PREMIÈRE PARTIE :
VALEUR DES PERSONNES


CHAPITRE PREMIER
COMPOSITION DU SANHÉDRIN AU TEMPS DE JÉSUS-CHRIST


PREMIÈRE APPARITION DU SANHÉDRIN CHEZ LE PEUPLE JUIF. - ÉTYMOLOGIE DU MOT SANHÉDRIN. - COMPOSITION DE CETTE ASSEMBLÉE AU TEMPS DE JÉSUS-CHRIST : LA CHAMBRE DES PRÊTRES, LA CHAMBRE DES SCRIBES, LA CHAMBRE DES ANCIENS. - PRÉSIDENTS DU SANHÉDRIN. - ÉTENDUE DES POUVOIRS. - LE DROIT DE VIE ET DE MORT ATTACHÉ EXCLUSIVEMENT À LA SALLE SYNHÉDRINALE, DITE DES PIERRES TAILLÉES.

Le sanhédrin ou grand conseil était la haute cour de justice, le tribunal suprême des Juifs. Il fut établi à Jérusalem, après l’exil de Babylone. Le fameux conseil des soixante et dix anciens, institué par Moïse dans le désert(1), en aurait été, dit-on, le modèle.

À cause de cette ressemblance, les rabbins, toujours enclins à exagérer lorsqu’il s’agit de glorifier devant l’histoire les institutions juives, ont prétendu que le sanhédrin était ce conseil lui-même. D’après eux, le conseil des soixante et dix anciens, institué par Moïse, se serait maintenu et perpétué, à travers les siècles de l’ancienne loi à côté de la puissance royale. Ce ne serait que dans les derniers temps qu’il aurait modifié son nom. Identique quant à son essence, il se serait, à un moment de l’histoire, appelé sanhédrin au lieu de conseil des anciens.

Cette assertion est une exagération. Le conseil des soixante et dix anciens, élu par Moïse, ne dura qu’un temps très limité. Créé pour soulager, dans l’administration de la justice, le grand législateur des Hébreux, il disparut dès l’entrée d’Israël dans la terre promise. S’il s’était maintenu à côté de la puissance royale, comme le prétendent les rabbins, la Bible, Josèphe ou Philon en auraient certainement fait mention.

Voici la vérité. Le sanhédrin apparaît pour la première fois à l’époque machabéenne. Les uns en placent la fondation sous Judas Machabée, les autres sous celui de Jonathan, d’autres enfin sous le règne de Jean Hyrcan. Quoi qu’il en soit, sa date est entre l’an 170 et l’an 106 avant Jésus-Christ.

Le lecteur apprendra aussi avec intérêt l’étymologie de ce nom de sanhédrin (2). Emprunté à la langue grecque ( sunevdrion ), il signifie assemblée des gens assis. On sait avec quel calme et quelle gravité les Orientaux ont l’habitude de traiter les questions.

Tels sont, pour ainsi dire, les dehors de cette assemblée fameuse. Voyons maintenant sa composition. Nous allons en quelque sorte introduire le lecteur dans l’intérieur du sanhédrin.

Il se composait de soixante et onze membres, les présidents compris. Ce nombre est affirmé par Josèphe et tous les historiens juifs(3) .

Au temps de Jésus-Christ, ces soixante et onze membres se disttibuaient en trois chambres :

La chambre des prêtres,

La chambre des scribes ou docteurs,

La chambre des anciens.

Chacune d’elles était ordinairement composée de vingt-trois membres, ce qui, avec les présidents dont nous parlerons tout à l’heure, donnait le nombre de soixante et onze.

La chambre des prêtres, comme son nom l’indique, n’était composée que de personnes ayant rang dans le sacerdoce.

La chambre des scribes renfermait les lévites et les laïques particulièrement versés dans la connaissance de la loi.

La chambre des anciens était formée par les personnages les plus considérables de la nation.

Cette composition de l’assemblée par les trois ordres principaux de l’État juif est affirmée par tous les écrivains du temps, chrétiens et hébreux. L’Évangile dit formellement que les prêtres, les scribes et les anciens s’assemblèrent pour juger Jésus(4) . Et Maïmonide, si bien informé des traditions et des usages israélites, rapporte qu’on n’établissait juges dans le sanhédrin que les prêtres, les lévites et les Israélites dignes par la noblesse de leur origine de prendre place à côté du sacerdoce(5) . Bien qu’en principe les soixante et onze membres dussent se distribuer en nombre égal dans chacune des trois chambres :

Vingt-trois pour la chambre des prêtres,

Vingt-trois pour la chambre des scribes,

Vingt-trois pour la chambre des anciens,

cette distribution néanmoins n’était pas toujours rigoureusement observée ; et il arriva plus d’une fois, notamment dans les dernières années de l’histoire juive, que la chambre des prêtres formait à elle seule la majorité du sanhédrin. La raison de cette prédominance a été donnée par Abarbanel, l’un des plus célèbres rabbins de la Synagogue : Les prêtres et les scribes, dit-il, dominaient naturellement dans le sanhédrin, parce que n’ayant pas reçu, comme les autres Israélites, de biens-fonds à cultiver et à faire valoir, ils avaient plus de temps à consacrer à l’étude de la loi et de la justice ; d’où il suit qu’ils se trouvaient plus aptes a prononcer des jugements(6) . La remarque du docte rabbin trouve sa confirmation dans l’Évangile, qui, en maints endroits(7) , laisse supposer que la chambre des prêtres, dans le sanhédrin, l’emportait sur celle des scribes et des anciens par le nombre et l’influence.

La composition du sanhédrin déterminée(8) , disons maintenant qui le présidait dans la direction des débats.

Il y avait deux présidents :

L’un portait le titre de prince ( nasi ), et était le vrai président ; l’autre était appelé père du tribunal ( ab bêthdin ), et n’était que le vice-président. L’un et l’autre avaient dans 1’assemblée des places d’honneur. Ils siégeaient sur des trônes, au fond de la salle, ayant à leurs côtés tous leurs collègues assis sur des sièges disposés en demi-cercle. À chacune des deux extrémités de l’hémicycle était placé un secrétaire.

Sanhédrin

Mais dans laquelle des trois chambres choisissait-on le président?

Quelques auteurs, comme Basnage(9) , ont soutenu que la présidence du sanhédrin appartenait de droit au grand prêtre. C’est une erreur. Car de même que dans la primitive assemblée, instituée dans le désert, ce ne fut pas le grand prêtre Aaron, mais Moïse, qui en fut le président ; de même la présidence du sanhédrin avait été dévolue dès le principe au plus digne. Et, en effet, dans le catalogue des présidents conservé par le Talmud, beaucoup n’appartiennent pas au sacerdoce. Au reste Maïmonide, qui a étudié à fond la question, dit expressément que : quiconque l’emportait en sagesse sur ses collègues était constitué par eux chef du sanhédrin (10) . Il importe, toutefois, d’ajouter que, lorsque l’influence des grands prêtres devint prépondérante dans l’État juif, - ce qui eut lieu après la réduction de la Judée en province romaine, - le grand prêtre en fonctions cumulait habituellement et la souveraine sacrificature et la présidence du sanhédrin. On en vit même s’emparer par violence de la présidence. Comment s’étonner après cela de leur vénalité et de leur injustice? La source de leur élection étant empoisonnée, les effets de leur charge se ressentaient du poison. Aussi ils ne se firent pas scrupule, en maintes occasions, de se contenter, pour décider les questions les plus graves, de la moitié seulement ou même du tiers des membres de l’assemblée.

Nous disons : les questions les plus graves, parce que c’était aux lumières du sanhédrin qu’on déférait les difflcultés majeures en matière de justice, de doctrine ou d’administration. Le jugement des soixante et onze, dit la Mischna, est invoqué quand l’affaire concerne toute une tribu, ou un faux prophète, ou le grand prêtre ; quand il s’agit de savoir si l’on doit faire la guerre ; s’il importe d’agrandir Jérusalem et ses faubourgs, ou y faire des changements essentiels ; s’il faut instituer des tribunaux de vingt-trois membres dans les provinces, ou déclarer qu’une ville est impie et qu’elle est placée sous l’interdit (11). D’après cette citation de la Mischna, on voit combien étaient larges les attributions du sanhédrin. Cette assemblée était vraiment souveraine. Hérode le Grand, alors qu’il n’était encore que préfet, fut obligé de comparaître en accusé devant elle, pour avoir fait mourir de son propre chef une troupe de bandits(12) . Toute la puissance du roi Hyrcan ne put dispenser Hérode de cette comparution. L’étendue des pouvoirs du sanhédrin était donc presque équivalente à la puissance royale.

Il importe néanmoins de remarquer une restriction extrêmement importante que le sanhédrin s’était imposée à lui-même dans son droit de vie et de mort. Nous verrons bientôt jusqu’à quel point le sanhédrin jouissait de ce droit en face de la puissance romaine. Ce que nous voulons signaler ici c’est une limite ressortant des lieux mêmes où la sentence de vie et de mort était prononcée.

En effet, il n’y avait qu’une salle à Jérusalem où l’on pût prononcer la peine capitale. Elle s’appelait gazith ou salle des pierres taillées. Elle était située dans l’une des dépendances du temple(13) . On lui avait donné ce nom de salle des pierres taillées, parce qu’elle avait été construite avec des pierres carrées et bien polies, grand luxe à Jérusalem (14).

Or, que ce fût là, et là seulement, qu’on pût régulièrement prononcer une peine capitale, la tradition juive est unanime à l’affirmer. Lorsqu’on quitte la salle Gazith, dit le Talmud, on ne peut porter contre qui que ce soit une sentence de mort (15). - Les peines capitales ne se prononcaient pas en tout lieu, ajoute la glose de rabbi Salomon, mais seulement lorsque le sanhédrin siégeait dans la salle des pierres taillées (16). - Voici encore le témoignage de Maïmonide : Il ne pouvait y avoir de sentence de mort qu’autant que le sanhédrin siégeait en son lieu (17).

Cette coutume de prononcer la peine capitale uniquement dans la salle des pierres taillées n’apparaît que dans les derniers temps de l’histoire juive, un siècle à peu près avant Jésus-Christ. On ne voit la moindre traœ d’une si singulière disposition, ni au temps des juges, ni au temps des rois. Lorsque la justice l’exigeait, on savait prononcer la peine de mort en tout lieu. Il n’y a qu’à ouvrir la Bible pour s’en convaincre. Cette disposition qui enclavait, pour ainsi dire, le droit de vie et de mort dans la salle des pierres taillées n’apparaît, avons-nous dit, que dans la dernière phase du peuple hébreu. Comment s’y était-elle introduite? Nul auteur ne l’indique. On connaît seulement le motif qui donna lieu à cette singularité (18).

Le Deutéronome avait dit :
Lorsqu’il se trouvera une affaire embrouillée…, allez au lieu que le Seigneur votre Dieu aura choisi… ; vous ferez tout ce qu’auront dit ceux qui président au lieu que le Seigneur aura choisi (19).

Eh bien, exagérant la portée de ce commandement, les chefs de la Synagogue, qui vivaient un siècle avant Jésus Christ, se persuadèrent que, pour obéir ponctuellement à la loi, il fallait se rendre au lieu que le Seigneur avait choisi, toutes les fois qu’il se présentait une affaire embrouillée. Or, quoi de plus embrouillé, selon eux, qu’une affaire où il s’agissait de prononcer une peine capitale? Et quel était le lieu que le Seigneur avait choisi, sinon le Temple? Partant donc de cette interprétation étroite et forcée, les chefs de la Synagogue en arrivèrent à ne plus vouloir exercer le droit de vie et de mort que dans une salle spéciale du Temple. De là, la coutume qui circonscrivait l’exercice du droit de vie et de mort dans la salle des pierres taillées. Comme on le voit, l’interprétation exagérée de la lettre, que les talmudistes devaient plus tard pousser si loin, commençait déjà.

Il est donc certain qu’au temps de Jésus-Christ, la coutume qui circonscrivait l’exercice du droit de vie et de mort dans la salle des pierres taillées avait force de loi, et que toute sentence prononcée hors de cette salle était nulle de fait. Cette remarque est importante ; on le comprendra dans la suite de cet écrit.