CHAPITRE DEUXIÈME


LIMITATION CONSIDÉRABLE APPORTÉE AUX POUVOIRS

DU SANHÉDRIN

VINGT-TROIS ANS AVANT LE PROCÉS DE JÉSUS.


À LA SUITE DE LA RÉDUCTION DE LA JUDÉE EN PROVINCE ROMAINE, SOUS AUGUSTE, LE SANHÉDRIN PERD SON DROIT SOUVERAIN DE VIE ET DE MORT. - CETTE LIMITATION DES POUVOIRS, VRAI COUP DE FOUDRE POUR LES CONTEMPORAINS DU CHRIST ET MÊME POUR TOUTE LA POSTÉRITÉ JUIVE. - EFFORTS DU SANHÉDRIN POUR RESSAISIR CE POUVOIR DE VIE ET DE MORT ; EFFORTS ÉGALEMENT DE LA POSTÉRITÉ JUIVE POUR ATTÉNUER, DEVANT L’HISTOIRE, L’EFFET DE CETTE LIMITATION. - POURQUOI LE PEUPLE HÉBREU S’EST OBSTINÉ À NE PAS RECONNAÎTRE LA SUPPRESSION DE CE DROIT DE VIE ET DE MORT.

Nous avons esquissé l’organisation du sanhédrin à l’époque de Jésus-Christ : trois chambres le constituaient. Nous avons ensuite déterminé ses pouvoirs : ils étaient tréès étendus, ainsi que le lecteur a pu en juger. Toutefois, un événement considérable avait ébranlé et réduit son autorité. Nous nous sommes réservé de le faire connaître dans ce chapitre à part, à cause de son importance.

Voici cet événement :

Vingt-trois ans avant le procès de Jésus, le sanhédrin avait perdu le droit de condamner à mort.

C’était à la suite de la déposition du roi Archélaüs, fils et successeur d’Hérode, l’an onze de Jésus-Christ ( 7 de l’ère vulgaire ), que ce grave événement s’était produit (1). La Judée avait été réduite en province romaine, et des procurateurs, administrant au nom de l’empereur Auguste, avaient enlevé au sanhédrin, pour l’exercer eux-mêmes, le jus gladii, c’est-à-dire le droit souverain de vie et de mort. Toute province réunie à l’empire devait en passer par là ; car, ainsi que l’a écrit Tacite, les Romains se réservent le droit du glaive et négligent le reste. Le sanhédrin conservait encore le pouvoir d’excommunier (2), de mettre en prison (3), de condamner aux verges (4); mais le droit de rendre un arrêt de mort, attribut principal de la souveraineté, il ne l’avait plus. Le Talmud lui-même, si jaloux de l’indépendance de la nation juive, est contraint de l’avouer : Un peu plus de quarante ans avant la destruction du temple, on enleva aux Juifs le droit de prononcer les peines capitales (5).

Ce fut, pour la Judée, un coup de foudre, dont ne sont revenus ni les Juifs contemporains de Jésus-Christ, ni même toute la postérité juive.

Lorsque les membres de l’assemblée, contemporains du Christ, se virent enlever le droit de vie et de mort, ce fut, dit rabbi Rachmon, une désolation générale : Les membres du sanhédrin se couvrirent la tête de cendres, revêtirent le cilice, en disant : Malheur a nous parce que le sceptre est enlevé à Juda et que le Messie n’est pas venu !(6) Aussi tentèrent-ils plusieurs fois de s’affranchir du décret impérial, cherchant toujours à se persuader que s’ils n’avaient plus le droit de faire exécuter des sentences capitales, ils conservaient au moins celui de les prononcer dans les choses religieuses. Illusion de leur part! Chaque fois qu’ils prononcèrent une sentence de mort, comme cela arriva pour Jésus-Christ, pour saint Étienne , (7) pour saint Jacques fils d’Alphée, ils enfreignirent la loi romaine. Le plus célèbre des historiens juifs, Josèphe, témoin de cette déchéance, le dit expressément : Lorsque le procureur Festus fut mort, comme il fallait du temps à Albinus, son successeur, pour arriver, l’occasion parut favorable au grand prêtre Ananus, fils d’Anne, pour assembler le sanhédrin. Il fit donc paraître Jacques frère de Jésus qu’on appelle Christ et quelques autres, et les fit condamner à être lapidés. Tout ce qu’il y avait à Jérusalem de gens sages et exacts observateurs des lois désapprouvèrent fort cette action… Quelques-uns allèrent au-devant d’Albinus, qui était déjà parti d’Alexandrie, pour le prévenir et lui faire observer qu’Ananus n’avait aucunement le droit d’assembler ainsi le conseil sans sa permission. Albinus se le persaada aisément, et, animé de colère contre le grand prêtre, il lui écrivit qu’il l’en punirait (8). Cet incident et ce témoignage prouvent d’une manière irréfragable qu’aux yeux de Josèphe et des gens sages de la nation, observateurs des lois, le droit de vie et de mort était perdu.

Mais ce n’est pas seulement le sanhédrin qui se montra atterré de cette perte ; on peut dire que toute la nation juive l’a été avec lui. Afin d’atténuer le coup terrible porté au dernier reste de leur indépendance nationale, et laisser croire que le sanhédrin jouissait toujours de cette puissance de vie et de mort, voici les fables que les rabbins ont imaginées.

Ce ne sont pas les Romains, disent-ils d’abord, qui ont enlevé à l’assemblée son pouvoir souverain ; c’est l’assemblée elle-même qui crut devoir s’en priver pour un temps, et voici pourquoi : Les membres du sanhédrin, s’apercevant que le nombre des meurtriers avait tellement crû en Israël qu’il était impossible de les condamner tous, se dirent :Il sera avantageux que nous quittions le lieu ordinaire de nos séances pour siéger en un autre endroit, afin que nous puissions éviter de condamner à mort (9). Et alors : Quarante ans avant la destruction du second temple, les jugements criminels cessèrent en Israël, bien que le temple fût encore debout. Cela arriva parce que les membres du sanhédrin émigrèrent et ne tinrent plus leurs séances dans la salle des pierres taillées (10).

Tel est le premier motif allégué par les rabbins pour expliquer comment le droit de vie et de mort avait cessé dans le sanhédrin : ne porter aucune sentence capitale, parce que dans ces temps malheureux elles eussent été trop nombreuses.

Mais, à cette explication que rien ne justifie dans l’histoire, ils ont cru devoir en ajouter une autre, plus habile peut-être : " Les membres du sanhédrin auraient pris la résolution de ne prononcer aucune peine capitale tant que le sol de la Judée se serait trouvé au pouvoir des Romains, et la vie des enfants d’Israël menacée par eux. " Ce motif ne manque pas, comme on le voit, d’une certaine habileté. " Envoyer au dernier supplice un fils d’Abraham au moment où la Judée, envahie de toutes parts, tremblait sous les pas des légions romaines, mais c’eût été faire injure au vieux sang des patriarches! Est-ce que le dernier des Israélites, si criminel soit-il, par cela seul qu’il descend d’Abraham, n’est pas un être supérieur aux Gentils? Quittons donc cette salle des pierres taillées, hors de laquelle nul ne peut être condamné à mort. Et protestons ainsi, par cet exil volontaire et le silence de la justice, que Rome, dominatrice du monde, n’est pas maîtresse des vies ni des lois de la Judée(11) ".

Personne ne disconviendra qu’il n’y ait de la fierté dans cette façon d’agir et de parler. Malheureusement, c’est de la fable. Le sanhédrin ne s’est jamais exilé de la salle des pierres taillées.

La vérité, la voici : L’an VII de l’ère vulgaire, à la suite de la déposition du roi Archélaiis et de la réduction de la Judée en province romaine, le sanhédrin avait été privé de son droit souverain de vie et de mort.

Mais il importe de rechercher ici la cause de cette résistance opiniâtre, soit de la part des membres du sanhédrin, soit de la part de la postérité juive à reconnaître un état de choses douloureux, nous en convenons, à la fierté nationale, mais qui, après tout, n’était pas une exception pour la Judée. Tous les peuples subjugués par Rome se voyaient dépossédés de leur droit souverain de vie et de mort ; et aucun d’eux ne fit jamais difficulté de reconnaître cet abaissement. Pourquoi donc le seul peuple juif n’a-t-il jamais consenti à reconnaître sa dépossession?

Voici l’explication :

Avec la disparition de ce souverain pouvoir, le temps fixé par la prophètie de Jacob pour la venue du Messie apparaissait définitivement et irréfragablement accompli. Or, comme la Synagogue se refusait à reconnaître le Messie dans la personne de Jésus de Nazareth, elle s’efforçait d’arrêter l’accomplissement de la fameuse prophétie. Elle n’hésitait pas, dans ce but, à se cramponner de toutes les manières, soit sous les yeux des Romains, soit devant la postérité, à ce droit de vie et de mort, dont la suppression était la marque providentielle que le Messie était venu.

Que disait donc cette prophétie? Il est temps, ô Israélites, qu’elle vous soit expliquée dans toute sa clarté.

Jacob était sur son lit de mort. Ses douze fils, groupés autour de lui, recevaient, chacun à son rang, les bénédictions prophétiques que Dieu lui inspirait. Mais lorsqu’il arrive à Juda, le vieillard a des accents plus sublimes :

Toi, Juda, tes frères te loueront ; ta main se posera sur le cou de tes ennemis ; les fils de ton père t’adoreront. Juda est un lionceau ; vous vous êtes couché comme un lion et comme une lionne. Qui l’éveillera? Le sceptre ne sortira point de Juda, ni le législateur d’entre ses pieds, jusqu’à ce que vienne Celui qui doit être envoyé : et c’est lui qui sera le ralliement de toutes les nations .(12)

Telle est la prophétie de Jacob.

Il n’y a qu’une voix dans toute l’antiquité juive pour reconnaître qu’il y est question du Messie.

Or, d’après elle, deux signes devaient précéder la venue du Messie et tenir les esprits en éveil : l’enlèvement du sceptre d’abord ; la suppression du pouvoir judiciaire ensuite. Commentant cette prophétie, le Talmud dit : Le Fils de David ne doit pas venir qu’auparavant la puissance royale ait disparu de Juda ; et encore : Le Fils de David ne doit pas venir qu’auparavant les juges aient cessé en Israël (13).

Eh bien, à l’époque de la conquête romaine, il y avait longtemps que le sceptre ou la puissance royale avait disparu de Juda, puisque depuis le retour de la captivité, c’est-à-dire depuis plus de quatre cents ans, nul des descendants de David n’avait plus porté le sceptre. Les derniers rois qui l’avaient tenu à Jérusalem, les princes Machabéens(14) , étaient de la tribu de Lévi ; et Hérode le Grand, qui mit fin à leur dynastie, n’était pas même d’un sang juif, il descendait d’un Iduméen(15) . Le premier signe ou la cessation du sceptre, dans Juda, se trouvait donc visiblement accompli.

Restait le second ou la suppression du pouvoir judiciaire, et voici qu’il s’accomplissait En effet, le droit de porter des sentenœs capitales une fois supprimé par les Romains, il n’y avait plus de vrai législateur entre les pieds de Juda. lls sont trop habitués au langage imagé de l’Orient, nos anciens frères en Israël, pour qu’il soit nécessaire d’expliquer longuement œ que signifient les pieds de Juda. Ils n’auront certainement pas oublié que lorsqu’un législateur ou quelque docteur enseignait dans l’antique Palestine, tous leurs disciples écoutaient, assis devant lui en demi-cercle. Le législateur se trouvait donc placé, à la lettre, au milieu des pieds étendus vers lui comme au centre d’une demi-couronne(16) . Eh bien, entre les pieds de Juda il n’y avait plus de vrai législateur, pas plus qu’à sa main on n’apercevait de sceptre. Le pouvoir judiciaire supprimé, dit le Talmud, il n’y avait plus de sanhédrin (17). Et l’on comprend maintenant pourquoi, ayant refusé de reconnaître le Messie dans Jésus de Nazareth, le sanhédrin ait poussé œ cri de désespoir, le jour où on lui enleva son droit souverain de vie et de mort : Malheur à nous, parce que le sceptre est enlevé à Juda et le Messie n’est pas venu (18)!

Oui, le sceptre est bien enlevé ! Il n’y a plus ni pouvoir royal ni pouvoir judiciaire. Le sanhédrin n’est plus qu’un corps mutilé. Et lorsque Jésus-Christ comparaîtra en sa présenœ, il pourra bien, s’il le veut, censurer la doctrine du Christ, fulminer même contre lui l’excommunication ; tout cela est encore dans ses attributions. Mais s’il prononce une sentence de mort, ce sera, de sa part, une violation manifeste de la loi romaine.

Et maintenant que la mesure des droits du sanhédrin est bien déterminée, recherchons quelle était la valeur morale des personnes appelées à siéger dans le procès de Jésus.