Chapitre IV
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CHAPITRE IV : BÉRULLE ET VINCENT DE PAUL

 

I. Le portrait et la légende de Vincent de Paul — Son prétendu « gros bon sens». — Aussi complexe, aussi peu « simple » que Fénelon. — Le paysan landais. — « Port grave, front majestueux ». — La mimique du paysan. — Extrême délicatesse. — « Entrer dans les sentiments » du prochain — Vains essais de rusticité. — Son prestige sur les femmes ; la Grecque de Tunis ; Mme de Gondi ; Mme Le Gras ; Mlle de Chantal. — Impressionnabilité presque féminine. — « M. Bourdaise, êtes-vous encore en vie ? » — Souplesse de sensibilité : les prières de la messe. — Haute raison ; « profondeur de son esprit ». — Magnanimité : Vincent de Paul et les protestants : « Qu'on ne défie point les ministres en chaire ». — Les censures. — Réalisation des maximes évangéliques. — Pas moins d'esprit que de coeur. — Le mépris constant et naturel de soi. — La prophétie de saint Vincent Ferrier. — « Il disait trop de mal de lui-même ». — Les jansénistes aidant, on a fini par le croire sur parole et par le prendre pour un « esprit borné ». — Ses Oeuvres complètes.

 

II. La conversion de Vincent de Paul. — Ce n'est pas sa charité qui a fait de lui un saint, mais sa sainteté qui l'a rendu vraiment charitable. — Détachement quasi naturel des choses d'ici-bas. — Converti par l'exemple des mystiques bérulliens. — Vincent de Paul et François de Sales. — Le mimétisme chez le paysan landais et la conversion de Vincent de Paul. — Il essaiera de reproduire en lui-même M. de Bérulle. — « Un des plus saints hommes que j'ai connus ». — Théocentrisme. — Pessimisme augustinien. — « Tous les états » du Verbe incarné. — « L'état inconnu du Fils de Dieu » et « sa modération dans l'agir ». — « Honorer l'état de son divin intérieur ». — Vincent de Paul et le lexique bérullien. — Vincent de Paul et la providence particulière de Dieu. — Les oeuvres de Dieu s se font d'elles-mêmes ». — Si l'on manque de vie intérieure « on manque de tout ». — Vincent de Paul et les mystiques de l'école française.

 

I. L'une soutenant l'autre, et sa légende et l'image quasi officielle qu'on nous a laissée de lui, ont fâcheusement simplifié, vulgarisé, appauvri saint Vincent de Paul.

 

(1) Lettres de saint Vincent de Paul, Paris, 188o (4 vol.) ; Avis et conférences spirituelles de saint Vincent de Paul aux membres de la Congrégation, Paris, 1581 (1 vol.) ; Conférences de saint Vincent de Paul aux Filles de la Charité, Paris, 1881 (2 vol.) ; Saint Vincent de Paul, Lettres choisies oubliées d’après les manuscrits, introduction et notes par P. Coste, Paris, 1911 ; Bibliothèque française, XVII° siècle. Saint Vincent de Paul, Textes choisis et commentés, par J. Calvet, Paris, s. d., (1913) ; La vie du vénérable serviteur de Dieu, Vincent de Paul..., par messire Louis Abelly. évêque de Rodez; P. B. Boudignon, Saint Vincent de Paul, modèle des hommes d'action et d'oeuvres, Paris, s. d. (1886). Le présent chapitre était déjà chez l’imprimeur, lorsque M. l'abbé C. Peyroux nous a donné son excellent recueil : Saint Vincent de Paul. Elévations et Prières, Paris, s. d. (1920). V. Brenier de Montmorand, Saint Vincent de Paul, Montligeon, 1909.

 

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Aujourd'hui, qui ne le croit laid? Ceux néanmoins qui ont vécu près de lui ne le voyaient pas ainsi. « M. Vincent, écrit Abelly, le premier et le meilleur de ses biographes, était d'une taille moyenne bien proportionnée ». Il n'avait pas toujours eu quatre-vingts ans; à soixante, il se tenait droit. « Il avait la tête un peu charnue et assez grosse, mais bien faite par une juste proportion au reste du corps, le front large et majestueux, le visage ni trop plein ni trop maigre, son regard était doux, sa vue pénétrante, son ouïe subtile, son port grave et sa gravité bénigne » (1). L'esprit et le cœur à l'avenant. Ce n'était pas le brave homme de saint, le paysan finaud, le frère quêteur branlant et vulgaire qu'on nous a montré. Vincent de Paul ne paraît pas beaucoup plus simple que Fénelon. Divers, au contraire, souple, riche en nuances, curieux et prenant. Qu'on n'oppose donc pas, comme a priori, son prétendu « gros bon sens » aux mystiques rêveries d'un Bérulle. Après avoir essayé de l'imaginer, dans sa vérité si complexe, nous trouverons moins étrange que l'on puisse ranger ce prétendu simple parmi les subtils de notre école française (2).

 

(1) Abelly, op. cit., I. p. 114. Je cite l'édition moderne, publiée par les lazaristes en même temps que les Lettres et les Conférences.

(2) Né à Pouy, près de Dax, en 1581 (et non pas en 1576), élevé par les cordeliers de Dax, précepteur chez M. de Comet, se mit bientôt à courir le monde pour étudier la théologie. Saragosse, Toulouse ; ordonné prêtre en 1600. (Trop jeune, ont pensé les premiers biographes de Vincent, et c'est pour cela qu'ils l'ont vieilli de cinq ans, le faisant naître en 1576) ; curieux voyage d'affaires à Marseille ; au retour, il est pris par les corsaires (cf. la lettre à jamais mémorable, où il raconte sa captivité; Calvet, op. cit., pp. 5-15) ; puis Rome et la mission dont le Pape le charge auprès d'Henri IV. Le singulier paysan! De 1610 à 1612, aumônier de la reine Marguerite. Bien que dramatiquement racontée par Sainte-Beuve (Port-Royal, I, p. 9) et, après lui, par d'autres écrivains, la fameuse retraite de M. Vincent et de M. Bourdoise chez Bérulle, qui se placerait vers 1611, n'est qu'une légende. Curé de Clichy en 1611. Presque en même temps, il entre chez les Gondi, confesseur de Madame, précepteur du futur cardinal de Retz. Premiers essais de mission en 1617. Fonde la Mission en 1625. Dès la mort de Louis VIII, membre du Conseil de Conscience. Fonde les Filles de la Charité ; meurt le 27 septembre 166o.

 

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Il a dit assez, trop peut-être, qu'il n'était qu'un paysan. Ainsi le bon Rollin, envoyant des couteaux à ses amis, en guise d'étrennes, pour rappeler que « c'est de l'antre des Cyclopes qu'il a commencé à diriger ses pas vers le Parnasse », en d'autres termes, qu'avant d'atteindre le rectorat, il avait été coutelier (1). Ainsi encore Charles Péguy. Un paysan, mais à le voir, tout le monde ne l'aurait pas deviné. A l'entendre et à le lire plutôt ; car il aimera toujours à se faire tout chétif. Naïf, du reste, et myope qui le croirait sur parole. Dans ses Landes natales, les humbles ont bien de la finesse ; ils ont surtout une facilité extrême à prendre le ton et les manières des milieux qu'ils traversent, même des plus hauts. C'est là, soit dit en passant, une des clefs de cette âme, ambitieuse et flexible ; par là s'expliquent en partie les surprises que nous réserve son développement singulier. De son origine modeste et de la vivacité méridionale de son intelligence lui vient aussi une certaine difficulté de parole, d'ailleurs très heureusement compensée par une mimique expressive, dont il s'amusait lui-même et dont, au besoin, il savait jouer. Voici, par exemple, un de ses derniers discours, pris au vol, paroles et gestes, avec un rare bonheur. Il s'adresse aux Pères de la Mission :

 

Avant que je vous quitte, je vous en avertis dans l'esprit que Moyse avertissait les enfants d'Israël. Je m'en vas, vous ne me verrez plus... Il se trouvera parmi vous (moi parti)... des carcasses de missionnaires qui tâcheront d'insinuer de fausses maximes... Ce seront des esprits lâches et immortifiés, qui ne

 

(1) Anecdotes littéraires, Paris, 1752, t. III.

 

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demanderont qu'à se divertir, et pourvu qu'il y ait à dîner, ne se mettront en peine d'autre chose, Qui encore? Ce seront... Il vaut mieux que je ne le dise pas... Ce seront des gens mitonnés — il disait cela en mettant ses mains sous ses aisselles — des gens qui n'ont qu'une petite périphérie, qui bornent leurs vues, leurs desseins à certaines circonférences... S'ils s'en approchent pour la considérer (une périphérie plus vaste), aussitôt ils se retirent dans leur centre comme des limaçons dans leur coquille. — En disant cela, il faisait certains gestes de mains et mouvements de tête, et avec une certaine inflexion de voix dédaigneuse, en sorte que cela exprimait mieux ce qu'il voulait dire que ce qu'il disait. — Moi, je suis capable de cela. — Et en se recorrigeant, il se dit à lui-même : — O misérable ! Tu es un vieillard semblable à ces gens-là; les petites choses te semblent grandes et les difficiles te resserrent. Oui, messieurs, il n'y a pas jusqu'au lever du matin qui ne me paraisse une grande affaire... Ce seront donc de petits esprits, des gens comme moi, qui voudront retrancher des pratiques et des occupations de la Compagnie. Donnons-nous à Dieu, messieurs, à ce qu'il nous fasse la grâce de nous tenir fermes. Tenons bon..., travaillons à nous rendre intérieurs, à concevoir de grandes et saintes affections pour le service de Dieu (1).

 

Si le geste achève les mots, la hauteur des pensées, la délicatesse des sentiments — « des gens comme moi » — corrigent, dévulgarisent le geste. Mais enfin tout parle chez lui, même le silence :

 

On demanda — ce sont là toujours les résumés de ses conférences — s'il y aurait du mérite de nous abstenir de mettre des senteurs parmi notre linge et nos habits. M. Vincent, ne pouvant s'imaginer comment nous pourrions nous laisser aller à une si grande vanité, en fut dans un si grand étonnement que son étonnement fut presque son unique réponse (2).

 

Ou bien, et toujours à la paysanne, après quelques secondes d'hésitation — mais d'hésitation voulue —, c'est

 

(1) Avis et conférences, pp. 321-323.

(2) Conférences, II, 23.

 

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une avalanche de mots, plus savoureux les uns que les autres.

 

Faut-il que nous menions une vie, je ne sais comment je dois dire, lautior ; si l'on pouvait faire un mot français de ce latin ; plus commode, ce mot ne dit pas assez, plus voluptueuse, plus délicieuse, à gogo, à l'aise, plus large que les gens du monde (1)?

 

« A gogo », mais aussi, lautior, comme tantôt « périphérie », vocabulaire inconnu au Pierrot de Don Juan. Il joue au paysan, mais comme peut se le permettre un homme au « port grave » et au « front majestueux », un homme fort distingué. Vincent de Paul gentilhomme, il n'y a pas de paradoxe à le voir ainsi. On n'imagine pas jusqu'où allait sa délicatesse, vertu peu commune au lendemain de la Ligue. C'est là peut être ce qui me frappe le plus, soit dans ses lettres, soit dans ses propos. « Le mot de chasteté même était trop expressif pour lui; il le prononçait rarement pour ne pas faire penser à son contraire; il se servait de celui de pureté qui est plus

étendu (2). »

Plus de réserve, beaucoup plus chez cet humble Landais que chez le Savoisien François de Sales, plus que chez le P. Binet. « Il se tenait toujours présent à lui-même et attentif à ne rien dire ni écrire de mal digéré, ou qui témoignât aucune aigreur, mésestime, ou défaut de respect et de charité envers qui que ce fût» (3). C'est presque la définition que Newman a donné du gentleman. Or, pour être vraiment charitable, il ne suffit pas d'un bon coeur ; il faut encore une imagination vive et précise. Comment prévenir et soulager des souffrances dont l'on ne se fait pas la moindre idée? Vincent de Paul réalisait, devinait, et par le menu, les besoins particuliers, les faiblesses, grandes

 

(1) Conférences, I, 90.

(2) Abelly, op. cit., III, p. 416.

(3) Ib., I, p. 115.

 

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ou petites, du prochain. On avait confié aux Filles de la Charité la direction d'un hôpital, où devaient rester quelque temps encore les religieuses moins capables qu'elles devaient remplacer. De telles substitutions ne se font pas d'ordinaire sans amener bien des froissements. Vous vous rappelez la fable :

 

O Dieux hospitaliers, que vois-je ici paraître,

Dit l'animal, chassé du paternel logis?

 

La belette abusera volontiers de sa victoire, le lapin se vengera comme il pourra. Aussi vivement que le poète, Vincent de Paul entre dans les sentiments des deux partis, mais avec des attentions spéciales pour le pauvre lapin :

 

Il y a des filles maintenant qui y sont pour le gouvernement des enfants. Si vous y êtes aussi et qu'elles demeurent pour vous être soumises..., il les faut traiter avec grande douceur, grande cordialité, souffrir. Oh ! oui, mes filles, il faudra souffrir. Car ce sont personnes qui sont là, il y a peut-être du temps, et qui avaient espérance d'y demeurer ; il semble que ce soit un déshonneur pour elles et pour les parents qu'elles en sortent, ou qu'il en vienne d'autres les réformer. CELA EST CONSIDÉRABLE, mes filles, et il FAUT ENTRER DANS LEURS SENTIMENTS, et croire que si leur coeur n'est point dans le dépit, du moins il est affligé. C'est pourquoi il faudra souffrir tout ce que le ressentiment ou la douleur leur pourra faire dire et faire contre vous. Où l'on va, il y a toujours quelque chose d'amer à boire (1).

 

(1) Conférences, II, 3o4-3o5. Du point de vue qui nous intéresse présentement, toute cette conférence est remarquable. On venait de décider l'envoi de la Soeur Anne pour une fondation qu'avait demandée le comte de la Noie. « Mais, mon Père, dit Mademoiselle (Legras), une chose pourra arriver: M. le comte est extrêmement franc et libre, qui se communiquerait à un enfant ; il dira facilement ses sentiments à nos soeurs. Et comme cela fait paraître confiance, nous nous laissons facilement aller de notre côté à prendre aussi confiance, et sans considérer la grande différence qu'il y a de la condition de ces personnes à la nôtre, nous nous éloignons parfois du respect par la trop grande liberté que nous prenons facilement avec elles ». — On voit comme elle s'est façonnée sur Vincent de Paul; mais celui-ci a plus d'imagination que Mlle Legras. La suite le montre bien : « Or, dit-il, la question est fort bonne. Il était nécessaire de dire cela. Car, ma soeur, c'est le meilleur homme du monde ; s'il trouve tant soit peu son compte auprès de vous, il vous déboutonnera son coeur et vous dira tout... Ne lui faites jamais plainte de votre soeur. Qu'il voie toujours une bonne intelligence entre vous. Car il est extrêmement prompt ; vous ne lui auriez pas sitôt parlé de votre soeur qu'il la voudrait voir à son tour; et ce qui arriverait de cela, c'est qu'ainsi il l'obligerait à lui parler. Car c'est ce qui arrive, quand on communique ses affaires aux gens du inonde. Et puis, il viendrait à se dégoûter, à se plaindre aux uns et aux autres, à M. P.-L., à M. le curé. Il dirait librement : « Ce n'est pas ce que je pensais de ces filles. L'esprit de Dieu n'est pas là. Elles ne s'accordent pas. Il n'y a pas d'union entre elles. Oh! il le dirait hautement » (Conférences, II, pp. 3o3-3o5). Comme il connaît son monde ! Dès avant qu'ils parlent, il sait tout ce qu'ils diront.

 

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Le prêtre réussit quelquefois par une certaine simplicité hirsute et bourrue qu'on appelle, je ne sais pourquoi, apostolique. Le grand siècle a goûté les bouffonneries du petit Père André et plus tard, à la Cour même de Louis XIV, l'éloquente rudesse du Père Séraphin. Le clergé de ce temps-là se laissait volontiers bousculer par l'excentrique M. Bourdoise. On se fatigue d'ailleurs assez vite de ce charme à rebours, si je puis ainsi parler, et, d'ordinaire, on ne le souffre pas dans la vie commune. Cela est bon tout au plus pour le confessionnal et pour la chaire. -Quoi qu'il en soit, Vincent de Paul n'a jamais affecté cette rusticité danubienne. Et son instinct naturel et sa grâce le voulaient poli. Obséquieux même, si une je ne sais quelle dignité assez imposante n'avait corrigé chez lui ce menu travers. En effet, l'on sent très bien que sa modestie est condescendance, et l'on ne se familiarise pas avec lui. « Quoique sa présence portât un grand respect, ce respect néanmoins au lieu de resserrer les coeurs, les ouvrait, et il n'y avait personne qui donnât plus de confiance que lui à lui manifester les pensées les plus secrètes et les faiblesses les plus difficiles à dire (1) »

Avant de se convertir, il avait eu certainement le désir et le moyen de plaire à qui pouvait aider sa propre fortune. Son premier protecteur, M. de Cornet, le renégat d'Alger qui l'eut pour esclave, le pape, Henri IV, les Gondi, on lui témoigne de tous les côtés de la sympathie et des égards. Une fois saint, il ne changera pas de manière.

 

(1) Abelly, op. cit., II, p. 413.

 

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On sait d'ailleurs qu'il s'attirait sans effort la confiance du sexe le plus délicat. Jeune prêtre, une bonne femme de Toulouse lui laisse, en mourant, son petit avoir. Pris par les corsaires..., mais qu'il nous dise lui-même cette belle aventure, ce dernier chapitre des Mille et une nuits.

 

Un renégat de Nice en Savoie, ennemi de nature, m'acheta et m'emmena en son temat (ainsi s'appelle le bien que l'on tient comme métayer du Grand Seigneur : car le peuple n'a rien, tout est au sultan). Le temat de celui-ci était dans la montagne, où le pays est extrêmement chaud et désert. L'une des trois femmes qu'il avait, comme Grecque et chrétienne, mais schismatique, avait un bel esprit et 'n'affectionnait fort, et plus, à la fin, une naturellement Turque qui servit d'instrument à l'immense miséricorde de Dieu pour retirer son mari de l'apostasie..., et me délivrer de mon esclavage. Curieuse qu'elle était de savoir notre façon de vivre, elle me venait voir tous les jours aux champs où je fossoyais, et, après tout, me commanda de chanter louanges à mon Dieu. Le ressouvenir du Quomodo cantabimus in terra aliena des enfants d'Israël captifs en Babylone me fit commencer, avec la larme à l'oeil, le psaume Super flumina Babylonis, et puis le Salve regina, et plusieurs autres choses, en quoi elle prit autant de plaisir que la merveille en fut plus grande. Elle ne manqua point de dire à son mari, le soir, qu'il avait eu tort de quitter sa religion,. qu'elle estimait extrêmement bonne..., ne croyant point que le paradis de ses pères... fût si glorieux, ni accompagné de tant de joie que le plaisir qu'elle avait pendant que je louais mon Dieu... Son mari me dit le lendemain qu'il ne tenait qu'à commodité que nous ne nous sauvassions en France, mais qu'il y donnerait tel remède, dans peu de temps, que Dieu y serait loué. Ce peu de jours furent dix mois qu'il m'entretint en ces vaines, mais à la fin exécutées espérances, au bout desquels nous nous sauvâmes avec un petit esquif, et nous rendîmes le 28 juin à Aigues-Mortes, et, aussitôt après, en Avignon (1).

 

A quelque temps de là, nous le retrouvons chez la rein. Marguerite, qui dut sans doute le voir d'un assez bon oeil, puisqu'elle le garda pendant deux ans auprès d'elle en

 

(1) Calvet, op. cit., p. 13

 

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qualité d'aumônier (1610-1612). Puis « Bérulle... qui semble avoir eu à ce moment tout pouvoir sur Vincent de Paul », lui confia « l'éducation des enfants de M. de Gondi, général ,des galères... La famille de Gondi était à ce moment-là une des plus importantes du royaume. Vincent de Paul y rencontra les daines les plus illustres qu'attiraient l'esprit et la piété de la générale des galères, Marguerite de Silly ». Loin d'étonner ou de choquer ce beau monde, « il s'imposa à elles par sa sainteté », par sa gentillesse, «et plus tard, quand il tenta ses grandes entreprises, il les retrouva auprès de lui, confiantes, prêtes à l'aider de leur bourse et de leur crédit ».

« L'éducation des enfants de Gondi — au nombre desquels se trouvait le futur cardinal, qui fut peut-être le seul échec de notre saint — n'absorbait pas toute l'activité de Vincent... Il dirigeait Mme de Gondi », et, «cette femme scrupuleuse qui n'osait pas faire un compliment dans une lettre sans consulter son directeur ; cette mystique tournée vers la contemplation », cette sensitive, l'opposé en tout de la reine Margot, bientôt ne pourra plus se passer de lui (1). Mais les chaînes, même les plus douces, lui pèsent. Jusqu'à sa pleine conversion, Vincent de Paul, qui, par là, ressemble à beaucoup d'autres mystiques, éprouve un curieux besoin de changer de placez. Un beau matin, il quitte la maison de Gondi et s'en va gouverner une petite paroisse des Dombes. Vif émoi chez les Gondi. La générale en détresse lui écrit lettres sur lettres. Elle a sous la main, si l'on peut dire, les prêtres les plus éminents, Bérulle entre autres, elle ne veut que M. Vincent.

L'angoisse où je suis, lui écrit-elle, m'est insupportable sans

 

(1) Cf. Calvet, op. cit., p. 22.

(2) Même inquiétude, par exemple, chez la bonne Armelle dont nous parlons dans notre prochain volume, ou encore chez M. Ragot (16og-1683), le Vincent de Paul du Mans cf. La vie de Monsieur Ragot prêtre, curé du Crucifix au Mans... Nouvelle édition (en tout conforme à la première, si curieuse, de 1685) Paris, 1853.

 

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une grâce de Dieu tout extraordinaire que je ne mérite pas. Si ce n'était que pour un temps, je n'aurais pas tant de peine ; mais quand je regarde toutes les occasions où j'aurais besoin d'être assistée par direction et par conseil, soit en la mort, soit en la vie, mes douleurs se renouvellent.

Jugez donc si mon esprit et mon corps peuvent longtemps porter ces peines. Je suis en état de ne rechercher ni recevoir assistance d'ailleurs, parce que vous savez bien que je n'ai pas la liberté pour les besoins de mon âme avec beaucoup

de gens.

M. de Bérulle m'a promis de vous écrire, et j'invoque Dieu et la sainte Vierge de vous redonner notre maison, pour le salut de toute notre famille et de beaucoup d'autres, vers qui vous pourrez exercer votre charité. Je vous supplie encore une fois, pratiquez-la envers nous pour l'amour que vous portez à Notre-Seigneur, à la volonté duquel je me remets en cette occasion, bien qu'avec grande crainte de ne pas pouvoir persévérer. Si après cela vous me refusez, je vous chargerai devant Dieu de tout ce qui n'arrivera, et de tout le bien que je manquerai à faire, faute d'être aidée (1).

 

Comme il continue à faire le mort, on lui envoie un ambassadeur, M. Du Fresne, un de ses amis, qui non sans peine finit par le décider. Et le revoilà pour longtemps encore dans la maison de Gondi.

Egalement scrupuleuse, inquiète de tout, également délicate et difficile, Mlle Le Gras — la fondatrice des Filles de la Charité — à qui Vincent de Paul écrivait un jour :

 

Je ne vous prie point de vous ressouvenir de moi en vos prières, pour ce que je ne fais point de doute qu'après le petit Le Gras (son fils), vous ne me mettiez au premier rang (2).

 

Il faut aussi qu'il n'ait rien eu de trop rustique, rien de hérissé, pour que François de Sales lui ait en quelque manière légué l'exquise et douloureuse Jeanne de Chantal. Dès cette époque —vers 1619 — avait commencé pour la noble femme cette série d'épreuves extraordinaires qui

 

(1) Ib., op. cit,. p. 24.

(2) Calvet, p. 47.

 

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devaient l'accabler jusqu'à son dernier jour. Pour la guider, pour la soutenir dans cette nuit obscure et cruelle, il semble que l'auteur du Traité de l'Amour de Dieu aurait du faire appel à un mystique éminent, à un véritable saint. Vincent de Paul n'était encore ni l'un ni l'autre, ainsi que nous le rappellerons bientôt. Mais il avait ces dons premiers de nature qui manquent parfois aux spirituels les plus élevés, et sans lesquels il n'est pas de bon directeur, un jugement très sûr, un coeur très humain, l'art de manier les âmes sans les meurtrir, et pour répéter ce mot nécessaire, une rare délicatesse. Bien qu'il plaçât M. de Bérulle au-dessus de tout, peut-être François de Sales aurait-il hésité à lui confier M11e de Chantal. A plus forte raison n'aurait-il pas voulu d'un M. Bourdoise. Qu'après de brèves entre-vues, il ait préféré Vincent de Paul, on ne sait vraiment auquel des deux ce choix fait le plus d'honneur. Je ne crois pas du reste que Vincent ait pleinement réussi auprès de la sainte. Celle-ci, Dieu seul aurait pu la rassénérer, et Dieu ne le voulait pas. Un jour, ne sachant plus où se prendre, elle en viendra jusqu'à se mettre sous la direction de l'abbé de Saint-Cyran, « ce grand serviteur de Dieu », comme elle disait. Vincent du moins n'ajoutera pas à son martyre intérieur. L'amitié de ce paysan fut bonne et ne fut que bonne à Mme de Chantal. Avec sa merveilleuse souplesse d'assimilation, il avait comme revêtu auprès d'elle la personne même de François de Sales, cette fermeté suave où d'ailleurs il atteignait sans aucune peine. On ne le dit pas, mais je suis bien assuré que, pour mieux se façonner sur le modèle qu'il avait à reproduire, il aura longuement étudié

les lettres du saint à la sainte. Il lui a pris jusqu'au style. On ne peut croire assurément qu'il ait préféré Mme de Chantal à Mlle Le Gras, et cependant les lettres qu'il écrit à la première sont beaucoup plus affectueuses que celles qu'a reçues de lui la fondatrice des Filles de la Charité.

 

Ma digne Mère, lui écrivait-il par exemple, qui est tellement

 

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ma digne mère qu'elle est la mienne unique, que j'honore et chéris plus tendrement que jamais enfant ait aimé et honoré sa mère après Notre-Seigneur, et qui semble que cela va à un tel point que j'ai assez d'estime et d'amour pour en donner à tout un monde, et cela certainement sans exagération (1).

 

Ou encore :

 

Non, cela est à un tel point qu'il n'y a point de parole qui vous le puisse exprimer (2).

Ma très digne et plus aimable et aimée mère que je ne puis exprimer (3).

 

Non, il n'exagère pas quand il parle ainsi. Il avait en effet « le coeur fort tendre, noble, généreux, libéral et facile à concevoir de l'affection pour ce qu'il voyait être vraiment bon et selon Dieu » (4), tendre surtout et d'une sensibilité extrêmement vive. « Il nous disait que, faisant lecture des lettres que MM. Bourdet et Tholart (missionnaires à Annecy) ont écrites, les mouvements de son coeur étaient de venir dans le séminaire et de crier à tous nos Pères qu'ils sortissent pour aller travailler à la campagne... Je ne puis vous exprimer avec quelle effusion... cela se disait, avec quel feu, avec quelle violence » (5).

On trouve chez beaucoup d'autres le même zèle surnaturel, mais non pas le même frisson. « L'impressionnabilité dans toute sa personne est plus qu'ordinaire. Il ne peut entendre parler d'un malheureux sans soupirer, et sans qu'aussitôt la compassion et la douleur se peignent sur son visage » (6).

 

Il me souvient, disait-il un jour, qu'autrefois, lorsque je revenais de la mission, il me semblait que, revenant à Paris,

 

(1) Lettres, I, p. 337.

(2) Ib., I, p. 341.

(3) Ib., I, p. 341.

(4) Abelly, op. cit., 1. 116.

(5) Avis et Conférences, p. 13.

(6) Boudignon, op. cit., p. 450.

 

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les portes de la ville devaient tomber sur moi et m'écraser... Je considérais en moi-même : Tu t'en vas à Paris, et voilà d'autres villages qui attendent (1).

 

Une autre fois :

 

Or, je vous donne à penser, mes frères, en quel danger est maintenant notre pauvre frère, le consul d'Alger. Et de plus, tant de pauvres chrétiens esclaves français... 0 Sauveur, ô mon Sauveur, que deviendront ces pauvres gens? Mais que fera notre pauvre frère? Cet homme qui a quitté son pays, ses parents, le lieu de sa naissance, où il pouvait vivre doucement! Et cependant, il a quitté tout cela pour Dieu..., pour assister le prochain en la personne de ces pauvres esclaves. M. Bourdaise, mon frère, M. Bourdaise, qui est si loin et tout seul, et qui, comme vous avez su, a engendré à Jésus-Christ avec tant de peine et de soin, grand nombre de ces pauvres gens...! Prions aussi pour lui. M. Bourdaise, êtes-vous encore en vie, ou non ? Si vous l'êtes, plaise à Dieu de vous y vouloir conserver ; si vous êtes au ciel, priez pour nous (2).

 

Un tel passage que j'aurai peut-être révélé à plus d'un lecteur, ne devrait-il pas nous être familier à tous et dès nos années de collège? N'est-il pas digne d'être comparé aux trois merveilles du genre : David pleurant Jonathas ; Montes Gelboë...; Virgile; Heu si qua fata, et saint Bernard dans l'oraison funèbre de son frère ? On remarque la même vivacité d'impression dans sa prière, que nous étudierons bientôt

sous un autre jour. Chez lui, la sensibilité est toujours prête, si je puis dire, curieusement flexible comme celle d'un enfant ou d'une femme. «Il prononçait toutes les paroles de la sainte messe fort intelligiblement, et d'une façon si dévote et si affectueuse que l'on voyait bien que son coeur parlait par sa bouche,.. C'était d'un ton de voix médiocre et agréable, d'un air libre et dévot... On voyait pour lors particulièrement en lui deux choses, qui se trouvent rarement

 

(1) Avis et Conférences, pp. 259-26o.

(2) Ib., p. 301

 

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dans un même sujet, à savoir une profonde humilité et un port grave et majestueux (humble, mais imposant, qu'on remarque une fois de plus ce rare mélange). Ainsi entrait-il dans l'esprit de Jésus-Christ, qui porte à ce sacrifice deux qualités fort différentes, l'une d'hostie et l'autre de sacrificateur. Dans la vue de la première, M. Vincent s'abaissait intérieurement comme un criminel coupable de mort devant son juge, et, comme tout saisi de crainte, il prononçait le Confiteor et ces autres paroles... Nobis quoque peccatoribus..., Domine, non sum dignus, avec un très grand sentiment de contrition et d'humilité. » Puis c'était la certitude, l'allégresse, l'amour, toute la gamme des émotions que le drame liturgique nous fait parcourir en si peu de temps. Pour bien dire la messe, le prêtre devrait redevenir jeune ou souple; ad Deum qui laetificat juventutem meam. Car il faut courir, et l'on n'a pas le droit de s'appesantir sur telle ou telle impression, comme dans la prière privée (1). « Un des plus anciens de sa Compagnie a observé que la dévotion de M. Vincent était toute singulière en la célébration de la messe, et qu'elle paraissait particulièrement lorsqu'il récitait le saint Evangile. D'autres ont remarqué que, lorsqu'il rencontrait quelques paroles que Notre-Seigneur avait proférées, il les prononçait d'un ton de voix plus tendre et plus affectueux. Lorsqu'il lisait au saint Évangile quelque passage où Notre-Seigneur avait dit : amen amen, dico vobis, c'est-à-dire : en vérité, je vous le dis, il se rendait très attentif aux paroles qui suivaient, comme étonné de cette double affirmation que le Dieu même de vérité employait ; et, reconnaissant qu'il y avait du mystère, et que la chose était de grande importance, il témoignait, par un ton de voix encore plus affectif et dévot, la prompte soumission de son coeur. Il semblait sucer le sens des passages de l'Ecriture, comme un enfant le lait de sa mère, et

 

(1) Newman l'a remarqué dans un beau chapitre de Callista. Cf. H. Bremond, Newman, essai de biographie psychologique, p. 378..

 

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en tirait la moelle et la substance pour en sustenter et nourrir son âme » (1). Sensibilité, prompte à s'émouvoir et qui se donne librement carrière sous la surveillance à peine sensible d'une très haute raison qui la règle sans la gêner.

Haute raison, disons-nous, et non pas simple bon sens. Bien que les jansénistes le traitent communément d'incapable, il n'était pas moins intelligent que le grand Arnauld. Moins livresque, sans doute, et moins docteur de Sorbonne, mais plus sérieux, plus fin, plus large et plus élevé. « Il avait l'esprit grand, posé, circonspect, capable de grandes choses et difficile à surprendre. Il n'entrait pas légèrement dans la connaissance des affaires, mais, lorsqu'il s'y appliquait sérieusement, il les pénétrait jusqu'à la moelle, il en découvrait toutes les circonstances petites et grandes, il en prévoyait les inconvénients et les suites ; et néanmoins, de peur de se tromper, il n'en portait pas jugement d'abord, s'il n'était pressé de le faire, et il ne déterminait rien qu'il n'eût balancé les raisons pour et contre, étant bien aise d'en concerter encore avec d'autres. Lorsqu'il lui fallait dire son avis,... il développait la question avec tant d'ordre et de clarté qu'il étonnait les plus experts » (2). Ainsi parle Abelly, docteur lui-même, mais que n'égare pas le préjugé sorbonique. « Pour moi, dit une visitandine, j'ai admiré souvent la profondeur de son esprit. Je ne sortais guère d'avec lui qu'avec un sentiment de la petitesse du mien, qui ne pouvait pénétrer jusqu'où il me semblait que le sien allait ; et ainsi, par la grandeur des lumières que j'apercevais en lui, sans qu'il les découvrit tout à fait — comme cela est bien vu ! — il me semblait que j'étais la plus pauvre et la plus incapable du monde » (3). Et qu'on ne dise pas que, resserré dans

 

(1) Abelly, op. cit., III, pp. 102-104.

(2) Ib., I, pp. 114-115.

(3) Ib., II. p. 414.

 

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l'étroit domaine des choses pratiques, la spéculation lui reste fermée. Qu'on lise plutôt sa lettre contre la Fréquente communion d'Arnauld. On a écrit des volumes sur ce sujet. Les cinq pages de Vincent de Paul disent tout, et avec une

vigueur de logique, une clairvoyance, une ironie tout à fait remarquables. Avec cela, une intelligence personnelle, généreuse, et pour ainsi dire, d'avant-garde. Quelque sujet qu'il aborde, il voit tout ensemble juste et grand. Ainsi, par exemple, dans son attitude envers les protestants. Ce qu'il pense à leur sujet, écrit un de ses récents biographes, « est original et touchant. Ce sont les abus de l'Eglise catholique qui ont servi de prétexte à la diffusion du protestantisme ; réformer l'Eglise, la rétablir dans sa sainteté, c'est enlever aux protestants leur raison d'être ; quand il n'y aura plus d'abus, théoriquement, il n'y aura plus de protestants. En attendant, il faut leur donner l'exemple de la vraie charité. Ce n'est pas en disputant contre quelqu'un qu'on arrive à le convertir, c'est en l'aimant et en lui faisant du bien. Il faut donner aussi l'exemple de la justice : les protestants la méritent comme les autres hommes... » (1). Voilà ce à quoi les Arnauld pensent rarement. C'est peut-être que, pour réaliser ces principes, il faut plus d'esprit que pour démontrer la Perpétuité de la foi. Il écrivait un jour à un de ses missionnaires, M. Grimal, qu'il avait envoyé dans une ville plus qu'à moitié protestante, et qui se trouvait de ce fait aux prises avec des difficultés particulières :

 

Il n'est pas expédient, monsieur, que nous nous mêlions des affaires séculières, quelque rapport qu'elles aient aux choses spirituelles... Ce dont nous nous mêlerons regardera les catholiques seulement, ou ceux de la religion seulement, ou le fait d'un catholique contre un huguenot. Or, de se mêler du fait d'un catholique contre un autre catholique, comme de solliciter M. le gouverneur (de Sedan ; c'était Fabert), ou les officiers de la justice, il semble qu'un coeur paternel ne peut pas en user de la

 

(1) Calvet, op. cit., p. 95.

 

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sorte à l'égard de ses enfants. Si c'est à l'égard de deux pers sonnes de la religion prétendue : Quid tibi et filiis Belial ? Et si c'est pour un catholique contre un religionnaire, que savez-vous si le catholique est bien fondé à demander en justice ce qu'il demande ? Il y a bien de la différence entre être catholique et être juste.

 

Axiome indiscutable, mais, pour se rallier pleinement à de semblables truismes, il faut parfois plus que du bon sens.

 

Quatrièmement, quand bien vous seriez assuré qu'il serait bien fondé en justice, pourquoi n'estimerez-vous pas que M. le gouverneur et les magistrats jugeront la chose en leur conscience, notamment quand elle ne regarde pas la religion ?... O monsieur Grimal, mon cher frère, que vous et moi serions de grands missionnaires, si nous savions animer les âmes de l'esprit de l'Evangile !... Je vous promets que c'est là le plus efficace moyen de sanctifier les catholiques, et de convertir les hérétiques..., et que rien ne peut tant les obstiner dans l'erreur et dans le vice que de faire le contraire...

 

Il sent bien toutefois que M. Grimal n'est pas encore convaincu :

 

Mais quoi ! me direz-vous, pourrai-je voir un catholique oppressé par un de la religion , sans m'employer pour lui ? Je réponds que cette oppression ne sera pas sans quelque sujet, et qu'elle se fera, ou pour quelque chose que le catholique devra au huguenot, ou pour quelque injure ou quelque dommage qu'il lui aura fait ; or, l'un de ces cas posé, n'est-il pas juste que le huguenot en demande raison en justice ? Le catholique est-il moins justiciable pour être catholique ?.., Oui, mais les juges sont de la religion. — Il est vrai, mais ils sont aussi jurisconsultes et jugent selon les lois, les coutumes et les ordonnances ; et, outre leur conscience, ils font profession d'honneur !... M. le gouverneur est plus clairvoyant en sa charge que vous et moi (1).

 

Arnauld aurait admis difficilement la bonne foi de ses adversaires catholiques ; Vincent de Paul, au contraire,

 

(1) Lettres, I, pp. 468-471

 

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s'en rapporte loyalement à la « conscience » de magistrats huguenots, et, ce faisant, il ne montre pas seulement plus de noblesse que le docteur, mais encore plus d'intelligence, au sens élevé de ce mot. Cette admirable, cette unique lettre n'a rien non plus qui rappelle la courte sagesse du paysan. On voit bien du reste que Vincent ne suit pas aveuglément les généreux instincts de son coeur : il pèse mûrement tout ce qu'il dit, et il donne ses raisons. C'est un casuiste, mais magnanime, un bon esprit et un grand esprit. Ainsi encore, dans le beau passage qu'on va lire, et où, sous une forme très simple, se trouvent habilement ramassés des arguments décisifs :

 

Travaillons humblement et respectueusement. Qu'on ne défie point les ministres en chaire ; qu'on ne dise point qu'ils ne sauraient montrer aucun passage de leurs articles de foi dans la sainte Ecriture, si ce n'est rarement et dans l'esprit d'humilité et de compassion ; car autrement Dieu ne bénira point notre travail. L'on éloignera les pauvres gens de nous ; ils jugeront qu'il y a eu de la vanité en notre fait et ne nous croiront pas. L'on ne croit point un homme pour être bien savant, mais parce que nous l'estimons bon et l'aimons. Le diable est très savant, et nous ne croyons pourtant rien de ce qu'il dit, parce que nous ne l'aimons pas. Il a fallu que Notre-. Seigneur ait prévenu de son amour ceux qu'il a voulu faire croire en lui. Faisons ce que nous voudrons ; l'on ne croira jamais en nous si nous ne témoignons de l'amour et de la compassion à ceux que nous voulons qui croient en nous...

 

et toujours attentif à ménager les susceptibilités du prochain,

 

Je ne vous dis pas ceci, monsieur, pour ce que j'ai su que vous ayez fait le mal que je dis, mais afin que vous vous en gardiez (1).

 

Aujourd'hui même, si elles ne portaient pas la signature d'un saint, ces lettres paraîtraient hardies à quelques-uns et d'un libéralisme inquiétant (2). A combien plus forte raison,

 

(1) Ceste, op. cit., p. 17.

(2) Je n’ai pas besoin de dire que son libéralisme n'empêchait aucunement Vincent de Paul de veiller avec la plus vive sollicitude sur les intérêts de la foi et de la discipline. Son attitude en présence du jansénisme le montre bien. Il s'agissait là d'une faction commençante, et que l'on pouvait encore espérer de réduire. Principiis obsta. Qu'on remarque bien aussi que, pour cette croisade coutre les jansénistes, il ne propose pas de mesures violentes. Il recommande seulement aux évêques la vigilance, la fermeté, l'union. Il n'approuvait certainement pas ceux des polémistes orthodoxes qui envenimèrent si fâcheusement la querelle. « Faut-il que les missionnaires prêchent contre les opinions du temps..., qu'ils s'entretiennent, qu'ils disputent, attaquent et défendent à cor et à cri les anciennes opinions ? Ah! Jésus, Monsieur, nenni ! Voilà comme nous en usons : jamais nous ne disputons de ces matières, jamais nous n'en prêchons...  Quoi donc ! me direz-vous, défendez-vous qu'on dispute sur ces matières ? Je réponds que oui » (Calvet, op. cit., p. 128). Au reste, le prochain volume nous donnera l'occasion de revenir sur ce point et sur les relations entre Vincent de Paul et Saint-Cyran. Il est pour moi quasi certain que si l'on avait laissé au saint, et à lui seul, la conduite de l'affaire, cette fronde religieuse n'aurait pas duré plus longtemps que l'autre. Dans les récentes études sur la Cabale des dévots, il a été beaucoup parlé de notre saint, que plusieurs ont regardé comme l'homme à tout faire, de la Compagnie. On trouvera sur ce point tous les éclaircissements désirables dans un excellent travail de M. P. Coste, Saint Vincent de Paul et la Compagnie du Saint-Sacrement, Bulletin de... l'Institut catholique de Toulouse, octobre, 1917.

 

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auraient-elles scandalisé les controversistes de ce temps-là (1635)? Si humble et si défiant de lui-même, comment ose-t-il se dresser ainsi contre les maîtres de l'heure ? Son excuse est toute trouvée. Il tient que l'Evangile juge les docteurs eux-mêmes, et que les docteurs eux-mêmes doivent se régler sur l'Évangile. Cela, dit-il, « vous paraîtra rude, mais que voulez-vous ? » On l'avait consulté sur la conduite que devait suivre un évêque vis-à-vis des réguliers de son diocèse :

 

Je pense, répond-il, qu'on ferait bien de traiter avec eux, comme Notre-Seigneur avec ceux de son temps, qui est de leur montrer d'abord comme lui, par exemple, comment ils doivent vivre; car un prêtre doit être beaucoup plus parfait qu'un religieux comme tel, et beaucoup plus un évêque...

 

Saluons au passage cette doctrine bérullienne (1).

 

 

(1) Cf. à ce sujet, une observation intéressante de sainte J. de Chantal. Vincent de Paul avait naturellement parlé à la sainte de l'Institut qu'il venait de fonder. Elle avait dû lui écrire là-dessus. Il répond : « Votre charité me dit que nous aspirons à joindre la perfection ecclésiastique et la religieuse ensemble » (Lettres, I, p. 341). C'était bien cela en effet, mais, ce faisant, Vincent de Paul imitait Bérulle.

 

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Notre-Seigneur leur parla ce langage (de l'exemple) trente ans durant; après cela, il leur parla doucement et charitablement, et enfin fermement, sans pourtant user contre eux de suspension, d'interdiction, d'excommunication.. Or, j'ai une parfaite confiance qu'un prélat qui en usera de la sorte profitera plus à ces sortes de personnes que toutes les censures catholiques ensemble... Ce que je vous dis, monsieur, vous paraîtra rude, mais, que voulez-vous? J'ai de si grands sentiments des vérités que Notre-Seigneur nous a enseignées de parole et d'exemple, que je ne puis que je ne voie que tout ce qu'on fait selon cela réussit toujours parfaitement bien, et les pratiques contraires, tout au contraire...

On fera bien des règlements, on usera de censures, on privera de confesser, de prêcher et de quêter, mais, pour tout cela, on ne s'amendera jamais, et jamais l'empire de Jésus-Christ ne s'étendra ni ne se conservera dans les lunes par là. Dieu a d'autres fois armé le ciel et la terre contre l'homme. Hélas ! qu'y a-t-il avancé? Eh ! n'a-t-il pas fallu enfin qu'il se soit abaissé et humilié devant l'homme, pour lui faire agréer le doux joug de son empire et de sa conduite? Et ce qu'un Dieu n'a pu l'aire avec sa toute-puissance, comment le fera un prélat avec la sienne (1)?

 

On répétera qu'il est infiniment bon. Je le sais bien, mais je voudrais qu'il fût permis de dire qu'il a aussi l'intelligence de sa bonté, entendant par là qu'il n'a pas moins d'esprit que de coeur, ou, si l'on veut, que le coeur, cher lui, élève l'esprit, comme aussi bien l'esprit élève le coeur. Parmi les prélats dont Vincent de Paul condamne la méthode, il s'en trouve qui ne manquent pas de bonté, mais seulement d'imagination et d'intelligence. Lorsqu'il leur arrive de laisser la houlette du bon pasteur et de prendre la verge d'airain, ils ne comprennent pas toujours ce qu'ils

font.

 

Je viens enfin au trait le plus subtil d'une physionomie déjà si complexe, à la singulière nuance qui se mêle à

 

(1) Lettres, 1, pp. 278-279. La lettre est adressée à Abelly, et le prélat qu'il s'agissait d'éclairer est Me Fouquet, alors évêque de Bayonne, un des grands amis de Vincent de Paul.

 

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tant de nuances, et qui les rehausse tout en paraissant Ies voiler. Malheureusement les termes qui nous seraient ici nécessaires nous manquent (1). Essayons l'anglais. Nos voisins appellent humbug les diverses formes du mensonge inconscient, et notamment l'état d'esprit d'un homme qui prend au sérieux et au solennel ce qui ne l'est pas ; le mot se dit aussi des attitudes et des phrases par où se manifeste cet état d'esprit. Aussi bien que M. Prudhomme, un homme de génie peut être, à certains moments, un humbug, et si la décence me le permettait, j'en citerais plusieurs qui donnent peu ou prou dans ce ridicule. Or Vincent de Paul est exactement le contraire d'un humbug, il l'est même deux fois, et par vertu, comme les saints authentiques, et par un don premier de nature qui n'a pas été accordé à tous les saints. Les panégyristes vantent son humilité ; ils ont raison, mais ils devraient ajouter que cette vertu lui était comme naturelle, plus encore que la tendresse du coeur. Humble et jusqu'à l'héroïsme, le P. Lacordaire, qui, sentant les fumées de l'orgueil lui monter au cerveau, se traîne dans la poussière sous les pieds d'un frère convers. Il avait besoin qu'on lui rappelât son néant. Vincent de Paul au contraire, même avant de se convertir : son premier, son vingtième et son dernier mouvement est de se moquer de lui-même. Je ne lui en fais pas un mérite. Se regarder comme un être au-dessus du commun, attacher une importance quelconque à ce qui lui appartient en propre, lui paraîtrait simplement bouffon. Voici, entre vingt exemples qui s'offrent à nous, cette disposition, prise sur le vif. Dans un de ses extraordinaires serinons, saint Vincent Ferrier avait assuré que Dieu, pour la fin des temps, préparait à l'Eglise une congrégation nouvelle qui éblouirait et transformerait le monde. Capucins, jésuites, oratoriens, on ne sait pas au juste. D'après quelques-uns, l'ange

 

(1) Les expressions qui pouvaient nous aider ne sont pas du beau langage, ainsi : « croire que c'est arrivé » ; « se monter le... », etc., etc.

 

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annoncé par le grand thaumaturge, serait Grignion de Montfort. Et pourquoi pas notre M. Vincent et ses missionnaires? Le bruit en avait couru, accueilli sans doute par de jeunes lazaristes avec un empressement excusable, tant qu'enfin, M. Vincent estimant nécessaire de couper court à cette illusion, déclara bien haut« que celui-là serait fou qui s'imaginerait que la Compagnie était celle dont a prophétisé saint Vincent Ferrier » (1). « Fou » en dit assez long déjà, mais que n'étions-nous là pour savourer la mimique narquoise, horrifiée et amusée à la fois qui accompagna ce mot; les sourcils, les yeux, les bras, tout le corps amplifiant, bafouant l'absurdité d'une semblable hypothèse ?

Dans une des conférences de la Mission,

 

un frère clerc qui répétait son oraison vint à dire qu'il s'était un peu plus tenu coi, pour écouter Dieu qui lui parlait au coeur. M. Vincent le reprit... « Ce mot que vous venez de dire : «J'ai écouté Dieu », est un peu rude. Mais il faut dire : je me suis tenu en la présence de Dieu, pour écouter s'il plairait à Dieu de m'inspirer quelque bonne pensée (2).

 

En d'autres termes, il faut éviter jusqu'à l'apparence du humbug dévot, fuir tout ce qui pourrait, de près ou de loin, donner aux autres une haute idée de nous-mêmes; que l'on parle ou que l'on se taise, que l'on prêche ou que l'on écrive, seul ou en public, se mépriser avec allégresse (3). Et c'est pour cela, j'imagine, qu'oubliant son indulgence habituelle, il a traité le grand Arnauld avec une sévérité agacée, presque méprisante. De tout son bon sens, de tout son humour, de tous ses nerfs, il se dresse contre la suffisance solennelle et tranquille, contre le humbug du personnage :

 

(1) Avis et Conférences, 10.

(2) Avis et Conférences, p. 78.

(3) Cf., à ce sujet, les idées de Vincent de Paul sur l'éloquence de la chaire. « Bien prêcher, c'est se prêcher soi-même et non pas Jésus-Christ». Cf. Montmorand, op. cit., pp. 10, seq. et l'Abrégé de la méthode de prêcher, ap. Calvet, op. cit., pp. 237-264.

 

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Et quand on fermerait les yeux à toute considération, pour remarquer seulement ce qu'il dit, en plusieurs endroits, des dispositions admirables sans lesquelles il ne veut pas qu'on communie, se trouvera-t-il homme sur la terre qui ait si bonne opinion de sa vertu, qu'il se croie en état de pouvoir communier dignement ? CELA N'APPARTIENT QU'A M . ARNAULD, qui, après avoir mis ces dispositions à un si haut point qu'un saint Paul eût appréhendé de communier, ne laisse pas de se vanter par plusieurs fois, dans son apologie, qu'il dit la messe tous les jours (1).

 

De là venait citez lui le besoin, la manie de se déprécier à outrance. « Il aurait pu sembler à quelques esprits, écrit son biographe..., qu'il disait trop de mal de lui-même et trop de bien d'autrui. Il est vrai qu'il a paru un peu singulier » en cela (2). Singulier, eh ! je le crois bien; mais lorsqu'il se donne du pauvre homme, du misérable, de l'ignorant ou du paysan, Vincent de Paul est absolument sincère. Quant au ridicule qu'il peut y avoir à parler ainsi de soi, il le réalise pleinement, et il le veut. II sait que plusieurs qui se croient de lins psychologues le jugeront affecté. Ainsi d'un homme d'esprit, déconcertant ou irritant ceux qui l'écoutent par des assertions qui paraissent invraisemblables et qui livrent néanmoins toute sa pensée. Qu'on le prenne ou non au mot, il atteint son but. Les uns penseront qu'après tout, M. Vincent se rend justice à lui-même, et regretteront qu'un si brave homme n'ait pas fait de meilleures études ; les autres lui reprocheront ses grimaces d'humilité. Notez-bien d'ailleurs que, lorsque l'on médit de soi, on risque toujours d'être cru sur parole. J'ai déjà rappelé que, par la gravité et la distinction de son allure, par la puissance de son esprit, et par le noble rayonnement de toute sa personne, il était de ces hommes qui s'imposent en dépit

 

(1) Calvet, op. cit., p. 236. Nous retrouverons ce texte quand nous étudierons la psychologie d'Arnauld. Cf. L'Ecole de Port-Royal, pp. 291, 2.

(2) Abelly, op. cit., 1, p, 117.

 

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d'eux-mêmes, qui forcent le respect et l'admiration. Pour ne l'estimer ni médiocre, ni vulgaire, ni chétif, il suffisait de le voir. Mais une fois mort, le souvenir bientôt légendaire de ce qu'il avait fait ou dit pour ruiner son propre prestige a servi de caution « à ceux qui, pour des motifs que nous ne voulons pas examiner, se sont efforcés de le représenter comme un esprit borné, un homme plus dévot qu'éclairé, qui mit, dans sa conduite et dans ses vues, plus de zèle que de lumière » (1). Sa Compagnie elle-même a cédé à la contagion. Ils exaltent sa charité et ses vertus; ils n'osent parler de son génie. Les oeuvres complètes de Vincent de Paul — lettres, conférences aux P. P. de la Mission et aux Filles de la Charité — huit gros volumes, riches de doctrine, pétillants d'humour, et où je n'ai pas rencontré une seule ligne banale — chose unique dans une collection de ce genre — aujourd'hui encore, ces oeuvres complètes ne se trouvent pas dans le commerce. On les communique aimablement, je le sais, aux étrangers qui poussent la curiosité jusqu'à vouloir en prendre connaissance, mais le grand public les ignore. En vérité, certaines congrégations religieuses ont une bizarre façon d'honorer leurs fondateurs. Les eudistes ont laissé dormir pendant deux siècles la plupart des ouvrages du P. Eudes ; le chef-d'oeuvre de Grignion de Montfort, une merveille, comme nous verrons, a été trouvé, manuscrit, dans un grenier, sous le règne de Louis-Philippe; en 1918, Vincent de Paul circule sous le manteau. Le trouve-t-on si inférieur à tant d'écrivains lamentables qui encombrent la librairie catholique? Ce n'est pas qu'on veuille le placer au rang des Docteurs et des chefs d'école. En matière proprement religieuse, il n'est que le disciple de François de Sales, et plus encore de Bérulle ; mais quelle gloire pour ce dernier d'avoir façonné la vie

 

(1) Les siècles chrétiens ou Histoire du Christianisme... par M. l'Abbé X (Ducreux), Paris, 1777, IX, pp. 3o3, 3o4.

 

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intérieure d'un si grand homme, et, pour l'école française, de compter Vincent de Paul parmi ses représentants les plus authentiques ! (1).

II. Pendant les premières années qui ont suivi son ordination sacerdotale, saint Vincent de Paul est un prêtre assez ordinaire. Une foi très vive, semble-t-il, une piété convenable ; rien de plus (2). Sa conversion à la sainteté à dû s'ébaucher vers 161o; en 162o, elle paraît achevée. Nous ne connaissons malheureusement ni les étapes, ni, si l'on peut dire, le mécanisme de cette transformation mémorable. On inclinerait volontiers à croire que son bon coeur aura contribué plus que tout le reste à le détacher de son intérêt propre, à lui faire accepter une existence de dévoûment et de sacrifice. Gardons-nous néanmoins de prendre la cause pour l'effet. Ce n'est pas l'amour des hommes qui l'a conduit à la sainteté ; c'est plutôt la sainteté qui l'a rendu vraiment et efficacement charitable ; ce ne sont pas les pauvres qui l'ont donné à Dieu, mais Dieu, au contraire, qui l'a donné aux pauvres. Qui le voit plus philanthrope que mystique, qui ne le voit pas avant tout mystique, se représente un Vincent de Paul qui ne fut jamais.

Il était d'ailleurs beaucoup moins réfractaire que plusieurs ne semblent le croire à l'initiation mystique. Sensé,

 

(1) On m'assure que le savant M. Ceste nous donnera prochainement une édition complète et critique des oeuvres du saint.

(2) M. de Montmorand l'a fort bien vu : « Il ne faudrait pas, écrit-il, s'imaginer Vincent comme un de ces saints de vitrail, la tête, dès le berceau, nimbée d'une auréole... Vincent est un être en chair et en os, qui n'a cessé d'évoluer... On ne lui voit, au début, que des vues étroites et des ambitions bornées ; c'était, suivant sa propre expression, un homme de «petitepériphérie ». Quand, en 1605, il hérite de cette bonne dame de Toulouse et qu'il poursuit jusqu'à Marseille un débiteur récalcitrant, on s'étonne de le trouver si ardent à défendre son droit ; mais il n'avait alors d'autre souci que de payer de petites dettes. Plus tard, quand, après sa captivité à Tunis, il est emmené à Rome (16o7) par le cardinal Montorio, il ne se préoccupe guère que de se maintenir en faveur auprès du prélat — fût-ce à titre de montreur de curiosités— et d'obtenir par sa protection, « quelque honnête bénéfice qui lui assurera l'indépendance ». Il n'y a rien, à coup sûr, de répréhensible dans cette attitude, mais rien non plus qui annonce et fasse prévoir le saint ». Op. cit., pp. 13, 14.

 

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positif, et si l'on veut, assez terre à terre, ce paysan landais se faisait peu d'illusions sur les choses d'ici-bas. La malice, tout ensemble affectueuse et narquoise, de son regard est d'un homme qui n'a pas dû attendre la vieillesse pour sentir le néant de tout. Nous avons déjà dit que de bonne heure, il se moquait de lui-même. Les autres hommes ne lui en imposaient pas davantage. Sa vie, longtemps vagabonde, lui avait donné l'occasion de beaucoup voir, et il avait de bons yeux qui ne s'arrêtaient pas à la surface des âmes. Les théologiens de Salamanque ou de Toulouse, le vieux magicien fanatique de Tunis qui possédait et qui lui avait appris l'art de transmuer les métaux, puis la Rome des papes, puis, à Paris, une reine retraitée — et quelle reine —, vingt nobles familles, et le roi lui-même, aucune de ces grandeurs d'esprit ou de chair n'avait réussi à l'éblouir. S'il en eût été besoin, elles l'auraient plutôt confirmé dans ce pessimisme tranquille et souriant qui faisait dès lors sa philosophie. Profondément respectueux envers les puissances établies, comme l'est tout paysan, et comme il faut l'être pour arriver, il salue très bas, trop bas peut-être, la robe des docteurs et les insignes des autres principautés, mais, pour la sottise, la bassesse et les misères que voilent souvent ces oripeaux magnifiques, il les connaît toutes à fond. Aussi ne désire-t-il pour lui-même aucune des dignités auxquelles il aurait pu prétendre. Une modeste prébende, qui lui permette de vivre en paix dans son pays natal, d'assister ses parents, d'élever ses neveux et nièces, de secourir les malheureux de la paroisse, il n'attend guère que cela de sa diplomatie déférente et caressante. Parfois même l'ennui le prend et il quitte les Gondi pour un pauvre village, où il retrouvera sans doute l'universelle vanité, mais non pas fardée et grandiloquente comme dans les villes. Je ne prétends pas du tout qu'il poursuive déjà l'unique réalité ; mais enfin il tourne le dos aux ombres et aux images. La route est libre entre lui et Dieu.

 

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C'est à Paris néanmoins que se fera l'heureuse rencontre, à Paris qui, dès ce temps-là, commençait, ou plutôt continuait à se peupler de saints. Vincent de Paul ne

se convertira pas dans la solitude, qui peut-être lui aurait seulement prêché une sérénité égoïste. Très humain, très impressionnable à tout ce que disent, font ou souffrent ses frères humains, il a besoin du commerce des hommes pour

s'épanouir, même à la vertu. Ainsi du reste saint François de Sales, et peut-être saint Augustin, mais non pas l'auteur de l'Imitation. Des natures comme la sienne

s'émeuvent tour à tour de dégoût et d'admiration avec une vivacité prodigieuse.

 

Ah! si vous aviez vu, dira-t-il un jour (1659), la diversité des cérémonies de la messe, il y a quarante ans, elles vous auraient fait honte... Il n'y avait rien de si laid au monde... Quelques-uns commençaient la messe par le Pater noster, d'autres prenaient la chasuble entre les mains et disaient : Introïbo, puis ils mettaient sur eux cette chasuble. J'étais une fois à Saint-Germain, où je remarquai sept à huit prêtres qui dirent la messe tout différemment.

 

Il n'avait alors qu'une ferveur assez commune ; mais une messe dite vaille que vaille, est une laideur qui le fait souffrir. Les bons exemples ne le touchent pas moins : Si vous voyiez messieurs de la Sorbonne, comme ils font leur récréation ensemble! Cela est si beau ! Ils ont une allée où ils se promènent trois à trois, et s'entretiennent ainsi..., cordialement, doucement, et respectueusement (2).

 

Ou encore, et avec plus d'émotion :

 

Ah! Sauveur de mon âme, nous voyons les Chapitres qui n'ont pas leurs maisons proches de l'Eglise comme nous, qui vont à matines, puis retournent chez eux; vont ensuite aux petites heures, à la grand'messe, vont et retournent

 

(1) Avis et Conférences, p. 453.

(2) Ib., p. 109.

 

249

 

incessamment... Dirai-je, à notre confusion, qu'il y a onze ou douze des chanoines de Notre-Dame qui vont toujours à matines à minuit; et ils n'y manquent jamais, s'ils ne sont malades. Des chanoines de Notre-Dame, des premiers dans un Chapitre qui est composé de personnes de très grande condition, se lèvent à minuit ! M. de Ventadour ! le duc de Ventadour ! est toujours levé pour aller à minuit à matines! Un prêtre anglais, il se nomme... Je ne me souviens pas bien de son nom... Enfin, il y en a douze qui ne manquent jamais, excepté quand ils sont incommodés (1).

 

Il devenait Parisien au moment même où la renaissance religieuse que nous racontons, s'amorçait, s'annonçait déjà de bien des côtés, émouvante révélation pour un homme qui ne connaissait encore le monde spirituel que par le dehors, et qui n'en soupçonnait pas les merveilleuses beautés. Ici encore, on peut être assuré qu'il aura regardé de tous ses yeux, écouté de toutes ses oreilles, discernant le snobisme dévot des uns, le sérieux intense des autres. Vers ce même temps (1611, 1612), François de Sales se mettait aussi à la même école, curieux et avide comme Vincent, mais bien plus avancé que lui dans les voies spirituelles, au reste, moins disciple, plus original et plus puissant. Ni son génie ni sa grâce ne lui permettaient de se modeler avec une entière docilité sur l'âme d'autrui. Les mystiques Parisiens l'ont stimulé plutôt que formé, ils l'ont aidé à se découvrir enfin lui-même, à prendre conscience de sa doctrine et de sa mission. Vincent de Paul leur doit beaucoup plus. Il avait presque tout à apprendre, et, d'un autre côté, une facilité étonnante à revêtir soit les manières, soit la doctrine, soit enfin les dispositions intérieures des modèles qu'il se choisissait. Ce qu'il admet, ce qu'il sent devoir lui être bon, il le reproduit en lui-même, avec cette souplesse et cette exactitude d'assimilation que nous avons déjà remarquées chez lui, et qu'on retrouve aujourd'hui encore chez le

 

(1) Avis et Conférences, p. 602.

 

250

 

paysan des Landes. Si l'on ne prend pas garde à cette curieuse puissance de mimétisme, on s'expliquera difficilement le développement religieux de Vincent de Paul.

Il s'est très certainement façonné, du mieux qu'il a pu, sur François de Sales, qu'il a connu de près, qu'il a compris aussi bien que personne, et que Mme de Chantal acheva de lui révéler. Mais, de tous ses modèles spirituels, c'est bien, je crois, M. de Bérulle qui a fait sur lui l'impression la plus profonde. « Un des plus saints hommes que j'ai connus, disait-il, c'est M. le cardinal de Bérulle » (1). Il s'arme souvent de son autorité ou de son exemple :

 

Il faut étudier en sorte que l'amour corresponde à la connaissance, particulièrement pour ceux qui étudient en théologie, et à la manière de M. le cardinal de Bérulle, lequel, aussitôt qu'il avait conçu une vérité, se donnait à Dieu, ou pour pratiquer telle chose, ou pour entrer dans tels sentiments... Et par ce moyen, il acquit une sainteté et une science si solides qu'à peine en pouvait-on trouver une semblable (2).

 

Un autre jour :

 

Il y a deux manières de connaître la vérité : 1° par simple élévation à Dieu; 2° par raisonnement. Deux raisons ou trois font à la nature de la chose ; les autres embrouillent. M. de Bérulle, entre ses résolutions, avait (celle de chercher la lumière)... par élévation à Dieu. Autrement, on perd beaucoup de temps (3)...

 

Il va droit au Bérulle le plus profond, ruais sans négliger l'autre, sur lequel il nous a conservé des détails charmants :

 

Il est naturel de prier ; nous voyons que les petits enfants le font avec joie, et Dieu prend un singulier plaisir dans leurs petites prières. M. le cardinal de Bérulle en faisait tant d'estime

 

(1) Avis et Conférences, p. 35.

(2) Ib., p. 25.

(3) Conférences, II, pp. 269-27o

 

251

 

que, quand il trouvait des enfants, il leur conduisait la main, afin qu'ils lui donnassent leur bénédiction (1).

 

Mais, qu'il le cite ou non, il est plein de lui. Cela se voit à chaque page des lettres ou des conférences. Ainsi pour le théocentrisme bérullien :

 

 

Voilà quel était l'esprit de Notre-Seigneur, duquel nous devons être revêtus, et qui consiste, pour le dire en un mot, à avoir toujours une grande estime et un grand amour pour Dieu... Cette estime doit nous faire anéantir en sa présence, et nous faire parler de sa suprême majesté avec de grands sentiments d'humilité, de respect et de soumission ; et à mesure que nous l'estimerons, nous l'aimerons (2).

 

Aux Filles de la Charité :

 

Il y a beaucoup de communautés qui ne regardent que l'intérêt de la communauté, car cela est si grand qu'il enserre avec soi celui de Dieu ; mais, pour moi, mes filles, j'estime que l'intérêt de Dieu mérite bien d'être regardé avant tout autre; et il me semble que de là, on aura une connaissance plus claire du reste (3).

 

Ici, comme on le voit, l'homme d'oeuvres, le grand organisateur, confirme, par son expérience, les principes tout mystiques du maître. Même dans l'ordre pratique,

le théocentrisme devient ainsi la règle suprême de la méthode : « De là, on aura une connaissance plus claire du reste ». C'est pour la même raison que, travaillant à for-

mer les Filles de la Charité, il leur montrera, non pas seulement les malheureux qui les appellent, mais encore et avant tout les « rapports » qu'elles doivent avoir à la

Sainte-Trinité » :

 

Car, voyez-vous, mes filles, qui dit charité, dit Dieu : vous

 

(1) Conférences, II, p. 362.

(2) Avis et Conférences, pp. 335-336.

(3) Conférences, II, p. 297.

 

252

 

êtes filles de la Charité, donc vous devez... vous former à l'image de Dieu (1).

 

Naturellement porté au mépris de soi, il n'a pas eu non plus la moindre peine à s'assimiler le pessimisme augustinien, non pas, comme on l'a dit, des jansénistes, mais bien de Bérulle. Avec la même conviction que son maître, mais avec beaucoup plus d'humour, il ne trouve dans l'homme « que péché, ordure et vilenie » :

 

Oui, disait-il à ses missionnaires, après que chacun se sera bien examiné sur la corruption de sa nature, sur la légèreté de son esprit, les ténèbres de son entendement, le désordre de sa volonté, et l'impureté de ses affections ; après que nous aurons pesé, au poids du sanctuaire, nos oeuvres et nos productions, nous trouverons que tout cela est digne de mépris... Que peut-on attendre de la faiblesse de l'homme? Le néant. Que peut-il produire ? Le péché. Que peut-il faire et que sommes-nous autre chose ? (2)

 

 

D'où il suit qu'il n'y a de salut pour nous que dans une adhérence constante aux états, à la vie même du Verbe incarné : « La grandeur de son amour envers ce divin objet, écrit Abelly... s'étendait à tous les états de sa vie mortelle et glorieuse, pour lui rendre en chacun de particuliers hommages, et surtout pour tâcher d'exprimer en soi-même les traits de ses admirables vertus » (3). « Tous

les états » du Christ, y compris les plus mystiques, les plus intérieurs, je veux dire ceux qui ont un rapport moins immédiat à l'action :

 

Honorez toujours Notre-Seigneur à l'état inconnu de Fils

 

(1) Conférences, Il, p. 3o1. Il va sans dire que Vincent de Paul. comme Bérulle et tous les mystiques, est pour l'amour désintéressé : « Aimer Dieu est vouloir du bien à Dieu, pour l'amour de lui-même » Ib., p. 25o.

(2) Textes cités par M. de Montmorand, op. cit., pp. 19-21. « Voilà, conclut l'auteur, un pessimisme qui rappelle, d'assez près le pessimisme janséniste ». Non. Logiquement et du reste chronologiquement, c'est bien plutôt le pessimisme janséniste qui rappelle, en l'exagérant, celui de Bérulle et de Vincent de Paul. Nous traitons cette question au commencement de notre volume sur Port-Royal,

(3) Abelly, op. cit., III, p. 116.

 

253.

 

de Dieu (1)... C'est là notre centre... Honorons particulièrement le divin Maître dans la modération de son agir. Non, il n'a pas voulu faire toujours tout ce qu'il a pu, pour nous apprendre à nous contenter, lorsqu'il n'est pas expédient de faire tout ce

nous pourrions faire (2).

 

Et même dans le Christ agissant, prêchant, semant les miracles, c'est encore et avant tout le Christ intérieur qui doit vous occuper :

 

Il faut nous souvenir de la grande multitude qui suivait Notre-Seigneur, et du petit nombre qui persévéra auprès de lui. Je dis qu'il nous en faut souvenir, pour honorer l'état de son divin intérieur en ces rencontres (3).

 

C'est pourquoi,

 

les prêtres de la Mission qui sont à l'armée... honoreront le silence de Notre-Seigneur aux heures accoutumées (4).

 

Il avait, nous dit-on, une dévotion particulière à «Jésus-Christ anéanti » (5), ou encore à la « tranquillité » de Jésus.

 

Pour Dieu, mademoiselle, que votre coeur honore la tranquillité de celui de Notre-Seigneur, et il sera en état de le servir (6).

 

Ces mêmes vues mystiques l'inspirent et le soutiennent dans la pratique des oeuvres :

 

Ne sommes-nous pas bien heureux, mes frères, d'exprimer au naïf la vocation de Jésus-Christ ? Car qui est-ce qui exprime mieux la vie que Jésus a tenue sur la terre que les missionnaires (7)?

 

(1) Lettres, I, p. 121.

(2) Abelly, op. cit., III,pp. 118-119.

(3) Lettres, I, p. 418.

(4) Abelly, op. cit., I, p. 231.

(5) Collet, cité par l'abbé Boudignon, op. cit., p. 169.

(6) Lettres, I, p. 169, cf. la très belle lettre à Mlle Le Gras, Calvet, op. cit., pp. 42-43.  « Honorez-donc la tranquillité de la sainte Vierge ».

(7) Avis et Conférences, p. o.3

 

254

 

Ou encore :

 

Le dessein de Dieu sur vous est grand, tendant à vous faire exercer,

 

quoi donc ? La philanthropie ? Non, mais

 

l'office de Jésus-Christ sur la terre (1).

 

Lors donc que vous allez visiter un malade, ce doit être en union, et pour honorer semblable action que Notre-Seigneur a faite sur la terre (2).

 

D'où lui viennent ces dispositions, d'où ce lexique très particulier, sinon de Bérulle ? Et si nous ne le trouvions en toutes lettres dans les oeuvres de Vincent de Paul, qui n'attribuerait au chef de l'école française le beau texte subtil que je vais citer? Il s'agit d'un missionnaire qui s'ouvre avec peine à son supérieur :

 

Quant à la difficulté que vous faites de vous communiquer à M. Watebled, il est à propos que vous fassiez effort pour vous surmonter...,

 

parce que votre supérieur doit vous représenter Dieu lui-même, dirait un jésuite. Oui, ajoute l'école française, mais aussi,

 

en vue de la communication que le Fils de Dieu a eue avec la sainte Vierge et saint Joseph, et, depuis, avec les apôtres, même avec les scribes (3).

 

On ne saurait pousser le mimétisme plus loin. Si je ne m'abuse, il y a même dans ce dernier texte une je ne sais quelle gaucherie qui trahit l'esprit disciple. Condren et M. Olier se sont assimilé la doctrine de leur maître avec plus d'indépendance, et sans manquer jamais à leur propre grâce. Mais cet excès même montrerait avec quelle

 

(1) Lettres, II, p. 233.

(2) Conférences, I, p. 194.

(3) Lettres, V, p. 233.

 

255

 

rigidité d'obéissance, Vincent de Paul a voulu soumettre sa vie intérieure à la direction de Bérulle. Bien que très profondément marquée, elle aussi, par le théocentrisme bérullien, sa dévotion de fond, si je puis dire, serait peut-être d'admirer les voies particulières de la Providence, et de s'abandonner, les yeux fermés, à la divine conduite. Dans la plupart des textes que je viens de citer, il répète une leçon, d'ailleurs admirablement apprise; le voici maintenant, quand il n'écoute plus que lui-même :

 

Eh! qui eût jamais pensé qu'il y eût des Filles de la Charité, lorsque les premières vinrent pour servir les pauvres dans quelques paroisses de Paris ? O mes filles, je n'y pensais pas ; votre soeur servante (Mlle Legras) n'y pensait pas non plus, ni M. Portail. C'est donc Dieu qui y pensait pour vous (1).

 

C'est là son refrain constant, et tout lui est une occasion de le répéter :

 

Notre petite soeur Marguerite Laurence, qui alors servait les pauvres de Saint-Laurent, dit qu'ayant envie de regarder quelques jeux et sottises, en passant par la foire pour aller voir ses malades, elle prit la croix de son chapelet et se mit à dire : O mon Dieu, il vaut bien mieux vous regarder que les folies du monde!

— Oh! Dieu vous bénisse, ma fille! C'est ainsi qu'il faut faire. Pensez-vous, mes chères soeurs, que cette action soit peu de chose?

 

Vivement ému et transporté par les quelques paroles de la petite soeur, qu'on suive les bonds lyriques de sa pensée :

 

Elle a pénétré jusque dans les cieux, elle est allée jusqu'à Dieu... Cela ne vous touche-t-il pas le coeur lorsque vous avez ces pensés? Quoi! moi qui ne suis qu'une pauvre fille des champs, Dieu m'a choisie pour une oeuvre si sainte, et il a laissé passer ma mère, tous mes autres parents, et tant de personnes

 

(1) Conférences, I, pp. 48, 49.

 

256

 

du même village, et il a voulu que Jeanne, Geneviève, Marie, et d'autres qu'il a choisies, lussent les pierres fondamentales de cet Institut ! Oh! grande grâce ! Oh! conduite de la divine Providence, soyez à jamais bénie (1) !

 

Mais, chez lui, si riche, si complet, lyrisme et méthode, contemplation et action, théorie et pratique, se tiennent, se pénètrent, semblent se confondre. Naturellement sage et posé, il le sera plus encore pour mieux s'adapter à la marche ordinaire de la Providence : « M. Vincent était lent et tardif dans les affaires, et par nature, et par maxime de vertu : par nature, à cause que son grand entendement lui fournissait diverses lumières sur un même sujet, qui le tenaient quelque temps en suspens et comme irrésolu ; par maxime de vertu, d'autant qu'il ne voulait pas, pour user de son mot ordinaire en cette matière, enjamber sur la conduite de la providence divine » (2).

 

Les choses de Dieu, disait-il se font peu à peu et quasi-imperceptiblement (3).

Dieu s'honore beaucoup du temps qu'on prend pour considérer mûrement les choses qui regardent son service (4). Qui s'empresse, recule aux choses de Dieu (5).

Vous ne devez aller si vite; les oeuvres de Dieu ne marchent pas de la sorte : elles se font d'elles-mêmes... Je n'ai point de plus grande consolation en l'oeuvre de notre vocation que celle de penser que nous avons suivi l'ordre de la sainte Providence, qui veut du temps pour la production de ses oeuvres (6).

 

(1) Conférences, I. pp. 36, 37.

(2) Abelly, op. cit., I, p. 117.

(3) Lettres, I, p. 397.

(4) Ib., I, p. 382.

(5) Ib., I, P. 479

(6) Ib., I, p. 476. « Je n'ai jamais vu encore aucune affaire gâtée par mon retardement... Repassant par-dessus les choses principales qui se sont passées en cette Compagnie, il me semble... que, si elles se fussent faites avant qu'elles l'ont été, qu'elles n'auraient pas été bien. Je dis cela de toutes, sans en excepter une seule. C'est pourquoi j'ai une dévotion particulière de suivre pas à pas l'adorable Providence de Dieu ; et l'unique consolation que j'ai, c'est qu'il me semble que c'est Notre-Seigneur seul qui a fait et fait incessamment les choses de cette petite Compagnie », ib.,  IV, p. 382.

 

257

 

C'est ainsi que tout chez lui, et le bon sens et la charité, s'appuie sur de hautes vues mystiques.

 

Il faut la vie intérieure ; il faut tendre là. Si on y manque, on manque à tout (1).

S'il n'y a pas manqué lui-même, il le doit, après Dieu, aux exemples et aux leçons de son premier modèle, de son premier maître, M. de Bérulle. Le plus grand de nos hommes d'oeuvres, c'est le mysticisme qui nous l'a donné (2).

 

(1) Avis et Conférences, p. 355.

(2) Sur Vincent de Paul, voici quelques détails intéressants, et qui ont échappé, me semble-t-il, à ta plupart de ses biographes. Je les ai rencontrés dans une des Réponses de Desmarets de Saint-Sorlin aux jansénistes : « Ceux qui gouvernent la maison de Saint-Lazare savent que M. Vincent était mon bon père spirituel ; que je le consultais souvent; qu'il a eu longtemps le livre des Délices de l'esprit ( le fameux in-folio de Desmarets tant raillé par l'auteur des Visionnaires), avant qu'il fût imprimé; qu'il en lut beaucoup, bien qu'il fuit si occupé, et qu'il en donna le reste à voir à l'un des plus savants de sa maison. M. Alméras, maintenant supérieur général de la Mission, peut témoigner qu'il l'eut aussi longtemps, et l'estime qu'il en fit... Et pour faire voir encore le soin charitable que M. Vincent prenait de moi, il voulut alors me porter à l'état ecclésiastique, croyant que cela donnerait plus de poids à ce livre ; mais je lui répondis que j'en étais trop indigne... Depuis il ne m'en parla plus, mais il m'exhorta à détromper le monde de ses fausses maximes... Il une donnait souvent de bons avis, et je remarquais qu'il ne donnait jamais conseil qu'après s'être un moment recueilli en Dieu, le consultant plutôt que son propre esprit et que sa science ». Quatrième partie de la réponse aux insolentes apologies de Port-Royal... par le sieur de Saint-Sorlin Des Marets, 1668, pp. 262, 263.

Je profite du blanc qui me reste pour rétracter la sainte colère qui se fait jour à la page 245. Voici, en effet, qu'au moment même où je vais donner le bon à tirer de ce chapitre paraît le premier volume des oeuvres complètes de Vincent de Paul : Saint Vincent de Paul. Correspondance, entretiens, documents. I, Correspondances, tome I (1607-1639), édition publiée et annotée (splendidement) par Pierre Coste, prêtre de la Mission, Paris, Lecoffre-abalda. — Et voici déjà le second (164o-1646).

 

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