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LIVRE TROISIÈME. Histoire du Saint depuis la sédition d'Antioche, 387, jusqu'à son épiscopat, 398.
I. Le grand Théodose, issu de la famille de Trajan et né dans la Galice en Espagne, s'était signalé par sa valeur dans les combats comme aussi par sa grande prudence dans les conseils. Héritier du nom et de la gloire de son hère qui avait été général en chef de l'année d'Afrique sous le règne de Valentinien h', soutenu par son propre mérite, il s'était élevé successivement aux différents grades militaires, puis à celui de gouverneur de la Mésie, et enfin à celui de général des armées de Gratien. Après la mort de Valens, Gratien ne pouvant porter seul le fardeau du gouvernement, et voulant en quelque sorte réparer le crime de Valens qoi avait fait mourir injustement le père de Théodose, l'avait associé à l'empire, 379. Il prit pour lui l'Occident et donna l'Orient à Théodose. Ces deux excellents princes réunirent leurs efforts pour repousser les invasions des barbares, détruire le paganisme, et réprimer l'audace des hérétiques ariens qui depuis longtemps troublaient l'Église. Les peuples respiraient en paix sous leur gouvernement ferme et sage, lorsque tout à coup Maxime, général de l'armée de Bretagne, poussé par son ambition, souleva ses soldats et se fit proclamer empereur d'Occident. Sans perdre de temps il traverse la mer et arrive dans les Gaules. Les provinces se soulèvent; partout les peuples reconnaissent son autorité, et Gratien abandonné par son armée tombe entre les mains des rebelles qui le font périr à Lyon, 383. L'Église qu'il avait toujours protégée pleura sa mort; et en effet Gratien méritait d'être pleuré. L'histoire rapporte que ce religieux prince n'eut, en mourant, qu'un seul regret: ce fut de n'avoir pas saint Ambroise auprès de lui pour le disposer à mourir saintement. II. Une douleur amère remplit lâme de Théodose en apprenant tout à la fois et la mort tragique de Gratien, son bienfaiteur, et le danger imminent de Valentinien II, frère de Gratien, qui régnait en Italie. Théodose dissimule son ressentiment; il se hâte de régler les affaires intérieures de l'empire; puis il attaque les Barbares, les refoule au delà des frontières, fait sa paix avec eux, et tout à coup suivi d'une puissante armée il marche contre le tyran usurpateur, déjà maître de plusieurs provinces de l'Italie. Mais pour soutenir les frais de la guerre il avait été obligé d'imposer un nouveau tribut. Soit que les peuples le trouvassent excessif, soit que les officiers chargés d'en faire la levée l'exigeassent avec trop de rigueur, des murmures se firent entendre; des troubles même éclatèrent dans plusieurs villes, mais nulle part avec autant de violence qu'à Antioche. L'édit impérial n'avait point encore paru, due déjà l'on murmurait; ce n'était qu'un bruit sourd qui trouvait peu de croyance, mais qui mettait déjà les esprits dans cet état d'incertitude où ils deviennent plus faciles à émouvoir. Enfin le décret arrive le 26 février au soir, et dès le lendemain matin le gouverneur réunit le conseil des magistrats. A peine la lecture de ce décret est-elle achevée, due tous les assistants s'abandonnent à la douleur et au désespoir. Toute l'assemblée est dans la confusion. Les magistrats sans respect pour les ordres du gouverneur s'élancent de la salle du conseil, se dépouillent de leurs robes, et courant sous le portique : Tout est perdu! tout est perdu! s'écrient-ils, la ville est abîmée, la foudre vient de la frapper; on veut faire mourir de faim nos femmes et nos enfants, une cruelle imposition a détruit Antioche. Les cris poussés par les magistrats retentissent dans tous les quartiers de la ville, la multitude soulevée en un clin d'oeil y répond par des clameurs furieuses; des paroles de malédiction et de mort s'élèvent de toutes parts contre l'empereur et son gouvernement. Les citoyens irrités ne connaissent plus ni lois, ni prince, ni magistrats, ni patrie. Ils se précipitent vers la maison du gouverneur pour en enfoncer les portes et le massacrer ; les thermes sont pillés, les vases et les ornements sont brisés, les maisons de quelques particuliers sont incendiées, les statues de l'empereur sont insultées avec rage sur toutes les places publiques; bientôt elles sont renversées, ainsi que celles d'Arcadius et d'Honorius; la fureur du peuple arrivée à son comble n'épargne même pas celles de l'impératrice Flaccile et du père de Théodose : on les arrache de leurs bases, des cordes y sont attachées, et chacun s'empresse de prêter son bras à cette oeuvre de rébellion insensée. On les brise en morceaux, on les charge d'opprobres et d'imprécations, et leurs tristes débris sont abandonnés aux enfants qui les traînent ignominieusement dans les rues. III. Pendant que la populace s'abandonnait à tous ces excès, les citoyens et les magistrats les plus sages, frappés de terreur, se tenaient cachés dans leurs maisons, ne songeant qu'à conserver leur vie. Le comte d'Orient et le gouverneur lui-même n'avaient pas osé avec leurs soldats affronter le danger pour réprimer la sédition et défendre les Statues du prince et de l'impératrice. Mais vers la fin du jour la rage populaire s'étant ralentie, ces deux officiers se présentent à la tête de la garde qui dissipé bientôt la foule des rebelles. Le calme succède à l'orage, mais c'est un calme de terreur et de consternation. Les coupables eux-mêmes, les séditieux les plus ardents, revenus de leur fureur n'envisagent qu'en frémissant cette scène de révolte et de désolation. La vue des images de l'empereur souillées et mutilées, les débris des statues restés au coin des rues et dans la fange font sur eux une impression d'horreur; il leur semble voir les membres de l'empereur lui-même rompus et dispersés. La honte, le regret, les remords déchirants succèdent aux transports de la fureur; un silence de mort a remplacé les clameurs, et les rues et les places où s'élançait tout à l'heure ce peuple furieux n'offrent plus que l'image d'une affreuse solitude. Toute la ville est dans l'anxiété et la stupeur, chacun croit être dans l'illusion d'un rêve; pour expliquer ce qui est arrivé, on est obligé de recourir au surnaturel. Quelques-uns assurent avoir vu, la veille de la sédition, un spectre horrible qui, planant sur la ville et frappant l'air avec un fouet épouvantable, semblait exciter les esprits à la sédition. Cependant le repentir tardif du peuple n'arrête pas le cours de la justice. Des courriers partent d'Antioche pour porter ces tristes nouvelles à l'empereur; les officiers publics sont occupés à rechercher les criminels, les tribunaux sont ouverts le jour et la nuit, et toutes les prisons regorgent de citoyens prévenus de rébellion. Mais les maux présents font une impression de terreur moins grande sur les malheureux habitants d'Antioche, que ceux qu'ils attendent inévitablement de la colère de Théodose. IV. Pendant l'effervescence de la révolte, le peuple avait perdu de vue le saint prêtre d'Antioche, il avait oublié sa parole et son éloquence; mais, dans sa détresse, il fut heureux de le retrouver. Hélas ! ce saint prêtre, retiré dans le secret de sa maison, n'avait cessé pendant et depuis la sédition de lever ses yeux et ses mains vers le ciel; car nul mieux que lui ne sentait l'ingratitude et le malheur de ses concitoyens. N'ayant pu empêcher ces criminels excès, il se hâta du moins de tendre les mains aux coupables repentants et de les soutenir dans leur profonde affliction. Avec quelle éloquence cette grande âme, sept jours après la sédition, n'exprime-t-elle pas la douleur qui l'accable en présence de tout le peuple réuni dans la vaste basilique et prosterné dans sa tristesse au pied des autels. V. « Que dirai-je (1)? Quelles paroles ferai-je entendre? Hélas! nos maux sont si grands, nos blessures si profondes, nos plaies si étendues, les remèdes humains si impuissants, que ce n'est pas le mottent de parler, mais de pleurer ; il nous faut des gémissements et non des paroles, nous avons besoin de prier et non de discourir. Quand le saint homme Job, après avoir perdu sa fortune, sa santé et ses enfants, était tristement assis, râclant, dans sa douleur amère, les ulcères de son corps tombant en pourriture, ses amis qui étaient venus le visiter, l'apercevant dans cet état, s'arrêtèrent à quelque distance, puis ils déchirèrent leurs vêtements, se couvrirent la tête de cendres, et poussèrent de profonds gémissements. C'est ce due devraient faire toutes les pilles voisines d'Antioche; tous leurs habitants devraient accourir, et, en considérant les calamités de cette grande métropole, ils devraient verser des larmes amères. Permettez-moi de pleurer nos malheurs : pendant sept jours je me
1. Ad pop. Antioch. homil. 1.
suis tu comme les amis de Job; permettez-moi d'ouvrir aujourd'hui la bouche pour déplorer avec des larmes brûlantes notre commune calamité. 0 pères! 6 frères ! 8 amis chers à mon coeur! quel démon jaloux a donc troublé notre repos? Qui donc a pu le détruire? Comment, par qui est arrivé ce renversement étrange? Naguère rien n'était plus brillant que la cité, aujourd'hui rien n'est plus misérable; comment ce peuple si paisible, si traitable, si facile à conduire, a-t-il tout à coup brisé son frein pour s'emporter à commettre de pareils excès? Je pleure, je gémis, la douleur m'accable, non par la crainte du châtiment qui est inévitable, mais à cause de la folie d'un dérèglement si prodigieux. Quand l'empereur ne le punirait pas, le regret de nous y être abandonnés nous serait-il supportable? Comment cette ville est-elle passée de l'état heureux où nous l'avons vue dans celui où nous la voyons aujourd'hui? On peut dire d'Antioche ce quIsaïe disait autrefois de Jérusalem : « Notre cité est, comme un térébinthe qui a perdu ses feuilles, comme un jardin qui n'est plus arrosé, comme une ruche d'abeilles abandonnée. Cest une énigme que notre malheur : nous fuyons sans qu'aucun. ennemi nous poursuive, nous quittons notre douce patrie sans avoir combattu, nous n'avons point vu briller les armes, et nous souffrons tous les maux de l'esclavage (1). » Après avoir exprimé sa douleur et déploré les malheurs de la patrie, le saint prêtre cherche à relever les esprits abattus. « Prêtez-moi une oreille attentive , s'écrie-t-il, combattez votre tristesse, revenez à vos habitudes de paix et de tranquillité. Réunissons-nous comme autrefois dans ce saint lieu, laissons l'avenir à la disposition de la Providence; sa bonté saura nous relever, et les maux qui nous accablent se changeront en biens. Ranimons
1. Isaïe, cap. VI.
notre courage, souvenons-nous que le chrétien doit être plus fort dans le malheur que l'infidèle. Appuyé sur l'espérance des biens éternels, il doit s'élever au-dessus des orages et des tempêtes ; la générosité de son tueur doit être supérieure à tous les événements. Ayons donc confiance en Dieu qui nous a comblés de tant de bienfaits, et soyons assurés qu'il aura plus de soin de notre salut et de notre vie que nous ne pourrions en avoir nous-mêmes; remettons notre sort entre ses mains, et attendons tout de sa miséricorde. » Il n'est pas difficile d'expliquer la consternation du peuple et la douleur de Chrysostome. Depuis la sédition les juges étaient assis sur leurs tribunaux, chaque jour une foule de malheureux étaient traînés à leurs pieds, interrogés, convaincus, suppliciés. Les instruments de la justice étaient en permanence; on entendait la voix des bourreaux, les cris des victimes auxquels répondaient les cris de leurs proches et de leurs amis. Les avenues du prétoire étaient encombrées jour et nuit d'une foule dé femmes qui enveloppées de leurs voiles, se lamentant et se roulant à terre, demandaient grâce pour leurs pères, leurs fils et leurs maris. Les magistrats étaient en prison, et un grand nombre d'habitants pour échapper à la justice s'étaient retirés dans les montagnes. VI. Les interrogatoires et les exécutions cessèrent, mais la crainte de la colère de Théodose n'était pas moins vive. On connaissait la bonté de ce prince, il est vrai, mais aussi sa justice inflexible; on savait les excès auxquels la colère pouvait le porter, et auxquels elle le porta en effet quelque temps après contre les habitants de Thessalonique, dont huit mille furent immolés par ses ordres. On craignait d'autant plus le ressentiment de l'empereur, qu'il avait eu plus de bonté pour la ville d'Antioche. Ces craintes n'étaient que trop fondées. Tout à coup au milieu de ces perplexités on apprend que c'en est fait d'Antioche, que tous les biens des citoyens sont confisqués, que tous les habitants seront passés au fil de l'épée, que la ville sera renversée de fond en comble, et que Théodose irrité a juré d'y faire passer la charrue pour effrayer à jamais les peuples ingrats et rebelles. A cette nouvelle un immense cri de douleur s'échappe de toutes les bouches; le voile du deuil et de la mort enveloppe la ville entière. Les innocents et les coupables croient toucher à leur dernière heure; il leur semble déjà voir autour de la ville les légions avides de sang et de pillage et impatientes d'exécuter les vengeances impériales. La foule consternée n'a plus d'espérance que dans la protection miraculeuse du Seigneur; elle court an palais patriarcal, et bientôt Flavien et Chrysostome sont environnés d'un peuple livré au désespoir, qui les conjure d'avoir pitié de ses maux et de fléchir la colère de l'empereur. VII. On était au commencement du carême; le saint évêque pressé par ses enfants désolés et accablé lui-même de douleur ne peut plus se contenir. Sa détermination est prise : sans s'occuper ni de son grand âge, ni de ses infirmités, ni des fatigues d'un voyage de trois cents lieues, ni même du triste état dans lequel il laisse une sueur chérie, réduite à la dernière extrémité par une cruelle maladie, il part pour Constantinople au milieu des larmes et des gémissements universels, résolu de mourir, ou de fléchir Théodose. Tous les coeurs suivent de leurs voeux le saint vieillard; on espère que la bonté naturelle de l'empereur ne pourra se défendre d'écouter ses paroles et de faire grâce à Antioche. Pendant le voyage de Flavien, le peuple placé entre la vie et la mort donna des preuves éclatantes de sa foi et de sa pénitence. Cette ville voluptueuse changea tout d'un coup de face : les bains, les théâtres furent déserts; plus de jeux, plus de festins, de débauches; plus de chansons dissolues ni de danses lascives; le peuple passait les journées à l'église; toute la ville semblait être un monastère. Le sophiste Libanius en gémit; mais Chrysostome s'en réjouit devant le Seigneur. VIII. Dès le lendemain du départ du saint évêque, les habitants d'Antioche se réunirent dans la basilique, et Chrysostome, leur consolateur, commença son homélie en rappelant le départ de Flavien. « En contemplant cette chaire épiscopale que n'occupe plus le saint pontife qui avait coutume de présider à nos assemblées, j'éprouve tour à tour des sentiments opposés de joie et de tristesse (1) : je gémis, je verse des larmes de ne point voir ici ce saint vieillard, notre père; mais d'un autre côté je me réjouis de son absence, en considérant que son départ a pour objet notre salut commun. Oui, fidèle disciple du divin Maître, Flavien notre père a voulu exposer sa vie pour son troupeau; il est allé implorer la clémence de l'empereur. Ne désespérons donc pas de notre salut, mais rendons efficace la démarche de notre pontife par nos prières et nos supplications; implorons la clémence du Roi des rois, tandis que l'on supplie pour nous auprès des majestés de la terre; rendons plus puissantes nos prières par le jeûne et la mortification. » Pendant tout le temps du carême qui commença cette année à Antioche le huitième jour de mars, Chrysostome continua de prêcher au peuple dont il sut calmer les craintes et essuyer les larmes. Les philosophes avaient disparu. « Où sont-ils maintenant, s'écrie Chrysostome,
1. Homil. 2.
où sont-ils ces hommes à grande barbe et, à longs manteaux, qui se promenaient autrefois le bâton à la main avec tant d'orgueil et de morgue dans les rues de la ville? Hélas! ils ont disparu; ils vous ont abandonnés à votre douleur pour se cacher dans les cavernes des montagnes. » Tandis que les riches enfouissaient leurs richesses, tandis que les philosophes fuyaient Antioche comme si la peste y eût régné, les vrais philosophes, les moines du désert quittaient leur solitude pour venir consoler leurs concitoyens affligés. Ils surent inspirer aux uns le. détachement du monde et le mépris de la mort., aux autres la confiance en la protection de Dieu qui fléchirait l'empereur; à tous ils protestèrent qu'ils étaient venus pour obtenir leur grâce ou pour mourir avec eux. Un d'entre eux, appelé Macédone, arrêtant un jour dans la rue les officiers de l'empereur : « Allez, leur dit-il, porter ces paroles à votre maître : Vous êtes empereur, mais vous êtes homme et vous commandez à des hommes qui sont les images de Dieu. Craignez la colère du Créateur, si vous détruisez la créature. Vos statues brisées seront rétablies; mais quand vous aurez fait mourir les hommes, comment les ressusciterez-vous? » IX. Ce fut surtout à Chrysostome que la ville fut redevable de la tranquillité où elle se maintint au milieu des cruelles alarmes qui survinrent. Le peuple accourait en foule pour l'entendre; les malheureux semblaient oublier leurs craintes et leurs terreurs en présence de l'autel; la parole, la voix de Chrysostome, ses accents divins étaient pour eux une mélodie qui calmait pour un instant les terribles inquiétudes dont ils étaient agités. Pendant l'absence de Flavien, Chrysostome parut. se multiplier; son zèle et sa charité redoublèrent. Il prononça vingt discours, supérieurs à tout ce qu'Athènes et Rome ont produit de plus éloquent. L'art en est vraiment merveilleux et divin. Incertain du parti que voudra prendre Théodose, il mêle ensemble l'espérance du pardon, le mépris des richesses, le mépris des plaisirs et de la mort; il dispose ses auditeurs à recevoir avec soumission et sans trouble les ordres de la Providence. Tantôt il entre avec tendresse dans les sentiments de ses concitoyens, mais pour les relever et les fortifier; tantôt il les arrête sur la vue de leurs propres malheurs; tantôt pour les encourager, il les transporte de la terre au ciel; quelquefois pour les distraire de la crainte présente, il leur en inspire une autre plus vive; souvent il les occupe du souvenir de leurs péchés, et leur montrant le bras de Dieu levé sur leurs têtes, il les empêche de penser au bras du prince dont ils sont menacés. X. Théodose, en apprenant la sédition d'Antioche et l'ingratitude dont ses habitants s'étaient rendus coupables, se livra aux transports de cette violente colère qui lui était ordinaire et dont les premiers accès étaient toujours terribles. Le titre de métropole de la Syrie et de capitale de l'Orient fut transféré à Laodicée la rivale d'Antioche; les théâtres et les thermes furent interdits; Antioche perdit tous ses privilèges, en attendant le moment de la vengeance qui devait renverser ses palais et. ses murailles, et effacer pour jamais son nom et sa mémoire. Ce qui irritait l'empereur, c'était moins l'injure personnelle qu'il avait reçue, que celle qui avait été faite à la mémoire de son père Théodose et surtout à celle de l'impératrice Flaccile. XI. Le souvenir de cette femme chérie, que la mort venait de frapper, était profondément gravé dans son coeur; la plaie que lui faisait son absence était toujours aussi douloureuse, et l'on peut dire que si rien n'égalait l'estime et l'amour qu'il lui avait voués, personne aussi n'était plus digne qu'elle de son attachement et de ses regrets. Saint Grégoire de Nysse, dans l'oraison funèbre qu'il prononça sur son tombeau, l'appelle l'ornement de la justice, l'image vivante de la bonté, le parfait modèle de la douceur et de la chasteté; il ajoute qu'elle était la gloire des saints autels, le trésor des pauvres et la consolation des affligés. Compagne de la fortune de Théodose, elle était sa joie et sa consolation et quelquefois même sa lumière et son conseil; sans cesse elle lui rappelait ce qu'il avait été, la conduite de Dieu à son égard et la reconnaissance qu'il devait à la divine Providence. Sa douceur et sa bonté modéraient l'empereur dans les emportements de la colère; ses conseils et ses exemples le portaient à la pratique des vertus. Accessible à tous, elle se dévouait an bien de tous; son titre d'impératrice, la couronne qui ornait son front, le trône sur lequel elle était assise, loin de lui inspirer des sentiments d'orgueil, la rendaient au contraire plus humble et plus débonnaire; elle ne se souvenait de sa dignité que pour faire plus de bien et secourir plus de misères. On la voyait dans les maisons des pauvres, au milieu des hôpitaux, soignant les malades, coupant leur pain, pansant leurs blessures et se livrant à leur égard à tous les ministères que peuvent inspirer le zèle, la piété la plus tendre et la plus compatissante charité. Comme on l'engageait à ne point soulager les pauvres et les malades par elle-même, elle répondit : Mon titre d'impératrice ne me dispense pas d'être chrétienne; je vois dans les pauvres et dans les malades la personne de Jésus-Christ pauvre et souffrant, et je suis trop honorée et trop heureuse de les soulager de mes propres mains. On comprend donc aisément les regrets de Théodose et combien dut lui être sensible l'injure faite à la mémoire de cette princesse accomplie et qui lui était, si chère. Aussi dans les transports de colère qu'excitait en lui la pensée de la sédition d'Antioche, répétait-il sans cesse : « Si j'avais manqué, il fallait s'en prendre à moi-même; c'est contre moi qu'il fallait tourner les armes, mais pourquoi attaquer les morts et outrager la mémoire d'une princesse qui n'a jamais fait que du bien? » XII. Cependant Flavien s'acheminait avec diligence, mais pas assez vite au gré de ses désirs, vers Constantinople; il traversait péniblement les plaines et les montagnes de la Cilicie, de la Cappadoce, de la Galatie et de la Bithynie, voisines de la ville impériale. Ce saint vieillard courbé sous le poids des infirmités et des ans devait naturellement succomber à la fatigue d'un pareil voyage; mais l'amour et la sollicitude de son troupeau, les larmes, la désolation dont il avait été témoin, la pensée des malheurs qui menaçaient ses enfants ranimaient son courage et semblaient lui donner des ailes. Il savait la consternation des habitants d'Antioche placés entre la vie et la mort, attendant chaque jour dans d'inexprimables angoisses l'arrivée des légions impériales, et incertains le soir s'ils ne se réveilleraient pas le lendemain au milieu des massacres et des incendies. Enfin le vénérable pontife arrive à Constantinople; il entre dans ce palais où règnent la grandeur et la magnificence; il paraît devant Théodose. D'abord il se tient loin du trône (1) dans un morne silence, les yeux baissés vers la terre comme s'il eût été chargé seul de tous les crimes de ses compatriotes. XIII. A sa vue la plaie du coeur de Théodose s'ouvrit plus douloureusement que jamais. Il se plaint à Flavien de l'ingratitude des habitants d'Antioche; il rappelle
1 Ad Populum, homil. 20.
les bontés qu'il a eues pour eux, et à chaque instant il s'écrie : « Est-ce donc ainsi que j'ai mérité tant d'outrages! Quelle est donc l'injustice dont ils ont prétendu se venger? Pourquoi, non contents de m'insulter, ont-ils porté leur fureur jusque sur les morts? Si j'étais coupable à leur égard, ils devaient m'attaquer moi seul, mais pourquoi outrager ceux qui ne sont plus et qui ne les ont jamais offensés? N'ai-je pas donné à leur ville des marques de préférence sur toutes les autres villes de l'empire? Je désirais ardemment de voir Antioche, j'en parlais sans cesse, j'attendais avec impatience le moment où je pourrais en personne recevoir les témoignages de leur affection et leur en donner de ma tendresse. » XIV. Flavien pénétré de ces justes reproches et poussant un profond soupir rompit enfin le silence, et d'une voix entrecoupée de sanglots : « Prince, dit-il, notre ville infortunée n'a que trop de preuves de votre amour, et ce qui faisait sa gloire fait aujourd'hui sa honte et notre douleur. Détruisez-la jusqu'aux fondements, réduisez-la en cendres, faites périr jusqu'à nos enfants par le tranchant de l'épée; nous méritons encore de plus sévères châtiments, et toute la terre épouvantée de notre supplice avouera cependant qu'il est au-dessous de notre ingratitude. Nous en sommes même déjà réduits à ne pouvoir être plus malheureux. Accablés de votre disgrâce, nous ne sommes plus qu'un objet d'horreur. Nous avons dans votre personne offensé l'univers entier; il s'élève contre nous plus fortement que vous-même. Il ne reste à nos maux qu'un seul remède. Imitez la bonté de Dieu : outragé par ses créatures, il leur a ouvert les cieux. J'ose le dire, grand prince; si vous nous pardonnez, nous devrons notre salut à votre indulgence, mais vous devrez à notre offense l'éclat d'une gloire nouvelle : nous vous aurons, par notre attentat, préparé une couronne plus brillante que celle dont Gratien a orné votre front (1); vous ne la tiendrez que de votre vertu. On a détruit vos statues : ah! qu'il vous est facile d'en rétablir qui soient infiniment plus précieuses! ce ne seront pas des statues muettes et fragiles, exposées dans les places aux caprices et aux injures de la multitude : ouvrages de la clémence et aussi immortelles que la vertu même, celles-ci seront placées dans tous les coeurs; et vous aurez autant de monuments qu'il y a d'hommes sur la terre et qu'il y en aura jamais. Non, les exploits guerriers, les trésors, la vaste étendue d'un empire, ne procurent pas aux princes un bonheur aussi pur et aussi durable que la bonté et la douceur, Rappelez-vous les outrages que des mains séditieuses firent aux statues de Constantin et les conseils de ses courtisans qui l'excitaient à la vengeance. Vous savez que ce prince portant alors la main à son front leur répondit en souriant: Rassurez-vous, je ne suis point blessé. On a oublié une grande partie des victoires de cet illustre empereur; mais cette parole a survécu à ses trophées elle sera entendue des siècles à venir, elle lui méritera à jamais les éloges et les bénédictions de tous les hommes. Qu'est-il besoin de vous mettre sous les yeux des exemples étrangers:' il ne faut que vous montrer vous-même à vous-même. Souvenez-vous de ce soupir généreux que la clémence fit sortir de votre bouche, lorsqu'aux approches de la fête de Pâques, annonçant par un édit aux criminels leur pardon et aux prisonniers leur délivrance, vous ajoutâtes : Que n'ai-je aussi le pouvoir de ressusciter les morts! Vous pouvez faire aujourd'hui ce miracle : Antioche n'est plus qu'un sépulcre; ses habitants ne sont plus que des cadavres; ils sont morts avant le supplice qu'ils ont mérité; vous pouvez d'un seul mot leur rendre
1. Ad Populum, homil. 20.
la vie. Les infidèles s'écrieront : Qu'il est grand le Dieu des chrétiens! Des hommes il sait faire des anges! il les affranchit de la tyrannie de la nature. Ne craignez pas que notre impunité corrompe les autres villes : hélas ! notre sort ne peut qu'effrayer. Tremblants sans cesse, regardant chaque nuit comme la dernière, chaque jour comme celui du supplice, fuyant dans les déserts, en proie aux bêtes féroces, cachés dans les cavernes, dans le creux des rochers, nous donnons au reste du monde l'exemple le plus lamentable. Détruisez Antioche; mais détruisez-la comme le Tout-Puissant détruisit autrefois Ninive : effacez notre crime par le pardon; anéantissez la mémoire de notre attentat en faisant naître l'amour et la reconnaissance. Il est aisé de brûler des maisons, d'abattre des murailles; mais de changer tout à coup des rebelles en sujets fidèles et affectionnés, c'est l'effet d'une vertu divine. Quelle conquête une seule parole peut vous procurer : elle vous gagnera le coeur de tous les hommes ! Quelle récompense vous recevrez de l'Éternel ! il vous tiendra compte non-seulement de votre bonté, mais aussi de toutes les actions de miséricorde que votre exemple produira dans la suite des siècles. « Prince invincible, ne rougissez pas de céder à un faible vieillard après avoir résisté aux prières de vos plus braves officiers : ce sera céder au Souverain des empereurs qui m'envoie pour vous prêcher l'Évangile et vous dire de sa part : Si vous ne remettez pas les offenses commises contre vous, votre Père céleste ne vous remettra pas les vôtres. Représentez-vous ce jour terrible dans lequel les princes et les sujets comparaîtront au tribunal de la suprême justice; et faites réflexion que toutes vos fautes seront alors effacées par le pardon que vous nous aurez accordé. Pour moi, je vous le proteste, grand prince, si votre juste indignation s'apaise, si vous rendez à notre patrie votre bienveillance, j'y retournerai avec joie; j'irai bénir avec mon peuple la bonté divine et célébrer la vôtre. Mais si vous ne jetez plus sur Antioche que des regards de colère, mon peuple ne sera plus mon peuple; je ne le reverrai plus; j'irai dans une retraite éloignée cacher ma honte et mon affliction; j'irai pleurer jusqu'à mon dernier soupir le malheur d'une ville qui aura rendu implacable pour elle seule le plus humain et le plus doux de tous les princes. » XV. Pendant le discours de Flavien, l'empereur avait fait effort sur lui-même pour comprimer sa douleur. Enfin ne pouvant plus retenir ses larmes : « Pourrions-nous, dit-il, refuser le pardon à des hommes semblables à nous, après que le Maître du monde s'étant réduit pour nous à la condition d'esclave a bien voulu demander grâce à son Père pour les auteurs de son supplice, qu'il avait comblés de ses bienfaits? » Flavien touché de la plus vive reconnaissance demandait à l'empereur la permission de demeurer à Constantinople pour célébrer avec lui la fête de Pâques : « Allez mon père, lui dit Théodose; hâtez-vous de vous montrer à votre peuple, rendez le calme à la ville d'Antioche; elle ne sera parfaitement rassurée après une si violente tempête, que lorsqu'elle reverra son pilote. » L'évêque le suppliait d'envoyer son fils Arcadius. mais le prince pour lui témoigner que, s'il lui refusait cette grâce, ce n'était par aucune impression de ressentiment, lui répondit : « Priez Dieu, mon père, qu'il me délivre des guerres dont je suis menacé, et vous me verrez bientôt moi-même. » Lorsque le prélat eut passé le détroit, Théodose lui envoya encore des officiers de sa cour pour le presser de se rendre à son troupeau avant la fête de Pâques. XVI. Quoique Flavie n usât de toute la diligence dont il était capable, cependant, pour ne pas dérober à son peuple quelques moments de joie, il se fit devancer par des courriers qui portèrent la lettre de l'empereur avec une promptitude incroyable. Flavien était de retour à Antioche pour la solennité de Pâques; toute la ville accourut à la basilique patriarcale pour admirer son pasteur. Ce fut dans cette circonstance solennelle que Chrysostome prêcha sa vingt-unième homélie sur la sédition d'Antioche. En commençant, il s'écria : « Béni soit le Seigneur notre Dieu, qui nous permet de célébrer aujourd'hui avec vous tous, dans les transports de l'allégresse, cette auguste et sainte solennité! Béni soit Dieu, qui a rendu la tête aux membres, le pasteur aux brebis, le maître aux disciples, le général à ses soldats et le pontife à ses prêtres ! Béni soit Dieu, qui a usé envers nous tous d'une miséricorde ineffable, et gui, dans sa bonté, nous a accordé plus que nous n'avions demandé! Qui aurait osé espérer qu'en si peu de temps le saint Pontife, notre Père, aurait pu effectuer un si long voyage, nous réconcilier avec l'empereur et se trouver aujourd'hui au milieu de ses enfants? Ce que nous n'osions espérer, Dieu l'a fait : Flavien, notre Père, est de retour; nous jouissons aujourd'hui de sa présence, il préside à cette auguste solennité. Bénissons le Seigneur, admirons sa puissance, remercions sa bonté qui a changé notre tristesse en la joie la plus vive, et qui s'est servi des calamités dont le démon nous avait accablés pour rendre plus illustres encore notre ville, l'empereur lui-même et notre saint Pontife (1). « Oui, Antioche a manifesté sa foi dans ce péril extrême, en implorant non pas le secours des riches et des puissants, mais celui de Dieu et de ses ministres;
1. Homil. 21.
l'empereur a signalé sa grandeur et sa magnanime bonté, et Flavien a montré sa foi vive, son courage inébranlable et l'amour ardent qu'il porte à ses enfants. » Chrysostome exposa, au milieu des applaudissements et des larmes de tout ce grand peuple réuni, les diverses circonstances du voyage de Flavien, telles que nous les avons déjà rapportées. Comme la ville, à la nouvelle du pardon, avait fait de grandes réjouissances, il exhorte ses auditeurs à les continuer toute leur vie, en se couronnant, non de fleurs, mais de vertus, et en allumant dans leurs âmes la flamme des bonnes oeuvres. « Vous n'êtes pas seulement obligés à Dieu d'avoir terminé vos maux, mais de les avoir fait naître; car l'un et l'autre ont concouru à la gloire de notre patrie. Annoncez toutes ces choses à vos enfants; que jusqu'à la dernière génération on sache de quelle clémence Dieu a usé envers nous; qu'on admire la foi des citoyens d'Antioche, le zèle et l'amour généreux de Flavien, et la bonté du prince magnanime qui nous a si généreusement présenté la main pour nous relever. » XVII. La tempête, qui avait été sur le point de renverser Antioche, avait produit de salutaires effets dans toutes les classes de la société, riches et pauvres, grands et petits, fidèles et infidèles, tous reconnaissaient et bénissaient la miséricorde qui les avait sauvés. Les désordres avaient disparu, les églises remplaçaient le cirque et les théâtres; les hérétiques gardaient le silence, les catholiques étaient plus fervents, et les païens eux-mêmes, abandonnés dans le danger par les sophistes et protégés par les moines, avaient en grand nombre embrassé le christianisme; Antioche enfin avait changé de face. Cet heureux état de ferveur subsista tant que se fit sentir dans les esprits l'impression profonde de terreur produite par les événements que nous avons racontés. Mais quand le temps, les occupations et la dissipation inhérente aux affaires eurent affaibli ce sentiment si vif, on vit peu à peu le monde, les plaisirs et les désordres reprendre leur empire accoutumé. Bientôt Antioche redevint ce qu'elle était auparavant, une ville voluptueuse et criminelle, où Chrysostome trouva toujours un vaste champ ouvert à tous les efforts de son zèle et de son inépuisable charité. Nous ne le suivrons pas dans les hôpitaux, auprès du lit des malades, dans les réduits du pauvre, dans les maisons des veuves et des orphelins, consolant les affligés, accueillant les pèlerins, reprenant, avertissant dans le secret des familles, instruisant les vierges et la foule des catéchistes, dirigeant les diacres et les prêtres, et encourageant par ses conseils les solitaires qui vivaient sur les montagnes voisines d'Antioche. Nous nous contenterons, pour donner une idée de sa foi vive, de son amour immense pour Dieu et le salut des âmes, de le montrer encore à la tribune comme prédicateur de la parole sainte. XVIII. Nous aurions pu renvoyer ces considérations à la fin de cette histoire, mais comme c'est à Antioche que ce saint prêtre prononça la plupart des homélies qui lui ont mérité l'admiration de tous les siècles et le glorieux surnom de Chrysostome, nous avons cru que c'était ici le lieu de parler du précieux talent de la parole qu'il avait reçu de Dieu et dont il fit un si saint usage. Soit qu'on envisage les discours du saint orateur quant an fond ou quant à la forme, on les trouve admirables et au-dessus de tous les éloges; c'est ce dont conviennent les païens, les hérétiques, les catholiques, tous ceux enfin qui ont lit ses écrits. Suidas le met au-dessus de tous les orateurs païens ou chrétiens. Saint Nil assure que son éloquence est plus abondante que les sources du Nil, et saint Isidore de Damiette, qui vivait dans le même siècle, ne pouvait souffrir que ses ouvrages fussent inconnus à un de ses amis. « Je m'étonne extrêmement que, la gloire des écrits que le très-sage Jean-Chrysostome a laissés après sa mort étant répandue comme elle est de toutes parts, vous soyez assez ignorant pour n'en avoir nulle connaissance. C'est ignorer les plus belles choses; c'est ne pas voir le soleil en plein midi ; peut-on lire ces écrits sans s'y laisser prendre? y a-t-il un homme qui soit assez insensible pour ne pas remercier la Providence d'avoir donné au monde une si brillante lumière, un orateur qui opérait des prodiges mille fois plus surprenants que tous ceux que la fable nous raconte de la lyre d'Orphée? » XIX. Depuis les apôtres divinement inspirés, nul homme n'a plus dignement, plus éloquemment annoncé aux hommes les mystères du salut éternel; la douceur et la majesté règnent dans toutes ses homélies. En se rendant intelligibles aux plus simples, il conserve une élévation d'esprit, une grandeur imposante qui se fait admirer des savants. C'est un fleuve de lait et de miel, profond, large, intarissable; il s'insinue dans les esprits avec adresse pour y régner en souverain; chacune de ses paroles laisse dans l'âme une vive lumière et dans le coeur un aiguillon pénétrant. Il combat toujours avec des armes brillantes; il poursuit le vice jusque dans ses derniers retranchements et ne le laisse que quand il est terrassé. Le bruit éclatant de son tonnerre attire les pécheurs qu'il épouvante, et les éclairs qu'il jette de toutes parts ravissent les yeux sans les blesser. Le coeur de l'homme n'est point pour lui un abîme, il sait en démêler tous les secrets, il en parcourt tous les replis les plus cachés : tantôt il attaque, tantôt il défend; ici il expose, là il explique; il frappe, il fait au cur de douloureuses blessures; il convainc, il touche, il émeut, il effraye, il console, il rassure; souvent il terrasse, mais toujours pour relever les âmes et les édifier. Son style est simple, mais parfois sublime; son expression est claire, naturelle et toujours magnifique. Ses efforts sont justes et réglés; il se soutient par ses propres forces et par les secrets de l'art; il parle aux hommes qui sont sur la terre, mais son génie s'élevant au-dessus des choses passagères, et inspiré par la foi, plane dans les régions célestes d'où il enseigne aux hommes les secrets de Dieu et les vérités éternelles. C'est donc avec juste raison que ses contemporains et tous les siècles postérieurs ont personnifié en lui l'éloquence et lui ont donné les glorieux surnoms de Chrysostome, Théostome, Chrysostome. Mais ne nous arrêtons point à ces généralités, et, sans faire ici un traité d'éloquence étranger au but que noirs nous sommes proposé, étudions en détail les qualités de ce merveilleux génie. Examinons d'abord d'une manière plus approfondie l'objet de ses écrits et de ses travaux pendant les dix dernières années de son séjour à Antioche. Une tâche immense lui était imposée. Ce n'était plus le siècle des martyrs où pour faire triompher la religion il suffisait, avec l'aide de la grâce, de confesser humblement sa foi et de mourir; mais c'était l'époque des combats intellectuels. Le Christianisme était attaqué au dedans par cette multitude d'hérésies qui, nées du rationalisme, allaient grossissant et se multipliant les unes les autres par voie de conséquence ou par voie d'opposition ; il était attaqué au dehors par le paganisme, qui, se sentant défaillir, réunissait ses dernières forces dans la personne des philosophes et des ambitieux pour défendre ses autels, renverser le Christianisme et reconquérir l'empire du monde. Deux fois pendant l'espace de trente ans, depuis Julien jusqu'à Eugène, il était monté sur le trône des Césars. Les païens étaient encore nombreux à la cour, dans l'armée, dans les villes et les hameaux. Jamblique, Porphyre, Libanius, Maxime et le préfet Symmaque gémissaient sur le sort de l'ancienne religion; ils défendaient l'autel de la Victoire, imploraient la clémence des empereurs pour le rétablissement des sacrifices, menaçaient l'empire de la colère des dieux et s'efforçaient de déverser le mépris sur le culte chrétien. Mais Dieu n'abandonna pas son Église : il sut opposer à ce mal un remède efficace; il suscita des hommes puissants en oeuvres et en paroles pour combattre en faveur du Christianisme. Tandis que Théophile d'Alexandrie et saint Martin de Tours, l'un en Égypte et l'autre dans les Gaules, renversaient les temples des dieux; tandis que saint Ambroise s'opposait en Italie aux entreprises du païen Symmaque, et que le génie d'Augustin frappait en Afrique les erreurs des Manichéens et des Pélagiens, Chrysostome défendait et vengeait la foi chrétienne dans l'Asie. Nous ne répéterons pas ici ce que nous avons dit de la manière dont il attaque le paganisme ; seulement, nous devons ajouter un mot sur la manière dont il établit la divinité du Christianisme. « Le Christianisme s'est établi dans le monde, dit-il, non point par les moyens humains, par la richesse, la force, l'éloquence, mais sans aucun moyen humain et contre tous les obstacles. Expliquez, si vous pouvez, comment des pêcheurs, des faiseurs de tentes, des ignorants sans éloquence, sans ressources, venus de la Judée, ont pu au milieu des persécutions et des périls amener à la foi les philosophes , les orateurs et les savants? Expliquez comment ils ont pu, sans le secours divin, établir le Christianisme malgré les peuples et les tyrans armes, malgré les philosophes et les sophistes, ayant à lutter contre l'erreur, l'habitude, les passions et les préjugés consacrés par les siècles; sans cesse exposés à la persécution, aux tortures et à la mort (1)? Si douze hommes faibles, sans armes, sans expérience dans les combats, s'élançaient tout à coup contre une armée de combattants, parvenaient sans recevoir aucune blessure à détruire cette armée , ne serait-ce pas une chose étrange, supérieure aux forces de la nature? Or c'est ce qu'ont fait les Apôtres; la victoire qu'ils ont remportée sur le monde est mille fois plus grande, mille fois plus admirable; elle ne peut être que l'effet de la puissance divine. » XX. Chrysostome revient souvent sur cette preuve du Christianisme, sur la constance des martyrs, sur la force des prophéties et leur accomplissement, sur la sainteté des Apôtres et des premiers fidèles, qui persuadaient plus efficacement par leurs actions que par leurs paroles; et pour détruire d'un seul coup et par la racine toutes les objections de la raison humaine, il montre la faiblesse de la raison, la nécessité de la foi non-seulement dans les choses spirituelles, mais dans toutes les choses et les circonstances de la vie; l'impossibilité de dire le pourquoi et le comment de phénomènes qui se passent tous les jours sous nos yeux. « Rien n'est plus déraisonnable, dit-il, que de vouloir soumettre les mystères divins aux raisonnements humains; c'est en voulant pénétrer les mystères et en les mesurant à la faiblesse de la raison, que les hérétiques ont fait naufrage (2). Les choses infinies ne peuvent s'expliquer
1 Ad Cor., homil. 3. 2. Ibid., homil. 4.
par une intelligence bornée. Je sais que Dieu est partout et tout entier dans chaque partie de l'univers, mais comment? je l'ignore. Je sais que Dieu est éternel, sans principe, sans auteur de son être; mais comment? je l'ignore. Je sais que le Fils est engendré du Père; mais comment? je l'ignore encore. Le Saint-Esprit procède du Père et du Fils, mais le mystère de cette divine procession nous est caché. Ne vous étonnez pas de cette ignorance : la raison humaine est bornée, et il faut qu'elle admette des mystères, même dans les choses les plus ordinaires. Le pourquoi et le comment sont souvent impossibles à dire. Si un de ces hommes qui ne veulent admettre que ce qu'ils comprennent, vous demandait de lui expliquer comment et pourquoi il aperçoit les objets, ce serait en vain que vous vous efforceriez de lui dire le pourquoi et le comment; vous ne pourriez pas lui expliquer pourquoi les yeux voient et non pas les oreilles; pourquoi celles-ci entendent plutôt que les yeux, et si vous tentiez de le persuader par le raisonnement, vous perdriez votre peine et vous tomberiez dans le ridicule. Ainsi en est-il des mystères : nous avons des preuves de leur existence, mais il est ridicule de vouloir les pénétrer pour les expliquer. La foi humble et simple est donc nécessaire; c'est un vaisseau qui vogue sûrement en pleine mer, hors duquel on ne peut attendre que le naufrage et la mort. » XXI. Ce n'était pas assez de combattre les ennemis extérieurs et de montrer la divinité du Christianisme, Chrysostome avait à combattre les ennemis intérieurs, c'est-à-dire cette foule de sectaires si nombreux à Antioche et dans l'Asie. Il avait à établir la Trinité des personnes divines contre Noétius et Sabellius, l'incarnation et la divinité du Verbe contre Cérinthe, Ébion, Arius, les anoméens et les différentes nuances de cette secte; la réalité du corps de Jésus-Christ contre les partisans de Basilide et d'Apelles qui soutenaient que le Verbe n'avait pris qu'un corps fantastique et que Marie n'était point sa mère; l'excellence de la virginité contre les osséens; la création de l'Univers par la toute-puissance de Dieu, l'honnêteté du mariage contre Ménandre, Basilide et les Manichéens; la monarchie divine contre lés deux principes égaux, l'un bon et l'autre mauvais, inventés par les derniers de ces sectaires; enfin le péché originel et la nécessité de la grâce contre les partisans de Pélage. Il fut souvent obligé de réfuter les erreurs des valentiniens et des marcionites qui prétendaient, les uns que la matière était éternelle, les autres que Dieu n'était point créateur du monde, qu'il n'était point l'auteur de l'Ancien Testament, que Jésus-Christ n'était point ressuscité et qu'après cette vie il n'y avait point d'enfer. Les manichéens combattus et réfutés par Chrysostome méprisaient la loi de Moïse , les patriarches et les prophètes, et niaient la résurrection des morts. Outre ces erreurs enseignées par les sectaires, il en existait un grand nombre d'autres particulières à chaque individu. Les uns croyaient que Dieu avait un corps; que l'âme humaine n'était pas immortelle; les antres pensaient qu'elle était de la substance de Dieu; quelques-uns admettaient la métempsycose; ceux-ci niaient la Providence, prétendant que tout arrivait par la force du destin, et ceux-là croyaient que les âmes de ceux qui mouraient de mort violente étaient transformées en démons. La société subissait encore l'influence des idées païennes qui l'avaient si longtemps asservie. Le philosophisme alexandrin, le judaïsme s'agitaient dans les esprits en présence du Christianisme, dont ils adoptaient quelques principes en rejetant les autres, et de ce mélange confus naissaient toutes ces erreurs, toutes ces sectes impures, toutes ces opinions qui désolaient l'Église d'Orient. Les Pères et les docteurs de cette époque, profondément versés dans la science des Écritures, appuyés sur les saines traditions, s'efforçaient de dégager tous ces éléments hétérogènes par lesquels les hérésies et le rationalisme cherchaient à troubler le fleuve limpide et pur des doctrines catholiques; armés de toute la force de leur éloquence, ils abattaient toutes ces plantes parasites qui tentaient de s'incorporer à l'arbre divin planté par Jésus-Christ et les Apôtres. XXII. Ce n'était point dans des traités particuliers que Chrysostome attaquait et renversait l'erreur pour établir la croyance catholique, mais plutôt dans les discours et les divines homélies qu'il adressait au peuple assemblé dans les églises. Une parole, un texte de l'Écriture lui fournissait l'occasion de réfuter l'erreur , d'exposer la vraie doctrine, de reprendre le vice, de stimuler la paresse et d'exciter ses auditeurs à la pratique des préceptes et même des conseils évangéliques, Pendant les trois ou quatre premières années de son apostolat, jusqu'en 390, il s'appliqua surtout à détruire du milieu d'Antioche l'habitude coupable et invétérée des jurements et à réformer les moeurs. Dès l'année 389 il entreprit l'explication des livres de l'Écriture. Il prêcha à Antioche huit discours et soixante-sept homélies sur la Genèse, cinquante-huit homélies sur les Psaumes, quatre-vingt-dix homélies sur l'Évangile de saint Matthieu, quatre-vingt-huit sur celui de saint Jean, trente-deux homélies sur l'Épître aux Romains, quarante-quatre sur la première, et trente sur la seconde aux Corinthiens; un commentaire sur l'Épître aux Galates, vingt-quatre homélies sur l'Épître aux Éphésiens et vingt-huit sur les deux Épîtres à Timothée et aux Thessaloniciens. Il avait déjà prêché ses discours sur Lazare, ses homélies sur la pénitence, ses vingt-deux sermons au peuple d'Antioche à l'occasion de la sédition, ses homélies contre les Juifs et les Anoméens, ses discours aux catéchumènes, un grand nombre de panégyriques sur les fêtes et les martyrs, et beaucoup d'autres homélies qui ne sont point parvenues jusqu'à nous. Parmi tous ces ouvrages on place au premier rang ses homélies sur l'Épître aux Corinthiens et celle sur Évangile de saint Matthieu. Ce dernier ouvrage est supérieur à tous les commentaires connus; aucun ne peut lui être comparé pour la richesse du fond, pour l'arrangement et la disposition des matières, pour la force et la profondeur des pensées, pour la clarté avec laquelle la vérité est exposée et la vigueur avec laquelle elle est défendue. Aucun livre ne peut être aussi utile pour la réformation des vices, l'établissement de la vertu, et l'édification des peuples. Saint Thomas, l'ange de l'école, qui n'avait de ces homélies qu'une médiocre traduction, la regardait comme si précieuse, qu'il n'aurait pas voulu la donner, pour tout l'or et toutes les richesses de Paris. XXIII. Dans ses immortels chefs-d'oeuvre Chrysostome est non-seulement orateur éloquent, mais il est exégète, discutant les dates, les circonstances, élucidant le sens littéral des textes, conciliant les récits des historiens sacrés, indiquant les divers sentiments des interprètes, approuvant les uns et réfutant habilement les autres; docteur, exposant les dogmes chrétiens, expliquant les paroles du Fils de Dieu et les circonstances de sa naissance, de sa vie, de sa mort, de sa résurrection et de son ascension ; défenseur et apologiste, attaquant les erreurs et les hérésies, et réfutant avec vigueur les fausses doctrines, surtout celles des manichéens; moraliste et ascète, développant les préceptes et les conseils évangéliques, réprimant les vices, censurant les moeurs et attaquant avec un zèle vraiment apostolique les désordres si communs dans la ville d'Antioche. Chacune de ses homélies se termine par une exhortation que lui fournit l'explication du texte évangélique. Il y reprend avec force les riches qui abusaient de leurs richesses et qui, environnés d'une foule de parasites passaient leur vie dans les festins et les débauches; il attaque ceux qui s'enrichissaient par les fraudes et les injustices; il fait retentir à leurs oreilles les éclats du tonnerre et des vengeances du ciel, il met sous leurs yeux les justices du Seigneur et les supplices éternels de l'enfer. Combien de fois par ces saintes menaces n'effraya-t-il pas, ne toucha-t-il pas jusqu'aux larmes les malheureux esclaves des voluptés sensuelles! « Mais, hélas! dit-il, la crainte seule ne peut pas tenir longtemps les hommes dans le sentier du devoir, si elle n'est mêlée d'espérance et d'amour.» Ces hommes qui avaient paru si effrayés et si contrits retombaient bientôt dans leurs désordres. Il exhortait les riches à placer leurs richesses dans le sein de Dieu comme en un lieu sûr par la main des pauvres, pourvu que ce fussent des richesses légitimement acquises; car l'aumône faite avec le bien amassé par la rapine et l'usure est une Oeuvre abominable aux yeux de Dieu. XXIV. Ennemi déclaré, censeur perpétuel du luxe, de l'arrogance, du faste et de la vanité, il poursuit à outrance ces monstrueux excès; animé d'une sainte liberté, il condamne hautement les édifices splendides, les salons dorés, les ameublements superflus, les chars brillants d'or et d'argent et la multitude des serviteurs; il frappe de ses censures les vêtements somptueux, les robes traînantes, les voiles légers et tremblants, les chaussures magnifiques, les coiffes à réseaux, les pendants d'oreilles, les croissants, les chaînes et les bracelets d'or; il regarde en pitié les écharpes de couleur, les rubans éclatants, les cheveux artistement tressés, les flacons d'essences odoriférantes et tous les vains ornements des femmes de son temps. « Pourquoi, leur dit-il, aller chercher au dehors des parures d'or et de pierreries? Pourquoi vouloir ainsi corriger l'uvre de Dieu? Voulez-vous être estimées belles, revêtez-vous de l'aumône, de la bénignité, de la modestie, de la tempérance, et dépouillez-vous de tout faste et de toute vanité (1). Les vertus chrétiennes sont le plus précieux comme le plus bel ornement des femmes; foulez aux pieds toutes les pompes de Satan, méprisez tout cet art diabolique, et, laissant de côté tout ce vain étalage ou plutôt cette honteuse folie, appliquez-vous à parer vos âmes des vertus chrétiennes qui vous rendront belles aux yeux des anges et agréables à Dieu et aux hommes (2). » XXV. Le saint orateur ne s'élève pas avec moins de force contre le luxe honteux de certains jeunes gens efféminés qui se paraient comme des femmes et qui montraient leur vanité jusque dans la forme, la couleur et la richesse de leur chaussure. « Je crains d'exciter votre indignation, s'écrie-t-il dans la 50e homélie; vous m'accuserez de descendre dans des détails trop petits, mais accusez-vous vous-mêmes; car c'est vous qui. me forcez de descendre si bas, en prétendant qu'un luxe pareil n'est point péché (3). Quelle honte, quel ridicule, de mettre dans de viles chaussures tous ces fils de soie qu'il n'est pas même convenable de mettre dans des vêtements ! Si vous n'en rougissez pas, si vous ne voulez pas vous en
1. In Isaia, hom. 36. 2 Ad Coloss., hom. 10. 3 In Matth., hom. 50.
rapporter à mon assertion, écoutez saint Paul qui non-seulement traite ces choses de ridicules, mais qui les défend expressément même aux femmes. Que les femmes, s'écrie-t-il, se parent de pudeur et de sagesse, non avec des cheveux tressés, ni des ornements d'or, ni des perles, ni des habits somptueux (1). Comment donc osez-vous vous permettre ce que saint Paul n'excuse pas même dans des femmes mariées? Comment pouvez-vous employer avec tant d'affectation à l'ornement de vos pieds ce qui est le prix de mille travaux, de mille périls; le prix en quelque sorte de la vie de vos semblables? Eh quoi ! pour satisfaire votre ridicule vanité, il faudra construire un vaisseau, payer des matelots et des pilotes; déployer les voiles et traverser les mers pour vous procurer ces soieries, objet de votre vanité ; il faudra qu'une multitude d'hommes abandonnant leur patrie, leurs femmes et leurs enfants s'exposent au péril des flots, affrontent mille dangers dans les régions barbares, et tout cela, pour vous donner le plaisir d'en orner le vil cuir de vos souliers? Ah ! je crains que bientôt les jeunes hommes ne se revêtent comme les femmes, et qu'ils n'aient plus de vanité qu'elles dans leur chaussure. Ne mériteriez-vous pas d'être frappés par la foudre, d'oser ainsi fouler aux pieds les dons de Dieu, tandis qu'une multitude de pauvres périssent de froid, de faim et de misère? Une pareille conduite n'est-elle pas l'indice d'une âme efféminée, inhumaine et pleine de la plus sotte vanité? Quelle espérance peut-on fonder sur un homme pareil ? Quelle ressource peut-il offrir? Comment s'occuper aux choses utiles et nécessaires, quand on est tout rempli de ces folies ? Comment penser au salut de son âme quand on ne sait pas même si on en a une? Ce jeune homme, tout occupé d'admirer la direction et les sinuosités
1. Act Timoth., cap. II.
des fils, la fraîcheur des couleurs et les merveilleux effet des tissus, aura-t-il du temps pour élever vers le ciel ses pensées et ses regards? Comment pourra-t-il admirer la beauté des mondes placés sur nos têtes, celui qui sans cesse courbé vers la terre s'extasie sur la beauté de sa chaussure? Quelle honte de voir ces hommes efféminés, plus glorieux de leurs cheveux, de leurs vêtements et de leur chaussure, qu'un général d'armée revenant triomphant après mille combats et mille victoires! Quelle honte de les voir marcher dans les rues avec une délicatesse et des précautions infinies, craignant que la boue en hiver ou la poussière en été ne ternisse l'éclat de leurs souliers! Eh ! misérables esclaves de la vanité, à quoi donc pensez-vous? Ne comprendrez-vous donc jamais qu'en agissant ainsi vous oubliez l'essentiel pour vous occuper de choses frivoles et inutiles, et qu'en vous livrant à un luxe pareil vous précipitez votre âme dans la boue. Apprenez donc pour quel usage vous mettez une chaussure ; comprenez que c'est pour fouler la boue et les immondices du pavé des rues, et si vous ne voulez pas le comprendre, si vous craignez de souiller votre élégante chaussure, ôtez vos souliers et portez-les suspendus à votre cou, ou bien placez-les sur votre tête » La vanité, la trop grande recherche dans les habits est une source de péchés et de désordres; aussi le saint docteur, dans la même homélie, nous montre ces malheureux jeunes gens consumant les biens de leur famille, employant les fraudes et les injustices, inhumains et arrogants envers les pauvres qu'ils ne daignaient pas même regarder, s'abandonnant à toutes sortes d'excès et se vendant à la débauche la plus infâme, afin de se procurer l'argent nécessaire pour satisfaire leur vanité. XXVI. Dans ses homélies Chrysostome poursuit encore les péchés opposés à la charité , il frappe avec force le calomniateur et le médisant, l'homme haineux et vindicatif, et après avoir montré combien la haine est contraire aux maximes de l'Évangile, il exhorte ses auditeurs à vivre dans l'union, la paix et la charité qui sont les marques qui distinguent les enfants de Dieu des fils de ténèbres et de perdition. « Fuyons la médisance, parce que c'est un grand péché et un péché hélas! trop commun, s'écrie-t-il. Ne nous arrêtons pas sur les plaies d'autrui à l'exemple de la mouche importune; soyons plutôt jaloux d'imiter l'abeille industrieuse qui repose sur les fleurs. L'abeille compose de divers sucs les rayons d'un miel pur; la mouche incommode aigrit et envenime la blessure à laquelle elle touche. L'une est odieuse et méprisable, l'autre est aimable et distinguée. Reposons-nous donc sur les vertus des saints comme sur des fleurs précieuses, et travaillons de plus en plus à répandre la bonne odeur qui en émane. Fermons la bouche au médisant, et ayons pour nos frères la charité sans laquelle on ne peut plaire à Dieu.» Chrysostome n'est pas moins éloquent lorsqu'il parle du cirque et des théâtres. Il paraît qu'à cette époque la scène était livrée à la plus révoltante immoralité; on y entendait les paroles et les chants les plus licencieux; les acteurs et les actrices y paraissaient dans une complète nudité, et donnaient au public les leçons les plus affreuses de la lubricité et du crime; les costumes, les démarches, les personnages, tout excitait, tout enflammait les passions. «Ne me dites pas: quel grand mal est-ce donc d'assister aux représentations du théâtre? car fussiez-vous d'une nature de pierre ou de fer, vous ne me persuaderez jamais que vous êtes purs et innocents dans de pareils spectacles. Eh ! n'êtes-vous donc pas homme, c'est-à-dire faible, fragile, susceptible de recevoir en un instant les plus funestes impressions? Êtes-vous donc plus fort, plus saint que tant de grands hommes qui ont été précipités dans l'abîme du crime par un seul regard? Ne savez-vous pas ce que dit Salomon : Un homme peut-il cacher du feu dans son sein sans que ses vêtements brûlent? Peut-il marcher sur des charbons ardents sans se brûler les pieds (1)? Oui, vous êtes coupable pendant que voles assistez à ces spectacles; vous êtes coupable encore après, car vous en sortez tout rempli de ce que vous avez vu et entendu; les paroles, les chants, les démarches voluptueuses, les poses dissolues sont comme autant de traits qui ont percé votre âme et qui y ont fait de mortelles blessures. Le renversement des familles, l'humeur chagrine, les querelles, les discordes sans nombre, la négligence des affaires domestiques, le dégoût, la haine, les divorces scandaleux et les adultères : voilà les tristes suites de ces abominables représentations. » XXVII. La passion pour le théâtre était poussée si loin à Antioche et à Constantinople, que l'on vit une année le peuple abandonner les églises pendant les solennités de la grande semaine et même le vendredi saint pour courir au spectacle. Le zèle ardent de Chrysostome ne put rester muet devant un tel scandale. « Que dirai-je, que ferai-je? ma douleur est immense, aucune douleur ne peut l'égaler (2). J'emprunterai les paroles du Prophète et je vous adresserai les reproches du Seigneur à son peuple : Mon peuple, que vous ai-je fait, en quoi vous ai-je contristé? Quel sujet de plainte avez-vous contre moi? Répondez-moi. Votre conduite est-elle sainte, est-elle tolérable (3)? Jugez vous-mêmes, et répondez. Eh quoi! des spectacles, des jeux, des courses de chevaux, des cris dissolus, des clameurs qui ébranlaient la cité, des débauches infâmes
1. Prov., cap. VI. 2. De Lazaro, homil. 7. 3. Michée, cap. VI. 12
voilà donc où ont abouti tant d'instructions qui vous ont été données et tous les saints exercices du temps consacré à la pénitence ! Hélas! pendant ces honteuses orgies, tandis que les spectateurs, les uns placés dans les rangs supérieurs, les autres au milieu du cirque, excitaient les cochers, applaudissaient et poussaient des cris effrénés, retiré dans ma cellule je gémissais, souffrant des terreurs plus grandes que les malheureux sur le point de faire un triste naufrage. Que pouvons-nous dire pour justifier notre conduite? que répondre aux étrangers qui diront est-ce donc là cette ville des Apôtres? Est-ce donc là cette cité illustrée par ses docteurs? C'est donc ainsi que se conduit ce peuple chéri du Christ ! Le voilà donc, il laisse les spectacles religieux et spirituels pour se précipiter dans les théâtres immondes, il ne respecte plus rien, pas même le jour où se sont accomplis les glorieux et douloureux mystères du salut du monde? Quelle a donc été votre conduite ? est-elle tolérable (1) ? Soyez juges. Eh quoi ! le jour même où Jésus est mort pour la rédemption des hommes, le jour où il a ouvert le ciel, pardonné au larron pénitent, détruit la malédiction et effacé le péché; le jour où il a vaincu l'enfer et réconcilié l'homme avec Dieu, réparé nos pertes et changé notre sort; ce jour qui devait être si saint, que nous devions passer dans le jeûne, l'humiliation de notre âme, la confession de nos péchés, la prière ardente et la reconnaissance la plus vive pour toutes les bontés du Seigneur, ce jour a été indignement profané! Des chrétiens ont fui loin de l'église et du sacrifice pour assister aux spectacles profanes ! Hélas! quel changement subit s'est donc opéré? Il y a trois jours, quand la pluie tombant par torrents et inondant les campagnes nous faisait craindre la perte des moissons et la disette qui en est la suite, toute la ville
1. Contra Judaeos.
épouvantée et suppliante se précipita comme un fleuve impétueux et courut aux églises des Apôtres. Nous implorions avec ferveur, par des prières et des litanies, le secours de nos protecteurs saint Pierre et saint André, saint Paul et saint Timothée; et voilà qu'après avoir été exaucés, tout à coup poussés par le démon nous courons avec fureur au cirque et au théâtre! Quelle est donc notre conduite? comment l'excuser et quel moyen nous reste-t-il pour apaiser la juste indignation du Seigneur? Comment approcherez-vous désormais de la Table sainte'? Comment participerez-vous au pain céleste? Vous vois-je pénétrés de douleur et de confusion? Quelques-uns, il est vrai, gémissent et baissent la tête; hélas! ce sont peut-être ceux qui n'ont point péché et que l'aveuglement de leurs frères touche de compassion! Pourrais-je n'être pas accablé de tristesse lorsque je considère les horribles ravages que fait le démon dans le troupeau confié à mes soins ? Ah! si vous voulez vous joindre à moi, nous l'empêcherons de nuire et nous rendrons ses efforts inutiles; cherchons ceux qu'il a blessés, afin de les arracher de sa gueule infernale. Qu'on ne me dise pas que le nombre de ces malheureux est petit; n'y eu eût-il que dix, que cinq, que deux, qu'un seul, c'est toujours une grande perte; le bon Pasteur laisse ses quatre-vingt-dix-neuf brebis pour courir après celle qui s'est égarée. Aidez-moi donc à les réunir, et si vos exhortations et les miennes sont inutiles, j'emploierai l'autorité dont Dieu m'a fait le dépositaire. » C'est ainsi que Chrysostome, animé d'un zèle ardent, attaquait les vices, réprimait les abus et s'opposait comme un mur d'airain à tous les désordres qui s'étaient introduits dans Antioche. XXVIII. Mais ce n'était pas assez de combattre les vices : la vie chrétienne consistant non-seulement à éviter le mal, mais encore à faire le bien, il exhortait sans cesse les peuples à la pratique des vertus chrétiennes. Sa voix puissante comme la trompette réveillait les âmes et les appelait aux combats du Seigneur, à la pratique de l'aumône, de la charité mutuelle, de la patience dans les adversités et de la chasteté. « Quelque occupés que vous puissiez être aux affaires du siècle, gardez-vous bien de négliger le saint devoir de la prière, leur disait-il; au milieu de vos travaux, ayez soin d'entremêler de fréquentes prières. Si vous le faites, vous n'aurez rien à craindre; l'édifice de votre salut soutenu, cimenté par l'oraison, n'aura à redouter ni les vents furieux des tentations, ni la violence des Torrents de l'affliction, ni les secousses de la malice humaine, ni quoi que ce soit au monde. Gémissez amèrement au souvenir de vos péchés; levez souvent les yeux vers le ciel et dites du fond de votre coeur : Seigneur, aye- pitié de moi (1). Cette prière d'un coeur contrit attirera sur vous la grâce et la miséricorde, elle vous réconciliera avec Dieu et vous ouvrira le ciel. Et ne dites pas, pour vous excuser de prier, que vous êtes éloignés de la maison de la prière; car si vous avez bonne volonté, vous ne manquerez ni de lieu ni de temps pour prier. Partout et toujours vous pourrez élever dans votre coeur un autel au Seigneur. Vous ne pourrez pas toujours ni en tout lieu courber les genoux, vous frapper la poitrine, lever les mains au ciel; mais partout et toujours vous pourrez offrir à Dieu une volonté sincère et la ferveur de vos saints désirs. Partout on peut prier : la femme occupée à tisser la toile; l'homme au milieu des débats du forum, à la ville ou en voyage; l'artisan dans son atelier, le serviteur employé aux travaux des champs ou aux offices de la
1. Ps. L.
maison; tous peuvent élever leur coeur à Dieu et lui adresser des prières ferventes et efficaces (1). Saint Paul n'était pas debout, il ne pouvait lever ses mains chargées de chaînes, quand il priait dans sa prison; et pourtant sa prière ébranla son cachot; elle fit tomber ses chaînes et convertit son gardien. Ézéchias n'était pas debout, mais couché dans son lit de douleur; et cependant sa prière fut exaucée, elle lui obtint la santé. Fréquentez les églises, priez à la maison, à genoux et les mains élevées vers le ciel, c'est le devoir; mais si dans les autres lieux vous ne pouvez observer ces conditions ordinaires de la prière, à cause de la foule, ne laissez pas pourtant de prier, et soyez assurés que Dieu exaucera vos désirs et vos voeux.» Un grand nombre de fidèles étaient tombés dans le relâchement par rapport à la participation aux sacrements; plusieurs ne communiaient qu'une seule fois dans l'année. Le saint prêtre les exhortait à communier souvent. « L'Eucharistie, c'est le corps et le sang du Seigneur, c'est la nourriture de nos âmes; ceux qui ne participent pas à ce banquet divin sont menacés de la faim et de la mort. Cette divine nourriture est la force de nos âmes, le lien qui nous unit à Dieu, le fondement de notre confiance, notre salut, notre lumière, notre vie (2). Que personne donc ne s'approche de cette Table sainte avec dégoût, avec négligence, ruais que tous y participent avec une pieuse avidité, et que la plus sensible de nos douleurs soit d'être privés de cette nourriture céleste. » Toutefois, en exhortant les peuples à la fréquente communion, il insiste sur la nécessité, de la pureté de conscience, et il veut que le pécheur s'humilie par la pénitence et par la confession de ses péchés faite à un prêtre (3). Nous ne pouvons pas indiquer en détail toutes les
1. Homil. De Anna. 2. In Matth., homil. 50. 3 In Genes , homil. 20.
pratiques de vertu et de piété que Chrysostome prêchait aux habitants d'Antioche. Il recommandait surtout l'assistance aux saints mystères, le respect pour les églises, la lecture assidue des divines Écritures, l'usage du signe de la Croix, les prières journalières, les prières avant et après le repas, l'instruction et le soin des enfants, la piété envers les morts, l'invocation des saints, la vénération pour leurs reliques, et l'imitation de leurs vertus. Si les protestants, nos frères séparés, étudiaient les écrits de ce saint docteur, ils ne pourraient s'empêcher de reconnaître que la doctrine et les pratiques de l'Église romaine sont les mêmes que celles des siècles apostoliques, les mêmes que celles enseignées par les Apôtres et par Jésus-Christ lui-même; ils se convaincraient que leurs prétendus réformateurs, poussés par l'orgueil et les passions sensuelles, ont mutilé honteusement l'arbre divin planté par le Rédempteur, pour ne leur laisser qu'un misérable tronçon dépourvu tout à fait de sève, de vigueur, de vie et de beauté; et bientôt aidés par la grâce, ils s'écrieraient avec saint Vincent de Lérins : Nous voulons croire et pratiquer ce que tous ont cru et pratiqué toujours et partout; Quod semper, quod ubique, quod ab omnibus. Pour animer ses auditeurs à la fuite du péché et à la pratique des vertus, il leur met souvent devant les yeux la sévérité des jugements de Dieu, le compte qu'ils auront à rendre, la confusion qui accablera les pécheurs, la joie des justes et les supplices de l'enfer. Il cherche à les détacher du monde en leur montrant la folie et la vanité des richesses, des honneurs et des plaisirs. « Allons ensemble aux tombeaux des morts, dit-il; venez me montrer votre père, votre femme. Où sont ceux qui étaient revêtus de pourpre, qui étaient superbement traînés dans des chars de triomphe, qui conduisaient les armées, qui étaient environnés de gardes, accompagnés d'une foule d'officiers, qui frappaient insolemment les uns, qui emprisonnaient les autres et qui avaient droit de vie ou de mort (1) ? Montrez-moi maintenant ces personnes. Je ne vois que des ossements arides, que des vers, qu'un peu de cendre et de poussière. Toutes ces grandeurs sont évanouies comme une ombre, comme un songe, comme une fable, et plût à Dieu que pour eux tout se terminât à ce néant! Mais si d'un côté toutes ces grandeurs, tous ces honneurs, tous ces plaisirs se sont évanouis comme une ombre, ils ont produit de l'autre une misère stable, réelle, qui subsistera éternellement. Les violences, les injustices, les adultères, les péchés, les crimes ne se réduisent point en poussière comme les corps. Toutes nos oeuvres suivent nos âmes dans l'éternité, et nos actions aussi bien que nos paroles sont écrites sur la pierre et sur le diamant. » XXIX. Persuadé que rien n'est plus entraînant que l'exemple, il leur rappelle la vie toute céleste des premiers fidèles, et surtout les combats, le courage et les victoires des saints martyrs (2). Il représente les uns dans des poêles ardents, les autres dans des chaudières bouillantes, ceux-ci noyés dans la mer, ceux-là déchirés avec les ongles et les- peignes de fer; quelques-uns brisés sur la roue, d'autres précipités du haut des rochers ou combattant contre les bêtes dans l'amphithéâtre, tous montrant un courage surhumain, triomphant des tyrans et des tortures, et devenant un spectacle d'admiration pour les hommes et les anges. « Les reliques des saints et des martyrs fortifient plus une ville et la rendent plus imprenable que les murailles les plus épaisses. Semblables à des rochers escarpés de toutes parts, elles ne repoussent pas seulement les
1. In Matth., homil. 76. 2. In Martyr., homil.
assauts des ennemis extérieurs et visibles, mais elles détournent les embûches des démons invisibles. Quiconque en approche avec foi, quiconque touche leurs châsses sacrées y trouve une force admirable, reçoit des grâces abondantes. Dieu nous les a données pour nous rappeler les exemples des saints et pour être notre refuge, notre consolation dans les maux sans nombre qui nous accablent. Visitez donc souvent les églises des martyrs; approchez-vous de leurs saintes reliques et vous y trouverez la guérison des maladies du corps et de l'âme et le pardon de vos fautes; vous goûterez une paix, un repos au-dessus de tout ce que l'on peut dire. » Il atteste les prodiges opérés par l'intercession de saint Julien martyr : « Les démons n'osent regarder en face les blessures de saint Julien, et s'ils entreprennent d'y jeter la vue, leurs yeux éblouis ne peuvent en supporter l'éclat. C'est ce que je vais établir par des faits dont nous sommes les témoins, sans recourir aux anciens prodiges. Prenez un homme furieux, tourmenté par le démon; amenez-le au tombeau respectable où sont déposés les restes du martyr, et vous verrez l'esprit impur abandonner le corps qu'il tyrannise et prendre honteusement la fuite. Dès le seuil de la chapelle où le martyr est honoré, il s'enfuit comme s'il allait marcher sur des charbons, sans oser même regarder le vase qui renferme ses cendres.» La ville d'Antioche possédait un grand nombre de corps saints. Leurs églises et leurs reliques étaient dans les faubourgs, surtout dans celui de Daphné. Chaque année, aux jours de leurs solennités, le peuple venait vénérer ces saintes reliques, et Chrysostome avec son éloquence ordinaire célébrait leur triomphe et exhortait les fidèles à imiter leurs vertus. Il nous a laissé comme des monuments de son zèle et de sa piété un grand nombre de panégyriques. Outre ses homélies sur la Nativité, l'Épiphanie, la Résurrection, l'Ascension, la Pentecôte, il célébra les louanges de saint Mélèce, de saint Babylas, de saint Eustache et de saint Ignace, évêques d'Antioche; celles de saint Lucien, de saint Juventin, de saint Maximin, de saint Julien, de saint Barlaam, de saint Romain et de saint Droside; celles de saint Phocas, des saints Bernice et Prosdoce, de sainte Domnine et de sainte Pélagie, martyrs. Il célébra dans trois homélies le courage et les souffrances des frères Machabées, les exemples des martyrs d'Égypte et de celui des martyrs en général. Dans ce dernier discours, après avoir parlé des divers supplices, des souffrances et du courage des martyrs, de la gloire dont ils jouissent dans les cieux, il s'écrie : « Leur gloire n'est-elle pas éternelle, ne sont-ils pas heureux d'avoir sacrifié leur vie pour Jésus-Christ? Le bonheur dont ils jouissent ne doit-il pas exciter en nous une sainte envie? Mais consolons-nous : si le temps des persécutions est passé, si l'on n'entend plus le rugissement des lions dans l'amphithéâtre, si les bûchers ne sont plus dressés, si l'on ne voit plus ni chevalets, ni grils ardents, ni peignes, ni ongles de fers, nous pouvons encore cependant en un sens souffrir le martyre, en supportant avec patience les peines et les adversités que Dieu nous envoie. Si les saints ont fait le sacrifice de leur vie, sacrifions nos plaisirs; s'ils ont méprisé les bûchers et les charbons ardents, méprisons les richesses et foulons aux pieds les voluptés sensuelles; et nous serons ainsi les imitateurs des martyrs. Ces sacrifices sont pénibles, difficiles, mais ils sont utiles et nécessaires; pour nous animer à les faire, ne considérons pas la peine que nous éprouvons, mais la récompense qui nous attend. Quand vous faites l'aumône, ne faites pas attention à l'argent que vous donnez, mais au trésor de justice que vous amassez; si vous passez les nuits dans la prière, ne pensez pas à la fatigue de la veille, mais à la confiance que l'oraison vous donne auprès de Dieu. Pensons souvent aux souffrances des martyrs, lisons le récit de leurs combats, visitons leurs tombeaux, afin que par leur intercession toute-puissante nous puissions arriver à la gloire et à la récompense éternelle. » C'est ainsi que Chrysostome, comme un ouvrier fidèle, cultivait le champ du Seigneur et l'arrosait de ses sueurs. Il était difficile, il est vrai, de réveiller ce peuple endormi par les voluptés sensuelles, de contenir le torrent de tant de désordres, de dissiper tant de ténèbres, de lutter contre tant d'erreurs et de passions; mais le zèle de Chrysostome était à l'épreuve, rien ne le rebutait. Arrêtons-nous encore un instant à considérer dans l'exercice de son saint ministère ce grand orateur, et examinons le genre de son éloquence, les circonstances, les sources de sa prédication dans la cité d'Antioche; cette étude nous portera à bénir Dieu toujours admirable dans ses saints. XXX. Un ancien définissait l'orateur, un homme vertueux, habile dans l'art de bien dire . VIR BONUS DICENDI PERITUS. Ce mot célèbre, sorti de la bouche d'un païen, est plein de sens et de vérité, mais il n'est pas assez particulier à l'orateur sacré. C'était à Chrysostome qu'il appartenait de définir d'une manière exacte l'orateur chrétien, de tracer les règles de l'éloquence de la chaire, et de faire connaître toutes les qualités nécessaires à celui qui est chargé dans l'Église de l'important ministère de la prédication. Il exige d'abord la vertu, la sainteté, l'humilité, la modestie, la chasteté, la charité, la douceur, le bon exemple dans l'homme apostolique; mais ce n'est pas assez, il faut qu'à la vertu il joigne la science et le talent. Quiconque fera et enseignera, nous dit Jésus-Christ, sera nommé grand (1). Le bon exemple sans doute est très-profitable; mais la conduite de saint Paul démontre qu'il peut manquer quelque chose à son efficacité; l'exemple et le discours doivent se prêter un mutuel secours. Que la parole de Jésus-Christ habite en vous abondamment avec toute la sagesse, nous dit l'Apôtre; il veut que son disciple soit non-seulement savant, mais capable d'instruire les autres UT POTENS SIT EXHORTARI IN DOCTRINA SANA (2). « S'il vient, par exemple, à s'élever une question sur le dogme, et que chacun des contendants s'appuie sur l'autorité des divines Écritures, à quoi sert la sainteté sans la science dans le ministre évangélique? Quel avantage retirera-t-on de ses veilles et de ses travaux, si, par son ignorance, les peuples sont précipités dans l'hérésie? Et ce n'est pas assez de pouvoir défendre l'Église sur un point, il faut que l'homme de Dieu puisse répondre sur tous les points aux Juifs, aux païens, aux hérétiques et même aux catholiques, dont les questions sont plus insidieuses que celles des ennemis du Christianisme (3). De quoi servirait-il d'avoir mis les païens en déroute, si les Juifs saccagent la place ? ou si après avoir battu les uns et les autres, on est en proie aux fureurs des manichéens ou des fatalistes! Le triomphe d'une seule de ces erreurs serait funeste à tout le troupeau. » Chrysostome ajoute : « En supposant le talent de la parole au ministre évangélique, il est encore nécessaire qu'il travaille sans relâche. L'éloquence est moins un don de la nature que le produit de l'art et du travail; fut-on parvenu au sommet de la perfection, on en déchoit bientôt si l'on néglige de s'y maintenir par une étude et un exercice continuels. L'orateur sacré doit donc préparer avec soin ses discours, avoir assez de force pour s'opposer au mal et briser l'iniquité, être supérieur au blâme
1 Matth., cap. V. 2. Ad Titum, cap. I. 3 De Sacerdot., lib. V.
ou à la louange, respecter les sentiments de ses auditeurs dans ce qu'ils ont de juste, se prémunir contre l'envie et l'orgueil et ne chercher dans toute sa conduite et ses discours que la gloire de Dieu, l'honneur de la religion et le salut des âmes. S'il n'est pas savant, l'erreur triomphera; s'il n'est pas studieux et éloquent, il avilira la parole sainte et rebutera les peuples; s'il n'est pas profondément humble, solidement vertueux, il sera en proie à mille soucis et à mille dégoûts ; son ministère sera nuisible aux fidèles, il se perdra et il amassera sur sa tête des calamités sans nombre, des regrets et des douleurs éternelles. » Pénétré de ces idées, Chrysostome avait fui de toutes ses forces ce redoutable ministère; il justifie sa répugnance en présence de Basile, son ami : « Ai-je eu tort , lui dit-il, de m'éloigner? suis-je coupable, connaissant ma faiblesse, d'avoir fui de peur d'entraîner avec moi tant d'âmes dans ma propre ruine? Est-il quelqu'un assez injuste pour blâmer une telle résolution, à moins d'être du nombre de ceux qui querellent sans raison, et qui dans les malheurs qui ne les touchent pas, se targuent d'une fausse philosophie? » XXI. Toutefois, quand Flavien eut fait violence à sa modestie et qu'il l'eut chargé du ministère évangélique, Chrysostome s'y appliqua avec autant de soin qu'il en avait mis à le fuir. Quel zèle, quelle ardeur, quelle application constante à l'étude, quelle méditation, quelle science des divines Écritures! Il n'est pas une matière traitée dans les chaires chrétiennes sur laquelle nous n'ayons de lui une, deux, et souvent quatre homélies. Il était dans l'usage de prêcher plusieurs fois la semaine, le matin avant la célébration des saints mystères, quelquefois avant l'aurore, sans doute pour que le travail du peuple n'en souffrît pas; et le soir pendant le temps de pénitence. Une année pendant le carême il composa jusqu'à trente-deux homélies assez longues, sans compter celles qu'il fit sur divers sujets pendant la semaine sainte. C'était dans l'église de la Palée ou l'Ancienne, fondée par les Apôtres, qu'il prononçait la plupart de ses discours. Flavien y assistait placé sur son trône vis-à-vis de l'ambon on tribune, et confirmait par sa présence les vérités annoncées en son nom par le saint prêtre. Les autres églises d'Antioche, appelées la Romaine et la Neuve où étaient sans doute les reliques de saint Babylas, les Églises des martyrs dans les faubourgs entendaient le saint orateur surtout dans les solennités de la Nativité, de l'Ascension, de la Pentecôte et aux fêtes des martyrs. Jamais il n'était pris au dépourvu; sa science profonde, sa piété et son zèle ardent lui fournissaient abondamment de quoi instruire et édifier les milliers de fidèles qui accouraient de tous les quartiers de la ville et même de la campagne pour l'entendre. L'Écriture Sainte qu'il connaissait si bien est le fond ordinaire et pour ainsi dire unique de sa prédication. Il lui doit son éloquence peut-être autant qu'à la nature, quoique celle-ci lui eût prodigué tout ce qui peut contribuer à rendre un orateur parfait , un extérieur avantageux, un visage expressif, une voix éclatante et sonore, un geste gracieux et noble, une mémoire heureuse, une intelligence prompte et élevée, une imagination brillante et féconde, et surtout une âme ardente et un coeur généreux. XXXII. L'Écriture prête à Chrysostome non pas un texte isolé, pris au hasard, mais la substance et la beauté de son discours, beauté qui résulte du judicieux emploi qu'il fait du texte sacré dans son ensemble et dans ses circonstances principales, de l'intelligence du sens propre, de l'onction admirable et de la grâce particulière qui caractérisent son langage. Il l'explique verset par verset, non arbitrairement, mais par la tradition; non à la manière du critique ou du grammairien qui relève et discute minutieusement les dates et les mots, ni comme les mystiques qui ramènent tout à l'allégorie; mais il l'interprète sans nulle recherche d'esprit ni d'érudition, d'une manière littérale, claire, précise et décisive, toujours suffisante pour l'intelligence du texte et l'éclaircissement des difficultés, toujours profitable pour la direction de la foi et des murs. XXXIII. Il prélude ordinairement par un exorde assez étendu sur le livre ou sur le chapitre qu'il va expliquer, sur une circonstance particulière, sur la solennité du jour, sur un événement ou sur un fait qui s'est passé dans la ville; il procède ensuite avec calme, expose son sujet, dissipe les préjugés, s'insinue doucement dans les esprits, et après avoir préparé les avenues, il s'abandonne, il s'élance, il foudroie. Dans le corps du discours il presse, il interroge, il argumente, il s'interrompt lui-même; son style est clair, élevé, facile, plein de richesse et d'abondance; tantôt c'est un torrent rapide qui se précipite, qui renverse et qui entraîne; tantôt c'est un fleuve qui s'avance majestueusement et qui porte partout la fertilité et l'abondance de ses eaux. XXXIV. Avec quelle profusion il dispense les trésors de l'imagination ! Quelles descriptions vives et animées! quelles oppositions! quels contrastes frappants! quels mouvements pleins de chaleur et d'enthousiasme! mais surtout quelle beauté, quelle étonnante variété dans les comparaisons! Le ciel, la terre, la mer, les sciences et les arts, les usages de la vie, toute la nature est à sa disposition : il y puise ces images vives, ces rapprochements ingénieux, ces raisonnements solides qu'il fait servir avec tant de, talent au triomphe de la vérité et de la vertu. Pour lui la sainte Écriture, la parole de Dieu, c'est une lumière qui dissipe les ténèbres, c'est un pain descendu du ciel, c'est un feu qui enlève la rouille des âmes, c'est une eau qui les lave, c'est une armure divine, c'est un bouclier impénétrable, une forteresse inaccessible, un océan immense rempli de perles précieuses que l'on peut recueillir sans s'exposer au naufrage. Mais l'humilité est aussi à ses yeux la grande base de l'édifice spirituel, la mère de tous les biens, le principe de toute philosophie, la source de la vraie sagesse; c'est elle qui introduisit dans le ciel le larron pénitent, même avant les Apôtres. L'orgueil, au contraire, c'est la racine de tous les maux, c'est un écueil caché qui souvent fait échouer au port ceux qui longtemps avaient bravé les vents et les tempêtes. Veut-il parler de la prière : c'est la lumière, le remède divin, les ailes de notre âme; c'est un lien qui nous unit à Dieu; c'est une armure invincible, un trait redoutable au démon; c'est un parfum d'agréable odeur; c'est la sueur de l'aumône et du jeûne; c'est un port ouvert à ceux que poursuit la tempête; c'est l'ancre du salut pour ceux qui sont au milieu des flots soulevés. Si Chrysostome veut nous exhorter à l'aumône, il nous la représente comme un prêt usuraire que nous faisons à Dieu, comme un riche trésor à l'abri du danger, comme une semence féconde qui doit produire une abondante moisson. C'est un ornement magnifique qui nous fera reconnaître au grand jour; c'est le chemin facile qui conduit au ciel ; les pauvres sont les greniers de Dieu, les médecins de nos âmes, nos avocats et nos défenseurs, les substituts de Dieu et d'autres Christ. Son sujet l'amène-t-il à parler de l'Église : elle est, nous dit-il , un port tranquille où l'on est à l'abri des orages; un vaisseau dirigé par le Christ, qui, voguant à pleines voiles, brave les efforts des vents et de la tempête. Saint Pierre est le chef des Apôtres, le coryphée du collége apostolique, le fondement de la foi, la bouche des Apôtres, le chef de la famille, le préfet de toute la terre, la colonne de l'Église, l'amant passionné de Jésus-Christ, la pierre immobile et qui ne peut être brisée, le rocher que ne peuvent ébranler tous les flots irrités. Mais quand il parle de saint Paul et de ses vertus, c'est alors surtout que Chrysostome donne l'essor à son imagination hardie, et qu'il épuise toutes les comparaisons pour relever son propre courage, son zèle et sa générosité. Nous en parlerons plus loin. Pour Chrysostome la vie est une lutte perpétuelle, un combat qu'il compare à ceux des jeux olympiques: le chrétien est un athlète, un soldat; c'est encore un agriculteur, un voyageur ou un navigateur qui doit sans cesse diriger sa marche vers le port de la patrie; la mort n'est qu'un sommeil, un repos, une délivrance. Nous pourrions multiplier ces citations, mais ce serait nous écarter de notre sujet. Ce que nous venons de dire suffit pour donner une idée de la beauté et de la richesse de l'imagination du saint orateur. XXXV. La facilité avec laquelle il s'exprimait, la science profonde qu'il avait acquise, l'habitude de la parole n'étaient pas pour lui des motifs de paresse. Malgré ses occupations sans nombre il préparait avec soin ses discours. Quelquefois cependant il improvisait sur-le-champ une homélie qui était recueillie par une sorte de sténographe qui se trouvait dans son auditoire. Ainsi, un jour qu'il traversait les rues étroites et la grande place qui étaient entre sa demeure et la principale église, ayant vu sur son passage un grand nombre de pauvres et de misérables, il en fut si touché, qu'arrivé à l'assemblée des fidèles, il laissa l'homélie qu'il avait préparée, pour plaider en faveur. des pauvres, ses amis les plus chers. « Je parais aujourd'hui devant vous, mes très-chers frères, pour accomplir un message qui vous sera agréable et utile. Je ne tiens mes lettres de crédit auprès de vous que des pauvres qui sont dans notre ville (1) . Ils ne m'ont autorisé ni par leurs paroles, ni par leurs votes, ni par un sénatus-consulte, mais par le spectacle de leurs profondes misères. En traversant la place pour me rendre au milieu de vous, j'ai été frappé d'un douloureux spectacle. J'ai vu une grande multitude de pauvres dans la dernière misère, les uns étendus sans force sur la terre humide et froide, les autres se traînant à peine. Les uns avaient perdu leurs bras, les autres étaient aveugles, quelques-uns étaient couverts- d'ulcères qu'ils exposaient à la vue des passants, pour exciter leur compassion; tous enfin semblaient mourants de froid et de faim. Je n'ai pu résister à ce triste tableau et j'aurais cru manquer à l'humanité, si j'avais négligé d'en faire part à votre charité. Je viens donc plaider leur cause; j'abandonne le sujet que je devais traiter aujourd'hui, pour vous parler de l'aumône. Il est d'autant plus convenable d'en parler que l'hiver est rigoureux, et que nous avons plus besoin nous-mêmes d'obtenir grâce et miséricorde. » Après ce début insinuant, il propose à ses auditeurs les motifs qui doivent les déterminer à soulager la misère la rigueur de la saison, les titres honorables du pauvre, l'exemple des fidèles de Macédoine, de Rome et de Galatie,
1. De Eleemosyna, homil.
et les bénédictions attachées à l'aumône. Il veut qu'on fasse l'aumône avec joie et promptement, surtout le jour du dimanche; que l'on donne selon ses moyens et que l'on n'examine point, pour la faire, la vie et les moeurs des pauvres, car si on voulait sonder la vie des hommes, riches ou pauvres, personne ne serait digne de miséricorde. «Imitons la bonté de Dieu qui fait lever son soleil, descendre la pluie et la rosée pour les bons et pour les méchants; donnons, donnons largement aux pauvres, soyons miséricordieux afin d'obtenir nous-mêmes un jour miséricorde. Les pauvres sont comme les médecins de nos âmes, nos protecteurs et nos bienfaiteurs; car vous recevez plus que vous ne donnez, puisqu'on vous donne le ciel en échange d'un pou d'argent. Comme les fontaines sont auprès des lieux où l'on s'assemble pour prier, afin qu'on puisse se laver les mains avant de les lever au ciel, ainsi nos ancêtres ont placé les pauvres aux portes des églises, afin que nous puissions purifier nos mains par les aumônes avant de commencer nos prières. L'eau a moins de force pour ôter les taches du corps que l'aumône pour effacer celles de l'âme. » XXXVI. Ce n'est pas assez pour le prédicateur sacré d'avoir une science profonde des Écritures, d'en connaître les différents sens, de pouvoir exposer avec clarté et précision le dogme et la morale, de parler avec facilité et élégance; mais il faut de plus qu'il émeuve, qu'il touche et qu'il persuade. Il faut qu'il sache attacher son auditoire, se proportionner à l'intelligence de ceux qui l'entendent, être simple avec les simples, savant avec les savants, s'élever ou s'abaisser selon les circonstances, entremêler aux discussions les plus lumineuses les exhortations les plus pressantes, remuer avec une égale souplesse les deux ressorts du coeur humain, la crainte et l'espérance; unir le reproche à la prière, le raisonnement au pathétique, et l'autorité d'un juge à tous les épanchements d'une tendresse paternelle. Il faut qu'il soit au ciel avec Dieu par la prière, l'humilité, la modestie, la pratique des vertus qu'il prêche, et sur la terre parmi les hommes par son zèle ardent et sa charité. En traçant ces règles dans son Traité du Sacerdoce, Chrysostome s'est peint parfaitement lui-même. Guidé et soutenu par son génie, il s'élève ou s'abaisse selon les occasions; il parle sur tous les sujets et à toutes les classes de la société le langage le mieux assorti aux besoins comme à l'intelligence de chacune d'elles, élevé, sublime sans être inaccessible, simple et familier sans cesser jamais d'être noble. Cette qualité, qui est frappante dans ses homélies, il la dut à la grâce de Dieu qui l'inspirait, à son génie qui l'éclairait, peut-être aussi à la leçon importante que lui donna une pauvre femme la première année de son ministère. XXXVII. Un jour qu'il avait prêché avec plus d'éloquence encore qu'à l'ordinaire, tandis que tout ce que son auditoire contenait de savants et d'érudits s'extasiait sur la grandeur des pensées, l'élévation du style et l'élégance de l'expression, une pauvre femme du peuple, simple, modeste et pieuse, vint le trouver et lui dit avec ingénuité : « Maître révérend et charitable Père, je bénis le Seigneur de nous avoir donné un prédicateur aussi éloquent que vous. Je le bénis pour le bien que vous devez opérer à Antioche. Je désirerais moi-même profiter de la parole de Dieu, mais hélas! je suis une pauvre ignorante, mon intelligence n'est pas assez élevée pour vous suivre dans les mouvements de votre éloquence. Aujourd'hui encore j'ai entendu votre discours, je n'ai pas pu en profiter parce que je ne comprenais pas, et tandis que tout le monde applaudissait, je versais des larmes de me voir seule aussi ignorante. » Je ne sais si cette anecdote rapportée par Métaphraste est authentique; mais quoi qu'il en soit, il est certain que dans ses homélies Chrysostome est à la portée de tous ses auditeurs. C'est la première qualité d'un prédicateur de l'Évangile. Malheur à celui qui recherche sa propre gloire au préjudice de la gloire de Dieu, les applaudissements du peuple plutôt que le salut des âmes! Il vaut mieux, dit saint Augustin, être repris par les rhéteurs, que de ne pas être compris par les peuples. L'instruction de ses auditeurs et leur profit spirituel, tel était le but que se proposait Chrysostome avant tout le reste. Non-seulement les faits d'une importance générale, tels que les calamités, les sécheresses, les tremblements de terre, les séditions et les guerres, mais les circonstances les plus indifférentes fournissaient à son inépuisable génie des discours et des exhortations qui tournaient à l'instruction et à l'édification des fidèles. XXXVIII. Un jour, ayant appris que quelques-uns de ses amis et de ses auditeurs se plaignaient de ses longs exordes, il prit de là occasion de leur donner d'utiles instructions. Etant monté le lendemain à la tribune : « Quelques-uns de mes amis, dit-il, sont venus se plaindre à moi de la longueur des exordes de mes discours; ont-ils tort ou raison, voles en serez les juges quand vous aurez entendu ma défense. Je commence par les remercier de m'avoir averti, persuadé comme je le suis que leur avis a été dicté par l'intérêt et l'amitié qu'ils me portent, et non point par le mauvais vouloir. Mes amis, je les aime non-seulement quand ils me louent, mais encore quand ils me reprennent et m'avertissent. L'ami véritable loue ce qui est louable, il blâme ce qui est répréhensible, tandis que le faux ami prodigue ses éloges et au bien et au mal. Les louanges d'un ennemi me sont suspectes, les corrections d'un ami me sont agréables. Celui-ci en me reprenant me réjouit, celui-là me contraste. Le baiser du flatteur me blesse et les blessures d'un ami me guérissent.» Ces idées donnent occasion à Chrysostome de faire connaître l'utilité de la correction et la manière de la recevoir. Puis il en vient à sa justification. Il use de longs exordes pour trois raisons : 1° parce que son auditoire est composé non pas seulement de personnes versées dans la science de l'Écriture, qui n'ont pas besoin de longues explications pour comprendre, mais encore de personnes qui n'étudient pas les saintes lettres, qui sont tout occupées des affaires du siècle, qui viennent rarement à l'assemblée, et qui, par conséquent, ont besoin pour saisir le sens des discours d'une explication plus étendue; 2° parce que son auditoire renfermant ainsi des personnes dont l'assiduité est plus ou moins régulière, il doit encourager le zèle des uns et blâmer la négligence des autres; 3° parce que, employant quelquefois trois ou quatre discours à traiter à fond le même sujet, il est nécessaire de rappeler aux auditeurs la fin du dernier discours, afin de mettre plus d'ordre et de suite dans l'explication, et se rendre plus clair et plus intelligible. « Et pour vous faire mieux sentir la nécessité et l'utilité des exordes, ajoutait-il, qui de vous pourrait sans explication préalable comprendre le sens de ces paroles du Sauveur : TU ES SIMON, FILS DE JONAS; DÉSORMAIS TU TAPPELLERAS PIERRE! » Ce texte le ramène au sujet qu'il avait traité dans les trois homélies précédentes, à savoir pourquoi quelques hommes de l'Ancien et du Nouveau Testament ont changé de nom? La seconde raison alléguée par Chrysostome pour sa justification nous amène à parler du zèle qu'il avait pour exciter les peuples à venir entendre la parole de Dieu. Son auditoire n'était pas toujours également nombreux; il variait du plus au moins, selon les temps, les événements et les circonstances. Il se plaint souvent du petit nombre de ses auditeurs, parce que les jeux, les fêtes, les théâtres lui en enlevaient une partie; il gémissait alors, il déplorait amèrement leur indifférence, et il consolait, il encourageait ceux qui étaient présents. « Il ne faut pas que mes paroles vous contristent, je demande moins des auditeurs nombreux que des auditeurs attentifs, et puisque ces derniers sont aussi nombreux qu'ils étaient hier, puisque j'ai autant de convives véritables, je vous donnerai la nourriture divine aujourd'hui avec la même joie et le même empressement. (1) » Si les fidèles ne profitaient pas de ses avertissements et de la sainte parole qu'il leur annonçait, il s'en plaignait avec douceur. « Le laboureur ne cultive pas avec goût un champ stérile qui ne répond pas à ses travaux, le médecin abandonne un malade qui ne suit aucune de ses prescriptions; mais l'un cultive la terre et l'autre soigne le corps, et moi je suis chargé de cultiver vos âmes et de travailler à leur guérison : autant l'âme l'emporte sur le corps, autant mon travail est supérieur à celui du médecin. C'est pourquoi je redoublerai de zèle loin de me décourager, et dussent mes auditeurs ne pas profiter de la parole sainte, je ne perdrai pas ma récompense (2). » XXXIX. Dieu éprouvait de temps en temps ce serviteur laborieux par l'indocilité et l'indifférence de ceux à qui s'adressaient ses exhortations; mais quelquefois aussi il était amplement dédommagé par le concours immense
1. Homil. De Anna. 2 In Genesim, homil. 41.
qui se pressait autour de lui. Alors il félicitait ses auditeurs, et les remerciait de leur ardeur à venir l'entendre. Un jour il se crut obligé de s'excuser d'avoir la veille parlé trop longtemps, et il le fit en ces termes : « Je me suis étendu avec une sorte de diffusion et jusqu'à une prolixité sans mesure, peut-être sans exemple. Je n'étais plus le maître de l'ardeur qui dévorait mon âme et dont les transports redoublaient avec les paroles elles-mêmes. Mais c'est vous qu'il en faut accuser; ce sont vos applaudissements et vos acclamations extraordinaires qui m'entraînaient dans ces écarts. Ainsi la flamme qui doit allumer la fournaise n'est point à ses commencements vive et éclatante, mais bientôt, se faisant jour à travers les corps étrangers qui l'environnent, on la voit qui s'élève et s'emporte. De même, croissant avec l'affluence et l'ardeur toujours progressive de mes auditeurs, mon zèle a franchi toutes les bornes, et cédant au plaisir que vous goûtiez à m'entendre, je me suis abandonné malgré moi à toute la fécondité du sujet que j'avais entrepris (1). » XL. Il parlait avec tant d'éloquence, que tantôt ses auditeurs fondaient en larmes, tantôt ils se frappaient la tête de componction; tantôt ils étaient saisis de terreur à la pensée des grandes vérités qu'il annonçait, tantôt pénétrés d'admiration pour sa doctrine et la manière si véhémente dont il prêchait. Souvent ils l'interrompaient tout à coup et l'église retentissait d'applaudissements et des cris mille : fois répétés : CHRYSOSTOME ! BOUCHE D'OR, BOUCHE D'OR! L'humilité du saint prêtre s'en affligeait; il les suppliait d'écouter en silence et de lui épargner ces acclamations; mais les paroles qu'il leur adressait à ce sujet excitaient des applaudissements plus nombreux et plus vifs encore Avec quelle modestie il les exhorte à profiter de ses
1 Homil. De Daemone.
instructions ! « Vous venez, dit-il, de louer les vérités que je vous annonce, vous avez applaudi; mais je ne vous demande ni ce tumulte, ni tous ces bruyants témoignages d'approbation : l'unique chose que je désire, c'est que vous méditiez ces vérités et que vous y conformiez votre conduite; c'est là ce qui sera ma gloire, ce qui fera véritablement mon éloge (1). » XLI. Objet de l'admiration universelle, il conservait au milieu des triomphes de son éloquence la modestie la plus parfaite. Souvent il commençait ses homélies avec la réserve et la timidité d'un novice. Bien différent de ces orateurs présomptueux, amateurs de la gloire et des louanges, qui promettent beaucoup pour ne rien donner, il promettait peu et donnait toujours beaucoup. « Je me réjouis de vous voir accourir de toutes parts avec tant d'empressement pour entendre aujourd'hui les oracles sacrés (2). Ce zèle est pour moi la preuve évidente des grands progrès que vous faites dans la vertu et la piété. Le désir d'écouter la parole sainte est l'indice de la santé parfaite de vos âmes, comme l'appétit pour les viandes matérielles est la preuve de la santé du corps. Cette ardeur me réjouit, j'en bénis le Seigneur; mais je crains de ne pas vous donner une nourriture qui soit en rapport avec vos besoins et vos désirs. Toutefois, comme la mère dont le sein n'est pas abondant présente cependant la mamelle à son enfant, ainsi je vous donnerai aujourd'hui ce que j'ai. Dieu demande moins l'abondance que la bonne volonté. » XLII. Deux choses surtout attiraient les peuples autour de la chaire sacrée : le zèle ardent avec lequel il stigmatisait les vices et réprimait les désordres, et la bonté avec la
1. Matth., homil. 7. 2. De Poenit., homil. 8.
laquelle il appelait les pécheurs à la pénitence. « Je vous parle souvent de la pénitence, dit-il dans sa huitième homélie sur ce sujet, mais c'est parce que j'en connais les effets salutaires (1). Elle est amère, elle est pénible, mais elle est le remède du péché, la destruction de l'iniquité, une source de délicieuses larmes et d'une sainte confiance, une armure invincible, un glaive qui tranche d'un seul coup la tête du démon, un asile contre le désespoir, et l'espérance du salut; c'est elle qui ferme l'enfer, qui ouvre le ciel et y fait entrer le pécheur. » XLIII. « Vous êtes pécheur? ne vous désespérez pas; non, ne vous désespérez pas! je l'ai répété cent fois, je le répète encore, ne vous désespérez pas! c'est le moyen de déjouer toutes les ruses du démon. Si vous péchez tous les jours, faites pénitence tous les jours; vous tombez chaque jour, relevez-vous avec confiance chaque jour (2). Vous me direz peut-être : la pénitence sauvera-t-elle celui qui a passé toute sa vie dans le péché? Oui, elle le sauvera, et si vous en voulez un garant, je n'en ai point d'autre à vous donner que la grande miséricorde de Dieu. La pénitence seule ne peut rien, mais elle peut tout lorsqu'elle est jointe à la bonté de Dieu. La malice de l'homme, quelque grande qu'elle soit, est une malice bornée, mais la miséricorde de Dieu n'a point de bornes, puisqu'elle est infinie. La malice de l'homme comparée à la grandeur de la miséricorde de Dieu n'est pas même une étincelle qui tombe au sein des mers où elle se perd et disparaît. » Comme le saint évêque de Milan, Chrysostome avait une tendre compassion pour les pécheurs, il les accueillait avec une bonté paternelle, il les aidait dans l'aveu de leurs fautes, il embrassait leurs genoux, il pleurait sur eux et avec eux, et il avait souvent la
1. De Poenitentia, homit. 8. 2 Ibid.
consolation de les arracher au démon pour les ramener à la pratique de la piété chrétienne. XLIV. Dieu ne pouvait manquer de bénir les généreux efforts de Chrysostome. Aussi, malgré les désordres inséparables 'de la condition humaine et trop ordinaires surtout dans les grandes villes, la piété était florissante à Antioche, les fêtes et les solennités étaient célébrées avec une grande pompe, les louanges de Dieu étaient chantées dans les églises, les sacrements étaient fréquentés, la prière publique et particulière observée, les familles réglées; un grand nombre de parents envoyaient leurs enfants pour recevoir le bienfait de l'instruction et de l'éducation chez les solitaires des montagnes. L'habitude des jurements avait cessé,. les théâtres étaient moins fréquentés; les dissidents juifs, païens et hérétiques, écrasés par l'éloquence du saint prêtre, n'osaient élever la voix, tandis qu'une multitude de vierges et de veuves faisaient monter chaque jour vers le ciel le concert de leurs prières et de leurs louanges. Chrysostome était l'âme, la vie et la joie d'Antioche, comme aussi Antioche tout entière était l'amour de Chrysostome. Quand les fréquentes maladies du saint prédicateur l'obligeaient à suspendre ses prédications pour soigner sa santé dans sa chambre ou à la campagne; quand les rues et les places n'étaient plus encombrées aux jours ordinaires parla multitude, qui, des quartiers éloignés de la cité, se rendait dans la vieille basilique pour entendre l'orateur, il semblait qu'un malheur avait frappé la ville et que la mort avait succédé au mouvement et à la vie. Mais quand après quelques jours d'absence Chrysostome, faible, languissant et malade encore, reparaissait au pied des autels, quels transports de joie, quel bonheur, quels applaudissements éclataient de toutes parts ! comme aussi de la part de Chrysostome quelle tendresse, quelle sainte effusion de son âme ! XLV. « Vous vous êtes donc souvenus de moi pendant tout le temps de mon absence, leur disait-il, quelle bonté! quelle charité de votre part ! Je ne puis assez vous en témoigner ma reconnaissance et ma vive amitié ; de mon côté aussi, il ne m'a pas été possible de vous oublier, et quoique absent, éloigné de la ville, je vous avais jour et nuit présents à ma pensée. Vos cris retentissaient sans cesse à mes oreilles; ils me faisaient regarder votre assemblée comme ma santé, comme mon unique plaisir, comme tire chose qui renferme à mon égard tous les biens imaginables. C'est pourquoi j'ai mieux aimé revenir avec les restes de ma maladie que d'affliger votre charité en demeurant plus longtemps éloigné de vous. Et comment aurais-je pu résister à vos plaintes, à vos lettres, à vos reproches? Ces plaintes partaient du fond de vos curs, le ne vous en suis pas moins obligé que de vos louanges, puisqu'il faut savoir aimer pour se plaindre comme vous avez fait. » Le cur de Chrysostome était tout dévoué aux habitants d'Antioche. Il espérait y consumer le reste de sa santé et de ses forces. Il voulait y continuer jusqu'à la fin de sa vie son laborieux apostolat, et puis quand ses forces trahissant son courage il ne pourrait plus annoncer la parole divine, il espérait se retirer au sommet des saintes montagnes parmi les solitaires qu'il aimait, dont il parlait souvent dans ses discours et vers lesquels il envoyait ses auditeurs, afin de les frapper par le spectacle édifiant des vertus chrétiennes. C'était un port tranquille et sûr, vers lequel ses vux et ses désirs le dirigeaient; il y aspirait de toutes ses forces , il espérait y mourir, il se consolait par cette douce espérance. Mais ses voeux, mais ses désirs ne furent point réalisés; au moment où il entrevoyait le port tranquille, le souffle de l'esprit de Dieu le rejeta au milieu des tempêtes et des orages. Dieu l'appelait à de nouveaux combats, à des sollicitudes sans fin, à des persécutions sans nombre, et en quelque sorte à la souffrance du martyre.
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