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DES DEUX AMES.Système des Manichéens victorieusement réfuté.Oeuvres complètes de saint Augustin traduites pour la première fois en français, sous la direction de M. Raulx, Bar-Le-Duc, L. Guérin & Cie, éditeurs, 1869, Tome XIV, p. 55-68. Traduction de M. l'abbé BURLERAUX.
Les Manichéens soutenaient que chaque homme possède deux âmes, lune bonne, tirée de la substance divine, et lautre mauvaise, sortie du sein des ténèbres. Saint Augustin déplore l'aveuglement profond qui lui avait fait embrasser cette erreur, quand il lui eût été si facile d'en percevoir la folie et lextravagance. Nous n'avons qu'une âme, et elle vient de Dieu ; pour démontrer cette vérité, le saint Docteur invoque successivement la nature de l'âme, l'Ecriture sainte et le caractère propre du péché.
CHAPITRE PREMIER. LAME EST UNE SUBSTANCE VIVANTE.
CHAPITRE II. LES AMIES, BIEN SUPÉRIEURES A LA LUMIÈRE.
CHAPITRE III. LE CORPS LUI-MÊME VIENT DE DIEU.
CHAPITRE IV. LAME D'UN INSECTE SUPÉRIEURE A LA LUMIÈRE CORPORELLE.
CHAPITRE V. LES AMES VICIEUSES, ET LA LUMIÈRE.
CHAPITRE VI. LES VICES ET LA LUMIÈRE SENSIBLE.
CHAPITRE VII. EN QUOI LES MÉCHANTS SONT L'UVRE DE DIEU.
CHAPITRE VIII. ORIGINE DU MAL.
CHAPITRE IX. SAINT AUGUSTIN, VICTIME DE DÉCEPTIONS CRUELLES.
CHAPITRE X. LE PÉCHÉ, OEUVRE DE LA VOLONTÉ.
CHAPIME XI. QU'EST-CE QUE LE PÉCHÉ.
CHAPITRE XII. L'HÉRÉSIE DES MANICHÉENS CONFONDUE.
CHAPITRE XIII. ABSURDITÉ DU SYSTÈME DES DEUX AMES.
CHAPITRE XIV. L'UTILITÉ DE LA PÉNITENCE PROUVE QUE LES AXES NE SONT PAS MAUVAISES PAR NATURE.
CHAPITRE XV. PRIÈRE POUR SES ANCIENS COMPAGNONS D'ERREUR.
CHAPITRE PREMIER. LAME EST UNE SUBSTANCE VIVANTE.
1. L'infinie miséricorde de Dieu a daigné rompre les liens qui m'enchaînaient à la secte manichéenne, et me placer de nouveau dans le sein de l'Eglise catholique. Devenu libre, je puis maintenant mesurer la profondeur de l'abîme où j'étais, et déplorer mon ancien malheur. Si j'avais usé, comme je le devais,. de toutes les ressources qui étaient à ma disposition, je n'aurais pas laissé se dessécher si facilement et en si peu de jours, tous ces germes de la religion véritable qui avaient été déposés en moi, dès mon enfance; je les aurais abrités contre l'erreur et les mensonges de ces hommes faux et trompeurs qui voulaient les arracher de mon âme. Ils m'offraient d'abord cette théorie de deux espèces d'âmes, différentes par leur nature et leurs propriétés, l'une sortie de la substance même de Dieu, l'autre n'appartenant à Dieu par aucun côté, pas même par la création. Or il me suffit, pour repousser ces sophismes, de me rappeler que toute vie, quelle qu'elle soit, par cela même qu'elle est vie, découle nécessairement de la source universelle et du principe unique de la vie; et cette source;, ce principe, que peut-il être, si ce n'est. Dieu? Quant à ces âmes, que les Manichéens appellent mauvaises, ou elles n'ont pas la vie, et dès lors ce ne sont pas des âmes, car alors elles ne sont capables ni de vouloir ni de ne pas vouloir, ni d'aimer ni de haïr; ou bien elles vivent et ont le pouvoir d'être des âmes et d'en faire les fonctions, et c'est ce qu'ils prétendent; mais de quoi vivent-elles, si ce n'est de la vie véritable? Ecoutons Jésus-Christ nous déclarer formellement : « Je suis la vie (1) ». Pourquoi dès lors ne pas confesser que toutes ces âmes qui ne sont âmes que parce qu'elles vivent, ont été créées par Jésus-Christ, c'est-à-dire par la vie elle-même?
CHAPITRE II. LES AMIES, BIEN SUPÉRIEURES A LA LUMIÈRE.
2. Peut-être qu'à cette époque de mes malheurs, ma pensée n'aurait pu envisager cette question de la vie et de la participation à la vie; question, cependant, de la plus haute importance et qui mérite d'être , parmi les docteurs, l'objet d'une discussion sérieuse. Du moins je ne pouvais reculer devant cet axiome qui s'impose de lui-même à tout homme, pour peu qu'il réfléchisse, à savoir que tout ce que nous savons ou l'objet de toutes nos connaissances, est perçu, ou par les sens corporels ou par l'intelligence. Cinq sens sont vulgairement assignés au corps la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût et le toucher. Or, si je soutiens que tous ces sens sont de beaucoup inférieurs à l'intelligence, qui osera me le nier, fût-il aveuglé par l'impiété la plus ingrate et la plus grossière? De ce principe incontestable, je conclus que les perceptions de la vue, de l'ouïe et de tout autre sens corporel, sont d'autant plus inférieures à la perception qui se fait par l'intelligence, que cette intelligence l'emporte sur les sens. Or, toute vie, et par là même toute âme est perçue
1. Jean, XIV, 6.
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uniquement par l'intelligence et nullement par les sens corporels ; tandis que le soleil, la lune et en général toute lumière est perçue par les yeux mortels. Voici pourtant que les Manichéens attribuent au Dieu véritable et bon, la création de la lumière, et ils lui refusent la création de la vie, quelle qu'elle soit, c'est-à-dire de ce qui ne peut être perçu non-seulement que par l'esprit, mais par ce qu'il y a de plus sublime dans l'âme, par l'entendement de l'intelligence. Si, après avoir invoqué Dieu, je me demande à moi-même ce que c'est que la vie, cette chose qui échappe à tous les sens du corps et qui est absolument incorporelle, est-ce que je ne pourrai pas répondre? N'avouent-ils pas eux-mêmes que ces âmes, qu'ils ont en horreur, non-seulement vivent, mais qu'elles ont une vie immortelle? Cette parole de Jésus-Christ : « Laissez les « morts ensevelir leurs morts (1) », ne s'applique pas à ceux qui sont dépouillés de toute vie, mais uniquement aux pécheurs, car le péché est l'unique mort d'une âme immortelle, suivant cette parole de saint Paul : « La veuve qui vit dans les délices est morte (2) » ; il la dit tout à la fois et morte et vivante. Je n'ai point à rechercher combien est honteuse la vie d'une âme pécheresse, il me suffit de savoir qu'elle vit. Si donc ce n'est que par mon intelligence que je puis percevoir une âme, comment ne pas attribuer à l'âme, sur la lumière que nous percevons par les yeux, toute la supériorité qui sépare l'intelligence des yeux eux-mêmes? Puisque les Manichéens font remonter jusqu'au Père de Jésus-Christ le principe de la lumière, comment donc ne reconnaîtrais-je pas que l'âme aussi a été créée par Dieu ? Si, malgré l'ignorance même et l'aveuglement où j'étais, à l'époque dont je parle, j'avais voulu réfléchir sérieusement et étudier la forme et ce qui est formé, l'espèce et son objet, j'aurais compris que le corps lui-même ne peut avoir d'autre principe que Dieu seul.
CHAPITRE III. LE CORPS LUI-MÊME VIENT DE DIEU.
3. Mais je n'ai pas à parler du corps; c'est de l'âme qu'il s'agit, du mouvement spontané et vif, de l'acte, de la vie, de l'immortalité. Comment ne rougirais-je pas de penser
1. Matt, VIII, 22. 2. I Tim. V, 6.
qu'il fut un temps où je refusais'à Dieu la création d'une substance qui résume en elle tant de précieuses qualités ! Ces qualités si nombreuses n'ont reçu de moi qu'un examen inattentif et négligent; c'est là ce qui arrache mes gémissements et mes larmes. Ah ! maintenant, je roulerais en moi ces pensées, ces paroles, je les communiquerais à d'autres, je demanderais quelle est cette puissance intellectuelle à laquelle , dans l'homme, rien ne saurait être comparé. Ces hommes, si toutefois ils sont hommes, sont-ils convaincus de la vérité de cette parole? je leur demanderais aussitôt si c'est par les yeux, organes de la vue, qu'ils comprennent. Ils le nieraient et alors je conclurais que l'entendement surpasse infiniment l'organe de la vue j'ajouterais que l'objet qui, pour être perçu, exige un organe de beaucoup supérieur, doit être de beaucoup supérieur lui-même. De là j'arriverais à leur demander si cette âme, qu'ils disent mauvaise, est perçue par les yeux, ou seulement par l'intelligence. Par l'intelligence, répondraient-ils. Ces prémisses me suffiraient et je serais pleinement autorisé à conclure que cette âme qu'ils ont en exécration est de beaucoup supérieure à cette lumière qu'ils vénèrent, puisque celle-ci tombe dans le domaine des sens, tandis que l'autre ne relève que de l'entendement. Mais peut-être s'arrêteraient-ils ici , et refuseraient-ils de suivre la direction du bon sens; tant est irrésistible la puissance des anciennes opinions, et de l'erreur depuis longtemps acceptée et défendue ! Mais je battrais en brèche ces hésitations , j'insisterais davantage , sans amertume, pourtant, sans légèreté et sans aucune intention de blesser; je rappellerais tous les points concédés, et je montrerais ce qu'il faut concéder encore. Je les inviterais à se concerter entre eux , et à préparer en commun les réponses qu'ils auront à nous opposer; acceptez-vous que l'entendement soit supérieur à nos organes corporels, ou bien niez-vous que ce qui est perçu par la partie la plus excellente de l'âme, soit supérieur à ce qui n'est perçu que par un des vils sens du corps ? Ou bien encore refuseraient-ils d'admettre que ces âmes qu'ils ont en horreur, ne puissent être connues que par l'intelligence, c'est-à-dire par ce qu'il y a dans l'âme de plus excellent, tandis que la lune et le soleil pourraient être perçus autrement que par nos (57) yeux? S'ils ne pouvaient se refuser à proclamer l'absurdité et la folie de ces négations, je leur aurais prouvé, par là même, qu'ils doivent conclure indubitablement que cette lumière pour laquelle ils ne nous inspirent que de la vénération est de beaucoup inférieure à cette âme dont ils proclamaient la bassesse, et pour laquelle ils ne nous inspiraient que de l'éloignement et de l'horreur.
CHAPITRE IV. LAME D'UN INSECTE SUPÉRIEURE A LA LUMIÈRE CORPORELLE.
4. Mais peut-être que troublés par la vigueur de ces conclusions ils me demanderaient si l'âme d'une mouche me paraîtrait supérieure à la lumière. Ma réponse serait assurément affirmative, et sans me laisser effrayer par la petitesse de cet insecte, il me suffirait de savoir qu'il est vivant. Je demande donc, à mon tour, ce qui donne la vigueur à des membres si petits, ce qui dirige un si petit corps selon son appétit naturel, ce qui imprime le mouvement et la cadence à ses pieds, ce qui modère et fait vibrer ses petites ailes pendant son vol. Quel que soit ce principe, quiconque l'étudie attentivement, voit, dans ce petit être, briller quelque chose de si grand, qu'il laisse à une distance infinie la lumière la plus vive qui puisse frapper les yeux. Ce quelque chose, personne n'en doute, ne peut être perçu que par l'intelligence, et à ce titre il l'emporte de beaucoup sur tout ce qui est sensible, et sur la lumière elle-même; ainsi le veulent les lois divines. En effet, le premier fondement de toute connaissance ne repose-t-il pas sur ce principe que nous mettons une différence essentielle entre percevoir par. l'intelligence et sentir par le corps, et que la première de ces deux opérations l'emporte infiniment sur la seconde? Comment dès lors ne pas préférer les choses intelligibles aux choses sensibles, quand l'intelligence est elle-même si supérieure aux sens ?
CHAPITRE V. LES AMES VICIEUSES, ET LA LUMIÈRE.
5. Tant extraordinaire qu'elle soit, voici une conséquence qui s'impose à nous avec toute la force de l'évidence. L'injustice, l'intempérance et tous les autres vices du coeur nous sont connus non pas par les sens, mais par l'intelligence. Ces vices, nous les réprouvons, nous les condamnons; et cependant, en tant du moins qu'ils sont perçus par l'intelligence, nous disons qu'ils l'emportent sur la lumière qui dans son genre mérite tous les éloges. Tenons notre esprit sous une parfaite dépendance à l'égard de Dieu, et nous comprendrons que de prime abord nous ne devons pas préférer ce que nous louons à ce que nous méprisons. Parce que je loue le plomb à cause de son extrême pureté , ce n'est pas à dire pour cela que je (estime plus que l'or mêlé à l'alliage. Chaque chose, en effet, doit être envisagée dans son genre particulier. Je blâme un jurisconsulte pour qui un grand nombre de lois sont lettre morte, et cependant je le crois encore tellement supérieur au plus habile cordonnier, que je rougirais de les comparer l'un à l'autre. Mais je loue ce dernier à cause de l'aptitude qu'il déploie dans son art, et je blâme l'autre de se montrer inférieur à sa profession. De même je dis que l'on doit louer la lumière parce qu'elle est parfaite en ce qu'elle est; mais parce qu'elle est de la catégorie des choses sensibles, qui le cèdent de beaucoup aux choses intelligibles, je dis qu'elle est inférieure, même aux âmes injustes et intempérantes, parce que ces âmes sont des substances - spirituelles: et cependant je ne serais que juste en les jugeant dignes de damnation ; mais alors je ne cherche plus ce qui les rend supérieures à la lumière, mais ce qu'elles devraient être pour se rendre dignes de Dieu. Je me résume; si vous prétendez que cette lumière vient de Dieu, je suis d'accord avec vous; mais je soutiens en même temps que nous sommes encore bien plus autorisés à dire que les âmes, même vicieuses, non pas en tant qu'elles sont vicieuses, mais en tant qu'elles sont âmes, ont dû nécessairement être créées par Dieu.
CHAPITRE VI. LES VICES ET LA LUMIÈRE SENSIBLE.
6. Un interlocuteur habile, mais plus curieux que profond, m'arrête ici et me prie de parler, non pas des âmes vicieuses, mais des , vices eux-mêmes. Ces vices, en effet, n'étant point perçus par les sens du corps, le sont nécessairement par l'intelligence; d'un autre (58) côté les choses intelligibles sont supérieures aux choses sensibles; pourquoi donc, quand nous sommes convenus réciproquement de regarder Dieu comme le créateur unique de la lumière, traiterions-nous de sacrilège celui qui oserait soutenir que Dieu est le créateur des vices? A cet adversaire je ferais la réponse que Dieu inspire d'ordinaire sur-le-champ à ceux qui le servent, sans qu'ils s'y soient aucunement préparés; ou bien je préparerais ma réponse. Si je n'avais ni mérité la lumière divine, ni pu préparer ma réponse, je différerais, en avouant que la tâche commencée est rude et difficile. Je rentrerais en moi-même, je me prosternerais devant Dieu, je gémirais profondément en lui demandant avec ardeur la grâce de ne point permettre, ou que je manque de raisons solides pour achever ma démonstration commencée, ou que je me voie réduit à la nécessité de donner aux choses sensibles la préférence sur les choses intellectuelles, ou de dire qu'il est, lui-même l'auteur des vices ; cruelle alternative également empreinte d'erreur, et d'impiété. Jamais je ne pourrai croire que Dieu m'abandonnerait dans cet état. Bien plutôt, illuminant mon esprit, par l'un de ces modes ineffables qui lui appartiennent, il m'avertirait de considérer, de considérer encore, pour voir s'il est bien vrai que ces vices, au sein desquels je me tourmente, doivent être assimilés aux choses intelligibles. Dans ce but, effrayé d'ailleurs de la faiblesse de mon oeil intérieur, faiblesse qui n'est que le juste châtiment de mes péchés, j'essaierais, au moyen des choses visibles elles-mêmes, de faire un pas vers la connaissance des choses invisibles. Cette manière de procéder ne nous donne nullement une connaissance plias certaine, mais elle est mieux fondée sur .l'expérience. Je chercherais donc d'abord quel est l'objet du sens de la vue : ce sont les couleurs. En effet, elles ne peuvent être perçues par aucun autre sens, elles sont l'objet propre de la vue ou de la lumière; les mouvements des corps, la grandeur, les intervalles, les figures, tout cela, il est vrai, tombe sous le sens de la vue, mais ce n'est pas d'une manière exclusive, puisque le toucher s'y trouve aussi dans sa sphère. De là je conclurais que la lumière l'emporte d'autant plus sur les choses corporelles et sensibles, que la vue l'emporte elle-même sur les autres sens. Je m'en tiendrais donc uniquement à la lumière et je m'établirais sur ce premier degré de mon inquisition. Puis continuant ma marche, je me ferais à moi-même le raisonnement suivant: Si ce soleil qui brille d'un si vif éclat et qui suffit à la clarté du jour, pâlissait insensiblement à nos yeux jusqu'à devenir semblable à la lune, est-ce que l'impression ressentie en nous ne serait pas l'impression produite parla lumière qui brille de toute part? Cherchant alors la lumière, ce que nous verrions encore ne serait pas ce qui n'est plus, mais le peu qui resterait de ce qui était auparavant. Ce n'est donc pas le manque ou le défaut de lumière qui viendrait frapper mes yeux, mais la lumière qui serait restée après la disparition de ce qui était. Or, puisque nous ne verrions pas ce défaut de lumière, nous ne le sentirions pas davantage; car ce qui ne vient pas frapper le sens de la vue, ne peut être vu. Dès lors, si ce défaut ne peut être perçu ni par la vue ni par aucun autre sens, j'ai le droit de conclure qu'il n'est pas une chose sensible. Une chose qui ne peut être sentie, peut-elle être sensible? Appliquons maintenant ces considérations à la vertu, car c'est avec raison que nous disons qu'elle illumine l'esprit d'une lumière intelligible. Or, si cette lumière de la vertu vient à faire défaut, ce défaut est ce que nous appelons le vice; il ne tue pas l'âme mais il l'obscurcit. Si donc nous avons banni le défaut de lumière naturelle de la catégorie des choses sensibles, nous pouvons également exclure de ce qui est intelligible le vice de l'âme ; toutefois ce qui reste dans l'âme, c'est-à-dire ce qui fait qu'elle vit et qu'elle est âme, est aussi intelligible qu'était sensible ce qui dans cette lumière sensible continuait à briller après sa disparition. J'en conclus que l'âme, en tant qu'elle était âme et qu'elle participait à la vie, condition essentielle de son existence, est de beaucoup supérieure à toutes les choses sensibles. N'est-ce pas dès lors se condamnera l'erreur la plus profonde que de soutenir que, parmi les âmes, il en est qui n'ont pas été créées par Dieu, quand d'ailleurs on célèbre la création divine de la lune et du soleil? 7. Si nous entreprenions d'énumérer toutes les choses sensibles, nous devrions parler, non-seulement de ce que nous sentons, mais même de ce dont nous pouvons juger par le corps, quoique nos sens n'en soient point affectés ; c'est ainsi que nous jugeons les (59) ténèbres par nos yeux et le silence par nos oreilles; nous percevons les unes sans les voir et l'autre sans l'entendre. De même les choses intelligibles ne sont pas seulement celles que nous percevons par la lumière de l'entendement, comme la sagesse elle-même, mais aussi celles qui nous inspirent de l'horreur par la privation de cet éclat extérieur, par exemple la folie, que nous appelons avec raison les ténèbres de l'âme. Quant à discuter sur les mots, je m'en garderai bien, mais il me serait facile de partager la question en une multitude de subdivisions qui prouveraient à tout esprit attentif que, d'après les lois infaillibles de la vérité, les substances intelligibles doivent être préférées aux substances sensibles, mais qu'on ne peut en dire autant des défauts de ces substances, quoique, parmi ces défauts, nous appelions les uns intelligibles et les autres sensibles. Que si on veut ranger parmi les substances et ces lumières sensibles et ces âmes intelligibles, sans aucun doute on sera forcé de reconnaître la supériorité des âmes sur toutes les autres substances ; tandis que parmi les défauts de tout genre il n'y aura aucune préférence à établir, puisque ces défauts ne désignent que la privation et non l'être, et qu'ils n'ont d'autre valeur intrinsèque que celle d'une négation. Rapprochons ces deux négations : il n'y a pas d'or, il n'y a pas de vertu; sans doute il y a une grande différence entre l'or et la vertu; mais entre ces deux négations, quelle différence pourrait-on trouver? Il est certain, et personne n'en doute, qu'il est mille fois plus honteux de ne pas avoir de vertu, que de ne pas avoir d'or; mais cette honte vient-elle de la négation même ou de la chose dont on manque? Plus la vertu l'emporte sur l'or, plus la honte de manquer de vertu l'emporte sur celle d'être pauvre. Donc puisque les choses intelligibles l'emportent sur les choses. sensibles, nous devons tolérer beaucoup plus difficilement le défaut dans les choses intelligibles, que dans les choses sensibles, non pas à cause des défauts eux-mêmes, mais à cause de ce qui en est l'objet. Il suit delà que le défaut de vie, laquelle est une chose intelligible, est beaucoup plus déplorable que le défaut de lumière sensible, par la raison que la vie que nous percevons par l'intelligence est de beaucoup supérieure à la lumière, puisque celle-ci n'est perçue que par les sens. 8. Maintenant donc, osez, si vous le pouvez, attribuer à Dieu la création du soleil, de la lune et de tout ce qui brille d'un éclat visible dans les astres et dans notre feu terrestre; et en même temps niez que Dieu soit-le créateur de toutes les âmes, qui ne sont telles que par la vie qui les anime et qui l'emporte de beaucoup sur la lumière. Il est dans la vérité celui qui dit : En tant qu'il brille, cet objet est de Dieu; et moi, grand Dieu, je serais dans l'erreur si je m'écrie : En tant qu'elle vit, cette âme est de Dieu 1 De grâce n'exagérez pas l'aveuglement de l'esprit et les supplices de l'entendement jusqu'à soutenir que les hommes ne peuvent comprendre ces premières notions du bon sens! Mais quelles que soient leur erreur et leur obstination, armé de mes raisons invincibles, je puis sans hésiter étudier avec eux ce sujet, l'envisager sous toutes ses faces et le discuter avec calme, sans craindre aucunement qu'aucun d'eux hésite un seul instant à reconnaître la supériorité de l'entendement ou de ce qui est perçu par l'intelligence, sur les sens ou sur tous les objets qui ne sont connus que par les sens. Cela posé, qui donc aurait la hardiesse de soutenir que les âmes, si vicieuses fussent-elles, en tant qu'elles sont âmes, ne doivent pas être rangées dans la classe des choses intelligibles, et que c'est par leurs défauts que nous les percevons ? En effet, ce qui constitue l'essence de l'âme , c'est la vie. Sans doute, c'est par leurs défauts que nous les connaissons vicieuses, car c'est parce qu'elles manquent de vertu qu'elles sont vicieuses : mais ce n'est pas par leurs défauts que nous percevons qu'elles sont des âmes; elles le sont par la vie qui les anime. On ne peut pas dire davantage que la présence de la vie en elles soit la cause de leur défaillance : car la défaillance dans un objet est toujours en proportion de la disparition de la vie. 9. En face de cette évidence qui nous prouve que, bien moins encore que la lumière, les âmes ne peuvent être séparées de leur auteur, je repousserais , sans restriction aucune , toutes les objections qui me seraient faites, et je conjurerais mes adversaires d'imiter plutôt ceux qui avec moi proclament que Dieu est nécessairement l'auteur unique de tout ce qui existe, parce qu'il existe et en tant qu'il existe.
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CHAPITRE VII. EN QUOI LES MÉCHANTS SONT L'UVRE DE DIEU.
Peut-être m'objectera-t-on ces paroles de l'Evangile : « Vous n'écoutez pas ma voix, parce que vous n'êtes pas de Dieu; vous avez pour père le démon (1) ». Et moi j'opposerai ces autres paroles : « Tout a été fait par lui et rien n'a été fait sans lui (2) » ; et ces autres de saint Paul : « Il n'y a qu'un seul Dieu de qui tout découle, et un seul Seigneur Jésus-Christ par qui tout a été fait (3) » ; ou bien encore : « Gloire à Celui de qui tout vient, par qui tout a été fait, en qui tout existe (4) ». Puis je conseillerai à mes adversaires, si toutefois j'en rencontrais, de suspendre tout jugement présomptif sur ces passages, et de s'adresser à des docteurs en les priant de nous montrer l'accord qui existe entre ces textes qui nous paraissent se contredire. En effet, c'est dans la même Ecriture que nous lisons : « Tout vient de Dieu (5) » ; et ailleurs « Vous n'êtes pas de Dieu ». Condamner les Livres saints serait un crime et une témérité; n'est-il pas plus sage de s'adresser à un docteur habile qui nous donnera la solution de cette difficulté ? Qu'il soit bon interprète, et, comme parle l'Ecriture, un homme spirituel (6), nécessairement il appuiera tous les raisonnements que j'ai faits sur la nature intelligible et sensible, il les développera même beaucoup mieux que moi et en fera mieux ressortir l'évidence. Et savez-vous quelle serait sa conclusion ? C'est que toutes les âmes sont de Dieu, ce qui n'empêche pas que l'on ait pu dire en toute justice aux pécheurs et aux infidèles : «Vous n'êtes pas de Dieu ». Nous-mêmes, avec le secours de Dieu, nous pourrions facilement comprendre qu'autre chose est de vivre, autre chose de pécher. J'admets qu'en comparaison de la vie du juste, celle du pécheur soit appelée la mort (7) ; cependant il n'est que trop vrai qu'un homme peut être en même temps et vivant et pécheur : comme vivant, il est de Dieu, mais comme pécheur il n'est pas de Dieu. Ces deux choses sont parfaitement distinctes; quand donc nous voulons exalter la toute-puissance du Dieu créateur, nous pouvons dire aux pécheurs qu'ils sont de Dieu. Nous le leur disons en tant qu'ils sont des êtres animés, raisonnables et surtout en tant qu'ils ont la vie;
1. Jean, VIII, 47, 44. 2.
toutes ces qualités sont évidemment et par elles-mêmes des dons du ciel. Quand, au contraire, nous nous adressons aux méchants , comme tels, c'est en toute vérité que nous leur disons : « Vous n'êtes pas de Dieu ». Nous le disons à ceux qui repoussent la vérité, aux infidèles, aux impudiques, aux criminels, en un mot, aux pécheurs : n'est-il pas certain que tous ces crimes n'ont pas Dieu pour auteur ? Pourquoi, dès lors, nous étonner que Jésus-Christ s'adressant aux pécheurs, en tant qu'ils sont pécheurs et qu'ils ne croient pas, leur dise: « Vous n'êtes pas de Dieu » ; et cela, sans porter aucune atteinte à la véracité de cette autre parole : « Tout a été fait par lui ; tout vient de Dieu ? » Ne pas croire en Jésus-Christ, repousser sa venue, ne pas le recevoir, si c'était là le caractère de toutes les âmes qui ne sont pas créées par Dieu, en sorte qu'on doive prendre à la lettre cette parole : « Vous n'écoutez pas ma voix, parce que vous n'êtes pas de Dieu », comment serait vraie cette parole de saint Jean au début remarquable de son Evangile : « Il est venu chez les siens et les siens ne l'ont pas reçu (1) ? » Comment étaient-ils siens s'ils ne l'ont pas reçu; comment dire qu'ils n'étaient pas siens, parce qu'ils ne l'ont pas reçu ; n'est-ce pas parce que les pécheurs, en tant qu'ils sont hommes, appartiennent à Dieu et en tant que pécheurs au démon? Il avait donc en vue leur nature même, celui qui a dit : « Les siens ne l'ont pas reçu », tandis que Jésus-Christ ne parlait que de leur mauvaise volonté quand il leur disait: « Vous n'êtes pas de Dieu ». L'Evangéliste exaltait les oeuvres de Dieu et Jésus-Christ reprochait aux hommes leurs péchés.
CHAPITRE VIII. ORIGINE DU MAL.
10. On me demandera peut-être: D'où vient le péché? et d'une manière plus générale D'où vient le mal ? Si le mal vient de l'homme, d'où vient l'homme ?S'il vient de l'ange, d'où vient l'ange ? C'est de Dieu, nous dit-on, et en cela on dit la vérité; cependant cela ne suffit pas pour empêcher les ignorants et les esprits faibles de croire que les maux et les péchés sont liés à Dieu comme par une sorte de chaîne. C'est sur cette question que les Manichéens se croient invincibles, comme s'il suffisait d'interroger pour savoir? Oh ! s'il
1. Jean, I, 11.
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en était ainsi, personne au monde ne serait plus savant que moi ! Mais combien de fois il arrive, dans une discussion, que tel adversaire qui, pour jouer le personnage d'un grand docteur, propose une grande question, est plus ignorant sur la matière que celui-là même à qui il veut en imposer. Il en est ainsi des Manichéens; pour se faire croire bien supérieurs à la multitude, ils proposent, les premiers, des questions qu'ils ignorent comme la multitude. Quand je discutais avec eux (et je n'aurais pas à m'en repentir si je l'avais toujours fait, comme je le fais maintenant), et qu'au moment où je déclinais mes raisons, ils m'opposaient cette objection, je devais leur dire : Voyons, ne vous est-il pas facile de convenir avec moi, que si rien ne peut briller sans Dieu, à plus forte raison rien ne peut vivre sans Dieu? Sortons enfin de ces monstrueuses opinions qui veulent nous faire croire que je ne sais quelles âmes jouissent de la vie sans la tenir de Dieu. A l'aide de ce principe, nous arriverons ensemble à connaître ce que vous ignorez avec moi : l'origine du mal. En effet, l'homme peut-il connaître le souverain mal, s'il ne connaît pas le souverain bien? Nous ne connaîtrions pas les ténèbres, si nous vivions toujours dans les ténèbres; c'est la connaissance de la lumière , qui nous fait connaître son contraire. Or, le souverain bien, c'est ce à quoi rien ne peut être supérieur; Dieu est le bien, et comme rien ne peut être supérieur à Dieu, il suit nécessairement que Dieu est le souverain bien. Ayons donc de Dieu une véritable connaissance, et nous aurons bientôt découvert ce que nous cherchons. Et cette connaissance de Dieu, la regardez-vous comme une chose de médiocre importance ? La récompense qui nous est promise, n'est-ce pas la vie éternelle ? et la vie éternelle, quest-elle autre chose que la connaissance de Dieu ? Voici ce que dit le Seigneur : « La vie éternelle consiste à vous connaître, vous, le seul vrai Dieu, et Jésus-Christ que vous avez envoyé (1) ». Notre âme est immortelle par nature, et cependant, si elle repousse la connaissance de Dieu, on dit d'elle qu'elle est morte : au contraire, qu'elle se convertisse à Dieu, aussitôt elle mérite la vie éternelle, parce que, comme je l'ai dit, la vie éternelle c'est la connaissance de Dieu. Or, personne ne peut se convertir à Dieu qu'en
1. Jean, XVII, 3.
renonçant à ce monde. Mais pour moi, c'est là une oeuvre ardue et très-difficile; si pour vous elle est facile, Dieu seul le sait. Je voudrais bien le croire, mais je me sens arrêté par cette pensée que ce monde, auquel nous devons renoncer est visible, qu'à lui dès lors s'appliquent ces paroles de l'Apôtre : « Les choses que l'on peut voir sont temporelles; mais les choses qui ne se voient pas sont éternelles (1) » : et que pourtant vous attachez plus d'importance au jugement de vos yeux qu'à celui de l'intelligence, puisque vous déclarez que toute plume qui brille ne brille que parce qu'elle est de Dieu, tandis que vous proclamez que ce n'est pas de Dieu que toute âme vivante a reçu la vie. Et combien de choses semblables je pourrais avancer ! combien de souvenirs pourraient se présenter à mon esprit ! Je pourrais, versant devant Dieu les prières les plus ferventes , et pieusement attentif aux enseignements de l'Ecriture, ou multiplier des témoignages semblables, ou trouver des moyens de m'assurer la victoire.
CHAPITRE IX. SAINT AUGUSTIN, VICTIME DE DÉCEPTIONS CRUELLES.
11. Deux choses surtout, qui séduisent facilement l'inexpérience de la jeunesse, me jetèrent dans ce cercle inextricable d'erreurs. Ce fut d'abord la familiarité qui, sous je ne sais quelle forme extérieure de bonté, m'enlaça de ses plis comme le fait une chaîne enroulée autour du cou. Ce fut ensuite la funeste victoire dont je cueillais les lauriers, toutes les fois que je discutais avec des chrétiens ignorants , mais qui malgré leur ignorance défendaient leur foi avec tous les efforts possibles. Ces succès multipliés enflammaient mon ardeur de jeune homme, et de plus en plus je me précipitais dans l'abîme de l'iniquité. Ce genre agressif fut en moi le fruit des leçons de mes maîtres, et j'attribuais volontiers à eux seuls la gloire de toutes les ressources que je puisais dans mon esprit ou dans mes lectures. De cette manière, leurs discours ne faisaient qu'enflammer mon ardeur belliqueuse , et mes victoires redoublaient sans cesse mon affection pour mes maîtres. Aussi j'acceptais toujours comme vrai, sans le savoir, tout ce qu'ils me disaient,
1. II Cor. IV, 18.
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leurs paroles n'eussent-elles été que le poison le plus violent; il me suffisait de désirer que ce fût la vérité, pour l'accepter comme vrai. Aussi arriva-t-il que malgré la lenteur et les hésitations du début, je me fis pour longtemps le disciple d'hommes qui mettent une paille brillante bien au-dessus d'une âme vivante. 12. Disons la vérité, il m'était impossible, à cette époque, de discerner les choses sensibles des choses intelligibles, les choses charnelles des choses spirituelles ; une telle opération était entièrement en dehors de mon âge, de mon instruction, de mes habitudes, et surtout je ne m'y étais disposé par aucun mérite. Ce discernement, en effet, est la source d'une joie abondante et d'une grande satisfaction. Est-il donc vrai que je ne pouvais saisir cette distinction, que la nature elle-même, sous la garde souveraine des lois de Dieu, a gravée dans le jugement de tous les hommes ?
CHAPITRE X. LE PÉCHÉ, OEUVRE DE LA VOLONTÉ.
Je suppose des hommes quels qu'ils soient, pourvu qu'ils ne soient pas atteints de folie, et comme tels, séparés de la société humaine; qu'ils soient aussi légers, aussi ignorants, aussi lents d'esprit qu'on peut l'imaginer; je veux savoir d'eux si une personne dont on a saisi la main, pendant son sommeil, pour lui faire écrire des choses criminelles, est coupable de péché. Comment douter que tous me répondraient négativement, et se récrieraient assez énergiquement qu'une telle question ne peut que les blesser par son ineptie? Je leur fais mes excuses et ne néglige rien pour me mériter de leur part un pardon généreux et complet. Je suppose alors que la personne dont je parle ne dormait pas, qu'elle savait même ce que sa main écrivait, mais que tous ses autres membres étaient tellement enchaînés que l'homme le plus vigoureux aurait été obligé de subir cette coaction. Cette personne qui savait ce qu'elle faisait , mais qui s'y opposait de toute la force de sa volonté, était-elle coupable de péché ? Et de nouveau, étonnés d'une semblable question, tous ces hommes me répondraient encore négativement et sans la moindre hésitation. Pourquoi donc? Parce que personne ne peut être condamné pour une chose qu'il a faite sans le. savoir, ou ne pouvant faire autrement. J'insiste de nouveau, et pour trouver plus facilement la solution que je cherche, je presse la nature humaine dans ses derniers retranchements, et je demande si cet homme qui dormait, sachant pari avance l'usage qu'on devait faire de sa main, s'était enivré à dessein, afin de rendre son sommeil plus profond et de tromper par son serment, ce sommeil serait-il une preuve de son innocence? Et tous me répondraient que cet homme est coupable. Et si l'autre s'est fait lier volontairement afin de trouver une justification dans l'impossibilité où il était de résister ; ces chaînes suffiront-elles pour l'exempter de péché? Puisqu'il était lié, il ne pouvait résister; de même que l'autre qui dormait, ne pouvait savoir ce qu'il faisait. Et l'on me répondrait unanimement que sans aucun doute, tous deux doivent être condamnés comme coupables. De tout cela, je conclurais infailliblement, qu'il n'y a de péché que dans la volonté; et en cela je pourrais m'appuyer sur la justice elle-même qui punit ceux qui, ayant eu la volonté de pécher, n'ont pu réaliser leurs coupables desseins. 13. En m'entendant faire ces suppositions, pourrait-on m'accuser de traiter de choses obscures et cachées qui prêtent si facilement lieu au soupçon de fraude ou d'ostentation, en raison même du petit nombre des personnes qui peuvent les comprendre ? Eh bien ! arrivons peu à peu à la distinction des choses intelligibles et des choses sensibles, et qu'on ne m'accuse pas de mensonge ou d'orgueil comme si je prétendais accabler, par la subtilité de mes discussions, des âmes simples et. ignorantes. M'est-il permis de savoir que je vis? M'est-il permis de savoir que. je veux 'vivre? Si le genre humain voit dans ces deux propositions de simples données du bon sens, j'en conclus que nous avons la connaissance et de notre volonté et de la vie. Et dans cette science, nous n'avons pas à craindre que quelqu'un puisse nous convaincre de mensonge comment en effet faire croire faussement à quelqu'un ou qu'il ne vit pas, ou qu'il ne veut rien? Je ne crains pas non plus d'énoncer des prémisses douteuses ou obscures; on m'accuserait plutôt d'apporter trop de clarté dans la discussion. Mais voyons où elle va nous conduire. 14. C'est donc par la volonté seule que l'on (63) pèche. Or, notre volonté nous est parfaitement connue, car comment saurais-je que je veux, si je ne savais pas ce que c'est que la volonté. Voici comment on la définit : la volonté est un mouvement de l'âme qui, sans y être contrainte par quoi que ce soit, nous porte ou à conserver ou à acquérir quelque chose. Pourquoi donc rie pouvais-je alors adopter cette définition ? Etait-il si difficile de voir que ce qui est forcé est contraire à la volonté? ne disons-nous pas que ce qui est à gauche est le contraire de ce qui est à droite, mais dans un autre sens que quand nous disons que le noir est le contraire du blanc? En effet, une chose ne peut être à la fois noire et blanche, tandis que quand un homme se trouve au milieu de deux autres, à l'égard de l'un il est à gauche, et à droite à l'égard de l'autre ; il reste toujours un seul et même homme, mais à l'égard d'un seul homme il ne peut être à la fois et à droite et à gauche. De même une âme peut en même temps vouloir- et ne pas vouloir; mais par rapport à une seule et même chose, elle ne peut en même temps et ne pas la vouloir et la vouloir. Interrogez quelqu'un qui fait une chose sans la vouloir, il vous dira qu'il ne veut pas la faire; demandez-lui s'il veut ne pas la faire; il vous répondra qu'il le veut. Donc, faire une chose sans la vouloir ou malgré soi, c'est vouloir ne pas la faire; ces deux mouvements contraires se trouvent à la fois dans une seule et même âme, mais sous des rapports différents. Mais pourquoi cette observation? C'est parce que, si de nouveau nous demandons pourquoi il fait. cette chose malgré lui, il nous dira qu'il y est contraint. En effet, quiconque agit malgré lui, agit sous le coup d'une coaction, et quiconque agit sous l'influence de la coaction, agit malgré lui. Reste à montrer que celui qui veut, est, dans sa volonté, toujours libre de la coaction, lors même que quelqu'un se dirait contraint. Ainsi tout homme qui agit parce qu'il veut, n'est point contraint, et quiconque n'est pas contraint, agit ou n'agit pas, mais toujours volontairement. Ce sont là des idées sur lesquelles, sans aucune absurdité possible,-nous pouvons interroger tous les hommes, depuis l'enfant jusqu'au vieillard, depuis l'écolier jusqu'au docteur; la nature elle-même en proclame la vérité; pourquoi donc, en définissant la volonté, n'ai-je pas alors mentionné l'absence de toute coaction, dont aujourd'hui je connais par expérience la nécessité ? Et si ces notions sont la simple expression de la nature elle-même, quelle obscurité peut-il rester encore dans cette question? A moins peut-être que quelqu'un n'ignore que quand nous voulons, nous voulons quelque chose, et que notre âme se porte vers cet objet, soit pour le posséder ou ne pas le posséder, soit pour vouloir le conserver si on le possède, soit pour l'obtenir si on ne le possède pas? Donc du moment que l'on veut, on veut nécessairement acquérir ou ne pas perdre. Et quand je réfléchis que ces notions sont plus claires que la lumière, qu'elles ne sont pas de moi, mais qu'elles ont été gravées dans l'intelligence du genre humain tout entier, par l'effet de la libéralité de la vérité même, je me demande pourquoi je ne pouvais dire alors : la volonté est un mouvement de l'âme, qui sans aucune coaction , nous porte vers quelque chose, pour ne pas le perdre ou pour l'acquérir.
CHAPIME XI. QU'EST-CE QUE LE PÉCHÉ.
15. Mais, me dira quelqu'un, en quoi tout cela nous aide-t-il à combattre les Manichéens? Attendez; définissons d'abord le péché, qui procède nécessairement de la volonté, comme nous l'atteste la loi divine elle-même gravée dans la nature humaine. Je dis donc que le péché est, à proprement parler, la volonté de conserver ou d'obtenir ce que la justice nous défend et ce dont il nous est libre de nous abstenir. Et en effet, s'il n'y avait pas de liberté, il n'y aurait pas de volonté. Cette définition du péché, je l'avoue, est plus grossière que scrupuleuse. Ai-je donc besoin de scruter tant de livres obscurs pour apprendre que personne ne peut être condamné ni au mépris ni au supplice, pour vouloir ce que la justice ne lui défend pas, ou pour ne pas faire ce qui ne lui est pas permis ? N'est-ce pas là ce que les bergers chantent sur les montagnes, les poètes dans les théâtres, les ignorants dans leurs cercles, les savants dans les bibliothèques, les maîtres dans les écoles, les évêques dans les temples et le genre humain sur la face du monde tout entier? Que si personne n'est digne ni de mépris ni de condamnation, pour ne pas faire ce que lui défend la justice, ou ce qu'il ne peut faire, tandis que tout péché est, par lui-même, digne de (64) mépris et de condamnation, doutera-t-on encore qu'il y ait péché quand on veut ce qui est injuste et quand on est libre de ne pas le vouloir ? Voilà pourquoi je puis maintenant, et j'aurais toujours dû pouvoir donner du péché cette définition tout à la fois vraie et facile à saisir : le péché c'est la volonté de retenir ou d'acquérir ce que la justice défend, quand on est libre de s'en abstenir.
CHAPITRE XII. L'HÉRÉSIE DES MANICHÉENS CONFONDUE.
16. Maintenant voyons les avantages que nous avons obtenus. Ils sont si nombreux, que nous ne pouvons en désirer plus; et vu effet ils tranchent toute la question. Consultez le fond même de notre conscience, les lois divines gravées dans notre nature, dans notre âme même où nous les retrouvons dans toute leur réalité et leur certitude, et vous reconnaîtrez combien sont vraies ces deux définitions de la volonté et du péché; et cette vérité une fois reconnue, vous avez en main des raisonnements aussi courts qu'invincibles qui renversent infailliblement tout le système hérétique des Manichéens. Voyons en effet. Ils divisent les âmes en deux classes, l'une bonne et comme telle créée par Dieu, toute spirituelle et tirée du néant, ils la regardent même comme une partie de la substance divine émanée de Dieu lui-même; l'autre, essentiellement mauvaise, n'appartient à Dieu et ne se rapproche de lui en aucune manière; dès lors puisque Dieu est le souverain bien, ces âmes sont par là même le souverain mal. Ces deux classes d'âmes, autrefois parfaitement séparées, sont aujourd'hui confondues. Je n'avais jamais entendu parler de ce genre de mélange et je n'en connaissais pas la cause; cependant je pouvais déjà demander si ces âmes mauvaises, avant leur mélange avec les bonnes, jouissaient de quelque volonté. Si elles n'en avaient point, elles étaient sans péché et innocentes, et alors comment pouvaient-elles être mauvaises ? Dira-t-on qu'elles n'avaient pas plus de volonté que le feu, mais qu'elles étaient mauvaises , parce qu'il leur suffisait de toucher le bien pour le souiller et le corrompre? Mais alors quel crime n'est-ce pas d'attribuer à la nature du mal une puissance telle qu'il peut transformer une partie de Dieu et rendre corruptible le souverain bien lui-même ? Dira-t-on qu'elles avaient une volonté? Alors il y avait donc en elles ce mouvement qui, sans coaction aucune, porte à ne pas perdre un objet ou à l'acquérir; cet objet, à son tour, était un bien véritable ou du moins était jugé tel ; car il n'y a que le bien qui puisse exciter la convoitise. Mais, avant le mélange dont ils nous parlent, pouvait-il, dans le souverain mal, y avoir quelque bien? Comment. dès lors ce souverain mal pouvait-il avoir la connaissance ou seulement la pensée du bien ? Ou bien ces âmes, toutes pleines d'horreur pour ce qui était en elles, aspiraient-elles au bien véritable qui leur était étranger? Mais une volonté qui aspire au bien suprême et véritable, est assurément digne des plus brillants éloges. Et c'est dans le souverain mal que l'on surprend un mouvement de l'âme aussi louable ? Direz-vous que leur convoitise n'avait d'autre but que de nuire? Mais d'abord c'est là un cercle vicieux. Car celui qui veut nuire, se propose évidemment, pour son propre bien, de priver quelqu'un de tel ou tel bien. Ces âmes avaient donc ou la science, ou au moins l'idée du bien, science ou idée qui sont absolument incompatibles avec le souverain mal. Ensuite ce bien qu'elles remarquaient au-dehors, et auquel elles voulaient nuire, comment pouvaient-elles le connaître ? Si elles le connaissaient,, que pouvez-vous voir de plus beau dans une âme que cette connaissance ? Est-ce que le but constant de tous les efforts déployés par les bons, n'est pas de connaître ce bien suprême et véritable ? Et ce qui n'est maintenant le privilège que de quelques esprits justes et bons, vous en faites la prérogative du mal lui-même, en dehors de tout secours de la grâce? De plus, si ces âmes gouvernaient les corps et voyaient par les yeux des corps, quelles langues, quelles poitrines, quels génies pourraient suffire à louer de tels yeux, auxquels on oserait à peine comparer l'intelligence même des justes? Que de biens nous trouvons dans le souverain mal ! Si c'est un mal de voir Dieu, Dieu n'est plus le bien; or, Dieu est le bien, c'est donc un bien de voir Dieu et je ne sais quel bien peut être comparé à celui-là. Si donc ce que l'on voit est bon, comment peut-il se faire que la possibilité même de le voir soit un mal? Avouez donc que le pouvoir qu'il a donné à ces yeux et à ces intelligences, de contempler la substance (65) divine est un bien qui surpasse toute louange et toute admiration. Et si ce pouvoir n'est point un pouvoir créé, mais un pouvoir essentiel et, éternel, trouvez-moi un bien qui soit préférable à ce mal. 17. Enfin, pour savoir au juste ce que nous devons penser de toutes ces brillantes qualités qu'ils attribuent aux âmes, je demanderai si. parmi ces âmes il en est que Dieu doit réprouver éternellement. S'il n'en doit condamner aucune, les mérites ne sont donc rien, il n'y a plus de Providence, et le monde n'est plus gouverné que par le hasard et non par la raison, ou plutôt il n'est gouverné par rien, car une administration confiée au hasard, est une administration qui n'existe pas. Une telle conséquence révolte ceux-là mêmes qui ont secoué tout lien de religion; concluons donc ou que quelques âmes seront damnées ou que le péché n'existe pas. Si le péché n'existe pas, le mal lui-même n'est plus possible; et toute hérésie qui en est réduite à cette négation, a reçu le coup de mort, dont elle ne se relèvera jamais. Il faut donc que les Manichéens conviennent avec moi que certaines âmes tomberont infailliblement sous le coup du jugement et de la condamnation. Mais si ces âmes sont bonnes, quelle est donc leur justice ? Si elles sont mauvaises, est-ce par nature, est-ce par l'effet de leur volonté ? Par nature, aucune âme ne peut être mauvaise. Pourquoi donc? En vertu des définitions que nous avons données précédemment de la volonté et du péché. Dire que les âmes sont mauvaises et qu'elles ne pèchent pas, ce serait la plus insigne folie ; dire qu'elles pèchent, sans aucune volonté de leur part, c'est une absurdité plus grande encore; enfin regarder quelqu'un comme coupable de péché parce qu'il n'a pas fait ce qu'il n'a pu faire, c'est le comble de l'iniquité et du délire. Si donc, dans tout ce qu'elles accomplissent, ces âmes obéissent à leur nature et non à leur volonté, c'est-à-dire si elles ne sont pas libres d'agir ou de ne pas agir, nous ne pouvons les regarder comme coupables de péché. Tous avouent cependant que ce n'est que justice de condamner les âmes mauvaises , tandis qu'une condamnation portée contre celles qui n'ont pas péché, serait de la plus criante injustice : n'est-ce pas annoncer par là même qu'il n'y a d'âmes mauvaises que celles qui pèchent; tandis que les autres ne sont bonnes que parce qu'elles ne pèchent pas? C'est donc l'erreur la plus grossière de soutenir avec les Manichéens qu'il est une classe d'âmes qui sont mauvaises par leur nature. 18. Maintenant examinons cette classe d'âmes qu'ils disent si bonnes par leur nature, qu'elles sont la substance de Dieu même. Je sais qu'il est bon que chacun connaisse le rang dans lequel il est placé et son propre mérite; mais, quand on se sent victime de changements si fréquents, n'est-ce pas un orgueil sacrilège de croire que l'on est de la substance même de ce bien suprême qu'une raison droite nous montre essentiellement immuable? Il nous a été clairement prouvé que ce n'est pas un péché pour les âmes de ne pas être ce qu'elles ne peuvent être; il suit de là que les âmes mauvaises ne peuvent pas pécher et, dès lors, qu'elles ne peuvent point ne pas être ce qu'elles sont. Dès lors il ne peut y avoir de possibilité de pécher, que pour les âmes qui non-seulement sont bonnes par nature, mais sont encore la substance même de Dieu. Maintenant invoquons l'autorité de la révélation chrétienne. Les Manichéens n'ont jamais nié qu'un Chrétien qui revient sincèrement à Dieu puisse obtenir le pardon de ses péchés; ils ont avancé bien des erreurs contre les saintes Ecritures, mais ils ont toujours refusé de suivre sur ce terrain un autre célèbre imposteur. Or, à qui ces péchés sont-ils pardonnés? Est-ce aux âmes mauvaises? mais alors elles peuvent devenir bonnes et posséder le royaume de Dieu avec Jésus-Christ. Non, disent-ils, ce ne peut être aux âmes mauvaises. Alors c'est donc aux âmes qu'ils nous présentent comme étant la substance de Dieu même. Ces âmes peuvent donc pécher; bien plus il n'y a qu'elles qui aient le triste pouvoir de pécher. Je n'ai pas à m'occuper de savoir si elles sont seules pour pécher; il me suffit de savoir qu'elles pèchent. Est-ce le mélange du mal qui les nécessite à pécher? Mais si la coaction est telle qu'elles ne puissent pas résister, il est clair qu'elles ne pèchent pas; si, pouvant résister, elles consentent de leur volonté propre, pourquoi alors nous obliger de découvrir de si grands biens dans le souverain mal, et le mal même du péché dans le souverain bien? Mais peut-être que le mal ne se trouve pas là où ils le soupçonnent, et le souverain bien là où le suppose leur coupable superstition?
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CHAPITRE XIII. ABSURDITÉ DU SYSTÈME DES DEUX AMES.
19. Après avoir signalé le coupable délire qui seul a pu inventer le système de deux espèces d'âmes différentes, ai-je du moins pu saisir ce qu'au fond de tout cela il peut y avoir à apprendre et à retenir? Cette classification signifie-t-elle seulement, qu'au moment de délibérer, le consentement se porte tantôt vers le mal et tantôt vers le bien? Mais n'est-il pas plus simple alors de voir en cela l'unité de l'âme, qui, armée de sa libre volonté, peut se porter d'un côté et de l'autre, et revenir également de sa première résolution? J'éprouve cela moi-même, mais je conserve parfaitement le sentiment de ma personnalité unique , quand je considère les deux partis et quand je choisis l'un ou l'autre. Or, souvent il arrive que l'un me plaît, tandis que l'autre convient, nous hésitons alors. Je ne m'en étonne pas, car nous sommes constitués de telle sorte que le plaisir peut nous attirer par la chair, et l'honneur par l'esprit. Serait-ce ce phénomène qui m'obligerait à admettre l'existence de deux âmes? Mais il est bien plus simple et plus rationnel d'admettre dans ce qui est bien, deux catégories qui toutes deux se concilient parfaitement avec l'idée d'un Dieu Créateur, le bien supérieur et le bien inférieur, ou plutôt le bien extérieur et le bien intérieur, qui affectent diversement une seule et même âme. Ces deux catégories ne sont rien autre chose que la distinction des choses sensibles et des choses intelligibles dont j'ai parlé précédemment et que nous appelons, en termes plus simples, les choses charnelles et les choses spirituelles. Mais tandis que notre pain véritable est spirituel, il nous est devenu difficile de nous abstenir des choses charnelles, car c'est le propre de notre condition actuelle de manger notre pain dans les larmes et le travail. Et en effet, ce ne peut être qu'au prix du plus cruel supplice que nous avons pu, par le péché, échanger notre immortalité contre la mort. Voilà ce qui nous explique pourquoi nos efforts vers le bien sont aussitôt et vivement combattus par les assauts habituels de la chair et du péché ; de là pour nous la difficulté que nous rencontrons dans le bien et sur laquelle la folie de quelques auteurs veut s'appuyer pour soutenir que parmi les âmes il en est une espèce qui n'a pas Dieu pour créateur. 20. Ces auteurs concèdent volontiers que nous sommes attirés au mal par une autre espèce d'âmes, mais ils ne vont pas jusqu'à soutenir que celles-ci sont mauvaises par nature et que les autres soient le souverain bien. Ces dernières, en désirant ce qui ne leur est pas permis, c'est-à-dire ce qui est péché, de bonnes qu'elles étaient, deviennent mauvaises; elles peuvent cependant redevenir bonnes; mais pendant qu'elles restent dans le péché, elles exercent sur les autres une sorte de persuasion occulte et les attirent à elles. Ces âmes tentatrices dont nous parlons, sans être absolument mauvaises par elles-mêmes, se trouvent cependant dans un rang bien inférieur . qui leur permet d'accomplir sans pécher les oeuvres qui leur sont propres. Quant aux âmes supérieures à qui la justice. modératrice de toutes choses a confié une action de beaucoup supérieure, si elles veulent suivre et imiter les âmes inférieures, en péchant elles deviennent mauvaises, non pas parce qu'elles imitent des âmes mauvaises, mais parce qu'elles les imitent quand elles devraient ne pas les imiter. Celles-là, en effet, restent dans la sphère qui leur est propre; celles-ci veulent sortir de la leur ; les premières conservent donc le degré où elles sont placées, les autres tendent à descendre. Voyez les hommes à la poursuite d'animaux sauvages. La course du cheval est admirable; mais si un homme imitant sa démarche, veut courir sur ses pieds et sur ses mains, le jugera-t-on digne même de manger de la paille? Nous avons donc souvent le droit de désapprouver l'imitation , alors même que nous admirons le modèle. Nous condamnons l'imitateur, non point parce qu'il n'a pas réalisé la copie, mais parce qu'il a voulu y arriver. Dans un cheval nous admirons sa course, mais autant nous exaltons la supériorité de l'homme sur le cheval, autant nous nous indignons de le voir se dégrader. Prenons un exemple parmi les hommes eux-mêmes: un hérault s'acquitte parfaitement de sa mission; si un sénateur jouait ce rôle, le jouât-il beaucoup mieux, ne passerait-il pas pour un insensé? Prenons parmi les astres : nous admirons la clarté de la lune, sa course et ses transformations; mais si le soleil voulait l'imiter ( nous supposons qu'il soit capable de volonté) une telle détermination ne (67) déplairait-elle pas souverainement et à bon droit? Eh bien ! ces exemples rendent parfaitement ma pensée. Je suppose (et ma supposition est toute gratuite) qu'il y ait des âmes livrées, non par suite du péché, mais par leur nature, à des fonctions toutes corporelles, et malgré leur infériorité, jouissant avec nous d'un voisinage intérieur, nous ne pourrions les regarder comme mauvaises par cela seul qu'en les imitant et en aimant les choses corporelles, nous devenons mauvais. Si nous péchons en aimant les choses corporelles, c'est parce qu'il nous est commandé et que naturellement nous avons le pouvoir d'aimer les choses spirituelles , et c'est en restant ainsi dans la sphère qui nous est propre que nous trouvons la souveraine perfection et le souverain bonheur. 21. Oui, sans doute, l'hésitation propre à notre esprit nous porte tantôt au péché, tantôt au bien, mais comment ce phénomène nous forcerait-il à conclure l'existence de deux espèces d'âmes, l'une créée par Dieu et l'autre étrangère à son action créatrice ? N'avons-nous pas sous nos yeux une multitude de causes qui nous expliquent parfaitement ces vicissitudes de la pensée? Tout homme , sérieux observateur, comprend que cette erreur n'est qu'un tissu d'obscurités dans lequel les esprits faibles cherchent en vain un rayon de lumière. Attachons-nous plutôt à ce qui a été dit de la volonté et du péché ; ce sont là des notions que la souveraine justice ne laisse ignorer à aucun homme de bon sens; et supposé qu'elles viennent à s'effacer, sur quel principe reposerait l'enseignement de la vertu? quel moyen de sortir de la mort des vices ? Au contraire, qu'elles brillent dans toute leur clarté et leur évidence, et aussitôt l'hérésie manichéenne est convaincue de fausseté et d'erreur.
CHAPITRE XIV. L'UTILITÉ DE LA PÉNITENCE PROUVE QUE LES AXES NE SONT PAS MAUVAISES PAR NATURE.
22. Ce que je vais dire de la pénitence nous fournira la même conclusion. En. effet, tout homme sage convient de l'utilité de faire pénitence de son péché ; les Manichéens vont même plus loin, ils en font un précepte. A quoi bon, dès lors, rassembler sur cette matière les nombreux témoignages que l'Ecriture nous offre à chacune de ses pages? C'est là le cri de la nature; l'insensé lui-même n'a pas toujours perdu la connaissance d'une vérité qui n'est gravée si profondément dans notre âme que pour nous arracher à une perte certaine. On peut trouver des hommes qui diront qu'ils sont sans péché; mais dire qu'après avoir péché on n'est pas obligé de faire pénitence, un barbare lui-même n'oserait aller jusque-là. S'il en est ainsi, je demande à laquelle des deux espèces d'âmes la pénitence est possible. Il est certain, d'abord, qu'elle n'est possible ni à celle qui ne peut pas faire le mal ni à celle qui ne peut pas faire le bien. En conséquence, et pour me servir de leurs propres expressions, je dis que si une âme des ténèbres fait pénitence de son péché , elle prouve par là même qu'elle n'est pas de la substance du souverain mal; si c'est une âme de lumière, j'en conclus qu'elle n'est pas de la substance du souverain bien. En effet, celui qui éprouve la volonté sincère de se repentir, affirme par là même qu'il a fait le mal et qu'il pouvait faire le bien. Comment peut-il n'y avoir en moi aucun mal, si j'ai mal agi, et comment ma pénitence peut-elle être légitime, si je n'ai fait aucun mal? Prenons ensuite la contradictoire. Comment n'y a-t-il en moi aucun bien, puisque j'éprouve un bon désir? Ou comment puis-je me repentir, si je suis incapable d'une volonté bonne? Voici le dilemme qu'ils ne peuvent éluder: ou bien ils doivent nier l'utilité de la pénitence et par là renoncer non-seulement à toute idée chrétienne, mais encore au simple bon sens ; ou bien qu'ils ne disent plus que les âmes se divisent en deux classes, l'une essentiellement bonne, l'autre essentiellement mauvaise. Mais renoncer à cette classification, c'est renoncer par le fait même au manichéisme; car cette hérésie repose avant tout sur cette double ou plutôt sur cette pernicieuse distinction des âmes. 23. Il me suffit dès lors de savoir que l'on doit faire pénitence, pour être convaincu que les Manichéens sont dans l'erreur. Si donc, m'adressant à un de mes amis qui jusqu'ici a cru pouvoir rester leur disciple, je l'interpelle au nom de l'amitié et lui demande : Penses-tu qu'il soit utile de faire pénitence quand on a péché ? Il me jure sans hésitation qu'il est convaincu de cette utilité. Et si avec ce seul principe je te prouve la fausseté de (68) l'hérésie manichéenne, que demanderas-tu de plus? Qu'il me réponde ce qu'il pourrait désirer de plus sur ce point. C'est bien jusque-là. Mais si je me mets en mesure de montrer les conséquences logiques qui découlent nécessairement de ce principe , il en arrivera bientôt à nier cette utilité de la pénitence, malgré les protestations unanimes des doctes et des ignorants ; et pendant que nous discuterons il répondra à chaque partie de la question par ce principe qui lui est si cher : Il y a en nous deux âmes. O cruelle habitude du péché ! ô terrible châtiment du péché ! Vous m'arrachiez alors à la considération de vérités aussi évidentes ; et je ne sentais pas vos coups meurtriers : maintenant encore, mes amis ne sentent pas les blessures que vous leur faites; et c'est moi qui gémis et qui souffre cruellement des coups que vous leur portez.
CHAPITRE XV. PRIÈRE POUR SES ANCIENS COMPAGNONS D'ERREUR.
24. Je vous en conjure, mes chers amis, réfléchissez-y profondément : je connais la droiture de votre intelligence. Si vous me concédez que chaque homme est doué d'intelligence et de raison, sachez que les conséquences de ce principe sont infiniment plus certaines, que ce que nous paraissions apprendre, ou plutôt ce que l'on nous forçait à croire dans la secte des Manichéens. Dieu infiniment grand, tout-puissant, bonté infinie, vérité suprême et immuable, Trinité une, que l'Eglise catholique proclame et adore, prosterné à vos pieds, je vous en supplie, moi qui ai éprouvé les effets de votre infinie miséricorde, ne souffrez pas que des hommes avec qui, dès l'enfance, j'ai toujours été si étroitement uni, restent séparés de moi et du culte que je vous rends (1). Ce que l'on attend surtout de moi, au sujet des Ecritures catholiques attaquées par les Manichéens, ce serait de me voir en entreprendre la justification, ce que, dit-on, je ne manquerais pas de faire, si ma cause était aussi bonne que je l'assure; peut-être même se montrerait-on satisfait, si du moins je prouvais que ces Ecritures peuvent être justifiées. Avec l'aide de Dieu, je l'entreprendrai dans d'autres volumes; pour le moment je crois avoir été d'une longueur suffisante.
1. Voir I Rétract., ch. XV, n. 8.
Traduction de M. l'abbé BURLERAUX.
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