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LIVRE QUATRIÈME. Histoire du saint depuis son épiscopat, 398, jusqu'à la disgrâce d'Eutrope, 400.
I. Pendant que Chrysostome livré tout entier aux oeuvres du zèle faisait la joie et l'admiration du patriarche Flavien, du clergé et du peuple d'Antioche, de grands événements s'étaient passés dans l'empire et dans l'Église. Théodose était mort en 395, après avoir, pendant un règne de seize ans, défendu vaillamment l'empire contre les invasions des Goths et les entreprises audacieuses de deux tyrans qui avaient tenté d'usurper l'autorité. Il avait noblement protégé l'Église , réprimé l'hérésie et poursuivi l'idolâtrie : il s'était montré par sa valeur et par sa foi un des princes les plus grands et les plus accomplis qui aient jamais été. En mourant, il avait partagé l'empire entre ses deux fils, Arcade et Honorius; le premier gouverna l'Orient et le second l'Occident. Heureux ces deux jeunes princes si, en héritant de la fortune et du trône de leur père, ils eussent aussi hérité de son caractère et de sa piété! Dans l'Église, la plupart des grands hommes qu'avait produits ce siècle si fécond, étaient morts. Ainsi le pape saint Damase, Arnobe et Lactance, Eusèbe de Césarée, saint Jacques de Nisibe, saint Hilaire de Poitiers, saint Athanase, saint Éphrem, diacre d'Édesse, le grand saint Basile, saint Grégoire de Nazianze, saint Cyrille de Jérusalem, saint Grégoire de Nysse et le célèbre Didyme d'Alexandrie, avaient cessé d'éclairer de leurs lumières, ou d'édifier par leurs vertus le monde chrétien. Les deux derniers qui descendirent dans la tombe furent saint Ambroise, archevêque de Milan, deux ans après Théodose, 397, et le grand saint Martin, évêque de Tours. II. La mort de tous ces illustres docteurs fut une grande perte pour la religion. Mais au milieu des orages suscités par les erreurs et les passions humaines, Dieu n'abandonna pas son Église. Toujours la vérité eut ses docteurs, les fidèles des guides sûrs, et la religion de courageux défenseurs. En Orient, saint Jérôme expliquait les divines Écritures; il surveillait l'erreur, el, armé d'une parole ardente, satirique même quelquefois, il écrasait l'hérésie; en Afrique, le saint évêque d'Hippone, peut-être moins versé dans la science des langues et des saintes lettres, mais plus puissant par le génie et surtout plus doux et plus modéré, combattait les donatistes et les pélagiens et composait ces homélies divines, ces lettres, ces traités admirables qui des rivages africains se répandaient sur la terre entière, pour porter partout la science de la foi et l'onction de la piété chrétienne. Dieu plaça en même temps sur le chandelier de son Église, aux confins de l'Europe, au centre du monde civilisé, une troisième lumière aussi brillante et non moins ardente que les deux autres, ce fut le saint apôtre d'Antioche. III. Le 27 septembre de l'année 397, Nectaire, archevêque de Constantinople, était mort après avoir gouverné cette Église pendant seize ans avec la douceur indolente d'un simple particulier, bien plus qu'avec la science, le zèle et la fermeté d'un évêque. IV. On délibéra pendant quelque temps sur le choix de son successeur. L'importance de cette ville, devenue une seconde Rome depuis que Constantin y avait transféré le siège de l'empire, l'influence que ses évêques obtenaient aisément à la cour, donnèrent l'éveil à toutes les ambitions. Plusieurs candidats furent proposés; quelques-uns se présentèrent d'eux-mêmes. Hommes misérables! s'écrie Pallade, prêtres par le caractère, mais indignes du sacerdoce (1) ! Ces hommes ambitieux se pressaient chaque jour aux portes du palais et fatiguaient la cour; les uns s'adressaient aux magistrats, et, par de basses adulations, mendiaient leur appui; les autres offraient des présents pour capter les suffrages; quelques autres enfin poussaient l'aveuglement et la honte jusqu'à se mettre à genoux devant les populations des quartiers pour obtenir leur assentiment. Jusqu'à quel point de bassesse et de dégradation, hélas! n'est pas capable de descendre un prêtre ambitieux, mercenaire, qui cherche plutôt ses intérêts et sa gloire que la gloire de Dieu et le salut des âmes ! Le peuple fidèle, les grands surtout et la noblesse, furent indignés d'une pareille conduite. De toutes parts on supplia l'empereur de ne point faire un choix précipité, de repousser énergiquement toutes ces honteuses sollicitations, et de chercher un homme habile dans la science divine, capable d'édifier par la sainteté de sa vie, digne enfin de ce rang suprême. V. Pendant que la cour était dans l'incertitude et délibérait sur cet objet important , l'eunuque Eutrope , premier ministre de l'empereur Arcade et tout-puissant
1. Pallad., ch. IX.
sur l'esprit de son maître, prononça le nom de Jean d'Antioche. Il l'avait connu pendant un voyage qu'il fit en Orient, et d'ailleurs le bruit de son éloquence et. de la sainteté de sa vie était répandu dans tout l'empire. Dès que le nom de Chrysostome fut prononcé, toutes les indécisions cessèrent, tous les esprits furent réunis, et d'une voix unanime Jean fut élu par le peuple et par le clergé archevêque de Constantinople. Arcade s'empressa d'approuver l'élection. Toute la ville fut dans l'allégresse à l'occasion de cet heureux choix; mais la difficulté était de le faire accepter par celui-là même qu'il concernait. On connaissait l'humilité du saint prêtre, la haute idée qu'il avait de l'épiscopat, des devoirs qu'il impose et des vertus qu'il exige; on savait la conduite qu'il avait tenue lorsque les évêques assemblés à Antioche voulurent l'élever à cette haute dignité; il était à craindre qu'il ne prît la fuite s'il venait à connaître l'élection. D'un autre côté comment l'arracher à Antioche sa patrie, sa ville bien-aimée, sans exciter un soulèvement général, peut-être même une sédition? Comment l'arracher à Flavien, aux pauvres nombreux, et enfin à tout ce peuple facile à émouvoir, qui regardait Jean comme son docteur, sa gloire, son ange tutélaire et son sauveur, lors des événements qui avaient exposé la ville à une ruine entière? Dans cette circonstance la rapidité d'action , le secret et la prudence étaient nécessaires. VI. Eutrope trouva les moyens de conduire cette importante et difficile affaire à une heureuse issue. Au nom de l'empereur, il en écrivit à Artérius, comte d'Orient. Après lui avoir fait connaître l'élection de Jean au siège de Constantinople, les difficultés dont nous venons de parler et la nécessité d'agir avec prudence, il lui ordonna de se rendre maître de la personne de Chrysotome par quelque stratagème, et de l'envoyer à Constantinople. La commission fut exécutée fidèlement. Pendant que Jean, tout occupé de ses bonnes oeuvres, ne songeait qu'à instruire les peuples, à soulager les pauvres et à consoler les affligés, il reçoit une lettre du comte d'Orient qui le prie de venir le trouver dans l'église des Martyrs, située près de la porte Romaine, pour y traiter ensemble d'une affaire importante. Chrysostome, sans soupçonner le piège qui lui est tendu, persuadé qu'il s'agit de la gloire de Dieu, se rend avec empressement au lieu marqué pour cette conférence. Mais à peine est-il arrivé, que le comte, sans lui rien dire encore de son dessein, le fait monter dans sa voiture, le conduit à Bagras où il le remet entre les mains des officiers de l'empereur, qui le transportent rapidement vers Constantinople. VII. Laissons maintenant Antioche livrée tout entière à la douleur et à la désolation. Adieu! ville chérie, adieu! ton soleil s'est éclipsé, ta gloire s'est obscurcie, ton apôtre chéri a disparu, tes pauvres ont perdu leur puissant avocat, tes vierges et tes veuves leur défenseur, et Flavien, ton évêque, pleure sur l'éloignement d'un fils bien-aimé, la lumière de ses yeux, la parole de sa bouche et l'appui de sa vieillesse; adieu! Bientôt les schismes et les hérésies déchireront tes entrailles; bientôt ta foi disparaîtra sous le sabre du fanatisme musulman, jusqu'à ce que l'armée des Francs fasse encore retentir une fois dans tes murs les hymnes de Sion; mais ces chants ne seront pas de longue durée, tu retomberas au pouvoir des infidèles; ils détruiront tes palais, éteindront ton génie, ton amour pour les arts, ta gloire enfin, et jusqu'à ton nom; adieu ! J'ai célébré tes fêtes, j'ai assisté aux solennités de tes mystères, j'ai raconté ta piété, j'ai loué ton empressement à écouter la parole de ton Chrysostome; je te laisse pour le suivre à de nouveaux combats. Sa vertu purifiée par la retraite, exercée par le ministère de la prédication, fortifiée par les oeuvres saintes de la charité, de la prière et de la mortification, doit être couronnée par les persécutions et consommée par les souffrances que ne pouvaient lui procurer le respect profond et l'amour immense que tu lui avais voués. Il suit sa marche, il fuit loin de toi, la providence de Dieu le dirige. Pleure, pleure amèrement son absence, adieu ! VIII. La ville de Constantinople attendait avec impatience son nouveau pontife. Afin de rendre son ordination plus solennelle , l'empereur avait convoqué un concile et y avait appelé Théophile, patriarche d'Alexandrie, comme l'évêque du premier siège de son empire. Cet évêque qui jouera un si grand rôle dans la suite de cette histoire, voyait d'un oeil jaloux l'élection de Chrysostome. Il n'aspirait point pour lui-même au siège de la ville impériale, la discipline d'alors l'enchaînait à son Église d'Alexandrie; mais il avait espéré, par ses intrigues autant que par son crédit, y faire parvenir une de ses créatures, le prêtre Isidore, dont les vertus simples et obscures ne portaient point d'ombrage à son ambition. Isidore avait longtemps pratiqué la vie monastique dans les déserts de Scété. Ami de saint Athanase, il l'avait accompagné dans un voyage à Rome. Humble et simple dans ses moeurs, plein de douceur et de patience, ami de la vérité et de la droiture, animé d'un zèle aussi éclairé que charitable, tout dévoué à Dieu et au prochain, ses vertus lui avaient acquis l'estime publique , comme plus tard elles lui méritèrent le titre de saint et la vénération des fidèles. A cette époque, il gouvernait le grand hôpital d'Alexandrie. Outre son mérite qui était éminent, on prétendait que Théophile lui avait de grandes obligations pour s'être bien acquitté d'une commission fort délicate. On dit que dans la guerre du tyran Maxime, Théophile chargea Isidore de lettres et de présents pour les remettre à Rome à celui des deux, de Théodose ou de Maxime, qui serait vainqueur, et que ces lettres lui ayant été dérobées avant l'issue de la guerre, il fut obligé de fuir et de se retirer à Alexandrie. Animé par le motif de la reconnaissance, Théophile espérait d'ailleurs qu'Isidore, devenu évêque de Constantinople, se montrerait souple à ses volontés, et que par son moyen il aurait une assez grande influence à la cour. C'est ce qu'il ne pouvait espérer de Chrysostome. Aussi dès qu'il vit celui-ci, il chercha à sonder les dispositions du nouvel élu. La figure expressive de Jean, ses traits vifs et caractérisés, la fermeté et l'énergie qui paraissaient dans tout son extérieur alarmèrent tout d'abord Théophile; il comprit parfaitement qu'il lui serait impossible de maîtriser cette âme vigoureuse, et que dès lors son influence serait nulle à la cour et à Constantinople. C'est pourquoi, cachant ses motifs secrets, il fit des difficultés, et, sous divers prétextes, refusa de l'ordonner. Mais l'empereur, la cour et le peuple tenaient trop à l'élection de Chrysostome pour se désister, et du reste l'affaire était trop engagée pour qu'on pût reculer. Eutrope résolut de triompher du mauvais vouloir de Théophile. L'ayant fait venir, il lui montra plusieurs mémoires présentés aux évêques contre lui, et, prenant un ton d'autorité, il ajouta qu'il avait à choisir, ou bien d'ordonner Chrysostome selon le désir des évêques ses collègues, ou bien, s'il refusait, d'avoir à se défendre en concile des accusations intentées contre lui. Théophile n'hésita pas entre ces deux partis, il se rangea de l'avis des évêques. IX. Toute la ville était dans l'allégresse; Chrysostome seul gémissait. Après avoir pris Dieu à témoin de la violence qui lui était faite, après avoir protesté de sa faiblesse et de son indignité, voyant que ses larmes et ses protestations étaient inutiles, il céda humblement aux instances des évêques, dans lesquelles il crut voir la volonté de Dieu. Tout tremblant il se présenta comme une victime devant l'autel et, reçut la consécration épiscopale de la main de Théophile, le 26 février de l'année 398. Qu'il est beau l'homme doué d'un talent éminent, environné de l'auréole du génie et de l'éloquence! mais qu'il est plus beau encore celui qui est humble et modeste! Qu'il est admirable celui qui, exalté par toutes les bouches, est le seul à méconnaître son propre mérite, et qui pouvant briller à la première place n'aspire cependant qu'à la dernière dans la maison du Seigneur! Il sera béni de Dieu; il prospérera dans toutes ses oeuvres, et sa louange ne cessera d'être répétée dans l'Église de génération en génération. X. L'humilité est la vertu des grandes âmes. Se laisser aller à l'orgueil et à la présomption, c'est oublier que tout don parfait vient de Dieu, c'est ne pas se connaître soi-même. C'est encore une grande erreur de croire que l'humilité abaisse le génie, amoindrisse le talent. Quoiqu'il se défie de lui-même et de sa faiblesse, l'homme humble n'en est pas moins fort ni moins ardent pour le bien, ou plutôt il n'en est que plus fort et plus puissant. Si comme saint Paul il s'écrie : Je ne suis rien, je ne puis rien par moi-même ; il ajoute : mais je suis tout, je puis tout en Celui qui me fortifie. Plus il s'humilie, plus Dieu l'élève; moins il compte sur ses propres forces, plus Dieu se plaît à le soutenir, à le protéger et à donner à son ministère succès et bénédiction. Chrysostome tout tremblant sous le poids de sa propre faiblesse s'était prosterné devant l'autel pour recevoir la consécration divine qui l'élevait à une dignité qu'il avait toujours redoutée; mais il se releva plein de force et de vigueur pour marcher dans la nouvelle voie qui lui était ouverte par la Providence. Avant de commencer le récit des travaux qu'il entreprit pendant son épiscopat pour la gloire de Dieu et le salut des âmes, il est nécessaire pour la suite de l'histoire de faire connaître l'Église et le peuple qui furent confiés à sa sollicitude pastorale. XI. Lorsque Constantin vainqueur de ses rivaux monta sur le trône de l'univers pour faire régner avec lui la justice et la piété, l'empire fatigué par de longues guerres civiles, épuisé par la tyrannie de tant de princes qui l'avaient inondé du sang le plus pur des citoyens, penchait visiblement vers sa ruine. Pour ranimer un reste de chaleur et donner un nouveau ressort aux esprits, pour être en état de résister avec plus de force aux invasions des barbares qui menaçaient l'empire du côté de l'Orient, peut-être aussi par un vain désir de passer pour fondateur d'un nouvel ordre de choses, Constantin transféra le siège de l'empire. Depuis longtemps sous les règnes précédents Rome était souvent veuve de ses Césars, et Constantin lui-même plus qu'aucun autre redoutait le séjour de la ville éternelle. Il chercha donc un lieu pour y établir le centre de son gouvernement. La situation de l'ancienne ville de Byzance lui parut favorable. Assise sur un coteau dans un isthme, à l'extrémité de l'Europe et sur les confins de l'Asie dont elle n'est séparée que par un détroit de sept stades, Byzance était par sa position la clef de l'Europe et de l'Asie, du Pont-Euxin et de la mer Égée. Baignée au midi par la Propontide, à l'orient par le Bosphore, au septentrion par un petit golfe nommé Chrysoceras ou la Corne d'or, elle ne tenait au continent que par le côté occidental. La température du climat, la fertilité de la terre, la beauté et la commodité des deux ports, tout contribuait à en faire un séjour délicieux, une situation unique dans l'univers. Ce fut donc sur les ruines de Byzance que Constantin construisit la nouvelle capitale de l'empire, qui fut appelée Constantinople, du nom de son fondateur. L'enceinte de la ville, dans sa longueur, avait plusieurs lieues d'étendue depuis la porte d'Or à l'occident jusqu'à la pointe la plus orientale sur le Bosphore, et une lieue de largeur. Dans l'espace de trois années la puissance de Constantin fit sortir de terre une immense cité; la Rome nouvelle rivalisa de richesse, de beauté et de magnificence avec l'ancienne; elle eut ses sept collines, son capitole, ses palais, ses aqueducs et ses thermes, ses places, ses fontaines, ses colonnes, son hippodrome, son amphithéâtre et ses théâtres. Saint Grégoire de Nazianze met sur la même ligne Rome et Constantinople : l'une, dit-il, est la reine de l'Orient, l'autre est la reine de l'Occident. Au milieu de ces édifices et de ces palais on vit s'élever un grand nombre d'églises dédiées, les unes .aux saints anges, aux saints apôtres, les autres aux saints martyrs; la plus ancienne était l'église de la Paix. Constantin l'augmenta et l'embellit; une autre église s'éleva auprès de celle-ci, et l'empereur Justinien les réunit plus tard pour n'en former qu'une seule sous le vocable de sainte Sophie. Lors de l'arrivée de saint Jean Chrysostome, Constantinople était divisée en quatorze quartiers et renfermait autant d'églises, sans compter celles qui se trouvaient hors des murs. La dédicace de Constantinople eut lieu le 11 mai 330; la fête dura quarante jours; les évêques et le clergé sanctifièrent par des prières la nouvelle cité, qui fut solennellement consacrée à la Vierge Marie. Depuis que les peuples de l'Orient se sont laissé entraîner dans le schisme ou dans les erreurs de Mahomet, Constantinople a oublié Celle qui fut si longtemps sa patronne et sa protectrice. Mais avec les autels de Marie ont disparu les vertus qui faisaient la gloire de ses habitants. Là où la Vierge immaculée recevait les hommages des chrétiens, s'élèvent maintenant des maisons de honte et de prostitution. Puisse Marie rentrer bientôt dans cette ville qui lui fut si chère ! Puisse-t-elle bientôt y rétablir avec l'amour de son Fils le règne de la vérité, de la justice et des bonnes moeurs! XII. La présence à Constantinople de l'empereur et de sa cour attira en peu de temps dans cette nouvelle capitale une foule d'hommes, étrangers les uns aux autres, qui accouraient de tous les points du monde romain pour jouir des privilèges offerts à ceux qui viendraient s'y établir. Cette multitude composée d'éléments si divers ne pouvait présenter des garanties bien sûres d'ordre et de paix; mais Constantin sut la maîtriser et la contenir. On conçoit aussi combien devint délicate et difficile la mission des prêtres orthodoxes en présence de citoyens, venus de pays différents, et qui avaient apporté avec eux des coutumes, des vices et des erreurs capables d'étouffer la vraie foi dans le cour des fidèles. Alexandre, qui était évêque de Constantinople et qui avait assisté au concile de Nicée, employait tous ses efforts pour faire respecter les décisions de l'Église et pour s'opposer à l'arianisme qui allait toujours croissant. Ce saint évêque résistant aux sollicitations de quelques catholiques abusés qui le priaient de montrer de l'indulgence envers Arius alors présent à Constantinople et de le recevoir dans son église, répondit: « La douceur dont j'userais envers Arius serait une vraie cruauté à l'égard d'une infinité d'autres; les lois de l'Église ne me permettent pas de contrevenir par une fausse compassion à ce que j'ai moi-même ordonné avec tout le saint concile de Nicée. » Ce fut aux prières de ce saint vieillard âgé de quatre-vingt-dix ans et à celles de saint Jacques de Nisibe que les catholiques attribuèrent la protection que Dieu accorda à son Église, en frappant Arius au moment où ses partisans le promenaient en triomphe dans les rues. Après la mort d'Alexandre, 336, Paul fut élu évêque de Constantinople. Sa foi orthodoxe lui mérita d'être persécuté par l'empereur Constance et ses partisans ariens. Quatre fois chassé de son siège, il fut exilé à Cucuse, en Arménie, où les ariens le firent étrangler, 350. Pendant ces différents exils, le siège de Constantinople fut rempli par des évêques hérétiques; on y vit assis Eusèbe de Nicomédie et Macédonien qui pour maintenir son intrusion fit périr trois mille personnes. En 360, l'arien Eudoxe succède à Macédonien; il confère le baptême à Valens et lui communique le venin de l'hérésie; il meurt à Nicée en sacrant Eugène évêque de cette ville, 370. Les règnes de Julien et de Jovien n'apportent aucun soulagement aux maux de l'Église de Constantinople. Démophile évêque de Bérée et sectateur d'Arius succède à Eudoxe. Les catholiques voulant réclamer envoyèrent une députation de quatre-vingts ecclésiastiques porter leurs humbles plaintes à Valens. Mais ce prince cruel les fit embarquer dans un vaisseau auquel il ordonna qu'on mît le feu quand il serait en pleine mer. XIII. Démophile soutenu par Valens continuait de persécuter les catholiques, quand saint Grégoire de Nazianze vint consoler ce troupeau désolé. Comme toutes les églises appartenaient alors aux ariens, il fut obligé de transformer en chapelle la maison de Nicole,son parent, pour y célébrer les divins mystères. Son zèle pour le salut du petit nombre de catholiques qui se trouvaient à Constantinople, lui attira de cruelles persécutions de la part des ariens qui poussèrent la fureur jusqu'à attenter à sa vie. Enfin Théodose arriva à l'empire : sous ce religieux prince l'Église respira; le concile de Constantinople assemblé en 380 chassa Démophile, et plaça saint Grégoire de Nazianze sur le siège de cette ville; mais le saint évêque, ayant appris que quelques-uns de ses collègues murmuraient de son élection, profita de cette circonstance pour se décharger d'un fardeau que son humilité lui faisait regarder comme au-dessus de ses forces. Toutefois, avant de quitter la ville de Constantinople, 381, il voulut rendre compte publiquement de son administration ; il fit à ce sujet un long discours en présence du peuple et de cent cinquante évêques réunis en concile; mais il eut beaucoup de peine à le prononcer à cause de sa faible santé. Ce discours nous fait connaître l'état de l'église de Constantinople quelques années avant l'élection de saint Chrysostome, lorsque saint Grégoire en prit soin. « Les fidèles, dit-il, contraints de s'enfuir et de tout abandonner pendant les persécutions de Julien l'Apostat et de Valens, se trouvaient sans pasteurs, sans pâturages, sans bergerie, errants à l'aventure sur les montagnes, réduits à paître où le hasard les conduisait, trop heureux de pouvoir échapper et d'avoir quelque lieu où se retirer. Ce pauvre troupeau ressemblait à celui que les lions, la tempête où les ténèbres ont dissipé, et sur lequel gémissaient les prophètes lorsqu'ils déploraient sous cette figure les malheurs du peuple d'Israël abandonné à la fureur des Gentils. Mais, ajoute-t-il en parlant de l'état où il laisse son troupeau, Dieu a visité son peuple et l'a sauvé ; il est purgé de l'hérésie arienne, il brille par la pureté de sa foi, par l'éclat de son clergé, de ses solitaires et de ses vierges; et s'il n'est pas encore dans sa dernière perfection, j'espère qu'il y parviendra, puisqu'il croit à vue d'oeil. » Après avoir parlé de sa sollicitude incessante, de ses veilles et de ses travaux, des peines sans nombre qu'il a éprouvées, des persécutions qu'il a soutenues, des injures et des calomnies dont il a été abreuvé, et même des dangers qu'il a courus pour sa vie, il s'écrie : « Si je vous rappelle ici mes fatigues et mes douleurs, ce n'est point pour en tirer vanité, car c'est Dieu qui a tout fait; mais c'est pour vous en demander la récompense. Ayez pitié d'un étranger, laissez-vous toucher à la vue de ma faiblesse et de mes cheveux blancs, accordez-moi un peu de repos. Mettez à ma place un évêque dont les mains soient pures, la voix éloquente, et qui puisse vaquer aux ministères ecclésiastiques. Permettez à un vieillard faible, inutile, accablé par les années et par les maladies, de se retirer pour pleurer ses péchés dans la solitude. « Puisque mon élection cause du trouble parmi vous, je serai Jonas; jetez-moi dans la mer pour apaiser cette tempête, quoique je ne l'aie point excitée. Si les autres suivaient mon exemple, tous les troubles de l'Église seraient bientôt calmés. Je suis assez chargé d'années et de maladies pour me reposer. » Le discours de saint Grégoire fut interrompu non par les acclamations accoutumées, mais par des larmes et des sanglots. Le peuple fidèle pleura son pasteur, et saint Grégoire après avoir fait ses adieux aux évêques, aux prêtres, aux fidèles, prit congé des anges de son Église, et se retira dans la solitude où il mourut en saint quelques années après. Nectaire succéda à saint Grégoire et gouverna pendant seize ans; mais il n'avait ni la science, ni le zèle, ni la sainteté de son prédécesseur. Aussi, sous sa direction les affaires de l'Église tombèrent-elles en décadence; la piété se ralentit; de grands désordres reparurent, des abus nouveaux s'introduisirent, enfin Constantinople redevint presque ce qu'elle était avant l'arrivée de saint Grégoire. XIV. Telle est l'histoire de l'Église de Constantinople depuis sa fondation jusqu'à l'époque où Chrysostome succéda à Nectaire. Quelle triste histoire! pendant l'espace de soixante ans, que de querelles ! que d'erreurs ! que de divisions! que de persécutions! Parmi les évêques qui se succèdent, à peine en trouve-t-on deux qui soient animés de la foi catholique, encore sont-ils persécutés et exilés; tous les autres sont avares, cruels et hérétiques. Les catholiques en petit nombre sont chassés des églises occupées par les sectaires; ils sont bannis, persécutés par les princes que les erreurs d'Arius ont séduits. Théodose avait rétabli l'ordre, il est vrai, en faisant restituer les églises aux catholiques; mais il n'avait pas détruit l'esprit d'agitation et d'erreur et les désordres si communs dans les grandes cités, surtout dans Constantinople, où venaient se réunir le luxe, les richesses et les vices de l'ancien et du nouvel empire. Ces considérations n'échappaient pas sans doute à Chrysostome, mais plein de confiance dans la bonté toute-puissante de Celui qui avait daigné le choisir, il s'écriait comme l'Apôtre saint Paul, son maître chéri et son modèle : Maintenant étant lié par l'Esprit-Saint, je vais à Jérusalem sans que je sache ce qui doit m'y arriver, sinon que dans toutes les villes par où je passe le Saint-Esprit me fait connaître que des chaînes et des afflictions m'y sont préparées ; mais je ne crains rien de toutes ces choses, et ma vie ne m'est pas plus précieuse que mon salut; il me suffit que j'achève ma course et que je remplisse le ministère que j'ai reçu du Seigneur Jésus, qui est de prêcher l'Évangile de la grâce de Dieu (1).
1 Acta Apost., cap. 20.
Chrysostome avait reçu la consécration épiscopale et avec elle une force, une grâce nouvelle, les dons de l'Esprit de Dieu qui sont la vie des saints évêques. Quoique toujours gravée dans son coeur par le souvenir de tant d'âmes qui lui étaient chères et qui gémissaient sur son absence, Antioche n'était plus en quelque sorte sa patrie. Constantinople l'avait remplacée. A Antioche ses affections et ses prières, mais à Constantinople ses affections, ses prières, ses larmes, sa sollicitude pastorale, son zèle, ses travaux, ses forces et sa vie. Quelques jours après son ordination il adressa la parole à un peuple nombreux et empressé de l'entendre ; ce premier discours ne nous est point parvenu. Seulement, d'après l'analyse que Chrysostome nous en a laissée, nous savons qu'il avait pour objet le combat de David et de Goliath. Il montra ce géant des Philistins armé de toutes pièces, couvert de sa cuirasse et de son bouclier, brandissant la lance et l'épée et succombant sous les coups d'un jeune pâtre sans force, sans cuirasse et sans épée, mais armé seulement de sa foi et de sa confiance en Dieu. Il n'était pas possible de s'y tromper, l'humilité de Chrysostome voulait faire entendre à ses auditeurs qu'il venait à eux comme David, sans armes, sans éloquence, sans aucun des moyens humains, soutenu seulement et animé par la foi et par. un désir ardent de leur salut. Les armes de notre milice ne sont point charnelles, leur dit-il avec saint Paul, mais elles sont puissantes en Dieu pour renverser les forteresses ennemies, les raisonnements humains et tout ce qui s'élève avec le plus de hauteur contre la science de Dieu (1). XV. Ce discours parut d'autant plus magnifique, que depuis longtemps les fidèles de Constantinople n'étaient plus accoutumés à entendre prêcher la sainte parole avec
1. II Corinth., cap. 10.
éloquence, parce que Nectaire était un vieillard affaibli par les ans, et d'ailleurs peu habile dans l'art de bien dire. Aussi dès le surlendemain la ville entière courut-elle à l'église Neuve pour entendre le second discours du saint évêque. Chrysostome parut, et son coeur de père se manifesta dès les premières paroles : « Je ne vous ai parlé qu'une seule fois encore, et dès ce moment-là même je vous aime avec autant de force que si j'avais toujours été avec vous. Je me sens uni à vous par des liens de charité aussi étroits que si depuis longtemps j'avais joui de votre amitié, et cette amitié que j'éprouve vient non pas de la sensibilité de mon âme, mais de ce que je vois en vous les meilleurs et les plus aimables des hommes. Qui pourrait en effet considérer sans admiration et sans amour ce zèle tout de feu dont vous êtes embrasés, cette charité sincère qui vous anime, l'affection tendre que vous portez à vos docteurs et à vos maîtres, l'esprit de paix et de concorde qui règne entre vous, et tant de rares qualités qui seraient capables de vous faire aimer par les âmes les plus dures? Non, mes frères, nous ne vous aimons maintenant pas moins que cette illustre Église qui fut notre berceau, et où nous reçûmes le lait de la doctrine et le pain de la science divine. Séparées entre elles par une immense distance, ces deux Églises sont sueurs; Antioche et Constantinople ne doivent pas se séparer dans notre affection. Antioche est plus ancienne, plus vénérable, mais Constantinople fait paraître plus de zèle, plus de ferveur dans les choses de la foi. A Antioche l'assemblée est plus nombreuse, plus distinguée; mais à Constantinople elle est composée de personnes exercées par la tribulation et disposées aux oeuvres d'un généreux dévouement. Oui, ici je vois les loups dévorants rader autour du troupeau pour le détruire, mais c'est en vain : le troupeau loin de diminuer s'accroît d'une manière merveilleuse. Ce sacré vaisseau est constamment battu par les flots, par les vents et par la fureur des tempêtes, sans que ceux qui y sont embarqués fassent naufrage. Les flammes furieuses de l'hérésie enveloppent de toutes parts cette Église, et on voit tomber à chaque instant une rosée spirituelle qui rafraîchit ceux qui sont dans la fournaise ardente. » Après ce préambule où apparaît si bien l'amour du saint évêque pour son troupeau, Chrysostome entreprend de repousser et de combattre tous ces loups qui environnent la bergerie, d'éteindre ces flammes qui enveloppent le lieu saint, d'apaiser ces tempêtes affreuses excitées contre la vérité catholique par les marcionites, les manichéens et les autres sectaires si nombreux à Constantinople. Il attaque l'erreur, non point par des raisonnements humains, mais par les paroles mêmes de l'Écriture, et il établit contre les ariens la divinité de Jésus-Christ. « A la croyance reçue des dogmes sacrés, s'écrie-t-il en terminant, joignons la sainteté de la vie et la ferveur dans les saintes oeuvres. Se contenter de croire sans agir en conséquence, ce n'est opérer qu'à demi son salut. Pour exciter en vous cette ferveur, rien n'est plus utile que d'assister avec soin à nos pieuses réunions afin d'y entendre la parole de Dieu. Ce que le pain est au corps, les oracles divins le sont à l'âme; ils en sont la nourriture, la force et la vie; car il est écrit : L'homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu (1). La privation de la parole sainte produit l'épuisement et la mort de l'âme, et c'est un des plus grands châtiments dont Dieu ait autrefois menacé son peuple. Il viendra un temps, dit-il, dans le prophète Amos, où j'enverrai sur la terre la famine, non la famine du pain ni la soif de l'eau, mais la famine et la soif de la
1. Amos, cap. IV.
parole du Seigneur (2). Si nous craignons tant la famine pour le corps, si nous travaillons avec tant de courage et de patience pour nous procurer le pain matériel, ne serait-il pas étrange de ne vouloir rien faire pour prévenir l'épuisement de notre âme beaucoup plus terrible que celui de nos corps. En assistant à ces saintes réunions, vous vous enrichirez de trésors infiniment supérieurs à tous les trésors du monde: ceux que vous recueillerez ici, vous ne les perdrez jamais, ils vous accompagneront un jour devant le tribunal de Dieu. «En venant à nos assemblées, non-seulement vous arroserez vos âmes des eaux sacrées des divins oracles, mais votre présence confondra l'hérésie et consolera vos frères dans la foi. Oui, par votre présence vous augmenterez le nombre des brebis du Seigneur. En vous voyant accourir, les plus lâches seront excités; ils imiteront votre exemple, vous leur communiquerez l'étincelle du zèle comme la pierre frappée par la pierre produit la flamme; tandis que si vous n'êtes pas assidus, si l'assemblée n'est pas nombreuse, les plus fervents eux-mêmes, contemplant les:vides de ce sacré vaisseau, perdront leur ardeur; ils se décourageront, et bientôt ils abandonneront l'Église. « Accourez donc de toutes parts au lieu de l'assemblée, remplissez le saint parvis, et consolez la pauvreté de cette église. Si l'homme est le chef de la femme, celle-ci est sa compagne; que le chef ne vienne pas sans le corps ni le corps sans le chef. Amenez-y même vos enfants, qu'ils vous y accompagnent, qu'ils vous environnent comme les jeunes oliviers environnent le tronc au pied duquel ils s'élèvent et qui leur a communiqué la sève et la vie : assistez à ces instructions avec un saint empressement, 'vous trouverez ici la paix et le
1. Amos, cap. VIII.
repos, bien plus, des remèdes assurés pour apaiser les tempêtes excitées dans vos âmes par toutes les passions humaines; vous y trouverez les biens véritables que je vous souhaite par la grâce et la miséricorde de Jésus-Christ Notre-Seigneur, à qui, avec le Père et le Saint-Esprit, soit la gloire maintenant et dans tous les siècles. (1) » XVI. Le peuple fidèle écouta la voix de celui qu'il regardait comme son pontife et son père. Dans les réunions suivantes le nombre des auditeurs augmenta, et sauf quelques circonstances particulières amenées par les jeux et les divertissements qui entraînaient ailleurs la multitude et dont Chrysostome se plaignait vivement, ce nombre d'auditeurs alla toujours croissant jusqu'à l'époque où il plut au Seigneur d'éprouver par la tribulation la fermeté et l'amour courageux de son serviteur. Dans la cité impériale se renouvelèrent les miracles d'éloquence et de zèle opérés par Chrysostome dans la ville d'Antioche : un peuple immense, composé de toutes les classes de la société, accourait des quatorze quartiers de la cité et même des pays voisins. On le voyait tantôt suspendu, immobile d'attention, aux lèvres de cet incomparable orateur, et tremblant de perdre une seule de ses paroles, tantôt pénétré de terreur en entendant raconter la justice du Seigneur, tantôt se frappant le front contre terre en signe de confiance, tantôt fondant en larmes ou bien exprimant son contentement par des battements de mains et des acclamations qui confondaient l'humilité de Chrysostome et interrompaient pour un instant ses discours. Il est vrai que la coutume d'applaudir les orateurs non-seulement profanes, mais sacrés, existait alors universellement, qu'elle a existé ainsi jusqu'au temps de saint Bernard, et que pour quelques orateurs ces applaudissements
1. Contra Anomeos, homil. 11.
étaient des flatteries; mais ils étaient sincères de la part des auditeurs de Chrysostome. Le titre de Bouche d'or que ses contemporains lui donnèrent et qui lui est resté ne laisse aucun doute à cet égard. L'empressement du peuple de Constantinople ne fut jamais trompé. Le zèle et le génie de son évêque satisfirent abondamment à tous ses besoins. Non-seulement Chrysostome prêchait aussi fréquemment qu'à Antioche, mais son génie aidé d'un travail constant lui permit de ne point se répéter. Il continua l'explication des saintes Écritures; les actes des Apôtres, les Épîtres de saint Paul aux Philippiens, aux Colossiens, aux Hébreux, lui fournirent une ample matière pour instruire et édifier un peuple toujours plus empressé de l'entendre. Là comme à Antioche il attaquait avec vigueur la corruption des moeurs, l'abus de l'opulence, les superfluités du siècle, le luxe dans la parure et dans l'ameublement, et ses discours trouvaient encore plus d'application à Constantinople qu'à Antioche. Il foudroyait l'ambition, la passion des richesses, l'amour des spectacles et des jeux, la licence des jurements, tous les vices, poisons publics ou secrets de la société. Nous voudrions pouvoir le suivre dans cette noble guerre; nous croyons qu'il serait utile d'exposer les combats qu'il soutint, les moyens qu'il employa pour terrasser l'erreur et les passions mauvaises; mais pour cela il faudrait traduire ses discours tout entiers et cette tâche n'appartient pas à l'histoire. Nous l'avons suffisamment montré comme docteur et comme orateur, il est temps de le considérer dans les réformes importantes et difficiles par lesquelles il signala son zèle pour le salut des âmes et son amour pour la beauté de l'Église, et qui furent sinon l'occasion, du moins les causes éloignées des douleurs et des persécutions sans nombre auxquelles nous le verrons livré plus tard. XVII. Après avoir réglé tout ce qui concernait sa personne, ses repas, ses dépenses, celles de ses serviteurs et des prêtres de sa maison, le saint évêque commença les réformes qu'il méditait par celles qu'il jugeait nécessaires dans la maison du Seigneur. Depuis que la paix avait été donnée à l'Église, un immense abus s'était introduit dans les rangs du clergé, non-seulement à Constantinople, mais dans tout l'Orient et même dans certaines régions de l'Occident. Les clercs, prêtres, diacres ou ministres inférieurs, gardaient dans leurs maisons un certain nombre de femmes pieuses sous prétexte de les assister, de prendre soin de leurs affaires, de les protéger et de les défendre contre les vexations des hommes puissants. Ils vivaient sous le même toit, mangeaient à la même table et se donnaient réciproquement les noms de frères et de sueurs. Les prêtres avaient pour ces vierges les attentions les plus minutieuses, soit à la maison, soit en voyage et même jusque dans l'église. Ils les attendaient aux portes du saint lieu, écartaient la foule pour leur laisser un libre passage et marchaient devant elles comme de stupides esclaves. Celles-ci loin d'en rougir s'avançaient avec fierté et révoltaient tout le monde par leur audace, leur confiance et leur insupportable vanité. Cette honteuse coutume introduite par une fausse et imprudente charité excitait les railleries méprisantes des juifs, des païens et des hérétiques, faisait gémir les vrais fidèles, scandalisait les faibles, discréditait le sacerdoce, couvrait d'opprobre le saint habit des vierges et faisait à la religion de profondes blessures. A la vue des maux qui résultaient de cet état de choses, à la pensée de la perte des âmes causée par ce scandale, le zèle de Chrysostome s'enflamma pour défendre la dignité du sacerdoce et l'honneur de l'état des vierges chrétiennes. Tandis que saint Épiphane combattait cet abus à Salamine, et saint Jérôme en Orient, Chrysostome l'attaqua à Constantinople avec son talent et sa véhémence ordinaires. Non-seulement il en parla à la tribune sacrée, mais il composa sur ce sujet deux traités admirables qui sont parvenus jusqu'à nous. Après avoir montré le vrai motif et tout le danger d'une pareille société, et exposé dans les plus longs détails les ridicules sans nombre dont se couvraient aux yeux du monde les clercs et les vierges qui avaient une habitation commune, il insiste sur le péché de scandale dont ils se rendaient coupables, et il déclare que ce seul motif, à supposer que cette société fût innocente, est une raison suffisante qui les oblige à se séparer. « Celui qui pèche légèrement, dit-il, mais avec impudence et scandale, sera puni plus sévèrement que celui qui commet un péché plus grand, mais sans scandale. » Passant ensuite aux prétextes de charité, de protection, de nécessité pour le soin de la maison, pour l'ordonnance de l'ameublement et des repas, il les réfute sans laisser à l'illusion un seul mot à répondre, et tout à coup laissant le raisonnement pour donner l'essor à son zèle et à sa tendresse, il s'écrie ; « Mon discours n'est déjà que trop étendu, vous n'avez pas besoin de plus amples lumières, votre esprit est convaincu; mais votre coeur n'est peut-être pas encore touché et converti. Si pour être persuadés, vous demandez des prières et des supplications, je suis tout disposé à le faire. Je vous prie donc, je vous supplie humblement prosterné à vos genoux; je vous conjure de rentrer en vous-mêmes, d'honorer le sacerdoce de Jésus-Christ en vos personnes et de méditer ces paroles de saint Paul : Ne soyons pas les esclaves des hommes (1). Quittez donc cet esclavage honteux où vous retient la société des femmes pour votre perte et la perte des âmes. Ne savez-vous pas que notre divin Maître veut que nous soyons des soldats intrépides, de courageux et invincibles athlètes? Est-ce donc pour nous occuper des puériles vanités des femmes, pour les voir coudre et filer, pour nous entretenir avec elles de frivolités insensées et imiter leurs moeurs, que le Christ notre chef nous a revêtus des armes spirituelles? N'est-ce pas au contraire pour marcher au combat qui nous appelle, pour percer nos ennemis invisibles, pour frapper les démons qui nous attaquent, pour repousser leurs féroces phalanges, détruire leurs retranchements, pour vaincre et réduire en servitude les maîtres du monde et tous les princes des ténèbres ? Ne devons-nous pas lancer le fer et répandre la flamme, mettre en fuite les esprits de malice, nous précipiter au milieu des bataillons ennemis, bravant les orages, le tonnerre et la foudre, le fer et le feu et toutes les horreurs de mille morts? Pourquoi donc nous a-t-il couverts de la cuirasse de la justice? Pourquoi a-t-il fortifié nos reins de la ceinture de la vérité ? Que signifie le casque du salut qui couvre nos têtes et cette chaussure évangélique (2)? Pourquoi avons-nous reçu le glaive de l'esprit, cette épée terrible et tranchante? Serait-ce donc inutilement qu'il aurait allumé dans nos âmes la flamme du courage et les ardeurs dévorantes des combats? Eh quoi ! si un soldat revêtu de la cuirasse, des cuissards et du casque, armé de l'épée, de la lance, de l'arc et du bouclier, entendant les éclats de la trompette qui appelle au combat, et les cris furieux de l'ennemi qui attaque et qui commence à insulter les remparts, au lieu de s'élancer comme la foudre contre
1 Corinth., cap. 7. 2 Adversus clericos qui habent mulieres subintroductas.
l'ennemi, allait s'asseoir auprès d'une femme, tout couvert de ses armes, quelle ne serait pas votre indignation ? S'il vous était permis, ne le perceriez-vous pas de part en part de votre épée? « Mais votre conduite n'est-elle pas plus honteuse que celle de ce lâche soldat? Comment donc éviterez-vous l'indignation du Seigneur et les coups de sa justice? La guerre que nous avons entreprise n'est-elle pas plus terrible, les ennemis plus dangereux, les périls plus grands et les récompenses, fruits de la victoire, plus magnifiques? Craignons de nous amollir, d'énerver nos forces par la société et la conversation des femmes ? Craignez ce qui est inévitable, si vous les fréquentez. Sachez qu'elles vous rendront faibles, impudents, inconsidérés, irascibles, audacieux, importuns, vils et abjects, avares, cruels, téméraires, esclaves du démon, aussi vains, aussi futiles, aussi efféminés qu'elles le sont elles-mêmes. » XVIII. Chrysostome s'éleva avec encore plus de force contre les femmes qui faisant profession de piété et de continence admettaient quelques hommes dans leurs maisons pour l'administration de leurs affaires. « Je ne sais, dit-il, quel nom donner à cette société qui s'est formée d'hommes et de vierges; leur état est pire que celui des fornicateurs. On ne peut les regarder ni comme des vierges, puisqu'elles ne s'occupent point des choses de Dieu et qu'elles sont l'occasion de plusieurs adultères, ni comme des femmes mariées, puisqu'une femme engagée dans le mariage ne cherche qu'à plaire à son mari, au lieu que ces vierges tâchent de plaire à plusieurs qui ne sont point leurs époux. Si l'on ne peut les mettre ni au rang des vierges ni au rang des femmes mariées, il ne reste plus qu'à les mettre au rang des femmes perdues, et c'est en effet le nom qu'on leur donne quand on parle d'elles. » Ces sortes de vierges se livraient à la vanité des parures et des ajustements frivoles; elles portaient même l'impudence jusqu'à paraître en public avec des ornements et des mises indécentes. Le saint évêque leur représente vivement. l'énormité de leur péché et ne craint pas d'assurer qu'elles sont plus coupables que les femmes prostituées. « Car enfin, disait-il, celles-ci ne séduisent par leurs funestes attraits que dans l'enceinte de leurs maisons; mais vous, vous allez tendre des piéges à l'innocence jusque sur les places publiques. Vous me répondrez peut-être que vous n'avez jamais invité personne à pécher. Je veux que vous ne l'ayez jamais fait par vos discours, mais votre voix n'eût-elle pas été mille fois moins dangereuse que ne l'ont été vos parures et vos indécences? prétendriez-vous donc être innocentes en faisant pécher les autres dans leur tueur? Eh quoi ! c'est vous qui avez donné la pensée de ce crime; c'est vous qui avez aiguisé le fer; c'est vous qui avez armé la main; c'est vous qui avez porté le coup qui a fait à l'âme une profonde et mortelle blessure : comment donc osez-vous vous prétendre innocentes? Dites-moi, quels sont ceux que nous condamnons, quels sont ceux que les juges appréhendent et punissent selon la sévérité des lois? Sont-ce ceux qui ont avalé le poison ou bien ceux qui l'ont préparé et présenté ? Ne plaignons-nous pas les infortunés qui l'ont bu, et ne condamnons-nous pas à la mort la plus infâme les scélérats qui l'ont fait avaler? Ces derniers seraient-ils bien reçus à dire, ou plutôt n'augmenteraient-ils pas notre indignation s'ils venaient nous dire : Je suis innocent, j'ai donné la mort à un de mes frères, mais je ne tue suis fait aucun mal à moi-même? Comment donc osez-vous, après avoir préparé et présenté le breuvage empoisonné, après avoir donné la mort à vos frères, comment osez-vous essayer de vous justifier en disant que vous n'avez pas vous-même avalé le poison? Oui, vous êtes criminelles, plus criminelles même que les empoisonneurs et les assassins; ils ne donnent la mort qu'au corps, et vous, vous la donnez à l'âme, en la précipitant dans l'abîme du crime. Si du moins vous aviez quelques motifs d'agir ainsi; les assassins ont une espèce de prétexte, ils sont poussés par la haine ou par la fureur; mais vous, rien ne vous justifie, rien absolument, pas même le prétexte le plus futile; ces hommes que vous perdez ne sont point vos ennemis, jamais ils ne vous ont nui; vous n'avez aucun autre motif, sinon une vanité déplorable, le mépris formel du salut de vos frères dont vous vous jouez indignement, pour satisfaire votre orgueil et votre caprice insensé. » C'est ainsi que le saint docteur démasquait l'illusion grossière de ces femmes mondaines, qui prétendent se justifier en alléguant pour raison qu'elles ne pensent point au mal, et qu'il rappelait au clergé de Constantinople la prudence chrétienne. XIX. Mais ce n'est pas assez pour le prêtre qui veut travailler avec succès au salut du prochain d'être environné du glorieux vêtement d'une inaltérable chasteté, il est nécessaire qu'à cette vertu il joigne le désintéressement et la fuite du monde; sans cela, fût-il un ange, ses discours seront sans fruit et son ministère sans résultat véritable pour le salut des âmes. Tel n'était pas cependant le clergé de Constantinople. Beaucoup de ses membres étaient entachés du vice de l'avarice; beaucoup achetaient des propriétés, bâtissaient des maisons, employaient à leur usage le superflu des aumônes destinées à leur nourriture et. à leur entretien; quelques-uns même, poussés par la passion, engageaient certaines personnes à donner leurs biens par testament au préjudice de leurs héritiers naturels; quelques autres se livraient au luxe et à la bonne chère, fréquentaient les maisons des riches et des grands, assistaient à des banquets, et par une conduite pleine de flatterie, de servitude et de bassesse, se rendaient vils aux yeux de ceux mêmes qui, sous les dehors de l'amitié, semblaient les inviter et les accueillir avec le plus d'empressement et de cordialité. Il était nécessaire, dans l'intérêt de la religion et pour l'honneur du sacerdoce, d'apporter un remède à ce désordre, et c'est ce que fit le saint évêque de Constantinople. Il rappelle aux prêtres avares le mot de saint Paul : de ne rien désirer au delà du vivre et du vêtement; il parle de la fin tragique du malheureux Judas qui ne devint déicide que parce qu'il était avare, et commentant cette autre parole du grand Apôtre : l'avarice est la racine de tous les maux (1), il expose les suites funestes de cette maudite passion. Toutefois, en frappant ainsi l'avarice, il rappelle aux peuples l'obligation qui leur est imposée de fournir à la subsistance des ministres sacrés; il veut qu'ils ne soient pas dans le cas de s'occuper des choses nécessaires à la vie, de peur qu'ils ne s'abattent et que la sollicitude pour les choses matérielles ne les détourne du soin des âmes et des fonctions importantes de leur saint ministère. Il exhortait les prêtres à vivre dans la retraite, tout occupés des choses spirituelles et appliqués à leurs fonctions sacrées : «Évitez, leur disait-il, les festins des riches, contentez-vous de la nourriture que vous fournit la charité des fidèles, et craignez, si vous êtes flatteurs et parasites, de passer de la
1. Timoth., cap. VI.
fumée de ces tables somptueuses dans les flammes éternelles de l'enfer (1). » Oh ! qu'il a de puissance sur les coeurs pour les persuader, le prédicateur évangélique qui ne prêche rien aux autres que ce qu'il accomplit parfaitement lui-même! Fidèle imitateur du prédicateur divin qui commença par faire, pour dire ensuite (2), il verra la parole sainte produire dans ses auditeurs les plus beaux fruits, et son ministère couronné des plus grands succès. Mais aussi qu'il est à plaindre celui qui dit et ne fait pas, celui qui prêche les autres et ne se prêche pas lui-même! Hélas ! comment pourra-t-il éviter les effets de cette parole que le Maître prononcera un jour dans sa colère : Je te juge par tes paroles, maudit serviteur (3)? Cette parole ne regardait pas Chrysostome, car il avait pratiqué lui-même ce qu'il enseignait et prêchait aux autres. XX. Dès qu'il fut assis sur le siège de Constantinople, il commença, comme nous l'avons dit, par régler sa propre maison. Ayant examiné les mémoires de l'économe qui maniait les biens de l'Église, dit Pallade, il retrancha plusieurs dépenses que ses prédécesseurs avaient crues nécessaires au soutien de leur dignité, mais qui parurent à ses yeux une fastueuse superfluité, indigne d'un successeur des apôtres. Celui qui à Antioche avait été l'ardent avocat des pauvres et leur avait abandonné son riche patrimoine, n'avait garde de les oublier dans la haute position où la Providence l'avait placé. Nectaire lui avait laissé un riche ameublement; il le vendit, et le produit en fut employé au soulagement des premières nécessités des pauvres. Extrêmement simple dans son costume, dans ses goûts et dans toute sa
1. Pallade, de Vita Chrysost. - 22 Acta apost., cap. I. - 3 Luc, cap. XIX.
personne, il exigeait la même simplicité dans ceux qui l'entouraient. Le faste, l'orgueil, la vanité, lui étaient insupportables. Soit motif de santé, soit motif de recueillement, soit qu'il voulût se ménager du temps et se rendre plus propre à opérer le salut des âmes, il n'invitait personne à sa table, comme aussi il n'acceptait aucune invitation. Il mangeait ordinairement seul, assis à une table frugale et assaisonnée par l'esprit de mortification. Cette manière de vivre ne l'empêchait cependant pas d'exercer, selon l'avis de saint Paul, une large et généreuse hospitalité. Il accueillait les étrangers avec une tendre charité; sa maison leur était toujours ouverte, et il les faisait servir à une table séparée et très-honorablement pourvue (1). La simplicité de sa vie, l'ordre admirable qu'il établit dans l'administration des biens de l'Église, lui fournirent des sommes considérables pour le soulagement des pauvres et des malades. Non-seulement il soutint par ses largesses l'hôpital fondé depuis longtemps à Constantinople, mais il en fonda plusieurs autres dont il donna la direction à quatre prêtres fort pieux et qui avaient sous eux des médecins et des officiers, tous hommes de bien et très-recommandables par leur prudence, leur zèle et leur charité. La tendre compassion qu'il avait pour les malades le portait à les visiter souvent. Il envisageait en eux Jésus-Christ souffrant; il les encourageait à supporter leurs maux avec patience et résignation, en leur montrant la bonté divine qui ne permet nos afflictions que pour notre intérêt spirituel, et dans la vue de nous faire mériter une plus belle couronne. Il suppliait ses auditeurs de ne pas abandonner les pauvres malades; il les pressait de les soulager et même il désirait que chacun d'eux eût un hôpital domestique.
1 Ad Hebraeos, cap. XIII.
XXI. Avec quel zèle, dans une de ses homélies sur les Actes des Apôtres, ne recommande-t-il pas les oeuvres de charité, surtout les devoirs de l'hospitalité (1) ! « Il faut, dit-il, recevoir les étrangers avec empressement, avec joie et libéralité. Ayez dans votre maison une chambre pour recevoir Jésus-Christ quand il viendra; dites : Voici la petite chambre que je réserve à mon divin Maître ; il ne la méprisera pas, quelque pauvre qu'elle soit. Oui, Jésus est dans la rue sous la figure d'un étranger qui arrive. Il est nuit, il demande un logement, un misérable abri, ne le lui refusez pas, gardez-vous d'être cruel et inhumain. » XXII. L'amour de Chrysostome pour les pauvres était si grand, qu'il se dépouillait de tout en leur faveur. Ses historiens ne nous ont pas laissé ignorer que, dans une disette cruelle, il ne craignit pas de vendre une partie des vases de son église pour les assister. Il avait formé le dessein de réunir dans un asile commun tous les indigents de cette grande ville, dont le nombre s'élevait à plus de cinquante mille, et sans les persécutions dont la fin de sa vie fut agitée, ce noble projet eût été exécuté à Constantinople comme il l'avait été à Césarée par les soins de son archevêque saint Basile. Mais si les voeux de son coeur bienfaisant ne furent point exaucés, du moins il réussit à diminuer le fléau de la misère publique tant par les secours qu'il distribuait lui-même, et qui étaient le fruit de ses privations particulières, que par ceux que son éloquence et son inépuisable charité savaient lui procurer généreux dévouement qui lui valut, à Constantinople; comme à Antioche, le surnom glorieux de Jean l'Aumônier.. Ce saint évêque avait compris les paroles de Jésus-Christ Heureux les miséricordieux, parce qu'ils obtiendront miséricorde! Ce que vous avez fait au dernier des miens, c'est à
1. In Acta, homil. 13.
moi que vous l'avez fait. Et ces autres paroles du Prophète Heureux celui qui comprend les besoins du pauvre : le Seigneur le délivrera au jour de l'affliction (1). XXIII. Dans la même année, qui était la première de son épiscopat, 398, après avoir corrigé les vices qui déshonoraient les vierges et les ministres de l'autel, et rétabli parmi eux la régularité, la décence et la ferveur qui rendent toujours ces deux Ordres chers à Dieu, respectables aux peuples et utiles au salut des âmes, Chrysostome s'occupa d'une autre réforme non moins nécessaire et aussi urgente; c'était la réforme des veuves. Dès la naissance de l'Église, un grand nombre de filles chrétiennes se destinèrent par une promesse solennelle à garder leur virginité et à mener une vie plus régulière que le commun des fidèles. On crut aussi que les veuves qui n'avaient eu qu'un seul mari pouvaient être admises à la même profession, lorsqu'elles le demandaient et qu'elles renonçaient à un second mariage. Saint Paul, dans sa première Epître à Timothée, recommande à ce fervent disciple l'Ordre des Veuves : Honorez les veuves, lui dit-il, celles qui sont véritablement veuves. Ordonnez-leur de se rendre irréprochables; n'en choisissez aucune qui ne soit bien connue par sa vie et ses couvres saintes (2). Ces femmes, par leur âge, leur expérience et la gravité de leurs moeurs, étaient capables de rendre de grands services à l'Église; elles faisaient profession solennelle comme les vierges ; l'habit qu'elles portaient était le même, et on le bénissait de la même manière. C'était parmi elles qu'étaient choisies les diaconesses des églises, qui avaient pour fonctions d'instruire les femmes ignorantes, et de servir quelquefois dans les cérémonies du baptême donné par immersion. Elles visitaient les prisonniers, les confesseurs et les
1. Ps. X. 2. Timoth., cap. V.
martyrs, travaillaient au soulagement des malades, distribuaient les aumônes aux pauvres, recevaient et servaient les étrangers, ensevelissaient les morts, et se livraient à toutes les bonnes couvres de la piété et de la charité. Par état et par consécration, elles étaient placées sous la protection de l'Église qui mettait une grande prudence dans le choix qu'elle en faisait. L'Ordre des Veuves était très répandu au quatrième siècle; elles étaient surtout très-nombreuses dans l'Église de Constantinople. Mais comme il arrive souvent par suite de la faiblesse humaine, et plus souvent encore par l'effet de la négligence et de la dissipation que causent la multiplicité des affaires et le contact du monde, un relâchement extraordinaire s'était introduit parmi elles: plusieurs ne vivaient pas d'une manière conforme à la sainte profession qu'elles avaient librement embrassée. Le zèle et la piété de Chrysostome l'engagèrent à apporter un remède au mal, et il se vit dans la nécessité de s'occuper d'un ministère qu'il avait toujours regardé comme un des plus difficiles du sacerdoce. Il fit venir devant lui la multitude des veuves; il prit les informations les plus minutieuses sur leur conduite et leurs moeurs; il les exhorta vivement à vivre dans les exercices de la pénitence et leur recommanda la prière continuelle, l'abstinence, le jeûne, la simplicité dans les vêtements, la fuite du monde et de ses plaisirs. Il confirma dans leurs saintes résolutions celles qui menaient une vie édifiante, et engage a les autres à contracter un nouveau mariage, de peur que leurs moeurs dissolues, ou du moins leur conduite irrégulière et suspecte, ne fût une occasion aux peuples de murmurer contre la religion et de blasphémer le nom du Seigneur. Chrysostome n'avait pas attendu à ce moment pour s'occuper de la sanctification et du salut des veuves. Il avait déjà adressé à une jeune veuve un traité admirable qui est resté comme un monument précieux du zèle ardent de ce saint pasteur, et où sont tracés les avis les plus utiles et les règles les plus sûres pour la conduite de cette portion intéressante du troupeau de Jésus-Christ. Ce traité est divisé en deux parties ou en deux livres. XXIV. Le premier a pour but de consoler une jeune veuve sur la mort de Thérasius, son mari. Après avoir gémi sur la blessure profonde que la mort vient de faire à son coeur, en lui enlevant une personne si riche, si puissante, si honorable et si tendrement aimée; après s'être excusé d'avoir tardé si longtemps à lui écrire, en alléguant la vivacité du chagrin qui l'aurait empêchée de prêter l'oreille à ses discours, il lui offre de précieuses et touchantes consolations (1). « Celui qui vous a abattue, lui écrit-il, vous relèvera lui-même; la main qui vous a frappée saura bien vous guérir et vous sauver (2). Si Dieu vous a enlevé l'époux que chérissait votre coeur, il ne vous abandonnera pas, mais il se substituera à sa place, selon ce que dit un prophète : Le Seigneur garde les étrangers, il protège l'orphelin et la veuve, il les prend sous sa toute-puissante protection (3). Eh! ne pensez pas que le titre de veuve soit un titre de déshonneur; c'est au contraire un titre glorieux qui doit exciter notre admiration, parce que la condition des veuves demande une grande vigilance et un courage à toute épreuve. La veuve qui vit saintement doit avoir dans notre estime presque le même rang que les vierges. Saint Paul estimait les veuves, et les païens eux-mêmes ont admiré leurs vertus. Que si ce n'est point là le sujet de votre douleur, mais bien plutôt la perte que vous avez faite, je suis moi-même convaincu que vos regrets ne peuvent être trop grands : il est juste de verser des larmes sur la
1. Ad Viduam juniorem, lib. I. 2. Osée, cap. X. 3 Ps. CXLV.
perte de l'homme du monde le pins doux, le plus probe et le plus modeste, distingué entre tous les autres par sa prudence, sa franchise et sa piété. Toutefois, mettons des bornes à notre juste douleur; consolons-nous par la pensée qu'il ne nous est pas ravi, qu'il n'est pas mort pour toujours; réjouissons-nous de ce qu'il est entré dans le port à l'abri des tempêtes, de ce qu'après l'exil il est enfin arrivé à la patrie. Non, il n'est point mort à jamais,! Non, le trépas n'est point une, véritable mort : c'est un sommeil, c'est un départ; mourir, c'est quitter le lieu de l'exil et des souffrances pour le lieu du repos, de la gloire et du bonheur; c'est quitter la terre pour le ciel, la compagnie des hommes pour la société des anges, des archanges et du Seigneur des anges. « Vous ne le voyez plus, il est vrai, vous n'entendez plus sa voix, vous ne jouissez plus de sa présence; la gloire, l'honneur, la tranquillité dont il vous environnait, ont disparu avec lui; mais vous pouvez l'aimer encore: l'amour est si puissant qu'il unit non-seulement les présents, mais encore les absents. La charité ne tonnait ni la distance des temps ni celle des lieux : rien ne peut séparer deux coeurs unis entre eux par les liens de la charité. Thérasius, votre époux, est dans le séjour du bonheur ; vous serez un jour réunie à lui dans une vie meilleure. Ne gémissez donc pas de voir vos espérances brisées; ne dites pas qu'il était dans le chemin des honneurs, qu'il devait être bientôt élevé à la première dignité de l'Etat. Hélas! que sont tous les honneurs de ce monde ? Quelle est leur durée, et de combien de maux et de misères ne sont-ils pas accompagnés ! Le trône même ne met point à l'abri des chagrins et des revers. Voyez comment sont morts les neuf empereurs qui se sont déjà succédé sur le trône d'Orient: tous, excepté deux, ont été enlevés par une mort violente. Souvenez-vous de cette parole du Prophète : Toute la gloire du monde est fragile comme la fleur des champs (1). Tournez les yeux vers la gloire véritable: au milieu de vos maux, pensez au bonheur et au repos des cieux; aspirez-y de toutes vos forces, et rien de tout ce qui vous afflige ici-bas ne pourra vous nuire. Peu importe la perte des biens, de la santé du corps, pourvu que notre âme reste intacte, pure, résignée et unie à Dieu. Séchez donc vos pleurs, méritez, par une vie plus exemplaire encore que par le passé, d'être un jour réuni à votre époux dans la gloire éternelle. » Dans le second livre, Chrysostome exhorte cette veuve à ne point passer à de secondes noces; non pas qu'il condamne un second mariage, mais afin de pouvoir vaquer avec plus de liberté aux oeuvres du salut a. «La femme qui passe à de secondes noces donne une grande preuve de faiblesse et de sensualité; elle fait paraître un esprit attaché à la terre, elle montre combien peu lui est chère la mémoire de son premier mari, et elle s'expose à toutes sortes de tribulations et de maux. Ne vous effrayez pas des difficultés, ou plutôt comparez ensemble les difficultés et les récompenses de la viduité. Celui qui marche au combat doit considérer non-seulement les coups, les blessures, les dangers et la mort, mais pour s'animer il doit envisager la gloire, la victoire, les trophées et les couronnes. Le laboureur doit penser non-seulement au travail nécessaire pour préparer et semer la terre, mais à l'abondante et riche moisson qu'il doit recueillir. « La gloire que vous remporterez, la moisson que vous récolterez est certaine; personne ne peut vous enlever le fruit de vos combats et de vos travaux, si votre volonté est ferme, et si vous comptez sur le secours de Celui qui rend forts ceux qui sont faibles et couronne ceux qui ont légitimement combattu. »
1 Isaïe, cap. IV. 2 Ad Viduam, lib. II.
XXV. C'est ainsi que Chrysostome exhortait les veuves à persévérer dans les résolutions saintes qu'elles avaient prises en présence du Seigneur. Sa voix, ses écrits, ses conseils et ses exemples donnaient à ces pieuses femmes un nouveau zèle pour leur propre sanctification. Soutenues par leur pasteur, elles menaient sur la terre la vie des anges, se dévouant tout entières aux bonnes oeuvres de la piété et de la charité chrétienne. Les noms de Salvine, de Procule, de Pentadie et de beaucoup d'autres non moins distinguées par leur haute naissance , leurs richesses et leurs éminentes vertus, sont parvenus jusqu'à nous. Mais parmi elles, nulle n'est plus illustre que la veuve de Nébridius, intendant du domaine particulier de Théodose le Grand, et préfet de Constantinople : nous voulons parler de l'illustre et sainte Olympiade, que ses vertus éclatantes ont placée sur les autels. Cette sainte femme, la gloire des veuves de l'Église d'Orient, était issue d'une famille illustre et jouissait d'une fortune considérable. Dieu qui avait sur elle de grands desseins de miséricorde l'éprouva dès son enfance. Née en 368, elle demeura orpheline dès l'âge le plus tendre. Procope, son oncle, lui servit de père. Son éducation fut confiée à Théodosie seeur de saint Amphiloque, évêque d'Icone, parfait modèle de piété. Olympiade apprit à connaître, à aimer Dieu de tout son coeur, et à le servir avec une humble et généreuse fidélité. Elle était encore fort jeune lorsqu'on lui fit épouser Nébridius. La cérémonie de son mariage fut honorée par la présence de plusieurs évêques. Mais Dieu ne permit pas qu'elle possédât longtemps son mari; elle eut la douleur de le perdre au bout de vingt mois de mariage. Dégagée des liens qu'elle avait contractés plus par obéissance que par inclination, elle résolut de ne point passer à de secondes noces, et de se dévouer dans l'état des veuves au souulagement des pauvres et des malades. Sa résolution ne devait s'accomplir qu'au prix de pénibles sacrifices. Elle fut recherchée en mariage peu de temps après la mort de Nébridius par plusieurs grands personnages des provinces et de la cour. Il ne fut pas difficile à Olympiade de se débarrasser de leurs sollicitations et de leurs poursuites. Mais il n'en fut pas ainsi, quand le grand Théodose demanda sa main pour Elpidius, son cousin. Olympiade répondit qu'elle n'était pas propre à vivre dans le mariage; que si telle avait été sa vocation, Dieu lui aurait conservé Nébridius son mari, et qu'elle était résolue de se consacrer entièrement au Seigneur. L'empereur fit de nouvelles instances qui n'eurent pas plus de succès que les premières. Pressé par Elpidius, Théodose voulut obtenir de force et par autorité le consentement de la jeune veuve; et pour en venir à bout, il retira à Olympiade l'administration de ses biens qu'il confia au préfet de Constantinople. Celui-ci, pour faire plaisir à Elpidius, exécuta avec rigueur les ordres qu'il avait reçus de l'empereur. Non-seulement il priva Olympiade de l'administration de sa fortune, mais il attenta même à la liberté de sa personne, en lui défendant d'avoir aucune relation ni par écrit ni de vive voix avec les évêques et les prêtres; il poussa la rigueur jusqu'à lui défendre d'aller à l'église et de sortir de Constantinople, espérant par ces vexations lasser sa patience et lui faire prendre une détermination conforme aux désirs de Théodose. Mais il n'en fut pas ainsi : loin de se plaindre, Olympiade adora les desseins du Seigneur; elle demeura soumise au milieu de l'épreuve, et tout en remerciant l'empereur de l'avoir déchargée d'un pesant fardeau, en lui ôtant la gestion de ses biens, elle le pria de lui accorder une nouvelle faveur en ordonnant que tout ce qui lui appartenait fût vendu, et que le prix en fût distribué aux pauvres. Théodose était trop bon, trop juste et trop sage pour pousser plus loin la rigueur. Plein d'admiration pour la vertu héroïque de la veuve de Nébridius, il ne l'inquiéta plus et lui fit rendre, en 391, l'administration de sa fortune. Dès lors elle respira plus à l'aise et elle usa de sa liberté pour s'adonner entièrement à la pratique des vertus chrétiennes et religieuses. Pallade, dans son histoire, nous fait d'Olympiade un admirable portrait. Sa simplicité et sa modestie étaient aussi grandes que l'illustration de sa famille, dit-il ; sa prière était continuelle et ses jeûnes rigoureux ; elle s'était interdit l'usage des bains et de la viande, et passait une partie des nuits dans la prière et les gémissements. Sa charité, sa douceur, la rendaient accessible à tous, mais surtout aux infirmes, aux pauvres et aux malheureux qu'elle regardait comme ses enfants. Saint Chrysostome compare ses aumônes à un fleuve qui coulait jusqu'aux extrémités de la terre et dont l'abondance enrichissait même l'Océan. Les villes les plus éloignées, les îles, les déserts les plus reculés ressentaient les effets de sa libéralité; les églises abandonnées, en quelque lieu qu'elles fussent, avaient part à la distribution de ses biens. Ses richesses étaient immenses et sa vie mortifiée lui permettait de les consacrer au Seigneur presque en entier. Elle était dévouée à Dieu, humble dans ses manières, pleine de mansuétude dans ses rapports avec le prochain, de charité et de commisération pour les misères des indigents : telle était Olympiade. Elle avait été la consolation et quelquefois même le conseil de Nectaire; elle fut aussi la consolation de Chrysostome. Elle s'était chargée des dépenses nécessaires pour la nourriture du saint évêque. Placée à la tête de l'Ordre nombreux des veuves, elle les dirigeait par ses conseils en même temps qu'elle les édifiait par ses exemples. Dieu la préparait dans la solitude à supporter les afflictions qu'elle devait endurer pour la cause de la foi, conjointement avec celui que la Providence lui avait donné pour guide, et qu'elle vénérait comme son pasteur et son père. XXVI. Pendant qu'il travaillait de toutes ses forces à purifier la maison de Dieu par des réformes salutaires, Chrysostome n'oubliait pas ce qu'il devait à la multitude des fidèles confiés à ses soins. Bien différent des pasteurs mercenaires qui préfèrent leur fortune et leur repos à la gloire de Dieu et au salut des âmes, jamais il ne retint la vérité captive. Comme l'Apôtre, redevable à tous, père, docteur, médecin et pasteur de tous, il se donnait à tous sans distinction ni acception de personne; les riches et les pauvres, les grands et les petits, les savants et les ignorants avaient une place égale dans son coeur. Dans toutes ses paroles, ses démarches, ses oeuvres, il n'était dirigé que par le désir de procurer la gloire de Dieu et de l'Eglise et le bien spirituel des fidèles. La cour le voyait rarement; encore n'y paraissait-il que dans l'intérêt de la religion. Dès sa première visite à l'empereur Arcade et à l'impératrice Eudoxie, il leur donna à l'un et à l'autre des avis salutaires; nouveau Jean-Baptiste, il leur parla du royaume de Dieu et les exhorta à la pratique de la pénitente. Heureux ce prince et cette princesse, s'ils eussent été plus fidèles à suivre les conseils du saint évêque ! XVII. Les grands, les riches, les officiers de l'empereur étaient aussi l'objet du zèle de Chrysostome; il les exhortait fréquemment à ne point s'abandonner à la vanité et à l'orgueil; il relevait en leur présence les pauvres et les petits. Il revenait souvent sur l'obligation où ils étaient de se détacher des richesses, et de faire d'abondantes aumônes aux pauvres. Il insistait auprès de tous, des riches et des pauvres, sur la nécessité des prières publiques et particulières. Dès la première année de son pontificat il parvint à obtenir des séculiers qu'ils assistassent aux offices de la nuit célébrés par les moines et le clergé. Il invitait les fidèles, les hommes, les femmes et même les enfants, à se relever pendant la nuit pour vaquer à la prière. « Les artisans, disait-il, veillent pour travailler, les soldats pour faire sentinelle; comment refuseriez-vous de veiller pour prier Dieu et l'adorer? Les veilles, ajoutait-il, rendent la prière plus efficace, rien n'étant plus propre que le silence de la nuit à inspirer des sentiments de piété, de ferveur et de componction. » XXVIII. Comme il était établi non-seulement pour détruire l'empire du démon, mais pour édifier la maison du Seigneur; non-seulement pour arracher l'ivraie du champ du père de famille, mais pour y semer le bon grain des vertus chrétiennes, il ne se contentait pas d'attaquer les vices et les désordres, mais il cherchait à établir sur leurs ruines la pratique des oeuvres de sanctification. Pour maintenir les peuples dans la ferveur, outre les prières du jour et de la nuit qu'il recommandait sans cesse et dont il donnait l'exemple, outre là visite des prisonniers, le soulagement des pauvres, l'assistance aux réunions de piété et la communion fréquente, il établit à Constantinople, comme il avait déjà fait à Antioche, le saint usage de la psalmodie dans les églises et le chant des cantiques sacrés dans les maisons, dans les ateliers et au milieu des travaux des champs. «Rien, disait-il en expliquant le psaume 41, n'élève plus l'âme, rien ne la rend plus légère, plus détachée de la terre, plus dégagée des liens du corps; rien ne lui inspire plus l'amour de la sagesse et le mépris des choses de ce monde, que la douceur de la musique et les chants divins composés avec mesure. Nous sommes tellement faits pour goûter et pour aimer le chant et l'harmonie, que les enfants même à la mamelle y sont sensibles, et qu'on les endort en apaisant ainsi leurs cris et. leurs pleurs. Souvent les nourrices, lorsqu'elles partent ou qu'elles reviennent, répandent le sommeil sur les paupières de leurs nourrissons par des chansons enfantines dont elles flattent leurs oreilles. Souvent des voyageurs qui conduisent en plein midi leurs bêtes de somme, marchent en chantant afin d'alléger la fatigue du chemin. Les vignerons chantent lorsqu'ils taillent la vigne, lorsqu'ils la vendangent, lorsqu'ils la foulent dans la cuve ou lorsqu'ils font quelque autre ouvrage de ce genre. Les nautonniers chantent lorsqu'ils fendent les flots de la mer avec leurs avirons. Souvent les femmes, lorsqu'elles font courir la navette sur les fils de la trame, chantent chacune en particulier ou forment toutes ensemble une espèce de concert. Les femmes, les voyageurs, les vignerons, les nautonniers cherchent par leurs chants à adoucir la peine de leurs travaux, rien n'étant plus propre que le chant et la musique à rendre le travail et la peine faciles et agréables. Comme donc nous aimons. naturellement ce genre de plaisir, de peur que les démons ne renversent tout par leurs chants lascifs, Dieu a opposé les chants spirituels où nous pouvons trouver à la fois l'agrément et l'utilité. Les chansons profanes nous causent une infinité de maux, parce que les couplets les plus licencieux qui s'y rencontrent, restant gravés dans l'âme, lui ôtent bientôt toute sa force et sa vigueur : au lieu que les chants spirituels nous procurent les plus grands avantages et sont pour nous une source de sanctification et de sagesse, parce que les paroles mêmes purifient l'âme, et que l'Esprit-Saint ne tarde pas à descendre dans le coeur de ceux qui chantent ces divins cantiques. Et pour preuve que ces cantiques, prononcés avec intelligence, attirent la grâce du divin Esprit, écoutez ce que vous dit saint Paul : Ne vous laissez pas aller aux excès du vin, d'où naissent les dissolutions; mais remplissez-vous de l'Esprit-Saint (1). Il ajoute comment on peut se remplir de ce divin Esprit, chantant et psalmodiant au fond de vos coeurs à la gloire du Très-Haut. Au fond de vos curs, c'est-à-dire avec intelligence, afin que la bouche ne prononce pas des paroles auxquelles l'esprit distrait et inattentif n'ait aucune part; mais que l'esprit écoute les sons que la langue profère. » C'était afin de donner l'intelligence de ces chants sacrés et d'engager plus efficacement les peuples à les répéter, qu'il composa tant et de si belles homélies sur les psaumes. Ses généreux efforts furent couronnés de succès; le chant des psaumes remplaça celui des chansons obscènes, et les habitants de Constantinople sanctifièrent leurs bouches et leurs travaux par les sublimes cantiques qu'a composés le roi-prophète. XXIX. Le saint évêque de Constantinople ne réussit pas moins dans un autre moyen qu'il mit en oeuvre pour soutenir la foi, le zèle et la piété des fidèles confiés à ses soins : ce fut l'invocation des saints, la visite fréquente de leurs églises et la vénération profonde polir leurs saintes reliques. La cité impériale était richement pourvue des restes précieux des saints et des martyrs. Chrysostome les appelait les monuments perpétuels de la vertu, les trésors et les remparts inexpugnables des villes, la terreur des démons, une source abondante de joie et de bénédictions. « Voulez-vous, disait-il, goûter d'inexprimables délices, venez au tombeau des martyrs,
1. Éphésiens, cap. V.
prosternez-vous humblement devant leurs sacrés ossements, baisez dévotement la châsse qui les renferme, lisez les combats qu'ils ont soutenus, les traits édifiants de leur foi et de leur courage. Prenez de l'huile sainte qui brûle devant leurs tombeaux, frottez-en votre corps, votre langue, vos lèvres, votre cou et vos yeux, et vous ressentirez les effets de leur puissante intercession auprès de Dieu (1). » XXX. Fidèle à la voix de son pasteur, excité par les exemples de sa foi vive et de sa tendre piété, le peuple de Constantinople avait une singulière vénération pour les lieux consacrés par la présence des corps des martyrs. Si la foudre grondait, si la pluie trop abondante ou la sécheresse désolait les villes et les campagnes, si la terre était ébranlée par des tremblements, si l'on était menacé par la famine, les pestes et les invasions des Barbares, on courait en foule se réfugier dans ces sanctuaires vénérés. Le saint évêque ordonnait dans ces circonstances des litanies, des prières publiques et des processions aux tombeaux des saints. Toute la ville était en mouvement, on traversait quelquefois le Bosphore pour se rendre dans la basilique de Saint-Pierre et de Saint-Paul bâtie sur la rive opposée: XXXI. La solennité la plus remarquable en ce genre fut la translation des reliques de plusieurs martyrs faite en 398. Constantinople cette année même avait été ébranlée par un horrible tremblement de terre; de mémoire d'homme on n'avait rien éprouvé de pareil à Constantinople. La mer était bouillonnante, l'atmosphère embrasée; la foudre éclatait, les murs et les palais tremblants s'écroulaient dans tous les quartiers de la
1. In martyr , hom. 1.
ville et les habitants épouvantés, abandonnant leurs maisons et leurs trésors, s'élançaient hors des murs pour échapper à la mort qui les menaçait. Les désastres causés par ce fléau furent si épouvantables que, quelques jours après, Chrysostome déplorant les maux de son peuple appelait ce tremblement de terre une calamité profonde, une horrible tempête, un bouleversement des fortunes, une ruine affreuse. Soit que ce terrible événement eût inspiré à l'impératrice Eudoxie la pensée d'apaiser la colère de Dieu par la translation solennelle des reliques des martyrs, soit que sa piété eût voulu les honorer par une pompe extraordinaire elles placer dans un sanctuaire plus magnifique, elles furent transférées de l'église qu'on appelait LA GRANDE située au centre de la ville impériale, dans l'église de Saint-Thomas apôtre et martyr, bâtie sur les bords de la mer et éloignée de neuf milles de Constantinople. La translation de ces reliques se fit au mois de septembre avec une magnificence et un concours prodigieux, et ce qu'il y a de plus étonnant, c'est qu'elle se fit pendant la nuit. Dès la veille le saint évêque, accompagné de son clergé et du peuple, vint prendre les saintes reliques dans la Grande Église. La procession se mit en marche et traversa les places et les rues de la ville. Voici de quelle manière le saint décrit lui-même toute cette pompe religieuse. « On voyait, dit-il, les phalanges sacrées des religieux et des moines, les churs nombreux des vierges et des veuves, les différents ordres du clergé et la foule immense des séculiers. Riches et pauvres, esclaves et maîtres, citoyens, étrangers, princes et sujets, tous marchaient dans un ordre admirable et faisaient à l'envi éclater leur joie et la piété dont ils étaient animés. Les femmes même les plus délicates avaient oublié le sommeil et le repos accoutumé et rivalisaient de zèle et d'empressement avec les hommes les plus robustes. Non-seulement les jeunes gens, mais les vieillards affaiblis par l'âge et les infirmités se faisaient un devoir de prendre part à cette touchante cérémonie. Personne ne s'en croyait dispensé ni par une santé délicate, ni par les habitudes d'une vie exempte de fatigue, ni par la grandeur de la naissance (1); toutes les conditions, tous les rangs étaient confondus ; les magistrats et les princes eux-mêmes laissant leurs chars, leurs licteurs et leurs gardes, s'étaient mêlés dans les rangs de la plus humble multitude. « Mais pourquoi parler des femmes et des princes, quand Eudoxie elle-même le diadème sur la tête, revêtue du manteau impérial, voulut constamment, pendant toute la route, accompagner les saintes reliques? Elle suivait les saints comme une humble servante, elle touchait la châsse et le voile qui couvrait leurs restes précieux. Elle, qu'il n'était pas permis â tous les habitants du palais impérial de regarder, foulant aux pieds le faste et les grandeurs humaines, consentit à paraître au milieu de cette innombrable multitude tant était grande sa dévotion et sa piété envers les martyrs! » Le saint évêque marchait à la droite d'Eudoxie. Après avoir traversé les rues et le forum, et être sorti des portes de la ville, le cortége seul s'avança lentement vers le faubourg de Drypie, où s'élevait l'église de Saint-Thomas. La foule, que Chrysostome compare aux flots de la mer, arriva un peu avant le jour; ou plutôt on ne pouvait distinguer s'il était jour ou nuit; les flambeaux, les torches ardentes resplendissaient de toutes parts, les bords de la mer offraient l'image u'un vaste incendie, et la mer elle
1. Ad Hebros, homil. 2
même éclairée par tant de lumières ressemblait à un immense fleuve de feu. XXXII. On dépose les saintes reliques sur l'autel, et Chrysostome inondé de joie, frappé de cet imposant spectacle, s'écrie du haut de la tribune sainte : « Que dirai-je ? quelles paroles pourrais-je vous adresser? Je suis saisi, transporté d'allégresse; je suis enivré de délices, en proie à une sainte folie, mille fois supérieure à toute la sagesse humaine. Mon âme n'est plus sur la terre, elle s'élance, elle se perd dans les cieux. Sur quoi arrêterai-je ma pensée? Vous parlerai-je de la puissance des martyrs et du triomphe de l'amour, de la piété de l'impératrice et du concours de nos princes, ou de la honte du prince des ténèbres, de la défaite des démons? Dois-je célébrer la beauté de l'Église, la vertu de la Croix, les miracles du Crucifié, la gloire du Père, la grâce du Saint-Esprit, ou les transports de tout un peuple et les louanges de la cité? Parlerai-je ici de ces solitaires, de ces vierges, de ce clergé qui se pressent avec tant de respect autour des reliques des Saints? Ah ! je ne puis que m'écrier avec le Prophète : SEIGNEUR, QUE VOTRE PUISSANCE EST INFINIE! QUI POURRAIT DIGNEMENT RACONTER VOS LOUANGES? Oui, mon bonheur est trop grand aujourd'hui; je surabonde de joie en voyant que la cité impériale est maintenant un désert;-vous l'avez laissée, vous l'avez abandonnée pour suivre les martyrs. Je n'avais jamais vu toutes les richesses de l'Église de Constantinople, et aujourd'hui je les ai soies les yeux tout entières, en vous voyant ici réunis. GRAND DIEU ! que de brebis chéries et pas un loup! Que de ceps précieux et pas une épine ! Que de tiges de froment et pas une de zizanie! » Chrysostome, après avoir exalté la pompe et la magnificence de cette solennité, appelle l'attention de ses auditeurs sur la personne de l'impératrice : il loue son zèle, sa piété; il la montre pendant tout le trajet attachée à la châsse sacrée, attirant sur elle tous les regards par sa foi vive et son courage. « Soyez donc mille et mille fois bénie, auguste princesse ! Ce cri de notre cour, nous le faisons entendre aujourd'hui et il sera répété dans la suite par toutes les générations. Oui, ce qui se passe en cet instant sera connu de tous les peuples jusqu'à la tin des siècles et dans tous les lieux que le soleil éclaire de ses rayons; et toutes les générations rediront la piété, le courage et la charité de celle qui ne fut si grande, que pour faire servir sa grandeur et la noblesse de son diadème au triomphe et à la gloire des Saints et des Martyrs. » XXXIII. La solennité ne se termina point ce jour-là même, mais dès le lendemain l'empereur Arcade vint à l'église de Saint-Thomas avec toute la cour et l'armée. Chrysostome commence ainsi le discours qu'il fit en cette occasion : « BÉNI SOIT DIEU, mes frères, QUI MET SA PAROLE SAINTE EN MA BOUCHE (1)! Oh! qu'elle est grande, la force et la puissance des martyrs! Hier nous avons vu une noble impératrice et avec elle la cité tout entière; aujourd'hui c'est notre auguste empereur et sa brillante armée qui viennent rendre leurs hommages aux restes précieux des saints; c'est la foi et la piété qui les amènent au pied des autels. Spectacle admirable! Celui qui dispense les grâces et les bienfaits à tout l'univers vient en ce moment solliciter l'intercession des saints, et son armée redoutable, après avoir déposé ses lances et ses boucliers, se prosterne humblement devant ces sacrés ossements et se met avec confiance sous la protection de ces glorieux martyrs. »
1. Homil. 3.
Après ce début et l'éloge de l'empereur Arcade, Chrysostome, inspiré par la vue de ces reliques vénérées; compare les souffrances des martyrs à la gloire dont ils jouissent sur la terre et dans le ciel. Il exhorte ses auditeurs à mépriser les maux de cette vie dans l'espérance des récompenses immortelles. « Dieu ne les permet qu'afin de détacher nos cours de ce monde et de nous faire soupirer après le repos et les biens de l'Éternité. Pour les obtenir, imitons la foi, le courage et la constance des martyrs; comme eux, ne tenons aucun compte des biens présents et dirigeons toute notre ambition vers les richesses et la gloire du ciel. XXXIV. « Ces vertus, nous pouvons les pratiquer encore, quoique la cruauté des tyrans ne persécute plus l'Église. Si les bûchers ne sont plus allumés, nous avons à réprimer nos mauvais désirs plus ardents que les bûchers. Nous ne sommes plus exposés aux dents des bêtes féroces, mais nous avons à combattre les transports de la colère, plus cruelle encore; nos flancs ne sont plus déchirés par les ongles de fer, mais nous avons à souffrir les tortures de l'envie qui dévore notre âme. Combattons avec courage tous ces vices, animons-nous, préparons-nous à ces combats par la méditation des vérités de la foi chrétienne, afin qu'après avoir travaillé et coin battu pendant de courts instants, nous soyons éternellement couronnés avec Jésus-Christ et ses Saints dans le ciel. » Telle fut la première année de l'épiscopat de Chrysostome; son zèle pour la gloire de Dieu et le salut des âmes ne se ralentit pas; plus il approchait du but, plus il se hâtait d'arriver; il semble même, à voir son ardeur pour les oeuvres saintes, qu'il avait un secret pressentiment de la courte durée de son épiscopat. Comme le voyageur attardé qui voit venir la nuit et les ténèbres, il voulait mettre le temps à profit, et par la vivacité de sa foi, l'ardeur de sa charité et la multiplicité de ses travaux, parcourir en peu de temps une longue carrière et recueillir une abondante moisson. Ouvrier infatigable de la vigne du Seigneur, il la cultivait avec soin, il n'épargnait ni ses peines, ni ses sueurs pour lui faire produire de bons fruits. Aussi, appelé parle père de famille presque à la dernière heure du jour, il fit pour ainsi dire en quelques instants ce que d'autres appelés dès l'aurore ne peuvent accomplir en plusieurs années. Tel nous l'avons vu pendant cette première année, tel il fut les années suivantes, toujours aussi ardent pour la réforme et la sanctification de ses diocésains, prêchant sans cesse la parole du salut, dirigeant son clergé, soutenant dans la route les moines, les vierges et les veuves, consolant les affligés, visitant les malades, soulageant les pauvres, reprenant les vices, abolissant les abus, honorant la religion et l'Église, défendant ses dogmes et vengeant sa sainte morale contre les attaques des sectes corrompues, instruisant, édifiant les peuples par ses discours et les entraînant sur ses pas dans les sentiers de la vertu par ses saints exemples. Laissons-le occupé à toutes ses oeuvres, et considérons-le dans quelques-uns des événements particuliers et extraordinaires qui survinrent les années suivantes.
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