|
|
CHAPITRE V : JEAN DE SAINT-SAMSON
I. Les carmes de la place Maubert. Mathieu Pinault. L'organiste aveugle. Jean du Moulin et Mathieu Pinault en route pour Dol. Enfance et jeunesse de Jean du Moulin. Ses progrès dans la musique. Sa retraite. Jean de Saint-Samson novice. La peste de 16o7. Décadence du couvent de Dol. II. Philippe Thibaut. Projets de réforme. L'état-major des spirituels parisiens et l'Union sacrée. Réforme des carmes de la province de Touraine. - Le prophète Elie et saint Ignace. Esprit des constitutions nouvelles. La réforme et la modernisation des anciens Ordres. Jean de Saint-Samson et la réforme des carmes. Prestige. Epreuves. III. Formation mystique de Jean. Il a grandi seul. Enquêtes sur ses « états ». Spiritum nolite extinguere. Les oeuvres de Jean et leur éditeur. Pourquoi Jean de Saint-Samson parait plus obscur que d'autres mystiques. « Par-dessus toute espèce sensible ». Le noble « brouillard ». « De la consommation du sujet en son objet ». Ni panthéisme, ni quiétisme. La « guerre d'amour ». La plus haute extase. IV. Les disciples de Jean de Saint-Samson. Dominique de Saint-Albert. La« vraie théologie s et celle qu'apprennent les livres. Léon de Saint-Jean. Son importance. Sa propagande mystique. « Les divins écrits de saint Denis » . Tout chrétien a obligé D à l'étude et à la pratique de la théologie mystique. L'obscurité. de saint Denis, et celle de saint Paul. Réponse aux anti-mystiques.
I. « On raconte que. saint Louis, à son retour de terre sainte, fut surpris par une affreuse tempête, dans les eaux du Mont-Carmel. Dans le pressant danger où il se trouvait, il se tourna vers l'auguste Marie, spécialement honorée sur la sainte montagne, il fit voeu d'aller la visiter, s'il échappait au danger. La tempête se calma, et le saint roi accomplit sa promesse. Il gravit les pentes du Carmel, pria à l'autel de la Vierge, s'entretint avec les religieux
364
et, consolé autant qu'édifié par leurs paroles et leurs exemples, il en prit avec lui six, français d'origine anciens croisés sans doute et les conduisit à Paris (ia54). A son retour en France, il donna aux six Pères qui l'avaient suivi une maison, qu'on abandonna quelques années plus tard, pour fuir les débordements de la Seine, et se rapprocher de l'Université. Les Carmes achetèrent, en conséquence, en r3og, dans la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève une maison, dite du Lion. Ce fut cette maison qui, agrandie à plusieurs reprises, devint l'immense et beau couvent de la place Maubert, si renommé par la science de ses docteurs et le grand nombre d'étudiants qu'il envoyait à l'Université (1). » Parmi ces étudiants que les différentes maisons de l'Ordre envoyaient au séminaire de la place Maubert, se trouvait, dans les premières années du XVIIe siècle, un jeune carme breton, du couvent de Dol, le Fr. Mathieu Pinault, très honnête religieux, assez fervent même, mais sans formation spirituelle, tristement résigné soit aux adoucissements très réguliers que l'on avait apportés
(1) Vie du vénérable frère Jean de Saint-Samson..., par le R. P. Sernin-Marie de Saint-André, Carme déchaussé, Paris, 1881, pp. 25, 26. Quoi qu'il en soit des origines pré-chrétiennes de l'Ordre des carmes, a l'époque des Croisades, en introduisant l'élément latin dans son sein, devint pour lui le départ d'une vie nouvelle. Des européens de toute nation, mais surtout français, anglais et italiens, entraînés par leur piété, attirés par le charme des grands souvenirs bibliques, se fixèrent sur le Carmel ». A dater de 1142, nous voyons, coup sur coup, deux français appelés au gouvernement de l'Ordre. Sur les premières migrations occidentales des Carmes, il est difficile de dire où la légende finit et où commence l'histoire. Quelques fondations auraient précédé de quelques années celle que i'on fait remonter à saint Louis. Ainsi, il y aurait eu des carmes, près de Marseille, aux Aygalades, dès 1244. Ils auraient bien choisi le lieu de leur ermitage. Notons en passant que le bon poète de la Cépède dont nous avons parlé dans le précédent volume fit reconstruire de ses deniers le couvent des Aygalades, et fut inhumé en 1622 dans la chapelle dudit couvent. Quant à la maison de la place Maubert, elle fut démolie en 1811, par ordre de Napoléon. Voici l'article 5 du décret : « Le marché actuel de la place Maubert sera transféré sur l'emplacement de l'ancien couvent des carmes, près de cette place, et dont, à cet effet, nous faisons don è notre bonne ville de Paris. v C'est sans doute le marché couvert qui regarde présentement, de l'autre côté du boulevard Saint-Germain, la statue d'Etienne Dolet. Cf. Vie du V. P. Jean da Saint-Samson, p. 63, 353, 354.
365
depuis un temps immémorial à l'austérité primitive, soit aux abus proprement dits qu'avait entraînés le malheur des temps. Je l'ai déjà dit et je ne saurais trop le redire, la réforme des anciens monastères ne présentait pas alors autant de difficultés que l'on pourrait croire. Les bonnes volontés ne manquaient pas. Ce que l'on racontait du renouveau spirituel qui avait suivi le Concile de Trente, en Italie, en Espagne, et sur plusieurs points de la France, entretenait chez plusieurs le désir, l'espoir d'une réforme prochaine. Les hommes d'initiative sont toujours rares, mais en revanche il y avait alors chez nous, et nombreuse, cette élite de second rang, où les grands réformateurs recrutent leurs premiers disciples et sans laquelle les plus beaux plans de réforme restent lettre morte. Mathieu Pinault appartenait à cette élite. La grâce le trouvera prêt. Il sera l'un des bons ouvriers de la très intéressante réforme que le P. Philippe Thibaut imposera bientôt à l'une des plus riches provinces de l'Ordre des carmes. Aussi bien, ne jouera-t-il dans notre histoire religieuse qu'un rôle, considérable à la vérité, mais de peu d'éclat. Toutefois d'harmonieuses rencontres ont lié son nom à celui d'un de nos mystiques les plus sublimes. A parler humainement, c'est Mathieu Pinault qui a donné Jean de Saint-Samson aux Carmes; c'est lui qui va nous le présenter. Depuis son arrivée à Paris, il avait remarqué bien des fois, hésitant dans les boues de la place Maubert, un jeune aveugle, à l'air tout céleste, qu'on disait s'appeler Jean du Moulin, et toucher de l'orgue dans une des églises du quartier latin. Ce Jean du Moulin logeait, « chez un épicier, proche les carmes, raconte le P. Pinault ; un petit garçon l'amenait au matin à six heures à l'église des carmes de la place Maubert, là où il demeurait le plus souvent jusques après midi, étant toujours en oraison, proche le grand autel, là où il communiait presque tous les jours et se confessait quelquefois à un Père carme,
366
nommé le P. Jacques ». Ainsi va la vie : on passe devant le mystère ; ému, l'on s'arrête quelques minutes, puis on continue son chemin. Si Jean du Moulin n'avait pas pris les devants, Mathieu, ses études finies, serait revenu en Bretagne, menant jusqu'au bout sa vie médiocre. Artiste lui aussi, ou du moins amateur, il tenait l'orgue du couvent. À son jeu, où se révélaient peut être je ne sais quelles possibilités de grâce, l'aveugle l'avait-il deviné ? Un jour de sainte Agnès, le jeune carme, assis devant son clavier, s'apprêtait à accompagner la messe conventuelle lorsque Jean s'approcha de lui et lui demanda la faveur de le laisser jouer, pour cette fois, en sa place. Ils se lièrent ainsi. Peu à peu, les vraies confidences commencèrent. Jean « se crut autorisé à parler de vie spirituelle et d'oraison et à demander au jeune religieux où il en était sur ce point important. Il lui fut répondu qu'on faisait des lectures de piété dans des livres qui avaient peu de valeur doctrinale ; que l'on était exact à prier vocalement, mais que pour l'oraison mentale, on ignorait absolument ce que c'était : réponse, hélas, tristement éloquente et qui dit clairement ce que devait être la vie intime d'un Ordre, appelé par sa vocation première à la contemplation. Jean... commença par mettre dans les mains du jeune religieux des auteurs spirituels sérieux, tels que Louis de Grenade, Arias, et autres semblables, et comme le fruit d'une lecture spirituelle dépend essentiellement de la manière dont elle est faite, il le pria de lui lire chaque jour quelques pages mystiques... La lecture se faisait lentement, et lorsqu'on trouvait un passage ou plus affectif, ou plus profond, on le relisait jusqu'à trois fois... Jean apprit aussi à son élève la manière de méditer... Enfin, souvent, dans leurs pieux entretiens, il parla d'avenir et s'efforça, en élargissant à ses yeux les horizons de la vie de l'âme, d'exciter sa ferveur et d'augmenter son amour pour la réforme (1) ».
(1) Sernin, op. cit., pp. 26-28. Ce livre excellent est, sans doute, ce que l'on a écrit de mieux sur ce rare sujet. Je ne ferai guère que le résumer, tout en regrettant fort que l'auteur se substitue trop volontiers aux documents qu'if met en uvre et dont le texte original ferait bien mieux notre affaire. Le P. Sernin a du reste sur moi le grand avantage d'être initié, par une expérience personnelle, aux mystères de la vie mystique. Son style est un peu trop fleuri à mon gré et d'une dévotion trop « poétique ».
367
Peu à peu, un ou deux autres moines vinrent se joindre à ces entretiens. Insensiblement, Jean du Moulin se trouvait de la maison. Il s'était déjà dépossédé de sa fortune, ne gardant que le strict nécessaire. Les carmes lui offrirent une cellule et le peu qu'il fallait pour sa nourriture. Quelques leçons de musique paieraient sa pension. Il n'était pas question de le recevoir dans l'Ordre et lui-même ne pensait pas à demander cette faveur. Quelques années se passent de la sorte. Enfin, lorsque le P. Mathieu Pinault, ayant achevé ses études, se préparait à repartir pour sa Bretagne, Jean lui déclara qu'il ne voulait pas le quitter. Dieu l'appelait à prendre l'habit lui aussi et à procurer la réforme, de concert avec le P. Pinault. La chose ne paraissait pas faisable. Elle se fit néanmoins. Le couvent de Dol agréa cette vocation singulière. Ils partirent donc tous les deux, dans le courant de 16o6. Notre novice avait alors trente-cinq ans, on lui laissa son beau nom de Jean, auquel on ajouta celui de Saint Samson, premier évêque de Dol et patron de l'église cathédrale. « Il laissait après lui des regrets sincères. Plusieurs religieux, entraînés par son exemple, résolurent d'aller embrasser la réforme... et un de ses lecteurs, fils d'un procureur de Paris, les imita dans ce généreux dessein. Les habitués de l'église du monastère regrettèrent long.. temps, eux aussi, le bon aveugle qui les avait édifiés par son recueillement, ses longues oraisons et la piété angélique avec laquelle il approchait de la sainte table. Le phénomène surnaturel qu'on a toujours admiré chez les saints, se remarquait en lui sa belle âme se laissait voir à travers son enveloppe terrestre et le transfigurait... On raconte que M. de Morlencourt, prêtre éminent, que sa piété et sa science avaient fait aimer à la Cour de
368
Henri III et à celle de Henri IV, ayant contemplé notre aveugle, au moment où il prenait congé des religieux, fut si étonné du recueillement empreint sur son visage amaigri, qu'il ne pût s'empêcher de manifester son admiration (1). » Jean du Moulin était né à Sens, en 1571, de Pierre du Moulin, contrôleur des tailles et de Marie d'Aiz. On ne sait quasi rien de ses parents, honnêtes bourgeois et, semble-t-il, dans l'aisance. Il eut deux frères. L'aîné, « brillant cavalier », au service de Henri IV, « mourut vaillamment, les armes à la main en défendant la ville de Corbeil contre les espagnols ». Le second, nommé Jean-Baptiste, eut une jeunesse un peu singulière, mais sur laquelle nos documents ont glissé trop vite. « Après de sérieuses études, nous dit-on, il passa quelque temps à Rome, où il sut se faire estimer et aimer, et rentra en France à la suite de Marie de Médicis que d'énigmes tentantes dans ces quelques mots ! Marié à Paris avec la fille de M. Douet, trésorier-payeur de la gendarmerie française, il fut pourvu de cette charge après la mort de son beau-père et mourut lui-même à Lyon en 1601 (2). » Ces lueurs éclairent un peu la physionomie et l'histoire extérieure de Jean du Moulin. Bien que, très jeune, il ait fait abandon de ses biens et accepté les humiliations de la pauvreté, il garde l'apparence et les avantages d'un homme de bonne maison. C'est pour cela, je pense, que cet aveugle sera si facilement reçu chez les Pères carmes, auxquels il ne pouvait rendre d'autre service que d'accompagner sur l'orgue les offices conventuels. Il ne sera que frère lai, son infirmité lui défendant d'aspirer plus haut, au demeurant, d'une éducation pour le moins aussi relevée que la plupart de ses frères en religion. Gardons-nous de le confondre avec ces
(1) Sernin, op. cit..., p. 36. (2) Ib., pp. 6, 19, 13.
369
mystiques de la foule qui doivent uniquement leur prestige au signe céleste qui brille sur eux. Aveugle depuis l'âge de trois ans, et peu après, orphelin de père et de mère, il « passa sous le toit de son oncle maternel, Zacharie d'Ais, qui lui avait été donné pour tuteur. Cet oncle s'occupa avec soin de son instruction et lui fit même donner des leçons de langue latine par M. Garnier, curé de Saint-Pierre-le-Rond. L'enfant fit des progrès si rapides, qu'il se rendit capable en peu de temps d'entendre et d'expliquer le latin, nous disent les documents que nous possédons sur cette époque de sa vie. Mais cet oncle s'efforça de le rendre habile surtout dans la musique. Il apprit à jouer de l'épinette, de la viole, de la mandore, du luth, de la harpe, de la flûte, mais ses préférences furent pour l'orgue et si remarqués furent les progrès qu'il fit dans ses études d'organiste, qu'à l'âge de douze ans, il tenait déjà l'orgue de l'église des dominicains dans sa ville natale ». Déjà, semble-t-il, assez porté à la dévotion, mais sensible au beau sous toutes ses formes, «il aimait à se faire lire des livres, et employait son argent pour en acheter ». Il racontait plus tard au P. Pinault qu' « en sa jeunesse, il se faisait lire par ses parents et amis toutes sortes de livres, tels que historiens, poètes français, et qu'il avait tellement inculqué en son imagination le style et la phrase du poète Ronsard, qu'il faisait des sonnets et autres vers à son imitation ». « Il se reprochait même d'avoir une fois, à la prière d'une de ses parentes, composé quelques vers galants ». Il avait, je pense, une vingtaine d'années, lorsque se dénoua la crise qui devait l'arracher aux « fascinations de la bagatelle ». « L'art dont il était épris et qui lui attirait des applaudissements mérités, devint bientôt pour lui une source d'ennuis. Le monde, toujours prêt à tendre des pièges aux coeurs innocents, essaya de lui inspirer le goût des faux plaisirs ; il l'invita à ses réjouissances, fit de fréquents appels à son habileté musicale, et trouva
370
des complices où il aurait dû trouver des adversaires, car le tuteur de notre jeune aveugle et quelques autres membres de sa famille, au lieu d'écarter de lui les dangers, l'entraînaient au contraire, par leurs conseils, dans une voie qui ne pouvait manquer de le conduire à la perdition. Il prit alors une de ces résolutions qui trahissent une âme forte. et prédestinée à de grandes choses : voyant que des périls se cachaient pour lui dans la maison de son tuteur, il n'hésita pas à la quitter» (1). Il se choisit donc une retraite, où il pût suivre en liberté l'attrait croissant qui le portait vers la vie spirituelle. Au bout de cinq à six ans, une inspiration nouvelle le conduit à Paris où nous l'avons aperçu tantôt. « Le couvent de Dol... sera bientôt réformé, mais il ne l'est pas encore, et les abus que la décadence de la discipline monastique entraîne avec elle y règnent en partie... Nous ne croyons pas qu' (il) eût descendu les dernières pentes du relâchement,. loin de là... Il régnait dans ses murs. de la, piété, et, à défaut de la régularité voulue, du moins de bonnes intentions. Il avait l'estime des populations : malades et infirmes accouraient à son église, car il s'opérait de nombreux miracles dans la chapelle de la Vierge, et, chaque jour, des marins, échappés à la tempête, venaient y offrir leurs actions de grâces. Cependant un souffle de décadence avait passé sur lui (2). » C'est bien là en effet, l'impression que nous laissent nos trop rares documents. Comme tant d'autres, à cette époque, le monastère devait ressembler à ces cloîtres italiens d'aujourd'hui qu'une loi, peut-être encore plus cruelle que miséricordieuse, n'a pas voulu fermer d'un seul coup et qui traînent, dans une pauvreté sordide, leur agonie lamentable. Cinq ou six vieillards, pareils à ceux que l'on rencontre dans nos hospices d'incurables, ont la garde des
(1) Sermin, op. cit., pp. 9-13. (2) Ib., op. cit., p.
371
longs couloirs sonores, des cellules vides, de la chapelle désolée et des ronces du jardin.. Quand le dernier de ces vétérans aura fini de mourir, l'Etat prendra possession de ces pauvres murs, y installera ses écoles ou ses manufactures. Les frères de Jean de Saint-Samson à Dol ne faisaient pas figure de thélémites. Pauvres gens qui n'étaient jamais assurés de la maigre pitance du lendemain, la plupart suivaient mécaniquement l'ancienne routine. Mais chez plusieurs d'entre eux, la flamme sainte brillait encore. Le vaillant qui leur apporterait la réforme, serait béni. Le noviciat de Jean de Saint-Samson au couvent de Dol s'ouvre par une scène horrible, sublime et qui ferait un beau pendant au Lépreux de la cité d'Aoste. Peu après son arrivée « la peste se déclara dans la ville... Un religieux du monastère ne tarda pas à être atteint et mourut en peu de jours. Les religieux commencèrent à trembler et lorsque le fléau eut frappé encore un novice, neveu du supérieur, ils résolurent de quitter la maison et de n'y laisser qu'un jeune religieux, nommé Olivier, qui n'était pas encore prêtre, avec un domestique séculier... Jean de Saint-Samson n'imita pas sa communauté. Sa cécité même, qui semblait le rendre impropre au soin des malades, ne lui parut pas être un motif suffisant pour s'éloigner ; il voulut rester auprès du pestiféré... Un jour, il rencontre le malade qui, dans un accès de délire, allait se précipiter par la fenêtre. Il l'arrête, et ayant appelé ses deux compagnons, retirés par. crainte du fléau au fond du jardin, il le fait rapporter dans son lit. Assis à son chevet, il priait Dieu de lui rendre l'usage de la raison et de lui accorder la grâce d'une mort calme et consolée par les secours de la religion. II eut le bonheur de voir sa prière exaucée : car, au même moment, la raison revint au malade, et 1 e supérieur étant venu savoir de ses nouvelles, Jean prit aussitôt le pauvre pestiféré dans ses bras et le lui apporta, afin qu'il entendit sa confession. Peu d'instants après, le malade, rapporté dans son lit, passait à une meilleure vie.
372
Le saint homme pria à côté du dangereux cadavre et aida à l'ensevelir. Le religieux qui était resté dans le monastère avec lui, ayant à son tour été atteint par la terrible maladie, fut servi avec la même charité... Jean le soigna du mieux qu'il put... et obtint de Dieu sa guérison. Il fut enfin frappé lui-même. Il y avait près de la ville un lieu appelé Champ de Saint-James, où les personnes frappées de la peste étaient envoyées... Conduit en ce lieu, Jean y donna des preuves nouvelles de sa charité. Il encourageait les malades avec tendresse, les excitant à la confiance par de saints discours ; il parlait surtout aux agonisants, avec tant de ferveur et de charité, qu'ils rendaient le dernier soupir au sein d'une paix confiante et douce. Le terrible fléau disparut enfin ; les religieux rentrèrent dans leur monastère (1)» et Jean avec eux. II. Vers ce même temps, un carme angevin, affilié à la province de Touraine, l'une des plus importantes de l'Ordre le P. Philippe Thibaut, sous-prieur et bientôt prieur de la maison de Rennes, imprimait un élan décisif à la cause de la réforme. Ce chef éminent, à qui l'on a jadis consacré de gros volumes et que néanmoins nous ne pouvons suivre ici dans le détail de son oeuvre et de sa vie, se rattachait à ce grand centre parisien qui stimulait alors la plupart des mouvements réformistes et qui présidait à la renaissance mystique de tout le pays. Jeune religieux, après un premier stage à la place Maubert, il était allé, de son propre mouvement, semble-t-il, achever ses études sous la direction des jésuites, dans l'Université de Pont-à-Mousson, où s'étaient formés, peu avant lui, trois autres réformateurs de marque, saint Pierre Fourier, Servais de Lairuels et Didier de la Cour. La décadence où il voyait son Ordre, l'affectait profondément, et ne croyant pas encore à la possibilité d'une réforme, il songeait, d'accord avec cinq de ses compagnons, animés du même
(1) Sernin, op. cit.. pp. 39, 4o.
373
esprit, ou bien à se retirer dans quelque chartreuse, ou à se joindre aux carmes d'Italie qui avaient adopté la réforme thérésienne. On le retint à Paris, où il avait pour directeur le chartreux Beaucousin, pour amis, Bérulle, Duval et plusieurs jésuites. Remarquez en passant la catholicité de ses goûts, si j'ose parler ainsi. C'était le grand bonheur de cette période trop courte, la source vive de sa force, le vrai principe de ses victoires. Jamais l'union sacrée ne fut mieux comprise, ni acceptée d'un coeur plus sincère. Cependant les entretiens qu'il avait avec tant de saints personnages rendaient plus dure encore au P. Thibaut l'inertie de ses propres frères. Découragé plus que jamais, il allait même partir pour la Grande Chartreuse, lorsqu'une lumière soudaine se fit en lui. Ses supérieurs l'appelaient au couvent de Rennes, où ils lui promettaient de laisser libre cours à son zèle. Au commencement de 16o8, il partit à pied de Paris et se dirigea vers la Bretagne. Un plein succès l'attendait là-bas. Conçue dans un esprit large et prudent, la réforme qu'il fit adopter à la province de Touraine est avant tout intérieure et mystique. C'est par là qu'elle nous intéresse d'une façon particulière. Pour rédiger ses constitutions, il se mit à l'école, non pas seulement de sainte Thérèse, mais encore de saint Ignace, essayant de « marier » l'esprit de la Compagnie « à celui du Carmel, dans les points où cette union n'était pas rendue impossible par la différence du but principal propre à chacun des deux Ordres ». « Nous savons écrira plus tard un des religieux de cette réforme, dans un livre de controverse où il s'adresse aux jésuites que notre humble réforme, qui, par la bénédiction de Dieu, s'est propagée dans la Franco, les Pays-Bas, l'Allemagne, la Pologne et jusque dans le Nouveau-Monde, a pris ses heureux commencements dans la Bretagne, par le zèle et sous la conduite du V. Philippe Thibaut, assisté des conseils des vôtres, après avoir accommodé nos constitutions à celles de la Compagnie, autant que
374
le pauvre et solitaire esprit d'Élie le peut souffrir (1). » Qui ne voit la portée d'un pareil aveu? On se persuade assez communément que l'objet principal, unique même, de tant de réformes monastiques qui renouvelèrent alors la face de l'Église, dut être un retour pur et simple à la discipline primitive. Rien de moins fondé que cette impression. Dans son ensemble, le mouvement fut bien plus profond que cela et la transformation, plus radicale. Le primitivisme aura beau faire, il ne recommencera jamais le passé. Sans répudier certes quoi que ce soit de l'esprit de leurs fondateurs, et, tout au contraire, en vue de réaliser plus pleinement cet esprit, les vieux Ordres ont dû plus ou moins se modeler sur les modernes, s'adapter, comme avaient fait ces derniers, aux inspirations présentes de la grâce, aux exigences particulière- d'un monde nouveau. Nous reviendrons à cette remarque, lorsque nous étudierons les grandes Abbesses et la réforme bénédictine. Mais d'ores et déjà, nous aurons vu un insigne réformateur, le P. Thibaut, « accommodant », de propos délibéré, ses constitutions à celles de saint Ignace, pliant aux innovations du plus jeune de tous les Ordres, la discipline et l'esprit de la famille religieuse qui se flatte d'avoir eu pour fondateur un prophète de l'ancienne loi. « Quel était l'esprit de ces constitutions c'est un Père carme qui parle et en quoi a consisté précisément la réforme de la province de Touraine? Lorsque le P. Philippe Thibaut voulut donner à sa réforme des lois définitives, des amis, plus zélés qu'éclairés, lui conseillèrent de revenir purement et simplement à la règle primitive ; mais, en homme pratique et qui se rendait parfaitement compte du terrain sur lequel il marchait et des difficultés qui surgiraient infailliblement, s'il poursuivait un but trop élevé, il résista énergiquement à leurs sollicitations. Revenir en effet à la lettre pure et simple de la règle primitive,
375
c'eût été s'exposer à décourager beaucoup d'esprits, d'ailleurs bien pensants... Le P. Thibaut pensa donc, et avec raison, croyons-nous, qu'il devait porter ses vues moins haut (que sainte Thérèse et Jean de la Croix) ; il crut que sans sortir de l'édifice vieilli de la mitigation, il était possible de le réparer et d'y trouver un abri sûr... Rester dans la mitigation, mais lui inoculer une vie nouvelle, tel fut son ,but... Il revint à une pauvreté sévère, abolit les privilèges, rétablit le règne de l'humilité et de l'égalité religieuse ; et après avoir ainsi reconstitué ce qui est l'essence même de toute vie monastique, il chercha à lui donner de forts soutiens dans des pratiques de vie intérieure et de pénitence. Le jeûne, la mortification, la, retraite, le silence, l'oraison mentale, la récitation de matines à minuit, furent les plus importantes de ces pratiques. On était donc véritablement revenu à l'esprit du Carmel, et, sous ce rapport, la réforme de la province de Touraine, quoique moins sévère que la réforme de sainte Thérèse, se rapprochait singulièrement de son aînée (1). » On ne saurait mieux dire. La grande originalité de sainte Thérèse n'est pas en effet d'avoir restauré les austérités de l'ancienne observance, mais bien d'avoir fondé cette restauration elle-même sur la vie intérieure, sur l'oraison. Il en va tout de même pour saint Ignace et les autres grands ouvriers de la Contre-Réforme. Ils ont relevé la discipline, renforcé l'autorité des supérieurs, séculiers ou réguliers, exalté la vertu d'obéissance, mais cela, ils l'ont fait en vue d'une fin plus haute et pour mieux établir le règne de Dieu dans les âmes. Ils n'enchaînent les volontés que pour libérer la grâce. En un mot, leur croisade est foncièrement mystique. Des deux livres de saint Ignace les Exercices spirituels les Constitutions de la Compagnie de Jésus le premier a, dans la pensée de l'auteur, infiniment plus d'importance que le second. Avant de se décider
(1) Sernin, op. cit., pp. 82, 83.
376
à donner des règles à ses frères, ce rigide espagnol, que plusieurs voient si autoritaire, si formaliste, a balancé de longues années, persuadé, écrit-il lui-même « que la loi intérieure d'amour et de charité que le Saint-Esprit a coutume d'écrire et de graver dans les coeurs » contribuerait plus efficacement « que des constitutions écrites » au maintien et au progrès de l'Ordre nouveau. Jean de Saint-Samson fut le principal collaborateur du P. Thibaut. Appelé en 1612 à Rennes où, sauf une courte mission réformatrice au couvent de Dol, il doit résider jusqu'à sa mort, en 1636, « ses hautes vertus et les faveurs surnaturelles qu'il recevait d'en haut lui créèrent une position exceptionnelle... Il devint le conseil non seulement des simples religieux, mais aussi des supérieurs. Ceux-ci le consultaient sur l'esprit qu'il convenait d'inoculer à la nouvelle réforme; ceux-là lui ouvraient leur intérieur, recevaient ses conseils, se soumettaient à sa direction ». « Dieu l'avait destiné pour être le plus clair flambeau de notre petite observance dans les choses spirituelles », a écrit de lui son premier biographe. A cette influence de l'exemple et de la parole, « il faut ajouter celle qu'il exerça par ses écrits. On peut affirmer, toute proportion gardée, qu'il fut sous ce rapport le saint Jean de la Croix de la nouvelle réforme ». Dans son Vrai esprit du Carmel « il prouve que la contemplation forme l'esprit principal de l'Ordre et donne des règles pour s'incorporer cet esprit et s'élever jusqu'aux sublimes hauteur de la vie mystique ».
D'autant écrit-il dans le prélude de ce livre que notre règle est extrêmement essentielle et concise, et plus au dedans de l'esprit qu'au dehors de l'expression, il faut méditer avec plus d'étendue la nécessité que nous avons d'être spirituels, afin qu'au moins nous vivions dans son excellente pratique, dans un état de grande pureté, et que nous fassions ce qu'elle nous ordonne, qui est de recouler en Dieu de toutes nos forces en bon ordre et en vrai moyen par notre continuelle activité (1).
(1) Sernin..., pp. 90, 91.
377
Pressé que je suis d'en venir aux oeuvres proprement mystiques du saint aveugle, je ne m'attarderai pas au peu que l'on nous a transmis sur ses longues années de vie religieuse. Même en dehors du couvent de Rennes, son autorité était grande. Nombre de personnes dévotes et plusieurs grands personnages, parmi lesquels je note un des amis de François de Sales, Mgr de Révol, évêque de Dol, venaient fréquemment le consulter. Marie de Médicis, espérant toujours quelque miraculeux retour de fortune, s'adressait à Jean de Saint-Samson par l'intermédiaire du P. Philippe Thibaut qu'elle aimait beaucoup. Il écrit aux possédées de Loudun pour les consoler dans leur détresse. On voudrait savoir de quelle nuance particulière tendresse ; pitié; crainte se colorait la vénération qu'on avait pour lui. Il semble avoir été parfaitement bon, un peu perdu entre ciel et terre, ingénument obstiné à ne parler que de Dieu. Par là s'expliqueraient les tracasseries, menues sans doute, qu'il eut à subir de quelques-uns de ses frères. « On trouvait à redire à ses écrits, à sa doctrine, on mettait en doute son esprit de mortification, on faisait un sujet de plaisanteries de ses paroles et de ses façons d'agir. Non seulement on lui refusait la vénération qui lui était due à tant de titres, mais l'absence de respect était poussée jusqu'à devenir moquerie « ce qu'il ne ressentait aucunement, dit son premier biographe, ains il s'en réjouissait, et moi ne le pouvais supporter, tant qu'une fois je m'en plaignais à mon supérieur, qui savait bien tout cela, lequel me dit ces paroles de Notre-Seigneur en croix : Nesciunt quid faciunt. » « L'artiste ne fut pas plus épargné que le saint. Jean de Saint-Samson tenait l'orgue de la chapelle du couvent de Rennes ; or son jeu n'était pas du goût de quelques jeunes religieux que leur ignorance en fait de chant et de musique... aurait dû rendre plus modestes. La communauté ayant fait reconstruire son orgue, ils finirent, à
378
force de prières et de blâmes, par obtenir un autre organiste. Jean de Saint-Samson fut donc mis de côté (1). » Il accepta ce sacrifice, un des plus durs sans doute qu'on pût lui imposer, avec une allégresse non feinte. Qui sait même si, parvenu aux sommets de la contemplation, les plus belles harmonies d'ici-bas ne lui semblaient pas vulgaires. Cependant il jouait encore quelquefois du manicorde. « Lorsqu'il fallait cesser, Dieu l'en avertissait par un coup qu'il entendait distinctement frapper au fond de cet instrument de musique ». S'il faut en croire un de ses intimes, des signaux de ce genre le guidaient assez souvent. « Un jour, en conférence avec son confesseur, ils ouïrent tous deux, après quelque temps, frapper un coup sur la table de la chambre. Le Frère qui savait bien que cela s'adressait à lui, se leva à l'instant et dit à son confesseur que Dieu l'avertissait par ce coup... que c'était assez parlé et qu'il fallait se retirer. Ce qu'il lui confirma encore le jour suivant, disant que s'il eût manqué de se retirer sur l'heure, ils eussent bien entendu autre bruit; chose qui a été aussi entendue diverses fois par plusieurs des nôtres, si bien que tout son temps était divinement compassé (2). » Au reste, rien du prophète ni dans son allure ni dans ses propos. « Ceux qui auraient ignoré la sublimité de sa vie, l'auraient pris pour la plus commune personne du monde. » Quant à « ceux qui la connaissaient et qu'il dirigeait et en qui il avait de la confiance, et aux simples et aux novices, c'était chose merveilleuse de le voir leur parler de Dieu... ; c'était un vrai paradis en terre, aux vrais amoureux de Dieu, car il parlait des heures entières sans réfléchir et d'une mysticité si perdue, qu'il embrasait du divin amour les coeurs préparés à le recevoir (3) ». III. Nous ignorons tout de l'initiation mystique de Jean de Saint-Samson. Lorsqu'il arrive à Paris, âgé de vingt-
(1) Sernin, op. cit., p. 263. (2) Ib., pp. 305, 306. (3) Ib., p. 273.
379
six ou vingt-sept ans, il a déjà franchi le cercle de l'oraison commune et les premiers degrés de la vie contemplative. Il est déjà tout sublime. A Sens ou à Paris, a-t-il soumis ses expériences à l'examen d'un spirituel éprouvé, c'est possible, probable, si l'on veut, mais non pas certain. La grâce d'une part, et de l'autre, les vieux livres qui lui ont expliqué à lui-même les effets de cette grâce, lui auront peut-être suffi. On lui connaît beaucoup de disciples, mais personne ne fait auprès de lui figure de maître. De là vient peut-être ce caractère indépendant, personnel, un peu étrange et comme lointain, qui l'isole parmi les mystiques de son temps. Littérairement, si j'ose dire, il a les mêmes origines que Benoit de Canfeld. Comme l'insigne franciscain, il s'est assimilé profondément Taulère, Harphius, le pseudo-Denis. Mais Canfeld a été formé par cette tradition vivante qui éclaire l'enseignement des livres et le modernise ; il a conféré de ses propres états et des problèmes spéculatifs de la mystique avec les maîtres de son temps. Jean de Saint-Samson a grandi seul. A le lire, on le prendrait pour un contemporain, non pas de François de Sales, ni même de sainte Thérèse, mais de Ruysbroek. Quoi qu'il en soit, les hommes compétents le placent parmi les mystiques du vol le plus haut. A les en croire, il serait le Jean de la Croix des carmes français. Je n'ai, pour ma part, ni les moyens ni le désir de discuter un semblable éloge. Avant de laisser à ce laïque pleine liberté d'enseigner aux religieux du couvent de Rennes les derniers secrets de la perfection, le P. Philippe Thibaut avait soumis les « états » de Jean de Saint-Samson à des enquêtes rigoureuses. « Feignant, nous dit-on, de douter qu'un simple frère convers eût pu, dans un couvent non réformé, comme était celui de Dol, s'élever si haut dans la contemplation divine, il ordonna au F. Jean d'indiquer, dans un court exposé, sa manière de faire oraison. Jean, pour obéir à cet ordre, dicta les premières pages d'un admirable
38o
traité, qu'il acheva dans la suite et qu'il intitula : De la consommation du Sujet en son Objet. Ces pages furent soumises aux P.P. carmes déchaussés (récemment établis en France), réunis en chapitre provincial: elles furent encore communiquées aux P.P. capucins, réunis aussi en chapitre provincial sous la présidence de leur supérieur général; aux P.P. jésuites de Rennes, à M. Gibbius (1), savant docteur de Sorbonne et à M. Duval : tous déclarèrent y trouver les signes manifestes de l'action divine et approuvèrent unanimement les voies et l'esprit du pieux aveugle. Les P.P. carmes déchaussés écrivirent à ce sujet, au P. Thibaut, une lettre dans laquelle ils le priaient avec affection de laisser les desseins de Dieu s'accomplir dans ce fervent religieux, ajoutant ces paroles de l'Apôtre : « Gardez-vous d'éteindre l'esprit, spiritum nolite extinguere ». Saluons, une fois de plus, ce grand conseil, cette fédération de toutes les forces spirituelles du pays, carmes, capucins, jésuites, oratoriens, docteurs de Sorbonne. D'une si belle et si féconde unanimité, trop tôt l'on pourra dire : sed lacet Arius fuere. « Le P. Thibaut continua néanmoins à éprouver Jean de Saint-Samson; il redoubla même de rigueur dans sa Manière de le conduire ; il s'arrêta enfin et sûr de la vertu de son inférieur, tranquille sur l'esprit qui le conduisait, il lui ordonna d'édifier ses frères par des entretiens sur la vie spirituelle et de dicter ce que l'esprit de Dieu lui inspirerait (2). » Cet ordre fut scrupuleusement obéi. Nous l'avons déjà dit pour les entretiens. Quant aux dictées, elles formaient à la mort de Jean de Saint-Samson une masse énorme : Cabinet mystique, Méditations; De la souveraine
(1) Le P. Sernin aura peut-être mal lu ses documents ou se sera servi d'une copie fautive. Ce Gibbius ne serait-il pas le fameux oratorien Gibieuf (Gibiefus), qui venait d'entrer à l'Oratoire et que Bérulle aura sans doute indiqué à son ami, le P. Thibaut ? (2) Sernin, op. cit., pp. 102, 1o3.
381
consommation de l'âme en Dieu par amour; Le Miroir et les flammes de l'Amour divin ; Contemplations et divers soliloques... et bien d'autres ouvrages. « C'était chose merveilleuse dit un des amis du F. Jean, de lui voir dicter ses traités, avec une telle promptitude, sans aucune réflexion, que ses écrivains en étaient tous fatigués, car il fallait une vive attention pour retenir ce qu'il disait, et la main prompte afin de le pouvoir suivre... Et encore, c'est chose admirable que lorsqu'on ne retenait pas bien ce qu'il avait dit premièrement et que l'on venait à le lui faire répéter, lui y réfléchissant, j'ai remarqué cela plusieurs fois, il ne pouvait se ressouvenir de ce qu'il avait dit la première fois et ne le disait en si bons termes, signe évident que l'Esprit de Dieu agissait en lui, et qu'il était sans réflexion. Et il m'a dit plusieurs fois, après avoir écrit des traités, qu'il ne savait assurément ce qu'il avait dicté, avant qu'il en entendit la lecture (1). » Vers le milieu du XVIIe siècle, le P. Donatien de Saint-Nicolas publia d'abord séparément quelques-uns de ces traités, puis une édition globale in-folio et en deux volumes : Les oeuvres spirituelles et mystiques du divin contemplatif et mystique Jean de Saint-Samson. Edition encore bien incomplète, « y ayant des livres entiers desquels (le P. Donatien) n'a rien fait imprimer, et d'autres qu'une partie seulement et d'autres, beaucoup de retranchements ». Mais, chose plus grave, continue le même religieux, qui avait eu en main les originaux, « ledit R. P. Donatien, en ses impressions, a changé plusieurs mots, voire périodes entières (les poésies elles-mêmes n'ont pas été respectées) si bien que cela diminue beaucoup de la simplicité, pureté, piété et nudité de son esprit... (On a craint sans doute) que ses mots et son style si abstrait et perdu ne fût approuvé et goûté de tout le monde. Je donne seulement cet avis aux mystiques consommés, afin, s'ils les
(1) Sernin, op. cit.p. 117.
382
désirent voir en leur pureté et vérité, qu'ils aient recours aux originaux... Les souverainement mystiques seront bien plus satisfaits des originaux (1) ». Hélas! nous pensons de même, mais ce trésor, s'il existe encore aujourd'hui, paraît introuvable. Les imprimés eux-mêmes sont rarissimes, ce qui semble bien prouver que, dès avant la fin du XVIIe siècle, Jean de Saint-Samson ne comptait plus guère chez nous. Passionnément fidèle à ses moralistes, notre Jérusalem gallicane oublie ses prophètes. J'ai rencontré par centaines les Essais de Nicole, ces minuscules volumes qui semblaient faits pour ne vivre qu'un jour ; je n'ai mis qu'une fois la main sur un des in folio du « divin contemplatif et mystique Jean de Saint-Samson (2) ». A la vérité, ces livres ne s'adressaient pas à tout le monde, mais aux « souverainement mystiques ». Aussi n'irai-je pas les citer longuement. On le dit obscur, et c'est ne rien dire. Au lecteur profane, quel mystique n'est-il pas obscur? Plusieurs d'entre eux, doués d'une intelligence plus subtile ou d'une imagination plus vive, éclairent, égaient les avenues sinueuses qui mènent au mystère de l'union divine, ils nous enchantent, comme font les poètes et les philosophes de la terre et par les mêmes moyens ; mais dès qu'ils en viennent au mystère lui-même, nous ne les entendons plus. Assurément Jean de Saint-. Samson ne manque pas de génie. « Quand on lit ses oeuvres, on est vraiment impressionné ; on se sent en présence d'un
(1) Sernin, op. cit., pp. 345, 346. (2) Le P. Sernin est aussi peu précis que possible dans les indications qu'il nous donne soit sur les éditions soit sur les manuscrits Il semble n'avoir examiné de première main que l'in-folio manuscrit contenant les oeuvres poétiques de Jean de Saint-Samson, conservé, dit-il, aux archives départementales d'Ille-et-Vilaine (cf. pp. 120, 121). Du reste, il ne cite les vers de Jean que d'après le texte du P. Donatien. « On voit, dit-il, en parcourant ce manuscrit, que le P. Donatien n'a publié qu'un très petit nombre de pièces. On voit aussi que ce Père a fait subir des corrections au texte, quant à la forme, ce qui est plus grave ici que pour le reste des ouvrages du pieux aveugle. A la vérité, ces corrections sont en général bien entendues et conformes au progrès de la langue poétique; mais se faisait-il une idée bien exacte de ses devoirs d'éditeur ? » Les vers que cite le P. Sernin m'ont d'ailleurs paru médiocres (cf. pp. 118-121).
383
géant. » Mais il n'est, à proprement parler, ni philosophe de métier, ni poète. Sa pensée, qui d'ailleurs nage dans le concret, si je puis dire, nous paraît terriblement abstraite. « Son expression revêt souvent une singulière énergie ; mais il ne cherche pas à orner sa pensée, et il emploie rarement la comparaison pour rendre intelligibles ses hautes conceptions. Sa palette a peu de couleurs. Est-ce dédain ? N'est-ce pas plutôt qu'ayant été empêché par son infirmité de se mettre en contact avec la nature extérieure, il lui a été impossible de peupler et d'embellir son imagination? Cette infirmité l'a empêché aussi d'acquérir la discipline intellectuelle que donnent des études fortes et suivies, et qui se fait tant remarquer dans les oeuvres de saint Jean de la Croix (1) ». Enfin n'oublions pas que le texte de Jean de Saint-Samson, tel qu'on nous le donne, a été retouché, rationalisé, banalisé, bref mis au goût d'une génération deux fois timide, et dans l'ordre des lettres humaines et dans l'ordre de la Charité. Le mémoire, écrit sur l'ordre du P. Thibaut et dans lequel notre aveugle exposait sa manière de faire oraison, commençait ainsi :
Mon exercice consiste en une élévation d'esprit, par-dessus tout objet sensible et créé, par laquelle je suis fixement arrêté au dedans, regardant d'une manière stable Dieu, qui tire mon âme en simple unité et nudité d'esprit. Cela s'appelle oisiveté simple, par laquelle je suis possédé passivement par-dessus toute espèce sensible, en simplicité de repos, duquel je jouis en cela même toujours également, soit que je fasse quelque chose au dedans de moi, ou bien au dehors de moi, par action ou discernement raisonnable. C'est ce que je puis dire de mon intérieur. Ma constitution est simple, nue, obscure et sans science de Dieu même. C'est une nudité et obscurité d'esprit, élevé par-dessus toute lumière inférieure à cet état. En quoi je ne puis opérer de mes puissances internes, qui sont toutes unanimement tirées et arrêtées par la force de l'unique et simple espèce, qui les arrête nûment et simplement en
(1) Sernin, op. cit., pp. 180-182.
384
suréminence de vue et d'essence, au plus haut de l'esprit, par-dessus l'esprit; je veux dire, en la nudité et l'obscurité du fond, tout à fait incompréhensible à cause de son obscurité. Là tout ce qui est sensible, spécifique et créé est fondu en unité d'esprit, ou plutôt en simplicité d'essence et d'esprit.
Dans mon ignorance, je copie aveuglément, de peur de retrancher quelque mot décisif. Je ne me flatte ni de l'entendre pleinement ni encore moins de ne pas l'entendre. Que dirait-on d'un aveugle qui prendrait Chateaubriand pour un visionnaire; d'un maître d'école qui déclarerait vide de sens une page d'Aristote, ou de saint Thomas ? Mon dessein du reste n'est pas d'expliquer la mystique, mais seulement d'indiquer ces régions mystérieuses et de dire, comme les anciens cartographes, hic sunt leones. Qu'il y ait eu chez nous, au XVIIe siècle, quantité d'hommes et de femmes, capables de se reconnaître dans une telle peinture, voilà ce qui m'intéresse. Achevons. Je crois du reste que la fin paraîtra moins ténébreuse
Et les puissances sont là fixement arrêtées au dedans, toutes attentives à regarder fixement Dieu, qui les arrête toutes également à le contempler. C'est lui qui les ravit et occupe simplement par l'opération de son continuel regard, qu'il fait en l'âme et que l'âme fait mutuellement en lui. En cet état, il n'y a ni créé, ni créature ; ni science, ni ignorance ; ni tout, ni rien; ni terme ; ni nom ; ni espèce; ni admiration; ni différence de temps passé, futur, ni même présent, non pas même le maintenant éternel. Tout cela est perdu et fondu en cet obscur brouillard, lequel Dieu fait lui-même, se complaisant ainsi dans les âmes, en qui il lui plaît de faire cette noble opération (1).
Il s'agit là, nous dit un théologien, et nous l'en croyons, sans peine, « de ce qu'il y a de plus élevé dans la théologie mystique ». Dieu a conduit cette « âme jusqu'à cet état d'union consommée où elle pense divinement, où elle jouit divinement, où elle est en quelque sorte, une même
(1) Sernin, op. cit., pp. 1o4, 1o5.
385
chose avec lui. L'Objet s'est emparé du Sujet et l'a transformé en lui ; le Sujet, en souffrant, en se dépouillant de soi, en passant par toutes les épreuves mystiques, s'est écoulé dans son bienheureux Objet, et il lui est maintenant uni dans la paix, dans la lumière, dans le repos des puissances ». Il serait aisé de prouver, et le récent biographe de Jean de Saint-Samson prouve effectivement, par quantité de textes formels, que notre mystique ne peut être soupçonné ni de panthéisme ni de quiétisme. Ses formules sont parfois d'une hardiesse déconcertante. Élève du pseudo-Denis et des mystiques allemands, son pli était déjà pris lorsque, sur le tard, il fit connaissance avec l'école espagnole. Bien qu'il ne le dise pas en propres termes, on sent bien que la divine modération de Jean de la Croix lui paraît timidité. Mais enfin les quelques outrances verbales qu'on peut lui reprocher ne servent qu'à mettre en relief la foncière et profonde sagesse de ce grand « illuminé ». « Encore, dit-il quelque part, que nous soyons Dieu même, nous différons pourtant infiniment de cette suressentialité suressentielle,... notre être crée nous demeurant toujours ; car croire autrement, ce serait chose étrange et tout à fait absurde ». Et, vigoureux jusqu'au sublime dans sa pesante dialectique d'autodidacte,
en Dieu, dit-il, il n'y a que Dieu, il n'y a que son être essentiel en sa suressentialité ; et il n'y aura, et il n'y eut jamais aucun être créable qui, nonobstant toute la jouissance compréhensive qu'il ait de lui, en lui et par lui, lui puisse être conjoint, sinon d'une infinie distance. Car s'il en était et pouvait être autrement, cet être créé serait une substance divine et incréée. Que si, par impossible, il pouvait arriver que quelque substance créée en approchât par passion excessive d'union jouissante, au delà du degré et des bornes et limites de sa capacité créée, je dis en excessive abondance d'influence, ou
(1) Sernin, op. cit., pp. 1o6, 107. Le livre du R. P. Sernin de Saint-André a été approuvé par le Général des carmes déchaussés et par le cardinal (alors Mgr) de Cabrières.
386
bien en excessive privation, au plus profond de l'esprit, cette substance créée serait au même instant réduite à rien (1).
Quant à cette « passivité » ou « quiétude » qu'il décrit si fréquemment, rien n'est plus « actif ». Qu'on en juge sur ce qu'il appelle « guerre ou combat d'amour »
O ma douce Vie, je ne vous ai pas spécifié les moyens que je veux employer pour me venger de vous, pour la douce et amoureuse guerre que vous me faites en perpétuité d'amour. Ce qua je ferai donc pour cela, c'est que, si vous vous complaisez, o ma chère Vie, dans les actes de votre plus profond amour, par lesquels vous venez incessamment à moi, j'irai aussi réciproquement et incessamment à vous en la force de mon amour. Et il se fera une rencontre mutuelle et très fréquente d'esprit à esprit, jusqu'à ce que l'un de nous deux ait succombé dans son action mais que dis-je ? Pardonnez-moi cet excès, ô mon Amour! jusqu'à ce que, veux-je dire, mon action, mon pouvoir et mes forces, animées de votre amour, aient succombé sous les vôtres, et qu'ainsi je sois totalement vaincu, pour me laisser désormais mouvoir et posséder à pur et à plein, sans aucune résistance possible de ma part.
Dans cette guerre,
tout est esprit, tout est transport, tout est ravissement, tout est extase et suspension : tout y est ivresse, feu, chaleur, embrasement et ardeur indicible d'amour. Ce n'est que plaisir, délices, langueur, union, transformation de l'âme en Dieu... Ce n'est qu'oubli de sa propre vie et de soi-même pour la vie et le plaisir d'amour en tout l'amour. Ce n'est que simple largeur, profondeur, longueur et hauteur. Ce n'est qu'unité, qu'éternité, que perte et aliénation de toutes choses et de soi-même (2).
La violence de cet amour « mettait notre pieux contemplatif dans un état tout extatique. Il n'est pas question ici de l'extase ordinaire, laquelle, enlevant l'usage des sens, prouve généralement dans les personnes qui en sont
(1) Sernin, op. cit., pp. 188, 189. (2) Ib., pp. 161, 162, cf. des passages équivalents de Ruysbroek, cités par le P. Sernin, pp. 199 sq.
387
favorisées, qu'elles sont encore novices dans les voies supérieures de l'esprit, et accuse par conséquent en elles une certaine faiblesse relative ;... l'extase dont. il s'agit ici a lieu dans la partie la plus noble de l'âme et elle; est soutenue sans défaillance. « L'âme, dit Jean de Saint-Samson, est divine à proportion qu'elle soutient en soi les opérations du feu d'amour, sans en recevoir lésion, faiblesse ou empêchement quant à sa nature corporelle au dehors... » Voici comment notre pieux aveugle décrit cette extase.
Quoique ces créatures ne soient pas entièrement ravies hors de leurs corps par l'immensité de ce feu amoureux, en la manière que le sont ceux qui sont dans une ardente action d'amour en l'état actif, elles sont néanmoins aussi loin d'elles-mêmes, que ce feu est grand et capable de tout engloutir et perdre en soi : l'âme étant là totalement éloignée de ses sens et de ses opérations, demeure très parfaitement esprit selon sa propre substance, laquelle, toute pénétrée de ce feu de gloire, n'a plus d'autre vie que la vie de ce même feu. Là toutes les intellections et les formes créées sont donc aussi parfaitement anéanties que si elles n'avaient jamais été. Dans la jouissance de cet état de profonde extase, on ne fait autre chose que soutenir et regarder son Objet immense dans son infinie fruition ; et s'il arrive même qu'on fasse quelque chose de ses membres, par acte commandé de la raison, c'est par cela même que toute l'âme se perd et s'extasie de plus en plus en l'abîme de son infini Objet béatifique (1).
Ainsi « les transports qu'il éprouvait ne franchissaient pas le seuil de son âme, et tandis que chez lui, l'homme intérieur était plongé dans l'ivresse la plus suave, l'homme extérieur, humble et calme, ne laissait pas soupçonner de tels mystères. Par moments cependant, la lumière qui inondait son esprit et les flammes qui consumaient son coeur se trahissaient au dehors, par un certain éclat visible à tous les yeux. « Dans ces états extraordinaires, raconte le P. Donatien, on l'a vu très souvent la
(1) Sernin, op. cit., pp. 164, 163.
388
face divinement épanouie et éclatante de je ne sais quel rayon lumineux qui y était répandu; dont moi-même suis témoin, avec plusieurs autres religieux très dignes de foi (1). » IV. Sensible parfois, mais plus habituellement toute spirituelle, plusieurs générations de jeunes carmes se sont éclairées à cette lumière. Là est pour nous l'extrême intérêt de cette vie qui par ailleurs nous échappe. Si haut qu'il nous paraisse, Jean de Saint-Samson n'est pas seul. Nous l'avons dit plus haut, ces écrits qui nous ont plus éblouis, plus accablés que charmés, une sorte de concile gallican où siégèrent des spirituels de toute robe, les a compris, approuvés et admirés sans restriction. « Gardez-vous d'éteindre ce flambeau », ont écrit les carmes déchaussés au supérieur de la réforme de Touraine. On ne l'a pas éteint. Pendant près de trente ans, Jean de Saint-Samson a tenu école de mysticisme, et cela, non pas dans un coin obscur, mais au foyer même d'une des réformes les plus fameuses de cette époque féconde en réformes. De tant de religieux que vit alors passer le couvent de Rennes, beaucoup certes n'auront absolument rien compris au message du saint aveugle. Ceux qui ont ri du musicien, que n'auront-ils pas fait du mystique ? Plusieurs, respectant du reste ce qu'ils ignoraient, auront fort justement pensé que de telles leçons n'étaient pas pour eux. Cinquante, vingt, dix peut-être, que nous importe, il a formé des disciples qui à leur tour sont devenus maîtres. Ainsi naissent et se propagent, humbles ou grandioses, les mouvements qui entretiennent et renouvellent la haute vie de l'Église. Après le P. Mathieu Pinault, dont nous parlions en commençant, un autre jeune breton, Dominique de Saint-Albert (Vincent Leschart), né à Fougères en 1596 et mort à Nantes en 1634, paraît avoir été le disciple préféré de Jean de Saint-Samson. Nous avons de lui quelques lettres
(1) Sernin, op. cit., p. 1o3.
389
lumineuses. « Il avait été nommé professeur de théologie, et l'enseignement spéculatif, pour lequel il avait une aptitude remarquable, heurtait néanmoins ses goûts les plus chers, parce qu'il remplissait son esprit d'images qui troublaient le pur regard de sa contemplation (1). »
L'exercice de la spéculation, écrivait-il à Jean de Saint-Samson, est la plus profonde mort que l'esprit amoureux puisse souffrir. Je l'ai nouvellement expérimenté : car, ayant eu trêve pour quinze jours, tout ce temps-là me semblait un paradis. Mais étant arrivé à mon étude, et ayant embrassé ma spéculation avec vivacité d'esprit, car il le faut faire, je suis devenu comme hors du sens, à tel point que je pensais mourir de tristesse. Et si je ne me fusse forcé de cacher ma douleur, les religieux eussent pensé que j'étais fort malade. Toutefois je me plais en cette mort, laquelle je crois toujours être meilleure que la vie.
Il lui écrivait une autre fois, sur le même sujet :
J'enseigne deux traités tout d'amour, celui de la Grâce et celui de l'Incarnation. Je fais infiniment plus d'état de la connaissance que Dieu m'en a donnée en mon intérieur que de celle que j'apprends dans les livres. Celle-ci est mienne, l'autre pour autrui; celle-ci la sagesse, l'autre, la science : haec est sapientia, illa scientia. Mon frère, vous goûtez ce que c'est que la vraie théologie, et moi, quoique indigne, j'en goûte aussi quelque chose, non par mes livres, mais par la communication que Notre-Seigneur m'en fait (2).
Le P. Dominique mourut trop jeune. A son défaut, un autre carme breton, le P. Léon de Saint-Jean, se chargera de répandre, au cours d'une longue et brillante carrière d'orateur et d'écrivain, les enseignements du mystique de Rennes. Nous avons déjà rencontré, dans l'histoire de l'humanisme dévot, ce personnage, aujourd'hui très oublié, mais jadis fameux et digne de l'être (3). Il occupa les plus hautes
(1) Sernin, op. cit., p. 208. (2) Ib., pp. 208, 209. (3) Il s'appelait Jean Macé. Né à Reims en 1600, mort à Paris en 1671.
390
charges de son Ordre et fut, après le P. Thibaut, une des plus solides colonnes de la réforme des carmes. Richelieu qui l'estimait fort, lui fit sa dernière confession. Prédicateur ordinaire de Louis XIII et de Louis XIV, son goût souvent déplorable ne doit pas nous rendre insensible à son éloquence vraiment géniale. Bien des pages de lui me rappellent Lacordaire. Ses in folio, français, latins ne semblent pas négligeables. C'était certainement une belle intelligence, originale et puissante. Trop dispersé, plus spéculatif peut-être qu'il, ne convient à un véritable contemplatif, le P. Léon n'en garde pas moins l'empreinte première qu'il a reçue de son maître, de cette « grande âme » comme il dit lui-même. Il a beaucoup écrit sur la mystique qu'il regardait comme nécessaire en quelque façon à l'éducation de l'honnête homme. Jésus-Christ en son trône établissant la vraie religion, la morale chrétienne et la théologie mystique, tel est le titre d'un de ses meilleurs ouvrages (1). Il rapprochait très curieusement l'expérience mystique du sentiment religieux lui-même.
La religion, écrit-il d'une plume toute moderne, est née avec l'homme : elle consiste dans le sentiment ou instinct secret, dans la connaissance et dans l'amour de Dieu. Dans les maximes de la théologie mystique, on préfère l'amour à la connaissance, à raison qu'il approche davantage de ce sentiment spirituel et occulte qui forme le premier concept, c'est-à-dire, l'essence de la religion (2).
La haute contemplation ne serait que le suprême développement de cette première semence, développement
(1) On trouve notamment des précisions lumineuses sur l'indifférence mystique dans son Religionis christiante liber primus, de numinis satura ac moribus, deque rerum omnium conditione, Paris, 1643. Ce livre porte une chaude approbation de J.-P. Camus. Le Jésus-Christ en son trêve est de 1657. J'ai déjà cité, dans le t. I, son Studium sapientiae universalis. On voit qu'il avait le goût des grands ouvrages encyclopédiques. Sa langue est aussi bien curieuse. De toute façon, il mériterait d'être étudié. (2) L'économie de la vraie religion chrétienne, catholique, dévote, par un raisonnement naturel, moral, politique..., Paris, 1643, II, p. 7. Remarquez encore ce titre vaste et praegnans.
391
moins exceptionnel qu'on: ne l'imagine. Dans une série de sermons prêchés à Montmartre pour l'octave de saint Denis, le P. Léon s'exprime à ce sujet avec une netteté et une conviction singulières.
Il n'est point de chrétien, quoi qu'on en dise, qui par les devoirs de sa profession sur les saints fonts du baptême, ne soit obligé à l'étude et à la pratique de la théologie mystique... Tous ces admirables sentiments qu'on n'approprie presque plus qu'à l'état monastique, primitivement et littéralement, appartiennent à tous les chrétiens. « Vous n'êtes plus de ce monde. Vous êtes morts et votre vie est cachée en Dieu. » Pour qui, ô mon maître, prononcez-vous tous ces grands oracles? -Pour le cloître ? Non pas d'abord. C'est pour toute l'Eglise. A qui et de qui entendez-vous parler, ô grand Saint Paul. Des solitaires, des religieuses, des bénédictines, des dionysiennes de Montmartre? (1) Nanny? De qui donc? Des baptisés, des fidèles, des chrétiens. Particulièrement, ô français, ô parisiens, puisque vous êtes les enfants et les disciples de saint Denis, n'êtes-vous pas encore plus obligés d'écouter ses leçons et de pratiquer sa doctrine (2)?
En conséquence, il ne craint pas de consacrer tout un panégyrique aux « divins écrits de saint Denis », suivant hardiment l'Aréopagite au plus épais de « la vraie caliginosité mystique ».
Etant arrivé dans les sacrées ténèbres, il bannit tous les discours et les raisonnements scientifiques. Il n'est plus désarmais ni aux autres, ni à soi-même, ni à personne. Enfin il jouit là d'une divine cessation de toute connaissance et d'un bienheureux repos, parce qu'il est uni, par la pointe la plus pure et la plus intime de son âme, à celui qui est au delà de
(1) Une tradition plaçait à Montmartre, et dans l'enceinte même de l'abbaye des bénédictines, le premier temple chrétien élevé par le premier apôtre de Paris. D'où le mot de dionysienne, appliqué aux bénédictines. Le P. Léon, dans un sermon précédent, avait discuté les critiques opposées à cette légende. « Mon Dieu, s'écriait-il, que ne laisse-t-on le monde comme il est, quand il n'est pas mal ? » La France convertie..., octave à l'honneur du B. S. Denys l'Aréopagite, par le R. P. Léon..., Paris, 1661, p. 180. (2) La France convertie..., pp. 3o5, 3o6.
392
tout. Là il voit et connaît admirablement toutes choses, en cela même qu'il ne voit et ne connaît plus rien du tout (1).
Cela vous paraît dur, absurde même. Prenez garde pourtant aux conséquences logiques de vos superbes dédains.
On ne peut faire des reproches contre une science qui ne retombent sur le maître. Et toute la mysticité n'a rien de si sublime ni de si obscur qui, après tout, pour ne rien dire de l'Apocalypse et des visions d'Ezéchiel, ne se trouve dans les divines Epîtres de l'Apôtre du troisième ciel (2).
Ne nous laissons pas arrêter par de vaines apparences.
Cette voie si sublime et si éminente... si nous étions fidèles à la grâce, est la chose du monde la plus simple. Voyez mes trois preuves que je crois convaincantes : se dépouiller, ignorer et aimer, à votre avis se peut-on rien imaginer de plus facile ?
a) Tout le monde ne peut pas s'enrichir; il n'est personne qui ne puisse s'appauvrir. b) Melius jungimur ignoto.
Pour sacrifier à un Dieu inconnu, pour s'approcher de ce Souverain par la voie de l'ignorance qui est la plus sûre, comme la plus facile, il ne faut être ni Cicéron, ni Aristote.
c) Enfin, aimez Dieu : vous voilà spirituel et mystique.
Avec tout cela, je n'ose pas nier que toutes les grandes choses ne sont pas sans danger.
Du reste, entendons-le bien. Son vrai but n'est pas ici d'initier les fidèles à une science que Dieu seul peut enseigner, il veut seulement confondre les ennemis de cette science,
ceux qui plongés dans une vie grossièrement animale, ou purement raisonnable, ou sensiblement dévote, font passer toutes les choses mystiques pour des idées et des chimères de
(1) La France convertie..., p. 3o4. (2) Ib., p. 316.
393
Platon ; pour de belles illusions et des imaginations agréables, mais au reste oiseuses, stériles et pleines d'écueils.
Tous les mots portent dans ce passage capital, dans ce manifeste.
Véritablement, continue-t-il, je pardonne aux athées et aux hérétiques, aux libertins et aux savants orgueilleux, d'avoir ces sentiments, parce que chacun doit juger de ce qu'il sait et ne pas se mêler d'un métier qu'il ignore, mais il est insupportable que ceux mêmes qui ont en main la règle d'or pour mesurer tout ce qui est dans le temple de Jérusalem, prennent si mal leurs alignements pour ce qui est du sanctuaire. Saint Denis et tous les mystiques, si on les en veut croire, volent trop haut ; leurs écrits sont sans méthode, leur style est inintelligible, ou au plus sont-ce des paroles ampoulées n'enferme que des choses vulgaires, mais déguisées et sophistiquées. Mais quoi ! Ne veut-on pas que Dieu soit Dieu, inaccessible, inconcevable, ineffable ? Tu es Deus vincens scientiam nostram. Veut-on limiter les saintes plénitudes et retenir les sacrées inondations de son esprit qui souffle où, quand et comme il lui plait? Veut-on ôter au plus intime de l'âme ses saintes expériences qui surpassent tout ce qui est du sensible ? Est quidam tactus Divinitatis omni cognitione melior. Au reste, chacun parlant à la mode de son pays et selon les usages de son métier, pourquoi couper la langue à la charité et ôter le langage à ceux qui aiment. Lingua amoris, dit le second saint Denis de notre France, non amanti barbara. Laissons à Dieu sa majesté, à saint Denis ses élévations, à la mystique ses expressions, et nous contentons de révérer ce que nous ne pouvons concevoir (1).
Lorsqu'il parlait ainsi dans les dernières années de sa vie (1661), le vieux disciple de Jean de Saint-Samson ne s'en prenait pas à des fantômes. Déjà grondaient de toutes parts contre les mystiques, ces mépris et, je puis dire, ces haines dont nous aurons plus tard à montrer les origines et à suivre les ravages.
(1) La France convertie..., pp. 313-315.
|