La religion de combat par l’abbé Joseph Lémann

Livre Troisième

Les fils de ténèbres nés de l’apostasie

Chapitre Premier

Comme quoi, des différentes ténèbres, celles du vendredi saint ont le plus de rapport avec la noirceur de l’apostasie contemporaine

- I. L’histoire a enregistré, à certaines époques, des invasions extraordinaires de ténèbres. Caractères particuliers aux ténèbres qui formèrent la neuvième plaie d’Égypte; celles de notre époque n’ont de commun avec elles que l’endurcissement des cœurs.
– II. Les ténèbres du Vendredi Saint: prodige de leur apparition; leur universalité; gradation dans leur noirceur; leur signification terrible.
– III. Les ténèbres spirituelles qui proviennent de l’apostasie contemporaine rappellent, en les dépassant, celles du Vendredi Saint. Qu’est-ce donc que l’apostasie.
– IV. Caractère de prodige diabolique dans ces ténèbres de l’apostasie: c’est au point culminant de la civilisation et dans la splendeur des plus merveilleuses découvertes scientifiques qu’elles apparaissent.
– V. Universelles, elles envahissent et n’épargnent aucun endroit de la terre.
– VI. Gradation: elles ont été épaisses et horribles en 1789-1793; elles se sont, ensuite, éclaircies, afin qu’on pût apercevoir la beauté, la patience, la mansuétude de l’Église au milieu des souffrances; mais que seront-elles, à la dernière heure de la Révolution?
– VII. Trait de comparaison le plus sinistre: l’aveuglement des juifs déicides fut plus étonnant et plus lugubre que les ténèbres de la nature survenant à midi, et l’aveuglement des chrétiens apostats est plus étonnant et plus lugubre que celui des juifs déicides.


I

L’histoire a enregistré, à certaines époques de l’humanité, des invasions de ténèbres extraordinaires. Il n’y aura pas curiosité mais utilité, à rechercher quelles sont celles qui présentent le plus d’analogie avec les ténèbres de notre époque. Considérons en premier lieu les fameuses ténèbres qui formèrent la neuvième plaie d’Égypte. Le Livre de l’Exode raconte ainsi leur apparition, leur durée et leurs caractères: Le Seigneur dit à Moïse: «Étendez votre main vers le ciel, et qu’il paraisse sur la terre de l’Égypte des ténèbres si épaisses, qu’elles soient palpables.»
Moïse étendit sa main vers le ciel, et des ténèbres horribles couvrirent toute la terre de l’Égypte pendant trois jours. Nul ne vit son frère, ni ne se remua du lieu où il était; mais le jour luisait partout où habitaient les enfants d’Israël. Ces ténèbres eurent une durée de trois jours. Leurs caractères furent les suivants, exprimés dans la citation du Livre de l’Exode, et complétés par le Livre de la Sagesse qui a tout un chapitre sur ces ténèbres qui formèrent la neuvième plaie d’Égypte: Premier caractère: Elles furent matérielles; si épaisses, qu’elles étaient palpables. «Nul ne vit son frère.» Le Livre de la Sagesse ajoute: Il n’y avait point de feu si ardent qui pût leur donner quelque clarté, et les flammes toutes pures des étoiles ne pouvaient éclairer cette horrible nuit. Aucune lumière artificielle, même celle des fournaises, ne put tenir devant ces ténèbres, ni les pénétrer. Deuxième caractère: Horribles, pleines d’épouvantes. «Nul ne se remua du lieu où il était.» Le Livre de la Sagesse ajoute ces détails très circonstanciés: Les lieux secrets où les habitants s’étaient retirés ne les défendaient point de la crainte, parce qu’il s’élevait des bruits qui les effrayaient, et qu’ils voyaient paraître des spectres affreux qui les remplissaient de terreur;

Les bêtes qui passaient et les serpents qui sifflaient, les mettant comme hors d’eux-mêmes, les faisaient mourir de peur; et ils eussent voulu ne pas même ouvrir les yeux de crainte de regarder, ni respirer l’air, quoique cela soit impossible. Que si quelqu’un était tombé, il demeurait renfermé sans chaînes dans cette prison de ténèbres. Que ce fût un paysan ou un berger, ou un homme occupé aux travaux de la campagne, qui eût été ainsi surpris, il se trouvait dans la nécessité de demeurer à sa place, et dans un abandonnement inévitable.

Le grand bruit que les pierres faisaient en tombant, la course des animaux qui se jouaient ensemble, sans qu’ils les pussent apercevoir, les hurlements des bêtes cruelles, ou les échos qui retentissaient du creux des montagnes, toutes ces choses, frappant leurs oreilles, les faisaient mourir d’effroi. On se représente facilement l’épouvante de ces scènes. L’Égypte, dans plusieurs parties, est pleine d’animaux dangereux et de bêtes féroces. Les serpents et les reptiles venimeux y fourmillent, les crocodiles remplissent son fleuve et ses canaux, de même que les lions, les hyènes et les panthères sont en grand nombre dans les contrées désertes qui l’avoisinent. En outre, les Égyptiens, adorant ces animaux comme des dieux, en nourrissaient jusque dans leurs maisons. Toutes ces bêtes, sans doute, se mirent à rugir, et, pressées par la faim et enhardies par les ténèbres, devaient sortir de leurs repaires et menacer les Égyptiens. Quelles impressions d’épouvante alors, sans pouvoir bouger de sa place! quelle image de l’enfer! Troisième caractère: Elles enveloppèrent les seuls Égyptiens. «Le jour luisait partout où habitaient les enfants d’Israël.» Le Livre de la Sagesse ajoute: Tout le reste du monde était éclairé d’une lumière très pure, et s’occupait à son travail sans aucun empêchement. Eux seuls étaient accablés d’une profonde nuit. Les enfants d’Israël entendaient les cris des Égyptiens, sans voir leurs visages. Placés dans la terre de Gessen, ou du moins dans des groupes à l’écart, les Hébreux entendaient les cris lamentables des Égyptiens, mais ne les voyaient pas, et ils glorifiaient le Seigneur de ce qu’ils ne souffraient pas les mêmes choses. Et ainsi, matérielles et palpables, pleines d’horreur et d’épouvante, mais enveloppant les seuls Égyptiens: telles furent, dans leurs principaux caractères, ces fameuses ténèbres qui formèrent la neuvième plaie.

Or y a-t-il dans les trésors de la colère de Dieu, consignés aux divines Écritures, un retour possible à de pareilles ténèbres? Pour l’époque des derniers jours du monde, quelque chose d’analogue se produira sans doute, car les évangélistes saint Matthieu, saint Luc et saint Marc parlent en ces termes:

Le soleil s’obscurcira. Il se couvrira de ténèbres. La lune ne répandra plus sa lumière. Les étoiles tomberont du ciel. Et sur la terre, les nations seront dans l’angoisse par la crainte que leur causera le bruit confus de la mer et des flots; et les hommes sécheront de frayeur dans l’attente de ce qui doit arriver dans tout l’univers. Mais en dehors de ces terribles phénomènes, avant-coureurs du jugement général, y a-t-il possibilité de retour à de pareilles ténèbres? Ce n’est guère probable, pour ne pas dire d’une façon absolue: non; et en voici la raison:

Quand la divine Providence, dans son courroux contre Pharaon, jugea convenable de frapper l’Égypte d’une pareille plaie, les peuples étaient encore enfants, c’était l’âge d’enfance pour l’humanité: conséquemment, la raison était peu écoutée, l’imagination se montrait extravagante, et les sens, par contre, comme il arrive chez les enfants, avaient un débordement et un empire fâcheux. En un tel état de choses, le Tout-Puissant eut recours à des ténèbres qui devaient peser sur la détermination d’un peuple corrompu et endurci comme l’étaient l’Égypte et ses Pharaons, et dont le souvenir, en même temps, ne s’effacerait jamais de la mémoire du peuple hébreu qui, volage et entêté, avait besoin, lui aussi, d’être formé à rude école et frappé dans son imagination. Les ténèbres employées furent donc palpables et horribles. Mais dans la suite des âges, à mesure que l’humanité avancera et se développera, Dieu, qui dispose de nous avec une grande révérence, proportionnera sa justice à cet état de développement; et lorsque sa justice devra recourir à des châtiments, les ténèbres employées comme châtiments seront d’autant moins matérielles que les peuples seront plus mûrs: car Dieu témoignera, en cela, son respect pour le libre arbitre. Nos ténèbres actuelles n’ont donc de commun avec celles des Égyptiens que l’endurcissement. Le Livre de l’Exode observe que le cœur de Pharaon, à la suite de cette plaie, s’endurcit encore davantage. Tel est aussi l’état des mauvais depuis bientôt un siècle: sous les coups de la justice, leur cœur devient une enclume. Passons aux ténèbres du Vendredi Saint, pour examiner si l’analogie est plus étroite avec les ténèbres de notre époque.

II

Or, depuis la sixième heure du jour jusqu’à la neuvième (c’est-à-dire depuis midi jusque vers trois heures), la terre entière fut couverte de ténèbres. Ainsi parlent les évangélistes saint Matthieu et saint Marc. Dieu avait conduit les Mages par une étoile extraordinaire jusqu’à la crèche de Jésus-Christ son Fils; et il éteint le soleil lorsque son Fils est crucifié par les Juifs! «Le soleil ne se coucha point, mais il tomba en quelque sorte, en défaillance, et ne put continuer sa course.» Cette admirable réflexion est de saint Hilaire.

Dans ce phénomène lugubre, il importe de distinguer quatre choses: le caractère de prodige dans ces ténèbres leur universalité; la gradation dans leur noirceur; leur signification terrible.

A. le prodige de leur apparition. – L’obscurité fut si subite, si grande, si longue, si différente de toutes les éclipses ordinaires, qu’il ne fut pas possible de l’attribuer à aucune cause naturelle. «Il était midi quand les premières ténèbres s’élevèrent sur le Golgotha: depuis ce temps elles montaient toujours, étendant un linceul sur Jérusalem, la Judée, le monde entier. Aucune cause naturelle ne suffit à expliquer ce phénomène, car la lune alors dans son plein rendait une éclipse de soleil impossible.»

B. leur universalité. – L’obscurité fut générale, et non particulière pour la Judée. Les historiens et les astronomes de l’époque l’observèrent comme un phénomène singulier. Tertullien, dans son Apologie pour les chrétiens, cite les monuments publics de l’Empire qui en conservaient la mémoire: «Le jour manqua tout à coup, quoique le soleil fût au milieu de sa course. Ceux qui ne savaient pas que cela avait été prédit relativement à Jésus-Christ, prirent cet événement, pour une éclipse. Mais un tel prodige, qui a été universel dans tout le monde, est attesté par vos propres Archives.»

C. – la gradation dans les ténèbres. Apparemment, dit un savant interprète, les ténèbres ne furent très épaisses que dans le commencement et vers la fin. Dans l’intervalle, entre le commencement et la fin, l’obscurité dut être moins sombre, moins profonde. Il était, en effet, d’une extrême conséquence que le grand spectacle des souffrances et de la patience de Jésus-Christ ne fût pas couvert par des ténèbres trop épaisses.» Il y a donc beaucoup d’apparence que la grande obscurité dut être fort sensible d’abord, puis diminua et reprit toute son intensité et ses horreurs vers la fin.

D. leur signification terrible. – Elles venaient signifier l’aveuglement des juifs plus étonnant, plus inexplicable que ces ténèbres elles-mêmes. En effet, voilà un peuple que Dieu avait choisi pour donner naissance au Messie; chez qui une suite de prophètes se sont succédé durant deux mille ans, constamment et sans variation pour prédire et rappeler la grande espérance, et qui même ont décrit par avance la physionomie de Celui qui est attendu, l’un annonçant son humble naissance, l’autre sa douceur et ses miracles, l’autre ses souffrances et sa mort; un peuple qui, lui-même, est tout entier prophète, puisqu’il annonce le Messie aux autres Nations qui l’attendent: et lorsque le Messie vient, ce peuple entend sa céleste doctrine, voit et recherche ses nombreux miracles, peut constater en lui les traits prédits par ses prophètes, le méconnaît cependant et le place en croix: de telles ténèbres ne sont-elles pas encore plus incroyables que celles qui couvrirent alors le soleil? Aveuglement d’autant plus étonnant et plus inexplicable qu’il avait été, lui-même, prédit! Le prophète Isaïe avait annoncé avec larmes: Nous attendions la lumière, et nous voilà dans les ténèbres. Nous espérions un grand jour, et nous marchons dans une nuit sombre. Nous allons comme les aveugles en touchant les murailles: nous marchons à tâtons comme si nous étions sans yeux. Nous nous heurtons en plein midi, comme si nous étions dans les ténèbres; nous sommes dans des antres obscurs, comme les morts.» Oui, il est grand jour, il est midi, c’est l’heure même où Jésus est élevé sur la croix, et voici que le peuple juif tout entier se heurte contre le Golgotha! «En plein midi, nous n’avons rien vu, ni la lumière, ni les ténèbres, ni le soleil, ni son obscurcissement. Rien ne nous a instruits, et rien ne nous a touchés. Nous avons été aussi insensibles que les morts, aussi privés de mouvement que ceux qui sont dans les tombeaux.» En vérité, comment les ténèbres de la nature ne seraient-elles pas survenues, en attestation lugubre d’un si monstrueux et si terrible aveuglement?

Et après dix-neuf siècles, cet aveuglement n’a point cessé!… Moïse avait emporté du Sinaï des rayons. Les juifs ont emporté, du Golgotha, des ténèbres dans leurs yeux et dans leur cœur, et se les transmettent, depuis près de deux mille ans, de génération en génération… Ce sont là les ténèbres qui se rattachent au déicide: examinons maintenant dans quelle mesure et sous quelles formes elles reparaissent dans l’apostasie.

III

Si on avait dit aux enfants d’Israël, quand la plaie des ténèbres s’étendait devant eux sur les Égyptiens, tandis qu’eux-mêmes continuaient à jouir de la lumière la plus pure, qu’un temps viendrait où, à leur tour, ils entreraient dans les ténèbres, et d’une façon plus épouvantable, ils ne l’eussent jamais cru. Cette aggravation, cependant, est arrivée. Car durant les trois jours où les Égyptiens se sentirent enveloppés de cette nuit profonde, leur conscience se réveilla momentanément: l’Écriture a eu soin de noter qu’ils étaient devenus plus insupportables à eux-mêmes que leurs propres ténèbres, tandis que les juifs déicides se supportent dans les leurs, s’y cantonnent, s’y complaisent!

Ce spectacle plein de stupeur est indéniable, il s’étale sous les yeux de l’histoire. Mais voici qu’un autre spectacle, où la stupeur n’est pas moins inattendue et douloureuse, est venu lui faire pendant: Si, aux Nations qui ont reçu le baptême du Christ et ont pris la place d’honneur des juifs, on avait annoncé le jour où se firent et l’appel de la Gentilité et la réprobation du peuple déicide, qu’un temps viendrait où, parmi elles, l’apostasie formerait des foules plus endurcies et plus enfoncées dans les ténèbres que les juifs, elles ne l’eussent jamais cru. Cette douloureuse révolution des choses est, cependant, en train de s’accomplir.

Définissons l’apostasie. Nous montrerons ensuite que les ténèbres qui s’y rattachent rappellent celles du Vendredi Saint, en les dépassant. Qu’est-ce donc que l’apostasie? La théologie, envisageant ce crime tel qu’il se commettait dans les siècles passés, répond: C’est le crime de celui qui abandonne la vraie religion pour en embrasser une autre; ainsi était apostat celui qui abandonnait Jésus-Christ pour Mahomet. Saint Paul, dont le regard inspiré a plongé dans les secrets de l’avenir, a annoncé avec une poignante tristesse un temps où l’on quitterait Jésus-Christ, mais sans signaler quelque autre fausse religion que l’on embrasserait. L’Apôtre a simplement employé le terrible mot de discessio, défection; «l’apostasie, la défection arrivera auparavant»; on rejettera Jésus-Christ qu’on aura connu, aimé et servi! mot lugubre, dont un évêque nous disait à nous-même «que, lorsqu’il le rencontre dans sa lecture de la Bible, il lui donne le tremblement.» Discessio!

Il suit de ce qui précède qu’il y a une différence entre l’apostasie dans les époques antérieures et l’apostasie à notre époque: autrefois on abandonnait la vraie religion pour en suivre une autre fausse, Jésus-Christ pour Mahomet, tandis qu’aujourd’hui on rejette Jésus-Christ purement et simplement, parce qu’on en a assez, parce qu’on veut s’en tenir à ce qui se passe chez l’homme, sans prendre la peine de se ranger sous un autre culte. Mais, en cela, il y a une ruse terrible de l’Esprit de ténèbres. L’homme étant un être dépendant, enseigné, dominé, il faut toujours qu’il serve un maître. Il en résulte que, d’une façon consciente ou inconsciente, par haine ou par solidarité maçonnique, on abandonne Jésus-Christ pour servir Satan. L’apostasie s’identifie aujourd’hui avec le Satanisme. L’apostasie étant ainsi définie, il est manifeste que les ténèbres qui vont en sortir et s’y rattacher seront autrement redoutables que toutes leurs invasions anciennes: ce seront les ténèbres du Vendredi Saint, avec aggravation. Il importe de rappeler préalablement ce principe énoncé plus haut: que les ténèbres sont d’autant moins matérielles que les peuples sont plus mûrs;

Horriblement matérielles, à la neuvième plaie d’Égypte; Moins matérielles, mais plus profondes dans l’esprit et le coeur, au Golgotha;

Nullement matérielles dans l’apostasie contemporaine, mais présentant, dans l’esprit et le cœur des apostats, les redoutables caractères que nous allons décrire.

IV

À la passion du Christ, ce fut à midi que, tout à coup, le jour vint à manquer, et qu’un noir linceul s’étendit sur la cité déicide: afin qu’il fût bien constaté qu’il y avait prodige dans cette venue des ténèbres en plein midi.

Semblable prodige se renouvelle présentement. Saint Paul, en effet, a annoncé une époque de maturité pour les Nations qui serait en quelque sorte leur plein jour, le midi de leur éclat, de leur génie et de leur puissance; aussi l’appelle-t-il d’un terme expressif: la plénitude des Nations; de même que le jour est dans son plein à midi, les Nations, environnées de toutes leurs gloires, apparaîtront alors dans leur plénitude, dans leur midi. N’assistons-nous pas à cette glorieuse époque? Du haut de la chaire de Notre-Dame de Paris, en 1849, le Père Lacordaire faisait entendre ces accents qui soulevèrent l’émotion de son auditoire:

Quand on vient à considérer, Messieurs, le travail intellectuel accompli par l’homme ici-bas, on ne peut retenir en soi un mouvement de stupeur et d’admiration. Placé sur cette terre comme dans une île dont le ciel est l’Océan, l’homme a voulu connaître le lieu de son passage; mais d’innombrables barrières dressées autour de lui s’opposaient à son dessein, et lui interdisaient de prendre possession de son empire et de son exil. La mer lui opposait la jalousie de ses flots: il a regardé la mer, et il a passé. La proue de son génie a touché les plus inaccessibles rivages; il en a fait le tour, il en a dessiné les plis, et après quelques siècles d’une audace plus opiniâtre que les tempêtes, dominateur paisible des eaux, il se promène où il veut et quand il veut à la surface soumise de leur immensité. Il envoie ses ordres à tous les écueils, devenus des ports; il leur emprunte par des échanges qui ne s’arrêtent jamais, le luxe et l’orgueil de sa vie, mêlant ensemble tous les climats pour ne faire d’eux, si divisés qu’ils soient, qu’un serviteur unique obéissant sur tous les points du globe à ses désirs souverains.

Une autre mer, plus vaste, plus profonde encore, recueil de mystères infinis, répandait sur sa tête ses ondes peuplées d’étoiles. Lui, simple pâtre alors, errant à la suite de ses troupeaux, dans les champs de la Chaldée, a regardé le ciel à travers les pures nuits de l’Orient. Aidé du silence, il a dit aux astres leur nom, connu leur marche, pénétré le secret de leurs obscurcissements, prédit leur disparition et leur retour; et toute cette armée lumineuse, comme si elle eût pris ses ordres dans les yeux de l’homme, n’a cessé de se rendre, dans un cycle exact, au rendez-vous où l’attendait l’observateur. L’astre même qui n’apparaît qu’un jour en plusieurs siècles n’a pu nous dérober sa course; appelé à heure fixe, il se détache des profondeurs inénarrables où nul regard ne le suit, il vient, il aborde, à un point signalé d’avance, notre étroit horizon, et saluant de sa lumière l’intelligence qui l’a prophétisé, il retourne aux solitudes où l’infini seul ne le perd jamais de vue.

Mais entre la terre et le ciel, entre la demeure de l’homme et celle des étoiles, s’étendait un espace différent de tous les deux, moins subtil que l’un, moins grossier que l’autre, habité par les vents et les orages, et pénétrant de ses actives influences tous les ressorts de notre vie. L’homme a reconnu ces compagnons invisibles de son être; il a décomposé l’air qu’il respire, et saisi les nuances du fluide qui l’éclaire; la vitesse de l’un ne lui a pas plus échappé que la pesanteur de l’autre. En vain la foudre, cette vive image de la toute-puissance divine, semblait défier la hardiesse de ses investigations: comme un géant qui a tout abattu autour de lui, et qui s’indigne de rencontrer un obstacle, il s’est pris corps à corps avec ce résumé terrible des forces de la nature, et, plus maître que jamais, il a traité la foudre comme un enfant qui se mène par un fil, tantôt l’arrêtant respectueuse au sommet des palais et des temples, tantôt la forçant de se précipiter par des routes inoffensives dans les muets abîmes de la terre. La terre, la mer, le ciel et tous ses flambeaux, l’air et tous ses phénomènes, rien du dedans et du dehors n’avait pu se soustraire à l’esprit de l’homme…

Et après avoir ainsi énuméré les merveilleuses découvertes du génie des Nations, le grand moine s’écriait:

Mais est-ce là tout? Le roi du monde s’est-il arrêté là? Gardez-vous de le croire. Il est monté plus haut; il s’est demandé ce qu’il y avait au delà des étoiles, quel est l’orbe qui meut tous ces orbes mesurés par son compas, et il s’est répondu: L’infini! Il a passé plus loin; il a débordé l’infini imaginaire pour contempler en face l’infini réel, et le voyant sans le voir, le définissant sans le définir, parvenu au terme de toute vérité, il a dit d’une voix qui a été la première, et qui sera la dernière:

Par delà tous les cieux le Dieu des cieux réside! À ce moment, l’auditoire ému se levait, de transport, et le Père Lacordaire, ému plus que personne, eut ce mouvement admirable: Ne me troublez pas, Messieurs, laissez-moi tremblant devant la grandeur de l’homme; tout à l’heure il ne remuait que la poussière, et le voilà qui touche Dieu!

Quarante ans se sont écoulés. À quarante ans de distance (1849-1889), les étonnantes découvertes célébrées par Lacordaire se sont complétées et précisées; nous approchons de midi: le midi de l’éblouissante puissance matérielle des peuples; mais qu’est-ce que j’aperçois? Le dernier mot du grand moine ému était: Le voilà qui touche Dieu; l’homme touche Dieu, c’est vrai, mais pour l’expulser du monde, comme un étranger, dangereux qu’on reconduit à la frontière!… Hélas! oui, c’est à l’apogée de leur grandeur et de leur puissance, dans la maturité de leur raison et dans la pleine possession de toutes leurs forces; C’est après avoir connu et aimé Jésus-Christ, approfondi et goûté sa doctrine, admiré et servi son Église; C’est après leur avoir demandé, et obtenu de leur amour, les lumières et les grâces pour accomplir tant de merveilles qui constituent la civilisation; C’est, en un mot, dans ce plein midi de leur gloire que, tout à coup, les peuples modernes, et, parmi eux, les plus favorisés, les plus privilégiés, tolèrent qu’on lève la main contre le ciel, et que, chez eux, le Christ est voué à l’exécration, Dieu à l’expulsion, l’Église à l’extinction! N’est-ce pas un prodige, mais diabolique? N’est-ce pas le midi du Vendredi Saint obscurci par les ténèbres?

V

Et les ténèbres actuelles ont aussi un caractère d’universalité, comme à la Passion du Christ «la terre entière fut couverte de ténèbres». Chez tous les peuples, en effet, la guerre est déclarée à Dieu. Ce n’est pas à dire que les peuples y prennent part comme peuples: oh non, certes, et fort heureusement. Mais chez tous les peuples, l’épouvantable déclaration de guerre est notoire; et les gouvernements, ou complices ou terrifiés, ne sont plus assez forts pour dissiper les noirs bataillons qui, des souterrains, sont entrés publiquement en ligne contre le ciel. En France, la Révélation chrétienne est rayée du domaine entier de l’État, et il se fait des déclarations officielles d’athéisme. En Italie, à Milan, à Turin, un drapeau a été déployé qui portait cette inscription: Vive l’Enfer! À Rome, l’audace des sectes n’a plus de bornes ni de freins. À Madrid et en Espagne, il y a la Main-Noire. En Russie, c’est le Néant qui est invoqué, le Nihilisme. En Allemagne, nonobstant une compression de fer, se développe l’Internationale: et partout, jusque dans les dernières îles de l’Océanie, aborde et s’implante la Franc-Maçonnerie. Une ouverture du puits de l’abîme s’est produite à l’intérieur de chaque nation. Chaque pays a son soupirail d’où sort, avec une fumée étrange, un esprit de vertige qui révolutionne et obscurcit les idées, les mœurs, les institutions. Rien n’est plus à l’abri des ténèbres! Évidemment, à toutes les époques de l’ère chrétienne il y a eu des ténèbres qu’engendrait la dépravation, et souvent elles pénétraient les idées et les moeurs au point de les rendre méconnaissables. Mais, en aucun temps, elles n’avaient eu ce caractère d’universalité et de cohésion qu’elles présentent aujourd’hui: l’horizon semble pris et cerné de tous côtés.

On avait cru un instant, précisément aux temps du Père Lacordaire, que la Révolution était finie, parce qu’on s’était bercé de l’espérance chimérique de lui infuser un esprit chrétien. Mais quelqu’un écrivait aux côtés mêmes du moine généreux: «Si je regarde autour de moi, je lis la révolte écrite sur des fronts cicatrisés par la foudre des vengeances divines. Si je prête l’oreille, j’entends des blasphèmes hautains et des rires moqueurs. Dieu est encore un scandale pour ceux qui avaient juré de l’anéantir. Et gardez-vous de penser qu’ils aient perdu l’espoir, ou abandonné le dessein de le détrôner. S’il subsiste un reste de foi, si la terre est encore esclave de l’espérance, c’est qu’on a mal attaqué le ciel. Pleins de cette idée, ils rassemblent sous nos yeux et renouent les fils dispersés de leur vaste conjuration.» Ces fils, aujourd’hui complètement renoués, sont étendus d’une façon plus vaste et plus savante: ce qui explique pourquoi les ténèbres «couvrent la terre entière».

VI

Mais voici, dans ces ténèbres de l’apostasie, un troisième caractère saisissant: elles sont graduées, comme furent celles du Vendredi Saint «qui, vraisemblablement, avons-nous remarqué avec de savants interprètes, ne furent très épaisses qu’au commencement et à la fin, diminuèrent et s’éclaircirent entre deux, afin que pût être aperçu le grand spectacle des souffrances et de la patience du Christ.» Cette même distribution, par une permission manifeste de la Providence, s’est reproduite. Au début, à l’ouverture de l’apostasie en 1789-1793, les ténèbres furent épaisses, horribles; la mémoire des Français n’oubliera jamais cette obscurité épouvantable; on se transmettra de génération en génération des détails comme ceux-ci: La place de la Révolution avait reçu tant de sang que l’air en était infecté. Les tyrans craignant aussi que ces convois de chaque jour vers l’échafaud à travers les grands quartiers de Paris n’éveillassent des sentiments hostiles à leur puissance, transportèrent l’instrument libérateur de la République à la barrière du Trône. Un aqueduc par où le sang devait s’écouler fut creusé à la place Saint-Antoine: détail horrible, mais devant lequel l’histoire ne recule point! Tous les jours le sang humain se puisait par seaux, et quatre hommes étaient occupés, au moment de l’exécution, à les vider dans cet aqueduc. Et encore :

La terreur était à son comble. Tous les bruits effrayaient, tous les pas semblaient être les pas des bourreaux. On n’osait plus regarder ni parler; on vivait en retenant son haleine; on redoutait même que la crainte ne fît passer pour coupable. Des cachettes pratiquées dans les murs, un étroit espace ménagé dans les profondeurs des caves, un coin dans une caverne au fond des forêts, des trous de rochers disputés aux bêtes, les déguisements et les ombres de la nuit, les plans mystérieux, les inventions, les ruses, les mille combinaisons du dévouement ou de l’amour de la vie protégeaient quelque temps les suspects, et puis les précautions les mieux calculées venaient échouer devant les animosités perfides, les délations cruelles. Les fleurs, la verdure, les bois n’avaient plus de charmes; on redoutait un ennemi derrière les objets les plus riants; des oiseaux qui s’envolaient paraissaient annoncer un menaçant voisinage. Plus de beaux jours; car l’aube la plus belle commençait la plus horrible journée; durant la nuit, les cieux avaient trop d’étoiles; leurs magnifiques clartés importunaient les fugitifs; ils souhaitaient l’épaisseur des ténèbres pour se dérober aux chercheurs impitoyables.

Au début donc, en 89-93, les ténèbres furent très épaisses. Mais, depuis lors, tout en ne quittant pas l’horizon de la société, elles se sont rangées, étendues, éclaircies en s’étendant: Dieu le permettant ainsi, afin que l’Église catholique, divine épouse de Celui qui a été patient au Golgotha, soit, à son tour, aperçue, contemplée, admirée dans son attitude patiente au milieu des souffrances et de leur longue durée.

En effet, y a-t-il jamais eu vision plus touchante et plus poignante que celle qui se prolonge depuis bientôt un siècle? cette vision: Pie VI, quoique gravement malade, enlevé avec une brutalité féroce du Vatican, par ordre du Directoire, et venant mourir de fatigues et d’épuisement dans une maison de Valence où, du haut du balcon, il bénit la France, après avoir dit: Ecce homo; Pie VII, enlevé à son tour, enfermé à clef dans une voiture par un gendarme, traîné de ville en ville, abreuvé de chagrins et réduit à Fontainebleau, par ordre de Napoléon, à un tel point d’humiliation et d’indigence, que l’empereur le surprend un jour lavant lui-même son linge;

Les archevêques de Paris se succédant dans le martyre: Monseigneur de Quélen traqué, contraint de changer de demeure, presque chaque nuit, pendant deux ans, et ne pouvant reparaître au milieu de son peuple réuni à la cathédrale qu’après que le choléra a fait cent mille victimes dans Paris; Monseigneur Affre frappé à mort sur les barricades où il cherche à arrêter l’effusion de sang; Monseigneur Darboy fusillé contre un mur, en bénissant;

La catholique Pologne refusant de mourir dans son tombeau ensanglanté, et ses enfants entraînés vivants vers le tombeau de la Sibérie; Les ouvriers trompés partout en Europe par les mauvaises doctrines, se défiant de plus en plus de la religion, qui répond à leurs défiances par la création des sociétés de Saint-Vincent de Paul et par l’angélique mission des Petites-Sœurs des pauvres; Pie IX dépouillé de ses États par un roi qui était comme le fils de sa droite, et obligé d’inaugurer pour la Papauté, dans le Vatican, la tombe de Gethsémani;

L’héroïque La Moricière trahi, sur des ordres venus de France, et les enfants des plus nobles familles de la chrétienté se rangeant une dernière fois en bataille pour mourir à Castelfidardo; La France, si longtemps le soldat de Dieu, transformée, malgré elle, en valet de la Passion; les religieux, dans son sein, expulsés de leurs chapelles et de leurs couvents, et n’opposant à cette spoliation inique que leur antique droit, leurs cheveux blancs et leurs infirmités; Les magistrats chrétiens descendant de leurs sièges plutôt que de condescendre à l’injustice devenue maîtresse du prétoire, déchirant leurs toges plutôt que de recevoir atteinte dans leur honneur, et brisant leur avenir;

Des milliers de martyrs en Chine, au Japon, au Tonkin, parce que l’épée de la France ne protège plus les missions lointaines; Les catholiques déclarés partout hors la loi par la Maçonnerie triomphante, mais répondant à toutes les ruses et à toutes les violences de l’apostasie par ce cri de saint Paul: Quant à nous, nous ne sommes pas les fils de la désertion, nous sommes les fils de la foi, pour le salut de nos âmes;

L’Église, en larmes de tous côtés, mais belle, adressant au ciel une prière incessante, pardonnant à ses persécuteurs, ne se départissant pas de cet indescriptible sourire de miséricorde qui n’appartient qu’à elle, oubliant toutes les offenses pour être à tous les dévouements; Voilà quelques traits de la touchante et poignante vision qui s’aperçoit, depuis bientôt un siècle, au milieu des ténèbres. En cernant l’horizon, cependant, les ténèbres sont assez éclaircies pour qu’on puisse contempler la patience et la mansuétude de la sainte épouse du Christ qui n’a plus, de la terre, que le Calvaire! Mais il se pourrait que, vers la fin, les ténèbres reprissent leur noirceur du commencement. Grand Dieu! que nous réserve la dernière heure de la Révolution? VII Il y a beaucoup à redouter, car voici le trait de comparaison le plus sinistre:

Si l’aveuglement des juifs déicides fut plus étonnant et plus lugubre que l’apparition des ténèbres à midi du Vendredi Saint, l’aveuglement, aujourd’hui, des chrétiens apostats est plus étonnant et plus lugubre que celui des juifs déicides. Certes, le crime des juifs fut monstrueux, le plus grave qui puisse se commettre, ainsi que l’établit saint Thomas d’Aquin, et leur aveuglement, plus inexplicable que le noir linceul de ténèbres s’étendant subitement sur la nature. Néanmoins, quelques jours après les terribles scènes de la Passion, saint Pierre ayant pris en mains l’autorité apostolique s’adressait en ces termes aux juifs assemblés: «Ô Israélites, vous avez renoncé le Saint et le Juste, et vous avez demandé qu’on vous accordât la grâce d’un homicide… Cependant, mes frères, je sais que vous avez agi en cela par ignorance, aussi bien que vos chefs.»

Il va sans dire que la charité et la miséricorde faisaient, avant tout autre motif, parler de la sorte le chef des Apôtres; il cherchait à ramener le peuple juif égaré, comme on ramène un enfant, en atténuant sa faute et en l’attribuant à l’ignorance. Cette ignorance était, en soi, inexcusable, complètement coupable, vu que les éclatants miracles du Christ, sa physionomie et sa céleste doctrine, qui correspondaient en tous points aux prophéties dont ce peuple était porteur, auraient dû mille fois la dissiper. L’ignorance était donc inexcusable. D’autre part, cependant, certaines particularités se rattachant à l’histoire juive ont pu permettre à saint Pierre de tenir ce langage de compassion et de plaindre le peuple juif d’avoir été ignorant; par exemple, celles-ci:

Première: La Judée n’était-elle pas restée sous le coup du massacre des Innocents? Hérode, le mauvais roi, le tyran cruel, avait glacé d’effroi toutes les mères. Depuis lors, on n’avait plus osé s’occuper ouvertement du Messie. Or ce silence imposé par la crainte n’avait-il pas contribué, chez beaucoup, à l’ignorance du Messie? Deuxième: La Judée est devenue vassale de Rome, et ses habitants sont tributaires de César. Ils n’ont plus qu’une liberté amoindrie: jusqu’où va cette liberté, ils n’en savent rien. Arrive le grand triomphe du jour des Rameaux où Jésus-Christ est acclamé. C’est le prétexte dont se sert la haine, avec avidité, pour faire peur au peuple. Que va dire César en apprenant l’éclat de cette journée royale? Sa jalousie ne va-t-elle pas se montrer terrible, et les légions romaines rapides comme des aigles ne vont-elles pas arriver pour détruire ce qui reste de liberté? Épouvanté, le peuple se détache du Christ. Troisième: Quand la Passion a lieu, c’est en quelque sorte par surprise que ce drame sanglant se déroule. Jérusalem s’est endormie, la veille au soir, dans le plus grand calme et dans l’attente joyeuse de la solennité de Pâques. Tout à coup, vers l’aube, elle se réveille à ce bruit sinistre: on flagelle Jésus, on va le crucifier; il a été jugé… Et Jérusalem, encore à moitié endormie, atterrée, n’ayant pas le temps de se reconnaître, est emportée dans le crime. Voilà bien quelques particularités qui, en laissant subsister entières la perfidie, l’ingratitude, la noirceur et la cruauté des juifs, ont pu permettre au chef des Apôtres de plaindre le peuple de Jérusalem d’avoir été ignorant. Du reste, le bon Sauveur, admettant mieux que personne du haut de sa croix et de son amour, cette circonstance atténuante, a supplié ainsi son Père en alléguant l’ignorance: Mon Père, pardonnez-leur, parce qu’ils ne savent ce qu’ils font. Mais aujourd’hui, dans le complot ourdi contre le Christ et son Église par l’apostasie, y a-t-il ignorance de Celui dont on veut se débarrasser? Hélas! non.

«Ils ont été éclairés, ils ont goûté le don du ciel, ils ont été rendus participants du Saint-Esprit, ils se sont nourris de la sainte parole de Dieu et de l’espérance des grandeurs de la vie future; et après cela ils sont tombés, crucifiant de nouveau en eux-mêmes le Fils de Dieu, et l’exposant à l’ignominie… Il est presque impossible qu’ils se renouvellent par la pénitence.» Cette terrible condamnation de saint Paul trouve ici son application. D’abord, relativement à l’enseignement qui poursuit de ses lumières miséricordieuses les apostats, il ne manque pas, il surabonde. «L’Église, disait le comte de Maistre, est le grand miracle vivant suspendu depuis dix-neuf siècles entre le ciel et la terre; si on ne le voit pas, que verrait-on?» Si on n’entend pas ses enseignements, qu’entendrait-on?

Mais y a-t-il, du moins, certaines particularités historiques qui, comme au temps de l’histoire juive, permettent de dire qu’on est entraîné dans l’ignorance? Hélas! encore, il semble que non. En effet:

Hérode, le mauvais roi, en terrorisant la Judée, avait détourné les esprits de la connaissance du Christ; en France, au contraire, quand l’apostasie a commencé, il y avait un bon roi, un des meilleurs rois, et l’apostasie, pour mieux réussir, a fait tomber sa tête; dans les conciliabules qui ont précédé la Révolution, les sectaires avaient dit: Voilà la victime! Les juifs, tributaires de Rome et de César, n’avaient plus toute leur liberté; maintenant, au contraire, les peuples sont libres, ils n’ont jamais été plus libres, et c’est dans la plénitude de leur liberté que, de leurs votes, sort la condamnation du Christ et de son Église. Jérusalem s’éveillait à peine quand elle apprit que la Passion commençait, on ne lui donna pas le temps de réfléchir, elle fut précipitée dans le crime; aujourd’hui, au contraire, la réflexion ne manque pas, on a tout le temps de se reconnaître. Voilà cent ans bientôt que la Religion attend comme une victime, et que l’apostasie tue les âmes. Dans la matinée du Vendredi Saint, la surprise, la précipitation, l’affolement ont laissé enlever le Christ; à présent, un calcul froid, une persécution savante et lente conduisent au rebut le Christ et son Église. L’apostasie sait très bien ce qu’elle fait!

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