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CHAPITRE IV : MARIE DE LINCARNATION, D'APRÈS SES LETTRES ET LES TÉMOINS DE SA VIE
I. Le voile levé. Une vraie femme. Marie et les scènes de son directeur. Défaites successives de Dom Raymond. Premiers projets de départ pour le Canada. L'aigle et les petits oiseaux. Marie s'adresse aux missionnaires jésuites. Nouvelles scènes de Dom Raymond. II. Le style des lettres. Désir de plaire. Enjouement et mélancolie : « Rires dans la rue : pleurs à la maison ». Tout l'intéresse, l'attendrit ou l'amuse. Un aventurier français. M. de Repantigny, « courtisan » et mystique. M. d'Argenson. Marie et Mgr de Laval. « Mort à tout; s'il ne l'était pas tant, tout irait mieux. » « Cependant on roule » ; défrichons notre jardin. Dévots et dévotes sauvages. « Colloques à haute voix » devant les Hurons. Les dix robes de serge rouge. III. Son visage de tous les jours. Contradictions et persécutions. « En butte à tout le monde », et même au a monde saint ». Les « persécuteurs » ont des alliés dans le couvent. Soupçons injustes ; humiliations ; froideurs. Les vraies causes de l'antipathie que lui témoignent certaines de ses religieuses. « L'huile et le vin. » L'histoire du petit brasseur : le grand exorde de Dom Claude ; la lettre-pastiche; lecture publique de la lettre et « divertissement » des Soeurs. L'inspirateur probable de la lettre et son témoignage. Le portrait par Dom Claude.
I. Pour éclairer nos analyses, et tout ensemble pour nous mettre en confiance, je citerai d'abord un passage délicieux des Lettres. En octobre 1649, dix ans après son départ, elle écrit de Québec à Dom Claude :
Voici un petit moment qui me reste. Je m'en vais vous le donner, pour l'occasion d'un honnête jeune homme, qui s'en va en France... Vous me dites que vous n'avez vu personne qui m'ait parlé depuis que je suis en ce pays. J'ai fait venir
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celui-ci, et j'ai levé mon voile devant lui, afin qu'il puisse vous dire qu'il m'a vue et qu'il m'a parlé (1).
En faut-il davantage pour nous convaincre que cette religieuse est une vraie femme ? C'est du reste l'impression que nous donnent ses lettres. Il y a là une vivacité, un abandon, une liberté qui sont du monde plus que du couvent. Sauf quelques contaminations inévitables, Marie de l'Incarnation est restée ce qu'était Mn" Martin. Elle n'a pas essayé de changer de voix, d'éteindre son originalité, de contrefaire le ton, les tours prévus, l'onction un peu fade d'une certaine littérature dévote. Son style n'a pas pris le voile. Ainsi dans ses lettres de Tours à son confesseur, le feuillant Dom Raymond. Pour l'humilier, pensait-il, celui-ci, qui, du reste, l'admirait fort, se croyait tenu à lui faire périodiquement des scènes violentes, où il la mettait au-dessous de tout : méthode assez en usage chez certains spirituels, mais qu'on a le droit de trouver ou inutilement cruelle, ou quelque peu ridicule. Loin de se rebiffer, la novice baissait la tête, à la grande admiration de ses biographes. Pour moi, je soupçonne qu'elle ne prenait pas au tragique ces feintes colères, et que son maladroit croque-mitaine ne l'effrayait pas du tout. Pendant que se préparait l'expédition canadienne, Dom Raymond, qui espérait bien partir, lui aussi, répétait volontiers à sa pénitente qu'elle ne méritait pas l'honneur d'être choisie pour cette entreprise. Un jour même, il lui annonce qu'il va s'embarquer sans elle.
(1) Lettres, I, p. 411. Autre passage d'une humanité que ne puis-je dire d'une fémininité! presque aussi charmante : a Vous me demandez si nous nous verrons encore en ce monde. Je ne le sais pas, mais Dieu est si bon que, si son nom en doit être glorifié, que ce soit pour le bien de votre âme et de la mienne, il fera que cela soit. Laissons-le faire. Je ne le voudrais pas moins que vous, mais je ne veux rien vouloir qu'en lui... Je vous vois tous les jours en lui, et lorsque je suis à Matines, le soir, je pense que vous y êtes aussi ; car nous sommes au choeur jusqu'à huit heures et demie,... et, comme vous avez le jour cinq heures plus tôt que nous, il semble que nous nous trouvons ensemble à chanter les louanges de Dieu. » Lettres, I, p. 175.
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Vous parlez, mon très cher Père, de partir sans nous ! Celui qui a donné la ferveur à saint Laurent, nous en donnera autant... pour vous dire ce qu'il dit à son père saint Xyste, lorsqu'il allait au martyre... Ne laissez pas vos filles : avez-vous peur qu'elles souffrent ce que vous allez souffrir (1) ?
Comme il tenait bon :
Je me sens encore poussée de vous prier de hâter l'affaire, et pour vous et pour nous, en sorte que nous ne nous séparions point. Ce n'est pas que nous osions présumer de pouvoir vous apporter du soulagement dans vos travaux, mais bien disposer nos courages à votre imitation... Nous ne nous voyons que comme de petits moucherons, mais nous nous sentons avoir assez de coeur pour voler avec les aigles du Roi des Saints. Si nous ne pouvons les suivre, ils nous porteront sur leurs ailes, comme les aigles naturels portent les petits oiseaux.
Ne vous arrêtez pas à la beauté de ces dernières lignes ; retenez seulement sa jolie façon, familière et caressante, de manier ce rude moine, qui, manifestement, l'intimide peu. Sous l'empreinte à peine visible du couvent, c'est encore la jeune veuve de M. Martin, habituée à regarder bien en face les clients, petits ou gros, de sa maison de commerce, et, quand il le faut, à leur tenir tête. Que Dom Raymond n'essaie donc pas de raisonner en due forme ; elle aura le dernier mot :
Quant à ce que vous dites que saint Xyste ne laissa pas de passer outre, nonobstant le zèle que saint Laurent avait témoigné..., et que, puisque je me compare à ce saint lévite, vous pouvez bien vous mettre en la place de son évêque, et passer sans moi dans la Nouvelle-France, faites réflexion, mon révérend Père, que saint Xyste ne devança saint Laurent que de trois jours, après lesquels il fut facile au fils de suivre son père (2).
Battu sur ce point, il se retranche derrière l'Évangile, d'où il pense la confondre, en lui rappelant la présomption
(1) Lettres, I, p. 22. (2) Ib., II, pp. 28. 29.
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de saint Pierre. Hélas! sa poudre est mouillée. On avait prévu cette vaine mousquetade, comme on l'en avertit avec une souriante malice, où des consciences plus contraintes auraient vu un péché véniel d'impertinence :
Mon très cher et révérend Père, j'étais fort étonnée que vous ne m'eussiez point encore parlé de saint Pierre, et je n'attendais que l'heure où vous le feriez.
Mme du Deffand n'aurait pas mieux dit, mais la gravité revient aussitôt :
Je vous avoue... que la défiance que j'ai de moi-même... me fait souvent appréhender ce que vous dites. Quand je me regarde dans ce point de vue, je tâche d'entrer dans les dispositions que vous me proposez, m'abandonnant entre les mains de celui qui peut me donner la solidité de son esprit et apaiser l'impétuosité du mien... Mais dites-moi, mon révérend Père, voudriez-vous que je vous célasse ce que je sens dans mon intérieur? N'ai-je pas coutume de traiter avec vous dans toute la candeur possible? L'expérience que vous avez de l'esprit qui me conduit ne vous est-elle pas assez connue, pour souffrir que je n'aie point de réserve à votre égard? Le rebut (quelque autre scène), que vous me fîtes, il y a quelque temps, me fit pencher à être plus réservée à vous déclarer mes dispositions; mais je me suis aperçue que Dieu veut peut-être que j'achève mes jours, comme je les ai commencés, sous la conduite d'un si bon Père. Mortifiez-moi donc tant qu'il vous plaira, je ne cesserai point de vous déclarer les sentiments que Dieu me donne, ni de les exposer à votre jugement.. Au reste, je vous crois si plein de charité que je m'assure que vous faites plus pour nous que vous ne dites.
C'est-à-dire que, prenant très au sérieux la vocation qui me pousse au Canada, vous en préparez le succès, au moment même où vous me répétez que je suis une orgueilleuse, une folle de viser si haut.
Faites donc au plus tôt, mon révérend Père ; nos coeurs seront tout brêlés avant que nous soyons en Canada, si vous n'y prenez garde. Et ne nous condamnez pas, si nous semblons impétueuses, comme vous dites, hors de l'occasion; ce n'est
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pas sans occasion; vous la voyez précise. Et si nous sommes si pressées, vous ne sauriez nous condamner sans condamner celui qui m'apprend qu'il n'y a que les violents qui ravissent le ciel (1).
Il y a là-dessous un piquant mystère que nous devons deviner entre les lignes. Des deux correspondants, l'aigle n'est-il pas celui qui se dit petit oiseau ? En vérité, Dom Raymond n'était pas de force à réaliser son vague projet de convertir le Canada, en compagnie de Marie et de quelques autres ursulines. Dès qu'il fallait en venir à l'exécution, s'entendre avec les ministres, se procurer les sommes nécessaires, trouver un bateau, le saint homme ne savait plus de quel côté se tourner. Aussi Marie eut-elle bientôt compris que c'était à elle de prendre le gouvernail, sous peine de s'éterniser dans le port. Plus intrépide et plus pratique, elle s'abouche avec les jésuites de là-bas et leur offre son concours. Un an après les lettres que l'on vient de lire, elle écrit à Dom Raymond, lequel, ignorant tout de ces initiatives, continuait sans relâche à lui prêcher la patience et l'humilité.
A moins de vous être importune, je ne pouvais pas vous écrire davantage, quoique j'en aie eu souvent la pensée... Mais voici une occasion qui porte avec soi quelque chose de si agréable, que je croirais faire contre le devoir si je gardais le silence, et si je ne vous faisais part de la chose que vous aimez le plus. Voulez-vous venir à ce coup en ,Canada? Les Pères qui sont allés aux Hurons m'y appellent tant qu'ils peuvent. Il faut que je vous explique l'affaire.
Mieux vaut tard, en effet, que jamais. Elle lui raconte donc ce qui s'est passé entre elle et les jésuites, puis :
Allons donc au nom de Dieu, mon cher Père, goûter les délices du paradis, dans les croix qui se trouvent belles et grandes dans la Nouvelle-France... Mais allons, de grâce ; vous n'y serez pas si infirme qu'en France, car la charité y fait
(1) Lettres I, pp. 30, 31 (mai 1635)
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vivre. Et de plus, quand vous y mourriez, ne seriez-vous pas bien heureux de finir une vie chétive dans l'exercice d'un apôtre?... Faites-moi la grâce... de prier Notre-Seigneur pour moi, afin qu'il lui plaise de ne me pas rebuter. S'il m'accepte, je vous verrai en passant, et je vous tirerai si fort, vous et votre compagnon, que j'emporterai la pièce de vos habits si vous ne venez. Je vous en dirai davantage à la première occasion, et non quand j'aurai reçu vos réponses : car on met une pauvre soeur comme moi derrière la porte ; c'est ma place, et je l'agrée fort volontiers, comme d'être toute ma vie (1), etc.
Avouez que, pour une « pauvre soeur », elle le mène assez tambour battant. Avec cela, croyait-elle tout de bon que ces deux feuillants, Dom Raymond et son compagnon, allaient prendre la mer avec elle pour s'adjoindre là-bas aux missionnaires de la Compagnie ? Peut-être, car tout lui semblait simple et facile. Mais nous savons bien que Dom Raymond ne partira pas. Malgré les jésuites, il fallut encore attendre trois ans. Bonne aubaine pour Dom Raymond, qui pourra du moins achever l'oeuvre principale de sa vie, je veux dire la sanctification de Marie. Trop vieux du reste, et têtu pour changer de manière, il la mortifie de plus belle Une fois, après une scène à grand effet, il fait mine de ne plus vouloir s'occuper d'une âme aussi misérable. Elle s'abaisse derechef dans son néant, et, l'orage passé, elle prend la plume :
Votre manière d'agir en mon endroit me semblait dire un adieu pour toujours, et je l'aurais cru, si ma chère Mère Ursule ne m'avait assuré du contraire. Quand cela serait, vous n'avanceriez rien, car je vous trouverais partout où je trouve Jésus-Christ, et, par revanche de ce que vous ne me dites rien, je lui parlerai de vous. Est-ce que vous garderez le silence jusquà ce que nous allions vous voir, ou que nous ayons le bonheur de vous voir ici? Ce dernier étant plus aisé, venez au plus tôt, et faites une bonne provision de temps. Il n'y a personne ici
(1) Lettres, I, pp. 41-43 (octobre 1636).
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qui n'ait quelque chose à vous dire, mais il me faut au moins huit jours pour moi seule (1).
Comme elle le connaît bien! Comme elle sait le prendre, le tourner et le retourner ! Avec quelle délicatesse déférente elle joue de lui, commençant par lui faire croire qu'en vérité il lui a fait peur, puis le défiant de ne plus l'aimer. Finissons par la plus exquise gentillesse. Les jésuites la tiennent déjà, et Dom Raymond a, j'espère, le coeur trop noble pour leur en vouloir. Il faut néanmoins qu'il sache qu'une fois sous leur direction, ils la traiteront, mortifieront, rudoieront comme il a fait lui-même ; qu'elle trouvera là-bas d'autres Dom Raymond :
Nous avons reçu des nouvelles du paradis terrestre des Hurons et du Canada. Le R. P. Le Jeune a écrit à notre Mère et à moi... Pour mon regard, il ne me parle en aucune manière du Canada, mais il me fait une grande lettre aussi humiliante que la première. N'est-ce pas là un bon Père? C'EST UN AUTRE VOUS-MÊME A MON ÉGARD; il m'oblige infiniment; car je vois par là qu'il me veut du bien, et que, si j'étais auprès de lui, il me traiterait à VOTRE GRÉ (2).
(1) Lettres, I, p. 44 (mars 1637). (2) Ib., I, p. 46 (1637?). Cette obsession, si peu raisonnables que nous paraissent les procédés qu'elle impose, donne néanmoins à réfléchir. Pour l'humilier ainsi à tour de bras, ne dirait-on pas que Dom Raymond discerne, au fond de l'âme de Marie, des germes vivaces de vanité ou d'orgueil? Trop consciente de ses dons naturels et de ses grâces, Marie aurait-elle donc été habituellement tentée de se contempler avec cette secrète complaisance, qui a ruiné tant d'autres vocations mystiques ? Chose étrange, un autre de ses directeurs, et peut-être le plus clairvoyant de tous, le P. Jérôme Lallemant, la traitait plus ou moins de la même manière : « Un jour entre autres, il me dit... que je n'étais pas digue de traiter avec Dieu dans une si grande familiarité, eu égard à mes grandes imperfections ; il avait raison, et mon esprit en était convaincu, inc croyant encore plus misérable qu'il ne me voyait. « Comment, disait-il, traiter de la sorte avec une aussi haute Majesté, vouloir le baiser de la bouche! Sous les pieds, sous les pieds, c'est encore trop pour vous! » (La vie, p. 471.) Tout cela, je l'avoue, rapproché de quelques autres indices, m'a impressionné quelque temps. Peu à peu cependant, je suis arrivé à nie persuader qu'ils exagéraient beaucoup, l'un et l'autre, s'ils ont cru vraiment que Marie était plus exposée au péché d'orgueil que le commun des chrétiens. Je crois que sa pente naturelle était de se mépriser, que l'humilité lui était facile, autant du moins qu'elle peut l'être. Mais de quel droit préférer mon jugement à celui de ces deux spirituels ? Je réponds d'abord que, très vraisemblablement, lorsqu'ils humiliaient ou mortifiaient si énergiquement la Soeur Marie, ils se conformaient à une sorte de consigne générale, à une tradition, à l'exemple donné par certains directeurs connus, bien plus qu'ils ne consultaient les besoins particuliers de leur pénitente. Secondement, que la dite consigne a pour raison dernière un principe qui me paraît plus que contestable, à savoir que les mystiques sont plus portés à l'orgueil que les autres hommes, Cela ne me paraît vrai que des faux mystiques, ou bien encore que des demi-vrais. Humiliez tant qu'il vous plaira une Marie des Anges (cf. L'école du P. Lallemant, ch. V), vous ne lui rappellerez jamais trop sa vanité foncière, mais franchement je ne trouve pas qu'une Thérèse, qu'un Jean de la Croix, qu'une Marie de l'Incarnation, qu'une Marguerite-Marie aient tant besoin de cette leçon. Qu'il s'agisse de sainteté ou simplement de génie, on parle, on agit toujours comme si l'ours ou l'éléphant eu un mot les bêtes mal faites avaient plus de difficulté que le lion à trou-ver que leur image ne laisse rien à désirer. C'est le contraire plutôt qui me semble vrai. Les médiocres sont toujours contents d'eux-mêmes et beaucoup plus que l'élite. Aussi bien ce même problème n'intéresse-t-il d'aucune façon la sainteté de notre Marie. De ce point de vue, tentée ou non, peu rions importe, puisqu'il est constant qu'elle n'a pas cédé à ces tentations. Mais désireux de la connaître, j'incline à croire que la vanité n'était pas son péché mignon (cf. d'admirables pages, La vie, pp. 433, seq.; 51o, seq.). Avec cela, nous avons, très simplement confessés par elle, les deux plus gros péchés qu'elle ait commis ou cru commettre en cette matière : « En une occasion, je fis, ainsi qu'il nie paraît, un acte d'hypocrisie: j'eus de faux sentiments d'humilité, qui me firent aller prier ma supérieure de m'humilier, et je crois qu'elle m'eût bien mortifiée de nie prendre au mot ; car mon intention, comme je crois, n'était point pure j'avais un orgueil secret qui me faisait agir... Une autre fois, sous l'ombre de justice, je fus donner un avis à ma supérieure, et au fond ce n'était que par une vertu plâtrée; ou plutôt c'était un orgueil, qui me faisait avancer au delà de mon devoir. » La vie, pp. 433, 434. Tout ceci pendant les premières années de sa vie religieuse. Deux fois seulement! Et un long remords pour si peu de chose !
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Nous ne la connaissons pas encore. Une telle femme, souple et volontaire, rieuse et grave, ne trahit pas si vite sa propre vérité, infiniment riche et diverse. Eh ! la connaîtrons-nous jamais? Déjà néanmoins, et grâce à ce bouquet de lettres, nous sentons, à n'en plus douter, que cette haute mystique est une vraie femme. Je nie répète, faute de trouver une autre expression qui rende mieux ma pensée. Nous savons aussi qu'elle écrit à ravir. Je suis même quasi sûr que la pesante main de son éditeur, Dom Claude, n'aura presque rien trouvé dans les merveilleux autographes de ces lettres, qui pût faire de la peine au P. Bouhours. Tout au plus aura-t-il reculé une ou deux fois, devant quelque hardiesse grammaticale, remplacé un ou deux ternies trop concrets par l'abstraction
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correspondante; mais assurément cette aisance parfaite, ce primesaut, cette fermeté flexible, cet esprit, cette grâce ne sont pas de lui (1).
II. Quand elle en a le temps, ce qui est très rare, il lui arrive de s'appliquer, de se conformer, avec le sûr instinct du génie, aux règles de l'art, que personne ne lui a enseignées ; ainsi, je crois, dans ses « relations », ou dans les éclaircissements qu'elle envoie à son fils sur les problèmes les plus délicats de la vie mystique ; mais, d'ordinaire, elle écrit à course de plume. Comment ferait-elle autrement.
Il me semble, écrit-elle de Québec à son fils, que tout ce que je viens de dire répond suffisamment à vos questions, quoique j'écrive avec une grande précipitation, et que le tout soit mal arrangé. Suppléez, je vous prie, à mon défaut, car je suis une pauvre créature surchargée d'affaires, tant pour la France que pour cette maison. Trois mois durant, ceux qui ont des expéditions à faire pour la France n'ont point de repos, et, comme je me suis chargée de tout le temporel de cette famille, qu'il me faut faire venir de France toutes nos nécessités, qu'il m'en faut faire le paiement par billets, n'y ayant pas d'argent en ce pays, qu'il me faut traiter avec des matelots pour retirer nos denrées, et enfin qu'il me faut prendre mille soins et faire mille choses..., il ne se peut faire que tous les moments de mon temps ne soient remplis (3).
(1) Elle avait le goût exquis. C'est ainsi qu'elle appréciait infiniment les ouvrages de l'incomparable Mère de Blémur. (Cf. L'invasion mystique, pp. 394, seq.) « Je vous remercie encore, écrit-elle à son fils en 1669, de votre ravissant livre de l'Année bénédictine. Si vous ne m'aviez assuré que c'est l'ouvrage dune fille, je ne l'eusse jamais cru... Celte brave Mère est très éclairée... Nous ferons (notre lecture commune) dans ce bel ouvrage ; hors ce temps-là, les soeurs sont affamées de cette lecture, et c'est à qui aura le livre pour y lire en particulier... Encore une fois, que j'aime cette généreuse fille, et que je lui veux du bien! Si elle est de votre connaissance, et qu'elle soit à Paris, je vous prie de la visiter de nia part, et de l'assurer de l'estime que j'ai pour elle ; car, en vérité, on peut la mettre au rang des personnes illustres de notre sexe. » Lettres, II, pp. 433-434. (2) Ainsi encore, lorsqu'il lui faut défendre telles mesures qu'elle a dû prendre et qui ont choqué les ursulines de France. (Cf. notamment Lettres, II, pp. 81, seq. ; 93, seq.) Ces petits mémoires sont admirables de bon sens, de fermeté, d'éloquence. (3) Lettres, I, pp. 4o6-4o7.
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« Enfoncée dans le tracas des affaires extérieures », elle n'écrit qu'à « de petits moments » qu'elle se dérobe (1).
Voilà qu'on va lever l'ancre, ce qui fait que je ne vous puis dilater mon coeur selon mon souhait, outre que je suis extrêmement fatiguée du grand nombre de lettres que j'ai écrites, qui montent... (à) plus de deux cents (pour un seul convoi) (2).
Avec lui, du reste, c'étaient au moins deux lettres pour une :
Ce que l'on confie à la mer est sujet au hasard.. C'est pourquoi... j'ai pris la résolution de vous écrire... par deux vaisseaux différents, afin que, si l'un se perd ou est pris par les pirates, l'autre vous porte de mes nouvelles. Faites le même de votre part (3).
Nul effort, nul apprêt, mais le souci constant, ou, pour mieux dire, le besoin de plaire à ses correspondants, de les gagner à ses propres sentiments et à ses vues : coquetterie involontaire, dont tous avons déjà donné plus d'une preuve, faiblesse peut-être, mais charmante, et sans laquelle il n'est pas de lettre digne de ce nom. Elle était ainsi du reste, non pas toujours, mais souvent, quand elle parlait. Dans sa prime jeunesse, dit Charlevoix, « un certain enjouement et un air gai, qu'on remarquait en elle, avait donné sujet de croire qu'elle n'était pas propre pour le cloître » (4). Veuve et déjà toute à Dieu, il lui arrivait encore de céder, plus qu'elle ne l'aurait voulu, au besoin que nous avons dit. C'est là même une des trois ou quatre grosses fautes qu'elle ne cessera plus de se reprocher.
O ma vie, écrit-elle dans la plus intime de ses notes, vous savez... qu'en deux... occasions, lorsque j'étais encore dans le siècle, je m'amusai à de certaines complaisances, qui tenaient
(1) Lettres, I, p. 331. (2) Ib., I, p. 229. (3) Ib., I, p. 182. (4) Charlevoix, op. cit., p. 9.
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de l'esprit de nature, et que, sous l'ombre de bien, j'y croupis quelque temps, et qu'enfin, si votre bonté ne m'en eût tirée, j'aurais étouffé l'esprit de grâce par lequel vous me conduisiez si amoureusement (1).
Tout simplement, si je ne me trompe, ayant accueilli pour quelques semaines l'idée d'un second mariage, elle s'était montrée plus prévenante que farouche dans ses rapports avec celui qu'on la pressait d'épouser. Au demeurant et jusqu'au bout, les personnes du dehors ne l'ont-elle jamais trouvée rigide ou contrainte, gracieuse au contraire, caressante même, bien que sans familiarité d'aucune sorte, prenant aimablement chacun par son faible, voilant sous un air de franche et rayonnante gaieté le sérieux profond, un peu triste, de son coeur et de son esprit.
Je ne doute point, écrivait-elle un jour à son fils, que vos forces corporelles ne diminuent; votre grande retraite, le travail de l'étude, le soin des affaires, les austérités de la règle peuvent en être la cause ; mais nous ne vivons que pour mourir. Et ne vous mettez pas en peine si un grand recueillement vous fait passer pour mélancolique ; l'on a presque toujours dit cela de moi, et c'était lorsque mon esprit était en de très grandes jubilations avec Dieu (2).
Mélancolie, enjouement, il n'y a pas d'opposition véritable entre ces deux apparences. La tristesse n'est pas toujours morne, la joie toujours pétillante. En bien des âmes, françaises surtout, se réalise le proverbe provençal, illustré par Daudet dans son Numa Roumestan : Rires dans la rue, pleurs à la maison. C'est pour cela que les étrangers ceux du dehors et ceux du dedans souvent nous jugent si mal. Après tout, ce besoin de plaire, dont nous parlions tout à l'heure, n'est-il peut-être qu'une des formes de la charité. On garde ses détresses pour soi.
(1) La vie, p. 411. (2) Lettres, II, p. 145.
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On aime mieux passer pour frivole qu'imposer aux autres, par un visage et des paroles moroses, le poids de ses propres ennuis. On chante, pour ne pas pleurer. Chanson facile, du reste, spontanée, heureuse, quand on a l'imagination vive, l'esprit curieux et la sensibilité alerte. Tout en réservant au meilleur d'elle-même les secrets de sa vraie vie, Marie de l'Incarnation se prête allègrement aux invitations diverses de l'heure qui passe. Rien ne l'absorbe, ni même ne l'occupe vraiment, mais tout l'intéresse, l'attendrit, l'amuse et l'enchante. Les moeurs des Hurons, et leur mimique. « Tout parle parmi eux, et leurs actions sont significatives aussi bien que leurs paroles » (1) ; le peuple mêlé des colons « Car, parmi les honnêtes gens, il nous vient de terrible racaille » (2) ; les gouverneurs, qui se succèdent, découragés par l'inertie de la métropole ; « les ordres du roi » organisant le commerce « Voilà pour faire, avec le temps, un grand pays qui enrichira les marchands » (3) ; les nouvelles de France; les espérances et les déceptions des missionnaires ; les petites misères et le sublime des saints qui l'entourent; ou encore, un bon tour joué par les Français aux Iroquois (4).
(1) Lettres, I, p. 246. Longue lettre, et d'un pittoresque délicieux, sur une paix conclue entre les Français et les Iroquois (I, pp. 237-260). (2) Ib., II, p. 377. (3) Ib., II, p. 447. (4) « Une troupe d'Iroquois forma une conspiration de massacrer tous les révérends Pères et tous les Français de leur maison et de la garnison. C'était un ouvrage des démons enragés de ce qu'on leur arrachait tant d'âmes. Ce dessein barbare eût réussi sans doute, si un Iroquois chrétien n'en eût averti les Pères en secret... Les Pères donnèrent aussitôt avis en ces quartiers (Québec; de ce qui se passait, pendant qu'ils cherchaient les moyens de se sauver. Cela leur était assez difficile, ne le pouvant faire sans canots; mais... comme) ils n'en pouvaient faire sans le secours des sauvages, ils prirent la résolution de faire de petits bateaux semblables à ceux de notre Loire. L'on y travaillait sans cesse dans le grenier, et cependant l'on donna avis aux Pères qui étaient dispersés en mission, de se trouver à jour nommé. Il est à remarquer que, depuis le matin jusqu'au soir, la maison des Pères était continuellement pleine de monde, à cause du grand abord des nations iroquoises. C'était là que se tenait le conseil des Anciens, et, le jour désigné pour partir, il devait s'y faire une assemblée générale extraordinaire des sauvages. Afin de les surprendre, on s'avisa de leur faire un festin. A cet effet, un jeune Français, qui avait été adopté par un fameux Iroquois, et qui avait appris leur langue, dit à son père qu'il avait songé qu'il fallait qu'il fit un festin à tout manger, et que, s'il en restait un seul morceau, infailliblement il mourrait. « Ah ! répond cet homme, tu es mon fils, je ne veux pas que tu meures; fais-nous ce festin, nous mangerons tout ». Les l'ères donnèrent les porcs qu'ils faisaient nourrir, pour eu conserver l'espèce dans le pays, et afin de vivre en partie à la française. Ils donnèrent encore les provisions qu'ils avaient d'outardes, de poissons et autres, et tout cela joint à ce que le jeune Français avait pu avoir d'ailleurs, fut mis en de grandes chaudières, pour préparer le banquet à la mode des sauvages. « Tout étant prêt, ils commencèrent à manger pendant la nuit ; ils se remplirent de telle sorte qu'ils n'en pouvaient plus. Ils disaient au jeune homme qui faisait le festin : « Aie pitié de nous, envoie nous reposer ». L'autre répondait : « Je mourrai donc ». A ce mot mourir, ils se crevaient de manger, afin de l'obliger. Il faisait en même temps jouer les flûtes, trompettes, tambours, afin de les faire danser et de charnier l'ennui d'un si long repas. Cependant les Français se préparaient à partir. Ils faisaient descendre les bateaux, et embarquer tout ce que l'on avait dessein d'emporter, et tout cela se fit si discrètement qu'aucun sauvage no s'en aperçut. 'l'out étant disposé, l'on dit au jeune Français qu'il fallait adroitement terminer le festin. Alors il dit à son père : « C'en est fait, j'ai pitié de vous, cessez de manger, je ne mourrai pas. Je m'en rais faire jouer d'un doux instrument pour vous faire dormir, mais ne vous levez que demain bien tard; dormez jusqu'à ce qu'on vienne vous éveiller pour faire les prières ». A ces paroles, on joua d'une guitare, et aussitôt les voilà endormis du plus profond sommeil. Alors les Français, qui étaient présents, se séparèrent, et vinrent s'embarquer avec les autres, qui les attendaient. Remarquez, s'il vous plaît, que jamais ce grand lac ou fleuve n'avait porté de bateau, à cause des sauts et des rapides d'eau qui s'y rencontrent; et même, pour le traverser, il fallait porter les canots et le bagage avec beaucoup de peine. Il survint encore un nouvel accident, savoir que le lac commençait à geler. Cependant les bateaux de nos fugitifs voguaient avec une vitesse non pareille parmi tous ces périls, et entre les bancs de glace qu'ils avaient des deux côtés. Ils se suivaient tous en queue, parce que, la rivière étant prise, il fallait suivre le premier, qui ouvrait le chemin. Enfin, par un secours de Dieu, que l'on estime miraculeux, ils se sont rendus en dix jours de temps à Montréal t. » Lettres, II, pp. 128-131. Les jésuites ont raconté dans leurs relations la même aventure, avec plus d'exactitude, sans doute, mais moins de brio. Cf. les extraits de cette relation, publiés par Richaudeau. Lettres, II, pp. 131-133.
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Rien ne l'absorbe de la tragi-comédie humaine qu'elle suit derrière les grilles, mais rien non plus ne lui en est étranger. Les années peuvent venir, de cuisantes peines l'accabler, elle reste jeune d'esprit comme au premier jour, mondaine en quelque manière, sensible au côté plaisant des choses, ennemie du solennel et du larmoyant. Elle a soixante-dix ans : voici pour dérider le trop grave Dom Claude :
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Il y a quelque temps qu'un Français de notre Touraine, nommé des Groiseliers, se maria en ce pays; et, n'y faisant pas une grande fortune, il lui prit fantaisie d'aller en la Nouvelle-Angleterre, pour tâcher d'y en faire une meilleure. Il y faisait l'homme d'esprit, comme en effet il en a beaucoup. Il fit espérer aux Anglais qu'il trouverait le passage de la mer du Nord. Dans cette espérance, on l'équipa pour l'envoyer en Angleterre, où on lui donna un vaisseau avec des gens... Il se met en mer, où, au lieu de prendre la route que les autres avaient coutume de prendre, et où ils avaient travaillé en vain, il alla à contre-vent, et a si bien cherché qu'il a trouvé la grande baie du Nord. Il y a trouvé un grand peuple, et a chargé son navire ou ses navires de pelleterie pour des sommes immenses. Il est retourné en Angleterre, où le roi lui a donné vingt mille écus de récompense, et l'a fait chevalier de la Jarretière, que l'on dit être une dignité fort honorable. Il a pris possession de ce grand pays pour le roi d'Angleterre, et, pour son particulier, le voilà riche en peu de temps. L'on a fait une gazette en Angleterre, pour louer cet aventurier français. Il était tout jeune quand il vint ici, et fit grande connaissance avec moi, tant à cause de la patrie, qu'en considération d'une de nos Mères de Tours, chez le père de laquelle il avait demeuré. Sa femme et ses enfants sont encore ici (1).
Soumettez ce fragment isolé et non signé à quelque érudit : pensez-vous que la critique interne y découvrira la main d'une religieuse ? Avec cela, ne vous plaît-il pas d'imaginer à Québec, dans le parloir des ursulines, le futur « aventurier », causant de Tours et de la mère-patrie avec la Supérieure; racontant ses déboires et ses rêves fous ; on l'écoute, on ne le sermonne qu'une fois sur dix et, sans avoir l'air d'y toucher, on relève son courage, on rit avec lui ; on donne un chapelet et une broche à sa femme, à ses enfants, des friandises de France. Elle vous étonne, elle bouscule trop le type ennuyeux, rigide, inhumain de la sainte en soi ; tournons la page pour vous rassurer :
Mon très cher fils, il ne m'est pas possible de laisser passer
(1) Lettres, II, pp. 447-448.
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aucune occasion sans me donner la satisfaction de vous écrire. En voici une d'un honnête gentilhomme, lieutenant de M. le Gouverneur..., et qui est l'un de nos meilleurs amis. Il m'a promis de vous voir, car il tâche de m'obliger en tout ce qu'il peut. Vous le prendrez pour un courtisan, mais sachez que c'est un homme d'une grande oraison, et d'une vertu bien épurée. Sa maison, qui est proche de la nôtre, est réglée comme une maison religieuse. Ses deux filles sont nos pensionnaires : ce sont de jeunes demoiselles, qui ont sucé la vertu avec le lait de leur bonne mère, qui est une des âmes les plus pures que j'aie jamais connues. Je vous dis tout ceci, mon très cher fils, afin que vous honoriez M. de Repantigny, c'est ainsi qu'il se nomme, et pour vous faire voir qu'il y a de bonnes âmes en Canada. Il passe en France pour les affaires du pays... Comme c'est de lui que nous prenons conseil en la plupart de nos affaires, il a eu en une certaine rencontre la permission d'entrer en notre maison. Il vous dira ce qu'il en a vu (1).
Une autre « bonne âme », M. d'Argenson, gouverneur de 1658 à 1661.
J'ai souvent l'honneur de sa visite... Il y a toujours à profiter avec lui, car il ne parle que de Dieu et de la vertu, hors la nécessité de nos affaires (2). Je vous dirai en confiance qu'il a eu à souffrir en ce pays, dont il a été chargé, sans avoir pu avoir du secours du côté de la France... Il s'est trouvé des esprits peu considérés, qui ont murmuré de sa conduite, et qui en ont fait de grosses plaintes, capables d'offenser un homme de sa qualité et de son mérite. Il a souffert cela avec beaucoup de générosité. L'impuissance néanmoins où il s'est vu de secourir le pays, le défaut de personnes de conseil, à qui il pût communiquer en confiance de certaines affaires secrètes, le peu d'intelligence qu'il avait avec les premières puissances du pays..., l'ont porté à se procurer la paix par sa retraite (3).
Que de graves confidences devant ces grilles ! Comme l'on sentait que l'on pouvait tout dire à cette femme, et
(1) Lettres, I, pp. 228, 229. (2) Ib., II, pp. 169, 17o. D'Argenson était lié avec Dom Claude Martin. (3) Ib., II, pp. 214, 215.
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qu'elle comprendrait tout! Au reste, nulle prévention, même de piété, qui trouble sa rapide clairvoyance. La voici aux prises avec un véritable saint, et, qui plus est, avec un des plus fervents disciples de M. de Bernières : c'est l'abbé de Montigny, François de Laval-Montmorency, envoyé au Canada, comme vicaire apostolique, en 1659 ; admirable personnage, et dont la béatification semble prochaine, mais qui manquait peut-être un peu de cette prudence du serpent, ou de cette heureuse souplesse, dont Marie de l'Incarnation, non moins sainte que lui, certes, lui donnait vainement l'exemple.
Monseigneur notre prélat est tel que je vous l'ai mandé par mes précédentes, savoir très zélé et inflexible. Zélé pour faire observer tout ce qu'il croit devoir augmenter la gloire de Dieu ; et inflexible pour ne point céder en ce qui y est contraire. Je n'ai point encore vu personne tenir si ferme due lui en ces deux points. C'est un autre saint Thomas de Villeneuve pour la charité et pour l'humilité, car il se donnerait lui-même pour cela... Ce ne sera pas lui qui se fera des amis pour s'avancer et pour accroître son revenu ; il est mort à tout cela. Peut-être, sans faire tort à sa conduite, que s'il ne l'était pas tant, tout en irait mieux ; car on ne peut rien faire ici sans le secours du temporel. Mais je puis me tromper, chacun a sa voie pour aller à Dieu (1) ?
De ce zèle, excessif peut-être et certainement « inflexible », elle a eu personnellement à souffrir, comme elle le raconte, et le plus joliment du monde, dans cette lettre à la supérieure de Tours :
Il paraîtrait, par votre grande lettre, que nous ayons de l'inclination à changer nos constitutions. Non, mon intime Mère..., mais c'est Monseigneur notre prélat qui en a quelque
(1) Lettres, II, pp. 168-169. Elle concluait ainsi : « En ce qui regarde la dignité et l'autorité de sa charge, il n'omet aucune circonstance. Il veut que tout se fasse avec la majesté convenable... Les Pères (jésuites) lui rendent toutes les assistances possibles, mais il ne laisse pas de demander des prêtres (séculiers) en France, afin de s'appliquer avec plus d'assiduité aux charges et aux fonctions ecclésiastiques. » Le texte original, aussi charitable, était vraisemblablement plus explicite. Je crois bien que le crayon de Dom Claude a passé par là.
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envie, ou du moins de les bien altérer : voici comment la chose s'est passée. L'année dernière..., quelques-unes de nos soeurs lui firent entendre à notre insu qu'il serait bon qu'il nous donnât un abrégé de nos constitutions. Il ne laissa pas perdre cette parole, car il en a fait faire un selon son idée... Il a ajouté ensuite ce qu'il lui a plu, en sorte que cet abrégé, qui serait plus propre pour des carmélites... que pour des ursulines, ruine effectivement notre constitution. Il nous en a fait faire la lecture par le R. P. Lallemant, qui n'a pas peu donné à Dieu en cette occasion, parce que c'est lui qui a le plus travaillé à nos constitutions. Il nous a donné huit mois ou un an pour y penser. Mais, ma chère mère, l'affaire est déjà toute pensée, et la résolution toute prise : nous ne l'accepterons pas, si ce n'est à l'extrémité de l'obéissance. Nous ne disons mot néanmoins, pour ne pas aigrir les affaires; car nous avons affaire à un prélat qui, étant d'une très haute piété, s'il est une fois persuadé qu'il y va de la gloire de Dieu, il n'en reviendra jamais, et il nous en faudra passer par là, ce qui causerait un grand préjudice à nos observances. Il s'en est peu fallu que notre chant n'ait été retranché... Pour la grand'messe, il veut qu'elle soit chantée à voix droite, n'ayant nul égard à ce qui se fait soit à Paris, soit à Tours (1), mais seulement à ce que son esprit lui suggère être pour le mieux. Il craint que nous ne prenions de la vanité en chantant, et que nous ne donnions de la complaisance au dehors. Nous ne chantons plus aux messes, parce que, dit-il, cela donne de la distraction au célébrant, et qu'il n'a point vu cela ailleurs... J'attribue tout ceci au zèle de ce très digne prélat; mais, comme vous savez, mon intime mère, en matière de règlement, l'expérience doit l'emporter par-dessus toutes les spéculations. Quand on est bien, il faut s'y tenir, parce que l'on est assuré qu'on est bien ; mais, en changeant, on ne sait si l'on sera bien ou mal (2).
Sagesse humaine, si l'on veut, mais où a-t-on vu que la sainteté doive être brouillée avec le bon sens ? Un soupçon d'ironie peut-être, « Il ne laissa pas perdre cette parole... Il craint que nous ne prenions de la vanité en chantant »
(1) La moitié des ursulines de Québec était venue du couvent de Tours, l'autre moitié de celui de paris. (2) Lettres, II, pp. 193, 194.
121 mais non d'amertume. Elle prend les hommes et les saints tels qu'ils sont : elle rend pleine justice à leurs vertus et se résigne doucement à leurs misères. Chez elle, du reste, la raison toute seule n'a jamais le dernier mot. Elle a vu si souvent les sages se tromper dans leurs prévisions, qu'elle abandonne volontiers le souci de ses affaires à la Providence. Je ne sais trop à quelle proposition de son fils répond la belle lettre que je vais citer. Effrayé des dangers qui la menaçaient, et persuadé, j'imagine, qu'on se donnait là-bas beaucoup de mal pour n'arriver qu'à des résultats insignifiants, peut-être lui conseillait-il de fermer son couvent, de rentrer en France.
Je vous confesserai toujours que vos raisons me semblent très bonnes, et que je les trouve très conformes à celles que j'ai souvent, quoique avec tranquillité. Mais la façon avec laquelle Dieu gouverne ce pays y est toute contraire.
Bien qu'insuffisamment éclaircie pour nous, cette confidence est des plus curieuses. Ce qui suit est d'une philosophie dont l'opportunité ne cessera pas de longtemps.
On ne voit goutte, on marche à tâtons; et, quoiqu'on consulte des personnes très éclairées et d'un très bon conseil, pour l'ordinaire les choses n'arrivent point comme on les avait prévues et consultées. Cependant on roule, et, lorsqu'on pense être au fond d'un précipice, on se trouve debout. Cette conduite est universelle, tant dans le gros des affaires publiques, que dans chaque famille en particulier. Lorsqu'on entend dire que quelque malheur est arrivé de la part des Iroquois..., chacun s'en veut aller en France; et au même temps on se marie, on bâtit, le pays se multiplie, les terres se défrichent, et tout le monde pense à s'établir... Nous allons aussi faire défricher le plus que nous pourrons... Nous avons quatre boeufs... et six vaches... Voilà le ménage du pays, sans lequel ni nous, ni les autres, ne pourrions subsister, quelque secours qu'on nous donnât du côté de la France (1).
(1) Lettres, I, pp. 467, 468.
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On méditerait sans fin sur ces quelques mots, d'une poésie étrange, tout ensemble désabusée et vaillante. L'homme s'agite, Dieu le mène. Alors pourquoi s'agiter? Il le faut pourtant; défrichons notre jardin.
Dès qu'elle se met à parler des « sauvages », son style s'anime, tressaille, s'égaie plus qu'à l'ordinaire.
O ma chère Soeur, quel plaisir de se voir avec une grande troupe de femmes et de filles sauvages, dont les pauvres habits, qui ne sont qu'un bout de peau ou de vieille couverture, n'ont pas si bonne odeur que ceux des dames de France, mais la candeur et la simplicité de leur esprit est si ravissante qu'elle ne se peut dire ! Celle des hommes n'est pas moindre ! Je vois des capitaines généreux et vaillants se mettre à genoux à mes pieds, me priant de les faire prier Dieu avant que de manger. Ils joignent les mains comme des enfants, et je leur fais dire tout ce que je veux. Il en est arrivé plusieurs d'une nation fort éloignée... Ils me demandèrent pourquoi nous avions la tête enveloppée, et pourquoi on ne nous voyait que par des trous, c'est ainsi qu'ils appelaient notre grille (1) ...
Ou encore :
Nous avons ici des dévots et des dévotes sauvages, comme vous en avez de polis en France. Il y a cette différence qu'ils ne sont pas si subtils, ni si raffinés que quelques-uns des vôtres ; mais ils sont dans une candeur d'enfant, qui fait voir que ce sont des âmes nouvellement régénérées... Quand j'entends parler... Pigaroouich, Noël Negabamat et Trigalin, je ne quitterais pas la place pour entendre le premier prédicateur de l'Europe (2).
Elle trouve « plein de charmes » tout ce qui regarde l'éducation de ses néophytes . Si elle a des croix en Canada et certes elles ne lui ont pas manqué, « elles n'ont de l'adoucissement que par ce saint exercice (3) ».
Je vous avoue qu'il y a bien des épines à apprendre un langage si contraire au nôtre; et pourtant on se rit de moi quand
(1) Lettres, I, p. 87. (2) Ib., I, pp. 117, 118. (3) Ib., I, pp. 119, 19o.
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je dis qu'il y a de la peine : car on me représente que, si la peine était si grande, je n'y aurais pas tant de facilité. Mais, croyez-moi, le désir de parler fait beaucoup. Je voudrais faire sortir mon coeur par ma langue, pour dire à mes chers néophytes ce qu'il sent de l'amour de Dieu... Il n'y a point de danger de dire à nos sauvages ce que l'on pense de Dieu. Je fais quelquefois des colloques à haute voix en leur présence, et ils font de même. Or si la simplicité régnait dans tous les curs, comme elle règne en ceux de nos nouveaux chrétiens, il ne se verrait rien dans le monde de plus ravissant. Ils disent leurs péchés tout haut avec une candeur non pareille... Je parlais hier à un qui s'était tant oublié que de suivre des païens à la chasse. M'ayant rendu visite à son retour, je lui dis : « Hé bien, feras-tu encore les malices que tu as faites ?... Ne quitteras-tu-point la païenne avec qui tu as fait alliance? »... « Oh ! c'en est fait, me dit-il j'aime Dieu et l'aime tout à bon..., et, pour le mieux faire, je quitte cette femme et me viens retirer avec les chrétiens sédentaires... » ... Il faut vous avouer... que ces dispositions sont aimables (1).
« Un Père jésuite, raconte Dom Claude, étant allé visiter les petites filles sauvages du séminaire, elles se plaignirent innocemment de ce qu'elles n'étaient point braves, et qu'on ne leur donnait pas de belles robes neuves comme on faisait aux filles françaises. La nouvelle de ces plaintes ne fut donnée à notre bonne Mère que par divertissement, mais son coeur... ne la prit pas ainsi ; car, prenant aussitôt une pièce de belle serge rouge, elle tailla neuf ou dix robes, avec des mitaines de la même étoffe, qu'elle leur donna, avec des chausses et des souliers neufs, et, pour une plus grande preuve de sa charité, elle fit elle-même la plupart de ces habits. Elle n'eut point d'égard que ces filles, étant entrées nues dans le séminaire, elles étaient encore trop bien pour leur condition, et qu'étant nourries... par une pure charité, elles se devaient contenter de ce qu'on leur donnait. Mais son esprit s'éleva plus haut et elle crut que ces petites innocentes, n'étant
(1) Lettres, I, p. 105.
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dans le monastère que pour recevoir en leurs coeurs les semences de la foi, il était d'une grande conséquence qu'elles les reçussent avec plaisir, de crainte que...' ». Mon Dieu, qu'il est lourd! Pendant qu'il pérore, sa vive mère aurait eu le temps de tailler dix autres robes. Oh ! non, elle n'allait pas chercher si loin. Simplement, elle les aimait de tout son coeur, naturel et surnaturel, ces pauvres petites, et elle ne pouvait supporter de les voir souffrir (2).
III. En face d'une telle figure elles sont toutes uniques, mais celle-si le parait deux fois notre curiosité
(1) La vie, pp. 627, 628. (2) Indépendamment de ce qui intéresse la colonisation du Canada, les Lettres de la M. M. touchent parfois à l'histoire générale. Ainsi la lettre CLXVII, « à une religieuse ursuline de 'l'ours, la Mère Angélique de la 'Vallière. « Elle la console, dit le sommaire, au sujet d'une de ses parentes (eh!sa propre nièce) engagée dans une occasion dangereuse pour son salut », 19 août i664. « Tous vos proches me touchent, et ce qui vous afflige m'afflige. J'en ai eu la connaissance dans ce bout du monde, et je vous dirai que nous avons entrepris de faire en l'espace de dix semaines de grandes dévotions et de grandes pénitences..., afin qu'il plaise à (la divine) bonté d'y mettre ordre, et d'opérer le salut de qui vous pouvez juger, et indépendamment de tout cela, j'ai encore en mon particulier cette affaire fort à coeur. » (Lettres, II, pp. 285, 286.) Dès 7648, son fils l'avait entretenue du jansénisme, vraisemblablement pour l'engager à observer une entière réserve sur ce point dans ses correspondances avec la France. Elle répond : « Quant aux doctrines qui font aujourd'hui tant de bruit en France, je n'ai garde de me mêler d'eu parler, et encore moins d'écrire en aucune manière ni nies sentiments ni ceux de qui que ce soit touchant l'affaire de M. Arnauld. Une personne de France, qui y est fort engagée, m'en ayant écrit, je ne lui ai point répondu. » Lettres, I, pp. 367, 368. Cette personne est peut-être une des soeurs d'Arnauld. Nous savons en effet que la M. M. était en relations avec Port-Royal (cf. deux lettres à la Mère Agnès. Lettres, 11, pp. 542, 544; Griselle, op. cit., passim.) En 1659, elle écrit encore à son fils : « J'ai appris que les brouilleries, à l'occasion des nouvelles et mauvaises doctrines, continuent en France... L'on m'a encore mandé qu'il se débite un livre de morale fort pernicieux, où l'on justifie la doctrine des auteurs relâchés. Mon Dieu! est-il possible qu'il se trouve des esprits si peu discrets que de mettre eu lumière des choses non seulement inutiles, mais encore préjudiciables au salut... Pour nous, n'entrons point dans ces partis ; détestons la mauvaise morale, aussi bien que la fausse spéculation. » Lettres, II, pp. 746, 747. Avouez que, si elle entend parler des Provinciales, comme on l'a dit, elle a une singulière façon de les résumer. Il semble bien plutôt qu'elle veuille se tenir également loin, et des casuistes (mauvaise morale) et des jansénistes « fausse spéculation »). Peut-être aussi ne se faisait-elle de tous ces débats qu'une idée assez confuse. A moins que le texte n'ai été plus ou moins retouché par Dom Claude, lequel, ami de Nicole, était un homme de juste milieu.
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est ou devrait être insatiable. Aussi les quelques instantanés, d'ailleurs si révélateurs, que ses lettres nous ont permis de prendre, ne nous satisfont-ils qu'à moitié. Grâce à eux, nous l'entrevoyons : ils lui redonnent un semblant de vie, ils la tirent du compartiment réservé aux « saintes » dans cette morne caverne notre mémoire, notre science prétendue où sommeillent de vagues ombres, qui ne se distinguent les unes des autres que par leur nom propre. Mais que cette ressemblance reste fuyante ! Parvenus au seuil de son âme, que nous sommes loin de savoir d'elle tout ce qu'elle en sait elle-même, encore plus ce qu'elle en ignore! Nous voudrions interroger ses confidents les plus intimes, le Père Jérôme Lallemant, par exemple, d'autres aussi plus myopes que lui, et, par suite, moins bienveillants, qui ont connu son visage de tous les jours, qui ont cru avoir, à certaines heures, des raisons de ne pas l'aimer. Car il serait par trop naïf de croire que, dès avant sa mort, tout le monde la canonisait ; que tous acceptaient sans rancoeur sa grâce, son génie, ses vertus et son prestige. « Il faut bien dire, écrit Dom Claude, qu'elle a souffert des contradictions étranges, puisque, après avoir fait le récit de ses tentations intérieures, qui sont... effroyables..., elle dit les paroles suivantes :
Les mortifications que j'endurais de la part du prochain étaient bien autrement sensibles, mais je m'en tais, parce que j'ai toujours cru que Notre-Seigneur les permettait pour mon bien, et ainsi j'aimais d'un amour tendre et sincère ceux qui me les suscitaient.
« Elle témoigne que ses contradictions extérieures étaient plus sensibles que ses tentations, parce que les unes n'attaquaient que sa personne, et les autres traversaient les affaires de Dieu... Ce qui lui rendait encore plus pesant le poids de ses persécutions, c'était la qualité de ses persécuteurs, qui étaient des personnes de piété
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et de très haut mérite, de qui même elle devait attendre du support dans ses:desseins, et de la consolation dans ses peines... Ses religieuses, qui n'ignoraient pas de quelle manière elle était traitée, s'en lassèrent enfin, et commencèrent à s'en plaindre. Une d'entre elles, s'en entretenant avec une autre, lui dit : « Ma Mère, ne voyez-vous pas comme telles et telles personnes traitent notre Mère, et avec quelle patience elle souffre tout cela ? » L'autre répondit: « ... Vous ne voyez rien. Elle en a bien enduré d'autres, et même en des matières plus mortifiantes. Mais, ce qui est plus admirable, remarquez si vous lui en entendrez parler, car elle n'en dit jamais rien. » Cette même religieuse... s'adressait quelquefois à elle-même... « En vérité, je m'étonne comme vous n'en avez point de ressentiment ». A quoi cette généreuse Mère faisait cette réponse... « Je ne me souviens point que (ces personnes) m'aient jamais fait de la peine. Je me souviens seulement qu'un jour, étant chargée de beaucoup de dettes, et n'ayant pas le moyen de les acquitter, j'eus crainte de mécontenter ces personnes-là, je reçus une lettre de France..., (où) je trouvai... que la piété de la Reine nous faisait une aumône de deux mille livres. « Voilà la disposition où était cette bonne Mère.. « Plût à Dieu (disait-elle)..., de me rendre digne d'être en butte à tout le monde, j'entends même du monde saint, parce que ses coups sont infiniment plus perçants que toutes les machines des pécheurs. Par ce monde saint elle entend eh ! nous avions déjà compris ! les personnes de piété.., car on ne s'étonne pas de voir les ennemis du bien traverser les desseins de Dieu, mais que des personnes saintes s'y opposent, c'est ce qui n'est pas facile à supporter (1). » Saint François de Sales l'avait déjà dit : « Tout ainsi que les piqûres des abeilles sont plus cuisantes que celles des mouches, ainsi le mal que l'on
(1) La vie, pp. 64o, 642.
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reçoit des gens de bien et les contradictions qu'ils font sont plus insupportables que les autres (1) ». Quant au nom des « persécuteurs », ne les demandez pas à Dom Claude. Plusieurs d'entre eux vivaient encore sans doute, au moment où il écrivait (2).
(1) Introduction à la vie dévote, III° partie, ch. III. (2) Dom Claude fait certainement allusion à ce que la Mère de l'Incarnation eut à souffrir de Mgr de Laval. Mais le pluriel, constamment employé par le biographe dans ce passage et d'autres semblables, laisse assez entendre que le prélat n'est pas seul en cause. Ecartons les gouverneurs et leur suite. Si vertueux qu'on les suppose, ils n'appartiennent pas au monde saint. Restent les jésuites, et les prêtres séculiers que l'évêque avait appelés. Beaucoup de divisions dans la colonie, comme nous l'apprend, et par le menu, le P. de Rochemonteix (Les Jésuites et la Nouvelle France). (Pour le dire en passant, il me parait un peu singulier que la Mère de l'Incarnation tienne si peu de place dans ces trois volumes.) Séculiers et réguliers ne s'entendaient pas sur tous les points, et, d'un autre côté, les uns et les autres ne se louaient pas toujours des gouverneurs. La Mère semble avoir tenu à n'être d'aucun parti. Elle rend justice à tout le monde, notamment aux gouverneurs, dont la tâche était particulièrement difficile. Il se peut que cette neutralité lui ait valu des ennuis. Pour une raison ou pour une autre, il se peut qu'elle ait eu contre elle quelques-uns des missionnaires de la Compagnie. Quant aux séculiers, je ne sais pas. Il en est à peine question dans ses Lettres. En 1668, elle parle, avec amitié ou admiration, d'un de ces prêtres : « M. l'abbé de Fénelon (frère du grand, mais beaucoup plus âgé et d'un autre lit) ayant hiverné aux Iroquois, nous a rendu une visite... Je lui ai ,demandé comment il avait pu subsister, n'ayant eu que de la sagamite pour tout vivre et de l'eau pure à boire. (Son frère, à Cambrai, ne mangeait pas beaucoup plus.) Il m'a reparti qu'il y était si accoutumé... qu'il ne faisait point de distinction de cet aliment à aucun autre ; et qu'il allait partir pour... y passer encore l'hiver. » (Lettres, II, p. 415.) Il me parait du reste certain que le meilleur de son amitié allait aux jésuites. Qu'elle ait eu à souffrir de tel ou tel d'entre eux, j'incline à le croire ; mais, dans l'ensemble, elle leur accorde une confiance et une vénération sans limite. Au moment le plus aigu de ses démêlés avec Mgr de Laval, elle écrit à une ursuline de France : « Notre consolation en tout cela est qu'il (Laval) a eu la bonté de nous donner pour directeur le R. P. Lallemant, qui est notre meilleur ami, et avec qui nous pouvons traiter confidemment. Il a un soin incroyable de nous, tant pour le spirituel que pour le corporel ; et, comme il est très bien dans son esprit, il rabat bien des coups qu'il nous serait difficile de supporter. » (Lettres, Il, p. 194.) Elle dit encore de lui : « Il a fait nos constitutions... Le R. P. Dom Raymond et lui sont les deux personnes du monde auxquelles N.-S. m'a liée plus particulièrement, pour la direction de mon âme, et j'ai à celui-ci des obligations infinies pour les grandes assistances qu'il m'a rendues dans mes nécessités. Je vous prie (elle écrit à son fils, et le P. Jérôme L. partait pour la France) de lui en témoigner de la reconnaissance et de le recevoir selon son mérite : car c'est un homme de grande considération pour sa doctrine, probité et sainteté, sans parler de sa naissance, qui est assez connue dans Paris. » (Lettres, II, p. 112.) « C'est le père des pauvres, tant français que sauvages, dit-elle encore. C'est le zélateur de l'Eglise, qui semble avoir été élevé dans toutes les cérémonies, ce qui n'est pas ordinaire à un jésuite (elle écrit à un bénédictin.) Enfin c'est le plus saint homme que j'aie connu depuis que je suis au monde. » (Lettres, I, p. 435.) Elle a connu intimement les grands martyrs, Brébeuf, Jogues, G. Lallemant, etc... (Lettres, I, p. 427.) Recommandant à son fils le P. Bressani, qui repassait en Europe : « Vous verrez un martyr vivant... Sans faire semblant de rien, regardez ses mains ; vous les verrez mutilées, et presque sans aucun doigt qui soit entier. » (Lettres, 1, p. 437.) Cf. aussi, II, pp. 417, 418, la délicieuse lettre au P. Poncet : « Votre Révérence a été en ces lieux-là; elle y a semé, et les autres recueillent le fruit de ses travaux. Je m'assure qu'elle n'en aura pas moins de mérite que si elle les moissonnait elle-même. Ses mains mutilées en reluiront dans l'éternité, aussi bien que les autres parties de son corps, qui ont porté tant de meurtrissures... J'en ai encore le sentiment, mou très cher Père. » Tout cela ne vous paraît-il pas de la plus aimable délicatesse ?
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Quoi qu'il en soit, ces personnes « du très haut mérite » devaient avoir des alliés dans la place (1). Quand les religieuses se mêlent de « persécution » ou d'intrigue, les « saints» de l'autre sexe n'ont rien à leur envier. Nous savons du reste que les coups tombaient d'assez « haut ». « Quand elle quitta sa charge de supérieure, on lui donna les offices de dépositaire et de boulangère... Dans (celui-ci), elle eut beaucoup à souffrir, car, avant que de faire le pain, elle faisait elle-même la farine, l'écrasait à tour de bras, en sorte qu'elle en avait quelquefois les mains tout écorchées. Elle ne fut pas un an dans ces emplois qu'on les lui ôta, pour lui en donner d'autres encore plus humiliants, et d'une manière qui lui pouvait causer bien de la mortification. Car Notre-Seigneur ayant permis que l'on entrât en soupçon de sa conduite, et qu'on la blâmât, sans lui rien dire, de certains défauts dont elle était innocente, on la regardait comme si elle eût été effectivement coupable. Quoi qu'elle fit, et de quelque côté qu'elle se tournât, elle trouvait partout de la froideur (2)... ».
(1) Elle nous a laissé entendre plus haut que certaines de ses religieuses étaient de l'antre parti, celles, veux-je dire, qui pressèrent l'évêque de leur donner un abrégé des constitutions; supplique au moins singulière. (2) La vie, p. 513. Elle fut supérieure de 1639 à 1645 ; de 1651 à 1657 ; de 1663 à 167o. Or c'est, je crois, avec sa « déposition » en 1645, qu'aura commencé la série des persécutions, dont Claude Martin parle dans le texte. D'où il suivrait qu'au début du moins, Mgr de Laval, lequel n'arrive au Canada qu'en 1659, ne serait, ni de près ni de loin, responsable de tout cela. A cette date (1645-1651) (plus précisément, 1647, cf. La vie, p. 48o) comment expliquer les préventions dont la Mère Marie eut à souffrir ? On sait qu'elle avait avec elle des ursulines de Tours et des ursulines de Paris. Il y avait eu quelque friction entre les deux groupes; humeurs, traditions, règles différentes. Les Constitutions nouvelles qu'il avait fallu dresser étaient fondées sur deux compromis : d'une part, on adaptait les règles communes de la Congrégation aux exigences du Canada ; d'autre part, chacun des deux groupes renonçait à quelques-uns de ses usages. (Cf. les admirables lettres où la Mère défend ces constitutions auprès des supérieures de France, alarmées, plus que de raison, par des nouveautés nécessaires. Lettres, II, 81, seq. 93, seq.) A Québec, l'union s'était faite et semble avoir persisté sans trop d'accrocs. Il y eut cependant des mécontentes. En 1654, deux des religieuses, sous prétexte de santé, repassent en France. Or 1654 se trouve justement dans la période qui nous intéresse : soupçons, humiliations, etc. D'où l'on peut conjecturer que, pendant cette même période, la supérieure qui succédait à Marie, bien. que personnellement très sainte, aura parfois cédé à la passion des mécontentes. Cette supérieure, Mère Saint-Athanase, était du groupe parisien. Marie de l'Incarnation l'avait très habilement désignée elle-même aux suffrages des soeurs, et depuis, les deux Mères se succédèrent, 1'une à l'autre, tous les six ans, dans le gouvernement de la maison.
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Sur quoi portaient ces injustes soupçons? Il faut nous résigner à l'ignorer. Mais l'intéressant pour nous est que telles de ses soeurs les aient accueillis sans trop de sur. prise, telles autres, peut-être, avec joie, heureuses,. veux-je dire, de se justifier ainsi à elles-mêmes les pré ventions confuses qu'elles nourrissaient à son endroit. Il n'y a pas d'ordinaire de fumée sans feu, pas de calomnie,. si absurde soit-elle, qui n'ait à son origine une médisance.. D'où vient donc cette « froideur » dont Marie se voit' entourée, et que, du reste, elle exagère sans doute, comme font en pareil cas les natures affectueuses et délicates ? Pour moi, je croirais volontiers qu'au milieu de ses soucis, elle ne paraissait pas toujours aussi enjouée, facile, indulgente, aussi maîtresse d'elle-même, en un mot aussi parfaitement et uniformément aimable que dans ses relations avec le dehors parloir et correspondance. Son fils le reconnaît presque, bien qu'il enguirlande cet aveu à la manière des biographes-panégyristes. « Quoi-qu'elle eût, dit-il, un fonds de bonté qui ne se petit exprimer, sa douceur néanmoins n'avait rien de lâche, et n'empêchait point qu'elle eût cette faim et soif de la justice, dont sont affamés et altérés ceux qui entrent davantage
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dans les intérêts de Dieu, car elle l'exerçait vigoureusement, quand il y allait de sa gloire et de la sanctification des âmes. Elle avait son huile, mais elle y savait mêler le vin, quand il y avait quelque plaie à médicamenter. Le respect de plusieurs personnes qui sont encore en vie m'ôtent la liberté d'en donner beaucoup d'exemples. » Comme il voudra, mais ici encore nous le dispensons du détail précis. Le « vin » et, plus encore, le « beaucoup d'exemples » nous en disent assez long. Car enfin ces nombreux exemples, qu'il nous dérobe, c'est du couvent même de Québec que, pour la plupart, ils lui sont venus. Et remarquez en passant la transformation piquante qui s'est faite dans l'esprit de nos ursulines. Ce qu'elles lui reprochaient vivante, est maintenant devenu matière à louange. Voyez aussi comme l'Ecriture nous aide 'h tourner joliment les choses ; cette huile, ce vin! Oh ! celui-ci ne brûlait pas jusqu'à l'os. Le bon Samaritain lui-même, dont la bonté n'était pas mollesse, l'eût appliqué, sans trop d'émoi, sur la plaie de son malade. Vin de Touraine néanmoins, vin nouveau, pétillant, et que les soeurs de là-bas, non pas toutes, mais les plus épaisses, ne trouvaient pas toujours à leur goût. Je n'invente rien, je continue à méditer les aveux de Dom Claude. « Encore, écrit-il, que la Mère de l'Incarnation fût la maîtresse de ses passions, et qu'elle leur tînt tellement la bride que nulle ne la pouvait surprendre pour éclater au dehors..., dans les temps néanmoins qu'elle était le plus plongée dans l'abîme de ses peines intérieures, et surtout dans sa tentation d'aigreur contre le prochain (1), il en paraissait quelquefois des légères marques par des réponses moins douces qu'à l'ordinaire; non qu'elles eussent rien d'aigre, car on pourrait bien dire d'elle ce que l'Écriture dit de Job dans ses tentations, que ses lèvres n'ont jamais rien proféré d'indécent, mais parce qu'elles n'avaient pas tout
(1) Elle avoue elle-même ces tentations d' « aversion », de « refroidissement » dans sa relation de 1647. Cf. La vie, p. 480.
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l'agrément, ni toute la douceur qui accompagnait ordinairement toutes ses paroles ». Arrêtons-nous avec respect devant cette phrase laborieuse, encombrée et qui, prise en soi, vidée de son contenu pathétique, nous divertirait plutôt. Ces euphémismes candides, ces surcharges maladroites trahissent la lutte émouvante qui se livre entre la tendresse inquiète du fils et la conscience de l'historien, la première suspendant aussi longtemps que possible et tout ensemble atténuant de son mieux la conclusion imposée par la seconde. Admirable période, et prélude d'un des plus beaux épisodes que j'aie rencontrés dans l'histoire de nos saints. « Dieu, qui ne pouvait rien souffrir d'impur dans cette âme, la voulut purifier de ces atomes d'impureté, et lui apprendre à faire un bon usage de cette tentation d'aigreur, d'une manière assez extraordinaire. La sagesse, qui ouvre quelquefois la bouche des enfants, pour enseigner les plus sages, ouvrit celle d'un jeune garçon, âgé... de quinze ans, fils d'un brasseur de bière, pour lui faire une des plus belles leçons qu'elle eût reçues de sa vie. Cet enfant (dont la famille vivait à Québec), touché d'un sentiment de dévotion..., se donna, par le conseil de la Mère de l'Incarnation, aux R. R. P. P. jésuites, pour les servir dans les missions périlleuses des Hurons, et pour mêler son sang avec le leur, s'ils tombaient sous la hache des Iroquois. Il ne fut pas plus tôt aux Trois Rivières, qui est une habitation de Français, distante de trente lieues oie Québec, qu'il écrivit à la Mère de l'Incarnation, avec la même simplicité qu'un enfant ferait à sa propre mère. La lettre était écrite d'une manière toute nouvelle ; il y avait des lignes en carré, d'autres en longueur ; les unes au milieu, les autres aux côtés, et, avec cela, la façon dont elle était pliée semblait témoigner qu'elle n'avait été écrite que pour faire rire. La Mère de l'Incarnation était à la récréation avec la communauté, quand on lui apporta cette lettre. Le nom de l'auteur, et la manière
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dont elle était écrite et pliée, excitèrent la curiosité de ces bonnes filles, qui la prièrent aussitôt de leur en faire part. Elle le fit avec sa douceur ordinaire, et la lut tout haut, afin de leur donner matière d'un honnête divertissement. Mais elle y trouva ce qu'elle n'attendait pas. Car cet enfant, ayant fait une lecture dans le Directoire de saint François de Sales, oh! oh ! ce petit brasseur avait le goût fin ! y trouva un chapitre qui lui plut fort, et, croyant qu'il pourrait servir à son dessein, il en composa sa lettre en cette manière :
Ma chère Mère.., l'amour-propre ne meurt jamais qu'avec nos corps... ; il suffit que vous ne consentiez pas d'un consentement résolu, délibéré, arrêté et entretenu. Ces inclinations fâcheuses que vous avez, sont des occasions précieuses que Dieu vous donne de bien exercer votre fidélité en son endroit, par le soin que vous avez de les réprimer; et soudain que vous sentirez d'avoir fourvoyé, réparez la faute par quelque action contraire de douceur, d'humilité et de charité envers les personnes auxquelles vous avez répugnance d'obéir et de vous soumettre. Car enfin, puisque vous connaissez de quel côté vos ennemis vous pressent le plus, il vous faut roidir et bien fortifier en cet endroit-là. Il faut toujours baisser la tête, vous porter au contraire de vos coutumes ou inclinations..., et en tout et partout vous adoucir, ne pensant presque à autre chose qu'à la prétention de votre victoire. C'est pour cela qu'il faut crucifier en vous toutes vos affections, et spécialement celles qui sont plus vives et mouvantes, par un perpétuel anéantissement et attrempement des actions qui en procèdent, afin qu'elles ne se fassent pas par l'impétuosité de votre nature impatiente... Et surtout il faut avoir un coeur doux et amoureux envers le prochain, et particulièrement quand il vous est à charge et à dégoût. Car alors vous n'avez rien en lui pour l'aimer que le respect du Sauveur, ce qui rend sans cloute l'amour plus excellent et plus digne, d'autant qu'il est plus pur et plus net des conditions caduques. Ma chère Mère, autre chose n'ai à vous dire. Fait et passé aux Trois Rivières.
« A mesure qu'elle lisait cette lettre, elle voyait bien qu'elle apprêtait à rire à la compagnie ; elle en continua
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néanmoins la lecture avec une constance merveilleuse si intelligente, il lui eût été facile de sauter les mots les plus piquants, ceux que j'ai soulignés, les allusions les plus transparentes et, à la fin on remarqua visiblement qu'elle entra dans un profond recueillement et abaissement d'esprit pour l'abjection que cette lettre lui avait causée, en faisant elle-même la lecture. Cela n'empêcha pas que celles qui étaient présentes n'en fissent une innocente récréation. Et, une Mère assez ancienne ne s'y étant pas trouvée, chacune lui en fit le récit à la première rencontre, et, quoiqu'elle eût pour elle beaucoup d'amour et de respect, elle ne laissa pas de s'en faire à son tour un petit sujet de divertissement. La Mère de l'Incarnation s'en aperçut, et ne fit que lui dire avec une grande douceur et humilité : « Vous riez aussi de la lettre du petit brasseur? » Tu quoque Brute! « Et vous aussi, vous voulez m'abandonner! » La confusion qu'elle reçut en cette rencontre fut assez grande, mais afin qu'elle fût entière..., elle laissa la lettre entre les mains de ses filles, afin qu'elles la pussent lire, et qu'elles eussent la liberté de s'en récréer autant qu'elles le désireraient. » Anecdote puérile, direz vous : non, si vous avez quelque expérience du coeur humain, et des couvents. Accepter cette mortification imprévue et publique, la savourer comme a fait la Mère Marie, cela n'est pas moins beau que de se rouler dans un champ de groseilliers. Que s'il vous faut du miracle, le bon Père Claude va tâcher de vous satisfaire. « Au reste, conclut-il, cette lettre ne tenant rien de l'enfant, ni dans la substance, ni dans le style, elle a passé jusqu'à présent pour un mystère. Mais cette pieuse Mère... la reçut comme une leçon que le Saint-Esprit lui faisait par cet enfant, qu'elle appela aussi depuis son petit père spirituel. Il fut visible que cette grande âme, qui ne laissait passer aucune occasion de s'avancer..., tira un grand avantage de celle-ci, pour se rendre encore plus fidèle dans les tentations dont elle était
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combattue (1). » Le « mystère » n'est peut-être pas si opaque. Il paraît trop, en effet, qu'un petit brasseur de quinze ans, si l'idée lui était venue d'envoyer à sa bienfaitrice une lettre pleine de grimaces gentilles, ne serait pas allé plagier pour cela un livre de François de Sales, mettant justement le doigt sur les pages de ce livre où les menus défauts de la Mère se trouvaient représentés au naturel (2). Ces défauts, du reste, comment l'auraient-ils frappé ? D'autres néanmoins les connaissaient tous, les jésuites de Québec, par exemple, eux qui recevaient les doléances des soeurs. Je suppose donc qu'un de ces jésuites, se trouvant aux Trois Rivières avec le petit brasseur, aura dicté la lettre de celui-ci, soit qu'il ait voulu, par ce piquant détour, avertir charitablement la Mère d'avoir à se dominer
(1) La vie, pp. 466-469. (2) Aucun doute, nie semblait-il, n'étant possible sur l'origine salésienne de la prétendue « lettre du petit brasseur », j'en ai fait soumettre le texte aux visitandines d'Annecy, les priant de vouloir bien l'identifier. Voici leur réponse ; « Ce texte est composé de TROIS fragments de lettres de saint François de Sales, auxquelles on e ajouté les deux phrases du début et de la fin. » Le premier de ces fragments commence à « l'amour-propre... » et s'achève à « entretenu ». Cf. le tome XIX de la grande édition d'Annecy, p. 272. Le second commence à « les inclinations... » et s'arrête à « votre victoire ». Il se trouvera dans le tome XXI, qui n'a pas encore été publié, et il est déjà dans l'édition de 1626, livre III, ép. 65, p. 355. Le troisième commence à « Il faut pour cela... » (au lieu de « c'est pour cela qu'il faut »), et s'achève à « conditions caduques ». Il se trouve au tome XVI, p. 285, de l'édition d'Annecy, et se trouvait, comme le 20 fragment, dans l'édition de 1626, livre IV, ép. 63, p. 49o. » D'où l'on voit que le compilateur, évidemment un des missionnaires, a tout bonnement, copié les fragments 2 et 3, dans l'édition de 1626. On est d'ailleurs enchanté de voir ce livre se promener ainsi parmi les Hurons, mais on n'en est pas confondu. Il en va tout autrement pour le 1er fragment. « Par quel moyen, reprennent les visitandines, Fauteur de cette mosaïque a t-il eu entre les mains la lettre, ou une copie de la lettre à la Présidente de Hercé, d'où le 1er fragment est tiré, puisque cette lettre ne fut publiée par Hérissant qu'en 1767, et que la vie de Soeur M . de l'Incarnation est antérieure presque d'un siècle ?? » Joli problème que j'abandonne aux érudits. La dévotion à François de Sales était déjà si fervente qu'on se passait de main en main les copies de ses lettres. Un des missionnaires aura eu dans sa valise la lettre à Mme de Hercé, et l'aura utilisée de la façon que l'on vient de voir. Habent sua fata, mais on avouera que la fortune de cet inédit est un vrai roman. Entre le texte original et la copie, les différences sont imperceptibles : « voulu », au lieu de e résolu » ; « au rebours », au lieu de « au contraire » ; « allentissement », au lieu d' « anéantissement », faute de lecture évidente, mais qui s'explique ; un coeur « bon », au lieu de « doux ».
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davantage, soit plutôt qu'il n'ait pas résisté à la tentation de s'amuser d'elle. Petites méchancetés assez vénielles, et comme l'on s'en permet quelquefois dans le « monde des saints ». Demain l'inspirateur de cette lettre ira joyeusement au martyre. Aujourd'hui, et pour quelques instants, il obéit peut-être à ses préventions, à ses antipathies, à ses caprices de jalousie ou de faux zèle. Quoi qu'il en soit, il rend témoignage, lui aussi, à l'éminente vertu de la sainte. Quelques impatiences, des reparties un peu sèches, les vives saillies d'une haute et claire intelligence coupant court aux commérages d'une soeur brouillonne ou sotte, enfin et surtout un soupçon d' « impétuosité naturelle », c'est tout ce qu'il a trouvé. Quant à la scène émouvante à laquelle nous venons d'assister, elle aura, je l'espère, achevé de nous convaincre que cette grande mystique ne fut ni une sainte de cire, ni une surfemme. Nous pouvons donc aborder l'étude de sa doctrine avec une confiance absolue. Autant que sublime, tout y sera vrai. Que si l'on veut, à la fin de ce chapitre, un portrait au sens propre du mot, le voici de maîtresse main : « Cette vénérable Mère était d'une belle taille pour son sexe, d'un port grave et majestueux, mais qui ne ressentait point le faste, étant modéré par une douceur humble et modeste. Elle était assez belle de visage en sa jeunesse, et avant que ses pénitences et ses travaux y eussent causé de l'altération ; et, même en sa vieillesse, on y remarquait encore une proportion de parties, qui faisait assez voir ce qu'elle avait été autrefois. Cette beauté néanmoins n'avait rien de mol, mais l'on remarquait sur son visage le caractère du grand courage qu'elle a fait paraître dans les occasions pour tout entreprendre et tout souffrir (de) ce qu'elle reconnaissait être à la gloire de Dieu et au salut des âmes. Son courage était accompagné de force, étant d'un bon tempérament et d'une constitution forte et vigoureuse, propre à supporter les grands travaux que Dieu demandait de son service.
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Elle était d'une humeur agréable, et, quoique la présence de Dieu continuelle lui imprimât un sentiment de gravité et de retenue..., il ne se pouvait voir néanmoins une personne plus commode et plus accorte (2). » Malade, nous n'aurions pas refusé de l'écouter, mais nous l'aimons mieux robuste, parfaitement saine de corps autant que d'esprit.
(1) La vie, p. 738.
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