LAZARE VII

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HOMÉLIES SUR LAZARE.

SEPTIÈME HOMÉLIE. CONTRE CEUX QUI VONT AU JEU DU CIRQUE.

 

AVERTISSEMENT ET  ANALYSE.

 

Ce discours doit être placé au nombre des homélies sur Lazare, car, au n. 3, saint Jean Chrysostome, qui va parler de nouveau de la parabole de Lazare et du mauvais riche, s'exprime ainsi : « Plaçant donc devant vos yeux un de ceux qui sont entrés par la porte « large et un de ceux qui ont suivi la voie étroite et resserrée, montrons la vérité des paroles du Seigneur en nous servant de non« veau de la même parabole du Sauveur. » Un peu plus loin, déclarant que ses auditeurs connaissaient déjà cette parabole, il dit : « Je sais bien qu'étant intelligents comme vous l'êtes, vous comprenez déjà ce que je vais dire; néanmoins il est nécessaire que je le dise. » — Ensuite, il parle longuement du mauvais riche et de Lazare. — Enfin, au n. 5, après avoir comparé la mort de Lazare avec celle du mauvais riche, il ajoute : C'est avec plaisir que je reviens fréquemment sur ces considérations, afin que pas un de ceux qui sont en proie à l'indigence, aux maladies et à la faim, ne se méprise et se croie malheureux ; mais que supportant, etc.... — De tout cela, il résulte que cette homélie fut prononcée un peu après les quatre premières sur Lazare. — Aussi est-elle placée, par plusieurs manuscrits, parmi les homélies sur Lazare, et dans le manuscrit n. 364 du fonds Colbert, elle se trouve après les quatre premières, et l'homélie sur ces paroles : Je ne veux pas que vous ignoriez au sujet de ceux qui sont morts, ne vient qu'après. Néanmoins, les premières paroles de cette dernière lui assurent l'antériorité sur celle qui va suivre et qui fut prononcée à Antioche peu de temps après.

Hésitation et douleur de saint Jean Chrysostome en voyant plusieurs de ses auditeurs fréquenter les jeux du cirque au mépris de ses continuels avertissements. — Malgré la gravité de leur faute qu'ils ne désespèrent pas, qu'ils effacent leur péché dans la pénitence et cessent de suivre la voie large et spacieuse. — Le mauvais riche : exemple de ceux qui ont suivi la voie large; le pauvre Lazare: exemple de ceux qui ont suivi la voie étroite - Combien est différent le terme où chacun d'eux aboutit. — Quels sont les vrais biens; ceux qui sont dans la pauvreté et dans l'affliction, ne doivent point se croire malheureux; abîme qui sépare Lazare du mauvais riche dans l'autre vie.

 

1. Je veux aborder de nouveau l'enseignement ordinaire et dresser devant vous la table spirituelle; mais j'hésite et je recule en voyant que vous ne retirez aucun fruit de nos fréquentes instructions. Et en effet, lorsque l'agriculteur a déposé d'une main libérale la semence dans le sein de la terre, s'il voit que la germination n'est pas en rapport avec ses travaux, il ne s'adonne plus à l'agriculture avec la même ardeur; car l'espoir de récolter des fruits en abondance enlève toujours aux travaux ce qu'ils ont de plus dur. De même, nous aussi, nous trouverions le grave labeur de l'enseignement bien plus léger, si nous apprenions que vous tiriez plus d'utilité de nos exhortations. Or actuellement, quand nous considérons qu'après tant d'exhortations de notre part, après tant d'avertissements, après tant de réprimandes (car nous n'avons pas cessé de rappeler continuellement à votre mémoire le redoutable tribunal et l'inévitable châtiment, le feu inextinguible et le ver qui ne meurt pas), quelques-uns de ceux qui m'entendent (car je ne parle pas de tous, à Dieu ne plaise !) ayant oublié tout cela, se sont adonnés de nouveau aux spectacles sataniques de (524) l'hippodrome, avec quel espoir reprendrons-nous ces mêmes labeurs, et leur offrirons-nous cet enseignement spirituel, quand nous voyons qu'ils n'en retirent plus aucun fruit; mais que cédant simplement à une habitude ils applaudissent, il est vrai, à ce que nous disons, et nous témoignent qu'ils accueillent avec plaisir nos paroles; et qu'après cela, courant de nouveau aux jeux du cirque, ils accueillent avec de plus grands applaudissements les conducteurs de char, et montrent un enthousiasme effréné, les accompagnant avec de grands efforts, et en venant souvent aux coups les uns avec les autres ? On les entend dire: ce cheval n'a pas bien couru, cet autre a trébuché et s'est abattu: celui-ci est pour un cocher, celui-là pour un autre. Aucune pensée sérieuse ne réveille en eux la mémoire de nos paroles ni des mystères spirituels et terribles qui s'accomplissent ici; mais comme enlacés par les filets du diable, ils passent la journée livrés tout entiers à ce spectacle de Satan, exposés aux injures des Juifs et des Gentils, et de tous ceux qui veulent tourner en dérision notre croyance.

Qui donc, quand même il aurait un coeur de pierre et serait tout à fait insensible, pourrait supporter cela sans douleur? Encore moins le pourrions-nous nous-même qui nous efforçons (le vous témoigner une affection de père. Ce qui nous afflige, ce n'est pas seulement que vous rendez nos fatigues inutiles; mais nous sommes bien plus ému lorsque nous venons à penser que ceux qui agissent ainsi rendent leur condamnation plus terrible. Pour nous en effet, nous attendons du Seigneur la récompense de nos travaux, car nous avons fait tout ce qui était de notre devoir: nous avons placé l'argent, nous avons distribué le talent (lui nous avait été confié, et nous n'avons rien omis de ce qui nous concernait. Mais ceux (lui ont reçu ces richesses spirituelles, dites-moi, quelle excuse allégueront-ils, quel pardon obtiendront-ils quand on leur demandera non-seulement ces richesses, mais encore leur rapport? De quels yeux verront-ils leur juge? comment supporteront-ils ce jour redoutable, ces intolérables supplices? pourront-ils se rejeter sur leur ignorance? Mais chaque jour nos enseignements retentissent à vos oreilles, chaque jour nous avertissons, nous exhortons, nous indiquons le danger de la séduction, la gravité du dommage, la trompeuse amorce de ces réunions sataniques; et malgré cela nous n'avons pu vous toucher ! Mais pourquoi parler de ce jour formidable? En attendant, occupons-nous des choses d'ici-bas. Comment, dites-moi, ceux qui assistent à ce spectacle diabolique pourront-ils venir ici avec quelque assurance, avec une conscience révoltée et qui oppose de vives réclamations? N'entendent-ils donc pas ces paroles du bienheureux Paul, le docteur de la terre entière ? Quelle union, y a-t-il entre la lumière et les ténèbres, ou quelle société entre le fidèle et l'infidèle? (II Corinth. VI,14.) N'est-ce pas une chose bien condamnable que le fidèle, qui participe aux prières et aux terribles mystères qui s'accomplissent ici, et reçoit un enseignement tout spirituel, en sortant de nos cérémonies, aille s'asseoir à ce spectacle de Satan avec l'infidèle? celui qui est éclairé des rayons du soleil de justice, à côté de celui qui erre dans les ténèbres de l'impiété? Comment, dites-le moi, pourrons-nous désormais fermer la bouche aux Gentils ou bien aux Juifs? Comment pourrons-nous les presser et leur persuader d'embrasser la religion, s'ils voient ceux qui ont rang parmi nous confondus avec eux dans ces théâtres pernicieux et remplis de l'ordure de tous les vices ? Pour quel motif, dites-moi, après être venus ici, après avoir purifié vos âmes et amené vos esprits à la chasteté et à la componction, aller de nouveau vous souiller en ce lieu? N'entendez-vous pas ces paroles d'un sage: Si l'un bâtit et que l'autre détruise, que gagneront-ils sinon la peine? (Ecclésiastique, XXXIV, 28.) C'est là précisément ce qui arrive aujourd'hui. En effet, si lorsque j'ai bâti quelque chose ici dans vos âmes par la continuité de mes enseignements et par mes avertissements spirituels, vous rendant à la hâte dans cet endroit-là, vous détruisez tout et renversez tout, pour ainsi dire, sur le sol, à quoi nous servira-t-il de reprendre une seconde fois la construction, si c'est pour la détruire de nouveau? Ne serait-ce pas une grande sottise et de la démence? Dites-moi, si dans les constructions matérielles qui se font avec des pierres, vous aperceviez quelqu'un agir de la sorte, ne le regarderiez-vous pas comme un fou, comme un homme qui se fatigue en vain et sans profit, et qui dépense inutilement son argent ? Eh bien ! raisonnez de la même manière de la construction spirituelle et jugez-en de même. Car voyez: chargé par la grâce de Dieu de cette fonction, nous élevons chaque jour plus haut cet édifice spirituel, et nous nous (525) efforçons de vous faire arriver à la science de la vertu ; tandis que quelques-uns de ceux qui se réunissent ici, renversent en un instant par terre, et à peu près de leurs propres mains, c'est-à-dire, par une indicible insouciance, une construction élevée au prix de tant de fatigues, nous causant par là un grand découragement et se causant à eux-mêmes une perte énorme, un dommage incalculable.

2. Peut-être avons-nous fait une réprimande trop sévère; oui, trop sévère pour notre tendresse, mais pas encore assez pour la gravité de la faute. Néanmoins, puisqu'il faut tendre la main à ceux qui ont fait une chute et montrer une bienveillance de père envers ceux qui se sont montrés si négligents, nous ne désespérons pas malgré tout de leur salut, pourvu toutefois qu'ils veuillent. bien ne pas retomber dans les mêmes fautes, cesser dès maintenant d'être insouciants et s'interdire l'entrée de l'hippodrome et de tous les spectacles sataniques de ce genre.

En effet, nous avons un Maître plein de charité, de douceur et de sollicitude, qui connaît la faiblesse de notre nature, et qui, lorsque vaincus par la négligence nous sommes tombés en quelque faute, ne nous demande qu'une chose, de ne pas désespérer, mais de quitter le péché et de recourir en toute hâte à la confession. Et si nous le faisons il promet de nous accorder promptement le pardon, car c'est lui-même qui dit : Celui qui est tombé ne se relève-t-il pas, et celui qui s'est détourné du chemin n'y revient-il pas? (Jérém. VIII, 4.) Sachant cela, gardons-nous donc de mépriser un si bon Maître, mais surmontons une habitude funeste et ne prenons pas la porte large et la voie spacieuse, ainsi que vous avez entendu aujourd'hui notre commun Maître nous en avertir dans l'Evangile par ces paroles : Entrez par la porte étroite, car la porte large et la voie spacieuse est celle qui conduit â la perdition, et il y en a beaucoup qui y passent. (Matt. VII, 13.) En entendant parler d'une porte large et d'une voie spacieuse, ne vous laissez pas séduire par ce que ces expressions semblent, de prime abord, offrir d'attrayant, et ne vous arrêtez pas à cette considération qu'un grand nombre y passent, mais songez plutôt qu'elle se termine par une issue où l'on est fort à l'étroit. Remarquez aussi prudemment que dans cet avertissement il n'est pas question d'une porte matérielle, ni simplement d'une voie, mais qu'il s'agit de notre vie tout entière, de la vertu et du vice. C'est pour cela que tout en commençant Notre-Seigneur dit ces paroles : Entrez par la porte étroite, désignant par là la porte de la vertu. Ensuite après avoir dit : Entrez par la porte étroite, il nous apprend le motif pour lequel il nous fait cette exhortation : Quoiqu'elle soit étroite, semble-t-il dire, et qu'elle nécessite beaucoup de travail à son entrée, si vous vous donnez un peu de peine, vous parviendrez à un endroit large et spacieux où vous pourrez trouver une grande tranquillité. Ne vous arrêtez donc pas , je le répète, à cette considération qu'elle est étroite; que le début ne vous trouble pas et que l'étroitesse de l'entrée ne vous rende point hésitants et paresseux, car la porte large et la voie spacieuse aboutissent à la perdition. Un grand nombre, séduits par le commencement et le début, et ne soupçonnant en aucune manière ce qui devait arriver, se sont eux-mêmes livrés à la perdition. C'est pourquoi le Sauveur dit que large est la porte et spacieuse la voie qui conduit à la perdition, et qu'il y en a beaucoup qui y passent. Et c'est avec raison qu'il a nommée large la porte et spacieuse la voie qui conduit à la perdition. En effet ceux qui s'empressent de courir aux jeux du cirque et aux autres spectacles de Satan, qui disent adieu à la tempérance , qui ne font point de cas de la vertu , qui veulent se livrer à la débauche , qui se plongent dans la volupté et les jouissances de la table, qui sont chaque jour consumés par la frénésie et la passion des richesses, et qui ambitionnent les commodités de la vie présente, s'engagent dans la porte large et sur la voie spacieuse. Mais lorsqu'ils se sont avancés bien avant; lorsqu'ils ont amassé un lourd fardeau de péchés, épuisés, et arrivant au terme de la route, ils ne peuvent avancer plus loin, gênés qu'ils sont dans la voie qui devient de plus en plus étroite, et ils ne peuvent la parcourir à cause du poids énorme de péchés qui les accable. Aussi sont-ils obligés de rouler dans l'abîme de la perdition. Que sert-il donc, dites-moi, d'avoir pendant un peu de temps marché dans une voie large si l'on aboutit a la mort éternelle, d'avoir vécu en songe, pour ainsi dire, dans les délices, si c'est pour être ensuite châtié dans la réalité ?

La vie présente tout entière n'est que le songe d'une nuit si on la compare au châtiment, (526) au supplice qui doit nous être infligé. Ces paroles du Sauveur ont-elles été écrites simplement pour que nous les lisions sans attention? La grâce du Saint-Esprit a pris soin que les paroles du Seigneur fussent mises par écrit, afin qu'y puisant des remèdes préservatifs contre nos passions, nous puissions échapper au châtiment qui nous menace. C'est pourquoi Notre-Seigneur Jésus-Christ appliquant alors les remèdes réclamés par les blessures, faisait cette exhortation : Entrez par la porte étroite, l'appelant étroite non pas qu'elle le soit réellement, mais parce que notre esprit enclin à la paresse se figure qu'elle est étroite. Il lui donne le nom d'étroite non pour nous faire reculer, mais pour que, fuyant la largeur dé l'autre et appréciant l'une et l'autre par leur terme, nous choisissions celle-là de préférence.

3. Mais afin que mes paroles deviennent accessibles à tous, voyons, si vous le jugez à propos, produisons devant vous ceux qui sont entrés par la porte large et ont suivi la voie spacieuse, et considérons à quel terme ils ont abouti; puis ceux qui sont entrés par la porte étroite et la voie resserrée, et apprenons quels biens ils ont obtenus. Plaçant donc devant vos yeux l'un de ceux qui sont entrés par la porte large et un de ceux qui se sont engagés dans la porte étroite et la voie resserrée, montrons la vérité des paroles du Seigneur en nous servant de nouveau de la même parabole de Jésus-Christ. Quel est donc celui qui entra par la porte large et suivit la voie spacieuse? Car il convient d'indiquer d'abord quel est cet homme, et quel espace il a parcouru en suivant la voie large, puis de vous faire voir clairement ensuite à quel terme il a abouti. Je sais bien qu'étant intelligents comme vous l'êtes vous comprenez déjà ce que je vais vous dire; néanmoins il est nécessaire que nous le disions. Rappelez-vous ce riche qui se revêtait tous les jours de pourpre et de byssus; qui se nourrissait splendidement, qui entretenait des parasites et des flatteurs, qui se faisait verser des flots de vin pur, qui chaque jour mangeait jusqu'à satiété, qui nageait dans les délices, qui était entré par la porte large, qui se livrait continuellement à la volupté et à une joie mondaine. Tous les biens coulaient sur lui comme de source : un nombreux train de domestiques, toutes les délices imaginables, la santé du corps , l'abondance des richesses, la considération publique, les acclamations des flatteurs, et il n'avait aucune cause de chagrin. Bien plus, il passait tout le jour dans de prodigieux excès de vin et de table; il jouissait de la santé du corps et d'une sécurité parfaite que rien ne troublait, pas même la pitié lorsqu'il passait à côté du pauvre Lazare, couché à sa porte, couvert d'ulcères, entouré et léché par les chiens, et dévoré par la faim , et à qui il ne donnait pas même ses miettes. Entré par la porte large, il suivait la voie spacieuse, celle des plaisirs, celle du libertinage, celle des ris, celle de l'oisiveté, celle de la bonne chère, celle de l'ivrognerie, de l'abondance des richesses, de la mollesse dans les vêtements. Pendant longtemps, tout le temps de la vie présente, il suivit la voie spacieuse, n'éprouvant rien de fâcheux, mais toujours porté par un vent favorable, et suivant toujours la voie large, il poursuivait sa route avec une grande sécurité. Jamais d'écueils, jamais de précipices, jamais de récifs cachés sous les eaux, jamais de naufrages, jamais de changements fâcheux, mais voyageant continuellement sur un terrain solide et parfaitement uni, il parcourut ainsi la vie présente, submergé chaque jour par les flots de la méchanceté et ne s'en apercevant pas; déchiré chaque jour par les mauvaises passions, et y trouvant du plaisir; continuellement obsédé par la luxure, parla gourmandise, par l'amour excessif des richesses, et ne sentant aucunement son malheur; sans se mettre en peine de prévoir le terme auquel aboutit sa voie, il jouissait uniquement des plaisirs du présent, il ne pensait nullement aux souffrances sans fin, et séduit, pour ainsi dire, il suivait la voie spacieuse, se hâtant d'arriver à l'abîme sans qu'il pût s'en apercevoir, à cause de sa profonde ivresse. La prospérité dans toutes les affaires mondaines avait étouffé sa raison et voilé 1'œil de son esprit, et comme s'il eût été désormais privé de la vue, il marchait sans savoir où il allait: peut-être même ne songeait-il plus à la nature humaine en voyant qu'il ne rencontrait aucune difficulté. En effet, il goûtait toutes les douceurs de la vie , il était même dans l'opulence; non-seulement il était dans l'opulence, mais il jouissait encore de la santé du corps; non-seulement il jouissait de la santé corporelle , mais il était servi par une foule de domestiques; non-seulement il avait une suite nombreuse de domestiques, mais il voyait tous les biens couler sur lui comme de source, et il passait sa vie dans des plaisirs sans (527) interruption. Avez-vous remarqué, chers auditeurs, de quelles délices jouissait celui qui était entré par la porte large et qui suivait constamment la voie spacieuse?

Néanmoins, qu'aucun de ceux qui m'entendent ne se hâte avant la fin de le proclamer heureux, mais qu'il attende le dénouement pour donner son suffrage. Maintenant , si vous le jugez à propos, produisons devant vous celui qui est entré par la porte étroite, et qui a suivi la voie resserrée ; et lorsque nous aurons contemplé le terme auquel aboutit l'un et l'autre , nous prononcerons sur chacun d'eux en connaissance de cause. Mais qui pourrions-nous produire, sinon ce Lazare, qui était couché à la porte du riche, tout couvert d'ulcères, qui voyait les langues des chiens lécher ses blessures sans pouvoir les repousser? Car, tandis que le riche , entré par la porte large, suivait la voie spacieuse, ce bienheureux (je l'appelle bienheureux dès maintenant à cause du choix qu'il avait fait), entra par la porte étroite, qui était en tout l'opposé de l'autre. Si le riche vivait dans des délices continuelles, Lazare luttait constamment contre la faim ; si le premier, outre les délices, jouissait encore de la santé du corps et d'immenses richesses, et passait la journée entière dans la bonne chère et l'ivresse, le second , outre la faim , était encore en proie à la dernière indigence, à une maladie continuelle, à d'insupportables ulcères , et n'avait pas même la nourriture indispensable; il désirait les miettes qui tombaient de la table du riche, et on ne daignait pas les lui donner.

4. Je le répète, Lazare entré par la porte étroite suivait, sans jamais s'en écarter, la voie resserrée ; le riche , au contraire , passait par la porte large et la voie spacieuse. Mais l’important est d'examiner la fin de chacun d'eux. Voyons à quelle étroite issue aboutit le riche, à quelle sortie large et pleine d'une infinie jouissance arrive de son côté le pauvre. Est-ce que cette double fin ne nous dit pas assez qu'il ne faut pas entrer par la porte large ni suivre la voie spacieuse, que nous devons, bien loin de là, rechercher la porte étroite et marcher par la voie resserrée pour parvenir au séjour du bonheur ?

Quand chacun d'eux fut arrivé au terme de sa vie, remarquez ce qui est dit d'abord de celui qui avait suivi la voie resserrée : Or, il arriva, dit l'Evangile, que le pauvre mourut, et il fut porté par les anges dans le sein d'Abraham. (Luc, XVI, 22.) Sans doute les anges qui l'emmenaient marchèrent devant lui, lui firent cortége et le mirent en possession, après ses nombreuses tribulations et son pénible voyage, du séjour de la joie et du parfait repos. Voyez-vous combien apparaissent larges au terme de la route la porte étroite et la voie resserrée? Considérez maintenant le terme funeste de la voie spacieuse. Le riche mourut à son tour, dit l'Evangile, et il fut enseveli. Personne ne marcha devant lui, personne ne l'escorta, personne ne lui servit de guide, comme à Lazare. Il possédait tous ces avantages dans la voie spacieuse, il avait une nombreuse escorte de gardes et de serviteurs, je veux dire les flatteurs et les parasites; mais quand il arriva au terme il fut dépouillé et privé de tout, après de si grandes, je devrais dire après une si courte jouissance, une si éphémère prospérité. En effet, la vie présente tout entière est bien rapide comparée aux siècles à venir. Après les courtes délices dont il a joui en suivant la voie spacieuse, il est donc reçu dans le séjour de la gêne et de l'affliction. Lazare se reposait dans le sein du patriarche, recueillant la récompense de ses travaux et de ses grandes misères: après la faim, après les ulcères, après avoir été couché à la porte du riche, il jouissait de délices mystérieuses et au-dessus de toute expression. Le riche, après avoir épuisé toutes les voluptés de la vie , après de grands excès de table et de vin, fut livré à un supplice affreux, et torturé impitoyablement. Et afin que chacun d'eux apprenne par les effets, celui-ci l'utilité de la voie étroite, celui-là le dommage et le malheur de la voie spacieuse, ils se contemplent mutuellement, séparés l'un de l'autre par une énorme distance. Voici de quelle manière : Du sein de l'enfer, dit l'Evangile, et du milieu des tourments dans lesquels il était, le riche, levant les yeux, voit Abraham de loin et Lazare dans son sein. (Luc, XVI, 23). Or, il me semble qu'envoyant ce revirement si subit et si complet, et celui qui était couché à sa porte exposé à la langue des chiens jouir d'un tel honneur et habiter le sein d'Abraham, tandis que lui-même était couvert de honte et en outre dévoré par les flammes, il me semble, dis-je, qu'il ressentait plus vivement ses douleurs. Voyant donc que les choses avaient changé de face et que lui, qui avait goûté en songe pour ainsi dire, des plaisirs disparus maintenant comme (528) une ombre, souffrait maintenant un intolérable châtiment; et qu'après avoir choisi la voie spacieuse et la porte large, il était arrivé à un terme si fàcheux ; voyant que le contraire était arrivé pour Lazare, et qu'en récompense de la patience qu'il avait montrée sur la terre il jouissait de biens ineffables; à bout de ressources, et connaissant par expérience l'erreur dont il avait été le jouet en choisissant toujours la voie spacieuse, il adresse une supplication au patriarche et laisse échapper des paroles attendrissantes et pleines de larmes. Ainsi lui (lui autrefois ne se tournait pas vers Lazare, et ne daignait pas regarder ce pauvre qui était couché à sa porte, mais qui l'avait en horreur, pour ainsi dire, tant l'odeur fétide des ulcères du mendiant révoltait sa délicatesse , adresse maintenant ses supplications au patriarche, et lui dit : Père Abraham, ayez pitié de moi, et envoyez Lazare afin qu'il trempe le bout de son doigt dans l'eau, et qu'il rafraîchisse ma langue, car je souffre horriblement dans cette flamme. (Luc, XVI, 24.) Ces paroles étaient capables d'exciter la pitié; et cependant elles n'en produisirent aucune, car la confession venait trop tard et la supplication ne se faisait pas en temps opportun. Envoyez, semblait-il dire, ce Lazare, ce pauvre qu'autrefois j'avais en horreur, à qui je ne faisais point part de rues miettes : j'ai besoin de lui maintenant, et je recours- à ce doigt qui était léché par les chiens. Voyez-vous comment le supplice l'a humilié ? Voyez-vous comment la voie spacieuse a abouti à une issue étroite ? Et il n'adresse pas sa supplication à Lazare , mais au patriarche : c'est avec raison, car il n'osait pas regarder le pauvre en face. Il réfléchissait, je pense, à sa propre inhumanité et, songeant combien il s'était montré impitoyable envers lui, il soupçonnait que peut être Lazare ne le jugerait pas même digne d'une réponse. C'est pour cela qu'il adresse sa supplique non à lui, mais au patriarche. Et cependant il n'y gagna pas davantage tant est grande la faute de ne pas profiter du moment favorable, et de laisser perdre le temps que la bonté divine nous accorde pour opérer notre salut ! En effet, quel coeur d'acier ces paroles n'auraient-elles pas fléchi et excité à la pitié et à la compassion ?

Néanmoins, le patriarche n'acquiesce pas à sa demande, mais il daigne lui répondre et lui apprend qu'il est lui-même la cause de ses maux ; il lui fait cette réponse : Mon fils, souviens-toi que durant ta vie tu as reçu tes biens et Lazare ses maux ; maintenant il est consolé, et toi tu es dans les tourments bien plus, un grand abîme a été creusé à toujours entre nous et vous, afin que ceux qui voudraient aller d'ici à vous ne le puissent pas non plus que ceux qui voudraient venir à nous de là où vous êtes. Ces paroles sont terribles e bien capables d'émouvoir ceux qui ont du coeur. En effet, afin de lui apprendre qu'il lui témoigne, il est vrai, de la miséricorde, et qu'il est touché de compassion en voyant l'intensité de son supplice, mais qu'il ne peut rien faire de plus pour son soulagement, il semble lui dire en s'excusant presque devant lui : Je voudrais te tendre la main, alléger tes douleurs, et diminuer la violence de tes tourments; mais tu t'es privé toi-même de cette consolation c'est pourquoi il lui dit: Mon fils, souviens-toi. Considérez la bonté du patriarche : il l'appelle son fils : parole qui peut bien, il est vrai, manifester l'humanité du patriarche, mais non procurer du secours au patient, parce qu'il s'est perdu volontairement lui-même. Mon fils, lui dit-il, souviens-toi que durant ta vie tu as reçu tes biens. Pense en toi-même au passé; n'oublie pas de quels plaisirs, de quelles délices, de quel faste tu as joui; comment tu as passé ta vie entière dans les excès de la table et du vin, te persuadant qu'il en serait ainsi pendant toute l'éternité, et que ces plaisirs étaient les vrais biens. Il lui fit une réponse en rapport avec ses sentiments, car cet infortuné n'avait dans l'esprit rien d'élevé; il ne se mettait pas devant les yeux les maux qui l'attendaient, il croyait que ces futiles plaisirs étaient les vrais biens.

5. En effet, maintenant encore, ceux qui sont passionnés pour les délices, la volupté et les excès de la table ont coutume de dire: nous avons joui de grands biens, quand ils veulent parler de leurs jouissances. O homme ! garde-toi d'appeler ces choses des biens, et songe que le Seigneur les donne, afin qu'en en usant avec modération, nous y trouvions de quoi entretenir notre vie, et soutenir la faiblesse de notre corps : les vrais biens sont tout autre chose.

Non, la vie délicate, ni les délices, ni les richesses, ni la somptuosité des vêtements ne sont des biens , mais elles en portent seulement le nom. Et pourquoi, dis-je, qu'elles (529) en portent seulement le nom ? C'est que souvent elles deviennent même pour nous la cause de notre perte si nous n'en usons pas comme il faut. En effet, les richesses seront un bien pour leur possesseur s'il ne les consume pas dans les délices, dans l'ivrognerie et dans les plaisirs nuisibles, mais si usant avec modération des plaisirs permis il répand son superflu dans le sein des pauvres; oui, dans ce cas les richesses sont un bien. Mais si on se livre à la volupté et au désordre, non-seulement elles ne sont d'aucune utilité, mais elles précipitent dans un profond abîme. C'est ce qui arriva au riche dont nous parlons, et voilà pourquoi le patriarche lui dit : Mon fils, souviens-toi que durant ta vie tu as reçu tes biens. Tu as reçu les choses que tu croyais être de vrais biens, et Lazare a de même reçu les maux: non pas que Lazare les crût des maux, à Dieu ne plaise ! Le patriarche parlait d'après l'opinion du riche. Celui-ci, en effet, s'était fixé dans cette opinion, il croyait que les richesses, les mets recherchés, le libertinage, étaient des biens, et il soupçonnait que la pauvreté, la faim et la mauvaise santé étaient des maux. Conformément donc à ce que tu croyais et selon le jugement que tu portais, souviens-toi que tu as reçu les choses qui, à ton avis, étaient des biens, puisque tu as parcouru la voie large et spacieuse; et que Lazare, de son côté, a reçu les maux, selon ta manière de voir, puisqu'il a passé par la porte étroite et la voie resserrée. Toi tu ne considérais que le début de la voie, tandis que lui portait ses regards vers le terme, et l'entrée de la carrière quoique pénible, n'a pas affaibli son courage. Voilà pourquoi maintenant il est ici dans la consolation, tandis que tu es dans les tourments; voilà pourquoi vous êtes arrivés à deux fins si différentes. Vous avez vu dans sa réalité le terme de la voie spacieuse et large; vous avez appris l'heureux terme auquel a abouti celui qui avait choisi la porte étroite et la voie resserrée. Ecoutez maintenant ce que la réponse a de plus terrible : Et de plus, dit Abraham, un grand abîme a été creusé pour toujours entre nous et vous, afin que ceux qui voudraient aller d'ici à vous ne le puissent pas, non plus que ceux qui voudraient venir à nous de là où vous êtes. Ne passons pas légèrement sur ces paroles, chers auditeurs, mais réfléchissons à leur exactitude, à la considération dont jouit et au rang qu'occupe celui qui était couché à une porte, cet être méprisé, ce pauvre qui luttait continuellement contre la faim, qui était couvert d'ulcères et livré à la merci des chiens.

C'est avec plaisir que je reviens fréquemment sur ces considérations, afin que nul de ceux qui sont en proie à l'indigence , aux maladies et à la faim, ne se méprise et ne se croie malheureux; mais que, supportant tout avec patience et action de grâce , chacun d'eux nourrisse en lui un espoir salutaire dans l'attente des ineffables récompenses et du prix de ses travaux. Et de plus. Que veut dire ce mot : De plus ? Après avoir dit : Toi tu as reçu durant la vie présente toutes les choses que tu croyais être des biens , et Lazare a reçu les choses que tu croyais être des maux, Abraham ajoute ce mot, afin d'apprendre au mauvais riche que chacun d'eux a reçu la fin qui était la conséquence naturelle de leur vie pour toi, après les biens dont tu pensais jouir, tu as reçu l'affliction, la gêne et le feu inextinguible; et Lazare, après avoir lutté toute sa vie contre les choses que tu croyais toi-même être des maux, a reçu les délices, la jouissance de tous les biens et une place parmi les saints. Chacun de vous a donc obtenu la fin qui convenait : la porte large et la voie spacieuse t'ont fait aboutir à cette horrible gêne ; la voie étroite et resserrée a conduit Lazare à cette félicité. Et de plus un grand abîme a été creusé pour toujours entre nous et vous. Considérez ce pauvre, couvert d'ulcères (car je veux le dire encore une fois) réuni au patriarche et agrégé au choeur des justes. Car entre nous et vous, dit Abraham. Voyez-vous quel rang a obtenu celui qui avait supporté avec patience et même avec reconnaissance la faim et une cruelle maladie? Car un grand abîme, dit Abraham , a été creusé pour toujours entre nous et vous. La distance qui nous sépare , dit-il, est considérable ; ce n'est pas seulement un abîme , mais un grand abîme. Et, en effet, il y a un intervalle immense entre la vertu et le vice, une différence énorme ; car l'un est large et spacieux, tandis que l'autre est étroite et resserrée ; la volupté est large et spacieuse, la pauvreté, l'indigence est étroite et resserrée. Si les voies sont opposées, et quoi de plus opposé que la virginité, la chasteté, l'amour de la pauvreté d'une part et de l'autre, l'ivrognerie, l'intempérance, l'avarice insensée, l'incontinence, la soif des spectacles honteux ? Si les voies sont opposées , (530) dis-je, les récompenses ne le sont pas moins. Car, dit Abraham, un grand abîme a été creusé pour toujours entre nous, c'est-à-dire, les justes, les hommes vertueux, ceux qui ont mérité de partager notre sort, et vous, c'est-à-dire ceux qui ont consumé leur vie dans le vice et la méchanceté. Et cet abîme est tellement grand que pas un de ceux qui sont. ici ne peut aller à vous ni venir à nous de là où vous êtes. Remarquez-vous la grandeur de l'abîme? Comprenez-vous cette réponse plus terrible que l'enfer? Dès le principe, en entendant parler de la prospérité du riche, des prévenances que tout le monde avait pour lui, des gardes qui l'escortaient, des délices dans lesquelles il se plongeait chaque jour, ne croyiez-vous pas qu'il était parfaitement heureux? Au contraire, en voyant le pauvre couché à une porte et en proie à de cruels ulcères, ne pensiez-vous pas que sa vie était misérable? Mais voici qu'au dénouement nous voyons la face des choses entièrement changée : celui qui se plongeait dans les délices et l'ivresse est maintenant sur des brasiers ardents; et celui qui était en proie à la dernière indigence et à la faim est heureux dans le sein du patriarche.

Mais, pour ne pas donner à ce discours une longueur fatigante, il suffit de résumer ici notre enseignement et de vous exhorter, me Frères , à ne vous engager, ni dans la port large , ni sur la voie spacieuse, et à ne pas rechercher en tout la volupté ; réfléchissez ai terme de chacune des deux voies , fuyez celle ci en songeant à ce qui arriva au mauvais riche et prenez avec empressement la porte étroite et la voie resserrée, afin que vous puissiez arriver, après les tribulations d'ici-bas, au séjour de la béatitude. Fuyez donc, je vous en conjure, les spectacles de Satan et les jeux pernicieux du cirque; car c'est dans l'intérêt et pour le salut de tous ceux qui ont été attirés par leurs amorces et se sont dirigés vers la voie spacieuse que nous avons été amené à dire ces choses, afin que, sachant ce qu'il en est, ils abandonnent cette voie, et que, s'engageant dans la voie resserrée, je veux dire celle de la vertu, ils soient jugés dignes, comme Lazare, du sein du patriarche , et qu'évitant tous ensemble le feu de l'enfer, nous soyons mis en jouissance de ces biens ineffables que l'oeil n'a point vus et que l'oreille n'a point entendus. Puissions-nous tous les obtenir par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui, avec le Père et le Saint-Esprit, soient gloire, puissance, honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

 

Cette Homélie et la précédente ont été traduites par M. l'abbé A. SONNOIS.

 

 

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