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HOMÉLIES SUR LA PÉNITENCE.

 

(Voir tome Ier, chapitre XIX, page 252.)

 

PREMIÈRE HOMÉLIE. Après son retour de la campagne.

 

ANALYSE.

 

1° Saint Chrysostome, absent quelque temps, reparaît au milieu de son cher auditoire; son coeur s'épanche en sentiments affectueux, puis il cesse de parler de lui-même pour décrire la tendresse plus que maternelle de l'apôtre saint Paul pour ses enfants dans la foi. — 2° Le désespoir et la négligence sont également dangereux. — Ces deux défauts ont perdu Satan et judas. — Une humble confiance a sauvé saint Paul, le publicain, les Ninivites; saint Paul redoute plus dans le fornicateur le désespoir après la faute que la faute elle-même. — 3° Développement de la même pensée et du même exemple. — 4° L'orateur confirme encore cette vérité par l'exemple de l'enfant prodigue.

 

1. Avez-vous pensé à moi pendant mon absence? Moi, mes amis, je n'ai pu vous oublier j'ai quitté la ville, mais je n'ai pas quitté votre souvenir.; comme ceux qui sont épris d'amour pour un beau corps en portent partout avec eux la chère image, de même, épris d'amour pour la beauté de vos âmes, j'en ai porté toujours avec moi la gracieuse pensée. De même encore qu'un peintre a coutume de mêler des couleurs variées pour tracer un portrait, de même je me représentais votre zèle à venir aux offices sacrés, votre ardeur à entendre la parole divine, votre bienveillance envers le prédicateur, toutes vos autres bonnes oeuvres ; je les mêlais ensemble comme les nuances diverses de la vertu; j'esquissais en quelque sorte et je reproduisais aux yeux de ma mémoire la physionomie de vos âmes, et je puisais dans la contemplation de cette image une abondante consolation aux peines de mon éloignement. A la maison et au dehors, en route ou en repos, à l'arrivée ou au départ, toujours je pensais à cela, toujours je rêvais à votre charité ; et de jour et de nuit je trouvais dans votre souvenir un délicieux aliment. Ce qu'a dit Salomon : Je dors, mais mon coeur veille (Cantiq. V, 2), je l'ai ressenti. La force du sommeil fermait mes paupières, mais la douce tyrannie de l'amour que j'ai pour vous tenait éveillés les yeux de mon coeur. Que de fois en songe il m'a semblé que je causais avec vous ! L'âme est naturellement disposée à se représenter pendant la nuit les images des objets qui occupent sa pensée pendant le jour : c'est ce qui m'est arrivé. Je ne vous voyais pas des yeux de la chair, je vous apercevais parles yeux de l'amour; absent de corps, j'étais présent de coeur au milieu de vous, et le bruit de vos acclamations retentissait toujours à mes oreilles. Aussi, quoique ma mauvaise santé m'obligeât de prolonger là-bas mon séjour; quoique la salubrité du climat profitât au rétablissement des forces, la (274) vivacité et l'énergie de mon affection pour vous ne me permirent pas de rester; elles réclamèrent à grands cris, elles ne cessèrent de me persécuter jusqu'à ce qu'elles m'eussent persuadé de partir avant le terme fixé et de regarder ma présence au milieu de vous comme ma santé, comme mon bonheur, comme la totalité de mon bien. Pendant mon séjour là-bas, j'entendais les reproches que vos lettres m'apportaient sans interruption : car je ne donnais pas une moindre attention à celles qui me blâmaient qu'à celles qui m'approuvaient du reste ces plaintes étaient celles de coeurs qui savent aimer. C'est pourquoi je suis parti, je suis accouru, il m'a été impossible de vous chasser de mon esprit. Et qu'y a-t-il à s'étonner de ce que j'aie conservé le souvenir de votre charité dans le loisir et la liberté de la vie des champs, quand nous voyons saint Paul entouré de chaînes, enfermé dans un cachot, menacé par mille et mille dangers, regardant néanmoins sa prison comme un jardin délicieux, se souvenir de ses frères et leur écrire : Il est juste que j'aie ces sentiments de vous tous, parce que je vous ai dans mon coeur et dans mes chaînes, dans la défense et dans l'affermissement de l'Evangile ? (Philipp. I, 7.) A l'extérieur il est enchaîné par ses ennemis, à l'intérieur il l'est par l'amour de ses disciples; la chaîne extérieure est faite d'acier, la chaîne intérieure est faite de charité; il a plus d'une fois échappé à la première, il n'a jamais rompu la seconde. De même que les femmes, quand elles ont subi l'épreuve des douleurs maternelles, demeurent attachées en tous temps et en tous lieux aux enfants qu'elles ont mis au inonde , de même saint Paul demeurait attaché à ses disciples d'autant plus fortement que l'enfantement spirituel développe plus de chaleur et de tendresse que l'enfantement charnel. Ce n'est pas une fois, mais deux fois qu'il eut à les enfanter : il s'écria : O mes enfants, vous que j'enfante de nouveau! (Gal. IV, 19.) La femme ne souffrirait pas, ne supporterait pas deux fois de suite les mêmes douleurs; mais saint Paul eut à subir ce que la nature ne peut nous montrer, il eut à reprendre dans les entrailles de sa charité ces disciples qu'il avait déjà enfantés une fois et à endurer pour eux les douleurs les plus aiguës ; c'est pourquoi il leur disait pour les toucher : O mes enfants, vous que j'enfante de nouveau ! c'est-à-dire épargnez-moi; jamais un enfant n'a fait souffrir deux fois le sein de sa mère, et pourtant vous me réduisez à cela. Les douleurs de l'enfantement charnel sont terminées en quelques instants, elles cessent dès que l'enfant est sorti; mais les douleurs de l'enfantement spirituel durent des mois entiers. Et souvent saint Paul les supporta une année entière sans parvenir à mettre au monde les enfants que sa charité avait conçus. Là, c'est un travail de la chair; ici, ce n'est pas le corps qui souffre, c'est l'âme qui est déchirée. Ici les souffrances sont plus rudes et plus pénibles que là; en effet, quelle mère a jamais souhaité subir la géhenne plutôt qu'un enfantement? Et saint Paul a désiré, non-seulement subir la géhenne, mais encore devenir anathème au Christ (Rom. IX, 3), afin de pouvoir amener à la lumière de la foi ces Juifs qu'il enfantait par un travail quine cessait pas et ne finissait jamais; impuissant à y parvenir, il disait en gémissant: Ma tristesse est immense, et la douleur est continuellement dans mon coeur. (Rom. IX, 9.) Et dans un autre endroit: O mes petits enfants !je vous enfante de nouveau jusqu'à ce que le Christ soit formé en vous. (Gal. IV, 19.) Y a-t-il des entrailles plus heureuses que celles qui ont nourri des enfants capables de porter en eux le Christ, plus fécondes que celles qui ont donné naissance au monde entier, plus puissantes que celles qui ont pu concevoir une seconde fois et former de nouveau ces enfants déjà grandis, mais contrefaits ?

Voilà qui dépasse les forces de la nature. Saint Paul ne dit pas : vous que j'ai engendrés de nouveau; mais il dit : ô vous que j'ai enfantés de nouveau! car dans un autre endroit il s'écrie : Je vous ai engendrés en Jésus-Christ. (I Cor. IV, 15.) Ici il ne veut qu'indiquer le lien de parenté spirituelle qui l'unit à eux; là il s'efforce d'exprimer les douleurs qu'il éprouva à cause d'eux. Comment peut-il appeler ses enfants ceux qu'il n'a pas encore enfantés? S'il est encore dans les douleurs, il ne les a pas encore enfantés; et comment peut-il les appeler ses enfants? Il veut leur apprendre que ce n'est pas pour la première fois qu'il endure cette sorte de souffrance; c'était assez pour les faire rougir. Je suis devenu père une fois, dit-il; j'ai supporté déjà pour vous le travail nécessaire de l'enfantement; vous êtes une fois déjà mes enfants : pourquoi me jetez-vous une seconde fois dans les mêmes douleurs ? n'était-ce point assez de (275) celles que j'ai endurées au commencement? Pourquoi me faites-vous souffrir de nouveau? Les chutes des fidèles ne lui causaient pas de moindres peines que la conversion des infidèles : il ne pouvait supporter que plusieurs d'entre eux, après avoir participé aux mystères sacrés , retournassent librement à l'impiété; c'est pourquoi il poussait ces gémissements plus amers et plus tristes que ceux d'une mère : O mes petits enfants! je vous enfante de nouveau, jusqu'à ce que le Christ soit formé en vous. (Gal. IV, 19.) Il parlait ainsi pour leur inspirer à la fois crainte et confiance. En leur déclarant que le Christ n'est pas encore formé en eux, il jette dans leur coeur l'inquiétude et la crainte; mais en leur indiquant que le Christ peut être formé en eux , il leur rend l'espérance. Cette expression « jusqu'à ce que le Christ soit formé en vous » signifie ces deux choses, et qu'il n'est pas encore formé et qu'il peut être formé : en effet, s'il ne pouvait pas l'être, ce serait inutilement que l'Apôtre leur dirait : Jusqu'à ce que le Christ soit formé en vous; il les nourrirait d'un espoir vain et trompeur.

2. Puisque nous savons cela, prenons garde de nous livrer soit au désespoir, soit àla négligence : ces deux excès sont également funestes. Le désespoir enlève à celui qui est à terre la force de se relever; la négligence fait tomber celui qui est debout. Le désespoir nous enlève les biens déjà acquis, la négligence nous empêche d'écarter de nous les maux qui nous menacent. La négligence peut nous faire chasser du ciel même; le désespoir nous plonge dans un abîme d'iniquité , duquel nous sortirions promptement si nous conservions bon courage. Considérez la puissance de ces deux vices : Satan était bon à l'origine; par la négligence et par le désespoir il tomba dans un tel excès de péché et de malice qu'il ne s'en relèvera jamais. Je dis qu'il était bon : écoutez en effet les paroles de l'Écriture : J'ai vu Satan tomber dit ciel comme l'éclair. (Luc. X, 18.) Cette comparaison indique à la fois l'éclatante pureté de sa première vie et la rapidité de sa chute. Saint Paul fut d'abord blasphémateur, persécuteur insolent de la vérité; mais plus tard il l'aima, il ne perdit pas espérance, il se releva, et finit par devenir l'égal des anges. Judas fut d'abord apôtre; mais par sa négligence, il devint un traître infâme; le larron se souilla d'abord de toutes sortes de crimes; mais, comme il ne désespéra pas, il mérita d'entrer au paradis avant tout autre. Le pharisien, plein d'une folle confiance , fut précipité des hauteurs de sa vertu, tandis que le publicain, animé d'une humble espérance, se releva assez pour devancer celui qui l'avait méprisé. Voulez-vous voir une ville entière nous donner par sa conduite le même exemple? Eh bien, c'est par ce moyen que Ninive se sauva de la ruine : elle ne désespéra pas, quoique la sentence fût déjà portée. Dieu n'avait pas dit

« Si Ninive fait pénitence, elle sera sauvée; » mais il avait dit : Encore trois jours, et Ninive sera détruite. (Jonas, III, 4.) Ainsi voilà Dieu qui menace, voilà le prophète qui élève sa voix puissante, voilà la sentence qui ne laisse aucun délai et qui ne se prête à aucune distinction

et, malgré tout, Ninive ne se décourage pas, Ninive ne désespère point. Dieu ne marque aucune distinction dans son arrêt, il s'abstient de dire : « S'ils font pénitence, ils seront sauvés; » afin de nous faire comprendre que, nous aussi, au lieu de perdre courage quand nous entendrons prononcer contre nous un jugement sans appel, nous devons, à l'exemple des Ninivites, conserver l'espérance.

La clémence divine ne se montre pas seulement en ce que Dieu , après avoir porté une sentence qui ne donne lieu à aucune distinction, se réconcilie avec ces pécheurs repentants; mais encore elle se montre précisément en ce qu'il prononce un arrêt absolu. Il emploie ce moyen parce qu'il veut leur inspirer la crainte et émouvoir leur profonde indifférence : le temps laissé à la pénitence est une marque de l'ineffable amour de Dieu pour les hommes. Comment trois jours auraient-ils suffi pour effacer tant de crimes? Voyez-vous avec quel éclat apparaît la bonté providentielle du Seigneur? C'est elle qui a le plus fait pour le salut de Ninive. Comprenons cela et ne perdons jamais l'espérance. Le démon n'a pas entre les mains d'arme plus redoutable que le désespoir; aussi lui faisons-nous moins de plaisir en péchant qu'en désespérant. Écoutez saint Paul; il redoute plus dans le fornicateur le désespoir après la faute que la faute elle-même ; il écrit aux Corinthiens : C'est un bruit constant qu'il y a de l'impureté parmi vous , et une impureté telle qu'elle n'a pas même de nom chez les païens. (I Cor. V, 1.) Il ne dit pas « qui n'est pas même commise » chez les païens; mais il dit : Qui n'est pas (276) même nommée; ce que les païens n'osaient pas nommer, les Corinthiens ont osé le commettre. Et vous êtes enflés d'orgueil ! Il ne dit pas e le coupable est enflé d'orgueil; » mais, laissant pour un instant celui qui a péché, il adresse la parole à ceux qui se sont préservés ainsi agissent les médecins, qui, se détournant du lit du malade, entretiennent conversation avec les parents. D'ailleurs les Corinthiens avaient peut-être contribué tous à la folle arrogance du coupable en ne le reprenant pas, en ne le punissant pas. Saint Paul étendit à tous son accusation afin de rendre plus facile la guérison de la blessure. Le péché est chose grave, mais plus grave encore est l'orgueil dans le péché. En effet, si c'est perdre la justice que de s'enorgueillir de la justice , à plus forte raison l'orgueil dans le péché ruinera-t-il notre âme complètement et nous chargera-t-il d'une culpabilité plus grande que les péchés eux-mêmes. C'est pourquoi il est dit : Lorsque vous aurez fait tout ce qui vous est commandé, dites que vous êtes des serviteurs inutiles. (Luc, XVII, 10.)

Si ceux qui ont accompli toute la loi doivent s'humilier, combien plus faut-il que le pécheur verse des larmes et s'estime le dernier des misérables. C'est ce que saint Paul indique en disant : Pourquoi plutôt n'avez-vous pas pleuré? (I Cor. V, 2.) Que dites-vous, ô apôtre? un autre a péché et c'est moi qui dois pleurer? — Oui ! répond-il : nous sommes liés les uns aux autres à la manière des organes et des membres du corps ; quand le pied reçoit une blessure, ne voyez-vous pas la tête s'incliner vers la terre ? et pourtant qu'y a-t-il de plus vénérable que la tète? Mais, lorsqu'arrive un accident elle ne songe pas à sa dignité : faites comme elle. C'est pourquoi saint Paul nous exhorte à nous réjouir avec ceux qui sont dans la joie, à pleurer avec ceux qui pleurent. (Rom. XII, 15.) C'est pourquoi aussi il dit aux Corinthiens : Et vous n'avez pas pleuré pour éloigner de vous celui qui a commis ce péché. (I Cor. V, 2.) Il ne dit pas: et vous n'avez pas senti votre zèle s'enflammer; mais il dit : Et vous n'avez pas pleuré, comme si une contagion, une peste eût enveloppé toute la ville, comme s'il eût voulu dire : La prière, la confession, les supplications, voilà ce dont vous avez besoin pour chasser le mal de votre cité. Voyez-vous comme il cherche à leur inspirer la crainte ? Comme ces Corinthiens se rassuraient à l'idée que le mal s'était arrêté au seul homme qui avait péché, l'Apôtre les met tous en cause : Ignorez-vous, leur dit-il, qu'un peu de levain corrompt la masse entière (I Cor. V, 6) ? paroles qui signifient ceci : Le mal va son chemin , il atteindra tous les autres membres : vous devez avoir les mêmes inquiétudes que s'il s'agissait de prendre conseil dans une calamité publique. Ne me dites pas qu'un seul homme a péché ! Sachez bien que le péché est un chancre qui ronge peu à peu tout le corps. Lorsqu'une maison prend feu, les voisins qui ne sont pas encore atteints par les flammes n'éprouvent pas moins de souci et d'anxiété que les malheureuses victimes du fléau ; ils prennent toutes les me sures        nécessaires pour 'préserver leurs demeures des violences de l'incendie; de même saint Paul excite les Corinthiens en ces termes: Vous êtes sur un bûcher; prévenez un malheur; éteignez l'incendie avant qu'il s'étende sur l'Eg lise entière. Si vous négligez le péché sous prétexte qu'il a son siège ailleurs qu'en vous-mêmes, vous êtes déjà fort malades. Cet homme pécheur est membre du corps entier.

3. Comprenez bien encore que, si vous restez paresseux et indifférent, vous serez atteint à votre tour : laissez-vous toucher, sinon par le sort de votre frère, du moins par le vôtre. Arrêtez la peste, détruisez le chancre, enlevez la gangrène. Après avoir dit tout cela et beaucoup d'autres choses encore, il ordonna de livrer le fornicateur à Satan; puis, quand il vit le pénitent revenu à des dispositions meilleures : C'est assez, dit-il, de la punition qui lui a été infligée par la plupart d'entre vous.... Rétablissez solidement votre charité à son égard. (II Cor. II, 6, 8.) Après l'avoir posé comme l'adversaire et l'ennemi de tout le peuple, après l'avoir séparé du troupeau et retranché du corps, voyez quel zèle il déploie pour le ramener et le rattacher à l'Eg lise . Il ne dit pas seulement : aimez-le ; mais il dit : rétablissez solidement votre charité envers lui, ce qui signifie : montrez-lui une amitié ferme et inébranlable, une chaude affection, un ardent dévouement : accordez-lui une dilection égale à la haine que vous avez eue d'abord pour son péché. — Qu'est-il arrivé, dites-moi ?Ne l'avez-vous pas livré à Satan ? — Oui, répond l'Apôtre: je l'ai livré aux mains de Satan, mais non pas pour qu'il y demeure à jamais enchaîné; je (277) l'ai livré pour le délivrer promptement de la tyrannie diabolique. Et, comme je l'ai expliqué plus haut, saint Paul redoute le désespoir comme l'arme la plus terrible du démon ; écoutez-le : après avoir dit : rétablissez solidement votre charité envers lui, il exprime son motif : de peur que cet homme ne se laisse accabler par un excès de tristesse. (Ibid. 7.) La brebis est déjà dans la gueule du loup; arrachons-la avant qu'un de nos membres soit dévoré et périsse. Le navire est en péril ; travaillons à le sauver du naufrage avant qu'il soit englouti par l'abîme. De même que la mer en gonflant et en soulevant ses flots de toutes parts submerge facilement une petite barque ; ainsi notre âme est bientôt écrasée par la tristesse qui l'assaille sur tous les points, si personne ne lui tend une main compatissante; et cette tristesse, cette douleur, qui est notre salut dans l'état de péché, devient notre perte dès qu'elle passe les justes limites. Et voyez avec quel soin l'Apôtre choisit ses expressions ! Il ne dit pas : de peur que le démon ne perde cet homme; mais il dit : de peur que nous ne soyons circonvenus par le démon. (II Cor. II, 11.) Circonvenir, c'est chercher à voler ce qui appartient à autrui : aussi, pour montrer que ce pécheur est devenu étranger au démon et qu'il est rentré par la pénitence au bercail du Christ, saint Paul dit « de peur que nous ne soyons circonvenus par Satan. » Si Satan reprenait possession de cet homme, il nous enlèverait un de nos membres, il volerait une brebis dans le troupeau du Christ : le péché a disparu par la pénitence.

Saint Paul, sachant ce que le démon avait fait à Judas, craignit qu'il ne fît encore ici la même chose. Qu'avait-il fait à Judas? Judas se repentit : J'ai péché, dit-il, en livrant le sang du juste. (Matth. XXVII, 4.) Le diable entendit ces mots, reconnut que le traître entrait dans une voie meilleure, et revenait au salut; il redouta une conversion. Il a, dit-il, un maître doux et clément qui a versé des larmes sur cet homme qui le trahissait, qui a cherché par mille moyens à le toucher : ne le recevra-t-il pas mieux encore quand il le verra pénitent? Il l'a appelé et attiré à lui quand il le savait obstiné et incorrigible; ne fera-t-il pas davantage encore quand il le verra corrigé et repentant? c'est pour cela qu'il est venu se faire crucifier. Que fit le démon ? Il épouvanta Judas, il l'enveloppa de ténèbres en le poussant à un chagrin excessif, il le poursuivit, il l'aiguillonna jusqu'à ce qu'il l'eût amené à se pendre, jusqu'à ce qu'il l'eût jeté hors de cette vie; il lui ôta la volonté de faire pénitence. S'il eût vécu, Judas eût pu conquérir aussi le salut, comme le prouve l'exemple des bourreaux qui crucifièrent le Sauveur. Si le Christ, attaché sur la croix, accorda la grâce du salut à ses meurtriers, s'il sollicita et réclama de son Père l'indulgence pour un tel forfait, n'est-il pas évident qu'il eût accueilli avec une infinie mansuétude le traître même qui eût fait une digne pénitence ? Mais celui-ci absorbé par une tristesse mal réglée, n'eut pas la force d'employer jusqu'au bout le remède nécessaire. C'est ce que craignait saint Paul quand il excitait les Corinthiens à arracher le fornicateur de la gueule du démon. Mais pourquoi tant parler des Corinthiens? Saint Pierre, après avoir participé aux divins mystères, renia trois fois son Maître ; mais il pleura et effaça tous ses péchés. Saint Paul, après avoir été persécuteur, calomniateur, blasphémateur de la vérité, après avoir poursuivi de sa haine non-seulement le Crucifié, mais tous ses disciples, saint Paul se convertit et devint apôtre. Dieu ne nous demande que de lui fournir une petite occasion et il nous remet tous nos péchés. Je veux vous expliquer une parabole qui confirme ce que je viens d'avancer.

4. Deux frères se partagèrent les biens paternels: l'un demeura dans la maison; l'autre, après avoir dévoré tout ce qu'il avait reçu, n'eut pas la force de supporter la honte de sa pauvreté; il s'exila loin de sa patrie. (Luc, XV, 11.) Je mets sous vos yeux cette parabole pour vous montrer que vous pouvez, si vous voulez, obtenir la rémission des péchés que vous avez commis après le baptême : et ce que j'en dis n'a pas pour but de vous encourager à l'indifférence, mais de vous retirer du découragement. Cet enfant dissipateur représente ceux qui sont tombés après leur baptême ; j'en vois la preuve en ceci, qu'il est appelé fils : sans le baptême, nul ne saurait porter ce nom. Il avait habité la maison paternelle, il avait eu sa part dans les propriétés paternelles; avant le baptême, nul ne peut toucher aux biens du Père céleste, ni entrer dans son héritage : tous ces traits sont donc une esquisse de l'état des fidèles. De plus, il était frère d'un homme sans reproche; or, sans la régénération spirituelle, il n'y a pas de vraie (278) fraternité. Il tomba au dernier degré de la misère que dit-il alors? Je retournerai à mon père. (Luc, XV, 18.) Son père l'avait laissé partir, son père n'avait mis aucun obstacle à sa fuite sur une terre étrangère, afin que ce malheureux enfant comprît bien par sa propre expérience quelle faveur et quel bonheur c'était pour lui d'habiter la demeure paternelle. Dieu aussi, après nous avoir parlé sans nous persuader, emploie souvent l'expérience pour faire entrer sa doctrine en nous. C'est ce qu'il déclara aux Juifs; il dépensa par l'organe des prophètes des milliers et des milliers de paroles; mais, n'ayant pu ni les convaincre ni les toucher, il voulut les instruire par le châtiment et il leur dit : Votre révolte vous enseignera et votre méchanceté vous corrigera. (Jérém. II, 19.) La parole de Dieu n'avait pas besoin de la confirmation des événements pour être digne de foi; mais comme les Juifs avaient été assez endurcis et aveuglés pour ne pas ajouter foi aux menaces et aux avertissements du Seigneur, celui-ci, prenant ses précautions pour les empêcher de céder complètement à leur malice, disposa tout de telle sorte que la force des choses les éclairât et les corrigeât : il voulut les recouvrer au moins par ce moyen.

Lors donc que l'enfant prodigue eut appris par expérience sur la terre d'exil combien il est fâcheux d'abandonner le toit paternel, il y revint; et son père, oubliant l'injure, le reçut à bras ouverts. Pourquoi cela? parce qu'il était père et non pas juge ! Et des danses, et des festins, et de joyeuses assemblées eurent lieu : la maison était tout entière dans l'allégresse. — Que dites-vous là? Est-ce ainsi qu'on récompense le vice? Non! mon ami, on ne récompense pas le vice, mais le retour de l'enfant; on ne récompense pas le péché, mais la pénitence; on ne récompense pas l'iniquité, mais la conversion. Et voici qui est mieux encore : comme le fils aîné s'indignait, le père l'apaise doucement en lui disant : Toi, tu es toujours avec moi; mais celui-ci était perdu et il est retrouvé; il était mort et il est ressuscité. (Luc, XV, 31.) Lorsqu'il faut, dit-il, sauver ce qui va périr, ce n'est le temps ni de juger ni d'examiner sévèrement, c'est le moment de la clémence et du pardon. Un médecin ne s'avise pas d'infliger à un malade la punition et le châtiment de ses fautes au lieu de lui appliquer les remèdes convenables. Si l'enfant prodigue a mérité une punition, il l'a subie suffisamment pendant son séjour sur la terre de l'exil tout ce temps-là en effet il a été éloigné de nous, il a souffert de la faim, de la honte; il a été aux prises avec toutes ces misères: c'est pourquoi il était perdu et le voici retrouvé; il était mort et le voici ressuscité. N'examinez pas le présent, mais songez à la grandeur des calamités; c'est un frère que vous revoyez, non pas un étranger; c'est à son père qu'il revient, à son père qui ne peut pas se souvenir du passé, ou plutôt qui ne peut se souvenir que des choses bonnes à l'entraîner vers cette compassion, cette miséricorde, cette douceur, cette indulgence qui conviennent si bien à son coeur. C'est pourquoi il se souvient, dit-il, non pas de ce que le prodigue a fait, mais de ce qu'il a souffert; non pas de ce qu'il a dissipé son bien, mais de ce qu'il a enduré des maux infinis. C'est ainsi que Dieu cherche la brebis égarée avec une ardeur pareille, que dis-je? avec une ardeur plus vive encore.

Le prodigue revient de lui-même à son père; mais le bon pasteur va en personne quérir la brebis ; puis, quand il l'a retrouvée, il la ramène, et il se réjouit pour elle plus que pour toutes les autres qui étaient en parfaite sûreté. Et comment la ramène-t-il ?au lieu de la frapper, il la charge sur ses épaules, il la rapporte lui-même au bercail. (Luc, XV, 4, 6.) Si nous comprenons bien ces paraboles, nous verrons que Dieu, loin de fuir ceux qui reviennent à lui, leur réserve un accueil non moins cordial qu'à ceux qui ont persévéré constamment dans la vertu, et que, loin d'exiger d'eux une rude expiation, il va lui-même à leur recherche quand il les a retrouvés et ramenés, il a plus de joie de leur conversion qu'il n'en a de la persévérance des justes qui sont restés en position sûre. Ainsi, dans le mal ne désespérons pas; dans le bien ne nous enflons pas; lorsque nous avons accompli notre devoir, craignons que plus tard une folle confiance ne nous fasse tomber; lorsque nous avons péché, repentons-nous. Ce que j'ai dit en commençant, je le répète : nous enorgueillir quand nous sommes debout, nous désespérer quand nous sommes à terre, c'est dans l'un comme dans l'autre cas trahir notre salut. C'est afin de rendre plus vigilants ceux qui sont debout, que saint Paul a dit: Que celui qui se tient ferme prenne garde de tomber (I Cor. X, 12) ; et ailleurs: Je crains qu'après avoir prêché les autres je ne devienne moi-même un réprouvé. (I Cor. IX, 27.) Mais, (279) pour relever ceux qui avaient failli et pour exciter de plus en plus leur courage, il écrivait aux Corinthiens : Puissé-je n'être pas obligé de pleurer sur un grand nombre de ceux qui ont péché et qui n'ont pas fait pénitence. (II Cor. XII, 21.) Ces paroles prouvent qu'il nous faut pleurer les impénitents plutôt que les pécheurs. Le Prophète leur a dit : Est-ce que celui qui est tombé ne se relève pas ? Est-ce que celui qui s'est éloigné ne revient pas ? (Jér. VIII, 4.) Et David les a exhortés en ces termes : Si vous entendez aujourd'hui sa voix, n'endurcissez pas vos cœurs. (Psaum. XCIV, 8.) Tant que nous pouvons dire aujourd'hui, ne perdons pas courage; au contraire, plaçant en notre Maître nos plus chères espérances, songeons à sa miséricorde, immense comme l'Océan; chassons le mal de notre conscience, attachons-nous avec courage et confiance à la pratique de la vertu, montrons ces sentiments de repentir qui triomphent de tout, afin que, après nous être déchargés ici-bas de tout péché, nous puissions comparaître sans crainte devant le tribunal du Christ et obtenir ce royaume des cieux, auquel puissions-nous tous participer un jour par la grâce et la charité du Christ Notre-Seigneur qui, avec le Père et l'Esprit-Saint, possède la gloire, l'empire et l'honneur, maintenant et toujours et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

 

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