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AVERTISSEMENT SUR LE SIXIÈME OPUSCULE.

 

LIVRE DE SAINT BERNARD AUX CHEVALIERS DU TEMPLE LOUANGE DE LEUR NOUVELLE MILICE.

PROLOGUE.

CHAPITRE I. Louange de la nouvelle milice.

CHAPITRE II. De la milice séculière.

CHAPITRE III. Des soldats du Christ.

CHAPITRE IV. Vie des soldats du Christ.

CHAPITRE V. Le temple.

CHAPITRE VI. Bethléem.

CHAPITRE VII. Nazareth.

CHAPITRE VIII. Le mont des Oliviers et la vallée de Josaphat.

CHAPITRE IX. Le Jourdain.

CHAPITRE X. Le Calvaire.

CHAPITRE XI. Le Sépulcre.

CHAPITRE XII. Bethphagé.

CHAPITRE XIII. Béthanie.

 

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AVERTISSEMENT SUR LE SIXIÈME OPUSCULE.

 

I. Dans les anciens manuscrits le livre suivant a pour titre: «Prologue de saint Bernard, abbé, sur le livre aux chevaliers du Temple. » Et après le prologue on lit: «Chapitres à la louange de la nouvelle. milice ! » Il y en a treize, comme dans nos éditions où nous avons conservé les titres d'après la pensée même de l'auteur. Geoffroy en parlant de ce livre, dans sa Vie de saint Bernard, livre III, chapitre VIII, l'appelle « Discours d'exhortations aux chevaliers du Temple,» et ajoute «que nul ne fut plus fidèle que saint Bernard à recommander et à rendre facile par ses conseils une vie pieuse, quelque carrière qu'on eût embrassée. » On peut donc donner à ce livre le titre suivant: Livre aux chevaliers du Temple, sur la louange de leur nouvelle milice.

II. Quoique le prologue de ce livre soit adressé seulement « à Hugues, soldat du Christ et maître de la milice du Christ, » il n'en est pas moins destiné au grand maître de cette milice et à tous ses membres. On les a appelés chevaliers du Temple parce que le roi Baudoin leur donna, dans le principe, un logement près du Temple de Jérusalem, au rapport de Guillaume de Tyr qui, dans son livre XII, chapitre VII, rapporte leur création à l'année 1118. « Dans la même année, quelques nobles chevaliers, hommes dévoués à Dieu et animés de sentiments religieux se consacrèrent au service du Christ, et firent profession, entre les mains du patriarche, de vivre à jamais, ainsi que les chanoines réguliers, dans la chasteté, l'obéissance et la pauvreté. Les premiers et les plus distingués d'entre eux furent deux hommes vénérables, Hugues des Païens et Geoffroy de Saint-Omer. Comme ils n'avaient ni église, ni résidence fixe, le roi leur concéda, pour un certain temps, un logement dans le palais qui est situé auprès du temple du Seigneur, du côté du midi... Lorsqu'ils firent leur première profession, il leur fut enjoint, par le seigneur patriarche et par les autres évêques, de travailler de toutes leurs forces et pour la rémission de leurs péchés, à protéger les routes et les chemins et de s'appliquer à défendre les pèlerins contre les attaques ou les embûches des voleurs et des maraudeurs. »Telle fut l'origine des chevaliers du Temple qui eurent pour premier maître Hugues des Païens, ainsi que le rapporte Guillaume de Tyr lui-même, dans son chapitre vingt-sixième, livre XIII. C'est à ce même Hugues, prieur de la milice sainte, qu'est adressée la seconde lettre de Hugues, prévôt de la Grande-Chartreuse, et que saint Bernard a dédié le livre suivant : il ne faut pas le confondre avec un autre Hugues qui fut comte de Champagne avant de se faire templier, comme on le voit par la lettre trente- et unième de saint Bernard qui est adressée à ce dernier. Hugues des Païens, premier grand maître de la milice sainte, eut pour successeur en 1136, un soldat aussi distingué que brave, aussi noble par ses moeurs que par sa naissance, nommé Robert de Bourgogne, originaire d'Aquitaine, comme on peut le voir dans Guillaume de Tyr, livre XV, chapitre VI, qui parle encore de lui au commencement du livre XVII. Il paraît que ce fut Evrard qui succéda à Robert; Pierre le Vénérable lui écrivit une lettre qui est la vingt-sixième du livre VI.

III. On n'est pas d'accord sur l'époque où saint Bernard écrivit cet opuscule. Il est certain pourtant qu'il le composa dans un temps où l'ordre des Templiers était déjà nombreux, comme le prouvent ces paroles : « Pendant que ces choses se passent à Jérusalem, l'univers entier sort de sa léthargie; les îles écoutent, les peuples les plus lointains prêtent l'oreille, l'Orient et l'Occident bouillonnent, la gloire des nations déborde comme un torrent, on dirait un fleuve au cours impétueux qui réjouit la cité de Dieu. Mais ce qu'il y a de plus consolant et de plus avantageux, c'est que la plupart de ceux qu'on voit, de tous les pays, accourir chez les Templiers, étaient autrefois des scélérats, etc. » Or, avant le concile de Troyes, en 19 27, les chevaliers du Temple n'étaient encore qu'au nombre de neuf, comme nous le verrons bientôt par le récit de Guillaume de Tyr. Il n'est donc pas probable qu'il ait été écrit avant l'année 1132; mais il est certain qu'on en doit placer la date avant 1136, époque où Robert succéda à Hugues des Païens en qualité de grand maître.

IV. Albert le Mire imprima la règle des Templiers sur un manuscrit de l'abbaye de Saint-Victor, et la plaça dans la Chronique de Cîteaux, parce qu'elle fut « écrite, dit-il, par saint Bernard, abbé de Clairvaux, comme on peut le voir dans le prologue. » Elle est distribuée en soixante et douze chapitres comme la règle de Saint-Benoît dont elle est tirée en grande partie et presque mot pour mot. Voici sous quel titre elle est inscrite en tête du prologue: Règle des pauvres soldats du Christ et du temple de Salomon. Manrique, à l'année 1128, chapitre second, attribue, de même que le Mire, cette règle à saint Bernard, et il en donne pour preuve deux passages du prologue dont le premier est ainsi conçu : « Bien que certainement un nombre considérable de religieux Pères donne de l'autorité à mes paroles, je ne dois pourtant point passer sous silence ceux qui se trouvaient présents et qui donnèrent leur avis, moi, Jean Michel, qui ai eu l'honneur, par une faveur du Ciel, d'écrire cette page par l'ordre du concile et du vénérable abbé de Clairvaux à qui ce soin revenait et avait été confié. » Or, ces paroles ne signifient pas que saint Bernard ait composé une règle pour les chevaliers du Temple, mais qu'il se déchargea de ce travail sur Jean Michel. On ne peut pas non plus conclure autre chose de ces autres paroles qu'on lit après la liste des Pères du concile de Troyes : «Le grand maître de cette milice, nommé Hugues, était aussi présent; il avait avec lui quelques-uns de ses religieux, entre autres, les frères Geoffroy, Rovalle, Gaufrède, Bisol, Païen de Mont-Désir, Archambaud de Saint-Aignan. Le grand maître Hugues avec les susdits frères fit connaître aux pères nommés plus haut, le genre de vie et l'observance de l'humble commencement de son ordre militaire dont celui qui a dit: « C'est moi qui suis le principe, moi qui vous « parle, » est le premier fondateur. Il plut donc au concile que ce projet, après avoir été soigneusement examiné, considéré et passé à la lime des saintes lettres, approuvé par le Pape de Rome et le Patriarche de Jérusalem et accepté par le chapitre des pauvres compagnons d'armes du temple de Jérusalem , fût mis par écrit et observé à la lettre. » Ces paroles prouvent seulement que les Pères du concile de Troyes décidèrent que la règle des Templiers serait faite de leur consentement et après qu'on aurait consulté le souverain Pontife et le Patriarche de Jérusalem, mais ne disent nullement que saint Bernard en soit l'auteur. Bien plus, Albéric de Trois-Fontaines, de l'ordre de Cîteaux, dit qu'on donna aux Templiers la règle de saint Augustin; d'où vient que dans le Monasticon anglicanum, on les place parmi les religieux qui suivent la règle de ce Père. Or il serait bien étonnant qu'Albéric de Trois-Fontaines, abbaye de l'ordre de Cîteaux peu éloignée de Clairvaux, eût ignoré que la règle des Templiers fût de saint Bernard et leur en eût attribué une autre à une époque où vivaient encore des Templiers du temps de saint Bernard. D'après Guillaume de Tyr, livre XII, chapitre VII, « les Templiers, avant le concile de Troyes, n'étaient qu'au nombre de neuf; on institua une règle pour les nouveaux religieux et on leur assigna un costume qui fut le vêtement blanc, en vertu des ordres du seigneur pape Honoré et du seigneur Étienne, patriarche de Jérusalem. Jusqu'alors ils n'avaient eu d'autres vêtements que ceux que le peuple portait à cette époque. Dans la suite et sous le pontificat du seigneur pape Eugène, à ce qu'on rapporte, ils commencèrent à faire attacher à leurs manteaux des croix faites de drap rouge que les chevaliers et les frères inférieurs appelés servants portaient également. Leurs affaires ont si bien prospéré qu'ils ont en ce moment, dit Guillaume de Tyr, dans leur couvent environ trois cents chevaliers,         tous revêtus du manteau blanc, sans compter les frères servants.» Nous concluons de ces paroles que la règle des Templiers, attribuée à saint Bernard, ne fut écrite que postérieurement au temps oit vivait cet auteur, d'autant plus qu'au chapitre XXI, on lit que « plusieurs faux frères, venus d'au delà des monts, se donnaient le titre de chevaliers du Temple et que, entre autres abus qui s'étaient glissés parmi les Templiers eux-mêmes, « faute de soin et de vigilance de la part de leur chapitre, il s'en trouvait plusieurs qui méritaient plus particulièrement d'être réprimés. » Un de ces abus « d'où résultaient des maux insupportables, c'est que jadis les servants et les écuyers portaient aussi l'habit blanc. Les Templiers n'eurent point de chapitre général avant le concile de Troyes, et, avant cette époque, ils n'eurent point un costume particulier, et s'habillaient comme tout le monde: ce fut ce concile qui leur prescrivit l'habit blanc que les frères lais ne pouvaient porter. Il est de toute évidence, d'après cela, que leur premier chapitre général est de beaucoup postérieur au concile de Troyes. Le septième chapitre non-seulement n'approuve pas, mais blâme même l'usage d'assister debout à l'office divin » et décide qu'on l'entendra assis, ce qu'il ne croit certainement jamais venu à l'esprit de saint Bernard. Le cinquante-sixième chapitre règle « que les chevaliers ne continueront plus à avoir de soeurs avec eux,» ce qui montre assez que l'ordre n'était pas nouveau. Mais je laisse à d'autres le soin de décider si l'auteur de cette règle fut Jean Michel. Il est un point encore que je crois digne de remarque, c'est qu'au chapitre XVI, il est parlé de la « collation » qui doit remplacer le souper aux jours de jeûne.

 

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LIVRE DE SAINT BERNARD AUX CHEVALIERS DU TEMPLE LOUANGE DE LEUR NOUVELLE MILICE.

 

PROLOGUE.

 

A Hugues, soldat du Christ, et maure de la milice, Bernard simple abbé de Clairvaux combattre le bon combat

 

Ce n'est pas une, mais deux, mais trois fois, si je ne me trompe, mon cher Hugues, que vous m'avez prié de vous écrire, à vous et à vos compagnons d'armes, quelques paroles d'encouragement, et de tourner ma plume, à défaut de lance, contre notre tyrannique ennemi, en m'assurant que je vous rendrais un grand service si j'excitais par mes paroles ceux que je ne puis exciter les armes à la main. Si j'ai tardé quelque temps à me rendre à vos désirs, ce n'est pas que je crusse qu'on ne devait en tenir aucun compte, mais je craignais qu'on ne pût me reprocher de m'y être légèrement et trop vite rendu et d'avoir, malgré mon inhabileté, osé entreprendre quelque chose qu'un autre plus capable que moi aurait pu mener à meilleure fin, et d'avoir empêché peut-être ainsi que tout le bien possible se fit. Mais en voyant que ma longue attente ne m'a servi à rien, je me suis enfin décidé à faire ce que j'ai pu, le lecteur jugera si j'ai réussi, afin de vous prouver que ma résistance ne venait point de mauvais vouloir de ma part, mais du sentiment de mon incapacité. Mais après tout, comme ce n'est que pour vous plaire que j'ai fait tout ce dont je suis capable, je me mets fort peu en peine que mon livre ne plaise que médiocrement ou même paraisse insuffisant à ceux qui le liront.

 

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CHAPITRE I. Louange de la nouvelle milice.

 

I. Un nouveau genre de milice est né, dit-on, sur la terre, dans 1e pays même que le Soleil levant est venu visiter du haut des cieux, en sorte que là même où il a dispersé, de son bras puissant, les princes des ténèbres, l'épée de cette brave milice en exterminera bientôt les satellites, je veux dire les enfants de l'infidélité. Elle rachètera de nouveau le peuple de Dieu et fera repousser à nos yeux la corne du salut, dans la maison de David son fils (Luc. I, passim). Oui, c'est une milice d'un nouveau genre, inconnue aux siècles passés, destinée à combattre sans relâche un double (a) combat contre la chair et le sang, et contre les esprits de malice répandus dans les airs. Il n'est pas assez rare de voir des hommes combattre un ennemi corporel avec les seules forces du corps pour que je m'en étonne ; d'un autre côté, faire la guerre au vice et au démon avec les seules forces de l'Aine, ce n'est pas non plus quelque chose d'aussi extraordinaire que louable, le monde est plein de moines qui livrent ces combats; mais ce qui, pour moi, est aussi admirable qu'évidemment rare, c'est de voir les deux choses réunies, un même homme pendre avec courage sa double épée à son côté et ceindre noblement ses flancs de son double baudrier à la fois. Le soldat qui revêt en même temps son âme de la cuirasse de la foi et son corps d'une cuirasse de fer, ne peut point ne pas être intrépide et en sécurité parfaite; car, sous sa double armure, il ne craint ni homme ni diable. Loin de redouter la mort, il la désire. Que peut-il craindre, en effet, soit qu'il vive, soit qu'il meure, puisque Jésus-Christ seul est sa vie et que, pour lui, la mort est un gain? Sa vie, il la vit avec confiance et de bon coeur pour le Christ, mais ce qu'il préférerait, c'est d'être dégagé des liens du corps et d'être avec le Christ; voilà ce qui lui semble meilleur. Marchez donc au combat, en pleine sécurité, et chargez les ennemis de la croix de Jésus-Christ avec courage et intrépidité, puisque vous savez bien que ni la mort, ni la vie ne pourront vous séparer de l'amour de Dieu qui est fondé sur les complaisances qu'il prend en Jésus-Christ, et rappelez-vous ces paroles de l'Apôtre, au milieu des périls : « Soit que nous vivions ou que nous mourions, nous appartenons au Seigneur (Rom. XIV, 8).» Quelle gloire pour ceux qui reviennent victorieux du combat, mais quel bonheur pour ceux qui y trouvent le su martyre ! Réjouissez-vous, généreux athlètes, si vous survivez à votre e, victoire dans le Seigneur, mais que votre joie et votre allégresse soient doubles si la mort vous unit à lui: sans doute votre vie est utile et votre victoire glorieuse; mais c'est avec raison qu'on leur préfère une sainte mort; car s'il est vrai que ceux qui meurent dans le Seigneur sont bienheureux, combien plus heureux encore sont ceux qui meurent pour le Seigneur?

 

a Pierre le Vénérable s'exprime à peu près de même, dans la lettre vingt-sixième du livre VI, il dit en effet : « Qui ne se réjouirait et n'éprouverait la plus vive allégresse en vous voyant marcher non pas à un simple mais à un double combat à la fois... » Vous êtes des moines par vos vertus, et des soldats par vos actes. »

 

2. Il est bien certain que la mort des saints dans leur lit ou sur un champ de bataille est précieuse aux yeux de Dieu, mais je la trouve d'autant plus précieuse sur un champ de bataille qu'elle est en même temps plus glorieuse. Quelle sécurité dans la vie qu'une conscience pure! Oui, quelle vie exempte de trouble que celle d'un homme qui attend la mort sans crainte, qui l'appelle comme un bien, et la reçoit avec piété. Combien votre milice est sainte et sûre, et combien exempte du double péril auquel sont exposés ceux qui ne combattent pas pour Jésus-Christ! En effet, toutes les fois que vous marchez à l'ennemi, vous qui combattez dans les rangs de la milice séculière, vous avez à craindre de tuer votre âme du même coup dont vous donnez la mort à votre adversaire, ou de la recevoir de sa main, dans le corps et dans l'âme en même temps. Ce n'est point par les résultats mais par les sentiments du coeur qu'un chrétien juge du péril qu'il a couru dans une guerre ou de la victoire qu'il y a remportée, car si la cause qu'il défend est bonne, issue de la guerre, quelle qu'elle soit, ne saurait être mauvaise, de même que, en fin de compte, la victoire ne saurait être bonne quand la cause de la guerre ne l'est point et que l'intention de ceux qui la font n'est pas droite. Si vous avez l'intention de donner la mort, et qu'il arrive que ce soit vous qui la receviez, vous n'en êtes pas moins un homicide, même en mourant; si, au contraire, vous échappez à la mort, après avait tué un ennemi que vous attaquiez avec la pensée ou de le subjuguer ou de tirer quelque vengeance de lui, vous survivez sans doute, mais vous êtes un homicide : or il n'est pas bon d'être homicide, qu'on soit vainqueur ou vaincu, mort ou vif, c'est toujours une triste victoire que celle où on ne triomphe de son semblable qu'en étant vaincu par je péché, et c'est en vain qu'on se glorifie de la victoire qu'on a remportée sur son ennemi, si on en a laissé remporter une aussi sur soi à la colère ou à l’orgueil. Il y a des personnes qui ne tuent ni dans un esprit de vengeance ni pour se donner le vain orgueil de la victoire, mais uniquement pour échapper eux-mêmes à la. mort eh bien ! je ne puis dire que cette victoire soit bonne, attendu que la mort du corps est moins terrible que celle de l'âme (a); en effet celle-ci ne meurt point du même coup qui tue le corps, mais elle est frappée à mort dès qu'elle est coupable de péché.

 

a Saint Bernard pense donc avec saint Augustin et saint Ambroise, qu'on ne peut,! sans danger pour son propre salut, tuer, en se défendant, un injuste agresseur. Voir à ce sujet le Livre du Précepte et de ta Dispense, n. 13. On a aussi sur le même sujet une lettre très-remarquable, c'est la soixantième de Hildebert, évêque du Mans, à un prêtre qui avait tué un voleur. Le sentiment de saint Ambroise se trouve exposé dans son traité des Devoirs, livre III, chapitre 4, et celui de saint Augustin dans son traité du libre Arbitre, livre I, chapitre V; livre XXII, contre Fauste, chapitre LXXIV, ainsi que dans la lettre à Publicola.

 

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CHAPITRE II. De la milice séculière.

 

3. Quels seront donc le fruit et l'issue, je ne dis pas de la milice, mais de la malice; séculière, si celui qui tue pèche mortellement et celui qui est tué périt éternellement ? Car, pour me servir des propres paroles de l'Apôtre : « Celui qui laboure la terre doit labourer dans l'espérance d'en tirer du fruit, et celui qui bat le grain doit espérer d'en avoir sa part (I Corinth., IX, 10). ». Combien étrange n'est donc point votre erreur, ou plutôt quelle n'est pas votre insupportable fumeur, ô soldats du siècle, de faire la guerre avec tant de peine et de frais, pour n'en être payés que par la mort ou par le péché? Vous chargez vos chevaux de housses de soie, vous recouvrez vos cuirasses de je ne sais combien de morceaux d'étoffe qui retombent de tous côtés (a); vous peignez vos haches, vos boucliers et vos selles; vous prodiguez l'or, l'argent et les pierreries sur vos mors et vos éperons, et vous volez à la mort, dans ce pompeux appareil, avec une impudente et honteuse fureur. Sont-ce là les insignes de l'état militaire? ne sont-ce pas plutôt des ornements qui conviennent à des femmes? Est-ce que, par hasard, le glaive de l'ennemi respecte l'or? épargne-t-il les pierreries ? ne saurait-il percer la soie? Mais ne savons-nous pas, par une expérience de tous les jours, que le soldat qui marche au combat n'a besoin que de trois choses, d'être vif, exercé et habile à parer les coups, alerte à la poursuite et prompt à frapper? Or on vous voit au contraire nourrir, comme des femmes, une masse de cheveux qui vous offusquent la vue, vous envelopper dans de longues chemises qui vous descendent jusqu'aux pieds et ensevelir vos mains délicates et tendres sous des manches aussi larges que tombantes. Ajoutez à tout cela quelque chose qui est bien fait pour effrayer la conscience du soldat, je veux dire, le motif léger ou frivole pour lequel on a l'imprudence de s'engager dans une milice d'ailleurs si pleine de dangers; car il est bien certain que vos différends et vos guerres ne naissent que de quelques mouvements irréfléchis de colère, d'un vain amour de la gloire, ou du désir de quelque conquête terrestre. Or on ne peut certainement pas tuer son semblable en sûreté de conscience pour de sembles raisons.

 

a Cet usage est défendu aux Templiers par leur règle, chapitre XXVIII. « Ils n'auront aucune étoffe sur leurs boucliers ni sur leurs haches non plus que sur leurs autres armes,:etc. » L'or et l'argent sur les mors et sur les éperons leur sont également interdits par le chapire XXVII de la même règle.

 

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CHAPITRE III. Des soldats du Christ.

 

4. Mais les soldats du Christ combattent en pleine sécurité ales combats de leur Seigneur, car ils n'ont point à craindre d'offenser Dieu en tuant un ennemi et ils ne courent aucun danger, s'ils sont tués eux-mêmes, puisque c'est pour Jésus-Christ qu'ils donnent ou reçoivent le coup de la mort, et que, non-seulement ils n'offensent point Dieu, mais encore, ils s'acquièrent une grande gloire: en effet, s'ils tuent, c'est pour le Seigneur, et s'ils sont tués, le Seigneur est pour eux; mais si la mort de l'ennemi le venge et lui est agréable, il lui est bien plus agréable encore de se donner à son soldat pour le consoler. Ainsi le chevalier du Christ donne la mort en pleine sécurité et la reçoit dans une sécurité plus grande encore. Ce n'est pas en vain qu'il porte l'épée; il est le ministre de Dieu, et il l'a reçue pour exécuter ses vengeances, en punissant ceux qui font de mauvaises actions et en récompensant ceux qui en font de bonnes. Lors donc qu'il tue un malfaiteur, il n'est point homicide mais malicide, si je puis m'exprimer ainsi ; il exécute à la lettre les vengeances du Christ sur ceux qui font le mal, et s'acquiert le titre de défenseur des chrétiens. Vient-il à succomber lui-même, on ne peut dire qu'il a. péri, au contraire, il s'est sauvé. La mort qu'il donne est le profit de Jésus-Christ, et celle qu'il reçoit, le sien propre. Le chrétien se fait gloire de la mort d'un païen, parce que le Christ lui-même en est glorifié, mais dans la mort d'un chrétien la libéralité du Roi du ciel se montre à découvert,-puisqu'il ne tire son soldat de la mêlée que pour le récompenser. Quand le premier succombe, le juste se réjouit de voir la vengeance qui en a été tirée; mais lorsque c'est le second qui périt « tout le monde s'écrie : Le juste sera-t-il récompensé? Il le sera sans doute, puisqu'il y a un Dieu qui juge les hommes sur la terre (Psalm. LVII, 11). » Il ne faudrait pourtant pas tuer les païens mêmes, si on pouvait les empêcher, y par quelque autre moyen que la mort, d'insulter les fidèles ou de les opprimer. Mais pour le moment, il vaut mieux les mettre à mort que de les laisser vivre pour qu'ils portent les mains sur les justes, de peur que les justes, à leur tour, ne se livrent à l'iniquité.

5. Mais, dira-t-on, s'il est absolument défendu à un chrétien de frapper de l'épée, d'où vient que le héraut du Sauveur disait aux militaires

 

a C'est la même pensée que Jean de Salisbury exprime dans son Polycratique, livre VII, chapitre XXI en parlant des Templiers. Il n'y a guère qu'eux, dit-il, dans tout le monde,qui fassent légitimement la guerre.

 

de se contenter de leur solde, et ne leur enjoignait pas plutôt de renoncer à leur profession (Luc., III, 13) ? Si au contraire cela est permis, comme ce l'est en effet, à tous ceux qui ont été établis de Dieu p' dans ce but, et ne sont point engagés dans un état plus parfait, à qui, je vous le demande, le sera-t-il plus qu'à ceux dont le bras et le courage nous conservent la forte cité de Sion, comme un rempart protecteur derrière lequel le peuple saint, gardien de la vérité, peut venir s'abriter en toute sécurité, depuis que les violateurs de la loi divine en sont tenus éloignés ? Repoussez donc sans crainte ces nations qui ne respirent que la guerre, taillez en pièces ceux qui jettent la terreur parmi nous, massacrez loin des murs de la cité du Seigneur, tous ces hommes qui commettent l'iniquité et qui brûlent du désir de s'emparer des inestimables trésors du peuple chrétien qui reposent dans les murs de Jérusalem, de profaner nos saints mystères et de se rendre maîtres du sanctuaire de, Dieu. Que la double (a) épée des chrétiens soit tirée sur la tête de nos ennemis, pour détruire tout ce qui s'élève contre la science de Dieu, c'est-à-dire contre la foi des chrétiens, afin que les infidèles ne puissent dire un jour : Où donc est leur Dieu?

6. Quand ils seront chassés, il reviendra prendre possession de son héritage et de sa maison dont il a dit lui-même, dans sa colère : « Le temps s'approche où votre demeure sera déserte (Matth., XXIII, 38), » et dont le Prophète a dit en gémissant: « J'ai quitté ma propre maison, j'ai abandonné mon héritage (Jerem., XII, 7) ; » et il accomplira cette autre parole prophétique : « Le Seigneur a racheté son peuple et l'a délivré ; aussi le verra-t-on plein d'allégresse, sur la montagne de Sion, se réjouir des bienfaits du Seigneur. » Livre-toi donc aux transports de la joie, ô Jérusalem, et reconnais que voici les jours où Dieu te visite. Réjouissez-vous aussi et louez Dieu avec elle, déserts de Jérusalem, car le Seigneur a consolé son peuple, il a racheté la Cité sainte et il a levé son bras saint aux yeux de toutes les nations. Vierge d'Israël, tu étais tombée à terre, et personne ne se trouvait qui te tendît une main secourable; lève-toi maintenant, secoue la poussière de tes vêtements, ô vierge, ô fille captive, ô Sion, lève-toi, dis-je, et même élève-toi bien haut et vois au loin les torrents de joie que ton Dieu fait couler vers toi. On ne t'appellera plus l'abandonnée, et la terre où tu t'élèves ne sera plus une terre désolée, parce que le Seigneur a mis en toi toutes ses complaisances et tes champs vont se repeupler. Jette tes yeux tout autour de toi et regarde; tous ces hommes se sont réunis pour venir à toi; voilà le secours qui t'est envoyé d'en haut. Ce sont ceux qui vont

 

a Saint Bernard veut parler, en cet endroit, des deux glaives, le matériel et le spirituel, dont il est question dans la lettre deux cent cinquante-sixième et au livre IV de ta Considération, chapitre lit, n. 7.

 

accomplir cette antique promesse : « Je t'établirai dans une gloire qui durera des siècles et ta joie se continuera de génération en génération tu suceras le lait des nations et tu seras nourrie aux mamelles qu'ont sucées les rois (Isa., LX. 15). » Et cette autre encore : « De même qu'une mère caresse son petit enfant, ainsi je vous consolerai et vous trouverez votre paix dans Jérusalem (Isa. LXVI, 13).» Voyez-vous quels nombreux témoignages reçut, dès les temps anciens, la milice nouvelle et, comme sous nos yeux s'accomplissent les oracles sacrés, dans la cité du Seigneur des vertus? Pourvu que maintenant le sens littéral ne nuise point au spirituel, que la manière dont nous entendons, dans le temps, les paroles des prophètes, ne nous empêche pas d'espérer dans l'éternité, que les choses visibles ne nous fassent point perdre de vue celles de la foi, que le dénûment actuel ne porte aucune atteinte à l'abondance de nos espérances et que la certitude du présent ne nous fasse point oublier l'avenir. D'ailleurs la gloire temporelle de la cité de la terre, au lieu de nuire aux biens célestes ne peut que les assurer davantage, si toutefois nous croyons. fermement que la cité d'ici-bas est une fidèle image de celle des cieux qui est notre mère.

 

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CHAPITRE IV. Vie des soldats du Christ.

 

1. Mais pour l'exemple, ou plutôt, à la confusion de nos soldats qui e servent le diable bien plus que Dieu, disons, en quelques mots, les mœurs et la vie des chevaliers du Christ; faisons connaître ce qu'ils sont en temps de paix et en temps de guerre, et on verra clairement quelle différence il y a entre la milice de Dieu et celle du monde. Et d'abord, parmi eux, la discipline et l'obéissance sont en honneur; ils savent, selon les paroles de la sainte Ecriture, «que le fils indiscipliné est destiné à périr (Eccli., XXII, 3), » et que « c'est une espèce de magie de ne vouloir pas se soumettre, et une sorte d'idolâtrie de refuser d'obéir (I Reg., XV, 23). » Ils vont et viennent au commandement de leur chef; c'est de lui qu'ils reçoivent leur vêtement et, soit dans les habits, soit dans le nourriture, ils évitent toute superfluité et se bornent au strict nécessaire. Ils vivent rigoureusement en commun dans une douce mais modeste et frugale société, sans épouses et sans enfants; bien plus, suivant les conseils de la perfection évangélique, ils habitent sous un même toit, ne possèdent rien en propre et ne sont préoccupés que de la pensée de conserver entre eux l'union et la paix. Aussi dirait-on qu'ils ne font tous qu'un coeur et qu'une âme, tant ils s'étudient, non-seulement à ne suivre en rien leur propre volonté, mais encore à se soumettre en tout à celle de leur chef. Jamais on ne les voit rester oisifs ou se répandre çà et là poussés par la curiosité; mais quand ils ne vont point à la guerre, ce qui est rare, ne voulant point manger leur pain à ne rien faire, ils emploient leurs loisirs à réparer, raccommoder et remettre en état leurs armes et leurs vêtements, que le temps et l'usage ont endommagés et mis en pièces ou en .désordre; ils font tout ce qui leur est commandé par leur supérieur, et ce que réclame le bien de la communauté. Ils ne font, entre eus, acception de personne, et sans égard pour le rang et la noblesse, ils ne rendent honneur qu'au mérite. Pleins de déférence les uns pour les autres, on les voit porter les fardeaux les uns des autres, et accomplir ainsi la loi du Christ. On n'entend, parmi eux, ni parole arrogante, ni éclats de rire, ni le plus léger bruit, encore moins des murmures, et on n'y voit aucune action inutile; d'ailleurs aucune de ces fautes ne demeurerait impunie. Ils ont les dés et les échecs (a) en horreur; ils ne se livrent ni au plaisir de la chasse ni même à celui généralement si goûté de la fauconnerie (b) : ils détestent et fuient les bateleurs, les magiciens et les conteurs de fables, ainsi que les chansons bouffonnes et les spectacles, qu'ils regardent comme autant de vanités et d'objets pleins d'extravagance et de tromperie. Ils se coupent les cheveux (c), car ils trouvent avec l'Apôtre que c'est une honte pour un homme de soigner sa chevelure. Négligés dans leur personne et se baignant rarement, on les voit avec une barbe inculte et hérissée et des membres couverts de poussière, noircis par le frottement de la cuirasse et brûlés par les rayons (d) du soleil.

8. Mais à l'approche du combat, ils s'arment de foi au dedans et de fer, au lieu d'or, au dehors, afin d'inspirer à l'ennemi plus de crainte que d'avides espérances. Ce qu'ils recherchent dans leurs chevaux, c'est la force et la rapidité, non point la beauté de la robe ou la richesse des harnais, car ils ne songent qu'à vaincre, non à briller, à frapper l'ennemi de terreur, non point d'admiration. Point de turbulence, point d'entraînement inconsidéré, rien de cette ardeur qui sent la précipitation de la légèreté. Quand ils se rangent en bataille, c'est avec toute la prudence et toute la circonspection possibles qu'ils s'avancent au combat tels qu'on représente les anciens. Ce sont de vrais Israélites qui vont livrer bataille; mais en portant la paix au fond de l'âme. A peine le signal

 

a Les échecs tirent leur nom de l'arabe ou du persan Scach, roi, parce que le roi est la principale pièce de ce jeu, ou de l'allemand Scach, larron, voleur, ce qui l'a fait appeler aussi le jeu des voleurs. Voir sur ce sujet le dictionnaire de Ducange et le Polycratique de Jean de Salisbury, livre I, chapitre V.

b Cela leur est défendu par le chapitre quarante-sixième de leur règle; et la chasse à courre leur est interdite par le chapitre quarante-septième.

c Ce qui concerne la chevelure est réglé par les chapitres vingt-huitième et vingt-neuvième.

d Le mot latin que nous rendons ainsi vient du grec kauma, chaleur ardente du soleil qui brunit le teint.

 

d'en venir aux mains est-il donné qu'oubliant tout à coup leur douceur naturelle, ils semblent s'écrier avec le Psalmiste : Seigneur, n'ai-je pas haï ceux qui vous haïssaient, et n'ai-je pas séché de douleur à la vue de vos ennemis (Psalm. CXXXVIII, 21)? » puis s'élancent sur leurs adversaires comme sur un troupeau de timides brebis, sans se mettre en peine, malgré leur petit nombre, ni de la cruauté, ni de la multitude infinie de leurs barbares ennemis; car ils mettent toute leur confiance, non dans leurs propres forces, mais dans le bras du Dieu des armées à qui ils savent, comme les Machabées, qu'il est bien facile de faire tomber une multitude de guerriers dans les mains d'une poignée d'hommes, et qu'il n'en coûte pas plus de faire échapper les siens à un grand qu'à un petit nombre d'ennemis, attendu que la victoire ne dépend pas du nombre et que la force vient d'en haut. Ils en ont souvent fait l'expérience, et bien des fois il leur est arrivé de mettre l'ennemi en fuite presque dans la proportion d'un contre mille et de deux contre dix mille. Il est aussi singulier qu'étonnant de voir comment sils savent se montrer en même temps, plus doux que des agneaux et plus terribles que des lions, au point qu'on ne sait s'il faut les appeler des religieux ou des soldats, ou plutôt qu'on ne trouve pas d'autres noms qui leur conviennent mieux que ces deux-là, puisqu'ils savent allier ensemble la douceur des uns à la valeur des autres. Comment à la vue de ces merveilles ne point s'écrier . Tout cela est l'œuvre de Dieu; c'est lui qui a fait ce que nos yeux ne cessent d'admirer? Voilà les hommes valeureux que le Seigneur a choisis d'un bout du monde à l'autre parmi les plus braves d'Israël pour en faire ses ministres et leur confier la garde du lit du vrai Salomon, c'est-à-dire la garde du Saint-Sépulcre, comme à des sentinelles fidèles et vigilantes, armées du glaive et habiles au métier des armes.

 

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CHAPITRE V. Le temple.

 

9. Il y a à Jérusalem un temple où ils habitent en commun; s'il est bien loin d'égaler par son architecture l'ancien et fameux temple de Salomon, du moins il ne lui est pas inférieur en gloire. En effet toute la magnificence du premier consistait dans la richesse des matériaux corruptibles d'or et d'argent et dans l'assemblage des pierres et des bois de toutes sortes qui entrèrent dans sa construction; le second; au contraire, doit toute sa beauté, ses ornements les plus riches et les plus agréables, à la piété, à la religion de ses habitants et à leur vie parfaitement réglée; l'un charmait les regards par ses peintures; mais l'autre commande le respect par le spectacle varié des vertus qui s'y pratiquent et des actes de sainteté qui s'y accomplissent. La sainteté doit être l'ornement de la maison de Dieu (Psalm. CXCII, 5), qui se complaît bien plus dans des moeurs régulières que dans les pierres les mieux polies, et préfère beaucoup des coeurs purs (a) à des murailles dorées. Ce n'est pourtant pas que tout ornement extérieur soit banni de ce temple, mais ceux qu'on y voit ne consistent pas en pierres précieuses, ce sont des armures, et au lieu d'antiques couronnes d'or les murs sont recouverts de boucliers; partout, dans cette demeure, les mors, les selles et les lances ont pris la place des candélabres, des encensoirs et des burettes; toutes preuves évidentes que ces soldats sont animés pour la maison de Dieu, du même zèle dont se sentit si violemment enflammé leur premier. Maître lui-même lorsque, armant jadis sa main sacrée, non d'un glaive, mais d'un fouet qu'il avait composé de petites cordes, il entra dans le temple, en chassa les marchands, y jeta à terre l'argent des changeurs et y renversa les sièges de ceux qui y vendaient des colombes, trouvant tout à fait indigne que la maison de prière fût souillée par la présence de tous ces trafiquants (Joan., II, 15 ). A l'exemple de son chef, cette armée dévouée jugeant qu'il est bien plus indigne et bien plus intolérable encore de voir les saints lieux profanés par la présence des infidèles que par celle des marchands, a fixé sa propre demeure dans le lieu saint avec ses chevaux et ses armes, et, après avoir éloigné ainsi que de tous les autres lieux saints les infidèles dont la présence les souillait et la rage les tyrannisait, ils s'y livrent maintenant, le jour et la nuit, à des occupations aussi honnêtes qu'utiles. Ils honorent à l'envi le temple de Dieu par un culte plein de zèle et de vérité, et ils y immolent avec une inépuisable dévotion, non pas des victimes semblables à celles de la loi ancienne, mais de vraies victimes pacifiques, qui sont la charité fraternelle, une obéissance absolue et la pauvreté volontaire.

10. Pendant que ces choses se passent à Jérusalem, l'univers entier sort de sa léthargie, les îles écoutent, les peuples les plus lointains prêtent l'oreille, l'Orient et l'Occident bouillonnent, la gloire des nations déborde comme un torrent, on dirait le fleuve au cours impétueux qui réjouit la cité de Dieu. Mais ce qu'il y a de plus consolant et de plus avantageux, c'est que la plupart de ceux qu'on voit, de tous les pays, accourir chez les Templiers, étaient auparavant des scélérats et des impies, des ravisseurs et des sacrilèges; des homicides, des parjures et des adultères, tous hommes dont la conversion produit un double bien et par conséquent cause une double joie; en effet pendant que, d'un côté, par leur départ, ils font la joie et le bonheur de leur propre pays, qu'ils

 

a Telle est la leçon du manuscrit de la Colbertine;       les autres présentent en cet endroit une légère variante.

 

cessent d'opprimer; de l'autre, ils remplissent d'allégresse, par leur arrivée, ceux à qui ils courent se réunir, et les contrées qu'ils vont couvrir de leur protection. Ainsi en même temps que l'Egypte se réjouit de leur départ, la montagne de Sion est également dans le bonheur

et les filles de Juda se félicitent de leur protection : l'une est heureuse de ne plus se sentir sous leur bras oppressif et l'autre se félicite de voir son salut entre leurs mains. Tandis que la première voit avec satisfaction s'éloigner d'elle ceux qui la dévastaient cruellement, la seconde accueille en eux, avec empressement, ses plus fidèles défenseurs, de sorte que ce que l'une perd pour son plus grand bonheur tourne à la plus grande consolation de l'autre. Voilà comment le Christ sait se venger de ses ennemis ; non-seulement il triomphe d'eux mais il se sert d'eux pour s'assurer un triomphe d'autant plus glorieux qu'il réclame une plus grande puissance. Quel plaisir et quel bonheur, de voir d'anciens oppresseurs se changer en protecteurs, et celui qui de Saul persécuteur sut faire un Paul prédicateur de l'Evangile (Act., X, 15), changer ses ennemis en soldats de sa cause! Aussi ne suis-je point étonné que la cour céleste, comme l'affirme le Sauveur lui-même, ressente plus de joie de la conversion d'un pécheur qui fait pénitence que la persévérance de plusieurs justes qui n'ont pas besoin de pénitence, puisque la conversion d'un pécheur et d'un méchant est la source de biens plus grands que les maux dont son premier genre de vie avait été la cause.

11. Salut donc, sainte Cité, dont le Très-Haut s'est fait à lui-même ns un tabernacle, toi, en qui et par qui une telle génération d'hommes fut sauvée. Salut, Cité du grand Roi, où depuis les temps les plus recalés, le monde n'a presque jamais cessé de voir se produire de nouvelles et consolantes merveilles. Salut, Maîtresse des nations, Princesse des provinces, Héritage des Patriarches, Mère des Prophètes et des Apôtres, Point de départ de notre foi, Gloire du peuple chrétien ; Dieu a permis que dès le principe tu fusses presque constamment assaillie par tes ennemis, afin que les braves trouvassent, à te défendre, une occasion, non-seulement de montrer leur courage, mais encore de sauver leurs âmes. Salut, terre de la promesse, où jadis le lait et le miel ne coulaient que pour ceux-là seuls qui habitaient dans ton sein, qui maintenant encore prodigues des remèdes de salut et des aliments de vie à l'univers entier. Salut, dis-je, terre bonne, excellente, toi qui as reçu dans ton sein d'une extrême fécondité, une céleste semence de l'Arche du coeur du Père de famille; tu as donné d'abord une moisson de martyrs et tu n'as point laissé ensuite, du reste des fidèles, de faire produire à ton sol fertile jusqu'à trente, soixante et même cent pour un sur la face de la terre entière. Aussi tous ceux qui ont eu le bonheur de se rassasier de tes innombrables douceurs et de s'engraisser de ton opulence, s'en vont proclamant partout le souvenir de ton abondance et de tes délices, racontant jusqu'au bout du monde, à tous ceux qui ne t'ont pas vue, ta gloire, ta magnificence et toutes les merveilles que tu renfermes dans ton sein. On rapporte de toi, ô Cité de Dieu, des choses glorieuses (Psalm., LXXXVI, 3). Mais il est temps que moi aussi je redise à ta louange et à la gloire de ton nom quelques-unes des délices dont tu es remplie.

 

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CHAPITRE VI. Bethléem.

 

12. Arrêtons-nous avant tout pour la réfection des âmes saintes à Bethléem, la maison du pain, où apparut pour la première fois, quand une vierge le mit au jour, le Pain vivant descendu du ciel. On y montre encore aux pieuses bêtes, la crèche et dans la crèche, le foin du pré virginal, que le boeuf et l'âne ne peuvent manger sans reconnaître, l'un de son maître, et l'antre son seigneur. « Toute chair n'est que de l'herbe F et toute sa gloire est comme la fleur de l'herbe des champs (Isa., XL, 6). « Or parce que l'homme n'a pas compris le rang honorable où il a été créé, il s'est vu comparé aux bêtes qui n'ont point de raison, et leur est même devenu semblable; le Verbe qui est le pain des Anges, s'est fait le pain des bêtes, afin que l'homme qui avait perdu l'habitude de se nourrir du pain de la parole, eût le foin de la chair à ruminer, jusqu'à ce que, rendu par l'Homme-Dieu à sa première dignité, et, de bête redevenu homme, il pût dire avec saint Paul : « Si nous avons connu Jésus-Christ selon la chair, nous ne le connaissons plus maintenant de cette sorte (II Corinth., V, 16). » Ce que nul, je crois, ne peut dire avec vérité, s'il n'a pas d'abord entendu avec Pierre ces mots sortis de la bouche de la Vérité même; » Les paroles que je vous ai dites sont esprit et vie, la chair ne sert de rien pour les entendre (Joan., VI, 64). » D'ailleurs celui qui trouve la vie dans les paroles du Christ ne cherche plus la chair; il est de ces bienheureux qui n'ont pas vu et qui ont cru (Joann., XX, 29). Le lait n'est nécessaire qu'aux enfants et le foin ne l'est qu'aux bêtes; mais celui qui ne pèche plus dans ses paroles est un homme parfait et peut supporter une nourriture tout à fait solide; si c'est encore à la sueur de son front qu'il mange le pain de la parole, du moins le mange-t-il sans pécher. Il ne parle de la sagesse de Dieu, en toute sécurité et sans crainte de donner du scandale, qu'en présence des parfaits, et ne propose les choses spirituelles qu'aux spirituels; mais se trouve-t-il parmi les enfants et les bêtes, il a soin de se proportionner à leur intelligence et ne leur propose que Jésus-Christ, mais Jésus-Christ crucifié. Ce n'en est pas moins le même aliment des célestes pâturages que la bête rumine avec; douceur et dont l'homme fait sa nourriture ; il fortifie l'homme fait, et donne des forces à l'enfant.

 

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CHAPITRE VII. Nazareth.

 

13. Je vois aussi Nazareth, c'est-à-dire la fleur, Nazareth où l'enfant Dieu, qui naquit à Bethléem, fut nourri comme le fruit dans la fleur. Ainsi le parfum de la fleur a précédé le goût du fruit qui a humecté de sa sainte liqueur la bouche des apôtres, après avoir flatté, de son arôme, l'odorat des prophètes, et qui fournit aux chrétiens un aliment substantiel et fortifiant, après que les Juifs se furent contentés d'en respirer à peine l'odeur. Pourtant Nathanaël avait senti le parfum de cette fleur qui répand une odeur plus suave que tous les aromates, c'est ce qui lui faisait dire : « Peut-il sortir quelque chose de bon de Nazareth ( Joann., I, 46) ? » Mais au lieu de se contenter de sentir cette délicieuse odeur, il suivit Philippe qui lui avait répondu: « Venez et voyez. » Bien plus comme enivré des suaves parfums dont il se sent pénétré, et, de plus en plus pressé du désir de goûter au fruit à mesure qu'il en aspire la bonne odeur, il se laisse guider par elle et se hâte d'arriver jusqu'au fruit qui l'exhale, car il brûle de sentir tout à fait ce qu'il n'a senti qu'à peine, et de savourer de près ce qui ne l'a embaumé que de loin. Mais rappelons-nous aussi ce que sentait Isaac; peut-être n'est-ce point sans rapport avec notre sujet, voici ce qu'en dit l'Écriture: « Dès qu'il eut senti la bonne odeur qui sortait de ses habits, —  c'est-à-dire des habits de Jacob, — il s'écria: L'odeur qui sort des habits de mon fils est semblable à celle d'un champ que le Seigneur a comblé de bénédictions (Gen., XXVII, 273). » Il a senti la bonne odeur qui s'exhalait de ses vêtements, mais il n'a pas reconnu quel était celui qui les portait, tant il est vrai que le charme qu'il ressentait, ne venait que du dehors , c'est-à-dire du vêtement de Jacob comme d'une fleur, non pas de l'intérieur comme d'un fruit dont il aurait savouré la douceur, puisqu'il ignorait même lequel de ses deux enfants était élu et le sens de ce mystère. Qu'est-ce à dire? C'est que le vêtement n'est autre que l'esprit, tandis que la lettre est la chair même du Verbe. Mais aujourd'hui même le Juif ne reconnaît ni le Verbe dans la chair ni la divinité dans l'homme, ni même le sens spirituel caché sous la lettre. Ne touchant au dehors que la peau du chevreau qui était la figure d'un plus grand, c'est-à-dire du premier et antique pécheur, il ne peut arriver à la pure vérité. Si celui qui est venu, non pour faire le péché mais pour l'effacer, s'est manifesté sinon dans une chair de péché, du moins dans une chair semblable à celle qui est sujette au péché, il nous en a lui-même donné la raison en nous disant : « C'est afin que ceux qui ne voient point voient, et que ceux qui voient deviennent aveugles (Joan., IX; 39). » Trompé par cette ressemblance, le Prophète encore aveugle de nos jours, continue à bénir celui qu'il ne connaît pas, puisqu'il ne reconnaît point à ses miracles celui dont lui parlent ses livres, ni à sa résurrection celui qu'il a touché de ses propres mains quand il l'a chargé de liens, flagellé et souffleté; s'ils l'avaient connu, Jamais ils n'auraient crucifié le Seigneur de la gloire (I Corinth., II, 8). » Disons quelques mots de la plupart des lieux saints ou du moins admirons-en les plus fameux si nous ne pouvons les citer tous.

 

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CHAPITRE VIII. Le mont des Oliviers et la vallée de Josaphat.

 

14: Montons sur le mont des Oliviers et descendons ensuite dans la vallée de Josaphat, afin de tempérer la pensée des trésors de la Miséricorde divine par la crainte du jugement dernier; car si Dieu est plein de miséricorde pour pardonner, ses jugements n'en sont pas moins un abîme de terreur pour les enfants des hommes. Si David parle de la montagne des Oliviers, quand il dit: « Seigneur, vous sauverez les hommes et les bêtes selon l'abondance de votre infinie miséricorde (Psalm. XXXV, 7), » il fait allusion dans le même psaume à la vallée du jugement dernier, quand il dit: « Que le pied du superbe qui me poursuit ne vienne point jusqu'à moi, et que la main du pécheur ne réussisse point à m'ébranler (ibid., 12). » Il nous fait assez connaître la terreur que lui inspire la pensée des gouffres de cette vallée, quand il s'écrie ailleurs, au milieu de sa prière: « Seigneur, pénétrez ma chair de votre crainte, vos jugements me remplissent de frayeur (Psalm. CXVIII, 120). » L'orgueilleux est précipité dans cette vallée et s'y brise; l'humble y descend et ne court aucun danger. L'orgueilleux excuse son péché, l'humble au contraire le confesse, parce qu'il sait bien que Dieu ne juge pas une seconde fois celui qui est jugé, et que si nous nous jugeons nous-mêmes, nous ne serons pas jugés (I Corinth., XI, 31).

15. Mais l'orgueilleux, oubliant combien il est horrible de tomber entre les mains du Dieu vivant, se laisse facilement aller à des paroles de malice et ne songe qu'à chercher des excuses à ses péchés. C'est en effet une malice bien grande que de n'avoir pas même pitié de toi, ô orgueilleux, et de repousser loin de toi; après ta faute, ce qui peut seul en être le remède, c'est-à-dire la confession de ta faute; d'aimer mieux renfermer des tisons allumés dans ton sein que de les rejeter loin de toi et de ne tenir aucun compte de ce conseil du Sage : « Aie pitié de ton âme en te rendant agréable à Dieu (Eccli. XXX, 24). » D'ailleurs pour qui est bon celui qui n'est pas bon pour lui-même ? C'est maintenant que le monde est jugé et maintenant aussi que le prince de ce monde doit être chassé dehors, c'est-à-dire hors de ton coeur, pourvu que tu t'humilies et que tu te juges toi-même. Le jugement du Seigneur se fera quand le ciel lui-même sera appelé d'en haut par Dieu et la terre appelée d'en bas, pour faire en leur présence le discernement de son peuple. C'est alors que tu auras lieu de craindre d'être précipité avec Satan et ses anges, s'il se trouve que tu n'as pas encore été jugé. Quant à l'homme spirituel, comme il juge tout, il n'est lui-même jugé par personne (I Corinth., II, 14). Voilà donc pourquoi le jugement commence à se faire dans la maison même de Dieu; de cette manière, le juge, quand il viendra, trouvera les siens, ceux qu'il tonnait pour lui appartenir, déjà jugés; il n'aura plus besoin de les juger puisqu'il ne doit juger que ceux qui ne participent point aux travaux ni aux fatigues des hommes, et n'éprouvent point les fléaux auxquels les autres hommes sont exposés (Psalm. LXXII, 5).

 

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CHAPITRE IX. Le Jourdain.

 

16. Quelle joie pour le Jourdain qui se glorifie d'avoir été consacré par le baptême de Jésus-Christ, de recevoir les chrétiens dans ses eaux! Il avait bien tort ce Syrien frappé de la lèpre (IV Reg., V. 12), qui préférait aux fleures d'Israël je ne sais quelle rivière de Damas, quand notre Jourdain s'est montré si souvent soumis à Dieu comme un esclave, a su modérer si miraculeusement son cours soit pour Elie, soit pour Elisée, soit encore, en remontant plus haut dans l'antiquité, pour Josué et pour tout le peuple d'Israël, à qui il laissa un passage à pied sec (IV Reg. II, 8, et Jos., III). Après tout, où trouver un fleuve plus illustre que celui-là et comme lui consacré par une sorte de présence sensible de la Trinité? Car sur ses bords la voix du Père se fit entendre, le Saint-Esprit se fit apercevoir et le Fils fut baptisé ? C'est donc avec raison que sur l'ordre même de Jésus-Christ, tout le peuple fidèle éprouve maintenant dans son âme, la vertu de ses eaux dont Naaman, sur le conseil du Prophète, fit l'expérience dans sa propre chair (IV Reg., V).

 

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CHAPITRE X. Le Calvaire.

 

17. Allons aussi sur le Calvaire où le véritable Elisée, dont ont ri des enfants insensés (IV Reg., II, 17), donna un rire éternel à ceux dont il a dit: «Me Voici, moi et les enfants que le Seigneur m'a donnés (Isa., VIII, 18). » O vertueux enfants, tandis que les premiers ne savaient que bafouer le Prophète; le Psalmiste excite les seconds à chanter les louanges de Dieu en leur disant: « Louez le Seigneur, vous qui êtes ses enfants, louez le nom du Seigneur (Psalm. CXII, 1), » afin que dans la bouche de ces vertueux enfants se trouve la louange du Très-Haut qu'avaient cessé de faire entendre les odieux enfants dont il se plaint en ces termes : « J'ai nourri des enfants et les ai élevés, et après cela ils m'ont méprisé (Isa.,I, 2). » Notre chauve est monté sur la croix et s'est exposé aux regards du inonde pour sauver le mondé; rien ne voilait sa face, rien ne couvrait son front pendant qu'il expiait nos péchés; il n'a P pas plus reculé devant l'ignominie que devant les supplices d'une mort honteuse et terrible, pour nous arracher à des supplices éternels et nous rendre à la gloire. Pourquoi nous en étonner, et pourquoi aurait-il éprouvé de la confusion, puisqu'il n'a pas lavé nos souillures comme l'eau qui les délaye et s'en charge elle-même, mais comme les rayons du soleil qui les dessèchent et demeurent toujours purs ? car la sagesse de Dieu atteint partout, à cause de sa pureté.

 

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CHAPITRE XI. Le Sépulcre.

 

18. De tous les lieux saints, celui qui tient la première place en quelque sorte, qu'on désire le plus voir et où l'on ressent je ne sais quel redoublement de piété, c'est celui où le Christ reposa après sa mort plutôt que ceux où il vécut. La pensée de sa mort plus encore que  celle de sa vie réveille notre piété. Je pense que cela vient de ce que l'une paraît plus austère et l'autre plus douce et que le repos et la sécurité de la mort sourient plus à la faiblesse humaine que les fatigues et la rectitude de la vie. La vie du Christ m'indique de quelle manière je dois vivre, sa mort, au contraire, me rachète de la mort; l'une règle ma vie, l'autre est le rachat de la mort. Sa vie fut laborieuse sans doute, mais sa mort est précieuse, sans que l'une toutefois ait été moins nécessaire que l'autre. En effet, à quoi aurait servi la mort du Christ à celui qui vit mal, et sa vie à celui qui meurt en damné? Est-ce que la mort du Sauveur peut, de nos jours, sauver de la mort éternelle ceux qui vivent dans le mal jusqu'à la mort, ou sa sainte vie a-t-elle pu sauver les saints Pères qui sont morts avant sa venue, selon ces paroles: « Quel homme pourra vivre sans mourir un jour et qui pourra soustraire son âme à la puissance de l'enfer (Psalm. LXXXVIII, 49) ? Mais comme il nous est également nécessaire de vivre saintement et de mourir en pleine sécurité, il est venu par sa vie nous apprendre à vivre, et, par sa mort, rendre la sécurité à la nôtre; il est mort pour ressusciter et nous a ainsi donné l'espérance de ressusciter aussi après notre mort. A ces deux bienfaits il en ajouta même un troisième, sans lequel les deux autres ne pouvaient nous servir : il a effacé nos péchés. En effet, ne fussions-nous souillés que du seul péché originel, à quoi nous servirait, par rapport à la vraie et suprême félicité, la vie la plus sainte et la plus longue qui se puisse voir? Dès que le péché est entré dans notre âme il faut que la mort le suive; si l'homme ne l'avait point commis, il n'aurait jamais connu la mort.

19. C'est donc par le péché qu'il a perdu la vie et mérité la mort Dieu le lui avait prédit, et il était juste par conséquent qu'il mourût s'il péchait; est-il, en effet, rien de plus juste que la peine du talion? De même que l'âme est la vie du corps, Dieu est la vie de l'âme; en péchant volontairement il a perdu volontairement la vie, mais c'est bien contre son gré qu'il a perdu en même temps le pouvoir d'entretenir même la vie. Il a spontanément repoussé la vie quand il n'a plus voulu vivre, il ne pourra plus désormais la donner à qui que ce soit quand même il le voudrait. L'âme n'a plus voulu être gouvernée par Dieu, elle ne pourra plus désormais gouverner elle-même son corps; si elle ne veut pas se soumettre à son supérieur, pourquoi son esclave lui obéirait-il ? Le Créateur a trouvé la créature rebelle à ses volontés, n'est-il pas juste que la créature trouve sa servante révoltée contre elle? L'homme a transgressé la loi de Dieu, il doit trouver maintenant dans ses membres une loi qui se trouve en révolte ouverte contre celle de l'esprit et qui la captive elle-même sous la loi du péché. Or, il est dit (Isa., LIX) que le péché élève une séparation entre Dieu et nous, il s'ensuit que la mort, à sou tour, met aussi une séparation entre notre corps et nous. C'est le péché qui a séparé notre âme de Dieu, de même la mort la sépare de son corps. En quoi donc la vengeance est-elle plus sévère que la faute, puisque l'âme ne souffre de son esclave que ce qu'elle s'est permis la première de faire souffrir à son auteur? Pour moi je ne trouve rien de plus juste que la mort engendre la mort, que la mort de l'esprit entraîne celle du corps, la mort du péché celle du châtiment, la mort qui est née de. notre volonté celle qui s'impose à notre volonté.

20. L'homme donc se trouvant condamné à une double mort dans sa double nature, l'une spirituelle et volontaire, l'autre corporelle et forcée : l'Homme-Dieu a remédié à l'une et à l'autre avec autant de bonté s que d'efficacité par sa mort corporelle et volontaire, et, en mourant une fois, il a tué nos deux morts. Il ne pouvait en être autrement; car nos deux morts étant le fruit de notre péché et le payement de notre dette, le Christ, en prenant sur lui notre dette, sans participer à notre péché, nous a rendu en même temps, par sa mort volontaire et corporelle, la vie et la justice. S'il n'avait pas souffert corporellement, il n'aurait point acquitté notre dette; et si sa mort n'avait point été volontaire, elle n'aurait eu aucun mérite. D'où il suit, s'il est vrai, comme il est dit, que la mort est la dette en même temps que la peine du péché que le Christ, en effaçant le péché et en mourant pour les pécheurs, a acquitté notre dette et subi notre peine.

21. Mais d'où vient au Christ le pouvoir de remettre les péchés? Sans doute de ce qu'il est Dieu et qu'il peut tout ce qu'il veut. Mais à quoi reconnaissons-nous sa divinité? C'est à ses miracles; car il are` fait des choses que nul autre que lui ne peut faire; sans parler des oracles des prophètes et du témoignage que son Père lui a rendu du haut e du ciel, au milieu de sa glorieuse transfiguration. Si nous avons Dieu pour nous, qui sera contre nous ? Si Dieu même nous justifie qui est-ce qui nous condamnera? Si ce n'est qu'à lui que nous disons tous les jours: « J'ai péché contre vous, Seigneur (Psalm. L, 5), » qui mieux que lui ou plutôt quel autre que lui peut nous remettre le péché que nous avons fait contre lui ? Ou bien comment ne le pourrait-il pas, lui qui peut tout? Après tout je puis, si bon me semble, pardonner les fautes qu'on a à se reprocher à mon égard, pourquoi Dieu ne pourrait-il en faire autant ? Si donc le Tout-Puissant peut, mais peut seul remettre les péchés commis contre lui, on doit proclamer bien heureux celui à qui il n'impute point son péché. Quoi qu'il en soit, c'est donc en vertu de sa divinité que le Christ a pu nous remettre nos péchés.

22. L'a-t-il voulu? qui peut en douter? Comment croire que celui qui a voulu se revêtir de notre chair et subir la mort pour nous, nous refusera sa justice? Après s'être incarné parce qu'il l'a voulu, avoir été ci crucifié parce qu'il l'a voulu, n'y a-t-il que sa justice qu'il ne voudra  point nous communiquer? or il est certain qu'il a voulu en tant qu'homme ce qu'il a pu en tant que Dieu. Mais qui nous a dit qu'il a fait mourir la mort ? Nous le savons par cela seul qu'il a voulu la souffrir bien qu'il ne l'eût pas méritée. En effet à quel titre réclamera-t-on de nous le payement d'une dette qu'il a acquittée pour nous ? Celui qui a effacé la dette du péché en nous donnant sa justice, a acquitté en même temps la dette de la mort et nous a rendu la vie, car la vie reparaît à la mort de la mort, de même que la justice revit là ou le péché disparaît. Or la mort est mise en fuite par la mort du Christ, d'où il suit que sa justice nous est imputée. Mais comment un Dieu a-t-il pu mourir ? parce qu'il était homme. Et comment la mort de cet homme peut-elle profiter aux autres hommes? c'est parce qu'il était juste. Il est bien certain qu'étant homme il a pu mourir, et qu'étant juste il est mort sans avoir mérité de mourir. Un pécheur ne saurait mourir pour un autre, puisqu'il est d'abord obligé de mourir pour lui-même; mais celui qui n'a point à mourir pour soi, mourra-t-il inutilement pour les autres? Non, et plus la mort de celui qui n'a point mérité de mourir est injuste, plus il est juste que celui pour lequel il meurt, vive.

23. Mais, direz-vous, où est la justice quand un innocent meurt pour un coupable? Je vous répondrai: II n'y a pas là justice mais miséricorde; s'il y avait justice, c'est qu'il ne mourrait pas pour rien, mais pour acquitter sa dette; or s'il mourait parce qu'il doit mourir, il mourrait effectivement, et celui pour qui il mourrait n'en vivrait pas plus pour cela. Mais s'il n'y a pas justice, du moins il n'y a pas non plus injustice qu'il meure, autrement il ne pourrait jamais être en même temps juste et miséricordieux. Mais s'il n'y a rien d'injuste à ce qu'un innocent satisfasse pour un coupable, comment un seul pourra-t-il le faire pour plusieurs? Il semble que la justice exige que s'il n'y a qu'un seul qui meure il meure pour un seul. A cela l'Apôtre répond: « De même que c'est par le péché d'un seul que tous les hommes sont tombés dans la condamnation, ainsi c'est par la justice d'un seul que tous les hommes reçoivent la justification et la vie; car comme plusieurs sont devenus pécheurs par la désobéissance d'un seul, ainsi plusieurs seront rendus justes par l'obéissance d'un seul (Rom., V 19). » Mais si un seul a pu rendre la justice à plusieurs peut-être n'a-t-il pas pu leur rendre la vie. L'Apôtre répond : «Comme la mort est tenue par un homme, la résurrection des morts doit venir également par un homme, et si tous meurent en Adam, tous aussi revivront en Jésus-Christ (I Corinth., XV, 22). » En effet, quand un seul a péché, et que tous sont réputés pécheurs, pourquoi la justice d'un seul ne serait-elle imputée qu'à lui ? Le péché d'un seul aurait causé la mort de tous, et la justice d'un seul ne rendrait la vie qu'à un ? La justice de Dieu tendrait donc plus à condamner qu'à absoudre ? Ou faut-il croire qu'Adam fut plus puissant pour le mal que le Christ pour le bien? Ou m'imputera la faute d'Adam et la justice du Christ ne me sera comptée pour rien? L'un aura pu me perdre par sa désobéissance et l'autre ne pourra me sauver par son obéissance?

24. Vous me direz sans doute qu'il est juste que le péché d'Adam passe en nous tous, puisque nous avons tous péché en lui, attendu que, lorsqu'il a péché, nous étions tous en lui et que c'est de lui que nous descendons par la concupiscence de la chair. Mais nous descendons encore bien plus directement de Dieu selon l'esprit que d'Adam selon la chair; car selon l'esprit nous étions en Jésus-Christ bien avant que nous fassions en Adam parla chair, si pourtant nous pouvons nous flatter d'être de ceux dont l'Apôtre voulait parler quand il disait: « Il (c'est-à-dire Dieu le Père) nous a élus en lui, - en son Fils, - avant la création du monde (Eph., XII). » Pour ce qui est d'être nés de Dieu même, l'Evangéliste saint Jean ne nous permet pas d'en douter quand il dit: « Ils ne sont pas nés du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l'homme, mais de Dieu même (Joan. I, 12), » et ailleurs (I, Joan., III, 8) : « Celui qui est né de Dieu ne pèche pas, parce que son origine céleste le conserve. » Mais, reprenez-vous, la concupiscence de la chair montre assez que nous sommes nés de la chair, et le péché o que nous sentons dans la chair prouve jusqu'à l'évidence que selon la chair nous descendons d'un pécheur. Cela n'empêche pas que leur génération spirituelle ne soit sentie, sinon dans la chair, du moins dans le coeur, par ceux qui peuvent dire avec saint Paul: « Pour nous, nous avons l'esprit de Jésus-Christ (I Corinth., II, 16), » dans lequel ils ont fait tant de progrès qu'ils peuvent ajouter en toute confiance: « L'Esprit de Dieu même rend témoignage à notre esprit que nous sommes ses enfants (Rom., VIII, 16), » et encore: « Nous n'avons point reçu l'esprit du monde, mais l'Esprit dé Dieu, afin que nous connaissions les dons que Dieu nous a faits (I Corinth., II, 12). » L'Esprit de Dieu a donc répandu la charité dans nos cœurs, de même que notre origine charnelle d'Adam a fait couler la concupiscence dans nos membres, et de même que celle-ci, qui a sa source dans le père de nos corps, se retrouve en

. toute chair mortelle en cette vie; ainsi celle-là, qui vient du Père des esprits, n'est jamais absente du coeur des enfants parfaits de Dieu.

25. Mais si nous sommes nés de Dieu et choisis en Jésus-Christ, où serait la justice que notre origine humaine et terrestre l'emportât sur notre origine céleste et divine, que notre héritage charnel prévalût sur l'élection de Dieu, et que la concupiscence de la,chair, qui nous vient d'une source temporelle, prescrivit contre ses éternels desseins? Ou plutôt, si la mort a pu venir jusqu'à nous par le fait d'un homme, pourquoi la vie n'y viendrait-elle pas à plus forte raison également par un homme, et surtout par un tel homme? Pourquoi enfin, si nous mourons tous en Adam, ne serions-nous pas plus sûrement vivifiés en Jésus-Christ ? « Enfin, s'il n'en est pas de la grâce de Dieu comme du mal arrivé par un seul homme qui a péché, car nous avons été condamnés au jugement de Dieu pour un seul péché, au lieu que nous sommes justifiés, par la grâce de Jésus-Christ, après plusieurs péchés (Rom., V, 15). » Le Christ a donc pu nous remettre nos péchés parce qu'il est Dieu; mourir, puisqu'il est homme, et payer, en mourant, notre dette à la mort, parce qu'il est juste. Et, d'un autre côté, la vie et la justice d'un seul out pu suffire à tout par la même raison que le péché et la mort ont pu passer d'un seul homme dans tous les hommes.

26. Mais ce n'est pas sans nécessité que l'Homme-Dieu retarda sa mort et vécut pendant quelque temps parmi les hommes; c'était pour les exciter aux choses invisibles par de nombreux entretiens où il leur faisait entendre les paroles de la vérité, pour établir la foi dans leur âme par la vue de ses couvres merveilleuses et pour les former à la vertu, par l'exemple de sa conduite. L'Homme-Dieu a donc mené sous nos yeux une vie de tempérance, de justice et de piété, enseigné la vérité, opéré des merveilles, souffert des tourments qu'il n'avait pas mérités, aussi que nous a-t-il manqué pour le salut de ce côté? Si à cela s'ajoute la rémission de nos péchés, je veux dire une rémission gratuite, il est évident que l’oeuvre de notre salut est complète. Il n'y a pas à craindre que pour remettre ainsi nos péchés la puissance ou la volonté manquent à Dieu et surtout à un Dieu qui a souffert et tant souffert pour les pécheurs, pourvu qu'il nous trouve disposés à imiter, comme il est juste, les exemples qu'il nous a donnés, à respecter les miracles qu'il a faits, à croire à sa doctrine et à lui témoigner notre reconnaissance pour tout ce qu'il a souffert.

27. Ainsi, en Jésus-Christ, tout nous a servi, tout a été salutaire pour ne nous, tout nous fut nécessaire, et sa faiblesse ne nous a pas été moins a utile que sa grandeur; car si la vertu de sa divinité a écarté le joug du péché qui pesait sur nos têtes, c'est la faiblesse de la chair qui lui permit, par sa mort, de rompre la puissance de la mort. C'est ce qui faisait dire avec tant de raison à l'Apôtre : «Ce qui paraît une faiblesse en Dieu est une force plus grande que celle de tous les hommes (I Corinth., I, 25). » Et cette folie par laquelle il lui a plu de sauver le monde, afin de confondre en même temps la sagesse et les sages du monde, quand, par exemple, tout Dieu et tout égal à Dieu qu'il fût formellement, il s'asa baissa jusqu'à prendre la forme d'un esclave; tout riche, grand, élevé et puissant qu'il fût, il se fit pour nous, pauvre, petit, humble et faible; quand il eut faim et soif, quand il ressentit la fatigue des voyages et le reste, non parce qu'il y était contraint, mais parce qu'il l'a bien voulu, cette espèce de folie de sa part, ne fut-elle point pour nous la voie de la sagesse, la forme de la justice et l'exemple de la sainteté? Voilà pourquoi encore le même Apôtre a dit aussi : «Ce qui semble en Dieu de la folie, est plus sage que toute la sagesse des hommes (Ibid., 25). » C'est dont la mort qui nous a sauvés de la mort, c'est la vie qui nous a au tirés de l'erreur, c'est la grâce qui nous a délivrés du péché. Or c'est par sa justice que la mort a remporté la victoire; car en payant une et dette qu'il n'avait point contractée, le juste a acquis le droit de reprendre ce qu'il avait perdu. Quant à la vie, elle a accompli ce qui la du concerne, par la sagesse qui est pour nous le miroir et la leçon de la vie et de la morale; et pour ce qui est de la grâce, elle a effacé nos péchés, comme je l'ai déjà dit, par la vertu de cette puissance qui fait tout ce qu'il lui plaît. Ainsi la mort du Christ fut la mort de notre mort, puisqu'il n'est mort que pour nous assurer la vie. Comment en effet pourrait ne pas vivre celui pour qui la Vie même est morte? Qui pourra faire fausse route dans les voies de la morale, ou dans les sentiers de la foi, s'il est guidé par la Sagesse elle-même ? Et enfin, qui pourra voir un coupable en celui que la justice par excellence a absous? Or Jésus-Christ lui-même, dans son Evangile, se présente comme étant la vie, en disant : «Je suis la vie (Joan., XIV, 6). » Pour les deux autres titres, l'Apôtre les lui attribue en ces termes : « Il nous a été donné de Dieu le Père pour être notre sagesse et notre justice (I Corinth., I, 30).»

28. Mais si la loi de l'Esprit de vie nous a tous délivrés, en Jésus-Christ, de la loi de la mort et du péché, comment se fait-il que nous s sommes encore sujets à la mort au lieu d'être, dès maintenant, revêtus d'immortalité? Ce ne peut être que pour que la vérité de Dieu ; soit accomplie, car Dieu n'aime pas moins la vérité que la miséricorde; il faut donc que l'homme meure, puisque Dieu a dit qu'il mourra, mais il ressuscitera afin qu'on voie que Dieu n'a point oublié la miséricorde. Ainsi quoique la mort n'ait plus sur nous un empire éternel, elle en exerce encore un dans le temps, afin que la parole de Dieu s'accomplisse. Il en est de même du péché; quoiqu'il ne règne plus en maître, dans notre corps mortel, cependant il n'en est pas entièrement banni; c'est ce qui fait que saint Paul, loin de se glorifier d'être complètement délivré de la loi du péché et de la mort, se plaint, au contraire, d'être encore, en quelque chose, sous leur empire, quand il s'écrie, en parlant du péché : « Je sens une autre loi dans mes membres, etc. (Rom., VII, 23), » et qu'il gémit du poids qui l'accable encore; certainement il veut parler de la loi de la mort quand il dit qu'il attend la rédemption de son corps (II Corinth., V, 2).

29. Ces pensées et beaucoup d'autres du même genre que chacun peut avoir en pareille matière, naissent tout naturellement dans les âmes chrétiennes au souvenir du sépulcre de Jésus-Christ; mais je me là figure que l'âme de celui qui le contemple de ses propres yeux doit être touchée d'une bien douce émotion, et qu'il n'est pas indifférent de voir des yeux du corps la place où le Seigneur a reposé ses membres car, si son corps n'y est plus maintenant, il n'en est pas moins, pour nous, rempli d'heureux mystères, pour nous, dis-je, si toutefois nous tenons pour vrai avec autant d'amour que de foi ce que l'Apôtre nous dit en ces termes: « Nous avons été ensevelis avec lui par le baptême, pour mourir au péché, afin que, comme Jésus-Christ est ressuscité d'entre les morts, par la gloire de son Père, nous marchions, nous aussi, dans les sentiers d'une vie nouvelle. Car si nous avons été entés sur lui par la ressemblance de sa mort, nous le serons également par la ressemblance de sa résurrection. (Rom., VI, 2). » Quel bonheur pour ces pèlerins quand, après les fatigues sans nombre d'un long voyage, et une foule de périls auxquels ils se sont vus exposés sur terre et sur mer, il leur est enfin permis de se reposer là même où ils savent qu'a reposé le corps du Seigneur! Il me semble que, dans l'excès de leur joie, ils ne sentent plus la fatigue et ne comptent plus pour rien les frais du voyage; mais, comme s'ils avaient enfin obtenu la récompense de leurs peines et remporté le prix de la course, pour me servir des expressions mêmes des saintes Écritures, ils sont inondés de bonheur d'être arrivés au tombeau du Sauveur. Il ne faut pas croire que c'est par hasard, subitement et comme par suite d'une sorte d'engouement populaire que ce sépulcre est devenu si fameux, car Isaïe longtemps d'avance en a parlé ainsi dans ses prophéties: « En ce temps-là, le rejeton de Jessé sera exposé aux yeux de tous les peuples comme un signe de ralliement, et les nations viendront lui offrir leurs prières; son tombeau sera glorieux (Isa., XI, 10). » L'oracle prophétique se vérifie maintenant, il est nouveau pour nous dans son accomplissement mais il est ancien dans les saintes Écritures, et si nous sommes heureux de le voir s'accomplir sous nos yeux, nous n'en avons que plus de respect pour son antiquité. Mais en voilà assez sur le tombeau du Sauveur.

 

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CHAPITRE XII. Bethphagé.

 

30. Que dirai-je de Bethphagé, le hameau des prêtres, que j'allais oublier; de Bethphagé qui rappelle le sacrement de la confession et le mystère du ministère sacerdotal? Bethphagé signifie la maison de la bouche; or il est écrit: « Ma parole n'est pas loin de vous, elle est clans votre bouche et dans votre coeur (Rom., X, 8). » N'oubliez pas que cette parole ne se trouve pas dans l'une des deux seulement, mais dans l'une et dans l'autre à la fois. En effet, elle se trouve dans le coeur du pécheur où elle opère une salutaire contrition, et elle se trouve aussi dans sa bouche, où elle impose silence à la mauvaise honte qui l'empêcherait de faire une confession nécessaire. Il y a deux sortes de hontes, selon l'Écriture : « l'une qui fait tomber dans le péché et l'autre qui attire la gloire (Eccli., IV, 25). » La bonne est celle qu'on ressent de son péché présent ou passé, et qui fait que, même en l'absence de tout témoin humain, on a, pour la présence de Dieu, beaucoup plus que pour celle d'un homme, un respect d'autant plus grand qu'on sait que Dieu est plus pur que l'homme, et que le pécheur l'offense d'autant plus gravement qu'il est certain que le péché est plus éloigné de lui. Voilà la honte qui chasse la honte et appelle la gloire, soit parce qu'elle ne permet point le péché, ou si elle le permet, le punit par la pénitence et le chasse par la confession. or notre gloire à nous c'est le témoignage de notre conscience. Mais pour la honte qui nous empêche de confesser ce qui peut nous causer de la confusion, elle amène le péché et détruit toute gloire qui prend sa source dans la conscience, puisqu'elle empêche le pécheur contrit de sa faute, d'en débarrasser son coeur, en lui fermant sottement la bouche, quand au contraire il devrait bien plutôt dire avec David : « Seigneur, j'ai résolu de ne point tenir mes lèvres fermées, ainsi que vous le savez (Psalm., XXXIX, 10). » Le même prophète se reprochait ailleurs d'avoir, je crois, cédé à une honte aussi sotte que déraisonnable, quand il s'écriait: « Parce que j'ai gardé le silence, mes os ont vieilli (Psalm. XXXI, 3). » Voilà pourquoi aussi il demande qu'il y ait une garde vigilante placée à sa bouche pour en ouvrir la porte à la confession et la fermer à la justification, et il ne demande pas autre chose à Dieu dans sa prière, parce qu'il n'ignore point que la confession et la louange sont son oeuvre (Psalm. CX, 3). En effet, confesser notre malice et louer en même temps la bonté et la puissance de Dieu, double bien d'une double confession, est un don de Dieu. C'est ce qui faisait dire à David: « Ne souffrez point, Seigneur, que mon cœur se laisse aller à des paroles de malice, et à chercher des excuses à mes péchés (Psalm. CXI, 4). » Voilà pourquoi les prêtres, qui sont les ministres de la parole de Dieu, doivent agir avec une double prudence, et s'appliquer, en même temps qu'ils donnent aux pécheurs de la douleur et de la honte de leurs péchés, à ne pas les empêcher de les confesser, en sorte que, en ouvrant leurs coeurs à la contrition, ils ne ferment point leur bouche à la confession; car ils ne doivent point absoudre un pénitent, quelque contrit qu'il soit, s'il n'a point confessé de bouche ses péchés; en effet, s'il faut croire de coeur pour obtenir la justice, il faut aussi confesser de bouche pour obtenir le salut: d'ailleurs la confession d'un mort est nulle et morte elle-même (Eccli., XVII, 26). Celui donc qui a la parole dans la bouche et ne l'a pas dans le coeur, est vain ou trompeur: mais quiconque l'a dans le coeur et ne l'a point sur les lèvres est un homme orgueilleux ou timide.

 

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CHAPITRE XIII. Béthanie.

 

31. Je ne saurais passer tout à fait sous silence, quoique j'aie hâte de terminer cet écrit, la maison de l'obéissance, Béthanie, la bourgade de Marthe et Marie, le lieu où Lazare a été ressuscité, l'endroit qui nous rappelle la figure de l'une et l'autre vie, l'admirable clémence de Dieu pour les pécheurs et la vertu de l'obéissance unie aux mérites de la pénitence. Disons en deux mots, à propos de cet endroit, que ni le zèle à faire le bien, ni le repos d'une sainte contemplation, ni les larmes de la pénitence ne pourront être agréables hors de Béthanie à celui qui fit tant de cas de l'obéissance qu'il fut obéissant à son Père jusqu'à la mort. Ce sont certainement là les richesses que le Prophète promet en ces termes au nom du Seigneur: « C'est ainsi que le Seigneur consolera Sion, il la consolera de toutes ses ruines, il changera ses déserts en lieux de délices et sa solitude en un jardin divin; on y verra partout la joie et l'allégresse, on y entendra les actions de grâces et les cantiques de louanges (Isa., LI, 3). » Ces délices de l'univers entier, ce trésor du ciel, cet héritage des peuples fidèles, se trouvent confiés à votre fidélité, mes bien chers amis, et recommandés à votre prudence et à votre courage. Or, vous ne pourrez conserver fidèlement et en toute sûreté ce dépôt céleste, si vous comptez sur votre prudence et sur votre courage, au lieu de mettre toutes vos espérances dans le secours de Dieu seul, en vous rappelant que l'homme, avec toute sa force, ne sera jamais que faiblesse, et si vous ne dites avec le Prophète: Le Seigneur est mon ferme appui, mon refuge et mon libérateur (Psalm. XVII, 2), » ou bien : « C'est en vous, Seigneur, que j'ai mis ma confiance et par vous que je conserverai ma force, parce que vous êtes, ô mon Dieu, mon puissant défenseur. Ainsi la miséricorde de mon Dieu me préviendra (Psalm. LVIII, 10 et 11), » et encore: « Non, Seigneur, non, ne nous en donnez pas la gloire, donnez-la tout entière à votre nom (Psalm. CXLII, 2), » de cette manière nous bénirons tous celui qui apprend à vos mains à combattre et à vos doigts à faire la guerre (Psalm. CXLIII, 9).

 

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