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CHAPITRE III : BENOIT DE CANFELD, LE P. JOSEPH ET LA TRADITION SÉRAPHIQUE
I. Les Ordres nouveaux. Capucins, jésuites. Contrastes et ressemblances. La méthode franciscaine et les Exercices spirituels. Les jésuites et la mystique. Arrivée des capucins en France. Que la renaissance religieuse leur doit beaucoup. II. Ange de Joyeuse. Rencontre du Frère Ange et da cardinal de Joyeuse. Vocation du comte de Bouchage. Lettres de Henri III. De la haire à la cuirasse. Ange de Joyeuse après la Ligue. Sommations du P. Benoit de Canfeld. De la cuirasse à la haire. III. Conversion de Benoit de Canfeld. Ses premières impressions en France. Ce qu'il pense de la décadence du catholicisme français. La Règle de perfection. Du prétendu quiétisme de Canfeld. La partie réservée de son livre. Les garants de Canfeld. Les Moyens courts. IV. Le frontispice allégorique du livre. Les outils de la vie active. Spéculation intellectuelle et vie mystique. Activité suréminente de la vie mystique. « Annihilation » des activités inférieures. Union foncière des deux vies. La Passion. « Non dimittam te ». Les disciples de Canfeld. V. Le P. Joseph et Richelieu Mystique in partibus infidelium. L'Introduction à la vie spirituelle et la Règle de Canfeld. Les aigles séraphiques. Le chariot triomphant ». Le P. Joseph et Bossuet. Eloquence. Génie allégorique du P. Joseph. VI. Le P. Joseph à l'école de saint Ignace. Modifications apportées à la tradition franciscaine. La méthode. De Manrèse au mont Alverne. L'oraison du P. Joseph et le jeu des facultés intellectuelles. La crèche et le berceau de Moyse. Préludes à l'union mystique. La mystique proposée aux commençants. « Toutes les clefs ensemble ». « L'étroite férule de la vie active ». Le P. Joseph et les ennemis de la mystique. Importance particulière de son témoignage. Le P. Joseph et François de Sales. L'union mystique. Quiétude conquérante du P. Joseph. « O bras plus étendus que tous les cieux ! » VII. Le secret du P. Joseph. L'agent de Richelieu a-t-il pu rester le
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disciple de Canfeld ? Fondation du Calvaire. Généalogie de deux dans mystiques, les Longueville et les Gondi. Le Calvaire et la « modernisation » de l'ordre bénédictin. Saint François et saint Benoit. Dévouement du P. Joseph aux Filles du Calvaire. Ce qu'il a écrit pour elles. Tristesse, désenchantement de certains de ces écrits. Les chrétiens et les Turcs. Encore les aigles séraphiques.
I. Il n'est sans doute pas inutile que j'en fasse ici la remarque une fois pour toutes : lorsque, dans Ies pages qui vont suivre, nous mentionnerons, sans préciser davantage, les « Ordres nouveaux » qui ont pris une part active au mouvement que nous racontons, par « Ordres nouveaux », nous désignons les jésuites certes, mais aussi les Frères Mineurs capucins, cette jeune tige que poussa le vieil Ordre franciscain à l'aube de la Contre-Réforme. A première vue, et pour des raisons que tout lecteur sent de lui-même, ce rapprochement peut sembler étrange. Serait-il encore plus déconcertant qu'il ne mettrait que mieux en relief l'unité profonde et miraculeuse d'une renaissance à laquelle ont travaillé des esprits si différents et qui par suite n'est l'ouvre et la gloire propre ni des capucins, ni des jésuites, ni de personne, mais de celui qui sait faire concourir à une fin unique les instruments qui se ressemblent le moins. Gardons-nous toutefois de trop accuser des contrastes qui amusent ou qui gênent l'imagination, plus qu'ils ne frappent l'intelligence. Capucins, jésuites, au point de vue où nous devons nous placer, ne représentent en réalité que les aspects divers d'une seule et même force, à savoir, cette impulsion mystérieuse, massive, invincible qui, dès avant le Concile de Trente, poussait le catholicisme moderne, non pas d'abord à la réforme de quelques abus séculaires, mais bien à une pratique plus intense de la prière intérieure, de l'oraison sous toutes ses formes. D'une même ardeur, bien que selon des méthodes différentes, jésuites et capucins prêchent l'oraison à tous, laïques aussi bien que religieux ; ils la présentent comme le pivot essentiel
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de toute vie sérieusement chrétienne ; ils écrivent des livres sans nombre pour en faciliter la pratique, favorisant ainsi l'éclosion de ces grâces plus hautes et proprement mystiques qui ne dépendent aucunement de l'industrie humaine, mais qui, dans le plan divin, s'il faut en croire sainte Thérèse et presque tous les contemplatifs, couronnent, achèvent comme normalement la méditation patiente et fervente. Remarquez aussi que dans la fameuse controverse qui va passionner le monde chrétien et révéler le fond des esprits, capucins et jésuites se rangeront, spontanément, du même côté. N'avons-nous pas vu l'histoire de l'humanisme dévot s'ouvrir par le portrait d'un jésuite et se terminer par celui d'un capucin ? Dès la première heure, Yves de Paris et plusieurs de ses frères se dressent contre la Fréquente communion du grand Arnauld, et jamais depuis, les capucins, pris dans leur ensemble, ne témoigneront la moindre sympathie à la cause janséniste. Je ne sache pas du reste que dans la longue suite de leur histoire, l'entente cordiale entre les deux Ordres ait été troublée par d'irréductibles conflits. Tendresse, non ; mais amitié de raison et dont les racines, perdues sous le sol, n'en restent pas moins vivaces. Dans l'oeuvre philosophique et théologique des grands jésuites, Scot ne retrouverait-il pas au moins ses tendances les plus intimes, je n'ai pas qualité pour répondre à cette question, mais que les Exercices spirituels de saint Ignace continuent, sur bien des points, la tradition franciscaine, il n'est pas permis d'en douter. Au demeurant, le plus ancien des deux Ordres ne doit rien, n'empruntera rien au plus jeune (1). Pour tout ce qui touche aux disciplines de la vie intérieure, les capucins gardent la méthode médiévale, la méthode de saint Bernard et de saint Bonaventure, des Meditationes vitæ Jesu Christi et du Stimulus Amoris. La spiritualité franciscaine parait plus
(1) Il y a naturellement des exceptions, le P. Joseph par exemple.
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affective., celle des jésuites plus volontaire et spéculative; la première est peut-être plus libre, plus épanouissante, la seconde plus rigide, entourée de plus de contraintes ; l'une enfin s'ouvre plus naïvement au don mystique, l'autre, plus timide, plus en garde contre l'illusion, plus résignée au silence de Dieu, vise moins aux douceurs de la contemplation qu'au dépouillement du. vieil homme. On l'a fort bien dit, les fils d'Ignace offrent « à l'immense majorité. des fidèles d'instruction moyenne, une méthode de piété claire, pratique, raisonnée, une série d'exercices engageant l'âme tout entière et faisant servir toutes ses facultés, maintenues ou remises en équilibre... La méthode chère aux jésuites, celle dont la théorie leur est aussi familière que la pratique, c'est la méditation active, discursive, cherchant prudemment ses points d'appui (1)», plus ascétique en un mot que proprement mystique. Note juste mais qu'il ne faut pas forcer. Le caractère mécanique, tatillon, bourgeois que des commentateurs à courte vue donnent aux Exercices spirituels, ni l'auteur même de ce livre, ni les grands jésuites ne l'approuvaient. Au lieu de s'enchaîner à des règles méticuleuses, Ignace veut que l'âme a se tienne tranquille, pacifiée, prêta à subir l'action de Dieu ». François d'Assise parlerait-il autrement? « Toute méditation, disait-il encore, où l'entendement travaille, fatigue le corps. Il y en a d'autres qui sont dans l'ordre et qui reposent. Elles apaisent l'entendement, ne fatiguent pas les parties inférieures de l'âme et se font sans tension extérieure ni intérieure. » « Le propre de notre oraison, dira de son côté un jésuite qui avait pu recueillir les traditions de son Ordre, au lendemain de la mort d'Ignace, est de n'être enchaînée à aucune règle fixe, ce qui est bon pour les débutants... En somme, il n'y a qu'an maître d'oraison, l'Esprit-saint. » Enfin « nous
(1) H. Joly, Sainte Thérèse (Les saints), p. 214, texte cité et approuvé par le R. P. Brou s. j. dans son article : La Compagnie de Jésus, Revue de philosophie, mai-juillet 1913 p. 456.
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avons sur cette matière, la pensée officielle de la Compagnie, dans une lettre du général,Claude Aquaviva... « Les religieux qui se sont exercés souvent à la méditation, qui, par un long usage, ont acquis la facilité dans la prière, n'ont besoin qu'on leur assigne ni matière fixe à méditer, ni méthode spéciale. L'Esprit du Seigneur marche sans lisières (laxissimis habenis). Pour éclairer les âmes et se les attacher étroitement, il a des voies innombrables ; aussi, pas de frein pour lui, pas de limites marquées... Donc, tout en étant sévères pour les faux contemplatifs, il faut s'en tenir à l'expérience constante des saints Pères, ne pas interdire aux nôtres la contemplation. S'il est une chose attestée, prouvée par ces saints Pères, c'est que la vraie, la parfaite contemplation est plus puissante, plus efficace que toute autre méthode d'oraison pour briser l'orgueil de l'homme, pour l'écraser... » Tout cela est vrai, mais enfin, saint Ignace, de qui l'on disait que « le superlatif lui était inconnu... ne craignait pas de répéter « Sur 100 personnes admises à l'oraison (ici opposée à la méditation proprement dite) 90 sont dans « l'illusion ». Le Père qui rapporte ce propos, ajoute : « Et je me demande s'il ne disait pas 99 ». Il précisait : le danger pour elles, c'est l'entêtement, l'attachement au sens propre, la tentation de vouloir mener les autres par leurs voies à elles. Le sujet lui tient à coeur : il en fait l'objet d'une règle spéciale : « Qu'on leur enseigne (aux jeunes religieux) à se prémunir dans leurs prières contre « les illusions du démon ». Et avec une insistance significative, quand on lui parlait d'oraison supérieure, il revenait sur la mortification » (1), sachant bien du reste que la méditation elle-même, telle qu'il la propose dans son livre, serait pour
(1) Tous ces textes sont empruntés à l'article du R. P. Brou, cité plus haut. Bien qu'à tendances légèrement paradoxales, puisqu'il prétend nous montrer en saint Ignace « un maître de liberté », cet article, savant, pénétrant, et d'ailleurs très modéré de ton, contient quelques-unes des meilleures pages que l'on ait écrites sur ce difficile sujet.
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beaucoup un exercice ascétique, une mortification véritable. De son côté, la spiritualité franciscaine n'encourage ni l'indolence, ni les mysticités équivoques, ni les excès du sens propre ; mais elle veut garder à la vie intérieure une allure plus confiante, plus spontanée. A des examens de conscience trop exigeants, elle préfère l'abandon, la joie des enfants de Dieu. Elle croit que, même chez les débutants, on peut laisser « l'Esprit du Seigneur marcher sans lisières ». Ne regardant pas les grâces mystiques comme des expériences rarissimes, elle en parle peu ; elle les désire comme un enfant désire croître, et la fleur s'épanouir, mais elle attend sans fièvre l'heure divine de cette floraison bienheureuse. Avec sainte Thérèse et la plupart des mystiques, elle tient qu'une vie de prière et de méditation « aboutit à la contemplation et à l'oraison de quiétude et de recueillement comme à son terme naturel » (1). Simple historien, je n'ai pas à me prononcer entre ces deux voies, mais encore dois-je rappeler que l'Église les approuve l'une et l'autre et que toutes les deux se justifient par leurs fruits. Fondés en 1524, les Frères Mineurs capucins avaient été appelés d'Italie chez nous par Catherine de Médicis en 1574, et ils avaient occupé bientôt les principales villes du royaume. La France avait accueilli le mieux du monde ces colonies qui d'abord n'étaient composées que de religieux italiens. Les foules se pressaient dans leurs chapelles. « Deux choses les attiraient surtout, dit l'historien du couvent de Toulouse, l'une était notre façon simple et lugubre de chanter l'office... l'autre était la pauvreté et la propreté, dans la chapelle et sur l'autel : celui-ci était orné de fleurs, usage alors inconnu dans ce
(1) R. P. Ubald d'Alençon. De la méthode traditionnelle de l'oraison au moyen âge. Etudes franciscaines, t. XXIX, p. 314. Abbé Jean Delacroix, Ascétique et mystique, Paris, 1912. Cf. aussi la très précieuse brochure du P. Ubald d'Alençon ; L'Ame franciscaine, Paris, 1913, et la traduction que le même auteur a donnée du Stimulus Amoris. (L'Aiguillon d'amour, Paris, 1900.)
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pays (1). » Ils se recrutèrent sans peine et parmi les meilleures familles du pays. « Les Anges, s'écriera bientôt le P. Joseph, n'ont rien de plus agréable, que de voir les chrétiens prendre les livrées de cet enfant de Bethléem, couvert de pauvres drapeaux... Rien ne les contente plus que de voir les beaux esprits courir à la foule en cet équipage pour être pages d'honneur du vrai David (2). » La simplicité, la bizarrerie parfois de leur appareil et de leurs discours ne doit pas nous donner le change. Les premiers capucins français comptent dans leurs rangs presque autant d'humanistes et peut-être plus de gentils-hommes que les jésuites. Malgré le souvenir de la Ligue, il ne faut pas non plus que l'on se représente ces religieux sous des couleurs trop violentes. Ils ont eu leurs fanatiques et de belle taille, mais l'ensemble de l'Ordre parait très humain. Lorsqu'il s'agit d'envoyer des missionnaires aux huguenots du Vigan, « Sa Majesté, écrit le P. Joseph, a désiré se servir en cette part de ceux de notre Ordre spécialement, ayant su que plusieurs de ce pays-là les y demandaient et que communément ils sont reçus des huguenots avec moindre aversion que les autres » (3). De jolies anecdotes font prendre sur le vif cette modérante réciproque et ces amitiés commençantes. Lorsqu'en 16o9, les capucins vinrent prendre possession du couvent qu'on leur offrait à Montpellier, le chevalier de Montmorency, fils naturel du connétable, et un autre seigneur, se placèrent l'épée nue aux côtés du supérieur, le P. Jacques d'Auch, prêts à défendre les religieux contre la colère de la foule. La dernière rue que devait traverser le cortège avant d'arriver an couvent, « était pleine de gens d'armes. Dès que le P. Jacques d'Auch
(1) Toulouse chrétienne, Histoire des Capucins..., par le P. Apollinaire de Valence, Toulouse, 1897, I, p. 7. (2) Méthode d'oraison du P. Joseph du Tremblay..., Le Mans, 1897, pp, XXIV, XXV. (3) Apollinaire de Valence, op. cit., t I, p. 211.
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les aperçut, il pria le chevalier de Montmorency et l'autre de se retirer ou de quitter leurs épées, la croix ayant assez de force pour se défendre. Comme ces Messieurs résistaient, il s'arrêta. L'évêque (Fenouillet, l'ami de François de Sales) intervint et les fit retirer ». A quelque temps de là, les rebelles eurent de nouveau le dessus et les capucins durent fuir en toute hâte. Par bonheur, continuent nos chroniques, « trois de nos voisins, bien que huguenots, s'étaient pris d'affection pour nous et nos relations avec eux étaient fort cordiales. Un d'entre eux enterra l'a cloche dans sa maison, un autre reçut les livres, le troisième se chargea du calice et des meubles de la sacristie» (1). Plus on étudie les documents et plus on se persuade que leur juste place n'a pas encore été faite aux capucins dans l'histoire de la renaissance que nous racontons. Zèle ou succès, j'ai comme la certitude qu'ils ne le cèdent personne et néanmoins très peu les connaissent. Qu'ils s'en prennent d'abord à eux-mêmes. Jusqu'à ces derniers temps (2), ils ont par trop négligé d'entretenir les gloires et d'exposer les prouesses de leur Ordre. Quel soin ont-ils pris de leurs grands humanistes, Yves de Paris, Zacharie de Lisieux ? Où voit-on qu'ils aient défendu leur incomparable mystique, Benoît de Canfeld, contre des suspicions pires que l'oubli? Aussi bien pourquoi ne pas avouer que leur histoire même nous éblouit, nous déroute? Une je ne sais quelle prédestination les a voués à l'étrange, si l'or peut ainsi parler. Leurs deux Pères, je ne dis pas les plus insignes, mais les plus fameux, les plus captivants, nous déconcertent. Je parlerai bientôt du P. Joseph. Qu'on me laisse dire un mot d'Ange de Joyeuse.
(1) Apollinaire de Valence, op. cit., pp. 75-87. (2) Quelques érudits du premier mérite, les PP. Edouard et Ubald d'Alençon, par exemple, sont aujourd'hui sur la brèche ; la revue Etudes franciscaines publie d'excellents travaux, On comprend du reste que des savants franciscains se passionnent surtout pour les premiers siècles de leur Ordre.
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II. Il nous touche de plus près qu'on ne pourrait croire.
Ce fut lui que Paris vit passer tour à tour, Du siècle au fond d'un cloître et du cloître à la cour : Vicieux, pénitent, courtisan, solitaire, Il prit, quitta, reprit la cuirasse et la haire. Du pied des saints autels arrosés de ses pleurs, Il courut de la Ligue animer les fureurs, Et plongea dans le sein de la France éplorée La main qu'à l'Eternel il avait consacrée (1).
Fils de Guillaume de Joyeuse, lieutenant-général du Roi en Languedoc, et de Marie de Batarnay, il s'appelait Henri, comte de Bouchage. On ne sait au juste ce qu'il faut pardonner à sa jeunesse, moins « vicieuse » sans doute que Voltaire ne l'affirme. Il était, je crois, la grâce, la séduction même, la perle des Joyeuse et c'est beaucoup dire. Une vieille chronique, récemment découverte, délicieuse de naturel et d'humanité, nous montre à quel point on l'aimait dans sa famille. Il était déjà capucin à l'époque où se place le trait qu'on va lire. Il achevait ses études de théologie à Venise et le Général des capucins, Jérôme de Polizzi l'avait appelé auprès de lui à Gênes, pour l'envoyer en Provence. Un de ses frères, le cardinal de Joyeuse était alors en Italie lui aussi, et s'en revenait en France après l'élection d'Innocent IX (octobre 1591). « Le P. Ange, raconte le secrétaire du P. Jérôme de Polizzi, était venu à Sestri voir le Général. Après quelques jours de repos, il partit un matin de bonne heure pour se rendre -par nier à Savone, et de là continuer sa route. Le même jour, arriva le Cardinal, qui, ayant su la présence de son frère à Gênes, avait couru la poste afin de l'y trouver avant son départ ; il ne voulait pas perdre cette occasion de le revoir... On devine son chagrin, lorsqu'il apprit que le P. Ange était parti le matin. Il se lamentait avec le P. Général : « Je ne le verrai donc pas ? Comment pourrais-je faire ? n'y aurait-il aucun
(1) La Henriade, chant IV.
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remède ? » Le P. Jérôme ne savait que lui dire pour le consoler, alors je vins à son aide. « Monseigneur, lui dis-je, il y a encore un moyen. Que Votre Éminence, avec les moyens dont elle dispose, fasse rejoindre le P. Ange demain matin et il reviendra. » « Il reviendra ?» demandait le Cardinal. « Mais bien sûr, s'il voit une obédience, que le P. Général ne vous refusera pas. « Sur l'heure on se met en quête d'une barque, on écrit l'obédience, ordonnant au P. Ange de revenir de suite, à cause de l'arrivée de son frère. Le Cardinal la remet lui-même au patron de la barque, en lui recommandant de faire vite et lui promettant un bon pourboire, s'il lui ramenait son frère. Il partit aussitôt et le lendemain il ramenait le P. Ange. Quand le Cardinal fut averti que la barque était en vue, il se rendit sur le rivage, d'où il faisait de grands signes de joie à son frère ; mais son impatience de l'embrasser était si vive, qu'il ne put attendre que les marins l'eussent déposé à terre. Il alla au-devant de lui, entra dans l'eau, se baignant non seulement les pieds, mais tout le bas de sa soutane rouge, afin de lui donner la main. Quand il fut à terre, il le baisa plusieurs fois, l'appelant avec grande tendresse : « Père Ange, mon frère bien-aimé ! Père Ange, mon frère ! » « J'avais accompagné le Cardinal, car le Général était retenti au lit et se tournant vers moi il me disait: « Père, comme il a bonne mine, mon frère; je suis convaincu que vous avez des égards pour lui ». « Sans aucun doute, Monseigneur, nous lui donnons des choux, des oignons, des fèves bouillies. C'est le pain de la grâce que ne lui ménage pas le Seigneur, c'est le bonheur d'être religieux et la paix de l'âme qui lui font cette mine superbe. » Alors le Cardinal me racontait qu'ils avaient été six ou sept frères et soeurs ; cependant leur mère ne se préoccupait que du P. Ange, qui avait l'estomac si délicat qu'elle ne savait qu'inventer pour le nourrir. Ils restèrent quelques jours ensemble, et chacun d'eux repartit pour sa
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destination (1). » Sa mère, ses frères, le roi de France, les Pères capucins, les foules du Languedoc ce fief, ce royaume des Joyeuse les auditoires de nos églises, les couvents où il prêche la Réforme, tous l'aiment ainsi. Quelques années avant cette délicieuse rencontre sur les bords de la Rivière de Gènes, celui qui devait s'appeler un jour Père Ange, commençait à la cour une brillante carrière. Spirituel et brave, frère de l'amiral Anne de Joyeuse, beau-frère du duc d'Épernon par son mariage avec Catherine de Nogaret de la Valette, il pouvait tout se promettre et de son mérite et du prestige croissant de sa famille et plus encore de l'amitié royale. Il se montrait d'ailleurs, semble-t-il, également sensible et aux attraits de l'avenir qui s'ouvrait à lui et à des impressions très différentes. Paris et plus encore peut-être l'entourage de Henri III regardaient alors avec une stupeur émue ces capucins qui avaient pris récemment possession de leur couvent de la rue Saint-Honoré et qui contraignaient « les esprits les plus durs à la dévotion par la seule austérité qui paraissait en leur habit ». « Arrive un jour que le comte de Bouchage (Henri de Joyeuse) revenant de la ville avec le roi en son carrosse, car rarement allait-il sans lui, il en vit par hasard, ou plutôt par quelque spéciale providence de Dieu, deux qui passaient avec leur besace sur le dos. Il arrête longtemps sa vue sur eux, à l'ordinaire de ceux qui désirent avec violence. Le Roi, le voyant devenu pensif tout à coup, et les yeux immobiles sur ces religieux, jugea de là qu'il les avait autant dans le coeur que dans les yeux (2). » Il entra chez les capucins, au mois de septembre 1587, peu de jours après la mort de sa femme. Il avait alors vingt-quatre ans. « Peu s'en fallut, dit-on, que Henri III
(1) Edouard d'Alençon, Pages inédites de la vie du P. Ange de Joyeuse, Etudes franciscaines, août 1913, pp. 138, 139. (2) La vie du R. P. Ange de Joyeuse..., par M. Jacques Brousse, Paris, 1621, pp. 59, 6o.
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ne tombât pâmé à la renverse », lorsqu'il vit son compagnon de tous les jours « dans cet habit, la tête rasée et les pieds nus (1)». Une brochure du cardinal Duperron, l'Adieu au monde de M. de Joyeuse entrant en religion, traduisit la vive émotion de la Cour et de la ville. Sur la pleine sincérité de cet héroïsme, sur la ferveur du beau novice, aucun doute n'est permis. Les ouvrages anciens et modernes consacrés au F. Ange tiennent plus du roman que de l'histoire (2). Cela est vrai notamment du plus populaire de ces récits, le Courtisan prédestiné du sieur Jean de Callières. On veut, par exemple, que dès l'entrée d'Henri au couvent, et les Joyeuse et le Roi aient décidé d'employer tous les moyens, et même la force, pour enlever le fugitif. La vérité est plus simple et plus touchante. Au Provincial des capucins qui s'appelait alors Bernard d'Osimo, Henri III n'a demandé, et très gentiment, qu'une seule chose, à savoir qu'on n'éloignât pas le novice de la capitale,
Mon Père, lui écrit-il en octobre 1587, je suis bien aise que vous soyez en bonne santé arrivé à votre bon couvent. Dieu vous y maintienne ! Je sais que vous m'aimez. Je vous en sens infinie obligation, mais pour la vous avoir extrême, et moi donner un contentement très grand, c'est et sera, comme je m'as. sure que vous ne me refuserez une si juste requête, que Frère Ange, que j'ai aussi cher comme s'il était moi-même, ou mon enfant, ne bouge du couvent de Paris; et je vous en prie de tout mon coeur, donnez-moi cette joie qui me sera extrême, afin que je le puisse voir et me recommander à ses prières et aux vôtres, comme je fais maintenant; car, pour le moins, si je l'ai perdu près de moi, l'estimant très heureux de s'être mis à servir notre bon et grand Maître, que j'aurai ce bien de lui pouvoir voir en ce saint lieu faire son salut et par son intercession devant Dieu et sa sainte Mère, aider au mien. Mais, mon Père, vous me donnerez la vie, tant j'ai cela à
(1) Brosse, op. cit., p. 96. (2) L'observation est du P. Edouard d'Alençon qui certainement ne veut pas viser par 1à les premiers chapitres du P. Apollinaire de Valence, cf. Toulouse chrétienne, II.
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coeur, vous êtes, je m'assures bien aise de l'avoir avec vous, mon Père, et lui, j'estime qu'il est très heureux d'avoir élu cette bonne et assurée voie. Si je pouvais avoir ce bien que de vous voir, je serai fort aise; je séjournerai jusques à lundi, ici, qui est à Pluviers (Pithiviers) ; vous y seriez en deux tu trois jours, qui serait dimanche, et je vous logerai bien pour un jour ou deux, et puis vous direz au retour de mes nouvelles à Frère Ange. Je vous dirai un, lieu où je pense que je pourrai faire un couvent de capucins, que vous pourrez voir, qui est à Blois. Dieu vous conserve, me recommandant à tous les bons frères.
HENRY.
Ces pauvres derniers Valois ! A lire ces lignes charmantes de roi très chrétien et d'enfant gâté, on comprend l'indulgence des plus saints personnages de l'époque. Quant au Frère Ange, « vicieux... courtisan », voici comme Henri lui écrivait :
Jesus Maria. Mon fils, mon ami, j'ai désir, et vous le savez, de faire mon salut au monde, car en tout lieu, bien qu'il y soit plus malaisé, se peut-il faire à mon opinion. C'est pourquoi j'ai désiré voir (connaître) le Tiers-Ordre de saint François. Mais comme vous avez été du monde et avez pris depuis la sainte voie, vous donnant à notre ben Dieu, si savez-vous bien comment l'on y peut, au monde, dis-je, faire son salut, détestant le péché et embrassant la vertu. C'est ce qui me fait vous prier de toute mon affection de m'en mander votre avis bien particulièrement et les règles que je devrais tenir. À Dieu (1).
Après quelques années de solitude et de ferveur, F. Ange reparaît soudain sur la scène profane. En 1592, son Général l'envoie en Provence, comme nous l'avons déjà rappelé. La mission qu'on lui avait confiée n'était pas moins politique que religieuse. Je parle à la moderne ; de telles distinctions frappaient moins les esprits de ce temps-là. La Ligue à moitié vaincue menaçait de se disloquer. Il
(1) Ces précieuses lettres ont été découvertes et publiées par le P. Edouard d'Alençon, cf. Pages inédites..., loc. cit., pp. 126, 127.
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s'agissait de faire au moins la part du feu, de réduire, autant que possible, le triomphe du roi de Navarre, et pour cela, nous dit-on, « de former une sorte de fédération, qui en rendant indépendante chacune des provinces (méri dionales), les unirait pourtant sous la protection du Pape ». Ligueur jusqu'aux moelles, beau-frère du gouverneur de Provence, frère du gouverneur de Languedoc, parent du gouverneur du Lyonnais (Charles-Emmanuel de Savoie), le F. Ange est chargé ou se charge les deux peut-être de ces tractations diplomatiques. Au bout de quelques mois, il arrive à se convaincre que le projet n'aboutirait pas, mais dans l'intervalle, le jeune capucin avait insensiblement repris son éclat d'avant la bure. Malgré cinq ans de « haire », « la cuirasse » lui irait encore assez bien. En octobre 1592, le gouverneur du Languedoc, Scipion de Joyeuse, surpris et défait parles troupes royales, meurt, noyé dans le Tarn. C'était le dernier des Joyeuse, le dernier, s'entend, qui pût conduire des troupes à la bataille, l'aîné et le cinquième tués à Coutras, le second, cardinal, le troisième, capucin ; puisque à toute force on voulait pour chef un Joyeuse, il n'y avait plus qu'à choisir entre le cardinal et le capucin. Le choix n'était pas douteux. Là-dessus pourparlers sans fin, supplications de « tout le commun peuple qui, à milliers, ayant environné le couvent de toutes parts, et le jardin en étant tout plein, criait d'une voix pitoyable : « Nous voulons le F. Ange, capucin, pour notre gouverneur », avec menaces de l'enlever de force et de brûler le couvent » (1). La haute théologie est consultée; Baronius, Bellarmin approuvent; Rome offre les dispenses nécessaires. Ange se rendit enfin. « Le lendemain, il parut vêtu de noir en témoignage de son deuil intérieur, Mgr le cardinal, son frère, archevêque de Toulouse, lui ayant ceint l'épée. » La chanson de Roland n'a rien de plus sublime ni de plus doux tout ensemble.
(1) Brousse, op. cit., pp. 138, 139, cf. la Toulouse chrétienne du P. Apollinaire.
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que ce dernier geste. Le Turpin de 1592 a refusé de se battre, mais il est ravi de passer l'épée à son frère, le capucin ; jamais ce frère ne lui a paru plus beau. La voix du peuple, vox Dei, acclamait le nouveau chef. « De dire que, parmi tant de clameurs, son coeur fut dedans lui, c'est ce que je ne crois pas; il était en Dieu... et n'eut pas sitôt pris l'épée, lui ayant rasé la couronne et un peu raccourci la barbe, qu'accueillant la noblesse qui venait le saluer, il rendait à un chacun selon son grade et sa qualité, avec un maintien si relevé et accompli, comme si jamais il n'eût entré dans le cloître, montrant en sa naturelle douceur qui ressentait un peu du religieux, un port si plein de majesté, comme requiert la qualité de capitaine et gouverneur... que, marchant après ses gardes, parmi la noblesse, l'on remarquait en lui quelque chose hors du commun, qui le rendait à tous admirable. » Il portait la croix blanche de Malte, le pape ayant changé ses voeux de frère mineur « avec celui de l'Ordre de Saint-Jean de Jérusalem » (1). Nous ne le suivrons pas dans un monde où notre curiosité des choses mystiques ne trouverait plus à se nourrir. Son exil loin du paradis franciscain dura sept ans (1592-1599). Exil moins dur à supporter que les panégyristes du Frère Ange ne voudraient nous le faire croire. « De s'imaginer, disent-ils ingénument, que dans les armées, il eut le pouvoir de poser une cuirasse pour faire la discipline, cela est hors de toute apparence. » (2). Non, la haire n'est pas si difficile à cacher et, pour la discipline, on trouve toujours, si l'on veut, un coin pour la prendre. Qu'on avoue franchement que le Frère Ange s'est évanoui. Reste le plus honnête ligueur du monde, Henri de Joyeuse. Honni soit qui mal y pense ! Au demeurant, le capucin d'avant-hier semble peu pressé de terminer ses vacances. La Ligue n'ayant plus
(1) Brousse, op. cit., pp, 14o-142. (2) Ib., p. 348.
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de raison d'être, il fait sa paix avec Henri IV qui le reçoit à bras ouverts et lui rend tous ses anciens titres ; il cherche, pour sa fille, un établissement digne des Joyeuse (1) ; bref, immobile, il laisse courir le temps. Après tout, sa situation était canoniquement régulière : rien ne l'obligeait à un nouvel acte d'héroïsme, plus difficile que le premier à un homme qui n'était plus tout à fait jeune et qui venait de vivre uni pareil roman. Ses amis, veillaient pourtant, disons plutôt nos amis, puisque nous allons les rencontrer à toutes les pages de notre histoire. Je veux parler de l'état-major des mystiques parisiens qui, dès la fin de la Ligue, avait ses chefs, ses cadres, ses plans de croisade. Henri de Joyeuse était sous la direction de l'insigne chartreux Dom Beaucousin et il voyait encore son ancien confrère, le P. Benoit de Canfeld dont nous dirons bientôt la gloire unique. L'un et l'autre, chacun à sa manière, le poussaient vers le même but, Beaucousin, avec sa discrétion doucement prenante, Canfeld, l'extatique et qui allait bientôt courir au martyre, Canfeld, dis-je, avec une fraternelle et sublime rudesse. Nous avons une des lettres de ce dernier « au Père Ange de Joyeuse, pendant le: temps de son retour au monde » :
Il ne se peut expliquer combien, ô très cher frère en Jésus-Christ, doit être fort le lien d'amour entre ceux qui sont frères, non pas d'une même mère charnelle, mais spirituelle, divine, séraphine et rayonnante, savoir est de la religion de saint François.
Là-dessus, il vient au fait :
Où est la vie unitive et extative... le rude habit, la grosse corde, le manteau rapiécé et les sandales à vos pieds, où sont les jeûnes, les disciplines, le manger en pain et eau ; où sont les humilités de baiser en terre, de balayer la maison... ? Le
(1) Sa fille unique, Catherine, qui avait 18 mois lorsque son père entra chez les capucins, fut mariée d'abord à Henry de Bourbon, duc de Montpensier; après la mort de celui-ci, à Charles de Lorraine, duc de Guise : elle a pour fille Marie de Bourbon.
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miroir de France est-il maculé... le vaillant capitaine entre les Frères Mineurs est-il fui de la bataille..., l'enfant de saint François et de la religion séraphique, est-il tué ? Frère Ange est-il mort ? Je déplore sur vous, ô mon frère Jonathas
Et qu'il ne dise pas qu'il fera « beaucoup de bien en tuant les hérétiques avec l'épée ».
Je dis que vous en tuez davantage avec l'oraison.
Aussi bien, il est la chose de saint François ; aucune casuistique n'effacera cette vérité.
Et quant à ce que, par le dehors de cette lettre, je vous appelle de Joyeuse, et par dedans, je vous appelle mon frère, vous ne vous en devez ébahir, puisque par dehors seulement et extérieurement vous êtes due de Joyeuse, mais par dedans et intérieurement Frère Ange ; et non seulement vous devez l'être, mais aussi vous ne pouvez être autre chose que Frère Ange, voire avec la dispense du Pape (1).
Il redevint donc Frère Ange, reprit la grosse corde et l'habit rapiécé, recommença « la vie unitive et extative ». On était en 1599. Le siècle finissant et quel siècle ! léguait au XVIIe cet exemple mémorable. L'autre ligue, la nôtre, l'immaculée, la mystique commence par là ses triomphes. Ange de Joyeuse fut un de ses premiers soldats. Benoit de Canfeld quittant Paris lui confiera la réforme de Montmartre, comme nous le verrons en son lieu. Il avait le droit de prêcher le sacrifice. Autour de ce noble front, le reflet de la cuirasse abandonnée brillait comme une auréole. Étrange destinée du moine soldat ! On ne peut songer à sa dernière heure sans évoquer des bruits de bataille. Revenant de Rome en France, Ange de Joyeuse meurt à Rivoli, le 28 septembre 16o8. III. Je pourrais citer dans cette première génération capucine, bien d'autres personnages de premier ordre, et par exemple le P. Honoré Bochart de Champigny qui
(1) Brousse, op. cit., pp. 685-7o3.
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seconda plusieurs des grandes Abbesses réformatrices qui nous occuperont tout à l'heure (1); ou encore le P. Archange de Pembroke qui fut longtemps (de 1609 à 1620) le directeur préféré de la « petite Abbesse » de Port-Royal et dont Sainte-Beuve a loué la sagesse humaine et fleurie (2), mais je viens droit à celui qui les dépasse tous et par la splendeur de son génie mystique et par l'étendue de son influence. Guillaume Filch, qui s'appellera bientôt Benoit de Canfeld, était né à Canfeld en Essex, pendant les premières années du règne d'Elisabeth. Assez riche pour ne rien faire, il aurait eu, nous dit-il lui-même, une jeunesse fort dissipée :
« Hélas! s'écrie-t-il quelque part, combien de temps ai-je été un batteur de pavés, un coureur aux jeux, combien un spectateur de comédies, combien un fainéant à l'église de Saint-Paul profanée, combien un fréquenteur d'écoles, non de doctrines mais d'escrime et de danse (3). »
Converti par la lecture d'un livre pieux, il passe le détroit et vient à Douai pour s'initier plus complètement à la vie catholique. Aucune désillusion ne l'attendait sur le sol de France. Il a résumé ses impressions dans une longue prière autobiographique qui est fort belle.
Nous arrivâmes au port désiré, savoir est en un pays catholique, là où premièrement je vis ce que je n'avais jamais encore vu, à savoir, la majesté, beauté et magnificence de votre Eglise et qu'avec grande joie et contentement je remarquai... le bel ordre qui se voit en cette Eglise militante et hiérarchie céleste depuis le plus haut degré du Pape... jusqu'aux séculiers.
(1) Cf. Histoire du V. S. de Dieu, le P. Honoré de Paris..., par M. l'abbé Mazelin, Paris, 1882. (2) Cf. Port-Royal, I, pp. 177-181, et surtout : Les Frères mineurs et les débuts de la réforme d Port-Royal des Champs..., documents inédits publiés par le P. Ubald d'Alençon. (3) La vie du R. P. Ange de Joyeuse..., ensemble la vie des R. R. P. P. Benoit Anglais et Archange Ecossais du même Ordre, par M. J. Brousse, Paris, 1621, p. 457.
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Ce catholicisme français qui l'enthousiasme est celui que tant d'historiens, même et, je puis dire, surtout pieux, nous représentent comme descendu à l'extrême décadence. Pour mieux exalter nos réformateurs du XVII° siècle, n'aura-t-on pas exagéré les ruines qu'ils eurent à relever? Nous aurons bien des fois l'occasion d'accueillir ce doute. A la vérité, Canfeld nous arrive d'un pays où des révolutions religieuses contradictoires ont fait le chaos. La vieille Église ne serait-elle chez nous qu'un débris, elle garderait encore de quoi enchanter les yeux, le coeur et la pensée de ce néophyte. Mais que dirons-nous quand nous verrons bientôt les religieuses espagnoles, venues en France pour la fondation du Carmel français, faire, avec plus de surprise, les mêmes remarques. Elles s'étaient embarquées pour Babylone ; peu s'en faut que dans le Paris de 16o5, elles ne reconnaissent la sainte Sion.
Quand je voyais, continue Canfeld, les hauts et magnifiques bâtiments de vos temples, les grands et spacieux édifices des monastères, et la beauté des images sculptées, peintures et ouvrages exquis dont, par dedans et dehors, ils étaient si merveilleusement ornés, je ne pouvais que considérer la gravité et majesté de votre sainte Eglise... Avec votre psalmiste, Seigneur, j'ai aimé la décoration et ornement de votre maison. Par icelle grande et magnifique structure des monastères, je ne pouvais que voir la grande piété et dévotion que produisait la foi catholique. Les beaux et glorieux services de votre Eglise me semblaient l'embellir et la magnifier. Car, quand je vois la grande solennité de la messe, célébrée avec les prêtres, diacres, sous-diacres et acolytes, chacun revêtu d'ornements convenables à son degré, et administrant chacun selon son office; quand je voyais l'autel bien paré, une multitude de cierges sur l'autel et tout à l'entour du chur; quand je voyais qu'avec dévotion et pieuse intention, et en belle façon, l'on encensait l'autel d'une senteur odoriférante; quand je voyais les grandes et solennelles processions rangées en si beau et dévot ordre et d'un grand nombre de peuple, avec torches, flambeaux et infinis luminaires; quand je voyais le choeur fourni de prêtres, clercs et chantres, chacun en sa place et revêtus de blanc... quand,
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dis-je, je voyais toutes ces choses, je ne pouvais que je ne visse, avec une singulière dévotion, comme dedans un miroir la beauté, magnificence et majesté de votre sainte Église.
Il n'avait lu ni Chateaubriand, ni Walter Scott. Ce sont bien là néanmoins les sentiments qui, deux siècles et demi plus tard, hâteront la conversion et réjouiront le sacrifice de Newman, de Faber et de tant d'autres. La musique de nos églises le transportait plus encore.
Sur toutes choses, Monseigneur, ma douceur, quand j'entendais chanter l'ineffable douce mélodie, et l'incomparable et divine harmonie des orgues bien accordées et des voix très suaves, qui tous ensemble, chantaient en l'église... mon coeur ne pouvait qu'il ne tressaillît de joie et de liesse ; voire même très abondamment se coulait la douceur de telles harmonies dedans le plus profond de mon coeur bouillant de ferveur, si violemment arrachait-elle ma pensée du monde et la fichait au ciel... A peine pouvais-je jamais entendre telle harmonie que les grosses larmes ne me ruisselassent des yeux... Ces voix découlaient au dedans de mon coeur et la connaissance et ressouvenance des choses célestes tombaient tout doucement dans mon coeur, comme qui lui eût distillé par un canal. Quand les orgues jouaient et le choeur chantait alternativement, ces orgues en haut me semblaient comme le choeur céleste, tous les tuyaux me semblaient autant de voix d'anges en bel ordre... lesquels, nous voyant en ce val de misère, comme compassionnés avec nous, étaient descendus dans votre église.., pour nous consoler, inviter au Paradis et s'associer avec nous aux divines louanges. Le choeur des chantres représentait le peuple chrétien qui... entendant (les anges) leur répondaient par grande dévotion et haussant leurs esprits et voix, montraient qu'ils étaient tout prêts de laisser la terre et s'enrôler avec eux en paradis (1).
Nous l'avons dit vie dévote et vie mystique sont deux : n'oublions pas toutefois que le maître de toute une génération de mystiques n'eut pas une dévotion moins poétique, moins affective, moins tendre que François de Sales lui-même.
(1) Brousse, op. cit., pp. 517-524.
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A ce sujet, le biographe de Canfeld nous raconte une anecdote, un peu romancée peut-être, mais pleine de sens. « Étant une fois envoyé à Andely pour y demeurer, il arriva qu'entrant dans la chapelle qui est à l'entrée de l'église, il vit qu'il n'y avait point de tableau sur l'autel, ce qui lui toucha vivement le coeur. Car, quoique sachent dire les hérétiques, non seulement les images sont les livres des ignorants, mais encore des plus parfaits. Il pria qu'on lui trouvât quelques couleurs avec lesquelles, quoiqu'il n'eût jamais touché peinture ni pinceau, il fit un tableau de Notre-Dame, où sont représentés tous les symboles et hiéroglyphes dont on se sert pour exalter les vertus de cette Reine des cieux (1). » Il prit l'habit de capucin à Paris en r586. On ne nous donne que peu de détails sur les incidents de sa vie religieuse. Nous savons seulement qu'il a dû séjourner, pendant un temps assez long, dans la capitale. Novice, ses longues extases firent peur aux religieux du couvent. On le croyait ou malade ou victime de quelque jeu diabolique. Dans un de ses ravissements qui dura deux jours, « les médecins qui, le plus souvent, n'ont recours à Dieu, tant qu'ils peuvent trouver quelque refuge en la nature, ordonnèrent qu'on lui mît des pigeons fraîchement égorgés... sur la tête... ; on lui piquait les jambes et les cuisses avec de grosses épingles » mais sans parvenir à le réveiller (2). Au reste, on fut bientôt convaincu de l'excellence, de sa grâce. Il essaya bien de passer en Angleterre, mais les agents d'Élisabeth faisaient bonne garde. II fut arrêté et mis en prison. Délivré sur les instances de Henri IV, il revint à Paris où il mourut en 16r t. Aujourd'hui complètement oublié, nous avons quelque peine à réaliser l'importance de son action. Tout ce qu'en disent néanmoins ses
(1) Brousse, op. cit., pp. 648, 649. (2) Ib., p. 573.
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panégyristes paraît au-dessous de la vérité. e La sublimité de sa doctrine a été connue et recherchée dans les cloîtres... et Dieu seul sait le nombre des religieux et religieuses qui... aidés de ses documents, tant par parole que par écrit, se sont élevés à de sublimes états de perfection (1). » Maître des maîtres eux-mêmes, de Bérulle, de Mme Acarie, de Marie de Beauvillier, de tant d'autres, c'est lui, je le crois du moins, qui, plus que personne, a donné à notre renaissance religieuse le caractère nettement mystique que ce mouvement va prendre sous nos yeux et qu'il gardera pendant toute la première moitié du XVIIe siècle. La bibliographie de Canfeld est assez obscure. De tel livre qu'on lui attribue, il n'a peut-être jamais circulé que des copies manuscrites. C'était en effet sa méthode, et d'ailleurs celle du temps. Il prêtait aux personnes qu'il dirigeait de petits cahiers appropriés à leurs besoins. On en faisait ensuite des copies qui se distribuaient sans assez de discrétion et souvent contre la volonté expresse de l'auteur. Dans une lettre à un capucin de ses amis, Canfeld se plaint amèrement de cet abus et dit qu'il va faire intervenir les supérieurs pour y mettre fin. Certains « jaloux » parlaient « sinistrement » de ces écrits et, pour « en ôter le goût aux âmes », faisaient courir sous main des cahiers de leur façon. Quoi qu'il en soit, l'oeuvre maîtresse de Canfeld est le petit livre qu'il n'a fait paraître que dans les dernières années de sa vie et qui a pour titre : Règle de perfection réduite au seul point de la volonté divine, livre qui est pour nous d'une importance capitale puisqu'il a servi de manuel à deux ou trois générations de mystiques. C'est une belle oeuvre ardente, lumineuse et dont, pour ma part, je m'explique sans peine le grand succès (2).
(1) Brousse, op. cit., p. 593. (2) Les vues qui vont être exposées sur la spiritualité de Canfeld se trouvent heureusement tout à fait conformes à celles que le R. P. Ubald d'Alençon a développées dans ses récentes conférences à l'Institut catholique de Paris (janvier-mars 1916).
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Certains critiques d'aujourd'hui, je ne sais à quelles enseignes, le trouvent obscur; mais on loue communément d'autres livres qui le sont bien davantage. On allègue contre lui l'autorité de saint François de Sales lequel permettait bien aux visitandines de lire les deux premières parties de la Règle de perfection, mais préférait qu'on n'abordât pas la troisième. « On peut, écrivait-il, laisser lire le livre de la Volonté de Dieu (c'est probablement la Règle de perfection), jusqu'au dernier, qui, n'étant assez intelligible, pourrait être entendu mal à propos » Rien de plus sage, mais Benoit de Canfeld lui-même n'entendait pas autrement les choses.
Je désire et avise, disait-il expressément, que personne n'entreprenne cette troisième partie, que premièrement elle n'en soit estimée capable, non par son propre jugement, mais par celui de son supérieur, confesseur ou directeur. Que si quelque âme capable était par iceux retenue trop longtemps, qu'elle prenne cela comme la volonté de Dieu.., et indubitablement elle fera ainsi double avance et sera plus élevée immédiatement par cette divine volonté (manifestée par les supérieurs) que moyennant la lecture de cette troisième partie. Je ne sais que dire davantage pour empêcher que les incapables n'entreprennent ce traité.
Ces précautions prises, n'avait-il pas le droit de se donner carrière !
Ce n'est pas chose équitable, dit-il encore, que les âmes bien avancées soient privées de viandes solides sous prétexte que les commençants ne peuvent manger que du lait; ni qu'on ôte au philosophe ses livres de philosophie, sous ombre que le grammairien ne les entend pas (2).
Je ne crois pas du reste que, même dans cette partie réservée de son oeuvre, Canfeld étudie les états les plus exceptionnels de la vie mystique. Il ne s'aventure pas aussi
(1) Oeuvres de saint François de Sales, IV, p. IX, cf. P. Poulain ; Les grâces d'oraison, 5° édit., p. 592. (2) La règle..., pp. 273, 274.
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haut que son contemporain Jean de Saint-Samson ou que saint Jean de la Croix. Mais il a un tour d'esprit assez particulier qui peut surprendre et gêner plus d'un lecteur. Théologien et très subtil, il pousse quelquefois les analyses psychologiques avec une curiosité trop complaisante; logicien, il aime les belles symétries systématiques aux arêtes vives. Chez lui, ce n'est pas à proprement parler le mystique, c'est le spéculatif que certains peuvent trouver compliqué, bien qu'il s'exprime toujours avec une lucidité merveilleuse. Joignez à cela une imagination de poète et une externe chaleur de style. Pour être un grand écrivain, il lui manque seulement d'avoir été l'homme d'une seule langue. Il oscille entre l'anglais, le latin et le français. Quoi qu'il en soit, il a ravi ses contemporains, même les plus ignorants. C'est le livre de Benoit de Canfeld qui a formé à la vie intérieure le petit berger provençal qui s'appellera le Père Yvan. Quant aux savants, qu'il me suffise de dire que huit docteurs de Sorbonne ont publiquement approuvé la Règle de perfection, et parmi eux, deux autorités du premier ordre, André Duval et le chartreux Beaucousin. Je laisse d'autres garants aussi peu suspects, Mme Acarie par exemple, le P. Joseph et le Général des capucins qui donna l'ordre, en 1621, de publier une nouvelle édition de Canfeld. On trouverait peut-être, dans la Règle de perfection, comme aussi bien dans la plupart des ouvrages mystiques publiés avant la condamnation de Molinos, quelques expressions plus ou moins fautives. Qui pourtant le taxerait de quiétisme manquerait aux règles les plus élémentaires, je ne dis pas seulement de la justice et de la décence, mais de la critique. Tout le livre de Canfeld respire contre Molinos, si l'on peut ainsi parler
(1) Très certainement le R. P. Poulain n'avait pas lu Canfeld et ne connaissait pas l'histoire de ce grand homme, lorsqu'il plaçait l'auteur de la Règle de perfection, en tête de sa a liste d'auteurs quiétistes » (Grâces d'oraison, 5e édit., p. 592). A la vérité, une des multiples éditions, ou pour parler plus correctement, une des traductions de Canfeld a été mise à l'Index en 1689, c'est-à-dire an lendemain de la condamnation de Molinos. Mais tel livre du P. Surin a eu le même sort et l'on ne voit pas cet insigne mystique figurer aux côtés de Canfeld dans la liste du P. Poulain. Du reste, les nombreuses citations que je vais faire ne laisseront pas le moindre doute à ce sujet.
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Plusieurs spirituels du grand siècle ramenaient toute la vie intérieure à la pratique d'une seule vertu fondamentale. Méthode pédagogique qui répond à la tendance de certains esprits et qui évite aux débutants soit la fatigue intellectuelle soit la dépression morale que leur cause d'ordinaire un programme trop détaillé. Les sots et les tièdes abusent de tout, mais un homme de bonne volonté et de sens, bien persuadé que le royaume des cieux souffre violence, n'ira jamais se promettre d'arriver en deux jours, sans effort, une fois pour toutes, au sommet de la perfection.. Toutes les vertus se tiennent, s'entr'aident, s'engendrent les unes les autres; qui s'attache d'un esprit généreux à l'une d'elles, est nécessairement amené à pratiquer les autres. « Aime et fais ce que tu voudras », disait Augustin. La réponse du Christ au jeune homme, désireux de bien faire, est à peine plus longue. Pour Benoit de Canfeld, et plus tard, pour le jésuite Caussade, la vertu par excellence, celle qui résume tout, c'est l'abandon, mais actif, mais héroïque à la volonté divine. « Règle de perfection réduite au seul point de la volonté divine» tel est son « moyen court », sa clef d'or. Simplification apaisante attrayante, stimulante, mais qui certes ne nous laisse oublier aucun de nos devoirs. Faire, « par le seul motif de plaire à Dieu, tout ce qu'on connaît que Dieu veut, commande, conseille, inspire » n'est-ce pas la perfection même (1) ?
(1) Cf. à ce sujet les observations, un peu courtes, du R. P. Poulain (loc. cit., pp. 5os, 5o3) Dans le seul titre de Canfeld, il flaire du quiétisme. Est-ce donc un paradoxe si dangereux de prétendre que tout le devoir du chrétien se ramène à « vouloir ce que Dieu veut » ? Le « veni, sequere me » de l'Evangile dit-il autre chose ? Le R. P. se figure toujours et gratuitement, je veux dire, sans avoir lu Canfeld, que pour ce maître, il suffit d'attendre bouche bée les inspirations divines, comme si la volonté de Dieu ne nous était pas clairement et de cent façons notifiée presque à chacun de nos pas.
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Ce livre, écrit un de ses approbateurs, Dom Beaucousin, « est accommodé à la capacité des âmes pieuses et religieuses, tant commençantes, profitantes que parfaites, moyennant qu'elles entrent comme Esther devant Assuérus par chacune porte, par ordre ». Chacun y trouve les conseils qui conviennent à son degré propre, et qui, fidèlement suivis, lui permettront de franchir, une à une, les étapes de la vie intérieure. La Règle n'est pas, uniquement, comme certains semblent le croire, une somme de théologie mystique ; elle est encore et d'abord un manuel d'ascèse chrétienne, Canfeld restant d'ailleurs persuadé que cette ascèse elle-même prépare, entraîne normalement les âmes, à la réception des sublimes grâces qui font les parfaits. IV. Les premières éditions de la Règle présentaient un beau frontispice synthétique, dessiné ou du moins dicté par l'auteur lui-même et dont voici tout ensemble la description et le commentaire :
Cette figure, en forme de soleil, représente la volonté de Dieu. Les visages placés ici en l'un (soleil), signifient les âmes vivantes en l'autre (volonté divine)... Ces visages sont rangés en cercle par trois rangs, montrant les trois degrés de cette divine volonté. Le premier degré signifie les âmes de la vie active; le second, celles de la contemplation; le troisième, celles de la suréminente. Et pour ce, au dehors du premier rang sont beaucoup d'outils manuels (pinces, marteaux), qui dénotent la vie active ; au dedans du troisième est : Iehoüa; au cercle et au rang du milieu, il n'est rien mis pour signifier qu'en cette sorte de vie contemplative, sans autre spéculation et pratique, il faut suivre le trait de la volonté de Dieu. Les outils sont sur la terre et en obscurité, d'autant que les oeuvres extérieures d'elles-mêmes sont pleines de ténèbres. Ces outils toutefois sont touchés du rayon et frappés de la clarté de ce Soleil, pour être les oeuvres éclairées et illuminées de cette volonté de Dieu. La clarté de cette volonté divine donne peu sur les visages du premier ordre ; sur les seconds, beaucoup davantage... ; mais les troisièmes sont tout resplendissants. Les premiers
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paraissent beaucoup plus; les seconds, moins ; les troisièmes, presque point : ce qui montre que les âmes du premier ordre sont beaucoup en elles-mêmes : celles du second sont moins en elles-mêmes et plus en Dieu; et`celles du troisième ne sont presque point en elles-mêmes, mais tout en Dieu et absorbées en sa volonté essentielle. Toutes ces figures ou visages ont les yeux fichés en cette volonté de Dieu.
Nous avons perdu le sens et le goût de ces compositions symboliques que nos anciens plaçaient volontiers à la première page de leurs livres. C'est grand dommage. Ces frontispices qui fixaient aisément dans l'esprit, l'imagination et la mémoire des simples, la doctrine abstraite d'un long traité, servaient aussi comme de pierre de touche, et, s'il en était besoin, de correctif à la doctrine elle-même. Si Jansenius avait confié à un peintre flamand l'illustration de l'Augustinus, Port-Royal aurait certainement reculé d'horreur devant un système que, faute d'imagination, il ne réalisa jamais pleinement. Que nous parle-t-on du quiétisme de Canfeld? Regardez plutôt ces outils de la vie active, ces pinces, ces marteaux, « frappés de la clarté » du soleil divin. Cette image nous montre aussi que, malgré les demi-ténèbres qui l'enveloppent, l'humble vie active des commençants n'est pas en opposition avec la quiétude contemplative des parfaits. Mieux l'âme s'acquitte des devoirs de son degré, plus elle se rapproche du soleil, plus elle s'élève à ce repos mystérieux qui, loin de l'assoupir, doit au contraire lui donner un élan nouveau. Ces outils, en d'autres termes, ces actes rudimentaires de nos puissances, gardons-nous de les mépriser, mais n'allons pas non plus nous satisfaire, nous glorifier d'un appareil aussi misérable. Égarés par de vaines terreurs ou par une vanité encore plus ridicule, ne refusons pas de monter plus haut. Telle est, en effet, l'erreur
de ceux qui, étant trop adonnés au ministère de Marthe, ne veulent pas choisir la meilleure part avec Marie ;.. ce que nous
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nentendons pas seulement de la vie active extérieure, mais principalement de la vie active intérieure, consistant aux actes de l'entendement et de la volonté. Car quelques-uns se voyant comme tirés par la main hors de la vie active et de leurs accoutumés actes de discours, méditation et aspiration, et comme forcés par cette droite règle de ficher toute la force de leur esprit en cette seule volonté de Dieu et y adhérer (en quoi consiste la pure et suréminente contemplation), ils ne savent où ils en sont ni comment il s'y faut comporter et ainsi s'en détournent et rejettent telle pure et nue contemplation, estimant que la pratique spirituelle de l'âme soit sans profit et vérité, qui n'est accompagnée de leurs actes accoutumés et discours d'entendement.
Ils sont à la table des esclaves; on leur fait une place au banquet du Roi et, craignant de mourir de faim, ils se cramponnent à leur misérable pitance.
Pour remède duquel erreur, et pour retrancher ces actes superflus, premièrement ceux de l'entendement (il faut) savoir que notre intérieur n'est pas perfectionné, ni la vraie contemplation acquise, par tels discours et spéculations, qui sont actes d'entendement, mais par ferveur, amour et affection, qui sont les actes de la volonté; pour ce que nulle spéculation d'entendement ne peut posséder, ni jouir de Dieu, mais bien l'amour de Dieu... (Comme l'a dit saint Denis), « les cachées ténèbres de Dieu, lesquelles il appelle abondance de lumière, sont inconnues à toutes lumières et cachées à toute connaissance. Et si quelqu'un voyant Dieu, a connu ce qu'il a vu, il n'a pas vu Dieu, mais quelque chose qui lui appartient ». Car la spéculation de l'entendement proportionne Dieu tout-puissant, infini et incompréhensible, à notre petite capacité ; mais au contraire la volonté, par amour, se proportionne en quelque degré à l'infinité et toute puissance de Dieu... Cette spéculation d'entendement est chose humaine, nous faisant demeurer en nous-mêmes, mais l'amour de la volonté est chose divine, nous élevant et tirant hors de nous-mêmes et nous transformant en Dieu. Et pour ce, il est manifeste que telles spéculations et discours d'entendement ne sont pas perfection, ni vraie contemplation, laquelle consiste à une certaine vision de Dieu, autant que cette mortalité le permet, à laquelle la spéculation est même préjudiciable.
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Et pour ce, l'Esprit céleste en admoneste l'Epouse aux Cantiques, lorsque il dit : Averte oculos tuos a me, détourne de moi tes yeux, à savoir des curieux discours et spéculations..., quia ipsi me avolare fecerunt, d'autant qu'ils m'ont fait envoler, à savoir de ta vue, laquelle obscurcie par tels discoure, ne me peut regarder. La même chose nous est enseignée mystiquement par l'ange qui rendit Jacob boiteux d'une jambe... Ces deux puissances de l'âme ressemblent à deux chevaux en un carrosse, dont l'un est tardif et l'autre vite, la volonté étant si lente à faute d'amour, qu'à peine peut-elle marcher, et l'entendement si léger par curiosité, qu'il veut toujours courir, de sorte que l'un a besoin d'aiguillon et l'autre de bride (1).
Et cette volonté elle-même, elle se dépouille aussi dans la contemplation, non pas de son acte essentiel car nous n'avons rien de meilleur, et c'est là le fond de l'homme mais de cette floraison sensible qui n'est pas l'amour. C'est une imperfection de trop désirer les douceurs de la prière et de les préférer à la sécheresse apparente et crucifiante de l'union mystique. Certains
ne sont jamais en repos qu'ils n'aient quelque sentiment d'union ; d'où advient qu'ils vivent toujours en la pauvreté de leur âme.
En vain, l'Esprit les pousse à quelque sortie généreuse « hors du pourpris de nature » ;
le sens l'empêche, qui ne veut être sevré de la mamelle de sensible consolation, ains comme un animal, va toujours béant après sa pâture et hennissant après son avoine, et ainsi ne cesse qu'il n'ait abattu par son importunité, l'esprit élevé (2).
On veut chercher Dieu, le sentir à la surface de l'âme; « on ne voit pas qu'on a (déjà) ce qu'on cherche ». Pourquoi le désirer « comme s'il était absent »? Au lieu de le désirer « comme absent », il faut « en jouir
(1) La règle..., Ire partie, ch. XVIII. (2) Ib., III, ch. x.
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comme présent » (1). Quel triste leurre quand l'âme ne regarde pas
son Epoux comme vraiment présent, et comme plus présent qu'elle-même, plus dedans elle qu'elle-même, plus elle qu'elle-même, mais comme en Paradis ou quelque part plus éloigné d'elle qu'elle (2).
Là, au centre de nous-mêmes, se fait l'union mystique, bien au delà de la région obscure où s'agitent l'intelligence raisonnante et le sentiment. A ces profondeurs immobiles, a l'Esprit s'approche si près de l'âme qu'elle voit son ombre vraie » (3).
O quelle immense beauté reluit en cette vision où est découverte la divine face amoureusement riante sur l'âme (4) ! Ici elle étend ses purs et candides bras pour plus étroitement embrasser et étreindre son Époux ; mais en est plus étroitement embrassée et étreinte; ici, elle ouvre la capacité de tout son esprit pour engloutir cet abîme, niais au contraire, s'en trouve être heureusement absorbée (5).
Activités que tout cela. « La volonté essentielle, dit un des éditeurs de Canfeld, a une manière d'opérer qui parait purement passive, en ce qu'il semble que l'âme ne fasse rien de son côté et que Dieu opérant tout en elle, il suffit qu'elle reçoive son impression : d'autant que la lumière du don de Sagesse qui éclaire l'âme dans cet état suréminent est si simple et l'amour qu'elle porte à Dieu si spirituel, son opération si délicate, qu'il semble qu'elle n'ait ni connaissance, ni amour de Dieu, ni aucune autre opération. C'est ainsi qu'il faut entendre notre auteur quand il dit dans la 36 partie, que l'âme, étant toute passive, elle n'opère plus par ses puissances ; ce qu'il faut
(1) La règle..., III, ch. X. (2) Ib., III, ch. IV. (3) Ib., III, ch. V. (4). Ib., III, ch. VI. (5) Ib., III, ch. VII.
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entendre d'une opération grossière et perceptible, quoique l'âme ne soit jamais si éclairée (et donc si active), et qu'elle n'aime jamais Dieu avec plus d'ardeur que dans cet état passif où la force de l'action est si grande que l'âme ne peut fournir à la véhémence de l'opération et à la réflexion qu'il faudrait faire sur son opération, pour en avoir une connaissance distincte (1). » Canfeld avait dit tout cela en deux mots :
On opère ainsi d'autant plus que plus on est oiseux et d'autant moins que moins on est oiseux (2).
Que d'ailleurs cette conduite ne favorise en rien l'oisiveté paresseuse des faux mystiques, Canfeld ne se lasse pas de le répéter.
Notez bien que nous n'entendons point quand nous disons qu'il ne faut retourner à la volonté extérieure celle dont le travail divin a suspendu les opérations grossières et perceptibles qu'il faille mépriser ni laisser les oeuvres extérieures. Mais entendons par là que par les moyens susdits on les spiritualise et annihile à mesure qu'on les fait (3).
En d'autres termes, le contemplatif ne renonce pas aux vertus communes, à la pénitence par exemple : il prend la discipline aussi bien que les commençants ; mais le « grossier » et le « perceptible » de cet exercice ni ne l'occupe, ni encore moins ne l'absorbe. Le geste le plus extérieur, commandé par le haut mystique, devient en quelque façon mystique lui-même. Si cela est vrai des gestes extérieurs, cela doit l'être plus encore de l'activité ordinaire de nos facultés spirituelles.
Et voilà la vraie vie active et contemplative, non pas séparées, comme quelques-uns pensent, mais jointes en un même temps, pour ce que la vie active de telle personne est aussi
(1) Préface de l'édition de 1696. (2) La règle..., III, ch. XIV. (3) Ib., III, ch. XIII, voir aussi III, ch. XIV un très beau parallèle entre la bonne et la mauvaise oisiveté.
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contemplative; ses oeuvres extérieures, intérieures ; corporelles, spirituelles; et temporelles, éternelles, faisant ainsi utraque unum, de deux choses l'une (1).
Ainsi de la différence entre les serviteurs de l'esprit et ceux de la lettre pure, entre le vrai chrétien et le pharisien. Le second exalte, gonfle, si je puis dire la lettre, au point d'oublier l'esprit ; le premier reste fidèle à la lettre, mais il la spiritualise et par là, en quelque manière, il l « annihile ». Un, prame, tel que nous le sommes, ne saisit pas le plein sens de ces dissociations subtiles, mais il sent que cela se tient et que, moins épais, il comprendrait mieux.
Là où ceux s'abusent qui, quand ils sont commandés à faire quelque chose, murmurent et s'excusent, sous prétexte de s'adonner à l'esprit, fuyant ainsi ce qu'ils disent chercher, à savoir Dieu qui est en telle oeuvre, et causant un triple obstacle et ténèbres : premièrement l'oeuvre ; secondement, la crainte d'icelle ; troisièmement, leur propre volonté et inobédience. Quand l'âme s'introvertit, (s'engage dans les voies mystiques), elle s'enfuit et a comme une certaine crainte des choses extérieures; aussi d'autant plus qu'elle s'enfuit et a peur, d'autant plus leurs images s'impriment eu elle. Davantage, elle leur donne le lieu et la place de Dieu qui, au lieu qu'il devrait être en tout lieu, tellement que sa vraie présence devrait faire évanouir les choses, elle au contraire, donne tant de lieu à ces choses que leur présence fait évanouir Dieu (3).
Enfin et toujours pour la même raison car je le répète, nous avons ici affaire à un métaphysicien qui ne perd jamais de vue la clef de voûte de son système --enfin, dis-je, le contemplatif ne doit pas céder à la tentation, malheureusement trop fréquente, à l'attrait spécieux qui l'invite à négliger le Verbe fait chair, pour s'engloutir plus entièrement, plus directement dans l'essence divine.
(1) La règle..., III, ch. VII. (2) Ib., III, ch. XIII. Après ces textes décisifs, j'ai bien le droit de répéter que, pour accuser Canfeld de quiétisme, il faut ne l'avoir pas lu.
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Un des chapitres, et le chapitre fondamental de cette troisième partie, réservée aux mystiques de haut vol, a pour titre : qu'il faut toujours pratiquer et contempler la passion de Notre-Seigneur.
Le ruban rouge, que Rahab mit à la fenêtre de sa maison, enseigne que Dieu veut que nous mettions sa Passion rouge et sanglante à la fenêtre de notre maison intérieure, qui est notre entendement, pour l'y pouvoir toujours méditer et contempler (1).
« Toujours », même lorsqu'on est parvenu aux sommets qui dominent de si loin les images créées, et jusqu'aux plus saintes. Alors Dieu lui-même semble appeler l'âme à ne plus contempler que la divinité, mais l'âme se cramponne aux scènes évangéliques de la Passion. Dimitte me, lui dit le Christ, aurara est : laisse ma nature humaine, car tu vois poindre l'aube du vrai jour, ma divinité. Et l'âme répond : non dimittam te; je ne te laisserai pas (2). Et cela, je veux dire, s'attacher étroitement au Dieu homme, il le faut, non pas uniquement parce que le christianisme, mais encore parce que la plus haute contemplation elle-même est à ce prix. Ici revient le grand principe qui tantôt nous gardait et du quiétisme et du panthéisme : Dieu tellement partout et avec une telle plénitude d'être que « sa vraie présence devrait faire évanouir » les êtres inférieurs lesquels n'en gardent pas moins leur substance propre, On nous montrait tantôt le mystique fidèle au littéralisme de l'ascèse, mais spiritualisant, mais annihilant les pratiques « à mesure qu'il les fait »; il en va de même pour notre union avec le Verbe incarné. « La lumière de la foi anéantit les images » dont nous ne voulons pas que l'extase même nous détourne.
Encore que nous ayions la représentation d'un crucifix... l'immensité de la foi l'absorbe et l'anéantit (3).
(1) La règle..., III, ch. XVI. (2) Ib., III, ch. XX. (3) Ib., III, ch. XVII.
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Que les philosophes veuillent bien relire ces textes, ils les trouveront sublimes, de ce limpide et profond sublime qui semble illuminer soudain les avenues du mystère. Commenter cette divine métaphysique dépasserait mes forces et ne serait pas ici de saison. Qu'il me suffise d'avoir fait entrevoir la splendeur et la solidité de ce petit livre sur lequel vont se façonner tant de mystiques, et entre autres, un personnage singulier que peut-être l'on ne s'attendait pas à rencontrer ici, l'Éminence grise, le Père Joseph. V. Nous le savions déjà, mais Canfeld vient de nous le redire et de nous en donner la raison dernière : entre la vie contemplative et les oeuvres extérieures, il n'y a pas d'opposition, mais au contraire, une étroite convenance, de secrètes harmonies. La flamme mystique d'une part exalte merveilleusement les puissances, même naturelles de l'homme et d'autre part brûle, « annihile » les impuretés de l'action. Néanmoins lorsqu'elle s'applique à de certains objets, lorsqu'elle se meut à l'aise en de certains milieux, lorsque, sans trop de répugnance, elle fait flèche de certains bois, lorsqu'enfin elle présente certains caractères d'intensité, il nous est plus difficile de rattacher l'activité humaine à un foyer tout mystique et tel paraît, si je ne me trompe, le cas du P. Joseph, confident, conseiller, agent et, pour parler grec, « démon » du cardinal de Richelieu. Sa politique fut-elle d'un saint? Dans l'ensemble, très certainement il l'a voulue, très probablement il l'a jugée telle, mais ce faisant, a-t-il discerné, avec une parfaite justesse, le véritable esprit qui le conduisait? Pour nous, Richelieu est moins gênant. Il a peur de l'enfer, il aime la théologie; il ne se désintéresse pas tout à fait des choses de Dieu, mais enfin son royaume est de ce monde. Le P. Joseph, au contraire. Jamais il n'a rétracté les saintes ambitions de sa jeunesse capucine, jamais oublié les sublimes enseignements de ses maîtres, François d'Assise, l'Aréopagite, Harphius, Benoit de Canfeld.
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Ce diplomate à l'ancienne mode et qui sait les tours du métier, entend bien rester le héraut de l'amour divin, garder la simplicité de l'esprit d'enfance. Ce sous-secrétaire d'Etat, accablé de tant de soucis profanes, chargé de tant d'étranges besognes, fait l'oraison de quiétude. Mystique toujours, nous assurent ses panégyristes. Je ne demande pas mieux. Mais enfin mystique in partibus in fidelium et sous un nuage que je laisse à de plus pénétrants que moi le soin de percer. Qu'on veuille bien prendre ces derniers mots à la lettre et comme un aveu de mon impuissance. Du jour où commence pour de bon la vie politique du P. Joseph, je me perds dans les profondeurs de cet homme extraordinaire. Je comprends mieux et j'aime aussi davantage sa première vie, celle dont il nous a laissé le mémorial deux fois émouvant dans un des plus beaux livres de notre littérature religieuse : l'Introduction à la vie spirituelle par une facile méthode d'oraison (1).
(1) Sur la carrière politique du P. Joseph tout le monde connaît l'ouvrage définitif et classique de M. Fagniez : Le P. Joseph et Richelieu. M. le chanoine Dedouvres prépare, depuis plus de vingt ans, la Vie du P. Joseph et a publié soit dans la Revue des Facultés catholiques de l'Ouest, soit dans les Etudes franciscaines les premiers chapitres de ce grand ouvrage. Maître de toutes les avenues de ce vaste sujet et si peu connu, M. Dedouvres a voué au P. Joseph une admiration sans réserves, sans nuances, à laquelle nous ne désespérons pas tout à fait de nous associer quelque jour. Je rappelle ici, en deux mots, le curriculum vite du fameux capucin, pendant la période qui nous intéresse. François Leclerc du Tremblay, baron de Maffliers naît à Paris, le 4 novembre 1577, de Jean Leclerc, président aux requêtes, puis ambassadeur de France à Venise, et de Marie de Lafayette, d'abord élevée dans le calvinisme. On lui donne une éducation d'humaniste et particulièrement brillante : grec, latin, droit, philosophie, fortification, mathématiques, italien, anglais, espagnol, hébreu. Tout jeune, une heure durant, il parle en latin « dans une assemblée solennelle de seigneurs, réunis à l'occasion du service funèbre de Ronsard a. Ce ne pouvait être le premier service funèbre en 1685. (Ainsi Ronsard aura été célébré au moins par trois de nos humanistes dévots, Du Perron, Garasse (cf. Humanisme dévot.., p. 192) et le P. Joseph.) En 1595, il part pour l'Italie et fait un long séjour à Padoue, où Peiresc se trouvait aussi. Il revient en France par le plus long (Trente, Nuremberg, Augsbourg, Strasbourg) ; assiste au siège d'Amiens en 1597 et peu après, passe en Angleterre, avec l'ambassadeur Hurault de Maisse. « En 1597, Shakespeare donnait plusieurs de ses grands drames..., Hurault nous dit dans ses mémoires qu'il vit jouer Hamlet à la Cour. Le baron de Maffliers dut le voir aussi. » Alas, poor Yorick! Bonne méditation pour un futur missionnaire. Revenu en France en 1598, nous le retrouvons, comme presque tous nos mystiques, dans le petit monde Bérulle-Acarie. Ami intime de Bérulle, il a pour directeurs André Duval et Benoit de Canfeld. Capucin en 1599, et bientôt lecteur en philosophie, maître des novices, grand prédicateur, fondateur avec Antoinette d'Orléans de la congrégation du Calvaire. Vers 1613, il commence à graviter dans l'orbite de Richelieu et devient insensiblement l'intime auxiliaire du grand homme. Voir surtout : Dedouvres : Un chapitre de la Vie du P. Joseph, le baron de Maffliers, Angers, 1906; et Le P. Joseph..., ses charges, ses prédications de 16o4 à 1613, Angers, sg15.
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D'après M. Dedouvres, ce livre, qui ne fut publié qu'en 1616, aurait été composé de 1613 à 1614, c'est-à-dire pendant les années mémorables où le P. Joseph achève de se donner à Richelieu. Pour moi, je croirais volontiers que, huit ou neuf ans plus tôt, des copies manuscrites de l'Introduction circulaient déjà, soit chez les capucins, soit dans les autres maisons religieuses et que le P. Joseph n'aura fait que mettre au jour, en 1614, les leçons qu'il donnait en 1604 et 1605 aux novices capucins du couvent de Mention. Certes, qu'il parle ou qu'il écrive, à trente ans comme à cinquante, le P. Joseph paraît toujours frémissant et sur le trépied, mais plus il avance dans la vie et plus une je ne sais quelle amertume menace de flétrir son enthousiasme d'ailleurs invincible, au lieu que l'Introduction est une oeuvre merveilleusement jeune et d'une allégresse inouïe. Aussi bien, ce livre, nous le connaissons déjà : c'est la Règle de Benoit de Canfeld, mais rédigée à nouveau, dans l'ivresse de la découverte et du triomphe, par un écrivain de race, par un cornette du Roi des Rais, au son du tambour (1). Lisez, entendez plutôt :
Si les vrais Frères Mineurs, qui portent en leur habit la couleur et l'âpreté de l'aigle, grisâtre et mal peignée, savent conserver la royauté et la prééminence de leur vie spirituelle,
(1) Comment M. Dedouvres a-t-il pu écrire que dans l'Introduction du P. Joseph « les mystiques, Sainte Thérèse, le P. Benoit de Canfeld, Taulère, Ruysbroek, Harphius, saint Denis..., sont loués, mais fort peu exploités s ? (Un précurseur de Bossuet, le P. Joseph écrivain, Angers, 1 , p. s4. Le contraire est l'évidence même. Nous savions a priori que le P. Joseph n'avait pas inventé cette science mystique qui, de son temps, était arrivée à son plus haut développement. Et de plus, l'inspiration de Canfeld se manifeste dès le 1er chapitre du Traité de l'oraison. « Bref formulaire et fondement de la Méthode d'Oraison sous la comparaison du soleil » cf. plus haut, pp. 160, 161.
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lors ils seront en leur beau jour; les hommes couverts de sac tiendront lors la pointe dans cette belle troupe d'aigles, ils s'étendront d'un vol hardi à prêcher la gloire de Dieu hors de la solitude, parmi les ennemis les plus farouches; à la façon de l'aigle, oiseau royal, ils porteront en la bouche le foudre flamboyant, comme il est dit, sur le sujet des derniers temps, de ces deux vaillants conducteurs des armées chrétiennes, le grand Elle et l'innocent Enoch (1).
Il se dépeint lui-même, lorsqu'il nous présente le maître des novices élevant chacune des âmes qui lui est confiée, « à la sublimité de la perfection séraphique ».
Lors, tenant le dessus de cette âme, avec autorité, comme d'en haut, il roule facilement et vole au-dessus de sa tête, dans le chariot d'une instruction flamboyante, et fait tomber sur lui le manteau et l'habit qu'il lui avait donnés à l'entrée du noviciat, non plus comme une étoffe commune et en forme de pauvre haire, tel qu'était alors le manteau d'Elie quand il le mit au commencement sur Elisée ; mais il le lui offre, au temps de la profession, comme un accoutrement de fin or purgé au feu, ayant pris une très nouvelle teinture et très brillant éclat de sainteté dans les flammes qui environnent ce chariot triomphant (2).
M. Dedouvres aime à le comparer à Bossuet. Oui, si l'on veut, mais à un Bossuet franciscain et séraphique, qui n'aurait pas lu Balzac et qui aurait oublié Térence. Aigles tous deux, mais le « mal peigné » regarde peut-être le soleil d'un oeil moins étonné que l'autre et monte plus haut dans la région des éclairs: Bossuet; il suffit en effet d'avoir lu deux pages de l'Introduction pour attendre et pour redouter ce parallèle qui nous révèle peut-être une des intimes faiblesses du P. Joseph. Il est orateur lui
(1) Méthode d'oraison du P. Joseph du Tremblay..., revue et annotée par le P. Apollinaire de valence. Le Mans, 1897, p. 171. Je m'en tiens à cette bonne réédition de l'Introduction. J'ignore pourquoi le P. Apollinaire a simplifié le titre. Les anciennes éditions, deux ou trois, sont d'ailleurs rarissimes. Remarquons en passant le peu de succès qu'ont eu et les anciennes éditions et la moderne. (2) Méthode..., pp. 44, 45.
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aussi. Plus directement et profondément mystique, il parlerait peut-être avec moins d'éclat du mystère suprême qui se consomme au centre de l'âme, loin de cette zone brillante où s'ordonnent les belles pensées et où s'élaborent les périodes. Il connaît certainement par son expérience personnelle les premiers degrés de cette vie ineffable, mais lorsqu'il s'aventure à de certaines hauteurs, il semble ne plus nous dépasser que par son génie. Génie plus rude que tendre, passionné presque sans relâche. Nous le voyions tantôt dans son chariot prophétique et cinglant vers les étoiles. Penché sur la bassesse de l'homme, il ne sera pas moins saisissant. Notre vocation, dit-il,
étant pour des aigles, voire pour des séraphins, quand on continue longtemps à marcher à pas de boeuf et que, au lieu d'immoler ses bêtes, on les nourrit avec soin... tel novice mérite bien qu'on le renvoie paître le foin au râtelier du monde Les uns, encore qu'ils trempent dans la boue d'une vie imparfaite, ne laissent pas, ainsi que les grenouilles, de s'égayer au soleil dessus l'herbe verte : je veux dire que nonobstant l'impureté de leur indévotion, et dans le fangeux accroupissement de leurs affections vénielles, ils se consolent en l'espoir que Dieu leur est propice, ce qu'ils croient plutôt par une gaie humeur que par une confiance filiale. Or, les vrais serviteurs de Dieu estiment tous les impurs plaisirs et les recherches des créatures comme le fond d'une vieille citerne, où la bourbe croupit et la bonne eau s'écoule (2).
Il a des scrupules d'humaniste, mais s'il file ainsi ses métaphores, c'est qu'il est très vivement impressionné par les images qu'il évoque. Ces grenouilles amusaient François de Sales, plus divers et moins intense : elles dégoûtent le P. Joseph, elles lui rappellent l'optimisme plat du faux dévot qui, digérant bien, pense que tout va pour le mieux et dans ce monde et dans l'autre.
(1) Méthode..., p. 34. (2) Ib., pp. 374, 375.
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Ses images sont toujours chargées de sens :
L'amour-propre, instruit par Satan le superbe, dans l'école de la nature paresseuse, fait croire à quelques-uns qu'ils sont déjà entrés dans le cabinet de l'Epoux et admis au chaste repos de cette couche nuptiale. Ainsi, ayant la tête grosse d'orgueil et de paresse, il les vient endormir dans l'étable de leurs sentiments, vautrés sur le fumier de leurs inclinations corrompues, et cependant leur fait accroire qu'ils sont dans la chambre dorée de la vie unitive (1).
Ailleurs, parlant de cette quiétude commençante «bouquet de fraises et plat de lait » qui peut bien à la vérité préluder à l'appel mystique, mais qui n'est souvent qu' « un léger et commun mouvement de sensible consolation », on voit, dit-il, que « le susdit touchement » ne mérite pas qu'on s'y arrête,
lorsqu'il dure peu et laisse l'âme comme saoule et dégoûtée d'entrer plus avant aux actes suivants, et plus facile puis après aux distractions; car c'est signe que la nature, ayant fait son petit repas et, comme un limaçon, s'étant nourrie dans sa propre coquille, et de sa propre écume, et après avoir poussé ses faibles cornes et pointes d'esprit émoussées, rentre dans son écaille sans plus se soucier de s'avancer dans le droit chemin d'oraison, en l'acquisition des vérités et du vrai amours.
Pourvu qu'il enfonce le trait, la vulgarité ne lui fait pas peur. Il passe des images les plus nobles aux plus triviales, avec le sans-façon du vrai gentilhomme et du vrai poète. Quelques-uns, dit-il, perdent tout le temps de l'oraison à examiner scrupuleusement leur conscience
comme une jeune fille badine, laquelle estime qu'il suffit, pour se parer au jour de ses noces, de s'amuser à s'éplucher les doigts ; et comme si toute l'oraison consistait à se décrotter et à secouer toutes les petites poussières. Dieu commande bien à l'âme, par son prophète, de se tenir nette et de s'époudrer ; mais il veut au même texte, qu'elle se dresse en pieds en
(1) Méthode..., pp. 95, 96. (2) Ib., pp. 116, 117.
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contenance majestueuse et maintien royal ; qu'elle se revête des accoutrements de sa gloire. Ce qui veut dire qu'en l'oraison, il ne faut pas tant s'occuper à se débarbouiller soi-même, qui n'est souvent que se barbouiller davantage et faire croître sa plaie en la grattant... Non qu'il ne faille connaître et entièrement amender ses fautes; car (le négliger) serait entretenir sa teigne et se laisser pourrir la tète sous une belle coiffe, mais il faut que chaque chose ait son temps (1).
Mais le P. Joseph écrivain nous mènerait plus loin que nous ne voulons aller. On a vraiment trop négligé jusqu'ici de l'étudier sous ce jour. Même dans un sujet tout mystique il promet au lecteur profane de nobles plaisirs (2). VI. Bien qu'il s'inspire constamment de Benoit de Canfeld et des vieux maîtres, le P. Joseph modifie d'une certaine manière, les habitudes franciscaines. Comme presque tous les spirituels de son temps, il a traversé l'école de saint Ignace. De là, sans doute, lui sera venue l'idée de soumettre l'ancienne liberté à une discipline plus rigoureuse, de faire de la méditation, un « art », un exercice méthodique. D'ailleurs il s'était rompu de bonne heure aux pratiques plus ou moins semblables qui préparent l'orateur, le philosophe, le stratège, le chef de bureau. Et puis le monde religieux, dans lequel il avait grandi, commençait à attacher beaucoup d'importance à ces questions de méthode. Nous l'avons déjà rappelé, les hommes de la Contre-Réforme prêchaient unanimement et avant tout le retour à l'intérieur, ou, pour parler plus clair, la pratique
(1) Méthode..., pp. 237, 238. (2) Cf. Dedouvres : Un précurseur de Bossuet : le Père Joseph écrivain..., Angers, 1898. Ce n'est là qu'une belle ébauche et envisagée d'un point de vue particulier. L'arrière-pensée de M. Dedouvres est de placer les oeuvres du P. Joseph parmi « les sources auxquelles a daigné puiser l'aigle de Meaux ». Ses preuves ne m'ont pas convaincu. Deux orateurs et qui s'inspirent constamment des Livres saints, doivent présenter souvent les mêmes idées et sous les mêmes images. Aussi bien savons-nous que Bossuet avait peu de goût pour les écrivains de son temps (quelques oratoriens excepté) et encore moins pour les écrivains mystiques. S'il avait lu et estimé le P. Joseph, il ne se moquerait pas d'Harphius, comme il l'a fait, et il ne trouverait pas si bizarres les expressions ordinaires des mystiques.
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de l'oraison. L'oraison c'était là une chose toute nouvelle aux pieux laïques et même à quantité. de religieux; nouvelle et, en apparence du moins, assez compliquée. Avant de s'engager pour de bon dans cette entreprise, comment n'auraient-ils pas demandé un itinéraire détaillé, un organon, des règles claires, précises et à la portée de tous, des recettes, en un mot, une méthode. Par là s'explique, en grande partie, soit dit en passant, l'immense succès qu'eurent alors les jésuites. Dans le petit livre que leur fondateur leur avait légué, ils trouvaient une méthode toute prête et répondant si bien aux besoins du plus grand nombre qu'elle s'imposa bientôt presque partout et jusque dans les abbayes bénédictines, ces forteresses de la dévotion ancienne. Plus jeunes, plus indépendants, les Frères Mineurs n'eurent pas de peine à concilier la tradition séraphique avec les exigences de l'esprit nouveau. Étudiée de ce point de vue, la méthode d'oraison que le P. Joseph a dressée pour les novices capucins parait très intéressante. C'est bien à peu près la gymnastique ignatienne, mais pratiquée dans l'attente du don mystique. De la grotte de Manrèse, le P. Joseph nous entraîne, nous enlève avec lui jusqu'au mont Alverne. Il y a là peut-être des analyses trop poussées, un programme trop menu, trop de scolastique, trop de divisions et subdivisions, l'empreinte un peu. pédantesque de l'ancien lecteur en philosophie; mais ces quelques défauts ne font que mieux ressortir l'excellence de la méthode, une des, plus stimulantes, des plus entraînantes et peut-être même des plus simples que je connaisse. Quant aux légères taches que nous avons indiquées, l'auteur nous les fait oublier par la splendeur de ses vues, la chaleur de son style et la sublimité de la fin qu'il nous propose. Avouons du reste que cette méthode n'est pas pour les médiocres :
On pourrait dire que ces enseignements excèdent la portée des novices. Oui, s'ils n'étaient novices capucins, auxquels le P. Maître peut dire, comme Samuel à Saül, lorsque celui-ci
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était encore ânier, jeune garçon courant après les ânesses : « A qui appartiendront tous les trésors plus riches de l'esprit apostolique et tous les biens des vrais Israélites, sinon à toi et à la maison de ton père (1)? »
La méditation des spirituels n'est pas celle des philosophes : connaître pour connaître ne lui suffit pas; elle ne se termine jamais aux seuls contentements de l'esprit et se tourne toujours à aimer. Sur ce point, saint Ignace ne se distingue aucunement du P. Joseph, mais la méthode de celui-ci fait aux opérations de l'entendement une part beaucoup plus restreinte, leur laissant à peine le tiers ou tout au plus la moitié du temps que l'on doit consacrer à l'oraison. Ainsi réduites pour la durée de leur jeu, le capucin impose toutefois à l'imagination et à l'intelligence
(1) Méthode... p.19. Je ne puis entrer dans l'examen technique de cette méthode et je me contente de la résumer en quelques mots. Trois parties : la préparation ; la méditation ; l'affection : c'est bien là, en apparence, la division ignatienne : préludes, méditations, colloques, mais dès qu'on en vient au détail, les différences s'accusent et multiples et profondes. § 1. Préparation. Quatre actes : droite intention ; profonde humiliation ;envisageaient du sujet; désaveu des distractions on reconnaît là les préludes ignatiens, qui d'ailleurs ne gagnent rien, perdent plutôt à être exposés de la sorte. On trouvera néanmoins que peu de commentateurs des Exercices ont expliqué les dits préludes avec autant d'onction et de force que le P. Joseph (Méthode..., pp. 73, 74). Il semble aussi que le P. Joseph donne à cette première partie plus de temps que ne le fait saint Ignace. § 2. Méditation, c'est-à-dire, application des facultés intellectuelles (imagination, mémoire, intelligence) à un sujet donné. Pas de divisions en points comme fait saint Ignace, mais quatre actes : 1° connaissance de Dieu, prototype de la perfection particulière à laquelle on va s'appliquer ; 2° connaissance de soi-même ; 3° connaissance des opérations ou des souffrances du Sauveur; 4° connaissance de la fin pour laquelle le Sauveur agit ou souffre. Il y a là, me semble-t-il, une réminiscence de la fameuse Contemplatio ad Amorem qui termine les Exercices et, moins clairement, de la méditation du Règne. Mais il est très significatif que le P. Joseph exige ces quatre considérations, dès le début de ses exercices, et pour chacun d'eux. Dans sa pensée, cette méditation ne doit occuper qu'un peu plus du quart de l'exercice; une vingtaine de minutes pour une oraison d'une heure, et cela encore est bien curieux. § 3. Affection; encore quatre actes : 1° l'offrande ici encore souvenir manifeste du Suscipe, qui termine la Contemplatio ad Amorem ; 2° la demande; 3° l'imitation; 4° l'union. Celle-ci a trois degrés qui s'acheminent insensiblement vers la haute quiétude des mystiques. On trouvera d'excellentes pages sur cette méthode dans la Vie de la Mère Antoinette d'Orléans..., par M. l'abbé Petit, Paris, s. d. (1879). Introduction, pp. 54-73.
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une activité beaucoup plus intense. L'équilibre se rétablit de la sorte et l'on pourrait soutenir sans paradoxe que le plus intellectualiste des deux maîtres n'est pas le jésuite. Jusque dans sa prière, le P. Joseph se laisse voir à noua tel que le reste de son histoire nous le montre, philosophe de formation et de goût, humaniste, orateur, grand faiseur de projets, et quoi qu'il entreprenne, toujours en ébullition. Voici par exemple le programme, très joliment enluminé, d'une méditation sur l'enfance du Christ. L'auteur commence par nous prémunir contre la tentation d'une activité trop inquiète. Il ne demande, dit-il, que « quelques actes de foi vive et attentive ». II ne veut pas que l'âme enfonce
comme avec des marteaux, dans son imagination, toutes les circonstances corporelles de cette action, en sorte qu'elle ne soit contente si tous ses sentiments n'en sont remplis de consolation et d'admiration, jusqu'à vouloir étendre avec la Mère les drapeaux sur le tendre corps de l'Enfant, faire le feu avec Joseph, et prendre hardiesse, par la licence et privauté du boeuf et de l'ânesse, de l'échauffer de l'haleine de ses baisers respectueux, et sauter de joie avec les pasteurs. Bref, il n'est besoin que, pour y loger tout ce bel équipage de Bethléem, elle s'ouvre le cerveau, par la pointe de telles représentations aiguisées, comme sur l'enclume et à vive force, de difficiles arraisonnements.
Il critique ici peut-être ou saint Ignace, ou tel commentateur des Exercices spirituels. Il ne veut, dit-il, qu'une foi vive, peu curieuse soit de voir, soit de sentir. En effet
quand notre sentiment et la raison humaine se portent (sur un mystère), c'est comme si, avec un gros botteau de paille mouillée, on voulait de nuit voir un riche tableau : la fumée de cette ombrageuse et courte lumière nous en déroberait la plus grande part, même au hasard de brunir la peinture. Bref, cette lueur dure peu et, au bout, si nous ne voulons avoir les mains brûlées, il faut quitter et laisser choir en terre cette paille. Je veux dire que la connaissance sensible, voire la seule spéculation de notre intellect sur les divers mystères,
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jette beaucoup de vapeur et peu de clarté, ôte même je ne sais quoi de la splendeur de ces mystères, nous les fait paraître comme enfumés, finit bientôt et s'éteint souvent par plusieurs distractions. Que si elle brûle jusqu'au bout et demeure allumée, elle termine pour l'ordinaire en tant de vanités, curiosités et peut-être incrédulités et persuasions erronées, qu'il s'en faut secouer les mains comme d'un feu très dangereux.
Avouons qu'il a le don des allégories pittoresques et profondes. De ce chef, ne dépasserait-il pas quelquefois François de Sales lui-même? On peut certainement se le demander. Tout ce qu'il vient de dire est d'ailleurs la justesse même, mais dès qu'il en arrive à la pratique, il se hâte d'oublier ces belles leçons. Voici en effet comme il nous apprend à nourrir l'acte de foi vive et simple qu'il a prescrit.
Pour mieux comprendre il s'agit toujours du mystère de la Crèche j'étendrai ma considération dessus trois choses, que nous connaîtrons plus clairement par la comparaison suivante d'un tableau. Prenons le cas que ce soit le portrait de Moyse dans le coffret de joncs, sur la rive du Nil. D'une part, la fille de Pharaon et de l'autre, la mère et la soeur de cet orphelin et enfant trouvé l'envisagent avec plaisir. Si je veux dignement m'acquitter de l'honneur que je dois à la vue de la portraiture d'un si digne personnage, je dois y voir trois choses.
En d'autres termes, il va faire, et avec quel entrain! précisément ce qu'il nous détournait de faire. Les profanes n'y perdront rien.
Premièrement, le petit Moyse renclos à l'étroit dans ce lit branlant qui aborde au rivage : c'est là comme le corps de ce tableau ; mais en ce corps, au dedans, il faut une âme, et de beaux vêtements par le dehors. Donc secondement, les belles robes et accoutrements du tableau, ce sont les paysages et accompagnements d'autres diverses figures convenables à l'ornement du sujet principal... Par exemple,
l'y voilà et ne craignez pas qu'il passe vite,
je pourrai voir ce cofin berceau du grand Moyse qui
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doit faire passer à sec au travers de la nier tant de milliers de peuples embarrassé dans des roseaux et au péril de s'enfoncer dans cette bourbe limoneuse, d'être mangé des crocodiles et de tant d'autres serpents, hôtes du fleuve égyptien. Je pourrai voir la princesse se promener sur le quai pour y prendre l'air, mais conduite plutôt par la divine Providence, pour donner air et respir à cet innocent prisonnier étouffé dans le panier. Je la puis voir touchée de pitié au cri de cet enfant. Mais beaucoup plus, je vois sa bonne soeur Marie, transie dans l'incertitude de cet événement, pleine d'espoir que cette dame, selon la douceur de son sexe, s'attendrira de compassion, mais pâmée à demi d'effroi que cette égyptienne ne soit toujours barbare... Ce sont là les accoutrements et robes de cette peinture. Troisièmement, en voici l'esprit et l'âme, qui ne se peut pas voir, ains concevoir. Du milieu de ces joncs, et dans ce petit corps, de la figure j'élèverai ma pensée à la vérité. Non seule-ment je me figurerai ou le tableau, ou le corps même de Moyse, présent et tout en vie, comme si je pensais au petit Romulus couché aussi dans un coffret de jonc et exposé à l'aventure ; mais par le burin de la foi, selon que l'Ecriture m'en assure, je graverai dans mon esprit les profils et les linéaments de ce rare et céleste esprit, l'ami de Dieu et à face découverte, lequel tient en sa main les clefs de la nature, et, comme économe fidèle et maître d'hôtel en la maison de Dieu, tient le bâton au poing, et au seul mouvement de sa baguette impérieuse, fait fuir l'eau de la mer, la fait couler des stériles rochers, et fait que les anges dans l'air pétrissent la manne, et font rouler dessus la tête des hébreux, dans la colonne de nuée, un four portatif, pour leur cuire le pain céleste et un pare-soleil pour les défendre de l'ardeur dans le chaud du jour... Et référant à Dieu tous les rayons des vertus héroïques de Moyse, ainsi qu'à leur soleil, elles me servent à trois choses . lune à mieux connaître combien ce prophète est grand devait. Dieu; secondement, combien je suis petit à l'égal de lui, et troisièmement, si je veux appliquer tout le globe de cette lumière sur la vue des circonstances décrites dans le tableau à l'entour de Moyse, elles l'éclaireront d'un tout autre jour, connue étant illustrées par un éclair de divinité, qui de l'esprit de Moyse rejaillit dans son corps et aux actions qui l'accompagnent.
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Or, revenons à notre crèche, et voyons en elle, comme dans un tableau, ces trois (mêmes) choses (1)...
Deux activités, comme on le voit, d'abord celle qui évoque « les belles robes et accoutrements du tableau », ensuite le travail de spiritualisation, si l'on peut ainsi parler. L'artiste d'abord, puis le philosophe, le théologien. Et à l'artiste, quoiqu'il en dise, le P. Joseph ouvre une très libre carrière. C'est ainsi qu'il nous montre quelque part la Vierge « logée dans une grotte à Nazareth, qui était dans le rocher et sans fenêtre, comme l'on voit le long de la rivière de Loire, où les pêcheurs et pauvres gens habitent (2) ». Encore cela n'est-il qu'une prise d'élan, qu'un moyen de pénétrer plus profondément « l'esprit et l'âme » des mystères. Du « petit Romulus » dans son « coffret de jonc », des «crocodiles... du fleuve égyptien », il s'élève insensiblement d'abord aux vertus héroïques de Moyse, puis au divin soleil dont ces vertus sont le reflet ; ou encore du petit Moyse à Jésus enfant, et, chemin faisant, il ruminera toute l'histoire du peuple de Dieu et tout l'Évangile. Assurément on ne lui reprochera point de réduire à l'inaction les puissances intellectuelles du contemplatif; on se demandera plutôt s'il ne les surmène pas. Tout cela néanmoins, n'est dans la pensée du P. Joseph que le prélude et relativement assez court de l'oraison véritable. Ces mouvements de l'esprit n'ont pas ici d'autre fin que de guider et stimuler les affections de la volonté ; et ces affections elles-mêmes, d'autant plus paisibles qu'elles deviennent plus intenses, doivent enfin aboutir normalement à l'union mystique, à la quiétude Par cette orientation mystique, la méthode du P. Joseph se distingue nettement de celle de saint Ignace, et rejoint la tradition franciscaine. Dès ses débuts dans l'oraison, l'on entr'ouvre au novice
(1) Méthode..., pp. 18o-184. (2) Les dix jours..., p. 197.
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capucin les portes de la vie mystique. Si l'on prétend qu'il ne faut exercer cette vie qu'après les deux autres (purgative, illuminative),
je dis que non, affirme catégoriquement le P. Joseph, car ce serait contre le premier principe qui veut que, sans tarder, Dieu soit aimé de toutes nos forces, qu'il soit logé par tous les étages de notre palais, comme maître absolu, auquel on pré-sente toutes les clefs ensemble. Mais on doit dire qu'il faut exercer ces trois vies, non l'une après l'autre, mais l'une plus que l'autre, selon la classe de ceux qui les pratiquent. En toutes les conditions, il est nécessaire à chacun de savoir, au plus fort des tempêtes, jeter au besoin sa vue vers le Bien souverain, comme vers un clair flambeau qui de loin lui rayonne, vers lequel il tâche d'arriver par cet acte de l'union, non en qualité ni selon l'éminence des parfaits, non à pleines voiles ni en pleine mer d'une totale dénudation et abandon des moyens ordinaires, comme font les grands navires, mais en côtoyant terre à terre le rivage connu, sans laisser sa méditation et les autres actes décrits en la Méthode, qui conduisent à l'union (1).
Ce témoignage est ici d'une extrême importance. Non que j'attribue au P. Joseph l'autorité suréminente d'un Jean de la Croix, la sagesse presque infaillible d'un François de Sales. J'estime au contraire qu'il ne connaît les derniers secrets de la mystique que par les livres et que, d'un autre côté, son intelligence est moins juste que puissante. Mais il représente la tradition la plus vénérable ; mais il ne dit rien qu'il n'ait éprouvé sur un grand nombre de jeunes âmes. Il y a plus. De tous les spirituels de son temps, l'auxiliaire de Richelieu est assurément le moins suspect d'illusion en ces matières. Très intellectualiste, très actif, et, j'ajoute, très soupçonneux, il flairait partout de faux mystiques. La France n'aurait pas eu assez de prisons pour les quiétistes qu'il croyait voir pulluler par tout le royaume, comme nous dirons en son lieu. Néamoins,
(1) Méthode..., pp. 105, 106.
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moins, il reprend, sans se lasser et avec une conviction inébranlable, les principes qu'il vient d'énoncer.
On ne peut avec raison improuver de donner aux commençants quelque accès à l'union (mystique). Car il ne faut pas les tenir toujours serrés sous l'étroite férule de la vie active, ainsi que des enfants de bonne maison, enfermés dans le collège sous un pédagogue sévère qui ne leur veut permettre aucunement de voir leurs parents. Cette rigueur pourrait être un mal nécessaire, pour en prévenir un plus grand, comme serait si ces jeunes gens étaient portés à la débauche, ou bien si l'aise du logis les tenait en sorte qu'ils ne voulussent en partir et s'en retourner à l'école.
Toujours le même bonheur dans l'allégorie! Deux traits saisissants et voilà tout le quiétisme défini. Mais enfin, continue-t-il,
toujours cette captivité servile ne laisserait pas d'être un mal qui pourrait les rendre peut-être tout hébétés et mal appris, d'une humeure pédante et toujours écolière, incapables pour l'avenir des affaires et conversations convenables à leur noblesse.
Ces quatre dernières lignes sont toutes d'or et elles vont loin. On semble souvent oublier que si la propagande mystique n'est pas toujours sans danger, le zèle des anti-mystiques peut lui aussi devenir funeste. Pédagogues ternes et maladroits, qui pour mieux écarter la séduction romantique, n'enseignent à leurs élèves que l'orthographe. Bourreaux innocents, mais semblables à celui du Temple qui veut faire un manant de Louis XVII. Obsédés par le fantôme du quiétisme, leur prudence étroite et basse engourdit, éteint les aines d'élite, leur fait prendre en dégoût la vie intérieure, les pousse quelquefois jusqu'au scepticisme. Ce n'est pas moi qui le dis :
De vrai, sans cette union intérieure, le joug de l'école chrétienne est dur, et à plus forte raison, celui des religions austères, qui ne doivent consister, à la judaïque, en des seules cérémonies et pénitences extérieures. Or Dieu n'épanche pas
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le baume sacré sur les pieds et parties inférieures de l'âme, mais, comme au sacre des rois et des grands-prêtres, sur le chef, pour de la descendre partout. Le directeur qui craint mal à propos et sans spéciale raison d'instruire le commençant en quelque manière d'acte d'union, fait comme Mai embue voudrait découvrir la tête d'un enfant appelé à la royauté et le tiendrait toujours dans son béguin, de peur de le morfondre. Et cependant, faute de le sacrer, les affaires de son royaume pourraient mal aller. Ainsi souvent, l'âme non apprise à régner sur ses inclinations par la vertu de la grâce que l'on reçoit très grande en l'acte d'union, où lui est mis en la main le sceptre de l'esprit pour dominer ses sentiments, souvent, dis-je, cette âme trouve après quelque temps ses passions naturelles si embrouillées et son intérieur si confus qu'à peine elle y peut mettre ordre. Lors, perdant, le courage et fuyant la peine requise pour se remettre en la tranquillité de la vie unitive, elle fait comme le pauvre Miphiboseth, enfant royal de la lignée de Saül, mais boiteux et homme de petit courage, qui aima mieux vivre à l'aise en personne privée que de tâcher de prévaloir en la prétention de ses droits, contre ses puissants ennemis (1).
Vous ne voulez pas de mystiques ou le moins possible. Prenez garde : vous allez grossir le nombre des incrédules. Pour plus d'un, renoncer, de gré ou de force, à cette vie supérieure, à ce don royal, c'est renoncer au surnaturel, à toute grâce. Fénelon vous épouvante ou vous amuse ; à votre aise, mais faites-lui renier son pur amour : vous aurez un autre Bayle, plus séduisant et plus dangereux. Logique avec lui-même. Le P. Joseph décrit minutieusement lunion mystique, dans ce petit livre qui nest, après tout, qu'un manuel pour les commençants. C'est la plus longue partie de l'Introduction et, je ne dis pas la plus lumineuse, mais la plus splendide. François de Sales, qui va traiter bientôt le même sujet dans le Traité de l'amour de Dieu, s'il nous éblouit et nous ravit moins, nous éclaire et nous persuade davantage. Dans ces matières ineffables,
(1) Méthode..., pp. 398-409.
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pas de flamme oratoire sans quelque fumée. Entre les deux livres, un vrai mystique n'hésiterait pas, mais pour nous le lyrisme haletant du P. Joseph a bien sa beauté 1.
Dieu daigne entrer en nous et nous fait la grâce d'entrer en lui par une immersion mutuelle et un réciproque plongement ; ce qui est exprimé dans la sainte Ecriture quand Dieu nous y commande d'ouvrir la bouche et nous promet de la remplir. Cette dilatation veut dire que l'âme, en ce degré d'union (le premier), doit étendre toute la plénitude de sa volonté et élargir l'entière capacité du franc arbitre, c'est-à-dire, produire des actes du plus grand et entier amour qu'elle peut concevoir.
Définition plus claire sans doute pour l'auteur lui-même que pour le commun des lecteurs. Que l'orateur vienne donc au secours du théologien, de l'analyste impuissant.
Et ce n'est pas assez d'ouvrir la bouche d'une façon commune, comme on fait pour manger, pour parler ou pour respirer, qui sont des actions ordinaires : il faut ressembler à celui qui, ayant couru longtemps avec violence après quelque chose qu'il désire éperdument atteindre, demeure tout hors d'haleine, ouvre la bouche et sent battre son coeur comme s'il était près d'expirer. Les uns ouvrent leur volonté à Dieu, comme pour manger, c'est-à-dire pour en recevoir quelque douceur intérieure; les autres, pour parler et pour en savoir discourir; les autres, pour respirer, afin de donner quelque relâche et rafraîchisse ment à leur esprit, étouffé dans l'embarras des soins du monde. Tout cela n'est point aimer Dieu pleinement. Il faut pousser au dehors la vie du propre amour à grosse haleine, et faire rendre les abois à la nature, au bout d'une course irrévocable vers la perfection, pour s'exhaler et infondre tout soi-même à
(1) « Oserai-je bien mettre en parallèle deux oeuvres d'une fortune aussi inégale se demande M. Dedouvres et comment ferai-je croire que deux livres dont l'un fut dès sou apparition répandu dans l'Europe tout entière, et l'autre a dû attendre près de trois cents ans pour franchir le seuil des monastères..., puissent avoir des mérites, sinon communs, du moins équivalents, et, dans des qualités différentes, présenter des titres égaux à l'attention et à l'estime? Telle est pourtant ma conviction.» (Revue des Facultés catholiques de l'Ouest, oct. 1897.)
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bouche ouverte dans la bouche de Dieu, et verser toute sa volonté dans la sienne. Lequel, à la fin de cette carrière, nous attend à bras ouverts, pour recueillir notre âme, comme sortie après lui hors de nous-mêmes, la faire couler, par la royale porte de ses lèvres, dans l'accueil de ses courtoises prévenances et gracieux baisers de paix, jusqu'au cabinet de son coeur. Ainsi l'Ecriture nous dit, selon l'hébreu, que Moyse est mort sur la bouche de Dieu : car, après avoir couru toute sa vie en la recherche de la gloire de son Seigneur, après avoir si souvent parlé avec lui face à face, non tant par la claire vision des yeux que par la naïve ouverture de leurs coeurs, après tant de mers, de solitudes et de montagnes traversées, il meurt, il se pâme, il expire sur la bouche de Dieu. O sacré reposoir de très heureuses lassitudes! O trésor d'éternel repos, duquel avec soi notre âme porte les hauteurs et les largeurs, puisque Dieu s'ouvre autant à elle qu'elle a voulu s'ouvrir à lui (1)...
Est-ce ma faute ou la sienne, si l'auteur me semble piétiner? Qu'importe, il remplit son humble mission qui, ici, est d'exciter en nous le désir de la terre promise. Il a bien franchi lui-même les premières défenses qui nous séparent de ce pays merveilleux ; mais ses propres expériences mystiques, il a dû les mener à sa façon bouillonnante, en stratège, en croisé et, si j'ose dire, tambour battant. Sa quiétude même est agitée, belliqueuse. Lisez plutôt cette trépidante et sublime explication du second degré d'union. Le vrai, le meilleur P. Joseph est là tout entier.
David, enveloppé dans l'orage et engravé dans le fond de la vase, ne laisse pas d'être tout dévoré du zèle de la maison de Dieu ; il avance la main de ses souhaits pour bâtir les murs de Sion, restaurer l'honneur de l'Eglise et serrer dans le large repli de ses bras spirituels, le ciel, la terre, la mer et tous les siècles à venir, pour les presser à rendre des actions de grâces à son Seigneur. O bras plus étendus que tous les cieux, qui ne contiennent pas seulement dessous leurs voûtes arrondies tous les siècles
(1) Méthode..., pp. 355-357.
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ensemble, ains les créatures distribuées d'âge en âge ! Le désir d'une âme zélée à l'intérêt de Dieu contient et environne tous les esprits bienheureux, en la durée de tous les temps, se délecte en leur félicité, honore les saints du ciel, soulage ceux du purgatoire, et entretient une étroite société avec les fidèles qui habitent. encore sur la terre. Qui peut borner son étendue, puisque même elle embrasse Dieu? Elle se réjouit de sa gloire, et bien qu'elle la voie dépasser avec tant d'avantage toutes les bornes de ses désirs, elle voudrait ceux-ci plus grands. Ses bras chaque jour lui croissent, comme ceux d'un enfant, qui se dénouent., s'allongent et se ferment alentour du col de sa mère. Dieu tient ainsi ses enfants et ses véritables serviteurs pendus à son col, les caresse comme une tendre mère, les porte aux mamelles, les tient sur ses genoux, leur fait voir la longueur de ses bras, et les invite de ployer les leurs pour approcher des effets de sa main puissante, afin qu'ils soient plus capables de lui apporter à brassées, des quatre coins du monde, les âmes à milliers pour présents d'élite... Ainsi, en ce second degré d'union, l'âme se résoud de toutes ses forces de travailler pour Dieu dans les oeuvres d'obéissance, de bon exemple et de charité. Avec Moyse, elle ouvre les bras et met en fuite les bataillons rangés des athées, des hérétiques, dès infidèles et de tant d'autres adversaires que le diable met aux champs contre l'Eglise (1).
Pauvre explication de l'union mystique, laquelle certes ne contrarie pas le zèle, mais ne se confond pas avec lui. D'une part le centre de l'âme, l'anéantissement des actes humains; de l'autre les bras, et encore et toujours les bras ! Qu'importe encore une fois, ce sont les bras d'un géant. « 0 bras plus étendus que tous les cieux » ! Que son Richelieu, qui d'ailleurs le fascinait, a dû souvent lui sembler petit! VI. Ce dernier texte nous laisse au bord du magnifique problème que je formulais en commençant et que je n'essaierai pas de résoudre. Pendant de longues années, où son nom, constamment associé à celui du grand cardinal, tenait l'Europe suspendue, quel jugement le P. Joseph a-t-il
(1) Méthode..., pp. 365-367.
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porté sur lui-même ? Au service d'un autre maître, s'est-il cru, néanmoins jusqu'au bout le disciple fidrèIe de Canfeld? Danse ses oraisons toujours enflammées, ne llui. est-il pas arrivé d'entendre la parole d'un plus grand que Richelieu : Martha, Martha, sollicita es et turbaris erga plurima, ou de méditer la réponse faite jadis à un prophète :le Seigneur n'est pas dans le tremblement de terre, ni dans le feu, ni dans la tempête ? Je ne mets en doute ni la solidité de sa vertu ni la ferveur de son zèle. On entend bien que la difficulté que je me pose est plus délicate et n'intéresse aucunement l'honneur du P. Joseph. Le moraliste que tenterait ce problème trouverait sans doute quelques éléments de solution dans les mille documents que gardent les archives du Calvaire. « De toutes les oeuvres du P. Joseph, écrit M. Dedouvres, celle qui a fait briller d'un plus vif éclat et son zèle et son esprit religieux, celle pour laquelle il a pris le plus de peine et produit des écrits d'une spiritualité plus élevée, est la congrégation des Religieuses bénédictines de Notre-Dame du Calvaire, dites aussi les Filles du Calvaire. Cette congrégation est née d'une Réforme du grand Ordre de Fontevrault. Le P. Joseph l'établit à Poitiers le 25 octobre 1617, avec le concours de Madame Antoinette d'Orléans, qui était la fille de Léonor d'Orléans, duc de Longueville et de Marie de Bourbon. Mais Madame d'Orléans étant morte le 25 avril 1618, six mois après la fondation . du Calvaire,, le P. Joseph: dut continuer serti livre entreprise et commune (1). » Ici qu'on me permette une digression. D'Antoinette d'Orléans elle-même, faute de place, je ne veux rien: dire, mais, comme, dans le: cours du présent volume, nous rencontrerons vingt fois les deux familles de cette princesse, je vais rappeler en peu de mats la généalogie de deux de nos fiefs, ou de nos dans mystiques, si l'on peut
(1) Dedouvres, Le Père Joseph et le Sacré-Coeur, Angers, 1899, pp. 14, 15.
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ainsi parler. Antoinette d'Orléans est Longueville par sa naissance, Gondi par son mariage. Voilà de grands noms! Léonor d'Orléans, duc de Longueville (1551-1573) descend de Charles V roi de France, par son quadrisaïeul, Jean d'Orléans, bâtard de Dunois, comte de Longueville. Il épouse Marie de Bourbon, qui descend de saint Louis. De ce mariage naissent six enfants dont plusieurs joueront un rôle dans notre histoire. C'est d'abord Henri d'Orléans, duc de Longueville dont le fils, Henri II épousera une soeur du grand Condé la duchesse de Longueville de la Fronde, de Port-Royal, de M. Cousin ; ensuite, François, dont la femme, Anne de Caumont, figure parmi les saintes du temps de Louis XIII ; Catherine, demoiselle de Longueville ( + 1638) qui fondera la première maison du Carmel français, avec sa très pieuse soeur, Marguerite d'Estouteville ; ensuite, Antoinette et enfin Éléonore de Matignon, dont la fille sera calvairienne. Antoinette nous introduit dans un autre monde, moins royal certes, mais prodigieusement curieux et où les saints ne manqueront pas. Elle épouse, en effet, Charles de Gondi marquis de Belle-Ile, fils d'Albert de Gondi, duc de Retz, maréchal de France ; neveu de Pierre, cardinal de Gondi, évêque de Paris, mort en 1616. Charles de Gondi a trois frères, tous intéressants, et une soeur qui ne l'est pas moins, qui l'est pour nous, davantage, l'admirable marquise de Maignelais ; quant à ses frères, c'est d'abord Henri de Gondi, évêque de Paris, cardinal de Retz, mort en 1622 ; puis Philippe-Emmanuel de Gondi, général des galères, qui installera dans sa propre maison saint Vincent de Paul, qui mourra prêtre de l'Oratoire et qui aura pour fils Jean-François-Paul, cardinal de Retz, coadjuteur de Paris ; enfin Jean-François de Gondi (+ 1654) qui vit changer en archevêché l'évêché de Paris et qui eut pour coadjuteur son très illustre et très peu mystique neveu. Antoinette d'Orléans
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fondatrice du Calvaire est donc la soeur de la princesse de Longueville, fondatrice du Carmel; la belle-soeur de la marquise de Maignelais ; la tante du cardinal de Retz (1). Mais revenons au Calvaire. Cette congrégation nous offre un nouvel exemple des heureuses modernisations que l'on essayait alors de tous les côtés et que nous examinerons plus en détail quand nous en viendrons à la réforme des vieux Ordres. Au lieu de se condamner superstitieusement à un primitivisme rigide et fatalement stérile, on cherchait, on trouvait sans peine un accord harmonieux entre les coutumes du passé et les saintes aspirations du présent. Nous avons vu le P. Joseph se mettre à l'école de saint Ignace. On pourrait montrer de même que les règles des filles du Calvaire s'inspirent tout ensemble et de l'esprit du stigmatisé d'Assise et de celui de saint Benoit. Heureux mélange et qui laisse intact le meilleur de la tradition bénédictine. « J'ai remarqué, disait à ce sujet une autorité non suspecte, le fameux Grégoire Tarisse, Général de Saint-Maur, que jamais personne de saint Benoit en Franco n'avait mieux compris l'esprit de saint Benoit que Dieu ne l'avait communiqué au P. Joseph (2). » Et pour que rien ne manque à cet éclectisme généreux et bienfaisant, il se trouve que ce même capucin, dans ses exhortations aux bénédictines du Calvaire, aura prêché sans relâche, et avec une netteté prophétique, cette dévotion au Sacré-Coeur que l'on dénoncera un siècle plus tard comme une innovation jésuitique et contre laquelle se liguera d'instinct le primitivisme de Port-Royal (3).
(1) Les deux familles s'éteindront bientôt. Les deux fils de la duchesse de Longueville, Jean-Louis d'Orléans, prêtre, mort en 1694 et Charles-Paris, duc de Longueville, élu roi de Pologne et tué au passage du Rhin en 1672 mourront sans enfants. Quant aux Gondi, le dernier représentant de la famille est une arrière-petite-fille d'Antoinette d'Orléans, Marie-Catherine, supérieure générale du Calvaire, morte en 1716. (2) Dedouvres, Le Père Joseph et le Sacré-Cur, p. 19. (3) Dedouvres, ib. Dans cette précieuse brochure, M. Dedouvres a réuni un nombre considérable de textes qui montrent, d'une manière décisive, qu'il faut ranger le P. Joseph parmi les précurseurs les plus directs de Marguerite-Marie.
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Mais « ce qui passe la créance humaine, dit encore le P. Tarisse, est que le temps que les personnes occupées dans les grands emplois prennent pour se relâcher et se divertir, le P. Joseph s'en servait pour s'enfermer davantage et traiter de dévotion avec les bonnes religieuses du Calvaire et leur donner des conférences spirituelles, qu'il faisait avec tant de ferveur, de lumière et une si haute doctrine mystique que c'est tout ce que les plus doctes, les plus contemplatifs, bien préparés, auraient pu faire et n'ont peut-être jamais fait, après un long travail et étude, avec étant de clarté et de facilité. Et on ne croirait jamais que ces choses eussent été faites par un esprit opprimé d'occupations si étranges, si éloignées, voire si contraires, sans autre temps ni préparation que le seul changement de lieu (1). » Miracle de zèle et de génie tout ensemble! Pour ses filles, nous dit M. Dedouvres, le P. Joseph composa « divers petits Traités, des Constitutions, des Exercices spirituels, la Vocation des religieuses de la première règle de saint Benoît ; il écrivit, du moins en partie, l'Histoire de Madame Antoinette d'Orléans ; il leur adressa je ne compte que ce qui nous a été conservé plus de onze cents lettres de direction, plus de quatre cents exhortations. C'est une oeuvre qui, si elle était imprimée toute entière, ne comprendrait guère moins de trente volumes in-octavo de cinq cents pages chacun » (2). On vient de publier un fragment de cette oeuvre immense que nul sans doute ne songera jamais à nous donner tout entière. C'est la retraite des Dix jours, prêchée en 1635 trois ans avant la mort du P. Joseph aux calvairiennes d'une des maisons de Paris ; oeuvre curieuse, forte et sublime par endroits, au reste confuse, inégale, hérissée, inférieure de tous points à l'Introduction, en un
(1) Dedeuvres, Le Père Joseph et le Sacré-Coeur, p. 19. (2) Ib., pp. 17, 18.
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mot très décevante. 1615! Il a bien changé depuis sa jeunesse triomphante. II parait triste, désenchanté, amer peut-être ; il critique les autres congrégations religieuses avec une franchise morose; il n'est pas même tout à fait sûr de ses propres filles. « Je vous confesse, leur dit-il souvent, qu'il n'y en a pas beaucoup qui suivent l'esprit du Calvaire. (1) » Il sent autour de lui des jalousies, des ambitions, je ne sais quelles manoeuvres. « Il y en a beaucoup qui veulent brouiller, mettre la faucille en la moisson d'autrui (2). » Il en veut, non seulement aux quiétistes, mais encore, dirait-on, à presque tous les spirituels du temps. S'il loue saint Paul avec le bel enthousiasme d'autrefois, c'est pour ajouter aussitôt : « Et je ne sais où l'on va chercher ailleurs des lumières spirituelles, et qu'on s'alambique l'esprit pour en faire à sa mode (3). » De lui-même non plus il n'est pas content :
Je sais par moi qui, en punition de mes fautes et pour avoir abusé du temps que j'ai eu, n'ayant tant de loisir maintenant de penser à mon intérieur, et qui suis toujours distrait en diverses occupations, le mal que c'est de n'être pas uni à Dieu, et de ne donner pas possession à l'esprit de Jésus dans notre âme, pour la conduire selon sa volonté, et combien il est nécessaire pour cela d'être en une bonne compagnie, où l'on puisse sue fortifier et entr'aider les uns les autres.
Tous les saints, dira quelqu'un, parlent de même. Eh! pense-t-on que je le mette sur la sellette pour le condamner par ses propres aveux. Il ne s'agit que de le connaître, de le plaindre, et peut-être même, de l'aimer davantage.
Quand je pense à cela et que je vois comme je vis et la plupart des créatures, je crois que le monde est une fable, et que nous avons tous perdu le jugement, ne faisant pas de différence entre nous, les païens et les Turcs, excepté quelque extérieur. Ce n'est pas que l'Eglise ne soit pure et que le premier esprit ne soit en quelques âmes ; car, sans cela, je crois
(1) Les dix jours, p. 411. (2) Ib. (3) Ib., p. 299.
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que Dieu consumerait tout l'univers, hâtant le dernier jugement, ou ferait un nouveau monde (1).
La croisade contre le Croissant avait passionné toute sa vie, et maintenant, pour n'avoir pas vécu « en une bonne compagnie », il est tenté de ne plus faire de différence entre le chrétien et le turc. Pouvait-il rien dire de plus douloureux? Mais je ne finirai pas sur ce cri d'angoisse. Il mérite de nous une autre épitaphe, cette période merveilleuse qu'il écrivait dans les premiers jours de son allégresse franciscaine, au noviciat de Meudon, loin de Richelieu :
Comme, lorsque les séraphins entonnent là-haut le Trois fois Saint, tous les gonds du Temple en tremblent, comme si les ferrures s'ouvraient d'elles-mêmes, ainsi, lorsque les âmes séraphiques, en quelque lieu qu'elles soient, se tiendront près de Dieu, le visage couvert, dans la dévotion de leur retraite, et les ailes bien déployées pour porter aux hommes les messages enflammés du divin amour, lors, les chrétiens, chacun selon sa condition, seront émus à servir notre commun Roi, selon la prophétie que saint François a reçue de sa bouche, que l'état de l'Eglise sera heureux, quand les Frères Mineurs s'acquitteront de leur devoir (2).
(1) Les dix jours, pp. 3oo, 299. (2) Méthode..., p. XXV. Je ne pouvais citer ici que les témoins les plus fameux de la tradition franciscaine pendant la période qui nous occupe, mais il en est d'autres et par exemple le P. Simon du Bourg-en-Bresse qui, dans ses Saintes élévations de l'âme à Dieu par tous les degrés d'oraison, Avignon, 1657, redit avec conviction les enseignements de Benoit de Canfeld. Le P. Simon avait eu aussi pour maître le R. P. Archange Ripault qui, nous dit-il, « a dignement écrit de cette matière ». Ce P. Ripault, nous l'avons déjà rencontré, dans un roman de Camus. Simon est persuadé que Dieu appelle le grand nombre à la vie mystique. « Pour comble de malheur, la plupart des prédicateurs, docteurs, confesseurs et directeurs ignorent entièrement ces choses divines, du moins pour le regard de la pratique et de l'expérience... les méprisent, les décrient, les calomnient et en retirent les âmes », p. 38. « Et puis ces choses ne sont hautes et extraordinaires que par une opinion erronée ou bien par la paresse et la corruption de notre vicieuse nature, et comme elles ne demandent point les hautes spéculations et qu'elles consistent particulièrement en l'amour, certes elles sont pour tous et particulièrement pour les plus simples, et de vrai elles ne requièrent qu'une volonté bonne, véritable, sincère et ardente... Abus donc et ignorance de n'oser aspirer à ces choses par crainte des périls et des illusions de Satan, car les dangers de l'océan et des pirates ne détournent pas les avares marchands de la navigation et du riche trafic des Indes », pp. 34, 35.
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