CHAPITRE TROISIÈME
VIOLATION PAR LE SANHÉDRIN DE TOUTE FORME ET DE TOUTE JUSTICE DANS LE PROCÈS DE JÉSUS
( SÉANCE DE NUIT )
DEUX SÉANCES CONSACRÉES PAR LE SANHÉDRIN À SA PROCÉDURE PUBLIQUE CONTRE JÉSUS-CHRIST. - LA PREMIÈRE DANS LA NUIT DU 14 DE NISAN ( MARS ). - IRRÉGULARITÉS QUI Y FURENT COMMISES : 1° DANS LE CHOIX DU TEMPS. - 2° DANS LE PREMIER INTERROGATOIRE DE JÉSUS PAR CAÏPHE. - 3° DANS LA DÉPOSITION DES TÉMOINS. - 4° DANS LE DEUXIÈME ET LE TROISIÈME INTERROGATOIRE DE JÉSUS PAR CAÏPHE. - 5° DANS LA CONDAMNATION PRONONCÉE PAR LE SANHÉDRIN. - AU MILIEU DE TOUTES CES IRRÉGULARITÉS, NULLE VOIX QUI PROTESTE. - NULLE VOIX NON PLUS EN FAVEUR DE LA DÉFENSE. POURQUOI? - SCÈNE ÉTRANGE QUI SUIT LA CONDAMNATION PRONONCÉE EN MASSE PAR LE SANHÉDRIN. - UNE PAGE DE LA BIBLE RAPPROCHÉE DE CETTE SCÈNE
Deux séances furent consacrées au procès de Jésus. La première se tint pendant la nuit du 14 nisan ( mars ), et nous est racontée par saint Jean, saint Matthieu et saint Marc ; la seconde, convoquée au matin de ce même jour, est indiquée par saint Matthieu et saint Marc, mais nest racontée en détail que par saint Luc.
Le sanhédrin sest donc réuni. Mais cette fois, ce nest plus en secret ; car il sagit de juger Jésus dune manière publique. Cest bien le sanhédrin, cest-à-dire lassemblée composée des trois corps de la nation, les prêtres, les scribes, les anciens! Il importe de le constater authentiquement : Les soldats ( donc ), tenant Jésus, le conduisirent à la maison du prince des prêtres, Caïphe, où tous les prêtres, les scribes et les anciens étaient assemblés. ( Matth., XXVI, 57 ; Marc, XIV, 53. )
Cest la nuit
, dit saint Jean, erat autem nox. La cohorte et les satellites des pontifes lont amené, munis dépées et de bâtons, de lanternes et de torches. ( Jean, XIII, 30 ; XVIII, 3. ) Première irrégularité, car la loi juive défend de procéder la nuit : Quon traite une affaire capitale durant le jour, mais quon la suspende la nuit. ( Misch., trait. Sanhéd., ch. IV, n°1. )
Cest après le sacrifice du soir, deuxième irrégularité : Ils ne siégeront que depuis le sacrifice du matin jusquau sacrifice du soir. ( Talm. de Jér., trait. Sanhéd., ch. I, n°1. )
Cest le premier jours des azymes, veille de la grande fête de Pâque, TROISIÈME IRRÉGULARITÉ : ILS NE JUGERONT NI LA VEILLE DU SABBAT, NI LA VEILLE DUN JOUR DE FÊTE. ( MISCH., TRAIT. SANHÉD., CH. IV, N°1. )
PREMIER INTERROGATOIRE DE JÉSUS PAR CAÏPHE
Cependant Caïphe interrogea Jésus ( Jean, XVIII, 19. ) - Cest Caïphe qui interroge, ce même Caïphe qui avait déclaré peu de temps auparavant, dans lassemblée générale du sanhédrin tenue dans son palais à loccasion de la résurrection de Lazare, que le bien public réclamait impérieusement la mort de Jésus de Nazareth. Quoi! celui qui sest constitué accusateur se permet de siéger comme juge, bien plus comme président des débats! Il y a là une quatrième irrégularité, une irrégularité révoltante, car toutes les législations humaines, et notamment la législation hébraïque, refusent à laccusateur de siéger comme juge : Si
un témoin entreprend daccuser un homme davoir violé la loi, dans ce démêlé quils auront ensemble, ils se présenteront tous deux devant le Seigneur, en la présence des prêtres et des juges qui seront en charge en ce temps-là. ( Deutér., XIX, 16, 17. ) On le voit, laccusateur et le juge sont distincts ; ils ne doivent pas se confondre! Et, ici, ils sont confondus : Caïphe, qui a accusé hier, siège aujourdhui! Monstruosité judiciaire, que saint Jean a tenu à signaler tout spécialement dans son récit de la Passion : Caïphe, dit-il, était celui qui avait donné ce conseil quil était utile quun seul homme mourût pour tous. ( Jean, XVIII, 14. )
Il interrogea Jésus sur ses disciples et sur sa doctrine. ( Jean, XVIII, 14. ) Caïphe, qui est à la fois juge et accusateur, au lieu de commencer par produire des témoins et par énoncer les chefs daccusation, comme la loi juive lexigeait : Sil se trouve parmi vous un homme ou une femme qui commettent le mal devant le Seigneur, vous rechercherez très exactement si ce que lon témoigne est vrai
et sur la déposition de deux ou trois témoins
( Deutér., XVII, 2-6. ) ; Caïphe, disons-nous, débute par un interrogatoire captieux, afin de surprendre Jésus par ses propres aveux. Cest là un mode de procédure qui constitue une cinquième irrégularité ; car quoi de plus irrégulier que de faire arrêter un homme auquel on na à demander compte daucun délit? Quoi de plus inouï que de commencer par linterroger lui-même sur ce qui le regarde, sans lui présenter aucun chef daccusation?
Jésus lui répondit : Jai parlé publiquement au monde ; jai toujours enseigné dans la synagogue et dans le Temple, où les Juifs sassemblent, et je nai rien dit en secret : pourquoi minterroges-tu? Interroge ceux qui ont entendu ce que je leur ai dit, voilà ceux qui savent ce que je leur enseigne. ( Jean, XVIII, 28, 21. )
La réponse de Jésus-Christ fait précisément ressortir lillégalité que commettait Caïphe en débutant par linterrogatoire sans avoir préalablement formulé le corps du délit. Avant dinterroger, les juges ont lobligation de réduire à quelques chefs précis et constants les accusations dont ils doivent juger. Pourquoi minterrogez-vous? cest-à-dire, voulez-vous donc que je sois moi-même mon délateur? Avez-vous en particulier quelque chose de précis et de distinct à mobjecter? Si cela est, il faut me le représenter et me demander si je lavoue. Mais si cela nest pas, et si vous navez rien connu, ni par vous-mêmes, ni par des dépositions, qui mérite dêtre repris dans ma doctrine, comment voulez-vous que je me rende moi-même coupable en devenant mon accusateur? Ou plutôt comment ne voyez-vous pas que vous me justifiez et que vous me donnez, daprès la loi, le certificat de mon innocence en avouant que vous en êtes réduits à la seule preuve de mon aveu? Nous avons pour fondement que nul ne peut se porter préjudice à lui-même. ( Misch., trait. Sanhéd., ch. VI, n°2. )
Après quil eut dit cela, un des valets qui étaient là donna un soufflet à Jésus, disant : Est-ce ainsi que tu réponds au pontife? ( Jean, XVIII,22. )
Il y a dans cette brutalité inouïe dun valet en présence du président et des juges une sixième irrégularité. Oui, cest une injustice criante dans ce président et ces juges, quon ose, en leur présence, maltraiter sans raison et sans autorité celui quils avaient cité à leur tribunal. Nest-il pas ordonné, dans toutes les législations, que quiconque est accusé se trouve placé sous la protection de la loi et des juges jusquà ce quil ait été condamné? Ici, le silence que lon garde et limpunité que lon accorde prouvent que le conseil ratifie la violence et accepte lillégalité. Elles sont une preuve évidente de liniquité des juges et en particulier de celui qui les préside. Car si la Bible et la Mischna enjoignent demployer à légard de laccusé des termes qui respirent lhumanité et la bienveillance : Mon fils, confessez votre faute
Ma très chère fille, quelle est la cause de votre péché? ( Josué, VII, 19. Misch., trait. Sota., ch. I, n°4 ) ; à plus forte raison prohibent-elles tout appel à une violence injuste et à la brutalité!
Jésus lui répondit : Si jai mal parlé, rends témoignage du mal ; mais si jai bien parlé pourquoi me frappes-tu? ( Jean, XVIII, 23. )
Voici toute létendue de ces paroles : Si jai mal parlé contre le pontife ou contre la vérité, rendez témoignage du mal ; prouvez en quoi jai manqué. Mais si je nai rien dit ni contre le pontife ni contre la vérité ; si je me suis borné à marquer lordre naturel de la procédure, comme cest mon droit ; si je lai fait en des termes dont on ne peut reprendre ni le fond, ni la forme, pourquoi me frappez-vous?
Jésus-Christ aurait eu droit de dire des choses beaucoup plus fortes non seulement contre cet indigne valet, mais contre le grand prêtre président qui autorisait tranquillement une si manifeste violence. " Sil ne le fit point, cest quil ne voulait pas déshonorer le sacerdoce dans la personne de celui qui en était revêtu. Mais il nen défendit pas pour cela avec moins de force ni moins de dignité son innocence (1). "
DÉPOSITION DES TÉMOINS
Cependant les princes des prêtres et tout le conseil quêtaient un faux témoignage contre Jésus pour le livrer à la mort, et ils nen trouvaient pas, quoique beaucoup de faux témoins se fussent présentés. ( Marc, XIV, 55 ; Matth., XXVI, 59, 60. )
Après la parole de Jésus-Christ, qui en avait appelé à la déposition des témoins, il devenait impossible de le condamner si on ne produisait quelque témoignage accusateur. Que fait donc le sanhédrin? Il dépêche parmi la foule des satellites pour quêter des témoignages ; il ordonne même que lon suborne des témoins. Ô monstrueuse iniquité! Non seulement on se dispense, par une septième irrégularité, dexaminer avec un soin extrême la qualité des témoins et la vérité de leurs dépositions, selon que Dieu lavait ordonné par Moïse à tous les juges : Lorsque, après un examen très approfondi, vous aurez reconnu que le témoin
( Deutér., XIX, 18. ) ; mais on va jusquà violer, par une huitième irrégularité, la loi fondamentale qui prescrivait aux juges de faire prêter serment aux témoins de ne dire que la vérité : Songe quune grande responsabilité pèse sur toi
, etc. ( Misch., trait. Sanhéd., ch. IV, n°5. ) Plus encore! ces juges iniques, en subornant de faux témoins, tombent eux-mêmes sous le coup de la loi qui leur fait un commandement exprès de punir le faux témoin : Ils le traiteront comme il avait dessein de traiter son frère, vie pour vie, dent pour dent, oeil pour oeil. ( Deutér., XIX, 18, 19, 21. ) Mais cette loi, ils la violent en eux-mêmes, ils la violent dans les autres, neuvième irrégularité! En vérité, ce ne sont plus des juges ; cest une caverne dhomicides, altérés du sang dun juste. Il ny a rien qui ressemble plus à cette étrange assemblée que celle qui se tint par lordre de Jézabel, pour condamner linnocent Naboth. Elle écrivit elle-même au nom dAchab des lettres quelle cacheta du cachet du roi. Et elle les envoya aux anciens et aux premiers de la ville où Naboth demeurait. Les lettres étaient conçues en ces termes : Faites asseoir Naboth parmi les premiers du peuple. Suscitez contre lui deux enfants de Bélial (2), qui déposent quil a blasphémé contre Dieu et contre le roi ; quon le mène hors de la ville, quil soit lapidé et mis à mort. Les anciens et les premiers de la ville où Naboth demeurait firent ce que portait la lettre
Deux enfants de Bélial sétant alors présentés déposèrent, en présence de lassemblée, que Naboth avait blasphémé, contre Dieu et contre le roi. On le mena hors de la ville, où on le fit périr à coups de pierres. ( III Rois, ch. XXI, 8-14. )
Continuons la déposition des témoins.
Beaucoup témoignaient faussement contre Jésus, et les témoignages ne saccordaient pas. Enfin il vint deux faux témoins, qui se levèrent et portèrent faux témoignage contre lui, en ces termes : Nous lavons entendu dire : Je puis détruire le temple de Dieu, et après trois jours le rebâtir. Je détruirai ce temple fait de main dhomme, et après trois jours jen rebâtirai un non fait de main dhomme. Mais leur témoignage nétait pas uniforme. ( Marc, XIV, 56-61 ; Matth., XXVI, 60. )
Avant de soumettre à lexamen cette double déposition, nettement formulée, notons dabord une dixième irrégularité : Deux témoins savancent et déposent ensemble, ce qui est contre la loi. Les témoins ne doivent déposer que séparément lun de lautre : Séparez-les lun de lautre, et je les examinerai ( Dan., XIII, 51. )
Et maintenant arrivons aux dépositions. Cette fois, elles étaient capitales. On sait combien le peuple juif était jaloux de la gloire du temple. Pour avoir annoncé prophétiquement que Dieu réduirait un jour le temple au même état que Silo, et quil en ferait un désert (3), Jérémie avait failli être lapidé par les prêtres et par le peuple ; et sil échappa à une mort certaine, il le dut à lintervention de puissants seigneurs, attachés à la cour. Laccusation formulée contre Jésus par les deux témoins était donc de la plus haute gravité. Aussi éveilla-t-elle lattention de tout le conseil ; on espérait voir enfin trouvé un motif suffisant pour convaincre et condamner juridiquement laccusé.
Oui, si le dire des témoins eût été vrai et concordant. Mais loin de revêtir ces deux qualités rigoureusement exigées par la loi juive, chacune des dépositions, ainsi que nous allons létablir, était fausse et ne concordait pas.
Elles étaient fausses :
1° Parce quelles ne rapportaient pas les paroles de Jésus-Christ dans les termes dont sétait servi leur auteur. Jésus-Christ, en effet, navait dit ni je puis détruire, ni je détruirai, ainsi que lavançaient les deux témoins afin de le rendre suspect, mais : DÉTRUISEZ ! Détruisez ce temple et je le rebâtirai en trois jours (4); paroles hypothétiques insuffisantes à constituer une charge sérieuse contre laccusé, puisquelles signifiaient : Supposez que ce temple soit détruit
, etc. Or, pour arriver à fournir au sanhédrin impatient un délit grave et capital, les témoins prêtaient à Jésus-Christ ces paroles absolues et comminatoires : Je puis détruire, je détruirai !
2° Les dépositions étaient encore fausses parce quelles reproduisaient les paroles de Jésus-Christ dans un tout autre sens que celui dans lequel elles avaient été dites. - Jésus-Christ, en effet, en les prononçant, avait fait allusion au temple vivant de son corps sacré, et navait nullement eu lintention de désigner le temple matériel de Jérusalem. Lapôtre saint Jean, auditeur de cette parole, laffirme expressément : Il entendait parler du temple de son corps. ( Jean, II, 21. ) Au reste, pour en être pleinement convaincu, il suffit de remarquer les termes employés par Jésus-Christ. Pour ne laisser aucun doute sur lintention où il était de ne parler que de son corps, le Christ sétait servi du mot solvite, terme que les témoins interprétaient dans le sens de détruire, mais qui, dans son acception obvie et naturelle, signifie proprement rompre les liens : Rompez les liens de ce temple! Locution qui se rapporte évidemment à un corps animé, temple vivant dont on peut rompre les liens par la mort, et nullement à un temple matériel. Mais ce qui achève de fixer victorieusement le sens des paroles du Christ, ce sont les mots finals de sa phrase : Et en trois jours, je le RESSUSCITERAI, EXCITABO ; et non pas JE LE RÉÉDIFERAI, AEDIFICABO. SI JÉSUS EÛT FAIT ALLUSION AU TEMPLE MATÉRIEL DE JÉRUSALEM, IL SE SERAIT SERVI DES MOTS DÉTRUIRE ET ÉDIFIER ; MAIS PARCE QUIL NAVAIT EU EN VUE QUUN TEMPLE MYSTIQUE, SON CORPS SACRÉ, IL AVAIT EMPLOYÉ LES TERMES DE ROMPRE LES LIENS ET DE RESSUSCITER. LE PARALLÉLISME DE CES EXPRESSIONS, EMPLOYÉES À DESSEIN, ACHÈVE DONC DE DISCULPER JÉSUS-CHRIST DE TOUTE INTENTION COUPABLE À LENDROIT DU TEMPLE DE JÉRUSALEM ; ET LA CONCLUSION, PAR RAPPORT AUX TÉMOINS, NE PEUT ÊTRE QUE CELLE-CI : DE DEUX CHOSES LUNE :
Ou bien ils avaient mal compris Jésus-Christ, comme lavaient mal compris dautres Juifs qui sétaient écriés, en lentendant : Comment, ce temple a été quarante-six ans à bâtir, et vous le rétablirez en trois jours!
Ou bien, ayant parfaitement saisi la pensée de Jésus-Christ, ils la reproduisaient, par un noir dessein, dans un tout autre sens que celui dans lequel elle avait été exprimée. Dans ce cas ils étaient de faux témoins à un double chef : puisque, non seulement ils imputaient à Jésus-Christ ces mots : je puis détruire, je détruirai, que le Christ navait pas prononcés, mais encore parce que, rapportant au temple de Jérusalem des paroles qui ne le concernaient point, ils faussaient le sens dans lequel ces paroles avaient été proférées.
Il y a plus! les témoins eussent-ils dit vrai, et Jésus-Christ eût-il réellement prononcé les paroles quils lui prêtaient, leurs dépositions ne pouvaient juridiquement être acceptées, voici pourquoi :
Daprès la loi hébraïque, un témoignage était sans valeur si ceux qui le portaient nétaient pas daccord sur le même fait dans toutes ses parties, ( Misch., trait. Sanhéd., ch. V, n°2. ) Par exemple, sagissait-il du crime didolâtrie, réputé le plus énorme dans lancien État juif, si un témoin assurait avoir vu un Israélite adorer le soleil, et un autre lavoir vu adorer la lune ; quoique les deux faits prouvent également lidolâtrie et quelle soit un crime horrible, la preuve est incomplète et laccusé absous. " ( Maïmonide, trait. Sanhéd., ch. XX et suiv. ) Or tel était le cas de ces deux témoins en face de Jésus-Christ et en présence des juristes du sanhédrin.
En déposant que Jésus avait dit : Je détruirai ce temple fait de main dhomme, le premier témoin chargeait le Christ dun dessein dattentat contre la religion et contre une propriété nationale ; tandis que, par sa déposition : Je puis détruire le temple de Dieu, le second témoin ne prêtait à Jésus quune parole de forfanterie et de jactance. Il ny avait donc pas concordance des témoignages, ainsi que le fait remarquer très justement lévangéliste saint Marc, et non erat conveniens testimonium illorum ( XIV, 59 ) ; et par conséquent, à moins de commettre une onzième irrégularité, on devait renvoyer Jésus-Christ absous!
DEUXIÈME INTERROGATOIRE DE JÉSUS PAR CAÏPHE
Eh bien, elle a été commise cette onzième irrégularité. Loin décarter, ainsi que la justice lui en faisait un devoir, ces dépositions qui ne concordaient pas, Caïphe les accepte et en fait la base dun second interrogatoire.
Alors le grand prêtre, se levant au milieu deux, interrogea Jésus, disant : Tu ne réponds rien à ce que ceux-ci déposent contre toi? ( Marc, XIV, 60. )
Cétait lui dire : " Nentends-tu point les charges accablantes que ces témoins font peser sur toi? Que fais-tu? Parle donc!
" Caïphe espérait que Jésus, provoqué dans son amour-propre, donnerait des explications, et serait conduit par ses réponses plus loin quil naurait voulu.
Mais lui se taisait, et ne répondit rien. ( Marc, XIV, 61. )
La cause de Jésus-Christ se défendait delle-même, elle navait que faire dêtre plaidée. Puisquen effet ce nétait point au temple matériel de Jérusalem, mais au temple mystique de son corps que Jésus avait fait allusion, lexplication quon attendait de lui se trouvait dans ses paroles rapportées telles quil les avait prononcées, et non point falsifiées par les témoins. Voilà ce pour qui regarde la cause. Quant à Caïphe, Jésus ne lui répondit point, pour lui montrer quil lavait deviné. Son silence était un reproche éloquent. Et à cette heure du procès saccomplissait loracle de David : Ceux qui cherchaient un prétexte pour môter la vie et qui voulaient me perdre disaient des choses vaines et fausses, et ils ne pensaient quà me tendre des pièges. Mais jai été à leur égard comme un sourd qui nentend pas, et comme un muet qui nouvre pas la bouche. ( Ps. XXXVII, 13-15. )
Il est étonnant que ce tranquille et majestueux silence de Jésus nait pas ouvert les yeux à ses juges. Il est si peu naturel à lhomme de le garder dans des circonstances où il sagit de sa vie! Dans quelques heures Pilate, tout païen quil est, sera frappé du solennel silence que Jésus gardera pareillement devant lui ; il se sentira saisi de trouble et de respect, et il fera des efforts pour arracher le Christ au supplice. Mais ici Caïphe et le sanhédrin, loin de reconnaître à son silence Celui quavait encore prophétisé Isaïe, indiquant jusquà ce silence et à son attitude : Il sera muet comme un agneau devant celui qui le tond , Caïphe et le sanhédrin sentent saccroître leur fureur. Ils ne veulent pas être accablés plus longtemps par le silence accusateur qui les confond, qui les domine. Une issue! Il leur faut une issue pour finir vite
Caïphe saura la trouver.
TROISIÈME INTERROGATOIRE DE JÉSUS PAR CAÏPHE
Le grand prêtre linterrogea de nouveau, et lui dit : Je tadjure par le Dieu vivant de nous dire si tu es le Christ, le Fils du Dieu béni. ( Marc, XIV, 61 ; Matth., XXV, 63. )
Une chose de la plus haute importance est à constater, cest quil se produit un changement subit dans laccusation. En effet, il nest plus question ni de témoins, ni de dépositions ; Caïphe, pour ainsi dire, les jette au panier, et, par là, déclare insuffisants tous les témoignages si péniblement recherchés jusqualors et si honteusement produits : il confesse, par la nécessité où il se trouve dinterroger lui-même Jésus-Christ sur son état, quon navait ni une parole, ni une action à lui reprocher. Mais, alors, pourquoi Jésus est-il dans les liens? Pourquoi lavoir traîné comme un malfaiteur devant le sanhédrin, si lon ne sait encore ce quil est, et si lon se trouve réduit à lapprendre de lui-même?
Les témoins et leurs dépositions sont donc écartés. La scène change, Caïphe seul va paraître. Lui, déjà juge et président du tribunal, il va se mettre à la place des témoins et prendre pour la seconde fois le rôle daccusateur. Mais, en se déclarant ainsi partie contre Jésus-Christ, alors que ses fonctions lui défendent dêtre autre chose que juge, juge des dépositions et de la défense, il accumule une douzième irrégularité. ( Deutér., XIX, 16, 17. )
En voici une treizième, cest le serment quil défère à Jésus-Christ : Je tadjure par le Dieu vivant de nous dire si tu es le Christ? Cétait aux témoins quil fallait faire cette terrible adjuration pour les obliger à dire la vérité. Ainsi le voulait la loi : Songe quune grande responsabilité pèse sur toi
Si tu faisais condamner injustement laccusé, Dieu ten demandera compte, comme il demanda compte du sang dAbel à Caïn! " ( Misch., trait. Sanhéd., ch. IV, n°5. ) Mais si le serment était obligatoire pour les témoins, il était interdit à légard de laccusé, car ceût été le placer dans lalternative dêtre parjure ou de sincriminer lui-même : Nous avons pour fondement que nul ne peut se porter préjudice à lui-même, ( Misch., trait. Sanhéd., ch. VI, n°2. ) Or, dans cet inique procès, nul serment nest exigé des témoins, et cest de laccusé quon lexige! Cette grave infraction à la morale et à la jurisprudence, un prophète lavait annoncée et stigmatisée : Ils vous ont dans la bouche, ô mon Dieu, pour réussir dans le crime quils méditent. Ils sont vos ennemis, et ils osent prendre en vain votre nom! ( Ps. CXXXVIII, 20. )
Quant à linterrogation, dans sa teneur, elle nétait quun piège de la part de Caïphe. En adjurant Jésus, au nom du Dieu vivant, de déclarer sil était le Fils de Dieu, Caïphe prévoyait que, quelle que fût sa réponse, un arrêt de mort devait en être la conséquence. Si Jésus, se disait-il, nie quil soit le Fils de Dieu, il sera condamné comme imposteur, puisquil a certainement enseigné le contraire. Sil avoue quil est le Fils de Dieu, la condamnation nest pas moins certaine, car il sera déclaré coupable de blasphème. Ainsi laveu était un crime, et le désaveu en était un autre.
Et Jésus lui dit : Je le suis, tu las dit! ( Marc, XIV, 61, 62. )
Jésus respecte sur les lèvres du grand prêtre la majesté du nom de Dieu. Il cède à une interpellation dont il connaît la malice, mais qui est revêtue de ce quil y a de plus auguste dans la religion. Il nest pas trompé par la dissimulation du pontife, mais il veut honorer le nom divin dont celui-ci se sert pour la couvrir.
CONDAMNATION PRONONCÉE PAR LE SANHÉDRIN
Alors le prince des prêtres déchira ses vêtements, disant : Il a blasphémé! Quavons-nous encore besoin de témoins? Voilà que maintenant vous avez entendu le blasphème. Que vous en semble? ( Matth., XXVI, 65, 66. )
On précipite le dénouement, et on entasse les irrégularités.
Le grand prêtre déchire ses vêtements. Un juge qui sirrite, qui semporte au point de déchirer ses vêtements! Il y a là non seulement une quatorzième irrégularité en matière de justice, puisquil y a violation de la douceur et du respect que la loi prescrit au juge hébreu pour laccusé : Mon fils, confessez votre faute
Ma très chère fille, quelle est la cause de votre péché? ( Josué, VII,19. - Misch., trait. Sota., ch. I, n°4. ) Il y a encore violation de la loi religieuse qui défend expressément au grand prêtre de déchirer ses habits. Tout Israélite pouvait, en signe de deuil, déchirer ses vêtements. Mais le grand prêtre ne le pouvait pas ; un interdit absolu le lui défendait, parce que son vêtement, ordonné de Dieu, était la figure du sacerdoce : Le pontife, cest-à-dire celui qui est le grand prêtre parmi ses frères, sur la tête duquel lhuile de lonction a été répandue, dont les mains ont été consacrées pour faire les fonctions du sacerdoce, et qui est revêtu des vêtements saints, ne déchirera point ses vêtements. ( Lévit., XXI, 10. ) - Déchire ton vêtement, ô Caïphe! le jour ne se passera pas que le voile du temple ne soit déchiré aussi, en signe, lun et lautre, que le sacerdoce dAaron et le sacrifice de la loi de Moïse sont abolis, pour faire place au sacerdoce éternel du Pontife de la nouvelle alliance!
Il a blasphémé! Deux irrégularités dans ce cri du pontife :
Une quinzième, parce quil incrimine la réponse de laccusé avant de lavoir examinée. Cette réponse a été émise dans les mêmes termes que la demande. Caïphe avait demandé à Jésus-Christ sil était le Fils de Dieu? Et Jésus-Christ lui répond : " Je le suis. " Il reste donc à examiner si Jésus dit vrai, léquité le demande. Commandez quon apporte les livres saints, ouvrez-les sur votre tribunal, nommez un à un les caractères du Messie, recherchez surtout sil doit être le Fils de Dieu. Cela fait, rapprochez tous ces caractères du personnage qui est devant vous, et qui se proclame le Fils de Dieu. Si de tous les caractères annoncés par les prophètes, un seul fait défaut, affirmez hautement, hardiment, quil a blasphémé! Mais incriminer sa réponse avant de lavoir soumise au plus superficiel examen, nest-ce pas commettre un acte inique et odieux? Nest-ce pas faire insulte à la justice? Nest-ce pas violer le plus élémentaire des devoirs de votre charge, celui de lexamen? Lorsque, après un examen très approfondi, dit le Deutéronome, vous aurez reconnu
( Deutér., XIX, 18. ) Entendez-vous? Après un examen très approfondi! Et, ici, il ny a pas même dexamen! Les juges pèseront dans la sincérité de leur conscience, ajoute la Mischna ( trait. Sanhéd., ch. IV, n°5 ) ; et ici, on étouffe la conscience.
Lautre irrégularité, la seizième, commise par Caïphe lorsquil sécrie : il a blasphémé, cest quil se permet de prévenir les avis des autres juges. En qualifiant de blasphème la réponse de laccusé, il ôte toute liberté de suffrage aux juges subalternes. Moi jabsous, moi je condamne, telle devait être, daprès la Mischna ( trait. Sanhéd., ch. IV, n°5 ), la formule de son vote. Tandis quen sécriant : Il a blasphémé, il ne laisse plus à ses collègues la possibilité démettre un avis différent du sien, puisque lautorité du grand prêtre était, chez les Juifs, réputée infaillible.
Mais voici qui nest pas moins inique : Quavons-nous encore besoin de témoins? Quoi! un juge ose proclamer quon peut se passer de témoins, alors que la loi les exige! Est-ce que la loi ne prescrit pas de descendre dans les plus petits détails? Est-ce quelle nordonne pas de poser à chaque témoin sept espèces de questions : Est-ce dans lannée du jubilé? Est-ce dans une année ordinaire? Dans quel mois? À quel jour du mois? À quelle heure? Dans quel lieu? Est-ce cette personne? " ( Misch., trait. Sanhéd., ch. V, n°1. ) Mais Caïphe, qui a soif que le Christ soit condamné au plus vite, foule aux pieds toute procédure, il nen veut plus, il la supprime : cest une dix-septième irrégularité.
Mais il en commet une dix-huitième : Que vous en semble? Rien de plus irrégulier que de demander les suffrages publiquement et en général. Cest chacun à son tour, dit la Mischna, que les juges absolvent ou condamnent. ( Trait. Sanhéd., ch. XV, n°5. ) Chacun à son tour, ô Caïphe! Tandis que toi, tu fais condamner en masse! - Et puis, quelle amère dérision! Après avoir déchiré lui-même ses vêtements avec toutes les marques de lhorreur la plus profonde ; après avoir, par un tel acte, frappé tous les assistants dune religieuse terreur ; après avoir qualifié dhorrible blasphème la réponse de Jésus-Christ ; après avoir déclaré quil nest plus besoin de nouvelles preuves ni de nouveaux témoignages pour porter contre lui une peine capitale, demander à ses collègues ce quil leur en semble, nest-ce pas la plus amère des dérisions?
Aussi la réponse du sanhédrin fut-elle ce que le pontife avait prévu :
Et tous répondirent : Il est digne de mort! ( Matth., XXVI, 66 ; Marc, XIV, 64. ) Que dirrégularités dans cette sentence!
Une dix-neuvième, parce quil ny a point de délibération et que les juges, sur la seule assertion de Caïphe, portent précipitamment une sentence de mort : Ayant remis le jugement, les juges sassemblent et recommencent entre eux lexamen de la cause. ( Misch., trait. Sanhéd., ch. IV, n°5. )
Une vingtième, parce que la sentence est portée le jour même où le procés a commencé, alors que, de par la loi, elle devait être différée jusquau lendemain. Tout jugement criminel peut se terminer le jour même où il a commencé, si le résultat des débats est lacquittement de laccusé. Mais si lon doit prononcer la peine capitale, il ne devra finir que le jour suivant. " ( Misch., trait. Sanhéd., ch. IV, n°1. )
Une vingt et unième, parce que les deux scribes nont pas recueilli les voix, de même que les juges nont point voté par tête : À chacune des deux extrémités de ce demi-cercle était placé un secrétaire chargé de recueillir les votes : lun, ceux qui absolvaient ; lautre, ceux qui condamnaient. " ( Misch., trait. Sanhéd., ch. IV, n°3. )
Telle fut cette séance de nuit, éclairée prophétiquement à lavance par un oracle de David : Une assemblée de méchants ma traîné juquau milieu delle. Des hommes pécheurs se sont donné rendez-vous, attendant loccasion favorable pour me perdre . Vingt et une irrégularités y furent commises, et pas un des juges ne se leva pour protester. Cest ce que remarque lÉvangile : Tous, dit-il, omnes, tous sécrièrent : Il est digne de mort! Ce nest pas sans intention que lÉvangéliste a souligné cette parole. Elle est, en effet, comme une exclamation sententieuse, comme un gémissement de scandale et de douleur qui marque une grande surprise. Elle signifie quil est étonnant que, parmi les soixante et onze membres qui composaient le sanhédrin, il ne sen soit pas trouvé un seul qui eût assez de conscience et de courage pour protester contre une manière de procéder si inouïe. Cest que ceux qui y prirent part étaient tous dévoués à Caïphe, tous aussi corrompus que lui. Ainsi, nulle protestation contre les irrégularités.
Nulle voix, non plus, en faveur de la défense. Et cependant la loi juive autorisait toute personne à prendre la parole en faveur de laccusé ; ce qui était considéré comme un acte de piété : Lorsque jallais prendre ma place à la porte de la ville , je brisais les mâchoires de linjuste et lui arrachais sa proie dentre les dents. " ( Job, XXIX,16, 17. ) Mais, dans cette séance de nuit, les deux uniques membres du sanhédrin qui eussent certainement pris la parole en faveur de laccusé, Joseph dArimathie et Nicodème, nétaient pas présents! Ils avaient refusé de paraître à une séance irrégulière, tenue durant la nuit et dans la solennité de Pâque. Certains davance que leur voix ne serait pas écoutée, puisque déjà, dans un précédent conseil, la protestation de Nicodème avait été dédaigneusement étouffée , tous deux sétaient soigneusement tenus à lécart des desseins et des actes du sanhédrin. LÉvangile le dit expressément de Joseph dArimathie : Il ne consentit pas au dessein des Juifs et il ne prit aucune part à ce quils firent contre Jésus-Christ . On ne saurait douter quil nen ait été de même de Nicodème, lui qui avait pris avec tant de courage la défense de Jésus-Christ. Le pauvre accusé demeura donc seul et sans défense. Lorsque les onze fils de Jacob se concertèrent pour faire mourir Joseph, deux dentre eux, Ruben et Juda, pris de remords, élevèrent de la sorte la voix en sa faveur : Il vaut mieux le vendre à ces Ismaélites et ne point souiller nos mains, car il est notre frère et notre chair . Lorsque le traître Achitophel persuada au conseil présidé par Absalon de poursuivre et de faire périr David, un étranger, Chusaï dArachi, prit la défense de linfortuné monarque, trahi par ses sujets, persécuté par son enfant . Mais ici, pas une voix compatissante en faveur de Celui qui était plus frère que Joseph, plus roi et plus père que David. Le pauvre innocent vit saccomplir à la lettre la prophétie qui annonçait quil serait livré à lindifférence, comme un homme effacé du coeur !
Après que le sanhédrin, interpellé par Caïphe, eut ainsi déclaré à lunanimité que Jésus méritait la mort, on fit signe à la soldatesque de se saisir de lui et de le garder à vue pendant le reste de la nuit.
Il se passa alors une scène étrange :
Ils lui crachèrent au visage et le frappèrent à coups de poings ; dautres lui voilèrent la face et le souffletant lui disaient : Christ, prophétise-nous qui est celui qui ta frappé. ( Matth., XXVI, 67, 68 ; Marc, XIV, 65. )
Ainsi, après sa condamnation, Jésus fut livré aux soldats et aux valets, et on les laissa libres dexercer sur sa personne tous les outrages quils voulurent. Plusieurs auteurs ont regardé cette cruelle nuit comme un des plus grands tourments de la passion de Jésus-Christ. Ce quil y a de certain, cest quau point de vue juridique, il y eut là une énormité. Chez toute nation civilisée un condamné, si criminel soit-il, est, jusquà lheure de son supplice, entouré de toute la protection de la loi ; et jamais on ne vit ailleurs des juges tolérer ainsi de la part de soldats et de valets des excès qui révoltent non seulement la justice, mais la nature, et, ce semble, la raison même.
Puisque cette énormité fut commise après la levée de la séance de nuit, nous ne lajouterons pas au dossier, déjà trop nombreux, des irrégularités. Mais honte, et mille fois honte à Caïphe qui, en tolérant que cette licence, que ces opprobres sexerçassent dans sa propre maison, assuma sur sa tête la lâcheté des Philistins contre la personne de Samson . Comme Samson, qui était sa figure, Jésus-Christ fut environné de gens qui, se jouant de ses malheurs, soccupèrent à lui cracher au visage et à laccabler de leurs railleries. Il fut permis à tout le monde de linsulter, de le frapper, de se rassasier de ses opprobres. Mais, à lheure où toutes ces choses se passaient, saccomplissait un nouveau trait des prophéties : Ils nont pas rougi de me cracher au visage, sétait écrié Job, parlant du Messie ; ils mont fait mille outrages, ils ont frappé mes joues dhorribles soufflets, ils se sont rassasiés de mes tourments !