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HOMÉLIES SUR LAZARE.

 

PREMIÈRE HOMÉLIE. PRÊCHÉE A ANTIOCHE LE LENDEMAIN DES CALENDES.

 

AVERTISSEMENT ET  ANALYSE.

 

Le titre de la première homélie sur Lazare : Discours prêché à Antioche le lendemain des Calendes, nous apprend à quelle époque de l'année et en quel jour elle fut prononcée; l'exorde lui-même nous en fournit une claire indication: «La journée d'hier était une fête de satan ; vous en avez fait une fête de la grâce; après avoir écouté avec bonne volonté nos instructions... etc. » On peut conclure de ces textes que la première homélie sur Lazare fut prêchée le deuxième jour de janvier, après la fête des Saturnales, justement appelée fête de satan, puisque, ce jour-là, une très-grande partie du peuple se livrait à l'ivrognerie, aux danses; aux jeux, aux festins et à la débauche. — Il paraît qu'elle fut prononcée la même année que l'homélie sur les Calendes dans laquelle le saint Docteur s'éleva si vigoureusement contre les débordements des moeurs et contre la coutume satanique des saturnales; il y fait allusion dans l'exorde de la première sur Lazare... Mais quelle est précisément cette année? — Voilà ce qu'il est impossible de marquer avec quelque probabilité , ainsi que nous l'avons dit dans l'avertissement de l'homélie précédente.

Les homélies sur Lazare ont été prononcées à la suite l'une de l'autre, à quelques jours d'intervalle. — Le cours en fut interrompu par les fêtes de saint Babylas et des saints martyrs Juventin et Maximin, dont les panégyriques retardèrent de plusieurs jours la quatrième homélie sur Lazare : Saint Jean Chrysostome lui-même en avertit dans l'exorde de celle-ci. — Mais il ne faut pas confondre le panégyrique de saint Babylas dont il est ici question avec le long traité sur saint Babylas et contre les paiens

Fronton-le-Duc a noté cette observation en marge de son édition. — A propos de l'homélie sur saint Babylas et du livre qui y est annexé, nous dirons que ce livre ne fut jamais lu en lecture publique dans les assemblées chrétiennes et qu'il ne put l'être à cause de sa longueur.

La traduction latine des quatre premières homélies sur Lazare est d'Erasme : les bénédictins l'ont corrigée en quelques endroits. L'orateur félicite ses auditeurs de ne s'être point livrés aux désordres du jour des étrennes, et d'en avoir fait un jour de réjouissances spirituelles. — Plusieurs cependant sont passés de l'église- au cabaret, ils ont môme tourné son zèle en ridicule. — Saint Jean s'élève contre eux avec force. — Leurs railleries ne l'empêcheront pas de dire la vérité et de s'opposer aux désordres. — La conduite de Jésus-Christ à l'égard de Judas, qu'il ne cessa d'avertir et de combler de biens pour le rappeler à son devoir, lui paraît être le modèle de celle que nous devons garder envers les pécheurs. — Sort bien différent réservé dans l'autre vie à ceux qui vivent dans la mollesse et les plaisirs et à ceux qui passent leur existence dans la pauvreté et la souffrance. — Parallèle de Lazare et du mauvais riche. — Le repas d'un chrétien doit être suivi de la prière et de la lecture des Livres saints donc nécessité de manger et de boire avec sobriété.

 

 

1. La journée d'hier était une fête de satan; vous en avez fait une fête spirituelle, en écoutant avec une rare bienveillance nos paroles, en passant ici la plus grande partie du jour, en vous enivrant de cette ivresse qui est remplie de sage sobriété , en formant un choeur en compagnie de saint Paul. Double profit pour vous ! D'une part, vous vous êtes abstenus de ces danses ignobles auxquelles se livrent les gens pris de vin; de l'autre, vous avez tressailli de ces tressaillements spirituels que donnent à l'âme la beauté de l'ordre et de la paix; vous avez bu à cette coupe quine verse pas des flots de vin, mais d'où déborde l'enseignement spirituel; vous êtes devenus, sous l'influence du Saint-Esprit, comme des harpes et des lyres; et, pendant que tant d'autres dansaient et chantaient en l'honneur du diable, vous, rassemblés (458) en ce lieu, vous offriez vos cours à Dieu comme des instruments mélodieux, vous permettiez à l'Esprit-Saint d'en faire vibrer les cordes secrètes et d'animer vos âmes du souffle de sa grâce. Un concert harmonieux s'est élevé de cette enceinte pour réjouir, non-seulement les hommes, mais encore les puissances célestes.

Allons donc ! aujourd'hui encore, nous devons armer notre parole pour livrer un assaut à ces habitudes de vie souillée et dissolue dénonçons publiquement ces gens qui y consument leurs jours; non pas pour les couvrir de honte, mais pour les sauver de la honte; non pas pour les charger d'ignominie, mais pour les corriger; non pas pour les livrer à la risée publique, mais pour les débarrasser de la dérision infâme qui s'attache à eux et pour les arracher des mains du démon : car, consacrer ses journées à l'ivrognerie, à la gourmandise, ii la débauche, c'est se réduire sous le joug tyrannique de satan. Puissent nos paroles leur être utiles ! Si, après nos admonestations, ils persévèrent dans leurs vices, nous ne cesserons pas pour cela de leur donner les conseils de la sagesse : de même que les sources ne laissent pas que de couler lors même que personne ne vient s'y abreuver, ni les ruisseaux de répandre leurs eaux lors même que personne ne vient y puiser, ni les fleuves de poursuivre leur cours lors même que personne ne vient y boire; de même faut-il que le prédicateur accomplisse toujours son ministère lors même que personne ne vient en profiter.

Voici en effet la loi que Dieu, dans son amour pour les hommes, nous a imposée, à nous qui sommes chargés du ministère de la parole sacrée : ne nous lasser jamais de faire tous les efforts possibles et ne garder jamais le silence soit qu'on vienne nous écouter, soit qu'on passe sans nous entendre. Autrefois le prophète Jérémie annonçait aux Juifs les menaces divines et leur prédisait les nombreuses calamités qui les attendaient; bafoué par ses auditeurs et tourné chaque jour en dérision, il songeait à renoncer à un pareil ministère; blessé ,fis ses plus vifs sentiments d'homme, il ne pouvait plus supporter les moqueries et les outrages. Ecoutez-le exprimant ce qu'il éprouve : Je suis devenu, s'écriait-il, l'objet de railleries moqueuses ,tout le long du jour : j'ai dit que je ne parlerai plus et que je ne prononcerai plus le nom du Seigneur. Mais voilà qu'il s'est allumé en moi comme un feu ardent qui me dévore les entrailles; je tombe tout en langueur, je n'en puis plus. (Jérém. XX, 7.) Que signifient ces paroles ? J'ai voulu, dit-il, cesser mes prédictions, parce que les Juifs ne m'écoutaient pas; mais à peine ai-je conçu cette pensée, que la grâce énergique de l'Esprit-Saint fit irruption dans mon âme comme un incendie, embrasant mes entrailles, me consumant et nie dévorant jusqu'à la moelle des os, de telle sorte due je n'ai pu résister à la violence de cet embrasement. Si le Prophète, qui était en butte aux dérisions, aux avanies, aux outrages chaque jour renouvelés, fut frappé d'un pareil châtiment pour avoir seulement conçu la pensée de se taire, quelle indulgence mériterons-nous, si, n'ayant rien à souffrir de semblable, nous laissons abattre notre courage par l'indifférence insouciante de certains auditeurs, et si nous désertons l'enseignement sacré alors que tant d'âmes font preuve de bonne volonté ?

2. Ce n'est pas pour me consoler et me flatter que je parle ainsi : j'ai mis dans mon coeur la volonté de remplir le ministère de la parole tant que j'aurai un souffle de vie, tant qu'il plaira à Dieu de me laisser en ce monde, la volonté de faire mon devoir, qu'on m'écoute ou non. Mais il y a des gens qui se plaisent à casser, si je l'ose dire, les bras aux autres; qui, non contents de ne rien faire eux-mêmes pour rendre leurs frères meilleurs , s'efforcent de glacer par leurs sarcasmes et leurs moqueries le zèle et la ferveur des autres; qui sont toujours à dire: « Assez de conseils, assez d'admonestations ! Personne ne vous écoute ! Cessez donc de vous occuper de ce monde-là! » Puisqu'il y a des gens qui parlent de la sorte,  je veux expulser d'une foule d'esprits ce sentiment détestable et inhumain , cet artifice diabolique; je veux m'en expliquer tout au long dans ce discours. Hier même, je le sais, ces propos ont été tenus par plusieurs d'entre vous, qui, voyant certaines gens passer leur journée au cabaret, s'écriaient en plaisantant et en ricanant « En voilà que le sermon a bien persuadés! Personne ne met plus les pieds au cabaret; tous sont devenus des modèles de sobriété ! »

Que dites vous là, mon ami? Vous ai-je promis de prendre en un seul jour tous les poissons dans mon filet? Je n'en aurais gagné que dix, que cinq, qu'un seul , ne serait-ce pas assez pour m'encourager ? Mais j'ajoute quelque chose de plus fort : j'accorde que mes paroles (459) n'ont pas persuadé un seul homme; bien qu'il soit impossible que la parole soit semée dans tant d'oreilles attentives sans rapporter aucun fruit, je l'accorde pourtant et je dis que, même dans ce cas, la parole ne reste pas stérile pour moi.

Plusieurs, dites-vous, sont entrés au cabaret oui, mais ils n'y sont pas entrés avec leur impudence accoutumée, mais le souvenir de mes discours, de mes reproches, de mes réprimandes les poursuit jusqu'à leur table; ils se les rappellent, et ils rougissent, et ils ont dans le coeur la honte d'eux-mêmes. Avoir honte de soi, condamner intérieurement ses propres actions, voilà le commencement d'une excellente conversion et du salut. — Mais j'obtiens encore un autre profit qui n'est pas moindre lequel? celui d'avoir rendu plus graves et plus recueillis encore ceux qui déjà étaient sages, et de leur avoir prouvé qu'ils ont pris le meilleur de tous les partis en résistant aux entraînements de la foule. Si je n'ai pas relevé les infirmes, du moins j'ai rendu plus vigoureux ceux qui ont la santé; si je n'ai pas retiré certains mauvais sujets de leurs vices, du moins j'ai rendu plus vigilants ceux qui pratiquent la vertu. J'ajouterai une troisième raison : si je ne persuade pas aujourd'hui, peut-être persuaderai-je demain; si ce n'est demain , ce sera le surlendemain ou le jour d'après. Celui qui écoute aujourd'hui la parole et qui lui résiste, peut-être l'écoutera-t-il demain et il la recevra; s'il la dédaigne aujourd'hui et demain, peut-être lui ouvrira-t-il dans quelques jours un coeur docile. Quelquefois le pêcheur, après avoir traîné tout le jour son filet, se dispose, vers le soir, à quitter la plage, lorsque tout à coup il prend le poisson, qui, tout le jour, lui a échappé, et il s'en va joyeux. S'il nous fallait demeurer dans l'oisiveté et renoncer à toutes les entreprises à cause des chances fâcheuses qui nous menacent continuellement, il n'y aurait plus de vie pour nous; l'ordre matériel tout entier, aussi bien que l'ordre spirituel, tomberait en ruine. Si le laboureur abandonnait sa culture à cause d'une ou deux ou plusieurs mauvaises saisons, nous ne tarderions pas à mourir tous de faim. Si le navigateur renonçait à la mer à cause d'une ou deux ou plusieurs tempêtes, la navigation serait bientôt supprimée et avec elle tous les avantages qu'elle procure à la vie humaine. Passez en revue tous les arts l'un après l'autre: si vous leur appliquez la règle que vous nous indiquez et que vous nous conseillez, tout périra bientôt, et la terre désolée n'aura plus d'habitants. Tout le monde sait cela : aussi, après avoir manqué une fois, deux fois, plus souvent encore le succès des entreprises auxquelles on s'applique, on y revient toujours avec le même entrain.

3. Nous aussi, mes frères, sachons ce que l'on sait dans le monde, et ne disons plus, ne crions plus : « A quoi bon tant de sermons ! ils ne servent à rien ! » Le laboureur, qui, après avoir semé son champ à deux ou trois reprises, se voit privé du fruit de son labeur, n'en recommence pas moins le même travail une fois de plus; et souvent il répare en une seule année la perte de toutes les autres. Le marchand, après avoir essuyé quelques naufrages, n'abandonne pas la mer pour cela; il dégage son navire, il appelle des matelots, il fait un emprunt, il entreprend les mêmes affaires qu'auparavant bien qu'il ne sache pas mieux qu'auparavant comment elles réussiront. Tous ceux (lui travaillent font ordinairement. comme le laboureur et le marchand. Et, tandis que ces gens dépensent tant d'ardeur pour des choses d'un usage vulgaire alors même que le succès demeure incertain, nous, prédicateurs de la vérité éternelle, renoncerons-nous si vite à parler parce que notre parole ne sera pas écoutée? Quelle indulgence mériterons-nous ? Quelle excuse donnerons-nous ? Et ces gens, quand ils échouent, n'ont personne qui les console de leurs pertes : Quand la mer a brisé le navire, personne ne vient au secours du naufragé dans sa détresse; quand une pluie torrentielle a inondé les campagnes et noyé les semences, force est au laboureur de retourner en sa maison les mains vides. Mais il n'en est pas de même du prêtre qui instruit et qui exhorte.

Si nos auditeurs ne reçoivent pas la bonne semence que nous leur distribuons, s'ils ne rendent pas le fruit de l'obéissance, nous n'en gagnons pas moins devant Dieu une récompense proportionnée à nos efforts; que nos exhortations aient été repoussées ou accueillies, cette récompense n'en sera pas moins belle pour nous, puisque nous aurons accompli tout ce qui dépendait de nous; nous ne sommes pas tenus de persuader, mais seulement d'exhorter. Notre devoir est de prêcher, le leur est d'obéir. Si nous avons omis ce devoir de la prédication, nous n'avons droit à aucune rémunération, lors même que notre peuple opérerait les bonnes (460) œuvres par centaines; en ce cas, la récompense est tout entière pour le peuple seul : à nous, il ne reviendra rien, si nous n'avons pas eu l'initiative du conseil; de même, si le peuple n'écoute pas nos exhortations, c'est à lui qu'appartient toute la punition : à nous, rien ne sera imputé, ou plutôt à nous reviendra devant Dieu une large récompense, parce que nous aurons rempli tout notre ministère. Dieu ne nous ordonne rien autre chose que de placer son argent chez les banquiers. (Matth. XXV, 27.) C'est-à-dire de prêcher sa parole et d'exhorter. C'est comme s'il disait : parlez, prêchez. — Mais on ne nous écoute pas ! — Qu'importe, vous n'en avez pas moins votre récompense toute préparée, pourvu que vous remplissiez votre devoir, pourvu que vous n'y renonciez pas jusqu'à ce que vous ayiez produit la persuasion ou que vous ayiez rendu votre dernier souffle de vie. Que rien ne puisse mettre un terme à vos exhortations si ce n'est l'obéissance de ceux qui vous écoutent. Le démon s'occupe constamment à traverser l'oeuvre de notre salut, et ce n'est pas pour en tirer aucun profit, puisqu'au contraire il ne fait par son zèle qu'aggraver son supplice; malgré cela, il pousse sa fureur à tel point qu'il tente souvent l'impossible, qu'il attaque non-seulement ceux qu'il a confiance d'ébranler et d'abattre, mais aussi ceux qui, selon toute probabilité, ;fouleront aux pieds toutes ses machinations. Un jour, après avoir entendu l'éloge du patriarche Job fait par celui qui connaît tous les secrets, par Dieu même, il s'imagina qu'il pourrait encore le faire chanceler; il ne cessa dès lors de tout remuer, de tout bouleverser pour venir à bout de le faire tomber; il ne désespéra pas de réussir, cet impur et abominable démon; il ne désespéra pas, après même que Dieu eût rendu le plus éclatant témoignage de la vertu de l'homme juste. Et nous ensuite, nous ne rougirons pas, nous n'aurons pas honte de désespérer du salut de nos frères, quand nous voyons le diable ne pas désespérer de notre perte et l'attendre infatigablement ! Ne semble-t-il pas qu'il devait renoncer à la lutte contre Job avant même de l'essayer, puisque Dieu lui-même avait attesté la vertu de ce juste ? Néanmoins il ne recula pas; poussé par sa haine furieuse contre nous, il espéra, même après le suffrage accordé par Dieu, venir à bout de l'homme le plus excellent de cette époque. Nous ne voyons rien de pareil qui puisse nous décourager dans notre oeuvre, et pourtant nous y renonçons. Le démon, malgré la défense du Seigneur, ne lâche pas prise dans le combat qu'il nous livre; et nous, lorsque Dieu nous excite et nous pousse à secourir nos frères ébranlés, nous reculons ! Le démon avait entendu le Seigneur déclarer que Job était un homme juste, aimant la vérité, craignant le Seigneur, exempt de toute couvre mauvaise (Job, I, 8), supérieur enfin à tous ceux qui alors habitaient la terre : nonobstant ces témoignages si complets et si beaux, le démon continua à dire : Que m'importe, si, par la continuité et la grandeur des maux qui vont l'accabler, j'arrive à vaincre cet homme, à renverser la tour sublime de sa vertu ?

4. Tandis que le démon acharné à nous perdre déploie contre nous une vigilance aussi active, si nous n'apportons pas même l'ombre d'un zèle semblable à la sanctification de nos frères, nous qui avons Dieu pour auxiliaire, quel droit aurons-nous à l'indulgence, quelle excuse présenterons-nous ? — Quand vous trouvez votre frère dur, opiniâtre, rebelle, dites en vous-même : Que m'importe, si, avec le temps, je viens à bout de le fléchir? — C'est le précepte de saint Paul : Il ne faut pas que le serviteur de Dieu s'habitue à contester; mais il doit être modéré envers tout le monde, instruisant ceux qui résistent à la vérité, dans l'espérance que Dieu leur donnera un jour l'esprit de pénitence pour leur faire connaître cette vérité. (II Tim. XXIV, 25.) Voyez des parents auprès de leurs enfants malades à mourir : comme ils se tiennent à leur chevet, comme ils les couvrent de larmes, de gémissements et de baisers, comme ils emploient jusqu'au dernier soupir tous les moyens possibles pour les sauver ! Faites de même pour vos frères. Et ces malheureux parents ne peuvent, par les pleurs et les lamentations, ni chasser la maladie, ni écarter la mort qui approche : vous au contraire, vous pourrez souvent, par l'assiduité et la persévérance de vos larmes et de vos gémissements, gagner une âme qui va périr et la ressusciter. Avez-vous donné des conseils qui n'ont pas produit la persuasion, pleurez alors, frappez votre poitrine, frappez encore, soupirez vers Dieu, afin que votre pieuse sollicitude fasse rougir votre frère et le convertisse au salut. Que pourrais-je faire moi tout seul? Seul je ne puis vous assister tous chaque jour; seul, je ne puis me faire entendre de cette multitude immense!

 

461

 

Si vous vouliez vous partager entre vous le soin du salut des autres et entreprendre chacun l'édification d'un de ces frères qu'on néglige, l'édifice de la sainteté grandirait parmi nous avec rapidité — Et pourquoi parler de ceux qui, après de nombreuses et longues exhortations, viennent à résipiscence? Ils ne sont pas les seuls dont on doive s'occuper. Ceux même qui sont atteints d'une incurable plaie ne doivent jamais être abandonnés ni laissés de côté, quand même nous pourrions prévoir avec certitude que tout notre zèle et toutes nos admonestations ne leur seront d'aucun profit. Cette assertion vous semble paradoxale ; eh bien ! Jésus-Christ a parlé et agi de manière à nous obliger à y ajouter foi. Nous autres hommes, nous ignorons l'avenir et nous ne pouvons discerner à l'avance, si nos paroles seront accueillies ou non par ceux qui les entendent. Le Christ, au contraire, possédait la connaissance certaine de ces deux choses, et néanmoins il ne cessa jusqu'à la fin de reprendre l'homme qui devait l'écouter le moins. Il savait que rien ne détournerait Judas de son infâme trahison, et pourtant il ne cessa pas un instant de chercher à le ramener par les conseils, par les avis, par les bienfaits, par les menaces, par tous les moyens possibles d'enseignement; il lui fit constamment sentir le frein de la parole pour réprimer ses instincts pervers. Cette conduite eut pour but de nous apprendre à nous-mêmes que, même en prévoyant que nos frères ne se laisseront pas persuader, nous devons toujours faire pour eux tout ce qui dépend de nous, assurés à l'avance que la récompense de nos efforts est toute préparée. Voyez avec quelle persévérance et quelle sagesse le Christ s'efforce d'arrêter Judas : L'un d'entre vous me trahira (Matth. XXVI, 21), dit-il; puis il ajoute : Je ne parle pas de vous tous : je connais ceux que j'ai élus. (Jean, XIII, 18.) Et encore : L'un de vous est un démon. (Jean, VI, 71.) Il préféra mettre tous les autres dans le souci, plutôt que de déceler le traître et de le rendre plus impudent encore par une accusation publique. Pour comprendre jusqu'à quel point les paroles du Christ jetèrent le trouble dans le coeur des autres apôtres, bien que la conscience ne leur reprochât rien, écoutez avec quelle anxiété chacun lui demande : Seigneur, est-ce moi ? (Matth. XXVI, 22.) Jésus-Christ s'efforça d'éclairer le misérable Judas, non-seulement par des paroles, mais aussi par des actes. En effet, il donna les marques les plus nombreuses et les plus variées de sa divine bonté en purifiant les lépreux, en chassant les démons, en guérissant les malades, en ressuscitant les morts, en rétablissant les paralytiques, en faisant du bien à tout le monde; mais il n'infligea de châtiment à personne, répétant sans cesse : Je ne suis pas venu juger le monde, mais le sauver. (Jean, XII, 47.) Toutefois, pour ôter à Judas l'idée que le Christ savait opérer le bien, mais ne pouvait pas punir, il voulut lui donner aussi une leçon sur ce point et lui montrer qu'il possédait le droit et le pouvoir de châtier les pécheurs et de les livrer au supplice.

5. Mais voyez avec quelle sagesse, avec quelle convenance il lui donne cet enseignement sans punir, sans frapper une créature humaine. Expliquons-nous : s'il punit un homme, il va paraître contredire lui-même sa doctrine, lui qui avait dit auparavant : Je ne suis pas venu pour juger le monde, mais pour sauver le monde. (Jean, XII, 47.) S'il ne punit personne, le disciple n'apprendra point par un acte authentique que son maître a le pouvoir de punir; il restera incorrigible. Que faire donc ?

Pour inspirer la crainte à son disciple et l'empêcher de concevoir un mépris dont sa malice se fût accrue, sans néanmoins infliger à un homme une peine, un châtiment, un supplice, le Christ exerce sa puissance sur un être inanimé, sur le figuier; il dit: Dès cet instant, tu ne porteras plus de fruit. (Matth. XXI, 19.) Et, par ce seul mot, l'arbre est desséché immédiatement. De la sorte, sans qu'aucun homme soit frappé, il montre sa puissance : c'est un arbre qui reçoit le coup vengeur. Si le disciple eût voulu comprendre, il eût retiré de ce châtiment une leçon salutaire. Mais ce miracle même ne le corrigea pas; et le Christ, qui en avait la prescience, ne se borna pas à cette mesure, il fit quelque chose de plus grand encore. Au moment où les Juifs, armés de glaives et de bâtons, se disposaient à jeter les mains sur sa personne, il les frappa d'aveuglement : c'est ce qu'il indique lui-même par la question qu'il leur adresse. Qui cherchez-vous ? Comme Judas leur avait dit souvent : Que voulez-vous me donner, et je vous le livrerai? (Matth. XXVI, 15), le Seigneur, voulant prouver aux Juifs et montrer à Judas, qu'il ira librement à la mort, que toute chose est à sa disposition et que la (462) méchanceté de Judas ne peut le vaincre ni le contraindre, il s'écrie à la face du traître et de tous les autres : Qui cherchez-vous ? Est-ce que Judas ne connaissait pas celui qu'il devait livrer? Il le connaissait, mais le Seigneur l'avait aveuglé et, de plus, il les avait tous renversés à terre par une seule parole. Ce fait prodigieux ne les rendit pas plus humains et ne détourna pas le scélérat de sa trahison : rebelle à tous les remèdes, il s'opiniâtra dans son crime; et pourtant il ne parvint pas à s'aliéner son Maître qui lui témoigna encore de la bienveillance et de l'intérêt. Voyez avec quelle délicate attention le Christ cherche à toucher cette âme éhontée et à lui parler un langage capable d'attendrir un coeur de marbre. En effet, lorsque Judas s'approche pour lui donner le baiser, que dit le Christ ? Judas, tu trahis le Fils de l'homme par un baiser. (Luc, XXII, 48.) Est-ce qu'enfin la révélation de sa trahison ne va pas le faire rougir? Par ces mots, Jésus veut l'émouvoir et raviver en lui le souvenir de leur première intimité. Aucune de ces actions, aucune de ces paroles ne rendit Judas meilleur; ce n'était pas que la puissance manquât à Celui qui lui donnait de tels avertissements, mais Judas était tombé dans l'endurcissement. Quoique le Christ connût d'avance tout ce qui devait arriver, il ne cessa pas, du commencement jusqu'à la fin, de déployer toute sa bonté en faveur du misérable. Et nous, mes bien-aimés, nous qui sommes instruits par ces exemples, nous devons apporter une résolution persévérante et infatigable à aimer et à instruire ceux de nos frères qui se négligent eux-mêmes, dussent nos exhortations demeurer infructueuses. Si le Seigneur, qui connaissait d'avance l'issue infructueuse de ses efforts, a néanmoins déployé tant de sollicitude envers cet homme qui devait ne recueillir aucun profit de tous ces avertissements, quelle indulgence mériterions-nous, si, tout incertains que nous sommes du résultat de nos tentatives, nous étions assez indifférents au salut de notre prochain, pour y renoncer après une ou deux exhortations? Outre ce que je viens d'expliquer, considérons ce qui se passe à notre égard, rappelons-nous que Dieu nous interpelle quotidiennement par ses prophètes et par ses apôtres, et que quotidiennement nous refusons de l'entendre, mais qu'il ne cesse pas de nous appeler et de nous instruire malgré nos rébellions et notre insouciance. Saint Paul nous

crie : Nous remplissons pour le Christ les fonctions d'ambassadeurs ; c'est Dieu même qui vous exhorte par notre organe. Nous vous conjurons, au nom du Christ, de vous réconcilier avec Dieu. (II Cor. V, 20.) Faut-il avancer une proposition nouvelle et singulière que celui qui donne des conseils avec la prévision qu'ils seront suivis avec docilité, n'a pas autant de droit à la louange que celui qui, après avoir longtemps parlé et longtemps prêché, n'obtient rien et néanmoins ne se décourage pas? Le premier, fût-il le plus apathique des hommes, sera excité à remplir vivement son ministère par l'espérance qu'il aura de persuader son auditeur; le second, au contraire, qui prêche assidûment sans être écouté, mais sans abandonner son oeuvre, donne la meilleure preuve d'une ardente et franche charité : il n'est soutenu par aucun espoir de réussite; c'est la charité toute seule qui l'empêche de renoncer à la sollicitude qu'il a pour le salut de ses frères. Nous avons suffisamment prouvé qu'il ne faut jamais délaisser ceux qui sont tombés, lors même que nous aurions la certitude qu'ils ne nous écouteront pas. Il nous reste à réprimander les libertins: tant que dureront les réjouissances profanes de ces jours-ci, tant que le démon blessera les âmes par la débauche, mon devoir est de porter remède au mal.

6. Hier, nous avons élevé comme une barrière devant ces gens-là la parole de saint Paul : Soit que vous mangiez, soit que vous buviez, soit que vous fassiez toute autre action, accomplissez tout à la gloire de Dieu (I Cor. X, 31) ; aujourd'hui, faisons paraître le Maître même de saint Paul, non pas le Maître qui se contente de conseiller, d'avertir qu'il faut s'abstenir de débauches, mais le Maître qui frappe et qui châtie le débauché. Car l'histoire de Lazare et du mauvais riche, tout ce qui arrive à l'un et à l'autre, ne nous montre pas autre chose. Pour ne pas m'exposer à traiter ce sujet à la légère, je vais vous reproduire la parabole elle-même depuis le commencement : Il était un homme riche, qui ne portait en vêtements que le byssus et la pourpre, qui chaque jour festoyait splendidement. Sous le vestibule de son palais, se trouvait gisant un pauvre, nommé Lazare ; il était tout rongé par des ulcères; il souhaitait, pour toute nourriture, les miettes qui tombaient de la table du riche. Mais c'étaient les chiens qui venaient à lui et (463)  qui léchaient ses plaies. (Luc XVI, 19.) A l'intention de qui le Seigneur a-t-il parlé en paraboles ? Pour quel motif a-t-il expliqué les unes et non les autres ? Qu'est-ce qu'une parabole, et que sont les autres récits de ce genre ? Voilà des questions que nous réserverons pour un autre temps, afin de ne pas nous écarter du sujet qui nous occupe présentement. Disons seulement lequel des évangélistes a reproduit cette parabole proposée par le Christ Quel est-il? C'est saint Luc seul. Il est bon, en effet, de savoir que, parmi les choses que racontent les évangélistes, il y en a qu'on lit chez tous les quatre, il y en a qu'on ne trouve que dans un seul.

Pourquoi cela? Pour que, d'une part, nous soyons obligés de prendre connaissance de tous les Evangiles, et que, d'autre part, leur parfaite harmonie apparaisse à tous les yeux. En effet, si tous avaient tout raconté, nous ne les étudierions pas tous avec soin , puisqu'un seul suffirait à nous tout enseigner; si, au contraire, ils n'avaient raconté tous que des choses différentes, nous n'aurions pas à remarquer, comme un fait extraordinaire, leur admirable concordance. C'est pourquoi tous renferment plusieurs récits qui leur sont communs, et chacun d'eux en a recueilli quelques autres qui lui sont propres. Maintenant, que nous enseigne le Christ dans la parabole de Lazare ? Le voici : II y avait un homme riche. dont la vie, souillée de mille excès, ne connaissait pas l'épreuve du malheur; toutes les prospérités lui arrivaient comme de source; point de fâcheux accident pour cette existence privilégiée, aucun sujet de douleur, pas la moindre disgrâce, comme saint Luc le marque par ces mots : Il passait chacun de ses jours dans la joie. Qu'il vécût dans le mal, c'est évident par la fin qui lui fut réservée, et avant sa fin, par le mépris qu'il eut pour le pauvre Lazare; il prouva lui-même qu'il ne connut jamais la pitié, ni envers Lazare, ni envers aucun autre. En effet, ce pauvre, toujours couché à la porte de son palais, toujours gisant sous ses yeux; ce pauvre, qu'il était forcé de voir non pas une fois ni deux par jour, mais autant de fois qu'il entrait ou sortait; ce pauvre, étendu non pas dans un carrefour, à un coin de rue, en quelque endroit obscur et écarté, mais à la place même ou le riche faisait toutes ses allées et venues, de telle sorte qu'il le voyait bon gré mal gré de ses propres yeux; ce pauvre, réduit à une si déplorable situation, passant sa vie dans une misère si profonde, ou plutôt dont la vie entière n'était qu'une longue maladie; ce pauvre ne put lui inspirer aucune commisération ; comment donc se fût-il laissé attendrir par le sort du premier venu ? — A supposer qu'il ait négligé Lazare un premier jour, il faut présumer qu'il devait le deuxième jour éprouver quelque pitié ; sinon le deuxième, du moins le troisième, ou le quatrième, ou le cinquième, ou l'un des jours suivants, il devait sentir son coeur touché, à moins qu'il ne fût plus sauvage que les bêtes fauves. Non, il ne sentit rien ! Il resta plus impassible et plus inexorable que ce juge d'autrefois, qui n'avait ni crainte de Dieu, ni respect pour l'homme. Ce juge, en effet, quelque cruel et âpre qu'il fût, se laissa fléchir par les supplications de la veuve; il fit grâce, il se montra accessible à une prière. Mais le mauvais riche, rien de pareil n'eut la puissance de l'amener à secourir le pauvre. Et pourtant les deux prières ne se présentaient pas avec des titres égaux : celle de Lazare était à la fois plus légitime et plus facile à exaucer. La veuve implorait un secours contre ses ennemis; Lazare ne demandait qu'à apaiser sa faim, et à ne pas périr sans qu'on daignât le regarder. La veuve réclamait à grand bruit; Lazare, couché par terre et silencieux, ne faisait que se montrer au riche : c'en devait être assez pour amollir même un rocher. Car souvent les pauvres nous irritent en nous obsédant; au contraire, quand nous voyons ceux qui implorent notre aide se tenir dans un silence profond, ne faire entendre aucune plainte, supporter sans aigreur tous les affronts, ne se rappeler à nous que par leur silencieuse présence, fussions-nous plus durs qu'une pierre, nous sommes saisis de respect et de pitié pour cette rare modestie. A tout cela s'ajoutait, dans le pauvre Lazare, un aspect misérable, un visage décharné par la faim et par une affreuse maladie; mais rien n'attendrit cet implacable riche.

7. Son premier crime fut donc cette cruauté, cette inhumanité sans pareille. Autre chose est de ne pas secourir un pauvre quand on est soi-même dans l'indigence, et autre chose de laisser périr de faim son prochain quand on regorge de toutes les délices; autre chose est de négliger, en passant, un malheureux qu'on aperçoit une ou deux fois, et autre chose de résister à la compassion, quand on l'a (464) perpétuellement sous les yeux; autre chose est de ne pas prêter appui à quelqu'un, quand on se trouve accablé soi-même par les calamités, les angoisses et les chagrins, et autre chose de négliger ceux qui meurent de faim, de fermer ses entrailles à la charité, de résister à l'influence humanisante du bonheur, quand on jouit de toutes les félicités et d'une prospérité sans nuage. Vous le savez tous, il est dans notre nature de devenir plus doux et plus cléments dans le bonheur, lors même que nous serions les plus durs de tous les hommes. Mais le riche ne devint pas meilleur dans sa félicité : il prit l'humeur des animaux féroces; que dis-je? par sa conduite inhumaine, il en surpassa la sauvagerie et la cruauté ! Cependant malgré cette inhumaine et détestable vie, il continua de jouir de toutes les prospérités, tandis que le pauvre Lazare resta dans un abîme de misère. Que Lazare ait été juste, c'est sa fin qui nous le prouve, et, dès avant la fin de sa vie, sa constance à supporter le malheur. Mais ne vous semble-t-il pas voir tout cela de vos propres yeux? Pour le riche, la nef de la vie voguait au souffle favorable des vents, chargée de la plus magnifique cargaison; mais ne l'admirez pas trop tôt, elle voguait au naufrage, parce qu'elle avait refusé de déposer en temps opportun un excessif fardeau. Voulez-vous que je vous montre encore un vice de cet homme? C'est qu'il ne craignait pas de livrer aux délices tous les jours de son existence. Voilà en effet un vice, non pas seulement sous la Loi de grâce où Dieu exige de nous une sagesse si grande, mais encore sous l'ancienne Loi qui n'avait pas révélé une perfection aussi complète. Ecoutez ce que dit le Prophète : Malheur à vous qui arrivez au mauvais jour, à vous qui atteignez, qui touchez les sabbats menteurs (1)! (Amos, VI, 3.) Que signifie cette expression : vous qui touchez les sabbats menteurs ?

Les Juifs croient que le sabbat n'a d'autre objet que le repos : Telle n'est pas sa vraie raison d'être; il leur a été donné afin que, se détachant complètement du souci des affaires temporelles, ils consacrent tout leur loisir aux choses de l'âme. Le jour que Dieu s'est réservé, loin d'être un motif d'oisiveté, fournit matière à l'activité spirituelle. Les prescriptions mêmes de la Loi le prouvent; car le prêtre accomplit oeuvre double ce jour-là; en tout autre jour, il n'offre qu'une seule victime; le sabbat,

 

1 Ce texte a, dans la Vulgate, un sens tout différent.

 

il est obligé d'en offrir deux. Si donc le sabbat eût été institué en vue d'un repos complet, il eût fallu que le prêtre, plus que tout autre, gardât ce repos complet. Mais, comme les Juifs, exempts ce jour-là des préoccupations de la vie temporelle, ne s'appliquaient pas aux oeuvres de la vie spirituelle, à la sagesse, à la tempérance, à l'audition de la parole divine; comme ils faisaient tout l'opposé en se livrant à la gourmandise et à l'ivrognerie, en se gorgeant de bonne chère et de débauches, le Prophète les dénonce et les attaque. Après avoir dit : Malheur à vous qui arrivez au mauvais jour! il ajoute: à vous qui touchez aux sabbats menteurs! et, par ce mot ajouté, il indique de quelle façon il entend que les Juifs rendent leurs sabbats menteurs. Et comment les rendent-ils menteurs? En faisant oeuvre d'iniquité, en s'abandonnant au libertinage et à l'ivrognerie, en pratiquant mille abominations et infamies. Pour vous convaincre que ce que je dis est vrai, écoutez la suite : le Prophète signale lui-même ce que j'avance parce qu'il ajoute immédiatement après : Malheur à vous qui dormez sur des lits d'ivoire, et qui consumez follement votre vie sur une couche lascive; à vous qui mangez le chevreau choisi entre tous dans l'étable, et le veau encore à la mamelle; à vous qui ne buvez le vin qu'après l'avoir passé au filtre, et qui vous parfumez des essences les plus exquises! (Ibid. VI, 4-6.) Vous avez reçu le sabbat pour affranchir vos âmes du vice, et vous l'employez à les y asservir de plus en plus. Y a-t-il une pire mollesse que de dormir sur un lit d'ivoire? Les autres péchés, comme l'amour de la bonne chère, de l'argent, de la luxure, procurent une certaine volupté, tant petite soit-elle ! Mais à dormir sur un lit d'ivoire, quel plaisir trouvet-on? quelle jouissance? Le beauté de la couche nous rend-elle le sommeil plus doux et plus suave? Mais, si vous avez un peu de sens, voici l'accusation qui vous chargera le plus : Pendant que vous reposez sur ce lit d'ivoire, si vous venez à songer que tel autre homme n'a pas même un morceau de pain assuré pour sa faim, votre conscience ne vous blâmera-t-elle pas, ne se soulèvera-t-elle pas contre une telle anomalie? Et si c'est une faute que de coucher sur un lit d'ivoire, comment vous excuserez-vous de l'avoir entièrement revêtu d'argent? Voulez-vous un lit vraiment beau ? Je vais vous montrer non pas le lit d'un plébéien, non pas le lit d'un soldat, mais un lit royal. (465) Fussiez-vous le plus ambitieux des hommes, vous ne souhaitez pas, j'imagine, d'avoir un lit plus convenable que celui d'un roi; et je ne parle pas du premier roi venu, je parle du plus grand et du plus royal de tous les rois, de celui qui, jusqu'à ce jour, est célébré par tout l'univers : regardez, voici le lit de David. Quel est-il? Ce n'est ni l'argent ni l'or, ce sont les larmes et la confession des péchés qui en font toute la beauté; il le déclare lui-même en ces termes : Je baignerai chaque nuit ma couche, j'arroserai mon lit de mes larmes. (Ps. VI, 7.) Les larmes y brillent partout en guise de perles.

8. Considérez-moi cette âme qui aimait Dieu. Les mille soucis que causent le gouvernement, les princes, les généraux, le peuple, les nations étrangères, la guerre, la paix, les affaires civiles et domestiques, celles du dehors et celles du dedans l'assiégeaient et la poursuivaient pendant le jour; mais, ce repos de la nuit que tous consacrent au sommeil, elle l'employait à la confession, à la prière, aux larmes. Et cela, David le faisait non pas une nuit pour se reposer la suivante, non pas deux ou trois nuits pour cesser ensuite; il le faisait chaque nuit : Chaque nuit, dit-il, je baignerai ma couche et j'arroserai mon lit de mes larmes. Par ces mots, il marque la perpétuité aussi bien que l'abondance de ses larmes. Pendant que tout est immobile et silencieux, lui seul se présente devant le Seigneur : ses yeux ne connaissent plus le sommeil; il gémit, il pleure, il accuse ses péchés. Voilà le lit que vous devez, vous aussi, vous préparer. Un lit qui n'a d'autre ornement que les incrustations d'argent, ne fait qu'irriter l'envieuse convoitise des hommes en même temps qu'il enflamme la colère divine.

Du reste, des larmes telles que furent celles de David savent éteindre même le feu de la géhenne. — Voulez-vous que je vous montre un autre lit? Voyez celui de Jacob ! Il n'eut sous son corps que la terre nue, et sous sa tête qu'une pierre; mais aussi il découvrit dans sa vision cette pierre spirituelle qui est le Christ, cette échelle mystérieuse sur laquelle les anges montent et descendent. Ayons souci de nous disposer une couche de ce genre si nous voulons jouir des mêmes visions. Dormir sur un lit tout d'argent, ce n'est pas se procurer un plaisir, c'est plutôt s'attirer les troubles de la conscience. Lorsqu'il vous vient en pensée, au milieu d'une nuit profonde et glaciale, que, au moment où vous reposez mollement sur votre couche, un pauvre est couché sous le portique de quelque bain public, qu'il étend ses membres sur une poignée de paille, qu'il les recouvre de quelques sarments, qu'il grelotte, qu'il est roide de froid, qu'il souffre les angoisses de la faim, fussiez-vous de pierre, je doute que, à cette idée, vous puissiez vous pardonner à vous-même de jouir d'un si large superflu pendant que vous laissez ce malheureux manquer du strict nécessaire ! Un soldat, dit-on, ne s'embarrasse pas dans les affaires temporelles; eh bien ! vous êtes soldat de la milice spirituelle; un soldat de ce genre ne va pas dormir sur un lit d'ivoire, mais sur la terre nue; il ne se frotte pas de parfums précieux; il laisse ce soin aux habitués de mauvais lieux, aux gens perdus de moeurs, aux comédiens, à ceux qui vivent dans une lâche mollesse. C'est le parfum de la vertu que vous devez exhaler, non pas celui des onguents. Rien n'est plus immonde qu'une âme dont le corps répand de telles odeurs : un corps et des vêtements parfumés sont les indices révélateurs d'une âme impure et infecte.

Le démon, après avoir attaqué une âme, après l'avoir énervée dans la volupté et remplie de lâcheté, répand jusque sur le corps les souillures de sa corruption, je veux dire les odeurs et les parfums. Les gens qui sont atteints de la pituite ou du catarrhe couvrent de leurs immondices leurs habits, leurs mains et leurs visages, parce qu'ils sont obligés d'essuyer continuellement ce flux qui coule de leur nez ; de même l'âme corrompue répand sur son corps le flux de sa corruption intérieure. Qu'attendre de généreux et d'utile d'un homme qui sent la parfumerie, qui se gouverne en femme ou plutôt en courtisane, qui mène la vie des danseuses de théâtres ? Que votre âme répande ce parfum spirituel qui sera pour vous et pour ceux qui vivent avec vous d'une suprême utilité.

Rien, non rien n'est plus funeste que la vie de délices. Ecoutez ce qu'en a dit Moïse : Le peuple bien-aimé s'est engraissé, s'est épaissi, a pris de l'embonpoint, et il a regimbé. (Deut. XXXII, 15.) Moïse dit, non il s'est éloigné, mais il a regimbé; par cette expression il marque le caractère rétif des Juifs. Et dans un autre endroit : Quand vous aurez mangé et bu, dit-il, prenez garde à vous, de peur d'oublier le (466) Seigneur votre Dieu. (Ibid. VIII, 10.) Tant il est vrai qu'il est dans la nature des plaisirs de nous mener à l'oubli de Dieu. C'est pourquoi, vous aussi, mes amis, souvenez-vous, quand vous aurez pris place à table, qu'après le festin vous devez prier. Ne donnez qu'avec mesure la nourriture matérielle à votre estomac, de peur que votre corps appesanti ne puisse fléchir les genoux et qu'il ne se refuse à la prière. Ne voyez-vous pas les animaux, après leur pâture, fournir leur route, porter leurs fardeaux, remplir leur office ? Et vous, au sortir de table, serez-vous impropres et inhabiles à tout travail ? Mais alors éviterez-vous qu'on vous méprise plus qu'un âne? Et pourquoi ? Parce que c'est alors surtout qu'il vous convient d'être modérés et maîtres de vous-mêmes. Le temps qui suit le repas est le temps de l'action de grâces : et l'action de grâces est l'oeuvre, non pas de l'homme ivre, mais de l'homme qui se possède lui-même dans la sobriété et la tempérance.

9. Si donc vous ne voulez pas devenir plus brutes que les brutes, allez de la table à la prière et non pas au lit. Je sais bien que diverses personnes blâmeront mes paroles, en les accusant d'introduire une façon de vivre nouvelle et étrange. Mais moi, je blâmerai plus énergiquement la mauvaise habitude qui règne à présent chez nous. Qu'au sortir de table il faille se livrer non pas, au lit et au sommeil, mais à la prière et à la méditation des divines Ecritures, le Christ lui-même nous l'a montré nettement ; quand il eut rassasié dans le désert les multitudes innombrables qui le suivaient, il ne les envoya pas se reposer et dormir, mais il les invita à écouter sa parole sacrée. Il ne les gorgea pas jusqu'à la satiété, jusqu'à l'ivresse; dès qu'il eut satisfait à leur besoin, il les invita à prendre la nourriture de l'âme. Agissons de la même manière ; habituons-nous à ne prendre d'aliments que ce qu'exige l'entretien de notre vie, et jamais jusqu'à nous charger et à nous alourdir.

Nous n'existons pas et nous ne vivons pas pour manger et pour boire : nous mangeons pour vivre. Manger pour vivre, et non pas vivre pour manger, voilà l'ordre primitif; mais nous, nous épuisons tout pour notre gourmandise, comme si nous n'étions venus au monde que pour elle. Du reste, pour attaquer plus vigoureusement la volupté et pour reprendre avec plus d'énergie ceux qui lui consacrent leur vie , voyons , revenons encore à la parabole de Lazare. Mes admonestations et mes conseils auront plus d'efficacité, quand vous verrez que ceux qui se livrent aux convoitises de leur ventre sont corrigés et punis, non pas seulement en paroles, mais par des châtiments effectifs. Le riche donc vivait au milieu de tous les vices, savourait chaque jour mille plaisirs et s'entourait du luxe le plus éclatant; mais par là il ne faisait que se préparer à lui-même une plus terrible vengeance et des flammes plus ardentes, et que dresser contre lui-même l'implacable sentence de Dieu et un châtiment impitoyable.

Le pauvre Lazare gisait étendu à la porte; mais il n'était pas d'humeur chagrine; ni blasphèmes, ni injures ne sortaient de ses lèvres; il ne disait pas comme beaucoup d'autres : « Que signifie ceci? Voilà un homme qui passe sa vie dans le péché, dans la dureté, dans la cruauté, et qui pourtant jouit de toutes choses au delà de ses besoins; qui ne souffre d'aucune peine, d'aucun de ces accidents auxquels sont souvent exposés les autres hommes; qui cueille la pure fleur de toutes les joies ! Et moi, je ne sais pas même où trouver la nourriture qui m'est strictement nécessaire ! A cet homme qui jette tout ce qu'il possède à des courtisans, à des parasites, à des débauchés, tous les biens coulent comme de source. Et moi, je suis couché ici en butte aux insultes et aux outrages des passants; je meurs de faim ! Est-ce là la Providence? Y a-t-il une justice qui s'occupe des affaires humaines? » Il n'a rien dit de pareil, rien pensé de pareil ! La preuve? La preuve c'est que les anges eux-mêmes l'emmenèrent de ce monde, lui formèrent un cortège et le déposèrent dans le sein d'Abraham : suprême honneur, qu'il n'eût pas obtenu, s'il eût blasphémé contre Dieu ! D'ordinaire , on n'admire cet homme que parce qu'il fut pauvre; et moi, je veux vous montrer qu'il endura neuf supplices bien comptés, non pas qu'il méritât d'être puni, mais afin qu'il acquît une gloire plus belle, comme de fait il l'obtint.

La pauvreté sans doute est un rude mal. Ils le savent bien, tous ceux qui ont eu à la supporter. Aucune expression ne peut rendre le supplice qu'endurent ceux qui vivent dans la misère et qui n'ont pas la sagesse véritable. Lazare n'eut pas à souffrir la pauvreté seule; la maladie y fut jointe, et la maladie avec tout ce qu'elle a de plus intolérable. Et voyez comment il prouve lui-même qu'il avait atteint le (467) suprême degré de ces deux afflictions. Que sa pauvreté d'abord ait surpassé toute pauvreté, il le montre en disant qu'il ne pouvait pas même profiter des miettes échappées de la table du riche : que la maladie ait atteint aussi le point extrême au delà duquel rien n'est plus possible, c'est lui encore qui l'indique en disant que les chiens venaient lécher les ulcères de son corps : ses forces étaient tellement abattues qu'il ne pouvait chasser ces chiens; cadavre vivant, il voyait ces animaux se jeter sur lui et il n'avait plus la force de les repousser, tant ses membres étaient brisés, paralysés, consumés par le mal. Voyez-vous la pauvreté et la maladie, liguées ensemble, assiéger ce pauvre corps avec la dernière violence? Si chacune de ces afflictions, prise à part, est si affreuse et si intolérable, ne faut-il pas être de bronze pour les supporter toutes deux à la fois? On voit des hommes travaillés par la maladie, mais qui d'ailleurs ne manquent de rien de ce qui est nécessaire à la vie; d'autres vivent dans la plus profonde misère, mais ils jouissent d'une santé vigoureuse , et l'une les console de l'autre mais Lazare avait à lutter contre toutes deux en même temps. Pourriez-vous me nommer un seul homme qui ait été tout ensemble victime de l'une et de l'autre? Vous. le pourriez, que je vous dirais encore que cet homme n'a pas été dans un délaissement comparable à celui où resta Lazare; si cet homme n'a pu adoucir ses maux ni par ses propres soins, ni ceux de ses gens, du moins exposé à la vue du public, il dut être pris en pitié par les passants. Lazare au contraire sentait ses douleurs devenir plus cuisantes par l'abandon où le laissaient tous les témoins de ses maux; et cet abandon même lui devenait plus dur encore parce qu'il se voyait couché à la porte d'un riche. S'il n'avait eu à souffrir toute cette misère et à supporter cet oubli dédaigneux que sur une terre déserte et inhabitée, il n'aurait pas ressenti une peine si vive. Quand personne n'est auprès de nous pour nous assister, nous prenons courage bon gré mal gré pour endurer ce qui nous arrive. Mais se voir gisant au milieu d'une foule de gens qui passent leurs jours à bien boire et à bien vivre, et n'en pas trouver un seul qui daigne accorder au malheureux l'attention la plus vulgaire , voilà qui rend mille fois plus aigu le sentiment de la douleur et mille fois plus cuisante la tristesse. Dans l'adversité, l'absence de ceux qui pourraient nous secourir ne nous mord pas au coeur comme l'indifférence de ceux qui, étant présents, refusent de nous tendre la main : Lazare eut à souffrir ce nouveau tourment; personne ne le consola par une bonne parole, personne ne l'encouragea par une bonne action, personne ne vint à lui, ni proche , ni ami, ni parent, ni passant; la maison du riche était tout entière corrompue.

10. Mais un surcroît de peine s'ajoutait à tout cela : Lazare avait sous les yeux le spectacle d'un homme riche et heureux. Je ne veux pas dire qu'il fût envieux et jaloux; mais je sais que nous sommes disposés par nature à sentir plus douloureusement nos maux en présence d'une félicité étrangère; et dans le riche il y avait quelque chose encore qui ne pouvait qu'ulcérer davantage le coeur du pauvre. Ce n'était pas seulement par la comparaison de sa misère avec le bonheur du riche que Lazare devait éprouver un plus amer sentiment de ses maux, mais c'était aussi en examinant la vie de ce riche cruel et inhumain, auquel tout prospérait à souhait, tandis que lui-même avec toute sa vertu et toute sa modération, ne faisait que souffrir les derniers maux : de ce côté encore lui arrivait une cruelle tristesse. Si le riche eût été un homme juste , modéré, digne de respect, orné de toutes les vertus, Lazare n'eût pas eu motif de se plaindre; mais, au contraire , ce riche qui vivait dans le péché, qui portait le vice jusqu'au comble, qui montrait la plus complète inhumanité, qui se conduisait en ennemi, qui passait à côté du pauvre Lazare comme à côté d'une borne, sans pudeur et sans pitié, ce riche, jouissait d'une opulente prospérité : imaginez par quel flux et reflux de pensées amères l'âme du pauvre Lazare devait, selon toute vraisemblance, être agitée à cette vue : imaginez quels sentiments il devait éprouver, quand il voyait les parasites, les flatteurs , les valets monter et descendre, entrer et sortir, courir çà et là, s'agiter en tumulte, s'enivrer, danser, étaler tous les genres de libertinage. Il était là, comme s'il ne fût venu au monde que pour être témoin du bonheur d'autrui; il était là, étendu à la porte, ayant juste assez de vie pour sentir ses propres maux, naufragé à l'entrée du port, dévoré par une soif horrible à côté de la source jaillissante.

A ces causes de souffrance j'ajouterai encore celle-ci : il ne pouvait pas jeter les yeux sur un autre Lazare. Nous autres, alors même que (468) nous aurions à supporter mille et mille calamités, nous pouvons, en contemplant Lazare, nous procurer quelque consolation et quelque encouragement. Rencontrer, dans un récit ou dans la réalité, des hommes qui ont partagé nos misères, c'est trouver déjà un vrai soulagement. Mais Lazare ne pouvait voir personne qui souffrît des douleurs pareilles aux siennes, ni même savoir qu'aucun de ses devanciers les eût jamais endurées : c'en était assez pour assombrir son âme. J'ajouterai encore qu'il ne pouvait avoir l'idée de la résurrection; il croyait que la vie présente était la mesure unique des événements présents; car il était du nombre de ceux qui précédèrent les temps de la Grâce. Si, après avoir acquis la connaissance des révélations divines, des magnifiques espérances de la résurrection, des supplices réservés là-bas aux pécheurs, des joies promises aux justes, si maintenant encore nous laissons parfois abattre nos coeurs si misérablement, qu'aucune de ces grandes pensées ne parvient à les relever; que devons-nous penser qu'ait eu à souffrir Lazare, qui ne possédait pas cette ancre de salut pour affermir son courage. Il ne pouvait faire aucun de ces raisonnements, parce que le temps des dogmes évangéliques n'était pas encore venu. Ce n'est pas tout encore: son nom était devenu la risée des insensés.

Le commun des hommes, en voyant certains de leurs semblables voués à perpétuité à la faim, à la maladie, à l'extrême misère, a coutume de concevoir d'eux une mauvaise opinion, de juger de leur vie par les maux qu'ils endurent, de penser qu'ils ne sont affligés qu'à cause de leurs péchés. On dit des paroles comme celles-ci (sottes paroles, j'en conviens; mais on ne les dit pas moins),: « Si un tel était aimé de Dieu, Dieu n'aurait pas permis qu'il tombât dans la pauvreté et dans  d'autres maux semblables. » Voilà ce qui arriva à Job et à saint Paul. Au premier, on disait : Est-ce qu'on ne vous a pas parlé souvent dans l'affliction? Et qui supportera la violence de vos réponses? Est-ce que vous avez sagement instruit les autres, est-ce que vous avez soutenu les bras fatigués, est-ce que vous avez relevé par vos exhortations ceux qui sont affaiblis, est-ce que vous avez rendu la force aux genoux de ceux qui n'en peuvent plus ?. Et maintenant la peine tombe sur vous: c'est vous qui l'avez cherchée. Votre crainte n'est-elle pas sottise (1) ? (Job, IV, 2-6.) Voici le sens de ces paroles : « Si vous aviez fait quelque chose de bon, vous n'auriez pas tant à souffrir ; c'est le châtiment de vos fautes et de vos péchés que vous portez aujourd'hui. » Ce reproche déchirait le coeur du patriarche plus douloureusement que tout autre. Pour saint Paul, des barbares firent le même raisonnement ; en voyant une vipère le mordre et rester suspendue à sa main, ils le regardèrent comme un scélérat, coupable des derniers forfaits: cela est évident d'après leurs discours. Celui-ci, disent-ils, a échappé aux flots, mais la Justice ne veut pas le laisser vivre. (Act. XXVIII, 4.) Et ce fait nous a souvent troublés nous-mêmes plus que de raison. Mais (pour en revenir à Lazare), bien que sa pauvre nacelle fût assaillie par tant de flots amoncelés les uns sur les autres, il ne la laissa pas submerger : mais, couché en quelque sorte dans une fournaise ardente, il se rafraîchissait dans la sagesse véritable, comme dans les ondées continuelles d'une rosée mystérieuse.

11. Il ne raisonnait pas en lui-même comme fait habituellement le vulgaire; il ne disait pas : « Si ce riche, une fois mort, est puni et châtié dans l'autre monde, un fait un; mais s'il doit jouir là-bas des mêmes avantages qu'ici, un et un font zéro. » Est-ce que la plupart d'entre vous ne colportent pas de place en place des propos de ce genre, propos de cirque et de théâtre de barrières, que vous introduisez jusque dans l'église? Je rougis, j'ai honte d'avoir à les proférer parmi vous : et pourtant, je dois les dire pour vous corriger de ces habitudes de plaisanteries imbéciles, et vous guérir de la honte et du péché qui en résultent. Il arrive souvent qu'on tient ces propos par manière de rire : d'accord ! mais c'est une ruse diabolique que de glisser dans nos habitudes de vie certains dogmes pernicieux, sous le couvert de paroles plaisantes. Ces paroles, la foule les promène perpétuellement dans les boutiques, sur le forum et jusque dans l'intérieur des maisons c'est de la dernière impiété, c'est manquer au bon sens; c'est ridicule et sottement puéril. Demander si les méchants, une fois morts, seront punis; hésiter à croire fermement qu'ils recevront toute la peine due à leurs vices, c'est le fait d'un sceptique, d'un mécréant;

 

1. Il y a une différence considérable entre ce texte, rapporté par saint Jean Chrysostome, et ce même texte traduit par la Vulgate.

 

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s'imaginer qu'ils obtiendront un jour une récompense pareille à celle des justes, c'est le comble de la démence. Que dites-vous là: « Si le riche, après avoir quitté ce monde, est puni là-bas, un fait un? » — Que signifie ce mot? Combien d'années voulez-vous que nous supposions qu'il a joui de ses trésors? Voulez-vous que nous mettions cent ans ? Eh bien! j'en mets deux cents, trois cents; j'en mets deux fois plus; si vous y tenez, j'en mets mille, bien que ce soit impossible : car le chiffre de nos années ne dépasse pas quatre-vingts, a dit le Psalmiste. (Ps. LXXXIX, 10.) Toutefois supposons mille ans. Pouvez-vous, je vous prie, me montrer une vie qui n'ait ni fin ni limite, telle qu'est la vie éternelle des justes ? Voyons donc si quelqu'un, dans l'espace de cent ans, eût fait pendant une seule nuit un beau songe qui lui eût procuré dans le sommeil les plus abondantes jouissances, et qu'ensuite on lui eût infligé, à cause de ce songe, un supplice de cent ans ; est-ce que vous pourriez dire en ce cas un fait un ? Est-ce que le songe de cette unique nuit pourrait équivaloir aux cent années de supplices? Impossible! eh bien, raisonnez de la même manière sur la vie future. Ce qu'est le songe d'une seule nuit par rapport à cent années, la vie présente l'est par rapport à la vie future: elle est moins encore. Ce qu'est une petite goutte d'eau par rapport à l'immense océan, des milliers d'années le sont par rapport à la gloire et au bonheur de l'éternité. Du reste, que pourrais-je dire de plus, sinon que la vie future n'a pas de terme, et qu'elle ne connaît aucune limite? Autant il y a de distance entre un rêve et la réalité, autant il y en a entre l'état de la vie présente et celui de la vie future.

D'ailleurs, avant même de recevoir là-bas leur châtiment, ceux qui font le mal et qui vivent dans le péché sont punis dès ce monde. Ne venez pas me dire niaisement : « Un tel tient table ouverte et somptueuse; il n'est revêtu que des étoffes les plus précieuses; il se fait partout escorter d'une troupe de clients; il a le pas au forum sur tout le monde. » Ne me dites pas cela; mais soulevez un peu le voile qui cache la conscience de cet homme-là, et vous verrez au dedans l'effrayant tumulte des péchés, les craintes perpétuelles, le trouble, la tempête ; vous verrez sa pensée comme en un tribunal, monter sur le royal trône de la conscience, y siéger comme un juge incorruptible, faire agir les remords en guise de bourreaux , torturer cette âme et la déchirer, pousser des clameurs terribles : nul ne connaît cela, Dieu seul en est spectateur. Celui qui commet l'adultère, fût-il riche à millions, fût-il débarrassé de tout accusateur visible, ne cesse pas de s'accuser lui-même dans le secret de son âme; il a joui d'une volupté passagère, et sa punition est perpétuelle; assiégé de tous côtés par les craintes et les terreurs, par les soupçons et les angoisses, il redoute les rues étroites et obscures, il a peur d'une ombre, il se défie de ses serviteurs, de ses complices, de la femme qu'il a corrompue, du mari qu'il a déshonoré; il va et vient, traînant partout son remords comme un impitoyable dénonciateur; toujours condamné par son propre jugement, il ne trouve pas un instant de répit. Au lit et à table, sur le forum et dans sa demeure, de jour et de nuit, jusque dans ses songes, il aperçoit les fantômes de son iniquité; il mène la vie de Caïn gémissant et tremblant sur la terre : nul ne sait ce qui se passe au dedans de lui, mais il n'en porte pas moins dans le coeur un incendie qui grandit toujours davantage. Tel est le supplice qu'endurent également ceux qui commettent des rapines, qui font des gains frauduleux, qui se livrent à l'ivrognerie, tous ceux enfin qui vivent dans le péché. Rien ne peut corrompre ce jugement de la conscience. Lors même que nous ne pratiquons pas la vertu, nous souffrons de ne pas la pratiquer. Lors même que nous nous livrons au vice, nous en ressentons la peine à l'instant même où cesse la rapide volupté qu'il nous procure. Ne dites donc jamais, en parlant. des riches qui mènent ici-bas une vie de péché, et des justes qui jouissent dans le ciel du bonheur parfait, ne dites jamais qu'un fait un et que deux font zéro. Pour les justes, la vie de ce monde aussi bien que la vie éternelle est une source abondante de jouissances; mais les hommes, dont la vie se passe dans l'iniquité et dans la fraude, sont châtiés ici et là-bas. Ici, ils sont tourmentés par la perspective des supplices qui les attendent, par la pensée de la triste opinion que l'on a d'eux, enfin par la corruption même du péché qui gâte leur âme; puis, quand ils auront quitté ce monde, ils auront à endurer d'effroyables tourments. Les justes, au contraire, au milieu même des maux les plus nombreux et les (470) plus terribles, jouissent d'une volupté pure, calme, inaltérable : ils se nourrissent des plus magnifiques espérances ; après quoi , les biens infinis de l'éternité leur seront prodigués comme ils le furent à Lazare. Ne m'objectez pas que ce Lazare était tout couvert d'ulcères; considérez plutôt que sous les plaies de son corps il cachait une âme plus précieuse que tout l'or de la terre; et même, pour être plus exact, je devrais parler de son corps aussi bien que de son âme. Le mérite et la force du corps consistent, non pas dans l'exubérance et l'embonpoint de la chair, mais dans cette vigueur qui a résisté à tant de cruelles souffrances. L'homme dont le corps porte de telles blessures n'est pas celui qu'il faut avoir en horreur, mais l'homme qui laisse son âme dévorée par d'innombrables ulcères dont il n'a nul souci, voilà celui qu'il faut prendre en dégoût : tel fut le riche, rongé jusqu'au fond du coeur par les plaies de ses vices. Les chiens léchaient les plaies de Lazare, et les démons les péchés du riche; et de même que Lazare vivait avec la faim de la nourriture matérielle, aussi le riche vivait dans la disette de toute vertu.

12. Comprenons bien toutes ces choses, raisonnons sagement et ne disons plus : « Si Dieu l'eût aimé, il ne l'eût pas livré à la pauvreté. » Voilà précisément une des principales marques de l'amour de Dieu, car le Seigneur châtie celui qu'il aime; il flagelle tous ceux qu'il reçoit pour enfants (Hébr. XII, 6); nous lisons encore ailleurs : Mon fils, si vous vous offrez au service du Seigneur, préparez votre âme aux épreuves; tenez ferme votre coeur et persévérez. (Eccli. II, 1.) Repoussons donc ces vaines opinions, ces propos qui ont cours dans le peuple ! Que jamais vos lèvres ne profèrent ni turpitudes, ni sottises, ni bouffonneries. (Ephés. V, 4.) Ne prononçons jamais de paroles de cette sorte; et, s'il nous arrive de les entendre prononcer par d'autres, fermons la bouche à ces étourdis, réfutons-les vigoureusement, mettons un frein à leur langue impudente. Voyons, si vous connaissiez un chef de bandits qui courût les grands chemins, qui dressât des embuscades aux passants, qui fit main basse sur les récoltes dans les campagnes, qui enfouît l'argent et l'or dans des cavernes, dans des cachettes souterraines, qui y enfermât même des troupeaux de bétail, qui amassât par ses déprédations des étoffes rares et des troupes nombreuses d'esclaves, voyons, dites-moi, le regarderiez-vous comme un homme heureux, à cause de tant de richesses accumulées, ou plutôt ne le proclameriez-vous pas cent fois misérable à cause des supplices qui l'attendent? Et pourtant, il n'est pas encore pris, pas encore livré aux mains des magistrats, pas encore jeté en prison, pas encore mis en accusation, pas encore soumis à la sentence des juges; loin de là ! il festoie, il s'enivre, il jouit largement de l'abondance de tout ce qu'il a amassé. Néanmoins, vous jugez qu'il n'est pas heureux, non point d'après ce qui se passe à présent, d'après ce que vous voyez, mais d'après l'avenir; vous le déclarez malheureux en raison des maux qui lui sont réservés.

Appliquez ces idées aux riches et aux avares. Ce sont des larrons d'un certain genre ; eux aussi, ils guettent le long des voies battues, ils dépouillent les passants, ils enfouissent dans leurs appartements comme dans des cavernes ou des fosses souterraines la fortune d'autrui. Que leur prospérité actuelle ne vous les fasse pas regarder comme heureux; appelez-les malheureux à cause de l'avenir, à cause du formidable jugement, des peines inévitables, des ténèbres extérieures qui vont être leur partage éternel. Les larrons ont plus d'une fois échappé aux mains de la justice humaine : nous le savons, et néanmoins nous repoussons par des voeux énergiques loin de nous, loin même de nos ennemis, leur vie et leur exécrable prospérité. Sous le gouvernement de Dieu il n'en va pas ainsi ; car nul ne se soustraira à son infaillible sentence; tous ceux qui vivent dans la fraude et les rapines, tous sans exception attireront sur eux cette vengeance immortelle, infinie, qui a frappé déjà le riche de l'Evangile. Mes très-chers, méditons en nous-mêmes toutes ces pensées, apprenons à estimer heureux non pas ceux qui possèdent l'opulence, mais ceux qui pratiquent la vertu; à proclamer malheureux, non pas ceux qui vivent dans la pauvreté, mais ceux qui se livrent à l'iniquité. Ne nous arrêtons pas à contempler le présent, fixons nos regards sur l'avenir; n'examinons pas le vêtement, l'extérieur de chacun, mais scrutons la conscience ; recherchons la vertu et la joie que donnent les bonnes actions; riches et pauvres , efforçons-nous d'imiter Lazare. Il eut à soutenir non pas un assaut seulement, ni deux, ni trois; il les a soutenus à peu près tous, pauvreté, maladie, (471) délaissement et abandon de ceux qui eussent dû le secourir; il a souffert dans la maison qui pouvait le mieux le délivrer de tous ces maux sans que personne ait daigné lui accorder la plus mince consolation; il a vu celui qui le dédaignait jouir de mille délices, et malgré une vie d'iniquité n'être en butte à aucun accident fâcheux; il n'a pu prendre modèle sur un autre Lazare, ni même se fortifier par les enseignements qui découlent du dogme de la résurrection ; à toutes ces misères que je viens de résumer, ajoutez la mauvaise opinion que le vulgaire a eue de lui ; enfin ce n'a pas été durant deux ou trois jours mais durant sa vie entière qu'il s'est vu dans le malheur, pendant que le riche possédait la félicité. Si Lazare a subi avec une si grande force d'âme l'épreuve de toutes ces calamités réunies, serons-nous excusables, nous qui ne sommes pas capables d'en supporter la moitié ? Vous ne pouvez, non, vous ne pouvez pas me montrer un autre homme qui ait jamais eu à supporter des maux si nombreux et si grands. C'est pourquoi le Christ a, en quelque sorte, affiché l'exemple de ce juste au milieu de l'univers, afin que, tombés à notre tour dans l'adversité, nous méditions sur l'excès de ses afflictions et nous retirions de sa sagesse et de sa patience l'encouragement et la consolation. Docteur universel, Lazare est toujours sous les yeux de ceux qui souffrent, il se montre à tous; mais il les surpasse- tous par le comble de ses malheurs. Après avoir rendu grâces de tous ces enseignements à Dieu qui aime tant les hommes, recueillons de cet entretien des fruits utiles ; portons avec nous le souvenir de Lazare dans les assemblées, dans nos demeures, au forum, partout enfin ; mettons un soin sérieux à comprendre toute la richesse des leçons que nous offre cette parabole, de telle sorte que, foulant d'un pied courageux les misères de la vie présente, nous conquérions les biens futurs. Puissions-nous, tous, en être jugés dignes par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartiennent avec le Père et l'Esprit-Saint gloire, honneur, adoration à présent et plus tard et dans les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.

 

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