyons; s'ils ne nous font aucun tort pour la piété, tâchons de les attirer à nous. Si, sans être utile à votre ami, vous en recevez quelque préjudice, gagnez du moins en vous retirant de n'avoir éprouvé aucun mal. Fuyez l'amitié des hérétiques et des infidèles, si elle vous est préjudiciable ; fuyez seulement, ne contestez pas; ne disputez pas avec animosité ; c'est le conseil que vous donne saint Paul : Autant qu'il est en vous, ayez la paix, s'il est possible, avec tous les hommes. (Rom. XII, 18.) Vous êtes serviteur d'un Dieu de paix, d'un Dieu qui, après avoir chassé les. démons et (201) comblé les Juifs de biens, traité par ceux-ci d'homme possédé du démon, n'a pas fait .tomber sur eux sa foudre, n'a pas écrasé des opiniâtres, des ingrats, qui ne répondaient à ses bienfaits que par des injures. Il pouvait les punir d'une manière éclatante, il s'est contenté de repousser leur reproche par ces mots : Je ne suis point possédé du démon, mais j'honore Celui qui m'a envoyé. (Jean, VIII, 49.) Lorsque le serviteur du grand prêtre le frappa, que lui dit-il ? Si j'ai mal parlé, faites voir le mal que j'ai dit; si j'ai bien parlé, pourquoi me frappez-vous ? (Jean, XVIII, 23.) Le Maître des anges se justifie, il rend compte à un simple serviteur; est-il besoin de longues réflexions ? Repassez seulement ces paroles en vous-même, et répétez sans cesse : Si j'ai mal parlé, faites voir le mal que j'ai dit; si j'ai bien parlé, pourquoi me frappez-vous ? Songez à Celui qui prononce ces paroles, à celui auquel il les adresse, au motif qui les lui fait prononcer, et ces paroles seront pour vous un charme divin toujours prêt, qui pourra adoucir votre âme lorsqu'elle s'emportera. Songez à la majesté de Celui qui a été outragé, à la bassesse de celui qui a outragé, et à l'excès de l'outrage. Ce misérable ne s'est pas contenté d'injurier, il a frappé ; et il n'a pas frappé simplement, mais sur la joue, ce qui est le plus sanglant des affronts. Le Fils de Dieu cependant a tout supporté, afin de vous donner un grand exemple de modération et de douceur. Ne réfléchissons pas seulement ici sur ces paroles, mais rappelons-nous-les lorsque l'occasion s'en présentera. Vous avez applaudi à mes discours, montrez-moi par vos oeuvres que vous les approuvez. Un athlète s'exerce dans le gymnase, afin de montrer dans des combats véritables l'utilité de ces exercices; de même vous, lorsque la colère s'emparera de votre âme, montrez le fruit que vous avez retiré de nos discours, et répétez continuellement cette parole : Si j'ai mal parlé, faites voir le mal que j'ai dit ; si j'ai bien parlé, pourquoi me frappez-vous ? Gravez cette parole dans votre coeur ; je ne vous la répète si souvent, qu'afin que tous les mots qui la composent restent imprimés dans votre mémoire, pour n'en être jamais effacés, et afin que le souvenir vous en soit utile. Si nous gardons cette parole au fond de notre âme, il n'y aura personne assez dur, assez féroce, assez insensible, pour se laisser emporter à la colère. Elle sera le meilleur des freins pour arrêter l'intempérance de notre langue, pour réprimer les emportements de notre orgueil, pour nous retenir dans les bornes de la modération, et faire habiter en nous une paix parfaite. Puissions-nous jouir toujours de cette paix par la grâce et la bonté de Notre Seigneur Jésus-Christ, à qui soient avec le Père et l'Esprit-Saint, la gloire, l'empire et l'adoration, maintenant et toujours, dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.

 

Haut du document

 

  Accueil Remonter Suivante