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PRÉFACE DE MABILLON

 

PLACÉE EN TETE DE SON TOME TROISIÈME DES OEUVRES COMPLÈTES DE SAINT BERNARD.

 

I. Les sermons ou homélies des Pères de l'église. sont, pour l'ordinaire, moins bien travaillés et moins soignés que les autres monuments de leur génie. Saint Bernard se distingue entre tous, dans ses sermons, par la vivacité du style, la variété des développements, la sublimité des pensées et par l'onction des sentiments, qui ne sont pas moindres dans ces sortes de compositions que dans le reste de ses ouvrages. En cherchant la cause de cette supériorité, je la trouve non-seulement dans la pénétration de son esprit et dans l'ardeur et la vivacité de ses sentiments, qui le rendaient éminemment apte à exposer les choses et à émouvoir son auditoire, mais encore dans la différence même des personnes pour qui il parlait. En effet, les anciens Pères de l'église, n'ayant pour but que d'instruire les peuples, des mystères de la foi et des règles de la vie chrétienne, affectaient un style moins élevé, dans l'intérêt même de leurs auditeurs. Saint Bernard, au contraire, n'avait le plus ordinairement pour auditeurs, que des hommes la plupart très-versés dans les choses spirituelles et dans les saintes Écritures, et qui même avaient tenu dans le monde un rang distingué, autant par leur naissance que par leur savoir; aussi se crut-il obligé de soigner ses discours en raison de leur science et de leur distinction (V. livre III de la vie de saint Bernard, chap. III, n. 1). Voilà, ce me semble, la raison qui fait préférer aux sermons et aux homélies des Pères de l'Église et des autres auteurs pieux et instruits, non-seulement les sermons de saint Bernard sur le Cantique des cantiques, due notre Saint a composés avec un soin tout particulier, mais encore tous ses autres sermons, que nous publions dans ce tome de ces oeuvres, tant ceux qu'il a écrits pour les grandes fêtes de l'année chrétienne et pour certains jours solennels, que ceux qu'il a faits sur divers sujets.

II. Ce jugement sur les sermons de saint Bernard n'est pas le mien seulement, il est aussi celui d'hommes qui se sont fait un nom dans la littérature et qui se sont exprimés de même sur ce sujet, dans leurs écrits ou dans leurs discours; j'en citerai deux des plus distingués, dont le nom ne fait pas moins autorité pour la doctrine que pour le savoir. C'est d'abord Juste Lipse qui, dans sa lettre quarante-neuvième à Albert le Mire, dit, en parlant des orateurs sacrés « Parmi les latins, saint Bernard me ravit et m'émeut par sa véhémence et sa chaleur; m'éclaire et m'impressionne par la vivacité des pensées qu'il allie souvent avec bonheur. » Ainsi s'exprimait cet homme d'un profond savoir. Après avoir cherché dans les Pères de l'Église un modèle qu'il pût proposer à l'imitation d'un orateur sacré, il ne crut pas qu'il fût possible d'en trouver un meilleur que saint Bernard, à qui il donnait la préférence sur tous les Pères latins. Peut-être s'étonnerait-on de me voir placer saint Bernard au-dessus même des Pères grecs, qui ont, comme on le sait, excellé dans l'art de la parole; aussi ne le ferais-je point, si je n'avais pour moi le sentiment d'un homme aussi éminent que Henri de Valois, que son digne frère Adrien nous fait connaître en ces termes dans l'histoire de sa vie. « Trois ou quatre ans avant sa mort, toutes les fois que la maladie le forçait de demeurer chez lui un jour de fête, il se faisait lire, par son lecteur, les sermons de saint Bernard, abbé de Clairvaux; il les écoutait avec une grande attention: on aurait dit que ses oreilles étaient avides de les entendre. Il pensait et disait souvent à ses amis qu'on devait consacrer les dimanches et les fêtes à célébrer les louanges de Dieu, non au culte des lettres, et que pour lui les sermons de saint Bernard étaient bien plus propres que les sermons et les homélies des autres Pères grecs et latins à exciter et à rallumer la piété dans les âmes. » Je cite ce témoignage, d'autant plus volontiers que l'autorité d'un si grand homme me parait du plus grand poids dans l'estime qu'on doit faire des sermons de saint Bernard, et parce que mon coeur est heureux de rappeler ici le souvenir d'un homme, qui m'a autrefois honoré de son amitié et de sa familiarité.

III. Au témoignage de ces deux auteurs nos contemporains, qui peuvent tenir lieu de tous les autres, il me. serait facile d'ajouter celui d'auteurs plus anciens, qui ont parlé de saint Bernard, comme d'un orateur vraiment apostolique. Au premier rang je citerai Erasme, qui était bien plus enclin à la critique qu'à la louange. Or voici comment il s'exprime sur saint Bernard dans son livre second de l'Art oratoire «Saint Bernard est un orateur qui doit beaucoup plus encore à la nature qu'à l'art; il est plein de vivacité et d'agrément, sait parler au coeur et l'émouvoir. » Mais je crains, en voulant prouver ce qui n'est pas le moins du monde contesté, de n'avoir plus ensuite ni le temps ni la faculté de parler de choses beaucoup plus utiles. J'arrive donc de suite aux différentes questions, auxquelles je me propose de répondre. Premièrement pourquoi saint Bernard a-t-il adressé la parole à ses frères plus souvent que les institutions de sou ordre ne l'exigeaient? En second lieu, en quel temps, c'est-à-dire a quels jours et à quelles heures prêchait-il? Troisièmement en quelle langue? Quatrièmement enfin, quels sont les principes de la vie chrétienne et religieuse qu'il se plaisait surtout à inculquer à ses religieux? Sur tous ces points, je me propose d'entrer dans quelques détails, pour bien faire connaître le fond de la doctrine de notre saint Docteur, et polir apprendre à discerner les sermons qui sont certainement de lui, de ceux qui lui sont faussement attribués.

IV. Suivant le soixante-septième chapitre des Us de Cîteaux, on ne prêchait dans le chapitre que les jours de Noël, de l'Épiphanie, des Rameaux, de Pâques, de l'Ascension, de la Pentecôte, à toutes les fêtes de la sainte Vierge, le jour de la fête de saint Jean-Baptiste, des bienheureux Apôtres Pierre et Paul et de saint Benoit, le jour de la Toussaint et le premier dimanche de l'Avent. Il n'est fait nulle part, que je sache, mention de sermons pour les fêtes ordinaires, ni pour les simples féries. Mais saint Bernard prêchait très-souvent, même ces jours-là. Voilà pourquoi, dans son premier sermon pour la septuagésime, n. 2, il dit à ses frères : «Je vous parle souvent, quoique ce ne soit point la coutume de notre ordre. »

V. Je trouve deus raisons pour lesquelles cet homme, qui fut un si parfait religieux et qui se montra si zélé observateur de la discipline et de la règle, agit comme il le fit : la première, c'est que les abbés de son ordre lui en avaient fait une obligation en compensation spirituelle du travail corporel que sa faible constitution ne lui permettait pas de faire. Voici en quels termes il donne lui-même cette raison de sa conduite, vers la fin de son dixième sermon sur le psaume quatre-vingt-dixième : « Si je vous parle plus souvent que la coutume de notre ordre ne le veut, ce n'est point présomption de ma part, main c'est la volonté de nos vénérables frères et co-abbés, qui m'en font un devoir, bien qu'ils ne se le permettent point indistinctement à eux-mêmes. Quant à moi, je ne vous parlerais point non plus, si je pouvais partager vos travaux corporels. Peut-être cela vaudrait-il mieux pour vous; il est certain que ma conscience en serait plus satisfaite. Mais, puisque mes péchés, les nombreuses infirmités de ce corps qui me pèse comme vous ne l'ignorez pas, et la nécessité des temps ne permettent point qu'il en soit autrement, puissé-je, après avoir enseigné sans avoir rien fait moi-même, obtenir la grâce d'être ne fut-ce que le dernier dans le royaume de Dieu ! » Voilà donc la cause et l'occasion qui lui firent entreprendre, pendant les féries du Carême, l'explication du psaume quatre-vingt-dixième, qu'il poursuivit dans une suite de sermons aussi régulièrement que le lui permettaient la foule des affaires dont il était chargé et le soin de recevoir les étrangers qui se présentaient au monastère. Ces deux choses l'empêchaient bien souvent de se livrer à la prédication, autant que le voulaient ses coabbés et que son zèle pour les progrès spirituels de ses frères le lui faisait désirer, car ce zèle est la seconde cause qui le fit aller contre les us de son ordre. Aussi, dans son cinquième sermon pour le Carême, n. 1, dit-il à ses frères : « La charité dont je suis animé pour vous, me presse de vous adresser la parole, et je céderais plus souvent à ses inspirations pressantes, si je n'en étais empêché par une foule d'occupations. » Dans son huitième sermon sur le psaume quatre-vingt-dixième, vers le commencement, il dit encore : « Je vous parlerais moins longuement mes frères, si je pouvais vous parler plus souvent; d'ailleurs je ne pense pas que personne de vous s'étonne, si, empêché comme nous le sommes, par la malice du jour qui nous absorbe tout entier, et forcé de garder pendant plusieurs jours un silence qui nous pesait, parce qu'il nous privait du bonheur de vous encourager et de vous consoler, nous paraissons vous parler d'autant plus longtemps que nous vous parlons plus rarement et que nous avons plus à coeur de réparer le temps perdu. » Ce qu'il entend par la malice du jour, c'est la multitude,des affaires et l'affluence des étrangers dont il se plaint encore plusieurs fois dans ses sermons sur le Cantique des cantiques, ainsi que nous le verrons dans la préface du tome suivant. Pourtant, quelque empêché que fût saint Bernard de multiplier ses instructions, elles étaient encore assez fréquentes pour qu'il craignît de fatiguer ses auditeurs et de leur inspirer du dégoût pour les choses spirituelles : « Je ne crains qu'une chose, disait-il dans son deuxième sermon sur saint Pierre et saint Paul; n. 1, c'est que, à force d'entendre la parole du salut, vous ne finissiez par moins la goûter; car, ajoute-t-il, dans son trente-cinquième sermon sur le Cantique des cantiques : «Si la nourriture du corps, quand on la prend sans appétit et lorsqu'on est rassasié, non-seulement ne sert à rien, mais même fait beaucoup de mal, à plus forte raison le pain de l'âme, quand on le prend avec dégoût, est-il plutôt un tourment pour la conscience qu'un aliment de science. »

VI. Pour ce qui est du temps où notre saint Docteur entretenait ses frères de choses spirituelles, il nous le fait connaître lui-même en plusieurs endroits. Quand il n'en était pas empêché par des occupations indispensables, il prêchait presque tous les jouis; comme on le voit par ses nombreux sermons, selon le temps, et sur les saints, et sur divers sujets ainsi que ceux si remarquables qu'il fit sur le Cantique des cantiques, sans parler de beaucoup d'autres petites allocutions et de nombreuses pensées qui étaient comme le canevas. de ses grands discours car, lorsqu'il lui venait à l'esprit quelque pensée spirituelle qu'il n'avait pas le loisir de développer dans un sermon complet, il la confiait à la cire de ses tablettes, pour la développer plus tard lorsqu'il en aurait le temps et la possibilité. C'est ce que nous apprend Ernald dans le livre II de sa Vie, n. 51, quand il nous dit que: « Cet homme de Dieu dictait souvent et quelquefois écrivait lui-même sur des tablettes de cire les pensées que le ciel lui inspirait, afin de ne point les laisser périr par l'oubli. »

VII. Il prêchait souvent le matin après prime avant le travail des mains ou avant la messe et quelquefois aussi le soir. En effet, il s'exprime en ces termes vers la fin de son sermon dixième sur le psaume XC: « J'ai peur d'être pris en, défaut; car je sais que ce grand Abbé, qui est notre abbé communaux uns et aux autres, a assigné cette heure, non à la prédication, mais au travail des mains. » Il parle de l'heure de la messe qui le presse dans son premier sermon sur la fête de saint Michel: « Mais l'heure presse, il faut aller à la messe. » Et dans son premier sermon sur la fête de tous les Saints, n. 3, il y fait allusion en ces termes: « Mais l'heure est arrivée pour nous de nous nourrir de ses oeuvres et de ses paroles et d'aller recevoir ensuite, avec sa grâce, le sacrement inviolable du corps du Sauveur sur la table sainte de l'autel. » Ailleurs, vers la fin de son deuxième sermon, il dit encore: « Mais il est temps de terminer cet entretien, car l'heure de la célébration des messes nous appelle. » Quant aux sermons du soir, nous voyons qu'il en faisait quelquefois, par son premier sermon sur Malachie, n. 3 « Déjà le jour baisse, dit-il, et j'ai parlé un peu plus longuement que je ne me l'étais proposé. » Il le dit encore d'une manière non moins explicite dans son sermon trente-huitième, sur Divers sujets, n. 3. « Il faut nous séparer, car j'ai entendu la cloche nous donner le signal de la prière du soir. » On retrouve la preuve de ce que nous avançons dans les sermons sur le Cantique des cantiques, comme nous le verrons en son lieu.

VIII. Nous avons à examiner maintenant si saint Bernard prêchait ses sermons en latin ou français, dans la langue vulgaire. Il n'est pas facile de résoudre cette question. Il n'est pas douteux, en effet, qu'à ses sermons assistaient des frères lais, hommes sans lettres, ignorants du latin et qui ne savaient d'autre langue que celle du pays, que l'on appelait par corruption la langue Romane, comme on le voit dans les auteurs du temps et particulièrement dans Nithard, historien de cette époque, dans Gérard, livre de la Vie de l'abbé Adélard et dans le Chronographe de Saint-Trop où nous voyons que la même langue est appelée Romane, et par corruption Vallone chez les Teutons. Voilà pourquoi Pierre, clerc du roi de France, Louis le Jeune, dit dans sa lettre à un abbé de Lagny: « On m'a envoyé d'Angleterre un jeune homme de mes parents, pour apprendre la langue Romane, » c'est-à-dire le français vulgaire. Ceux qui parlaient cette langue ne comprenaient point pour cela le latin, surtout au XIe siècle, puisque, dès le IXe ils ne l'entendaient plus, comme on le voit dans un petit livre sur la Vision de Flotide ou Chlotide, où on reproche à certains prêtres de ce temps-là, « d'ignorer les lettres et de ne point comprendre ce qu'ils lisaient.» Si donc, ces religieux illettrés assistaient aux sermons de saint Bernard, il est très-vraisemblable qu'il les prononçait dans la langue vulgaire, d'autant plus qu'il y a (c'est Mabillon qui parle), chez les Feuillants de Paris des sermons de saint Bernard écrits en français, qu'on peut croire du siècle de saint Bernard, à en juger par le caractère de l'écriture et l'ancienneté de l'idiôme dans lequel ils sont écrits. Ajoutez à cela que saint Bernard lui-même, dans sa lettre dix-septième à Pierre, cardinal diacre, dit que ses disciples ont rédigé à leur manière quelques fragments de ses sermons, à mesure qu'ils les ont entendus, » ce qui semble indiquer qu'ils ne les ont pas recueillis tels qu'il les a prononcés, mais qu'ils les ont revêtus d'une autre forme. Il s'exprime à peu près dans les mêmes termes dans la lettre suivante, où il ajoute de plus « Mais ils les ont (mes sermons) entre les mains. » Il semble qu'on pourrait inférer de là que saint Bernard a prêché en langue vulgaire, pour se mettre à la portée des frères lais et que ses disciples ont recueilli et plus tard mis ses sermons en latin.

IX. Il ne parait point douteux que les frères lais aient été tout à fait illettrés et aient ignoré complètement le latin; on a en effet bien des preuves qu'il en était ainsi. Ces frères étaient admis au choeur, mais n'avaient point reçu la tonsure; ils étaient distincts de ceux qu'on appelle frères convers. Il en est parlé dans la Vie de saint Bernard, livre VII, chapitre XXIII, où on lit: « Cette formule de la science divine, que le Sage ne se glorifie point dans sa sagesse, etc., est admirablement suivie par ceux qui étaient imbus de la science de la céleste philosophie sous notre bienheureux père saint Bernard, à Clairvaux, non-seulement par les lettrés et par ceux qui étaient versés dans la science de la loi sainte, mais encore par les frères lais et illettrés qui étaient en grand nombre. S'ils étaient dépourvus du savoir humain qui aide à s'élever au comble de la perfection, ils avaient du moins la grâce qui les éclairait et le Saint-Esprit qui les vivifiait et les instruisait beaucoup mieux que tout maître humain de tout ce qu'il leur importait de savoir. Un de ces frères lais et illettrés, mais que l'Esprit, etc. » Tel était l'état d'ignorance des frères lais qu'ils ignoraient non-seulement         le latin, mais même les lettres de l'alphabet, au dire de Jean l'Ermite, dans son prologue à Pierre de Tusculum sur la vie de saint Bernard. « Un certain religieux, dit-il, véritable et sincère ami du vénérable Abbé, se promenait un jour par hasard dans un hallier voisin de l'abbaye de Clairvaux, avec un frère lai, nommé Humbert; il tenait à la main un livre des miracles du saint Père, qu'il lui racontait dans la langue romane pour leur commune édification. » Or pourquoi lui racontait-il ces miracles en langue romane, c'est-à-dire en langue vulgaire, sinon parce que ce frère lai ne savait pas le latin? Tel était encore cet autre frère lai dont le même Jean l'Ermite parle en ces termes: « Comme il ne connaissait pas même les lettres de l’alphabet, cependant par la grâce de Dieu qui éclairait son intelligence, et par les prières de quelques autres frères, il fit de tels progrès que non-seulement il fut bientôt en état de lire, mais mante de chanter assez passablement et convenablement. Plus tard, par la grâce de Dieu et à force de pratique, il arriva à comprendre assez bien la signification des mots, et fit même quelques progrès dans ce genre de connaissances. » Il est de toute évidence qu'il est question là de la langue latine. Ce n'est pas seulement chez les Cisterciens, mais aussi dans tous les autres ordres qu'on recevait de ces sortes de frères lais; ainsi Geoffroy, abbé de Vendôme, livre III, lettre VIII, nous parle d'un de ces frères, et dit: « Comme c'était un frère lai, il ne savait point le latin et ne parlait que la langue de son pays (a). » D'où je conclus qu'on peut dire en général que la langue latine n'était point en usage dans le peuple, quoique les actes publics fussent quelquefois rédigés en latin. Il est vrai que Pierre le Vénérable, écrivant au pape Célestin (livre IV, lettre XVIII), pour lui accuser réception de la lettre où il lui annonce son élection lui dit qu'il l'a lue en plein chapitra; à ses religieux, tant aux lettrés qu'aux illettrés, que nous appelons frères convers, « à qui je l'ai expliquée, » sans doute en langue vulgaire, ce qui eût été inutile, s'ils avaient tous connu le latin. D'ailleurs saint Bernard lui-même dans sa lettre soixante-septième aux religieux de Flavigny, près Beauvais, nous apprend due de son temps, comme c'est encore de nos jours, chaque province avait son idiome; car il dit que ces religieux ne parlaient pas la même langue que les siens.

X. Il est bien vrai que les choses étaient ainsi alors;      mais il n'en est pas moins vrai aussi, du moins c'est notre opinion, que saint Bernard prononça ses sermons en latin, et que c'est dans cette langue que ses disciples les recueillirent. Ce qui le prouve d'abord, c'est ce jeu de mots continuel et ordinaire à saint Bernard, qui repose évidemment sur des mots latins. Ensuite, on peut le conclure encore de la similitude de style qu'on peut remarquer entre ses sermons et ses autres ouvrages ou traités. Ajoutez à cela que les Chartreux, à la même époque que saint Bernard, ayant comme les Cisterciens des frères lais, n'en adressaient pas moins la parole aux frères en latin, dans leurs prédications,

 

a quoique nous ne parlions point ici des frères convers, cependant on peut aussi leur appliquer ce que nous disons des frères lais, et les mêmes témoignages prouvent qu'ils ne savaient pas non plus le latin. Cette opinion est confirmée par le témoignage d'Herbert; dans son livre I des Miracles de Clairvaux, chap. XVI, où, en parlant d'un convers, il dit: « Se trouvant sur le point de mourir, il se mit à parler latin, quoiqu'il n'eût jamais appris cette langue. »

 

comme ils le font encore maintenant. De plus, on doit penser que salit Bernard a prononcé tous ses autres sermons dans la même langue que ceux de son explication du Cantique des cantiques, qui ont certainement été écrits dans la langue où ils ont été prononcés, comme on le voit par ce passage du cinquante-quatrième sermon, n. 1 : « Ces paroles ont été écrites comme elles sont prononcées, et recueillies comme tous les autres sermons, la plume à la main, afin de retrouver plus facilement ce qui aurait pu échapper à la mémoire. »

XI. Ce passage explique le sens de la phrase de la lettre dix-huitième citée plus haut, où nous voyons que plusieurs religieux du nombre de ceux qui assistaient habituellement aux prédications de saint Bernard, recueillaient à leur manière, c'est-à-dire au courant de la plume et simplement par écrit, non pas en leur faisant subir une sorte de traduction, les sermons du Saint. C'est ce qui faisait dire à Nicolas de Clairvaux, lettre trente-neuvième, « Ce n'est pas assez d'une main pour tenir le stylet; » West aussi dans le même sens qu'il faut entendre ces paroles de la lettre trois cent quatrième: « En lisant ma lettre, j'espère que vous reconnaîtrez à mon écriture (à mon stylet), qu'elle est bien de moi. » Il est évident qu'ici le mot stylet est pris dans le sens d'écriture de même que dicter est employé bien souvent pour écrire. Ainsi nous voyons à la fin de la lettre trois cent dixième: « J'ai voulu, dans l'état où je suis, vous écrire (vous dicter) moi-même cette lettre, afin que vous comprissiez, en voyant les caractères que j'ai tracés de ma propre main, combien je vous aime. » Il n'y a rien de plus clair; il est évident en effet que ce n'est pas au style, mais à l'écriture qu'on reconnaît la main d'un homme. Ajoutez à cola ce que dit Guillaume, livre I de sa Vie de saint Bernard, n. 70 : « C'est ce qu'attestent tous ses ouvrages, dit-il, tant ceux qu'il a faits de sa propre main que ceux que d'autres ont écrits, tels qu'ils les ont entendus sortir de sa bouche. » Tous ces témoignages nous portent à croire que les sermons de saint Bernard ont été prononcés dans la forme même où ils sont parvenus jusqu'à nous, et que le manuscrit des Feuillants n'en reproduit qu'une traduction du latin en langue vulgaire. D'ailleurs ce manuscrit que nous regardons comme un autographe, est postérieur à la mort de saint Bernard, comme on le voit par son titre où Bernard est appelé saint, ainsi crue nous le dirons plus loin. Plus d'une fois, en s'adressant à ses auditeurs, il leur parle comme à des gens versés dans la connaissance des saintes Lettres; ainsi dans son troisième sermon sur saint Pierre et sur saint Paul, n. 6, il dit: « Vous vous rappelez, car je m'adresse à des hommes qui connaissent la Loi, etc. » Dans son quatrième sermon sur la fête de Noël, n. 4, il s'exprime plus clairement encore: « Je parle, dit-il, à des personnes qui connaissent la sainte Ecriture. » Dans un autre sermon sur la fête de Pâques, n. 10, il dit: «Ce sont les paroles de l'Apocalypse; que ceux qui ne les ont pas encore lues les apprennent, et que ceux qui les connaissent déjà les repassent dans leur mémoire. » Au n. 5 du septième sermon sur le psaume quatre-vingt-dixième, il dit : «Je parle de Balaam, rappelez-vous son histoire, vous qui la connaissez déjà. » On peut voir encore quelques mots analogues dans le dixième sermon sur le même psaume. D'après cela, il est évident que les auditeurs de saint Bernard étaient lettrés et connaissaient le latin.

XII. Nous ne saurions être ébranlés dans notre opinion par l'objection tirée des frères lais; il peut se faire qu'il s'adressât à eux en particulier dans un langage plus familier, si toutefois ils n'assistaient pas avec les frères convers au chapitre qui se faisait pour eux, d'après les règles de l'ordre, tous les dimanches, en langue vulgaire. Néanmoins, la lettre vingt-quatrième de Nicolas de Clairvaux, dont nous aurons à parler un peu plus loin, donne lieu sur ce point à certaines difficultés.

XIII. Il est hors de doute que, dans les exhortations que notre Saint adressait soit aux religieux convers, soit aux étrangers et aux hommes du monde, il se servait du langage vulgaire. Pour ce qui est de ses exhortations aux religieux convers, on voit qu'il leur en faisait par ce que l'un d'eux lui répondit à son lit de mort. Saint Bernard l'excitait à l'espérance chrétienne, quand ce religieux répartit qu'il était sans crainte sur la miséricorde de Jésus-Christ; comme le Saint le reprenait de sa sécurité, il lui répondit: « Si ce que vous n'avez cessé de nous dire dans vos prédications est vrai, c'est-à-dire si ce n'est point la noblesse du sang ou les trésors de la terre mais la seule vertu d'obéissance qui nous donne des droits au royaume des Cieux, j'ai retenu avec un soin extrême dans mon coeur, cette pensée comme un abrégé que Dieu même a fait de toutes vos instructions, etc. » Ainsi nous voyons que saint Bernard prêchait aux religieux convers; fi le faisait le dimanche dans leur chapitre particulier, selon ce qui est prescrit par les antiques définitions des Cisterciens, distinction XIV, chapitre IX.

XIV. Mais notre saint Docteur ne négligeait pas non plus de prêcher, quand l'occasion de le faire s'en présentait, aux gens du monde et aux étrangers, comme Geoffroy nous l'apprend dans sa Vie de saint Bernard, livre III, chapitre III: « Il eut toujours à coeur d'être utile au peuple de Dieu et jamais il n'eut la pensée de le dominer. Il ne sortait de son monastère, même pour prêcher la parole de Dieu que rarement et encore n'était-ce que pour aller dans des localités voisines; mais toutes les fois que quelque nécessité le contraignait de quitter Clairvaux, il annonçait la parole de Dieu tant en particulier qu'en public et la répandait sur toutes les âmes quelles qu'elles fussent. Cela, il le faisait souvent par l'ordre même du souverain pontife, et aussi sur le moindre désir des autres prélats partout où il arrivait qu'il se rencontrât quelqu'un d'entre eux. » Nous apprenons du,m e écrivain et dans le même chapitre de sa vie, ce qui lui arriva en Germanie, quand il y alla prêcher la Croisade, sur l'ordre du pape Eugène III. « Le lait et le miel découlaient de sa langue, dit Geoffroy... Aussi par suite de cet heureux don, lors même qu'il parlait aux peuples de la Germanie, il s'en faisait écouter avec un étonnant attachement. Leur piété semblait plus puissamment édifiée par ses discours, que cependant ces gens, parlant une autre langue ne pouvaient comprendre, qu'elle ne l'eût -été par les phrases, quoique intelligibles pour eux, de l'homme le plus habile qui eût discouru après lui pour interpréter ce qu'il venait de dire; et la vertu de ses paroles les remuait fortement. Ce fait étonnant, les coups dont les Germains se frappaient la poitrine et les larmes qu'ils répandaient en abondance l'attestaient avec certitude. » Si les Germains ne pouvaient comprendre ses discours, parce que saint Bernard ne parlait point leur langue, il s'en suit qu'il leur parlait dans sa ',langue maternelle, celle de son pays. En effet, le moine Philippe rapporte dans le sixième livre des miracles de saint Bernard, n. 16, qu'il prêcha aux Germains en langue romane, c'est-à-dire en langue française. Ekkehard le jeune, dans son livre Des cas dit monastère de Saint-Gall, dit, en parlant d'un moine illettré du neuvième siècle, que Tutilon s'adressa à ses compagnons « en latin pour ne point être compris de lui, qui ne comprenait point cette langue. » Il en était de même des Anglais, pour ne point parler des autres, pour lesquels Alfred, au neuvième siècle, fit traduire en saxon le Pastoral de Grégoire le Grand et l'Histoire de Bède. Vers le même temps et pour la même raison, on fit une version des saints Evangiles et de la règle de saint Benoît en langue allemande.

XV. Mais peut-être nous arrêtons-nous sur ces choses beaucoup plus qu'il est nécessaire; nous ne nous en repentons pourtant pas, puisque de tout cela ressort davantage le zèle apostolique de notre Saint. Or, dans ses prédications, au rapport de Geoffroy dont nous avons déjà rapporté le témoignage. « Saint Bernard citait les Ecritures si à propos et avec une telle facilité qu'on aurait cru, non pas qu'il en suivait le texte, mais qu'il le devinait, pour ainsi dire, et qu'il le pliait comme il le voulait en cédant à la seule inspiration de l'Esprit-Saint qui les a dictées. »

XVI. Il n'est pas hors de propos maintenant de considérer quels principes, surtout en ce qui concerne la vie religieuse, il savait faire passer des saintes Lettres dans ses sermons aux moines. Le premier était que, selon l'Apôtre, ils devaient se regarder comme les étrangers en ce monde. Or, nous pouvons citer deux passages de ses sermons à l'appui de ce que nous venons de dire , En effet, dans son premier ser mon sur l'Epiphanie, n. 1, il s'exprime ainsi : « Sur ce, je veux que vous ne perdiez point de vue cette vérité, c'est que nous sommes des étrangers éloignés de notre patrie et chassés de notre héritage ; et celui qui n'en est point désolé n'en sera point non plus consolé          un jour; et quiconque fié sent point le besoin de cette consolation, n'a plus qu'un malheur à craindre c'est de  ne point obtenir la grâce de Dieu. » Le second passage est tiré du septième sermon sur la Quadragésime. « Heureux, dit-il, ceux qui se montrent voyageurs et étrangers dans ce monde pervers et qui se gardent purs de toutes ses souillure, etc. »

XVII C'était encore une pensée favorite de saint Bernard que qui conque tend à la vertu, mais particulièrement les moines, doit a l'exemple dé l'Apôtre oublier le passé pour ne plus songer qu'à marcher en avant. « Or, dit-il dans son premier sermon sur la Purification de la sainte Vierge, n. 3, le progrès consiste pour nous, comme je me rappelle vous l’avoir répété bien souvent, à ne point croire que nous avons atteint le but; marchons au contraire toujours en avant, efforçons-nous sans cesse de tendre vers quelque chose de mieux , en plaçant continuellement nos imperfections sons les yeux de la miséricorde divine. » C'est la même pensée que nous retrouvons encore dans un autre sermon, le quatrième sur le psaume quatre-vingt dixième. « C'est une grande vertu et le comble de la sécurité lorsque menant une vie pieuse, on ne cesse point cependant de se représenter devant les yeux tout         ce qui  nous manque encore plutôt que ce qu'il semble que nous avons déjà, oubliant le passé pour ne songer qu'à marcher en avant. « Evidemment cette pensée qu'il importe beaucoup à notre perfection que nous disions, lorsque nous avons accompli tous les devoirs de la religion et de notre état, « nous sommes maintenant des serviteurs inutiles, » ne diffère point beaucoup de celle de saint Bernard, qui nous dit qu'il faut oublier lé chemin qu'on a fait déjà pour ne songer qu'à marcher en avant.

XVIII. Un troisième axiome dans la bouche de saint Bernard était que nous devons craindre constamment de pendre la grâce de Dieu. « En attendant, toute notre béatitude à nous, dit-il dans le cinquième sermon sur la fête de tons les Saints, n. 3, c'est de craindre Dieu. » Et dans le premier sermon après l'octave de l'Epiphanie, n. 5, après avoir dit qu'il y a deux sortes de craintes, il continue : « L'une d'être précipité dans l'enfer et l'autre d'avoir le malheur d'être exclu de la vie éternelle. » Puis il continue : « Il est bon d'en ajouter aux deux autres, une troisième qui est bien connue des gens spirituels. En effet, quiconque a goûté à la nourriture spirituelle craint de s'en voir privé un jour. Car on a besoin d'une forte nourriture quand on a mis la main à de fortes choses... Voilà ce que représente la troisième urne qu'il a séparée des autres par la ponctuation, pour attirer notre attention sur elle, parce qu'elle n'est point à tout le monde, attendu que ce n'est pas tout le monde que le centuple est promis; elle n'est propre qu'à ceux qui ont tout quitté. » Cette troisième crainte, ajoute-t-il; dans le sermon suivant, « remplit l'âme de toutes sortes d'inquiétudes et d'appréhensions de se voir abandonnée de la grâce, ou de venir à la perdre, car le malheureux qui en est abandonnée tombe chaque jour de mai en pire; et d'une faute moins grande dans une plus grande: » Il développe davantage cette pensée clans le cinquante-quatrième sermon sur le Cantique des cantiques, à partir du n. 9, où il dit : « J'ai appris en vérité qu'il n'y a rien d'aussi efficace pour mériter, retenir, ou recouvrer fa grâce; que de se tenir sans cesse sous les yeux de Dieu     non point dans de hautes et orgueilleuses pensées, mais dans des sentiments de crainte. »

XIX. Il est une quatrième pensée qu'on peut ajouter aux précédentes et qui se représente bien souvent dons les sermons de saint Bernard, c'est que nous devons fuir de toutes nos forces l'ingratitude envers Dieu, et ne cesser de nous efforcer de lui prouver notre reconnaissance surtout si nous sommes du nombre de ceux que Dieu a tirés du tourbillon du monde. Il la développe surtout cette pensée, dans son second sermon sur les sept miséricordes pour la sixième dimanche après lu Pentecôte, où il s'exprime ainsi, n. 2:  « Il faut donc que l'homme se montre reconnaissant et dévot, s'il désire non-seulement conserver les grâces qu'il a reçues, mais encore les voir, augmenter Mais il n'est personne qui le doive plus que nous, qu'il a tirés de la foule et qu'il a destinés à ne vivre que pour son service, etc. » Il y revient dans son vingt-septième sermon sur des sujets divers, « l'ingratitude; le pire de tous les vices, » qu'il dépeint entre autres en ces termes: « Combien ne voyons-nous et ne pleurons-nous point de religieux, mes Frères, qui croient que tout est sauvé pour eux, pourvu qu'ils conservent encore l'habit et la tonsure! Ils ne font point attention, les malheureux, à quel point ils sont rongés au fond de l’âme par le ver de l'ingratitude, il n'épargne l'écorce de l'arbre, qui  est la chose qui frappe leurs regards, que pour qu'ils ne rentrent point en eux-mêmes et qu'ils ne rougissent point de leur état  parce que cette honte même serait leur salut. » Plus loin, il ajoute : « Vous voyez que ceux qui ont été guéris de la lèpre du siècle n'en sont pas toits plus avancés pour cela, et que plusieurs, après avoir été purifiés de cette lèpre, qui n’est autre que les péchés qui paraissent au dehors sont rongés intérieurement par l'ulcère de l'ingratitude , tirai d'autant plus redoutable qu'il est plus intime. » Je n'en finirais point si je voulais montrer aussi longuement que je le pourrais, que c'était là une des pensées principales de saint Bernard ; ce que j'en ai dit suffira certainement aux pieux lecteurs pour les convaincre et tes aider en même temps.

XX. La doctrine de tous ces sermons, non-seulement est remplie de piété, mais encore est pleine, facile et exempte de toute pierre d'achoppement. S'il s'y trouve quelquefois certaines propositions qui puissent arrêter le lecteur, elles seront expliquées en leur lieu. Je ne me propose d'examiner ici qu'un seul point de la doctrine de saint Bernard, c'est son opinion sur l'état des saintes âmes après la mort, opinion qu'il a développée dans le second, le troisième et le quatrième sermons sur la fête de tous les Saints, dans son quatrième sermon pour la Dédicace et dans plusieurs autres encore. D'abord le saint Docteur expose sur ce sujet sa pensée en de tels termes, qu'on voit qu'il ne la donne point en passant seulement et à la légère, mais après mûre réflexion et fervente prière, mais « sans préjudice, dit-il, de toute révélation contraire qui pourrait être faite à un autre, quoique, ajoute-t-il, sur ce sujet, je pense ne point m'éloigner de la vérité de Dieu, » dit-il dans son quatrième sermon sur la Toussaint, n. 1 et 2. Ensuite, après avoir parlé de trois états des âmes qui se trouvent « dans un corps corruptible, ou sans corps, ou dans un corps glorifié, » il développe sa pensée sur le second de ces états dans quatre points particuliers. Dans le premier, il établit que les âmes des saints dépouillées de. leur corps sont admises de suite dans le ciel, c'est la pensée qu'il développe dans ce même quatrième sermon pour la Toussaint, n. 1, où il dit « qu'elles sont reçues dans la société des anges, » comme il l'a écrit formellement de Malachie, dans son second sermon sur ce saint, n. 5. En second lieu il professe que dans le ciel ces saintes âmes « sont au sein de la lumière » comme il le dit dans le même sermon de la Toussaint n. 1. En troisième lieu, elles voient l'humanité du Christ, même sermon, n. 2, mais ne voient point sa divinité, qu'il ne leur sera donné de voir, qu'après la résurrection générale. « Mais en attendant, dit-il, elles sont sous l'autel, ces âmes saintes, c'est-à-dire sous l'humanité de Jésus-Christ, que les anges eux-mêmes seraient heureux de contempler. » Quatrièmement enfin, « Elles goûtent la joie dans leur esprit, une grande allégresse remplit leur coeur mais elle n'est point encore complète, » dit-il dans le second sermon pour la Toussaint, n. 3 et 4. Leur bonheur n'est donc point « sans ombre » continue-t-il, sermon troisième pour la Toussaint, n. 2, car elles sont encore tourmentées du désir de reprendre leur corps. « Mais si elles sont remplies par ce désir naturel, elles ne sauraient tendre vers Dieu par un libre élan d'affection; elles sont contraintes et elles ont comme des rides au front parce qu'elles sont encore penchées vers la terre par le. désir qu'elles nourrissent au dedans d'elles-mêmes. » Saint Bernard exprime la même pensée dans son traité de l'Amour de Dieu, n. 32. Telle est donc sur ce point la doctrine de notre saint Docteur, encore ne la donne-t-il que comme une pure opinion, ainsi qu'on le voit dans le livre V de la Considération chapitre IV, n. 9, où il considère les rimes saintes dans le sein d'Abraham, sous l'autel, quoi qu'il faille entendre par ce lieu mystérieux, attendant patiemment dans leur premier vêtement de gloire d'être revêtus du second. »

XXI. Quoique telle fût l'opinion de saint Bernard sur l'état des âmes saintes, il ne laisse point, en plusieurs endroits, de leur attribuer la vision de Dieu; ainsi, en parlant de Malachie, il nous le montre « partageant le bonheur et la gloire des anges,» dans son second sermon sur ce saint, n. 5, et il nous dit que plusieurs saints ont mérité d'être introduits dans le Saint des saints « où ils contemplent la face de celui qui y est assis, c'est-à-dire la gloire du Dieu immuable, » comme il s'exprime dans un de ses sermons sur le Cantique des cantiques. Ajoutez à ces manières de parler ce qu'il dit encore à propos des martyrs, qu'il nous représente « plongés dans la mer immense de l'éternelle lumière et de la. lumineuse éternité, » comme il s'exprime à la fin de son traité sur l'amour de Dieu. Il est plus clair encore dans son second sermon sur saint Victor, n. 4. « Il est enfin entré dans ces Cieux qu'il avait eu le bonheur de contempler ouverts au-dessus de sa tête, il voit maintenant à découvert la gloire même de Dieu, il s'y trouve plongé comme dans un océan, mais il n'a pas pour cela cessé. d'entendre les cris des pauvres. O heureuse vision que celle qui transforme ceux qui contemplent la gloire du Seigneur, en quelque chose de semblable à cette gloire et les fait avancer de clarté en clarté comme s'ils étaient illuminés par l'Esprit même du Seigneur! » Comment concilier ces paroles de saint Bernard avec ce qu'il dit ailleurs, quand il assure en propres termes, dans son quatrième sermon sur la Toussaint, n. 2, où il traite ce sujet ex professo, que le Fils, après la résurrection. doit prodiguer à ses élus « des délices inconnues d'eux jusqu'alors, les délices de le contempler face à face? » Est-il revenu sur cette opinion et l'a-t-il rétractée dans la suite? c'est ce qu'on ne saurait dire, puisqu'on ignore la date précise de ces paroles contradictoires.

XXII. Ici, nous revient en mémoire un certain livre de Thomas l'Anglais, sur l'état mitoyen des âmes, intitulé Demensus, où cet auteur émet la pensée que saint Bernard est le premier Père de l’Eglise, qui ait placé dans le ciel les âmes des saints que la mort a séparées de leur corps, tandis que tous les autres Pères ne les y placent qu'après le jugement dernier; et qu'il leur a refusé, avant la résurrection, la vision de Dieu, lorsque ceux-ci la leur ont accordée auparavant. Sur le premier point, il est évident que Thomas se trompe grossièrement, et nous nous contenterons d'en donner pour preuve le sentiment de saint Cyprien, d'Alcuin et de Florus, diacre de l'église de Lyon, tous trois, bien antérieurs au siècle de saint Bernard. En effet, saint Cyprien, dans son Exhortation au martyre, chap, XII, s'exprime en ces termes. « Quelle gloire et quelle sécurité... de fermer en un instant les yeux qui nous servent à contempler le monde et les hommes, pour les ouvrir aussitôt à la vue de Dieu et de Jésus-Christ! d'être enlevé tout à coup à la terre pour entrer soudain dans les cieux! » Il dit encore d'une manière plus laconique, dais son livre sur la Louange dit martyre : « Les martyrs goûtent la joie des Cieux. » Or, ce ne sont pas seulement les martyrs, mais les patriarches, les prophètes et les apôtres qu'il place au ciel, dans le premier de ses deux traités. Alcuin, de son côté, dans sa lettre quatre-vingt-unième, nous apprend que sur le point dont il s 'agit ici, il régnait sinon ouvertement du moins en secret quelque doute dans l'esprit de plusieurs; qui craignaient d'exprimer leur sentiment, comme s'il eût été erroné; attendu qu'il était opposé à l'opinion générale. Voici ses propres expressions: Il y en avait plusieurs qui doutaient sourdement si les âmes des saints apôtres, des martyrs et des autres saints, sont reçues dans le ciel avant le jugement dernier. » Il se prononce, il est vrai; contre l'affirmative qu'il regarde comme une erreur importée d'Espagne parmi nous. Quant au sentiment de Florus, il est plus explicite encore. Il l'expose en ces termes dans son explication de la Messe à ces paroles du canon: Memento, Domine, famulorum, etc. « Il est plus clair que le jour, que les âmes des saints; à peine délivrées des entraves de la chair; sont reçues dans les Cieux. » Il ne se peut rien voir de plus concluant que ces témoignages contre la proposition de Thomas l'anglais et en faveur du  sentiment de saint Bernard ou plutôt de l'Eglise même.

XXIII. Quant au second point, c'est-à-dire, la vision de Dieu, je ne sais pas bien si les anciens qui n'admettent les âmes des saints dans le Ciel qu'après le jugement dernier, et les y placent dans une sorte de retraite éloignée, leur accordent la vision de Dieu avant cette époque. Mais, pour ne point nous égarer dans des digressions superflues, disons que saint Bernard leur attribue aussitôt après la mort, fit claire vue de l'humanité de Jésus-Christ, et en cela; if ne s'écarte point de l'opinion de Jeun XXII et de ses partisans. Bien plus il ne semble pas non plus être d'un avis différent de ceux qui accordent aux bienheureux une certaine vue, tuais imparfaite de Dieu jusqu'après là résurrection générale. En effet, la raison sur laquelle saint Bernard appuie ses sentiment est précisément la même qui fait que les auteurs, dont nous venons de parler, n'accordent point une vision parfaite de Dieu aux âmes des saints ; cas ils se fondent comme lui sur le violent désir dont elles sont animées de se réunir à leur corps . Ils pensaient donc que fa contemplation parfaite de Dieu est telle qu'elle a la force et la vertu d'absorber tout autre sentiment et de les éteindre entièrement, ce qui ne peut évidemment arriver aux saints eux-mêmes s qu'après leur résurrection. On peut lire, sur ce sujet, saint Augustin, sermon CCLXXX, n. 5, et sermon CCCXVIII, n. 5 e1 6. Les expressions dont saint Bernard se sert, dans son sermon dix-neuvième sur divers sujets, pour expliquer les prérogatives des saints, sont dignes de remarque. Les  voici : « C'est pour la troisième fois qu'ils puisent avec joie des eaux pures aux fontaines du Sauveur, et CONTEMPLENT A L'OEIL NU, SI JE SUIS AINSI PARLER, L'ESSENCE DE DIEU MÊME, sans être trompés Par aucune image de fantômes corporels. » Si c'est en parlant de. l'état présent des âmes, comme tout porte à le croire, qu'il s'exprime ainsi, il paraît hors de doute qu'en cet endroit, il accorde aux saints, avant la résurrection générale, la vision intuitive de l'essence divine.

XXIV. Mais passons outre, et venons en maintenant au dernier chapitre  de cette préface, c'est-à-dire à la détermination des sermons authentiques de saint Bernard. Il n'y a pas  lieu à une bien longue dissertation sur ce point, puisque on est généralement d'accord sur la plupart de ces sermons. Horstius avait reçu comme authentique un des sermons du temps que nous avons rejeté parmi les apocryphes, c'est le second sermon pour le jeudi  saint, sur ces paroles, sedisti ad mensam divitis. il ne rappelle en rien l'esprit de saint Bernard et ne se trouve cité dans aucun des plus anciens manuscrits            que nous avons pu voir, il n'est même pas non plus dans l'ancienne édition de Lyon de l'année 1514.

XXV. Ce sermon était suivi d'une méditation sur la vie et la Passion du Seigneur, commençant pas ces mots: Jesum nazarenum, etc., qui manque aussi dans les anciens manuscrits et dans l'ancienne édition de Lyon, Trithemius et. Bellarmin l'attribuent avec plus de raison à. saint Anselme sous le  titre d'Aiguillon  de l'amour.

XXVI. « Un sermon sur le combat de David avec Golia (sic), » pour le quatrième dimanche après la Pentecôte, se trouve placé à la suite des sermons de Nicolas de Clairvaux, dans le manuscrit dont s'est servi le religieux Bertrand Tissier, auteur de la Bibliothèque de Cîteaux. Ce sermon se lisant dans un grand nombre de manuscrits très estimés, tels que ceux de Clairvaux, d'Anchin, de Paris et des Blancs Manteaux, et se trouvant cité dans les fleurs de saint Bernard, qui ont été compilées avant le commencement du XVe nous avons cru devoir le laisser sous le nom de saint Bernard.

XXVII. puisque nous avons été amenés à parler ici de Nicolas de Cîteaux, il nous semble à propos de rappeler qu'après avoir fait profession à Montier-Ramey il passa à Clairvaux oie il devint secrétaire de saint Bernard qu'il quitta plus tard. Il dédia « au comte Palatin dé Trèves; Henri, » dix neuf sermons dont il tait l'auteur et qui furent publiés dans le tome troisième de la Bibliothèque de Cîteaux avec une préface de Nicolas même au comte Henri, dans laquelle on lit ces mots : « Au reste j'envoie à votre glorieuse personne dix-neuf sermons de la fête de saint Jean-Baptiste à celle de saint Jean l'Evangéliste, et d'autres sermons, ainsi que quelques versets des psaumes écrits selon ma manière et commentés à mon sens, excepté dans un petit nombre d'endroits où j'ai suivi le sens d'un autre, » c'est-à-dire de saint Bernard son maître, dont il a imité le style presque à s'y méprendre. Voilà en effet en quels termes il s'exprime, en parlant de lui dans son sermon pour le jour de Noël : « J'empruntai le sens tout entier de cette proposition à cette arche d'alliance, dont les desseins sont comme les desseins mêmes de Dieu. Tel est cet homme que sa religion et son jugement, sa sagesse et son éloquence, sa vie et sa réputation sont justement connus de tous les pays latins. » C'est là certainement un bien bel éloge de saint Bernard. Si Nicolas en parle si froidement dans la préface dont il est fait mention plus haut, c'est uniquement parce qu'il l'écrivit et l'adressa au comte de Trèves après sa fuite d'auprès de notre Saint. Au reste ces dix-neuf sermons sont suivis, dans le même manuscrit, de quatre autres sermons que Nicolas indique clairement dans sa préface; le premier « sur ces paroles de la Sagesse, JUSTUM DEDUXIT DOMINUS; » le second « sur les cinq pierres de David contre Golia (sic); » le troisième « sur la chair, la peau et les os ; « et le quatrième sur la triple gloire à propos de ces paroles de l'Apôtre, QUI GLORIATUR IN DOMINO GLORIETUR. » Or, on attribue ces quatre sermons à saint Bernard; le second, comme je viens de le dire, celui du quatrième dimanche après la Pentecôte et les trois autres se trouvant placés parmi les sermons sur des sujets divers se trouvent non-seulement dans la première édition de Lyon, mais encore dans tous ou presque tous les manuscrits; il nous a semblé que nous ne devions pas les omettre parmi les sermons de saint Bernard, d'autant plus qu'il n'est pas improbable que Nicolas son secrétaire se les soit attribués, car il s'en faut bien que ce religieux ait eu l'esprit de son état, comme nous l'avons déjà fait remarquer dans nos notes à la deux cent quatre-vingt-dix-huitième lettre de saint Bernard.

XXVIII. Parmi les sermons sur les saints, le second sur la conversion de saint Paul, manque dans plusieurs manuscrits et même dans celui des Feuillants; mais on le trouve dans celui du Vatican portant le n. 663, et je ne doute pas qu'il soit de saint Bernard. Le sermon sur la fête de sainte Madeleine, « qui est un des dix-neuf de Nicolas, se trouve reporté au sixième tome, du cinquième où il se lisait autrefois et où on voit encore, avec quelques autres sermons de Nicolas, « un cinquième sermon sur l'Assomption et un panégyrique. de la sainte Vierge » qui avaient figuré jusqu'à présent parmi ceux de saint Bernard. Or, c'est à dessein que nous avons omis plusieurs sermons attribués à notre saint Docteur, qu'on trouve dans la nouvelle édition de ses oeuvres faite à Cologne, dans le supplément des Pères de Homey,   et dans plusieurs manuscrits; car ils n'ont absolument rien qui rappelle le style et le génie de saint Bernard. Il ne nous ont même point paru dignes de figurer dans ses oeuvres apocryphes.

XXIX. Parmi les sermons divers, ceux qui, dans quelques manuscrits, ont pour titre, « Recueils de discours de saint Bernard, » sont attribués en partie à Guerri, abbé d'Isigny, et en partie à Nicolas de Clairvaux. Nicolas serait l'auteur de trois de ces discours, c'est-à-dire, « du premier, du septième et du vingt et unième. » Guerri en aurait fait six, les huitième, vingt-huitième, soixante et onzième, soixante-seizième et soixante-dix-neuvième. Mais comme ces sermons, au rapport de Horstius, manquent dans les collections de ceux de l'abbé Guerri et se trouvent dans la plupart des exemplaires de saint Bernard, il nous a paru que nous devions les conserver parmi les sermons divers, d'autant plus que tous ces ruisseaux semblent couler de la source même de saint Bernard, comme on le voit à la fin du manuscrit du collège de Navarre à Paris, où se trouvent tous les sermons du temps et des saints de l'abbé de Clairvaux avec cette note à la fin. « Suivent le sermon de la conversion aux clercs, divisé en trente et un paragraphes, et QUELQUES RECUEILS ABRÉGÉS de différents sermons que le Saint a prêchés en divers lieux et à différentes époques ; ces recueils ont été faits en abrégé fort utilement par ceux qui vivaient jour et nuit à ses côtés. Ensuite vient un traité que dom Geoffroy son secrétaire a composé sur ces paroles: « SIMON PIERRE DIT A JÉSUS. » et qu'il a envoyé à Don Henri cardinal évêque; puis enfin des lettres de saint Bernard à diverses personnes. Tous ces écrits, bien que tracés d'une autre main que la sienne, n'en sont pas moins comme autant de petits ruisseaux coulant de sa source. Ces recueils' comprenant les sermons sur divers sujets et ne sont bien souvent que des espèces de canevas de sermons plutôt que de véritables sermons.

XXX. Des cinq paraboles attribuées à saint Bernard et qu'on trouve placées à la suite de ses sermons sur divers sujets, la première est en effet de lui, mais la seconde et la troisième ne semblent qu'une imitation de la première; quant aux deux dernières, elles ont été constamment placées dans tous les manuscrits parmi les rouvres apocryphes. « Le chant bachique à Rainaud » paraît tout à fait indigne de saint Bernard. Il en est de même de quelques vers sur le nom de Jésus et d'autres morceaux qu'on ne saurait lui attribuer, pour les raisons que j'en ai données à la fin du tome cinquième, où ils se trouvent relégués maintenant.

XXXI. Tout ce que nous avons dit des sermons de notre saint Père se trouve confirmé par les livres des fleurs de saint Bernard qu'un moine de Tournai, nommé Guilllaume, a composé, il y a environ cinq siècles, et qu'il a appelés son Bernardin, comme nous l'avons vu ans la préface du premier tome, et par un manuscrit français que Nicolas Faber, précepteur de Louis le Jeune, a donné aux Feuillants, couvent de saint Bernard àParis. En effet, dans le Bernardin il est fait mention de presque tous les sermons du temps et des Saints, ainsi que de plusieurs de ceux sur divers sujets et de quelques petits discours que nous indiquerons en son lieu. Il n'est question dans ce Bernardin que d'un seul sermon pour le jeudi saint, d'un seul sur la passion de Notre-Seigneur pour le mercredi saint., ce sont ceux dont l'authenticité est certaine; il en en est deux autres que nous avons rejetés parce qu'ils n'étaient point authentiques. On trouve aussi dans ce Bernardin deux passages extraits « du premier sermon » sur la conversion de saint Paul, indication qui marque qu'il y en avait un premier sur le même sujet, quoiqu'il n'en soit cité aucun passage dans le Bernardin.

XXXII. Cependant, on ne trouve aucun sermon sur la conversion de saint Paul dans le manuscrit des Feuillants, c'est le premier des deux que saint Bernard avait faits. Tous les sermons renfermés dans ce manuscrit sont au nombre de quarante que nous allons citer ici à cause de l'antiquité et de l'importance de ce manuscrit qui remonte au siècle de saint Bernard. Il y en a donc six sur l'Avent, et un pareil nombre sur la fête de Noël; cinq sur la Nativité, un pour la fête de saint Etienne, de saint Jean et des saints Innocents ; trois sur l'Épiphanie, et un sur l'octave de cette même fête; deux pour le dimanche après l'octave de l'Épiphanie; un pour la conversion de saint Paul ; trois pour la Purification de la sainte Vierge ; deux pour la Septuagésime ; six pour la Quadragésime, les quatre premiers sont dans le même ordre que dans les éditions de saint Bernard, et le cinquième « sur le pèlerin, le mort et le crucifié, » est suivi d'un sermon pour le jour de saint Benoît après lequel vient le dixième sermon pour la quadragésime « sur la triple oraison. » Dans les éditions, ce sermon est le cinquième, le sixième des éditions « sur l'Oraison Dominicale, » ne se trouve point dans le manuscrit des Feuillants. Après cela vient un sermon appelé commun, c'est le trente cinquième de ceux sur divers sujets aux abbés, puis un autre sermon commun qui n'est autre que la préface de l'explication du psaume quatre-vingt-dixième, et enfin trois pour l'Annonciation.

XXXIII. Nicolas de Clairvaux envoya tous ces sermons et plusieurs autres encore du tome troisième, en deux volumes, à Pierre de Celles, comme on le voit par sa lettre vingt-quatrième. «J'avais, dit-il, renoncé à écrire, moi qui ne dois vivre que dans la retraite et l'obscurité, mais pressentant et sentant votre désir pour les discours d'un homme dont la parole vous a enflammé, dont l'éloquence et la sagesse, la vie et la réputation se sont répandues dans tous les pays Latins, j'ai repris mes tablettes et j'ai copié ce que j'avais de lui: » Ce même Nicolas s'exprime encore da la même manière dans son sermon pour la fête de Noël.

XXXIV. Les paroles suivantes de la lettre que nous venons de citer me semblent encore digne de remarque. « Mais vous me répondez vous avez pu faire tout cela sans troubler le silence ou plutôt vous n'avez pu le faire que dans le silence. Je suis surpris que vous pensiez ce que vous dites. En effet, qui est plus au milieu du bruit que l'homme qui s'adonne à la composition? Quel tumulte dans son esprit quand il cherche la vérité du sens et la variété de l'expression, quand il se demande ce qui convient le mieux à la conséquence qu'il se propose de tirer, enfin quand il hésite sur ce qu'il doit dire, sur le moment, le lieu et la manière de le dire. Est-ce là ce que vous regardez comme un repos et un temps de silence, surtout pour un homme inhabile, qui manque presque d'idées et qui ne sait point revêtir celles qu'il a d'un style facile et orné? » On voit par là bien clairement que Nicolas s'est donné beaucoup de mal non-seulement pour traiter avec ordre, mais encore pour composer et écrire les sermons qu'il envoie. Mais quels étaient ces sermons? Ceux mêmes de saint Bernard comme il le dit plus loin. « Toutefois je me suis forcé moi-même et je vous envoie deux volumes de sermons de l'homme de Dieu; l'un des deux est de moi et commence par ces mots : SAINT PAUL EST ORDINAIREMENT AUSSI PLEIN DE SENS QUE SOBRE DE PAROLES. II y en a encore un autre de fait, limé et corrigé; mais il faut trouver quelqu'un qui puisse le copier avec soin et intelligence; car il est rempli de sens. » Si je comprends bien, Nicolas veut faire entendre par là qu'il a fait un de ces deux volumes de sermons, c'est-à-dire qu'il les a mis lui-même en latin, et que ce volume commençait par ces mots : « SAINT PAUL EST ORDINAIREMENT, etc. » Or c'est précisément le début du sermon XIX sur divers sujets. Mais s'il en est ainsi, nous nous retrouvons de nouveau en présence des arguments que nous avons essayé plus haut de réduire à néant, et qui tendent à prouver que saint Bernard ne prêchait pas en latin mais en français, et que ce sont ses disciples qui ont mis ses sermons en latin. Il faut avouer que les sermons divers, en particulier, présentent une grande différence entre eux, ce qui s'expliquerait très-bien dans l'hypothèse où ils auraient été recueillis et traduits en latin par différentes personnes. Ajoutez à cela que Geoffroy, qui fut secrétaire de notre Saint, a composé son opuscule de l'Entretien de Simon et de Jésus, en latin, « en m'aidant, dit-il, de plusieurs sermons de notre Père. » Pourquoi les autres secrétaires de saint Bernard n'auraient-ils pas fait de même? Mais s'ils l'ont fait, d'où vient qu'ils ne se sont pas aussi attribué ces sermons, comme l'a fait Nicolas de Clairvaux?

XXXV. Toutefois en y réfléchissant bien, la perplexité de Nicolas en écrivant et en dictant, ne me paraît point avoir rapport aux sermons de saint Bernard, mais à sa propre correspondance : Nicolas cherche par tous ces détours de paroles à se dispenser d'écrire; ce qui me confirme dans mon opinion c'est précisément le début d'une de ses lettres, dont le titre est ainsi conçu: « A l'abbé de Celles, lettre pour me dispenser d'écrire et de dicter. » Ou plutôt il voulait en même temps par là, se voir décharger du soin d'écrire des lettres et de dicter des sermons d'après un manuscrit, ou peut-être même faire valoir son travail dans cette double occupation. Enfin Nicolas a emprunté cette phrase presque mot pour mot à saint Bernard, qui, dans sa lettre quatre-vingt-neuvième, n. 1, à Oger, s'excusait à peu près dans les mêmes termes de ne pas lui écrire. Il ne me semble donc point que Nicolas ait eu une autre pensée en cet endroit. On peut donc rétablir le texte fautif de Nicolas d'après la lettre de saint Bernard, qui est antérieure de vingt ans à l'arrivée de Nicolas à Clairvaux. Nous avons vu déjà que ce religieux avait l'habitude de s'approprier les expressions du Saint. D'ailleurs comme la connaissance de cet homme jette un grand jour sur l'histoire de saint Bernard, il m'a semblé qu'il y avait lieu de le peindre ici sous son véritable jour.

 

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