Chapitre II
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CHAPITRE II : LA MÈRE ET LE FILS

 

I. Mme de Chantal et Mme Martin ; une mère a-t-elle le droit d'abandonner son fils pour entrer au couvent ? — Abraham et l'ordre de Dieu. — La véritable difficulté de ce cas de conscience : comment savoir que Dieu exige un pareil abandon?— La vocation de Mme Martin. — Fugue du petit Claude. — Le départ pour le couvent.

II. Claude bourreau de sa mère. — Le siège du couvent par une bande d'enfants. — « Rendez-moi ma mère ! — Marie devait-elle rebrousser chemin ? — Angoisse de la mère. — Vocation de Claude.

III. Le cas de conscience discuté de nouveau, dix et vingt ans après. — La revanche de Dom Claude. — « Je me suis fait mourir toute vive ». — « J'ai eu des sentiments de contrition de vous avoir fait tant de mal. » — La vraie pensée de Mme Martin sur ce cas de conscience. — A la place de son directeur, qu'eussions-nous décidé ?

 

I. — Nous sommes à la fin de 163o. Notre jeune veuve, qui vient de se décider à entrer, sans plus attendre, chez les ursulines de Tours, pousse discrètement ses préparatifs de départ, cependant que le petit Claude, qui achève sa onzième année, épie, dans une angoisse confuse, les mouvements de sa mère. Vingt ans plus tôt (161o), une tragédie presque pareille, et qui ne sera pas sans embarrasser quelque peu les futurs biographes de sainte Jeanne de Chantal, occupait Dijon, édifiant la moitié des spectateurs et scandalisant l'autre moitié. Mais ici, que le sujet l'embarrasse ou non, quels ne sont pas les avantages de l'historien ! L'héroïne de Dijon n'a pas raconté cette séparation douloureuse, et, pas davantage, son fils, Celse-Bénigne, le père de cette Marie de Rabutin-Chantal, qui a aujourd'hui cinq ans (1631), et

 

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qui sera un jour marquise de Sévigné; tandis que Marie de l'Incarnation et Dom Claude Martin reviennent constamment dans leurs écrits sur les souvenirs de ce triste hiver où le sacrifice fut consommé. Il y a mieux : séparés par la mer océane, le sacrificateur et la victime, ou, pour être plus juste, les deux victimes, la mère et le fils, ne se contentent pas de raconter l'un et l'autre ce chapitre émouvant, ils le discutent, ils le jugent du point de vue des lois éternelles, comme feraient deux impassibles théologiens. Action de grâces, perplexités, remords, nous ignorons ce que Mme de Chantal pensait de son geste, dix, vingt ou trente ans après l'avoir accompli. Savons-nous même si elle y pensait encore, accablée par tant d'autres soucis? Jusqu'à son dernier jour, au contraire, la fondatrice des ursulines de Québec, l'apôtre des « sauvagesses », la collaboratrice des missionnaires et des martyrs, se pose et reprend, sous toutes ses faces, le difficile cas de conscience qu'elle avait jadis pratiquement résolu, avec l'approbation formelle et pressante de ses directeurs. Le drame que nous allons suivre a duré toute sa vie.

Laissons d'abord la parole au principal intéressé, je veux dire à l'abandonné, à son fils lui-même. « Ce fils, écrit-il avec une certitude que nous ne retrouverons pas toujours dans l'esprit de sa mère, était un Isaac, un unique... Je ne doute point qu'un abandonnement si nouveau, et si contraire en apparence aux plus étroites obligations de la loi naturelle, ne soit condamné de ceux qui ne se gouvernent que par les lumières de la raison, et qu'il ne soit même improuvé de quelques-uns de ceux qui ont connaissance des règles de l'Église, puisqu'il se trouve des Conciles qui défendent aux mères, sous peine d'excommunication, d'abandonner leurs enfants (1). Mais il faut avouer que les lumières surnaturelles, quand elles éclairent les saints, qui n'agissent que par les mouvements

 

(1) La marge renvoie au Concile de Chalcédoine.

 

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de la grâce, font voir les choses d'une tout autre manière que ne font celles de la seule raison. Je ne doute point que la lumière, qui fit voir au patriarche Abraham qu'il pouvait lui-même immoler son propre fils... ne fût la même qui fit voir à cette âme généreuse qu'elle pouvait abandonner le sien, après que Dieu lui eût tant de fois déclaré que c'était sa volonté. Elle ne le quittait pas par inconsidération ni par dureté, ni à dessein de se décharger de lui, qui sont les motifs de l'excommunication du Concile... D'ailleurs elle avait pour lui un amour très sensible... ; mais la force de la grâce l'emportait, et, quelque amour qu'elle eût pour lui, elle en avait infiniment davantage pour celui qui lui commandait de le quitter. Car enfin, Jésus-Christ a fait le conseil de quitter les pères, les mères, les enfants ; il faut donc qu'il se puisse et qu'il se doive quelquefois garder (1). »

Ainsi plaide-t-il avec une force d'autant plus émouvante qu'il a eu lui-même plus de peine à se convaincre. Cependant il n'aborde pas le seul point vraiment scabreux. Nul chrétien ne songe, en effet, à mettre en doute la sainteté des conseils divins, ni la quasi-obligation où nous pouvons être de les suivre. Ces conseils, toutefois, comment les distinguer à coup sûr de nos imaginations propres, lorsque l'Église infaillible ne les garantit d'aucune façon, et lorsqu'ils semblent contraires au devoir normal ! C'est le problème, infiniment difficile parfois, du « discernement des esprits ». En de tels sujets, le directeur le plus habile n'arrive jamais qu'a ce degré d'assurance morale, qui légitime un oui ou un non pratique, une décision, mais qui laisse fatalement subsister un risque d'erreur. Le cas du vieux patriarche est, du reste, fort différent. Mieux valait ne pas l'invoquer. Si Marie de l'Incarnation avait entendu ou cru entendre une claire voix du ciel lui commandant de sacrifier son fils, il est vraisemblable

 

(1) La vie, p. 171.

 

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qu'elle n'eût pas obéi, et que son directeur l'eût engagée à ne pas le faire. N'écrira-t-elle pas, longtemps après, de Québec, et sous la menace d'une invasion iroquoise :

 

Si nous avions connaissance des approches certaines de notre ennemi, vous nous reverriez cette année, et je ne voudrais jamais user d'émérité pour m'arrêter ici. Si je voyais seulement sept ou huit familles françaises retourner en France, quand même j'aurais eu révélation qu'il n'y aurait rien à craindre, je tiendrais mes vues pour suspectes, et je les quitterais pour prendre, mes sœurs et moi, le plus apparent et le plus sûr (1)?

 

En 1631, elle avait moins d'expérience, mais déjà beaucoup de sagesse. Quelques bouffées d'exaltation lui venaient peut-être, mais elle opposait une résistance congénitale, si j'ose dire, à toutes les formes de l'illuminisme. Ce qui la décide, ce n'est pas une vision, c'est, comme il arrive communément dans les expériences de ce genre, une longue série d'appels intérieurs, de plus en

plus nombreux et pressants. Une seule de ces « touches », isolée des autres, n'aurait pas suffi. Mais leur retour incessant, leur force et leur clarté croissante; mais, parallèlement, l'affaiblissement progressif des objections qu'elle se faisait à elle-même, ont formé, peu à peu, dans son esprit, une sorte de conviction, assez voisine de la certitude.

 

S'il y avait dans ce monde quelque chose qui me plût, c'était la condition d'une religieuse... Je ne laissais pas quelquefois d'avoir peur que ce ne fût une tentation..., et je m'en plaignais à Dieu, lui disant : « Hélas ! mon bien-aimé, ôtez-moi, s'il vous plaît, cette pensée... J'ai un fils de qui il faut que je prenne le soin... » Cette plainte était suivie d'un reproche intérieur, que je manquais de confiance, cette divine bonté étant assez riche pour mon fils et pour moi (2).

 

(1) La vie, p 567.

(2) Ib., p. 158.

 

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Elle lui parlait de cet enfant qu'elle lui allait « laisser entre les mains » :

 

 

Je lui disais — et à la veille même du départ — qu'il ne permît pas que je commisse une faute, en quittant cet enfant, s'il ne voulait pas que je le quittasse; mais aussi, que, si c'était sa volonté, je passerais par-dessus toutes les raisons humaines pour son amour... Le caressant réciproquement, il semblait que je le voulais contraindre de me répondre. Je lui disais sans cesse : « Hé! le voulez-vous? O mon amour! Hé! dites, le voulez-vous?... » Ma paix intérieure augmentait toujours (1), et, pressée intérieurement d'obéir promptement, je me vis tellement aliénée de toutes les créatures, que je ne pouvais avoir attention à quoi que ce fût (2).

 

Toutes les fois qu'elle passait « proche le monastère des ursulines », une telle émotion l'étreignait qu'il semblait que son coeur « dût s'arrêter en cette place » (3). Elle avait d'ailleurs hésité entre divers ordres : feuillantines, carmélites, visitandines. Enfin,

 

après une si longue perplexité..., un jour que j'y pensais le moins..., je sentis imprimer (en moi) l'affection et le désir d'être ursuline, avec une inspiration si pressante d'en poursuivre l'exécution, qu'il me semblait que tout ce qui était au monde me menaçait de ruine, si je ne me sauvais promptement en cette maison. Cela fut donc résolu (4).

 

« Elle prend donc enfin la résolution de sacrifier ce fils à la Providence... ; mais ce fils — c'est lui qui parle — ne se laissa pas lier comme fit Isaac ; il s'enfuit lorsqu'elle

était sur le point de l'abandonner, ce qui lui causa l'affliction (qu'elle va) dire :

 

Quinze jours avant mon entrée, je perdis mon fils... et fus trois jours sans en entendre aucune nouvelle. Je croyais assurément

 

(1) Cette paix est un des signes du « bon esprit », comme parle saint Ignace dans ses règles pour le discernement des esprits.

(2) La vie, p. 176.

(3) Ib., p. 165.

(4) Ib., p. 167.

 

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ou qu'il fût noyé, ou que quelque homme perdu l'eût emmené. Plusieurs semblables pensées troublaient mon esprit... Je pensais surtout que Dieu avait permis cela pour me retenir dans le monde, ne voyant pas qu'il y eût d'apparence d'effectuer mon dessein, si mon fils ne se retrouvait.

 

Voyez reparaître l'incertitude, laquelle, du reste, ne s'effacera jamais complètement de son esprit. La disparition du petit Claude ravive ses doutes, mais ne les a pas fait naître.

 

J'avais mis plusieurs personnes en campagne pour le chercher; mais en vain. 0 Dieu, je n'eusse jamais cru que la douleur de la perte d'un enfant pût être si sensible à une mère. Je l'avais vu malade, presque jusqu'à rendre l'esprit, et je le donnais de bon coeur à Notre-Seigneur; mais le perdre de la sorte, c'était ce que je ne pouvais comprendre.

 

La véritable cause de cette fuite, reprend Dom Claude, « fut une mélancolie profonde où il tomba, et qui était comme un pressentiment et un présage du malheur qui lui allait arriver, si pourtant cela se peut appeler malheur. Personne ne le caressait comme à l'ordinaire. Il voyait que ses proches, qui avaient connaissance du dessein de sa mère, le regardaient fixement d'un oeil de pitié, sans lui rien dire ; puis, se retournant, ils conféraient ensemble à voix basse de cette affaire... Ainsi, ne voyant rien que de triste et de lugubre, les lieux, les personnes, les objets choquèrent tellement ses sens et son esprit, que, ne pouvant plus rien supporter, il prit la résolution de se dérober, pour s'en aller à Paris chez le correspondant de son oncle (1).

 

(1) Voici, de ce même incident, la version donnée par la mère : « Mon fils, qui ignorait mon dessein..., eut envie de s'en aller à Paris pour se faire religieux avec un bon Père feuillant qu'il connaissait, et qui, pour se défaire de cet enfant, qui était toujours après lui, lui avait fait croire qu'il l'emmènerait avec lui. Mais le Père étant parti sans lui en parler, il s'attrista quand il le sut, et, sans me rien dire..., sortant du lieu où il était pour lors en pension, il s'en alla. » La vie, p. 169. Soit cieux versions ; Charlevoix et Clapot retiennent la première, celle du fils ; l'anonyme hésite entre les cieux ; pour Dont Claude, il est aussi formel que possible. « Cette bonne mère, écrit-il, rapporte le sujet de la fuite de son fils tel qu'elle l'a cru; mais la véritable cause, etc., etc. » Sur quoi Richaudeau : « Ce qu'il y a de singulier, c'est que l'enfant s'était échappé... afin de se faire religieux (2° version). Il est vrai que, longtemps après, n'ayant plus le souvenir d'avoir agi par ce motif, il dit que sa mère se trompait... ; mais il n'est guère croyable que la mère se fût fait une pareille idée, si l'enfant n'avait pas parlé en ce sens au moment même. Cela n'empêche pas le fait de la mélancolie ; il est même probable qu'une seule des deux causes n'eût pas été suffisante » (op. cit., p. 10.). Pour moi, je ne saurais trop que dire, mais le récit, d'ailleurs admirable, de Dom Claude, est d'une telle vraisemblance que j'aurais beaucoup de peine à ne pas le prendre au pied de la lettre. Il va sans dire qu'à cette date, il ne pouvait analyser son impulsion comme il le fera plus tard. 'Près probablement il n'aura su que répondre à sa mère, quand celle-ci lui demanda le pourquoi de cette fuite. La solution à laquelle s'est arrêtée Mme Martin, et que justifiait peu ou prou la coïncidence du départ du Père feuillant, c'est peut-être Mm, Martin elle-même, ou quelque parent, qui l'auront imaginée. Le petit aura laissé dire, acquiesçant au moins de la tête, heureux de sortir ainsi d'embarras. Au reste, cette discussion, bien qu'insoluble, me paraît d'un extrême intérêt. « Mon fils ignorait tout de mes projets », dit Mme Martin. Il y a là un manque de clairvoyance qu'explique du reste l'angoisse du départ prochain. Il me semble en effet presque impossible de ne pas admettre sur ce point le témoignage formel de Dom Claude. Il pressentait une catastrophe. Cette crainte vague, mais poignante, et qui lui imposa une décision aussi désespérée, n'aurait-elle pas fait réfléchir sa mère, elle qui, à la veille du départ, voulut obtenir et obtint en effet, vaille que vaille, le consentement du petit, comme la note prochaine nous le montrera. L'anecdote aiderait aussi qui voudrait ausculter à fond l'âme de Claude : ce manque d'abandon, cette vivacité d'impression, cette énergie rectiligne, autant de traits significatifs.

 

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Mais enfin trois jours après, on le ramena à sa mère (1)..,

« La dernière résolution étant prise, et le jour de son départ arrêté, quelques heures avant que de sortir, elle prit son fils en particulier,... pour dire adieu... (2). C'était le

 

(1) Il fut retrouvé à Blois.

(2) Dom Claude rapporte ici (pp. 176-178) tout au long le discours que sa mère lui aurait alors adressé, pour lui expliquer le projet qu'elle allait mettre à exécution, et pour lui demander d'y consentir. Les divers biographes de Marie de l'Incarnation reproduisent cette longue harangue, qui leur semble d'une souveraine beauté. Les curieux la trouveront donc sans peine, mais non pas ici. Quoi que l'on pense, en effet, du mérite de cette pièce, elle n'est pas plus authentique que les discours de Tite-Live. Le petit Claude était, à ce moment-là, beaucoup trop jeune, beaucoup trop ému, soit pour comprendre tout ce que lui disait sa mère, soit pour le noter. Il en aura gardé un souvenir très vif sans doute, mais assez confus, qu'il développera, quarante ans plus tard, selon les règles ordinaires, très désireux, ce faisant, de présenter la scène sous le jour qui lui paraissait à lui le plus beau. De toute façon, il y a mis très certainement du sien. Eh! plût au ciel que tout le discours, ou presque, ne fût que de lui Car, en vérité, je me déclare incapable de l'admirer cordialement. Le premier point renferme deux erreurs, l'une de principe, l'autre de fait : « Je pouvais vous quitter... sans vous en parler, car il y va de mon salut, et, quand il est question de se sauver, il n'en faut demander congé à personne ». Une mère, sûre d’aller en enfer si elle n'abandonne pas son enfant, je me refuse à croire que Mme Martin ait jamais soutenu une théologie aussi déplorable. Nous savons, du reste, et par elle-même, qu'elle avait des sentiments tout contraires. Je ne voulais, dit-elle, qu' « obéir en tout » à Dieu, a ne me défiant point qu'il me laissât vide de grâces dans le monde, où il m'avait tant chérie. » (La vie, p. 176.) Bien loin de se voir damnée si elle n'entrait pas au couvent, elle croyait au contraire, et sans hésiter, que, séculière ou religieuse, les plus hautes faveurs célestes lui seraient continuées. Quant au « consentement » qu'elle aurait ensuite demandé à cet enfant de onze ans, voici les textes ; le lecteur appréciera. Je vous demande « votre consentement... Ne voulez-vous pas bien que j'obéisse à Dieu, qui me commande de me séparer de vous ? — A ces paroles, son fils, à qui elle n'avait pas coutume de faire des discours si graves,... demeura comme interdit et... (fit) cette réponse d'enfant : « Mais je ne vous verrai plus. » ... — « Vous me verrez tant qu'il vous plaira... ; le lieu de ma retraite... est à notre porte... »—« Puisque ainsi est, dit-il... je le veux bien. » Ayant obtenu ce consentement, elle reprit : « J'aurais eu bien de la peine à me séparer de vous, si vous y aviez apporté de la résistance..., mais, puisque vous le voulez bien, je me retire... Ici encore, et à prendre les choses avec le sérieux que Dom Claude très certainement nous demande, c'est à nous de résister. Si, par un « consentement » ainsi obtenu de cet enfant « interdit », Mme Martin a voulu, a cru rassurer sa propre conscience, elle s'en est imposé à elle-même. Il est trop clair que cette acceptation n'a aucune valeur. Au surplus, Claude va la rétracter, dès le lendemain, et avec l'insistance que nous verrons. Quoi qu'il en soit, nous ignorons ce qui s'est passé dans cette rencontre. La pauvre mère se trouvait cruellement embarrassée. Elle aura dit, avec plus ou moins de clarté, et non, peut-être, sans un peu d'outrance verbale, ce que lui dictaient son coeur et sa foi. C'était là, pour elle, l'occasion d'une suprême leçon, inintelligible en ce temps-là, mais que son fils comprendrait mieux quelque jour. Et puis, la scène du lendemain serait tissez pathétique, Mme Martin aura voulu qu'elle fût du moins paisible et digne. En effet, le petit Claude, impressionné par le « discours » de sa mère, jouera fort bien son rôle d'Isaac. Elle ne lui a pas demandé, et, en tous cas, elle n'aurait pas dû lui demander de « consentir » au sens légal du terme, mais simplement de ne pas trop pleurer le jour du départ.

 

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lieu et le temps de lui donner un baiser, pour dernière marque de son affection, mais elle ne le fit pas, comme elle ne l'avait jamais fait auparavant, ce qui me semble rare dans une mère, et ce qui m'a toujours donné de l'étonnement, jusqu'à ce que j'en aie appris la cause..., qui montre une sagesse tout extraordinaire, savoir que, dans le dessein qu'elle avait de le quitter un jour, en se donnant à Dieu, depuis l'âge de deux ans elle ne lui fit aucune caresse, et ne permettait pas qu'il lui en fît ; mais qu'elle se comportait envers lui avec une douce gravité, et lui de même en son endroit, autant que son enfance le pouvait permettre, afin que, n'étant pas élevé dans les tendresses, il fût moins touché, quand le jour de la séparation serait venu. Mais il en arriva tout autrement, car

 

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comme elle ne lui faisait point de caresses, aussi ne lui fit-elle jamais de mauvais traitements, d'où vient que, l'amour naturel étant plus fort et plus enraciné, la séparation en fut plus dure (1) ». Savourez la touchante maladresse de ce biographe-avocat, ainsi partagé entre le désir d'être pleinement sincère et celui de nous faire tout admirer, coûte que coûte, dans l'histoire de sa mère. Au fond, il n'est pas bien persuadé qu'elle ait eu raison de le mortifier à ce point, et en pure perte. Une autre mère, et non moins sainte, aurait pu raisonner à l'inverse de celle-ci : puisque je dois le navrer bientôt, doublons, en attendant, sa juste part de caresses. Orphelin, on l'est toujours assez tôt (2).

« Elle sortit enfin du logis (25 janvier 1631) pour se rendre aux ursulines, qui n'en étaient pas bien éloignées, mais d'une manière qui faisait bien voir la générosité avec laquelle elle triomphait du monde et de tous les sentiments de la nature. Elle pouvait faire en sorte que quelqu'un divertît adroitement son fils, afin de le retenir,

 

(1) « Il y avait bien dix ans que je le mortifiais, a-t-elle écrit dans une de ses Relations, ne permettant pas qu'il me fit aucune caresse, comme, de mon côté, je ne lui en faisais point, afin qu'il n'eût aucune attache à moi, lorsque Notre-Seigneur m'ordonnerait de le quitter. » La vie, p. 15.

(2) Il semble bien que les enfants du grand siècle étaient moins caressés que ceux d'aujourd'hui. Quoi qu'il en soit, la résolution prise par Mme Martin lui paraissait singulière à elle-même, et le paraissait manifestement aux autres. Nous lisons de même dans les « Mémoires sur Madame de Maintenon » : « Elle ne se souvenait d'avoir été embrassée de sa mère que deux fois, et la baisa seulement au front, cela après une séparation assez large, » (Mémoires sur Madame de Maintenon recueillis var les Dames de Saint-Cyr, Paris, 1846, p. 5) Il est bien évident que, si Mme  d'Aubigné avait suivi en cela l'usage commun, sa fille n'aurait pas songé à en faire la remarque. Je serais d'ailleurs inexcusable de ne pas citer aussi le charmant billet de François de Sales, écrit, en juin ou juillet 1613, à la Mère de Chantal. « Ce sera moi, si je puis, qui le premier vous annoncerai, ma très chère fille, l'arrivée du bien-aimé Celse Bénigne (le fils de la sainte). Il vint hier au soir tout tard, et nous eûmes de la peine à le retenir de vous aller voir dans le lit, où vous étiez toutes indubitablement. Que je suis marri de ne pouvoir être témoin des caresses qu'il recevra d'une mère insensible à tout ce qui est de l'amour naturel, car je crois que ce seront des caresses terriblement mortifiées. Ah ! non, ma chère fille, ne soyez pas si cruelle... Il ne faut pas taire ainsi tout à coup des si grands signes de cette mort de notre naturelle passion » Oeuvres de Saint François de Sales, XII (IIe des Lettres), pp. 37, 38.

 

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de crainte que les objets étant présents ne fissent quelque peine, ou à lui, ou à elle ; et tout autre qui aurait eu une prudence plus humaine, en aurait usé de la sorte ; mais elle permit qu'il allât avec elle, et qu'il marchât à son côté, avec quelques personnes de ses amies qui l'accompagnaient. Elle avait un crucifix assez grand, qu'elle donna à une sienne nièce, qui le portait devant la compagnie, comme si c'eût été une procession. Plusieurs personnes, qui s'y étaient jointes, pleuraient voyant ce spectacle, les unes de douleur, les autres de dévotion. Elle seule marchait d'un pas assuré. Le reste du chemin et de la cérémonie se fit en la manière qu'elle va décrire :

 

Sortant de notre logis pour entrer en la maison de Dieu, cet enfant vint avec moi tout résigné. Il n'osait me témoigner son affliction, mais je lui voyais couler les larmes des yeux... Il me semblait qu'on m'arrachait l'âme, mais Dieu m'était plus cher que tout cela. Le laissant donc entre ses mains, je lui dis adieu en riant, puis, recevant la bénédiction de mon confesseur, je me jetai aux pieds de la Révérende Mère, qui me reçut gratuitement... avec beaucoup... d'affection (1) ».

 

Les grilles se referment ; la morne procession se disperse dans les rues ; l'orphelin s'endort lentement, après avoir pu comparer à la présence perdue de sa mère la sollicitude affectée et impatiente, les maussades bonsoirs de son oncle et de sa tante, qui ne l'aiment point ; bref, le rideau tombe, mais sur un prologue, le drame qui s'achève ce soir n'étant rien auprès de celui qui va commencer demain, et qui ne doit pas avoir de dénouement ici-bas. Jusqu'ici, Marie de l'Incarnation a éprouvé seulement l'angoisse d'une décision à prendre; l'heure venue du sacrifice, de l'action immédiate, elle a trouvé dans son élan même et dans l'excès de sa peine, une distraction, un narcotique, une sorte de douceur. Une autre détresse l'attend désormais et plus poignante, une agitation tout

 

(1) La vie, pp. 172-179. Avant de partir, Mme Martin était allée demander la bénédiction de son évêque.

 

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intérieure et sans issue : celle de réaliser une à une, en les grossissant peut-être, les conséquences indéfinies, la répercussion inévitable de son geste dans l'âme et la vie de son fils. Ne s'est-elle pas trompée, victime d'une illusion égoïste et d'une ferveur déréglée ? N'aurait-elle pas sacrifié au souci de sa propre perfection et de son repos le bonheur, le salut même de cet enfant difficile, un peu étrange, faible et volontaire, qui avait encore tant besoin d'elle, et que Dieu lui avait donné pour en faire un saint ?

 

II. — Toute à la pieuse détente de sa nouvelle vie, elle se croyait à l'abri néanmoins et pour toujours :

 

Je jouissais d'une paix si accomplie de nie voir libre de tous les soins qui m'occupaient dans le monde, que je trouvais un paradis de délices dans tous les exercices de la religion, et je ne croyais pas après cette paix qu'aucune tempête me pût attaquer.

 

Mais, après l'avoir exploitée, si j'ose dire, pendant si longtemps, ses proches n'étaient pas d'humeur à respecter ce repos. Aussi arment-ils contre elle le plus redoutable des bourreaux, le petit Claude.

« C'était dans le temps, écrira plus tard celui-ci, que l'on bâtissait le monastère, et, comme, à l'occasion des ouvriers, les portes étaient toujours ouvertes, il — c'est lui-même — prenait adroitement ce temps, dans les enclos réguliers, afin de chercher sa mère. Tantôt il la trouvait dans le jardin avec des religieuses, tantôt il entrait dans les cours les plus intérieures de la maison. Et, une fois, il fit tant de tours, sans savoir où il allait, qu'il se trouva enfin dans une salle, où toute la communauté était rassemblée pour se mettre à table. Je laisse à penser quelles impressions la présence si inopinée d'un fils put faire, dans une circonstance si extraordinaire... Quand ce fils trouvait le guichet de la communion ouvert, il se passait quelquefois à demi pour entrer dans le choeur.

 

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et quelquefois il y jetait son manteau et son chapeau, qui, tombant à la vue de sa mère, lui était un spectacle qui renouvelait toutes ses peines. Les soeurs lui eussent pu dire ce que les frères de Joseph dirent à leur père Jacob : « Voyez si c'est là l'habit de votre fils. » On ne lui disait pas ces paroles, de crainte de l'affliger, mais la vue qu'elle en avait donnait des atteintes mortelles à son âme.

« Elle avait un beau-frère fort savant, qui, entre ses belles qualités, avait un talent particulier pour la poésie française. Il composait des vers lugubres sur le sujet de sa retraite, faisant parler ce fils, auquel il faisait faire des plaintes... de l'abandonnement où il était réduit, et des malheurs où il pouvait tomber avec le temps. Et tout cela en des termes si tendres et avec des affections si animées, qu'il eût fallu n'être pas de chair pour n'en être pas touché. Il donnait ensuite ces écrits à cet enfant pour les présenter à sa mère, qui les lisait extérieurement avec une constance admirable..., qui n'empêchait pas que son coeur ne reçût des coups très sensibles...

« Mais ce qui (la) toucha plus vivement » fut le siège du monastère par les petits amis de Claude. « Le sujet de cette innocente conspiration fut que les autres, le voyant privé de beaucoup de petites douceurs que les mères donnent aux enfants, et qu'ils avaient en effet à son exclusion (1), lui faisaient quelquefois des reproches; mais,

 

(1) Il en dit ici plus long qu'il n'aurait voulu. Nous savons en effet, Dom Claude l'ayant répété à plusieurs reprises, que, par charité, il nous a caché bien des choses. De tous ceux qui ont fait souffrir sa mère — soit avant son entrée en religion, soit après, et notamment pendant ses années de Québec — il ne parle jamais que d'une manière désespérément vague. Le voici néanmoins qui, à son insu, laisse poindre un de ses secrets : l'égoïsme, la méchanceté de son oncle et de sa tante. Ceux-ci, après avoir indignement exploité la mère — je répète ce mot qui n'est pas trop fort — se désintéressent du fils, dont pourtant ils avaient promis de se charger. Hélas : puisque je dois être, moi aussi, tout à fait sincère, et que je puis l'être plus que Dom Claude, il me faut bien avouer que Mme Martin ne s'était fait à ce sujet aucune illusion. « Mon (beau)-frère, dit-elle, et ma soeur me promirent de se charger de cet enfant, et de prendre soin de tout ce qu'il aurait besoin, tout ainsi que si moi-même je fusse demeurée au monde. Je pris donc résolution de le laisser en la Providence..., sans avoir d'autre assurance que de simples paroles, que je voyais être fort incertaines, comme, en effet, mon frère mourut peu de temps après. » La vie, p. 175. Elle aussi, elle en dit plus long qu'elle ne le croit. Qui ne voit en effet que ces derniers mots ne suffisent pas à Justifier l'incertitude qu'elle vient d'avouer. Cf. aussi La vie, p. 182.

 

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comme il était aimé de tous, et qu'ils le virent un jour fort abattu de tristesse, ils en furent touchés de compassion, autant que les enfants le peuvent être. Ils se mirent donc à le consoler, et, pour le faire efficacement, ils lui dirent : « Tu n'as point de ceci ni de cela, parce que tu n'as point de mère; mais viens, allons quérir la tienne. Nous ferons du bruit, nous romprons les portes, nous te la ferons bien rendre. » Il ne fallut pas délibérer davantage. Ils allèrent au monastère, les uns armés de bâtons, les autres de pierres... Ce fut certes un spectacle bien nouveau de voir une armée d'enfants vouloir faire violence à une maison forte, et bien fermée, et entreprendre une chose qui surpassait les forces de leur âge. Beaucoup de personnes qui passaient, voyant une conspiration si aveugle et si vaine, s'arrêtaient... Les unes en riaient comme d'un jeu d'enfants; les autres en avaient de la compassion et se mettaient du côté des enfants, disant qu'ils avaient raison, que cette mère était cruelle... ». Et lui-même,, notre bon moine, évoquant cette lointaine aventure dont tous les détails lui restent présents, de quel côté se met-il? Eh! des deux côtés ! L'admiration pour l'héroïsme de sa mère domine peut-être, et la compassion, mais il ne lâche pas un mot d'où l'on puisse conclure qu'il regrette vraiment ses propres exploits d'alors et ceux de ses camarades. L'image de ce petit Claude montant au rempart l'amuse et l'attendrit tout ensemble, mais sans l'indigner. A l'inverse de Balaam, il a pris la plume pour plaindre l'assiégée et pour l'exalter, mais retrouvant soudain, au fond de son coeur, l'inguérissable amertume d'une enfance malheureuse, il bénit, il encourage les assiégeants. Quomodo maledicam cui non maledixit Dominus ?

 

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« Au même temps que cette troupe d'enfants investit le monastère, le coeur de cette forte, mais pourtant tendre mère, se trouva bien plus fortement assiégé. Car, parmi cette confusion de cris, elle entendit distinctement la voix de son fils, comme une brebis innocente, qui distingue entre mille celle de son agneau. Le bruit était grand; l'insulte, quoique vaine, causait du trouble, mais la confusion n'empêchait pas que ses paroles ne se distinguassent de toutes les autres, pour lui aller frapper les oreilles et le coeur : « Rendez-moi ma mère ; rendez-moi ma mère (1). » A ce coup il fallut que la force cédât pour un moment à la tendresse. » Son trouble cependant ne fut pas de tous points celui que nous aurions peut-être voulu. « Elle crut que c'en était fait, et qu'encore qu'elle ne fût point vaincue de sa part, les religieuses le seraient assurément, et qu'elles la prieraient honnêtement de se retirer, pour prendre l'éducation d'un fils qui lui serait toujours un sujet de tentation, et à la communauté une occasion de trouble. « Jamais, dit-elle, je ne fus plus combattue : je pensais qu'on me mettrait bientôt hors de la maison, et que, puisque je ne pouvais supporter toutes ces choses, à plus forte raison notre Révérende Mère et toutes les soeurs ne les supporteraient pas ».

Il y eut d'autres sièges, moins bruyants, mais non pas moins rudes.

 

Il allait au parloir, et pressait la tourière de dire qu'on me rendît, ou qu'on le fît entrer avec moi. L'on m'envoyait le voir ; je l'apaisais et le consolais en lui faisant quelques petits présents qu'ou me donnait à ce dessein. En s'en allant, et croyant que j'irais au dortoir, les tourières de dehors remarquaient qu'il s'en allait à reculons, les yeux fichés sur les fenêtres, pour

 

(1) Naturellement, il ne nous dit plus ici ses propres souvenirs. Néanmoins, il n'invente rien : il ne fait qu'amplifier — et magnifiquement — la relation de sa mère: « Parmi ces voix confuses, j'entendis celle de mon fils, qui, à hauts cris, disait : « Rendez-moi ma mère, rendez-moi ma mère. » La vie, p. 181.

(2) La vie, pp. 185-187.

 

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voir si j'y serais, parce qu'il m'y avait vue une fois, et il faisait cela jusques à ce qu'il eût perdu le monastère de vue. L'on me racontait tout cela — et, qui sait? peut-être dans le secret espoir de l'ébranler — et je m'étonnais comme il avait tant d'affection pour moi, vu que... je ne lui avais jamais fait les caresses qu'on fait aux enfants, quoique je l'aimasse beaucoup, afin que mon absence lui fût moins sensible (1).

 

Bien qu'elle n'eût pas soupçonné à temps l'extrême sensibilité de son fils — grave erreur, mais innocente — Marie de l'Incarnation devait-elle maintenant se laisser fléchir, rebrousser chemin? Ne nous hâtons pas de répondre, et gardons notre sang-froid. Après tout, ces tristes assauts, dont aussi bien le petit Claude n'avait pas l'initiative, n'apportaient rien de sérieusement nouveau à la discussion du problème, déjà résolu pratiquement et après des années de réflexion. Ainsi pour Mme de Chantal, quand Celse-Bénigne tenta de lui barrer le passage. Toute décision est un saut dans l'inconnu, et, dans un inconnu de souffrance, quand il s'agit d'un sacrifice. S'il fallait tout remettre en question dès que cet inconnu commence à se révéler, la vie héroïque deviendrait impossible, et personne ne risquerait plus ce que Newman appelle magnifiquement les « aventures de la foi », ventures of faith. Avec cela, ne jugez pas Marie de l'Incarnation aussi immobile et stoïque qu'elle voudrait nous le faire croire dans ses diverses relations — pièces très sincères, mais quelque peu romancées, comme il arrive presque toujours. N'a-t-elle pas avoué elle-même, sans y prendre garde, qu'à de certains moments, elle ne pouvait plus « supporter toutes ces choses (2) ».

 

Avant mon entrée dans le monastère, dit-elle encore, il n'y avait rien de plus innocent que mon fils (3), mais toutes les choses

 

(1) La vie, p. 182.

(2) Ib., p. 187.

(3) Ici encore Dom Claude nous avertit qu'elle n'a pas vu assez clair . « Encore que son bas âge lui donnât sujet de croire qu'il était fort innocent, il était néanmoins dans un état où il avait besoin d'une puissante médiation auprès de sa divine Majesté. » La vie, p. 188. Quoi qu'il en soit, elle savait bien que son petit Claude était fermé à la dévotion, « Pensez-vous, lui écrira-t-elle longtemps après, que je ne visse pas bien que, lorsque je vous parlais de Dieu, des biens de la religion et du bonheur de ceux qui le servent, votre coeur était fermé à mes paroles? Je le voyais, et c'était le plus grand sujet de mes croix; car il me semblait qu'à chaque pas vous alliez tomber dans le précipice. » Lettres, I, p. 167.

 

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qu'on lui dit l'aigrirent et le changèrent de telle sorte qu'il ne voulait plus étudier ni faire autre chose, et il faisait croire qu'il ne serait jamais bon à rien. Le diable m'attaqua beaucoup de ce côté-là, me persuadant que j'étais la cause de tout ce mal; que j'étais obligée de retourner au monde, pour y donner ordre; qu'autrement je serais la cause du malheur de mon fils; qu'il paraissait bien que c'était pour me contenter que j'étais entrée en religion ; que ce n'était pas l'esprit de Dieu qui m'avait fait quitter le monde, mais la seule inclination de mon amour-propre ; qu'enfin cet enfant serait perdu... Mon entendement fut tellement obscurci de toutes ces pensées, que je croyais que tout cela arriverait assurément... Néanmoins, je n'avais crainte que d'avoir offensé Dieu, et j'eusse mieux aimé mille fois n'être point religieuse que de le mécontenter en la moindre chose (1).

 

Mais, à cette date, le devoir lui paraissait encore si clair, que ces cruelles appréhensions n'éveillaient même pas chez elle l'ombre d'un doute. Ce n'était là qu'une tentative, une épreuve, une « croix », dit-elle, que je portais

 

amoureusement pour l'amour de mon cher Jésus, lequel, un jour, comme je montais les degrés du noviciat, m'assura, par paroles intérieures..., qu'il aurait soin de mon fils, et me consola si doucement que toute l'affliction que j'avais l'ut changée en une paix solide, accompagnée de certitude, qu'il serait un jour destiné à son saint service (2).

 

Nous savons déjà que ces heureux pressentiments ne seront pas déçus. Dix ans plus tard, Claude sera moine (1641). Mais, pendant cette longue attente, combien de fois, par sa conduite impulsive et désorbitée, n'aura-t-il

 

(1) La vie, p. 188.

(2) Ib., p. 181.

 

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pas semblé donner raison aux autres pressentiments de sa mère : l'orphelin allant à la dérive, et mourant sans confession? Quant à cette vocation elle-même, sommes-nous bien sûrs qu'elle mette fin à notre débat, comme Marie de l'Incarnation a tant essayé de le croire ? Fallait-il de toute nécessité l'acheter si cher? Ratification divine, ou simple rencontre, qui décidera ? Ou encore grâce de compensation, de réparation envoyée par celui qui, même de nos erreurs innocentes, sait tirer le bien ? Tendrement couvé par sa mère, grandissant dans l'intimité d'une sainte, Claude n'en serait-il pas venu, avec moins de risques et plus de douceur, au même parti ? Nous le retrouverons bientôt labouré de scrupules atroces dans sa cellule monacale, souffrant de toutes les maladies qui tourmentent d'ordinaire les natures renfermées, meurtries, les autodidactes de la sainteté. Que n'a-t-il respiré longtemps la conscience lumineuse, la belle sérénité, l'active allégresse de sa mère? Nous dirons son éminente sainteté, son prestige et tout le bien que lui doit la Congrégation de Saint-Maur. Mais enfin, s'il eût été formé par sa mère, n'aurait-il pas été plus souple, plus épanoui, plus rayonnant, n'aurait-il pas fait encore plus de bien ? Autant de questions insolubles, je l'avoue, mais qui se posent, et que je ne suis pas seul à poser (1).

 

(1) Le problème est si prenant, et j'ai pour ma part tant de peine à le résoudre, qu'ou me permettra de nouvelles précisions. On va voir dans les pages qui suivent Marie de l'Incarnation répéter à son fils : Vous voici moine et sur la route des saints; vous voyez donc que « l'abandonnement » où je vous ai laissé vous a été « avantageux ». Quelle est la majeure implicite de cet argument ? J'en vois deux et qui me paraissent également fragiles. D'abord la maxime évangélique : « Un mauvais arbre ne peut porter de bons fruits » ; ensuite la sagesse humaine : « Tout est bien qui finit bien ». Renversez le cas ; imaginez le petit Claude mourant d'une fièvre mal soignée, deux mois après la séparation. Ne doutez pas que la mère ait envisagé ce dénouement, qu'elle ait imaginé, vu cette agonie. Là-dessus, que penserez-vous du directeur qui aurait l'atroce courage de lui dire : Si vous étiez restée auprès de lui, votre fils ne serait pas mort? Si néanmoins tout est bien qui finit bien, le contraire a chance d'être également vrai : tout est mal qui finit mal. Reste l'élément qui échappe à notre contrôle, à savoir la promesse de Dieu à Mme Martin : Va de l'avant, je me charge de ton fils. Mais quoi? c'est là, sous une nouvelle forme, la question unique : cette promesse elle-même, à quel signe la tenir pour vraiment divine ? A priori, il est sûr que, dans certains cas, on peut, on doit aller de l'avant; que, dans certains autres, il ne le faut pas. Mais, dès qu'on en vient à tel cas particulier, l'historien qui n'a pas, qui ne peut avoir toutes les données du problème, reste nécessairement indécis.

 

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III. De Québec où elle était depuis deux ans, Marie de l'Incarnation écrit à son fils qui venait d'entrer chez les bénédictins (septembre 1641) :

 

Votre lettre m'a apporté une consolation si grande qu'il me serait difficile de vous l'exprimer. J'ai été toute cette année en de grandes croix à votre occasion, mon esprit envisageant les écueils où vous pouviez tomber. Mais enfin, notre bon Dieu lui a donné le calme dans la créance que son amoureuse et paternelle bonté ne perdrait point ce qu'on avait abandonné pour son amour.

 

Elle avait souhaité pour lui cette grâce, mais, « parce qu'il faut que les vocations viennent de Dieu », elle ne lui en avait rien dit.

 

Vous avez été abandonné de votre mère et de vos parents. Cet abandon ne vous a-t-il pas été avantageux? Lorsque je vous quittai, je ne le fis qu'avec des convulsions étranges, qui n'étaient connues que de Dieu seul. Il fallait obéir à sa divine volonté... Il me promit qu'il aurait soin de vous... Encore fallut-il que la nécessité de le faire me fût signifiée par mon directeur, et par des voies que je ne puis confier à ce papier... Je prévoyais l'abandon de vos parents, ce qui me causait mille croix, et ensuite l'infirmité humaine, qui me faisait appréhender votre perte (1).

 

C'est déjà presque un plaidoyer. Elle tient notamment à excuser l'indifférence apparente dont elle avait fait preuve

au moment du sacrifice : « Convulsions connues de Dieu seul ». Plus nettement que dans ses relations antérieures, elle passe la responsabilité à son directeur. Et, en effet, elle avait à se défendre. Même devenu moine, Claude ne se privait pas de lui reprocher sa cruauté. Subtil, un peu lourd, comme il était, il avait même imaginé

 

 

(1) Lettres, I, pp. 109, 110.

 

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imaginé de lui remettre sans pitié sous les yeux cette ancienne créance, afin d'obtenir communication de ses papiers les plus intimes. Puisque vous m'avez si fâcheusement manqué, lorsque j'avais tant besoin de vous pour ne pas sombrer dans tous les désordres, réparez du moins cette faute en m'aidant à devenir saint, et pour cela, dites-moi par le menu votre initiation à la vie mystique.

 

Quoi ! vous me faites des reproches d'affection que je ne puis souffrir sans une repartie qui y corresponde... En effet, vous avez sujet en quelque façon de vous plaindre de moi... Et moi, je me plaindrais volontiers, s'il m'était permis, de celui qui est venu apporter un glaive sur la terre, qui y fait de si étranges divisions... Il a fallu céder à la force de l'amour divin... ; mais cela n'a pas empêché que je ne me sois estimée une infinité de fois la plus cruelle de toutes les mères. Je vous en demande pardon, mon très cher fils, car je suis cause que vous avez souffert beaucoup d'afflictions. Mais consolons-nous en ce que la vie est courte, et que nous aurons.., une éternité entière pour nous voir...

 

Ainsi Polyeucte à Pauline :

 

Si vous pouviez comprendre et le peu qu'est la vie...

 

Quant à ses papiers, puisqu'il les veut, il les aura tous. Désormais,

 

je ne vous célerai rien de mon état présent... Il me semble que je dois cela à un fils qui s'est consacré au service de mon divin Maître, et avec lequel je me sens avoir un même esprit.

 

Et elle commença, dès cette heure, à lui dire « la conduite de Dieu » sur elle (1).

Inquiétude complexe, très féminine, très humaine, très émouvante : la mère paraît tenir surtout à ce que son fils réalise enfin qu'elle n'a pas moins souffert que lui :

 

Lorsque je m'embarquai pour le Canada..., il me semblait que mes os se déboîtaient, et qu'ils quittaient leur lieu,

 

(1) Lettres, I, pp. 326-328 (Lettre de 1647).

 

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pour la peine que le sentiment naturel avait de cet abandonnement

 

Mais elle ajoute aussitôt, car elle veut être sincère et qu'il ait bien devant les yeux les deux faces du dilemme : et cependant,

 

à mon égard, mon coeur fondait de joie dans la fidélité que je voulais rendre à Dieu (1).

 

Septuagénaire, elle remue encore sans fin ce mystère qui la hante ; elle attise ces souvenirs, qui lui sont aussi présents, plus peut-être que jamais :

 

Un navire de France... nous a apporté de vos nouvelles, qui m'ont donné lieu de louer Dieu de ses bontés sur vous et sur moi... N'êtes-vous pas bien aise, mon très cher fils, de ce que je vous aie abandonné à sa sainte conduite, en vous quittant pour son amour? N'y avez-vous pas trouvé un bien qui ne se peut estimer?

 

On dirait qu'elle veut son consentement, une sorte d'absolution.

 

SACHEZ DONC ENCORE UNE FOIS qu'en me séparant actuellement de vous, je me  suis fait mourir toute vive, et que l'Esprit de Dieu, qui était inexorable aux tendresses que j'avais pour vous, ne me donnait aucun repos que je n'eusse exécuté le coup : il en fallut passer par là, et lui obéir sans raison. La nature, qui ne se rend pas sitôt.., surtout quand il s'agit de l'obligation d'une mère envers son fils, ne pouvait se résoudre. Il me semblait qu'en vous quittant si jeune, vous ne seriez pas élevé dans la crainte de Dieu.

 

N'aurait-elle pas dû « demeurer avec lui dans le monde, jusqu'à ce qu'il fût capable d'entrer en quelque religion ? »

 

Ce divin Esprit..., était impitoyable à mes sentiments, me disant au fond du coeur : Vite, vite, il est temps... ; il ne fait

 

(1) Lettres, II, p. 272. Ainsi encore : « Je n'ai jamais rien fait d'aussi bon coeur... que de vous quitter. » Ib., ib.

 

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plus bon dans le monde pour toi... Sa voix me pressait toujours par une sainte impétuosité, qui ne me donnait point de repos... Vous vîntes avec moi, et, en vous quittant, il me semblait que l'on me séparât l'âme du corps, avec des douleurs extrêmes. Et remarquez...

Elle lui parle comme elle ferait à son directeur, à son juge.

 

Et remarquez que, dès l'âge de quatorze ans, j'avais une très forte vocation à la religion... Depuis l'âge de dix-huit à vingt ans, mon esprit y demeurait...

Après que je fus entrée, et que je vous voyais venir pleurer à notre parloir... ; que vous passiez une partie de votre corps par le guichet de la communion; que, par surprise..., vous entriez dans notre cour ; que, vous avisant qu'il ne fallait pas faire ainsi, vous vous en alliez à reculons, afin de... découvrir si vous ne me pourriez voir; quelques-unes des soeurs novices pleuraient, et me disaient que j'étais bien cruelle de ne pas. pleurer, et que je ne vous regardais pas seulement. Mais, hélas! elles ne voyaient pas les angoisses de mon coeur pour vous, non plus que la fidélité que je voulais rendre à la sainte volonté de Dieu (1).

 

C'est lui maintenant qui se désole de l'avoir ainsi torturée, lui qui s'excuse de tant d'assauts inutiles. Elle lui répond :

 

Pourquoi me demandez-vous pardon de ce que vous appelez saillies de jeunesse? Il fallait que tout se passât de la sorte, et que les suites nous donnassent de véritables sujets de bénir Dieu. Pour vous parler franchement, j’AI EU DES SENTIMENTS DE CONTRITION DE VOUS AVOIR FAIT TANT DE MAL, depuis même que je suis en Canada. Avant que Dieu vous eût appelé en religion, je me suis trouvée en des détresses si extrêmes, par la crainte que j'avais que mon éloignement n'aboutît à votre perte... que j'avais peine de vivre (2).

 

Notre magnifique dossier se ferme sur ces derniers mots, demi-aveu d'une faute ou d'une erreur. Faut-il conclure

 

(1) Lettres, II, pp. 407-410 (1669).

(2) Ib., II, p. 475 (septembre 1670).

 

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que plus elle avance en âge et en expérience, plus Marie de l'Incarnation sent fléchir l'invincible certitude qui l'avait soutenue quarante ans plus tôt ? Je n'irai pas jusque-là. Je me contente de noter un à un tant d'indices pathétiques, et l'imperceptible hésitation qu'ils semblent parfois trahir. La vraie vie intérieure est faite de ces infiniment petits, et notre vérité profonde de l'équilibre ondoyant, antinomique même, si j'ose dire, que nous tâchons, et souvent à notre insu, d'établir entre eux. Les faiseurs d'annales, les biographes officiels, les panégyristes, les pamphlétaires, enregistrent ou amplifient quelques scènes détachées qu'ils estiment mémorables, quelques actes éclatants — ici la procession que nous avons suivie dans les rues de Tours. Ils admirent ou ils condamnent, ils prononcent et ils passent. L'historien des âmes s'arrête, il attend. Un geste, quel qu'il soit, pris en lui-même, n'a presque pas de sens à ses yeux, en tous cas, l'intéresse moins que les mille agitations qui ont précédé, que les ondulations indéfinies qui suivront. Flux et reflux, inextricable réseau dont nous connaissons après tout si peu de chose, et en face desquels l'esprit le plus assuré n'a pas de peine à comprendre qu'il appartient à Dieu seul de juger une conscience. A tel jour, à telle heure, tentée de se dire à elle-même, de dire à son fils : Ah ! si j'avais su! je crois, que Marie de l'Incarnation eût répondu fermement : Je le ferais encore, ci j'avais à le faire ; mais je crois aussi que, tôt ou tard, peut-être plus tard que plus tôt, elle a réalisé aussi vivement que n'importe lequel d'entre nous, et avec une sorte d'horreur, la redoutable complexité d'un pareil cas de conscience. Si la solution pratique eût dépendu de nous, qu'eussions-nous fait? A chaque prêtre de répondre. Pour moi, préférant un devoir clair à un devoir obscur, il me semble que je lui aurais défendu d'abandonner son fils ; mais, ce faisant, il me semble aussi que j'aurais senti peser sur moi l'antique menace : Maudit celui qui ramène

 

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les choses de Dieu à la mesure de l'homme ; maudit, qui sacrifie les inspirations célestes aux troubles sommations de la chair : maledictus homo qui confidit in homme, et ponit carnem brachium suum (1).

 

 

(1) Est-il besoin de rappeler en terminant qu'il s'agit ici, non pas d'un principe, mais d'un cas particulier ? La question n'est pas de savoir si, oui ou non, Dieu peut commander à une mère d'abandonner son enfant, mais si Mme Martin a eu raison ou tort de croire que Dieu lui commandait d'abandonner le petit Claude. Question d'ailleurs insoluble, comme tous les cas de conscience particuliers dont nous ne connaissons pas tous les éléments. L'Église intervient rarement dans les discussions de ce genre, et, tout au plus, pourrait-on dire qu'elle a créé une sorte de précédent, lorsqu'elle a canonisé sainte Jeanne de Chantal, canonisation d'autant plus significative à ce point de vue qu'elle a été décidée par le maître des maîtres en la matière, Benoît XIV. Mais les deux cas ne doivent pas être confondus. Mme de Chantal garde avec elle ses deux filles; quant à Celse-Bénigne, de toute façon, il ne tarderait plus beaucoup à quitter sa mère, pour aller chercher fortune. Comme je l'ai montré en son lieu, on a beaucoup trop dramatisé cet incident. Le petit Claude, au contraire, tel que nous le connaissons, avait trois et quatre fois besoin de sa mère, et de là vient la difficulté particulière de ce problème particulier. Encore un coup, je ne dis pas que Mme Martin se soit trompée, mais uniquement qu'elle a pu se tromper, semblable en cela à tous les saints. Rappelons qu'avant de quitter ses deux fils, Mme Guyon, entre autres docteurs, avait consulté Dom Martin. On sait, du reste, qu'elle n'abandonna pas sa fille.

Un savant contemporain a été, comme nous, fort impressionné par l'épisode que nous venons de discuter (Psychologie des mystiques catholiques orthodoxes, Paris, 1920, pp. 26, 225, sq.). Je me demande toutefois si M. de Montmorand n'attache pas trop d'importance au « rire » de Mme Martin, congédiant son fils sur le seuil du couvent : « Je lui dis adieu en riant ». Rire, ou plutôt sourire commandé, forcé, infiniment douloureux. Au même instant, M de Moutmorand a souligné ce détail énoncé, il semblait à Mme Martin qu'on lui « arrachait l'âme ».

 

 

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