STAGIRE II

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CONSOLATIONS A STAGIRE.

LIVRE DEUXIÈME.

 

ANALYSE.

 

Dans ce second livre, saint Chrysostome s'applique principalement à dissiper la crainte où était Stagire que le démon ne le portât à exécuter les pensées de suicide dont it était tourmenté. — Il lui fait remarquer que ces pensées ne viennent pas toujours du démon, puisque plusieurs se sont suicidés sans en être obsédés, et qu'il faut plutôt les attribuer à son noir chagrin. — Il lui conseille donc de bannir cette sombre tristesse dont saint Paul craignit les suites même pour l'incestueux de Corinthe. — Et le meilleur moyen d'y réussir, est de s'élever au-dessus des frivoles opinions du vulgaire, et de considérer qu'il n'y a que le péché dont noirs devions avoir honte. — D'ailleurs peut-il se plaindre d'un état qui lui est une occasion de pratiquer la vertu et de mériter beaucoup pour le ciel ? —  Quant à la colère et aux excès qu'il redoutait de la part de son père, il lui représente qu'il ne peut ni se les imputer, ni en être responsable; et qu'au reste il est bien à présumer qu'un homme , plongé comme lui dans les plaisirs et les affaires, ne s'en inquiétera que faiblement. — A l'égard de l'affliction où le tenait l'incertitude de sa guérison, il lui démontre que la durée de ses maux lui sera toujours salutaire , puisque l'apanage de l'homme sur la terre est le travail et l'épreuve. — Il lui cite en preuve la vie des anciens patriarches, Noé, Abraham, Isaac, Jacob et Joseph, dont l'existence n'a été qu'une suite non interrompue de peines et de tribulations. — Et il conclut avec Salomon que tout étant vanité sur la terre il ne faut reposer ses espérances que dans le bonheur qui nous est réservé au ciel.

 

1. La première partie de cet écrit a eu pour but de justifier la Providence, et de vous montrer que la tentation qui vous obsède, est de sa part une preuve d'amour, et non une marque de répulsion et de haine. Mais puisque vous vous plaignez vivement de ce que le démon vous porte à vous détruire. soit en vous jetant dans les flots, soit en vous précipitant du haut d'un rocher, ou par tout autre genre de suicide, permettez que j'aborde maintenant ces funestes pensées. Et d'abord elles ne viennent point du démon seul, et votre mélancolie y entre pour beaucoup. Oui, cette sombre tristesse les provoque bien plus que l'esprit mauvais, et peut-être en est-elle l'unique cause. Il est en effet certain que plusieurs, en dehors de toute obsession diabolique, éprouvent cette manie de suicide à la suite de violentes douleurs. Commencez donc par éloigner et chasser de votre âme cette noire mélancolie, et vous ôterez au démon toute occasion de vous porter au suicide, et même de vous en suggérer la pensée. Le voleur choisit la nuit et les ténèbres pour percer avec plus de facilité le mur d'une maison, en enlever les richesses, et même en égorger les maîtres. C'est ainsi que le démon enveloppe votre esprit de ces noirs chagrins, comme d'une profonde obscurité, et s'efforce de vous ravir toutes les pensées qui pourraient vous rassurer contre vous-même. Mais trouvant alors votre âme seule, et sans appui, il l'accable de coups et de plaies. Celui au contraire qui repose en Dieu toutes ses espérances, dissipe ces ténèbres par l'irradiation du soleil de justice dont il reçoit en son âme les bienfaisants rayons, et il retourne contre le ravisseur' le tumulte même de ses pensées. Car il en est du (408) démon, comme d'un voleur de nuit; s'il. est surpris sur le fait, et s'il aperçoit de la lumière, il tremble, hésite et se trouble.

Et comment, direz-vous, dissiper ces noires vapeurs, si on ne chasse d'abord le démon qui les entretient ! Le démon n'est point en vous l'auteur de ce sombre chagrin; mais ce chagrin lui-même vient en aide au démon, et il vous suggère toutes ces mauvaises pensées. C'est ce dont saint. Paul rend lui-même témoignage. Car, craignant bien plus l'excès de la douleur que l'attaque du démon, il écrit aux Corinthiens de traiter le pécheur avec indulgence, de peur qu'il ne soit accablé par une trop grande tristesse. (II Cor. 11, 7.) Je vous accorde au reste que le démon redouble ses violences, en quoi pourra-t-il vous nuire, si votre esprit n'est plus plongé dans cette noire mélancolie? Quand il est seul, peut-il nous faire quelque mal, grand ou petit? Mais une profonde tristesse, même sans le concours du démon, enfante les plus grands maux. Eh! ne voyons-nous pas que c'est sous la pression d'un sombre abattement que des malheureux tressent un fatal lacet, se percent d'un poignard, se précipitent dans l'eau, ou ont recours à quelque autre genre de mort violente. Ceux mêmes en qui se révèle l'action de l'esprit mauvais, doivent moins l'accuser de leur perte, que la tyrannie et l'excès de leurs chagrins.

Et comment, direz-vous, ne pas succomber sous cette noire tristesse ? un moyen sûr et facile est de rejeter bien loin la vaine opinion du vulgaire, et de diriger vos pensées vers les choses d'en-haut. Et, en effet, votre état ne vous paraît si grave et si affreux que parce qu'autour de vous on en juge ainsi. Mais si vous voulez mépriser ces préjugés et ces faux jugements , et considérer la chose en elle-même, vous n'y trouverez, comme je l'ai précédemment montré, aucun motif raisonnable de vous attrister ; une autre cause de votre abattement et de votre mélancolie, est de voir vos frères vivre joyeux et pleins d'une douce confiance. Eh bien ! à cet égard même je réponds que si vous consumiez vos journées dans les plaisirs de la chair, les amusements du cirque, les jeux de hasard et les festins, tandis qu'eux-mêmes vivraient dans la chasteté, la tempérance et toutes les autres vertus chrétiennes, vous auriez raison de vous affliger ; mais puisque vous suivez avec eux le même chemin, pourquoi vous troubler! Sans doute si cet écrit. s'adressait à un esprit léger et présomptueux, je devrais taire ce que je vais dire ; mais parce que, comme je l'espère, quelques louanges qu'on vous donne, vous serez toujours modeste , et vous vous tiendrez toujours au dernier rang, je parlerai en toute confiance et en toute franchise.

J'apprends donc que vous avez fait de tels progrès dans la piété, que vous rivalisez de vertu non plus avec les jeunes religieux, mais avec les plus parfaits des anciens, et les plus éminents en sainteté. Oui, l'on dit que vous ne leur êtes inférieur en rien, ni pour la rigueur du jeûne, puisque tous les deux jours vous ne prenez qu'un peu de pain et d'eau; ni pour la longueur des veilles, puisqu'avec plusieurs d'entre eux vous passez les nuits entières sans sommeil; ni pour le travail du jour, puisque, selon le bruit public, vous surpassez en activité la plupart des frères. Les voyageurs qui vous ont visité racontent que vous persévérez les journées entières dans les larmes et la prière, et qu'à l'exemple de ces anachorètes qui observent un inviolable silence, et se sont renfermés dans une étroite cellule, vous vivez seul et silencieux dans un monastère si nombreux. Que dirai-je de votre componction, de votre extérieur négligé, et des signes de votre douleur? Ceux qui en parlent, ne le font qu'avec un sentiment d'effroi, et souvent leur récit a touché des pécheurs. Stagire, disent-ils, ne lève jamais les yeux sur ceux qui entrent , et jamais il ne se distrait de ses travaux accoutumés. Souvent on a pu craindre que ses pleurs continuels ne lui fissent perdre la vue, et que ses veilles immodérées, et une trop forte application à la lecture n'affaiblissent ses facultés.

2. Ainsi vous vous attristez et vous vous troublez de ce que vous surpassez vos frères en ferveur et en régularité , et de ce que mis aux prises avec un terrible et impudent adversaire, vous laissez loin de vous tous ceux qui courent avec vous dans la même carrière. N'avais je donc pas raison de dire que votre sombre tristesse n'avait d'autre fondement que les préjugés du vulgaire, et qu'en l'examinant de près, on y découvrirait des motifs de joie et de paix? Et, en effet, je vous le demande, à quoi me sert-il de n'être point attaqué par le démon, si je néglige les devoirs de ma profession? et quel mal peuvent me faire des violences, si ma conduite est vertueuse et irréprochable ? mais (409) peut-être êtes-vous honteux et trouble lorsqu'il vous renverse sous les yeux de quelques-uns des frères? mais ici encore vous raisonnez bien plus selon l'opinion du vulgaire, que selon une droite raison, car on ne peut appeler ces accidents une chute réelle, puisque le péché seul mérite ce nom. Oui, c'est. lorsqu'on tombe dans le péché , qu'il convient de rougir et de s'attrister. Nous, au contraire, nous rougissons de ce qui ne peut inspirer le moindre sentiment de honte, et nous croyons ne faire aucun mal, quand nous nous permettons des actions vraiment honteuses, des actions clignes d'anathème et des derniers supplices. Chaque jour des âmes tombent dans le péché; et qui déplore leur chute! mais si le corps souffre, aussitôt on s'écrie que la douleur est affreuse et intolérable. Eh ! n'est-ce point là être le jouet du démon qui trouble si malheureusement notre esprit , et fait errer notre jugement sur la véritable appréciation des choses ?

Supposons que ces accidents fussent en vous le résultat de l'ivresse, vous auriez raison d'en être honteux et confus, parce qu'ils seraient volontaires et coupables; mais puisqu'ils vous arrivent par suite d'une violence extérieure, la honte ne saurait atteindre la victime de cette violence et doit rejaillir tout entière sur celui qui en est l'auteur. C'est ainsi que si, dans les querelles de la place publique, l'un des deux rivaux renverse l'autre, nous accusons celui qui a donné le coup, et non celui qui l'a reçu. Sans doute il est utile de rougir, mais seulement lorsqu'on a commis une de ces fautes que le Juge suprême doit punir sévèrement; et tant que notre conscience ne nous reprochera aucune faute de ce genre, qui pourrait nous faire rougir ! Si l'on vous frappait sans raison et sans provocation aucune, et si l'on vous renversait par terre, et que supportant ces coups et cette injure en toute douceur, vous vous retiriez en silence, cette conduite, loin de vous déshonorer, relèverait le mérite de votre vertu. Eh quoi ! quand les hommes attaquent, c'est un honneur de souffrir leurs injures ; et lorsque la provocation vient du plus méchant de tous les êtres, et qu'on lui résiste généreusement, on en rougirait comme d'une mauvaise action ! Mais quoi de moins raisonnable qu'une telle conduite? et, en effet, si par suite de cette obsession vous péchiez soit par action, soit en paroles, certes je ne vous empêcherais ni d'en rougir, ni de vous en attrister ; mais puisque vous supportez ces violences en esprit de paix et de patience, et qu'aussitôt vous avez recours à la prière , quel sujet de honte pourriez-vous avoir?

Mais peut-être trouvez-vous durs et pénibles les reproches que quelques-uns vous adressent? Eh ! peut-on assez mépriser des gens qui ne savent pas même discerner ce qui est digne de blâme ! ils sont réellement insensés et obsédés du démon, puisqu'ils n'ont jamais appris à connaître la véritable nature des choses, en sorte qu'ils blâment ce qui est digne d'éloge, et louent ce qui est digne de blâme. Le frénétique poursuit de ses invectives ceux qu'il rencontre, et ceux-ci ne s'en croient nullement offensés. C'est ainsi que le langage de ces insensés ne doit vous inspirer ni honte, ni confusion; autrement vous deviendriez vous-même coupable, et irriteriez le Seigneur contre vous , car vous tiendriez à déshonneur l'épreuve qu'il vous envoie pour votre bien et votre utilité. Mais quel péché ne serait-ce pas !

3. Voulez-vous connaître ceux qui méritent véritablement d'être couverts de honte et de confusion? je vais vous en signaler quelques-uns. Considérez ce voluptueux qui est tout épris de la beauté d'une femme, cet avare que passionne la folie des richesses, et cet ambitieux qui est disposé à tout faire et à tout souffrir pour s'acquérir un peu d'honneur et de gloire. Considérez encore ces esprits jaloux que l'envie dessèche, ces coeurs mauvais qui tendent des piéges à ceux qui ne les ont point offensés, ces caractères qui sont en proie à une noire mélancolie, et enfin tous ceux qui recherchent avec fureur les vanités de la vie présente. Toutes tes oeuvres, et toutes celles qui s'en rapprochent, sont véritablement des oeuvres insensées, et dignes de châtiment. Oui, elles ne méritent que la honte et l'ignominie. Mais loin d'adresser le moindre reproche à celui qui, attaqué par le démon, ne se dément en rien de sa vertu et de sa sagesse, nous devons tous l'admirer et le couronner, parce que, malgré les liens nombreux et pesants qui l'enchaînent, il fournit une course aussi laborieuse, et gravit le sentier rude et escarpé de la perfection. Vous avez encore sur vos frères un avantage que j'oubliais presque de signaler; et cet avantage est que cette violente épreuve peut facilement vous obtenir le pardon et la rémission de tous (410) vos péchés. Mais déjà j'ai traité ce sujet en parlant de Lazare et de l'incestueux de Corinthe.

Je redoute pour mon père, dites-vous, les conséquences de cette tentation : car si je puis la supporter avec patience et humilité, comment endurer son affliction et ses emportements, s'il vient à apprendre mon triste état? Mais d'abord il n'en a rien su ; et c'est faire preuve d'une grande pusillanimité que de se laisser abattre par la douleur et le chagrin en prévision de maux qui ne sont pas arrivés, et qui peut-être n'arriveront jamais. Et en effet, d'où savez-vous qu'il connaîtra votre situation ? Admettons, cependant, je vous l'accorde, qu'il vienne à la connaître, et qu'il se porte aux derniers excès, je vous louerai de déplorer le mal qu'il commettra, mais je ne veux point que ces regrets se tournent contre vous-même, car il convient que ceux qui ont le goût des choses célestes, et non des choses terrestres, s'abstiennent d'un noir chagrin, non moins que de la colère, de l'envie et des autres passions; et parce qu'une sombre tristesse nous est même plus dangereuse que toutes ces diverses émotions de l'âme, nous devons lui résister avec force, si nous ne voulons absolument périr. Oui, si vous étiez l'auteur des excès auxquels votre père peut se porter, vous devriez craindre et redouter d'être à son égard la cause d'aussi grands maux. Mais s'il veut se plonger lui-même dans cet abîme, que pouvez-vous v faire? il ne vous reste qu'à déplorer filialement son malheur.

Au reste nous ne savons point quel effet cette nouvelle produira sur lui; et souvent l'événement est tout l'opposé de nos prévisions, car votre état ne se voit que rarement; mes conjectures au contraire sont plus que probables, et se réalisent très-souvent; je m'explique. Votre père a des enfants nés en dehors du mariage, et qu'il aime beaucoup. Or, cette tendresse sera un grand adoucissement à la douleur qu'il pourrait éprouver à votre sujet. Ne vous troublez donc point par des inquiétudes aussi mal fondées : et si vous devez vous attrister sur lui, gémissez de ses folles dépenses, de ses festins somptueux, de son caractère violent et emporté, et surtout de sa vie scandaleuse. Serait-ce à vos yeux une conduite peu criminelle; que du vivant de votre mère, sa légitime épouse, il entretienne avec une fille des relations coupables, et en ait eu plusieurs enfants? Voilà ce qui mérite vos larmes et votre douleur, car le crime est public et porté jusqu'à l'excès. Mais pour ce qui vous concerne, sans doute le mal peut être grand, tout comme il peut l'être beaucoup moins que vous ne pensez; et vous seriez bien peu sage, dans une telle incertitude, de vous livrer à une douleur trop certaine.

Mais je vous accorde qu'un premier moment sa colère éclate dans toute sa violence, elle s'apaisera promptement, et ce feu s'éteindra avant même qu'il soit parfaitement allumé, car cet homme plongé dans les délices, et les embarras de graves affaires, cet homme qui nourrit un essaim de parasites et de flatteurs, et qui brûle pour une jeune fille d'un amour adultère, cet homme qui par elle vous a donné des demi-frères, peut bien apprendre vos malheurs, mais ne saurait en concevoir qu'une douleur légère et peu redoutable. Je le conjecture, et d'après ce que j'ai déjà dit, et surtout d'après votre propre expérience, car vous savez, oui, vous savez combien vous lui étiez cher, et combien vous étiez pour lui un précieux trésor; mais dès que vous eûtes embrassé la vie monastique, toute cette tendresse s'évanouit, il disait que votre détermination était honteuse, et déshonorante pour votre famille; il s'efforçait de vous ravir la gloire de votre vocation, et sans un dernier respect pour les lois de la nature, il vous eût peut-être méconnu et déshérité; c'est pourquoi je m'imagine, dût mon langage vous paraître un véritable non-sens, qu'en apprenant vos épreuves, il se réjouira, les considérant comme une juste punition de ce que vous avez si souvent rejeté ses avis, lorsqu'il vous suppliait de ne pas embrasser ce genre de vie.

4. Ces considérations suffisent, je l'espère, pour calmer vos inquiétudes, à l'égard de votre père, et dissiper les vives appréhensions qui vous troublent. Mais vous dites encore que l'excès de vos maux vient de ce que vous doutez d'en être jamais délivré, et de ce que vous n'avez nulle confiance dans l'avenir. Car le Seigneur, qui vous envoie cette épreuve, voudra peut-être la prolonger jusqu'à votre dernier jour. Ici je ne puis vous répondre rien de certain et d'assuré, car je ne saurais vous dévoiler l'avenir ; et toutefois je sais évidemment, et je voudrais vous persuader que quand même cela arriverait ainsi, ce serait pour votre avantage. Si vous pouvez en être convaincu, vous aurez bientôt écarté ce (411) que vous considérez comme l'excès de vos maux.

Mais d'abord il ne faut pas oublier que le siècle futur est le temps des récompenses et des couronnes, et la vie présente celui de la lutte et du travail. C'est ce que nous insinue clairement le bienheureux Paul, quand il dit : Pour moi, je ne cours pas au hasard; je combats, non comme frappant l'air; mais je châtie rudement mon corps, et le réduis en servitude, de peur qu'après avoir prêché aux autres, je ne sois réprouvé moi-même. (I Cor. IX, 26, 27.) Mais lorsqu'il est arrivé à la fin de ce combat, il laisse échapper cette belle parole : J'ai combattu le bon combat, j'ai achevé une course, j'ai gardé la foi, et il ne me reste qu'à attendre la couronne de justice. (II Tim. IV, 7.) C'est ainsi qu'il nous rappelle que toute notre vie doit se consumer dans là lutte et le travail, si nous voulons jouir du repos et des biens ineffables de l'éternité. Celui-là donc s'abuserait et se tromperait lui-même, qui espérerait follement goûter les plaisirs de la vie présente, et ensuite être admis à ces joies et ces récompenses du ciel, que le Seigneur destine à ceux qui auront généreusement travaillé. L'athlète qui au moment des jeux publics cherche le repos, s'attire une note ineffaçable de honte et d'ignominie ; celui au contraire qui supporte vaillamment toutes les épreuves du stade, recueille durant le combat, et après les jeux, la couronne, la gloire et les applaudissements des spectateurs. Il en est de même de nous. Le chrétien qui consume dans l'oisiveté le temps destiné au travail gémira et grincera des dents quand il devrait trouver dans un éternel repos la fin de ses fatigues, et il sera puni des plus rigoureux supplices. Celui au contraire qui supporte ici-bas l'épreuve et la tribulation avec un mâle courage, sera illustré dans le temps et dans l'éternité, et il sera heureux d'une gloire véritable et immortelle.

Nous voyons que dans les affaires temporelles celui qui néglige l'occasion favorable d'agir, ne réussit en rien, et s'expose même à de grands malheurs; mais dans les choses spirituelles, il en est ainsi à plus forte raison pour le chrétien qui confond l'ordre des temps. Jésus-Christ a dit : Vous aurez de grandes tribulations dans le monde. (Jean, XVI, 33.) Saint Paul ajoute que tous ceux qui veulent vivre avec piété en Jésus-Christ, seront persécutés, soit par les hommes, soit par les démons. (II Tim. III, 12.) Et Job nous assure que la vie de l'homme sur la terre est un combat. (Job, VII, 1.) Pourquoi donc vous troubler parce que vous êtes éprouvé aux jours de l'affliction? Ah !. nous aurions raison de nous attrister si nous consumions dans les délices et le repos le temps que Jésus-Christ a destiné à la tribulation ; si, quand il faut travailler et combattre, nous étions oisifs ; si enfin nous suivions la voie large, lorsque le Sauveur nous a dit de marcher par la voie étroite. Vous m'objectez que plusieurs suivent sur la terre la voie large, et que néanmoins ils jouiront dans le ciel de l'éternel repos. Mais où sont-ils ? car pour moi, je m'en tiens à cette parole de Jésus-Christ : La route qui conduit à la vie est étroite et resserrée. (Matth. VII, 14.) Or il est évident qu'une route étroite ne peut donner passage à beaucoup de monde. Dans les jeux du cirque l'athlète n'est pas couronné sans combats et sans fatigues. Et toutefois ses adversaires ne sont que des hommes comme lui : mais nous, qui luttons contre les puissances du mal, comment vaincre leur noire malice sans de pénibles travaux et de rigoureuses épreuves?

5. Mais pourquoi appuyer cette vérité sur nos faibles raisonnements, lorsqu'il suffit de produire l'exemple des saints et magnanimes patriarches qui vécurent dans les premiers âges du monde ? Examinez avec soin la vie des plus illustres, et vous trouverez que tous, au milieu des plus cruelles épreuves, se confièrent en Dieu. Et d'abord voulez-vous que je vous cite le fils d'Adam, Abel, l'agneau symbolique du Christ? Il n'avait lésé aucuns droits, et il souffrit néanmoins la peine que méritent seuls les plus grands scélérats. Nous autres, nous sommes pécheurs, et la tentation est un châtiment de notre péché; mais Abel était juste, et il ne fut mis à mort que parce qu'il était juste. Caïn l'avoua pour son frère, tant qu'il ne montra point l'excellence de sa vertu; mais du moment où le Seigneur accepta son sacrifice, et fit briller ses mérites, Caïn, aveuglé par la jalousie, ne connut plus les lois du sang et de la nature. D'où savez-vous si la même cause n'a pas excité le démon contre vous, et si l'éclat de votre vie ne l'a pas animé à ce combat? Ce langage vous fait sourire; mais je le maintiens tout en rendant hommage à votre humilité.

Et en effet, si Abel, qui n'offrit que quelques agneaux, devint cher et agréable au Seigneur, comment celui qui , au lieu d'une victime (412) étrangère, s'est dévoué lui-même à Dieu, ne provoquerait-il pas contre lui la colère du démon? Mais Dieu lui a permis de vous attaquer, comme il ne jugea pas à propos d'empêcher le meurtre d'Abel. Il souffrit donc que le juste tombât sous la main d'un meurtrier; et il n'en délivra pas celui qui était immolé à cause de lui et de son culte. Car il ne voulut rien retrancher de sa gloire; aussi lui permit-il de courir jusqu'au terme de la carrière. Eh quoi! direz-vous, la mort est-elle un supplice si affreux? Ah ! plût au ciel que je pusse la subir! Vous parlez ainsi, ô mon bien cher ami ! mais dans les temps anciens la peine de mort était regardée comme très-grave, et comme le plus terrible de tous les châtiments. Nous voyons, en effet, que la loi de Moïse punit de mort les grands coupables qui ne méritaient aucun pardon. Et aujourd'hui encore les législations de tous les peuples ne décernent pas une autre peine contre les plus infâmes scélérats. Ainsi le juste Abel subit le châtiment qui est réservé aux hommes les plus pervers: et même il est châtié bien plus rigoureusement, puisqu'il meurt de la main de son frère.

Que dirai-je de Noé? car lui aussi fut juste et parfait au milieu de la corruption générale; et tandis que tous offensaient le Seigneur, seul il fut agréable à ses yeux. Mais quelles épreuves nombreuses et sévères n'eut-il pas à soutenir ! Car sa mort ne fut ni soudaine, ni rapide comme celle d'Abel, ce qui ne serait, à votre sens , qu'une peine légère ; mais il vécut plusieurs siècles , et durant ce long espace d'années, la vie lui fut un fardeau non moins pénible qu'à ces infortunés qui gémissent sous le poids d'intolérables douleurs. Je vais le prouver sur-le-champ, et je compte pour première épreuve d'être resté une année entière renfermé dans l'arche , comme dans une étrange et horrible prison. Mais sans parler de ce contact forcé avec les animaux et les reptiles, contact qui se prolongea si longtemps au milieu des plus rudes privations, quelles terreurs n'imprimaient pas dans son âme les éclats du tonnerre et le fracas des eaux ! Et en effet, l'abîme inférieur s'entr'ouvrait de toutes parts, tandis que l'abîme supérieur se déversait impétueusement, et Noé était seul avec sa famille dans l'intérieur de l'arche. Sans doute il avait pleine confiance dans l'issue de ces tri4utions, et néanmoins la violence du déluge le tenait comme à demi-mort. Nous, dont les maisons reposent sur des fondements profonds, et qui habitons des cités populeuses, nous tombons dans la tristesse et la crainte dès que nous voyons la pluie se prolonger un peu violemment: que devait donc éprouver Noé, qui, seul dans l'arche, et témoin de cette effrayante tempête, pouvait compter par milliers les victimes qu'elle engloutissait! Souvent un coeur intrépide s'attendrit sur les ruines d'une ville, ou même d'une maison que les eaux ont renversée. Mais quand l'univers entier périt sous les flots du déluge, quels sentiments pénibles affectaient ce patriarche qui voguait au-dessus des vagues ! Ainsi cette année fut pour lui une année de terreur et d'épouvante.

Et lorsque le déluge eut enfin cessé, il vit diminuer un peu ses craintes, mais une vive consternation saisit son âme , et une épreuve non moins cruelle que la première l'accueillit à sa sortie de l'arche. C'était l'immensité d'une affreuse solitude, les traces d'une violente destruction et la vue de ces débris informes d'hommes, d'animaux et de reptiles entassés dans le limon et la boue comme dans un ignoble tombeau. Ils étaient sans doute bien coupables ceux qui avaient mérité un tel châtiment, mais Noé était homme, et il ne pouvait pas ne point s'attendrir sur ses frères. C'est ainsi qu'Ezéchiel, qui était juste, et qui connaissait toute la malice des Israélites, les voyant tomber et périr, se sentit ému et versa des larmes. Cependant le Seigneur lui avait révélé toutes leurs impiétés, et les avait comme déployées sous ses yeux, afin qu'au jour de la vengeance il fût courageux et intrépide. Et néanmoins malgré ces précautions pour atténuer sa tristesse, les malheurs de son peuple le touchèrent vivement, et, la face contre terre, il s'écria : Hélas ! hélas ! Seigneur, perdrez-vous ainsi tout ce qui reste d'Israël! (Ezéch. IX, 8.) Nous le voyons encore faire éclater la même douleur à l'occasion de la mort de Jéchonias; et de même Noé, quoique n'ignorant pas les crimes du genre humain, n'était pas plus insensible qu'Ezéchiel et Moïse. Car ce dernier, comme le Prophète, s'attendrissait sur les Hébreux ; en les voyant pécher, il était ému de compassion, parce que le Seigneur allait les châtier. En sorte qu'il était plus affligé que les coupables eux-mêmes.

Mais, au temps de Noé, les châtiments furent si affreux que Dieu n'a pas voulu renouveler ce mode de destruction. Le saint patriarche (413) était donc comme environné d'un déluge de maux, solitude immense, désastre de sa famille , nombre incalculable de ceux qui avaient péri, genre horrible de mort, et désolation entière de l'univers. Ainsi de tous côtés s'accroissait pour lui une douloureuse et poignante désolation, lorsque soudain les railleries de son fils vinrent y mettre le comble, et lui causer une profonde confusion et une vive douleur. Et , en effet, autant les injures d'un ami nous sont plus sensibles que celles d'un ennemi, autant sont graves et cuisantes les railleries d'un fils. Aussi en voyant que ce fils qu'il avait engendré, élevé et instruit, et pour lequel il avait tant souffert et travaillé, le traitait si outrageusement, Noé ne put retenir son indignation. Toute injure est pour un homme libre un affront intolérable; et si elle vient d'un fils, elle est si sanglante qu'elle nous frappe de stupéfaction. Et ici n'envisagez pas seulement le crime en lui-même, mais considérez dans quelles circonstances s'accomplit pour la première fois ce mépris d'un père. Chain avait encore présente la terreur du déluge: il était à peine sorti de l’arche, et il avait sous les yeux les désastres de l'univers. Et néanmoins il se montre si pervers qu'il outrage celui qu'il devait le plus respecter, et que ni la submersion du genre humain, ni la désolation de la terre, ni les vengeances divines, ni aucune de ces effrayantes catastrophes ne purent le rendre bon et vertueux. Oui, je ne crains pas d'affirmer que le juste Noé souffrit de la part de son fils et des autres hommes une amertume plus grande que celle des flots du déluge. Et, en effet, dans le déluge, il ne fut entouré et pressé que par l'immensité des eaux; mais avant le déluge il était comme englouti dans l'abîme des vices, et les embûches d'hommes méchants et pervers le ballottaient plus violemment que les vagues et la tempête. Car, resté seul juste au milieu de générations si perverses et si criminelles, il ne pouvait que devenir chaque jour le but et l'objet de leurs outrages et de leurs railleries. Peut-être cela n'arriva-t-il pas dès le commencement, mais ce ne fut que trop vrai du moment où il bâtit l'arche et avertit les hommes des châtiments qui les menaçaient.

Le prophète Jérémie, sanctifié dans le sein de sa mère, nous fait comprendre combien une telle situation trouble l'âme, puisque lui-même, pour une cause semblable, voulait abandonner le ministère prophétique : Et j'ai dit, s'écrie-t-il, je ne prophétiserai plus. (Jér. XX, 9.) Ajoutez encore que Noé ne trouvait aucun ami qui partageât ses sentiments et dont les moeurs fussent conformes aux siennes, ce qui lui était un accroissement de tristesse et d'angoisse. Car si le juste s'attriste de la mort du méchant, il s'afflige aussi de le voir pécher et même cette seconde douleur est plus vive que la première, comme nous pouvons l'observer dans les prophètes. L'un d'eux fait entendre ce cri d'amertume et ce gémissement : Malheur à moi, parce que le juste a disparu de la terre, et que parmi les hommes nul ne pratique la vertu ! (Michée, VII, 2.) Un autre parle ainsi à Dieu lui-même : Pourquoi me découvrez-vous le travail et l'affliction ? Et versant des larmes abondantes sur ceux qu'opprimaient l'injure et la violence, il s'écriait encore : Seigneur, traitez-vous les hommes comme les poissons de la mer qui n'ont point de chef? (Habac. I, 3, 14.) Mais si tel était le triomphe du mal dans un siècle qui avait ses lois et ses princes, ses prêtres et ses prophètes, ses magistrats et ses supplices ; imaginez avec quel débordement d'impudence les crimes se multipliaient au temps de Noé, puisqu'aucune de ces digues n'arrêtait les hommes.

Observons encore que sous les prophètes la vie de l'homme se prolongeait peu, et ne dépassait guère soixante-dix ou quatre-vingts ans. Mais les patriarches vivaient six siècles et même au delà. Aussi, sans parler des autres tribulations, que de difficultés devait surmonter celui qui fournissait une si longue carrière, et qui au milieu de mille occasions de chutes s'efforçait durant une vie si étendue de ne jamais dévier du droit chemin. Mais que dis-je, mille occasions? La route de la vie, de son entrée à son terme, était alors toute remplie d'écueils, de buissons et de bêtes féroces; d'horreurs, de fléaux, de douleurs et de maux. Et certes, je regarde comme plus facile de suivre un étroit sentier pendant une nuit profonde, qu'il rie le fut dans ces siècles, de ne pas s'écarter des voies de la vertu, tant étaient nombreux les hommes qui travaillaient à en détourner le juste ! Et en effet, lorsqu'une foule, libre de ses actions se précipite quelque part comme un torrent, est-ce une chose aisée pour un homme isolé, d'aller dans la direction contraire malgré les flots qui lui font (414) obstacle et le rejettent en arrière? Les solitaires qui peuplent aujourd'hui les déserts , nous prouvent assez combien une vertu exacte et parfaite est difficile dans une nombreuse communauté, et cependant il n'est pas rare d'y rencontrer par la grâce de Dieu, une sévère régularité, un véritable esprit de concorde et un grand amour les uns des autres. Mais au siècle de Noé, rien de semblable n'existait, et tous ses contemporains étaient pour lui plus cruels que des animaux féroces.

6. Quelle carrière fut donc jamais plus douloureuse et plus pénible? Je vous avais promis de vous prouver que ce patriarche n'eut pas un sort plus heureux que ces malheureux qui portent de lourds fardeaux et ne se reposent jamais; et il me semble que ma parole a été bien au delà, en sorte qu'elle vous a montré ce juste plus infortuné réellement que ces misérables esclaves. Plusieurs croient aussi que la vie d'Abraham fut toujours heureuse et tranquille, et ils lui comparent tous ceux dont l'existence leur semble la plus fortunée et la plus florissante. Il ne sera donc pas sans intérêt d'en rappeler les principaux événements. Pour moi, je le considère comme plus malheureux qu'Abel et Noé ; et sans m'expliquer davantage, je laisse aux faits à prouver eux-mêmes cette assertion. Quelles épreuves eut-il à supporter dans la Perse, et jusqu'à l'âge de soixante-dix ans? nul ne saurait le dire. Car Moïse, son historien, n'en parle point, et passant sous silence cette première période de sa vie, il ne commence son récit qu'à partir de la soixante-dixième année. Mais qu'il ait éprouvé les mêmes tribulations que Noé, vivant comme lui au milieu de populations impies et barbares, et observant seul la justice, c'est ce qui n'est ni douteux, ni obscur, quoique les détails nous manquent. Les esprits les moins intelligents peuvent le comprendre. Toutefois je veux bien ne pas tenir compte de toutes ces choses, et ne dater ses épreuves que du premier jour où il quitta sa patrie. Mais la première question est de rechercher quelle distance sépare la Chaldée de la Palestine, et la seconde est de savoir dans quelles conditions le patriarche accomplit son voyage, comment il fut accueilli par des peuples étrangers, et quelle fut au milieu d'eux sa manière de vivre. Car, parce que ce juste obéit facilement à Dieu, il ne faut pas croire que le commandement fut facile; et parce que Moïse raconte le fait en quelques lignes, il ne faut pas estimer qu'il ne fallût pas plus de temps pour agir que pour écrire. Il est aisé d'être court dans un récit et une narration, mais une entreprise semblable est pleine de difficultés et de fatigues. Quelle est donc la longueur de la route, et la distance des deux pays? on ne pourrait le savoir que par le rapport des indigènes qui seraient venus ici; mais ce voyage a-t-il été jamais effectué? du moins jusqu'aujourd'hui je n'ai rencontré personne qui ait parcouru ce trajet. Cependant un voyageur venu des frontières les plus reculées de l'empire, m'a dit qu'il avait marché trente-cinq jours, et qu'au point de départ, il était à une pareille distance de Babylone, selon le récit de ceux qui avaient fait ce voyage, car pour lui il ne connaissait pas cette ville. Or, les distances . sont aujourd'hui les mêmes qu'au temps d'Abraham, mais les conditions de voyage sont bien différentes. Aujourd'hui les routes sont semées de relais, et agréablement bordées de villes et de bourgs. De plus elles sont fréquentées par de nombreux voyageurs dont la rencontre ajoute encore à la sécurité que donnent les relais, les villes et les bourgs. En outre, dans chaque province les magistrats municipaux choisissent des hommes forts et robustes, qui n'excellent pas moins à se servir de la fronde et du javelot que les archers et les oplites de nos armées. Ils les mettent flous la direction de chefs éprouvés, et leur confient le soin unique de veiller à la sûreté des routes. Enfin, ils ont à cet égard étendu bien plus loin encore leur sollicitude. Car ils ont disséminé à une distance de mille pas, des habitations où demeurent des gardes qui doivent veiller toute la nuit et prêter main-forte aux voyageurs contre les tentatives des voleurs. Mais au temps d'Abraham, rien de semblable, et l'on ne rencontrait sur les routes ni bourgs, ni villes, ni relais, ni hôtelleries, ni compagnons de voyage, ni aucunes précautions de sûreté.

Passons encore sous silence la difficulté des chemins et les variations de l'atmosphère ; et cependant ces épreuves, à défaut de toutes autres sont bien pénibles pour les voyageurs. C'est ce que m'attestent les personnes qui voyagent à cheval, ou en chariot, et qui n'osent se mettre en marche qu'après s'être assurées que les routes sont bien pavées, et que les dégâts occasionnés par les pluies ont été soigneusement réparés. Mais au temps d'Abraham, la terre n'était encore que peu habitée, ce qui rendait (415) plus déserte une route déjà fatigante par l'aspérité des montagnes, et dangereuse par les précipices et les fondrières. Enfin, et de tous les inconvénients, c'est le plus grave, dans quelles conditions se faisaient alors les transactions commerciales? Leurs nombreuses difficultés s'ajoutaient à toutes celles des routes, et provenaient de ce que chaque peuple, ou pour parler plus exactement , chaque ville était indépendante. Et en effet les nations n'étaient pas comme aujourd'hui, dans presque tout l'univers, soumises à un seul chef et à un seul gouvernement, ni régies par les mêmes lois. Mais c'était comme un corps dont les membres sont disjoints et séparés , tant le genre humain était fractionné en petits états. Aussi le saint patriarche était-il contraint d'errer d'ennemis en ennemis, et avant même d'avoir pu échapper aux uns, il en rencontrait d'autres, car là régnait la pluralité des chefs, et ici toute absence de subordination.

Mais qui dépeindra les tribulations d'un tel genre de vie ! Ajoutez qu'à ses craintes personnelles se joignaient celles que lui inspiraient. son père, son épouse et son neveu. Quant à ses nombreux serviteurs qui exigeaient déjà une active sollicitude dans la demeure paternelle, ils devenaient un réel embarras alors qu'il lui fallait les faire voyager à travers des pays ennemis. Encore si Abraham eût connu clairement le terme d'une route si longue, il eût vu diminuer l'amertume de ses inquiétudes. Mais le Seigneur ne lui fit entendre que cette simple parole, et cet ordre indéterminé : Va dans la terre que je te montrerai (Gen. XII, 1) , sans lui en désigner aucune. C'est pourquoi il parcourait en pensée l'univers entier, et son âme s'ouvrait à un trouble violent. Car ses réflexions ne se fixaient nulle part, et il était contraint de faire mille suppositions, et de se créer mille sujets d'alarme. Nous pouvons même conjecturer qu'il s'attendait à aller jusqu'aux extrémités du monde et aux rivages de l'océan, en sorte que s'il ne traversa point l'univers entier, du moins il eut tous les soucis de ce long pèlerinage. Car telle était sa parfaite obéissance, il était prêt à suivre les ordres du Seigneur, fallût-il non-seulement se rendre en Palestine, mais encore parcourir la terre entière, et même aborder aux îles qui en sont le plus séparées. Sans doute il pouvait aussi espérer tout le contraire, puisque le commandement était indéterminé. Mais cette incertitude lui devenait elle-même une dure épreuve. Et en effet, une grave tribulation nous paraît plus légère lorsque nous la connaissons dans tous ses détails, et que nous savons à quels malheurs nous devons nous attendre. Rien au contraire n'est plus amer que d'être comme le jouet de mille pensées contradictoires , que d'espérer tantôt des événements heureux, et tantôt de craindre d'affreux revers, et enfin que de ne pouvoir s'assurer ni des uns, ni des autres, parce que tous sont également incertains.

7. Telles furent ses épreuves avant d'arriver dans la terre qui lui avait été promise, et lorsqu'il toucha enfin le sol de la Palestine, et qu'il put se promettre quelque repos, la tempête l'accueillit dans le port. Or, ce nous est une immense cause de douleur et d'angoisses que de nous voir rejeté dans de nouveaux malheurs au moment même où nous nous croyons au terme, et libre d'inquiétudes et d'alarmes. Car celui qui s'attend à de nouvelles épreuves, en supporte le choc plus courageusement; mais si elles le surprennent dans le calme et le repos de l'esprit, il est troublé de deux côtés à la fois, et succombe facilement, parce que cette adversité est soudaine et imprévue, et que lui-même est attaqué sans défense et comme à l'improviste. Quelle fut donc cette tempête? La famine sévissait si cruellement dans la Palestine , qu'elle le força d'en sortir à la hâte, et de se réfugier en Egypte ; et lorsqu'il y fut arrivé, au lieu d'y trouver le terme de ses malheurs, il eut à lutter contre un mal plus terrible que la famine, et à craindre pour sa propre vie. Le danger devint même si pressant qu'il le réduisit à la plus dure de toutes les extrémités, et le contraignit d'exposer volontairement l'honneur de son épouse. Nous savons en effet que forcé par l'impérieuse nécessité des circonstances, il usa alors de dissimulation. Mais est-il une situation plus triste? et nous pouvons deviner quelles furent ses pensées quand il donnait à son épouse le conseil suivant: Je sais que vous êtes belle, et que les Egyptiens lorsqu'ils vous verront, diront : c'est sa femme; et ils me tueront, et ils vous garderont. Dites donc que vous êtes ma soeur, afin qu'il ne m'arrive aucun mal à cause de vous, et que grâce à vous, mon âme vive. (Gen. XII, 11-13.) Ainsi parla ce saint patriarche, qui pour Dieu avait abandonné sa patrie et sa demeure, ses amis, ses parents et tous les autres avantages de la famille; et qui dans une route aussi longue avait éprouvé tant de (416) fatigues et de tribulations. Il se garda bien de faire entendre ces paroles de murmure : Le Seigneur m'a délaissé, il s'est éloigné de moi, et m'a exclu des soins de sa providence. Mais il soutint ces diverses épreuves avec une courageuse fidélité; et lui qui eût dû, à juste titre, s'irriter de la violence et des outrages faits à sa femme, ne cherchait que les moyens de les cacher.

Or, la parole est impuissante à exprimer ce genre d'amertume et de douleur, et ceux-là seuls le comprennent qui ont ressenti les atteintes de la jalousie conjugale. D'ailleurs Salomon nous donne une juste idée de cette passion, quand il dit : La jalousie de l'époux est pleine de fureur, et il sera implacable au jour de sa vengeance : il ne se réconciliera à aucun prix, et les plus riches présents ne le satisferont point. L'amour, ajoute-t-il, est fort comme la mort, et la jalousie est inflexible comme le tombeau. (Prov. VI, 34, 35; Cant. VIII, 6.) Mais si telle est ordinairement l'explosion de la jalousie dans un époux, quelle ne devait pas être la peine d'Abraham qui, pressé de tous côtés par le malheur, se voyait encore contraint de flatter ceux qui le couvraient d'outrages, et, en leur abandonnant son épouse, de favoriser la passion de ceux qu'il aurait dû punir sévèrement?

Ajoutons encore que le dénoûment d'une si triste position amena de nouvelles tribulations, et que la guerre succéda à la famine. J'omets aussi de rappeler les rixes et les disputes des bergers d'Abraham et de Loth, ainsi que sa séparation d'avec le fils de son frère. Et toutefois ces chagrins réunis à tant d'autres ne pouvaient que lui être péniblement sensibles. Car Loth, qu'il avait élevé et enrichi, Loth, qui aurait dû lui céder en toute occasion et réprimer l'insolence de ses bergers, accepta sa proposition , choisit pour son partage la région la plus fertile, et lui abandonner une terre inculte et déserte. Or, je vous le demande, qui supporterait patiemment une telle injustice, je dirai même un tel outrage, puisqu'on ne répondait à ses bienfaits que par des procédés désobligeants et un partage injurieux. Certes, l'honneur blessé est un coup affreux. Mais je passe sous silence toutes ces amertumes, car je ne parle que de notre saint patriarche, et non de ceux qui ont eu quelques rapports avec lui.

8. A la famine succéda donc pour Abraham la guerre contre les princes de la Perse, et il fut contraint d'attaquer un ennemi tout enorgueilli de son triomphe. Et en effet, ce ne fut point au commencement des hostilités qu'il prit les armes, et alors que la chance était égale de part et d'autre. Mais déjà les ennemis avaient remporté la victoire, et ses alliés, ne pouvant leur résister, avaient été tués ou mis eu fuite. Quelques-uns se tenaient cachés dans le creux des rochers, et le plus grand nombre étaient prisonniers. Cependant une situation aussi désespérée ne le porta point à demeurer sous sa tente ; mais sensible à cet affreux désastre, il partit soudain pour partager le sort de ses amis, et n'hésita point à affronter une mort presque certaine, car vouloir avec trois cents et quelques serviteurs attaquer un ennemi beaucoup plus nombreux, c'était assurément s'exposer à la captivité, et même aux rigueurs des supplices et de la mort. Cependant il partit, tout disposé à braver la cruauté des barbares, mais la bonté divine veilla sur lui : il défit les ennemis, délivra ses alliés et revint chargé dé butin. Vous l'estimez heureux, et c'est alors qu'il pleure sur ses chagrins domestiques, car il n'a point d'enfant auquel il puisse laisser ses grands biens, et en effet ne croyez pas qu'il ressentît pour la première fois cette profonde tristesse, lorsqu'il s'en plaignit à Dieu, et lui dit : Que me donnerez-vous ? je mourrai sans enfants. (Gen. XV, 2.) Non, ces soucis et cette inquiétude étaient entrés avec Sara dans la demeure de ce juste, ou plutôt ils l'y avaient précédée, car l'homme qui songe au mariage, songe par là-même à toutes ses tribulations, et dès ce moment la crainte, de la stérilité qui en est la plus grave, obsède toutes ses pensées; mais si après deux ou trois ans d'union conjugale, son épouse ne l'a point rendu père, sa douleur s'augmente, et ses joies diminuent avec ses espérances, enfin au bout d'un certain temps, tout espoir de paternité s'évanouit, et un sombre abattement s'empare de l'âme , abattement qui obscurcit toutes les jouissances de la vie, et émousse toute sensation de plaisir.

C'est ainsi qu'en supposant même qu'Abraham n'eût pas éprouvé d'autres malheurs, et  que tout lui eût réussi selon ses voeux, cette seule privation d'héritier, rapprochée de toute cette prospérité, aurait suffi pour en voiler les joies, et les changer en amertumes. Car la promesse du Seigneur ne lui fut faite que dans (417) son extrême vieillesse, et quand il pouvait le moins l'espérer. Aussi n'avait-il jusqu'alors cessé de pleurer et de s'attrister : et plus il voyait ses richesses s'accroître, plus il répandait de larmes, parce qu'il n'avait point d'héritier. Mais quelles angoisses déchirèrent son coeur, lorsque Dieu lui dit : Ta postérité habitera dans une terre étrangère, et sera soumise à ses habitants, ils l'affligeront et ils l'humilieront durant l'espace de quatre cents ans. (Gen. XV, 13.) Et Sara son épouse, qui lui donne son esclave, et l'accable d'exigences et de plaintes, qui invoque contre lui le témoignage de Dieu lui-même, et réclame impérieusement le renvoi de celle qu'il avait rendue mère et qui était sur ses jours, dans quel violent chagrin ne l'a-t-elle point précipité ! Si quelqu'un ne voyait là qu'une épreuve assez légère, je le prie de se souvenir que de semblables causes ont souvent brouillé des familles entières, et ruiné des maisons, et alors il admirera notre saint patriarche. Sans doute il craignait le Seigneur, et ce motif lui aidait à supporter l'adversité avec plus de courage ; mais parce qu'il était homme, il en ressentait la douleur et l'amertume, et lorsqu'Agar, rentrée sous le toit de la famille, lui eut donné un fils, Abraham devenu père après tant d'années, ne goûta quelque joie que pour éprouver bientôt une tristesse plus grande, car cet enfant illégitime lui rappelait qu'il n'avait point de fils légitime, et il en augmentait le juste regret. Abraham savait en effet que le Seigneur avait dit d'Ismaël : Il ne sera pas ton héritier, mais celui qui viendra de toi. (Gen. XV, 4.) Or, il n'avait encore reçu aucune promesse touchant Sara.

Mais lorsque cette promesse lui eut été faite en termes précis, et que l'époque de la naissance d'Isaac lui eut été marquée, le désastre de Sodome vint prévenir en lui la joie de cet heureux espoir, et répandre sur son âme un sombre nuage de tristesse. Et en effet ses prières et son intercession en faveur des Sodomites, nous prouvent évidemment combien ce saint patriarche était touché de leur sort. Et certes il fut comme hors de lui-même quand il vit cette pluie effroyable qui tombait du ciel, et qui changea toute une région en un sol couvert de cendre et de poussière. La vue de quelques maisons que consume l'incendie nous frappe d'une douloureuse consternation; qu'éprouva donc Abraham en voyant des villes et des contrées entières anéanties avec tous leurs habitants non par un feu ordinaire, mais par un élément aussi terrible que nouveau. Ne vous semble-t-il pas que pour ce juste les épreuves se succédèrent comme les vagues d'une mer courroucée. Car, avant qu'un premier flot se calme et s'apaise, un second surgit et s'élève en montagne écumante : et de même toute la vie d'Abraham fut une succession non interrompue de douleurs et d'afflictions. C'est ainsi qu'en présence du désastre tout récent de Sodome, le roi de Gérare se permit comme autrefois Pharaon, d'attenter à la verdi de Sara qui une seconde fois avait été obligée à une triste dissimulation; et si Dieu ne l'en eût empêché, il aurait consommé la violence et l'outrage.

La naissance d'Isaac fut pour Sara et toute la famille le sujet d'une grande joie; et seul au milieu de cette allégresse générale Abraham se montrait triste et chagrin, car il était contraint de chasser Agar et Ismaël. Sans doute ce dernier était illégitime, puisqu'il était né d'une mère esclave; mais l'indignité de la naissance ne détruit point les sentiments de la nature; aussi la condition servile de la mère n'affaiblissait point dans Abraham la douleur du père. La suite de l'histoire nous en est une preuve. Car cet homme fort et généreux qui plus tard ne recula point devant l'immolation de son fils unique, supporta impatiemment les exigences de son épouse, et quoiqu'elle pût alors parler avec plus d'autorité, jamais il n'eût cédé, ni consenti à ses désirs, si la crainte de Dieu ne l'y eût fortement poussé. C'est pourquoi lorsqu'on vous dit que par l'ordre de Dieu Abraham chassa Agar et Ismaël, ne croyez pas qu'il ait obéi sans ressentir une violente douleur, c'eût été impossible. Mais admirez bien plutôt sa parfaite obéissance. Quoique retenu par le double lien de l'amour et de la pitié, il accomplit l'ordre divin, et chasse l'enfant et la mère sans même savoir où ils porteraient leurs pas. C'est ainsi qu'il surmonta cette épreuve, en se roidissant contre ses propres douleurs, car il était homme.

9. Et maintenant que ne souffrit-il pas à l'occasion de son fils légitime ! Et ne disons point qu'il ne se fit aucune violence, et que ses entrailles paternelles ne furent point émues. Ce serait, en voulant trop exalter en lui un froid stoïcisme, le priver de sa plus belle gloire. Nous ne pouvons voir sans pitié et sans compassion, et souvent même sans verser des (418) larmes, conduire au supplice d'ignobles malfaiteurs qui ont vieilli dans le crime, qui nous sont inconnus, et que nous n'avions jamais rencontrés : et nous penserions qu'Abraham a pu de sang-froid immoler de sa main et brûler en holocauste ce jeune homme, qui lui était si cher et comme fils unique, et comme lui étant né contre toute espérance dans son extrême vieillesse. Car ces deux circonstances lui rendaient ce sacrifice plus douloureux encore. Une telle supposition est vraiment ridicule. Oui, lors même que son coeur eût été plus dur que le marbre, le fer et le diamant, ce coeur se serait amolli en voyant le beau visage d'Isaac, qui était dans tout l'éclat de la jeunesse, et en admirant la prudente sagesse de ses paroles : Mon père, dit-il, voici le bois et le feu; oit est donc la victime? Abraham lui répondit : Dieu se choisira la victime de l'holocauste, mon fils. (Gen. XXII, 7.) Et Isaac cessa de l'interroger. Quand son père se mit en devoir de le lier, il n'opposa aucune résistance, et quand il fut placé sur le bûcher, il s'y étendit paisiblement et ne trembla point à la vue du glaive. Où trouver une piété plus sincère? Qui oserait donc soutenir encore qu'Abraham fut insensible parmi toutes ces épreuves ! Lors même qu'il eût dû immoler un ennemi personnel, ou public, et que lui-même fût un tigre, eût-il porté le coup fatal sans une douloureuse émotion? Non, non, n'accusez donc point ce juste d'une froide cruauté, car son coeur était troublé, et ses entrailles déchirées.

Le Seigneur, dit-il, se choisira la victime de l'holocauste, mon fils. Combien cette parole respire un vif attendrissement ! Cependant il se maîtrisait et retenait la violence de sa douleur; et il faisait tous les apprêts du sacrifice avec le calme et le sang-froid d'un homme qui y eût été complètement étranger. Il immola donc véritablement Isaac par la disposition de son coeur, et néanmoins il le rendit sain et sauf à sa mère. Mais celle-ci mourut avant que d'avoir pu jouir pleinement de ce fils; et cette mort fut pour Abraham le sujet d'une profonde douleur. Sans doute ils avaient longtemps vécu ensemble, mais cette longue union, loin d'adoucir les regrets de la séparation, la rendait encore plus amère. Car telle est la nature de l'homme, nous regrettons plus vivement ceux avec qui nous avons longtemps vécu, et dont nous avons éprouvé l'amitié et la vertu. Notre saint patriarche trous témoigne assez qu'il en est ainsi par les larmes et les gémissements qu'il donna à Sara. Mais qui pourrait raconter tous les soins, les inquiétudes et les travaux que lui occasionnèrent son fils, son épouse et ses frères ! Celui qui voudra les examiner en détail, se convaincra que la vie de ce juste a été bien plus laborieuse et remplie de soucis que je ne l'ai montrée. Et, en effet, l’Ecriture n'en relate que les principaux événements, et elle nous laisse à présumer les tribulations inséparables d'une maison où se trouvent une foule de serviteurs, un mari, une femme, des enfants et les soucis d'affaires graves et nombreuses.

J'avoue tout cela, me direz-vous; mais ce lui était une grande consolation parmi tant d'adversités, que de les supporter pour Dieu. Eh ! qui vous empêche de vous donner cette même consolation, puisque Dieu seul permet que vous soyez tenté ! Car si les plus méchants des esprits mauvais n'osèrent, sans la permission de Jésus-Christ, entrer dans les corps des pourceaux (Matth. VIII, 30), à plus forte raison ne pourraient-ils d'eux-mêmes obséder votre âme qui lui est si précieuse. Abraham reçut donc une magnifique récompense parce qu'il soutint ses diverses épreuves avec courage et reconnaissance; et vous aussi, vous participerez à cette même récompense, si vous réprimez toute pensée de rancune et de désespoir, et si au milieu de vos tribulations, vous rendez grâces à la bonté divine. C'est ainsi encore que le Seigneur permit tous les maux qui accablèrent le saint homme Job. Mais sa patience fut couronnée de gloire, bien moins parce qu'il avait beaucoup souffert, que parce qu'il s'était montré ferme et intrépide contre la souffrance. Aussi devons-nous tous nous étonner non de ce que le démon lui ait enlevé tous ses biens, mais de ce que parmi ces cruelles épreuves, il n'ait péché en rien, pas même en parole.

10. J'ai cité Job, et je voudrais vous redire ses longues plaintes, et vous retracer ses violentes douleurs : mais pour ne pas être trop prolixe, j'en reviens à Isaac. D'ailleurs si vous désirez connaître dans tous ses détails l'histoire de Job, prenez le livre qui porte son nom, et sondez le profond abîme de ses malheurs : vous y trouverez d'abondantes consolations. Et , en effet, autant il l'emporta en sainteté sur nous, autant il eut de plus vives tentations à soutenir, et fut plus violemment attaqué par l'esprit mauvais. Au reste, notre (419) mérite n'est point attaché au genre, ni au nombre de nos épreuves; et il dépend de la générosité de notre patience. C'est pourquoi, si votre combat est inférieur à celui de Job, vous n'en serez pas moins admis à partager sa gloire. Et, en effet, le serviteur qui offrit deux talents reçut la même récompense que celui qui en présenta cinq. Et pourquoi? parce que s'il y avait inégalité dans le produit, il y avait égalité dans la bonne volonté. Aussi tous deux reçurent la même récompense, et méritèrent d'entendre cette même parole : Entrez dans la joie de votre Maître. (Matth. XXV, 21.)

Mais revenons à Isaac. II ne se vit point contraint, comme son père, d'entreprendre un long voyage et de quitter sa patrie; et il n'en fut pas moins réduit à redouter le plus affreux des malheurs, celui de mourir sans postérité. Lorsqu'ensuite ses prières l'eurent délivré de cette crainte, il fut en proie à une appréhension plus grave encore. Car il n'y a point de parité entre s'attrister de la stérilité d'une épouse, et trembler pour la vie de cette même épouse. Or, les douleurs de l'enfantement étaient telles que Rébecca trouvait l'existence plus cruelle que la mort; et nous l'entendons elle-même s'écrier : S'il devait en être ainsi, pourquoi vivre? (Gen. XXV, 22.) Isaac ressentit aussi les maux de la famine, et sans descendre en Egypte, comme Abraham, il faillit éprouver le même malheur, celui de perdre son épouse. Observez encore qu'Abraham était respecté de tous ses voisins, tandis qu'Isaac en était traité en véritable ennemi. Ils ne lui permettaient donc point de jouir paisiblement de ses travaux: mais ils cherchaient à le gêner et à le resserrer de toutes part, et ils s'appropriaient en toute licence les fruits de ses labeurs.

Enfin lorsqu'il se fut fait des amis et qu'il eut vu ses deux fils devenus grands, il put espérer la plus douce consolation, celle de trouver en eux les soutiens de sa vieillesse, et voici que soudain il tombe dans une extrême affliction. Car d'abord, ce fut contre son gré que son fils aîné épousa des filles de race étrangère; et puis ces mariages introduisirent sous le toit domestique la discorde et la guerre. Aussi ne put-il qu'en être vivement et péniblement affecté. Et en effet, ces femmes faisaient beaucoup souffrir leur beau-père et leur belle-mère, ce que l'Ecriture nous apprend, sans entrer dans aucuns détails et par ce seul mot : Toutes deux se querellaient avec Rébecca. (Gen. XXVI, 35.) Mais ce seul mot en dit assez aux pères et mères qui ont des fils mariés. Car ils savent par expérience quels maux et quels inconvénients amènent ces disputes de belle-mère et de belle-fille, surtout si elles habitent ensemble. Or, c'est ce qui se voyait chaque jour dans la maison d'Isaac. Il éprouva ensuite un autre malheur non moins grave, celui de la cécité : malheur dont il faut avoir été frappé, pour le bien apprécier. Enfin, lorsqu'il bénit ses enfants, il donna au second la bénédiction de l'aîné. Mais il en eut tant de douleur, que ses regrets éclatèrent plus hautement que les cris de celui qui était frustré de ses droits. Il se confondit en excuses, attestant qu'il n'avait agi que par ignorance et par surprise.

On peut bien dire que cette scène rappelle le drame des jeunes princes thébains. Car, là aussi l'aîné méprisant la vieillesse d'un père aveugle, chasse son plus jeune frère. Mais si Esaü ne tua point Jacob, comme dans la tragédie, ce ne fut que par l'adresse de Rébecca, car il en fit la menace et il dit qu'il n'attendait que la mort de leur père pour l'exécuter. Rébecca ayant donc eu connaissance de ses desseins, les communiqua à Isaac, et arracha Jacob aux mains d'Esaü. Ainsi ils furent contraints d'éloigner celui de leurs enfants qui se montrait envers eux plein d'une respectueuse bienveillance, et de garder celui dont le caractère méchant leur rendait, comme Rébecca s'en plaint elle-même, l'existence dure et pénible. Mais après le départ de Jacob qui avait grandi sous le toit paternel, et qui doux et simple aimait à demeurer sous la tente et près de sa mère, quelle ne fut pas la douleur de Rébecca ! elle ne pouvait oublier son cher Jacob, et elle voyait que l'âge et les infirmités avaient presque fait d'Isaac un cadavre vivant. Et ce vieillard lui-même ne déplorait-il pas amèrement ses propres souffrances et celles de son épouse? Mais quelles plaintes et quelles paroles Rébecca ne fit-elle pas entendre sur son lit de mort ! elle eût attendri les rochers eux-mêmes, parce qu'elle ne voyait point couler les pleurs de son fils et qu'elle ne pouvait espérer qu'il lui fermât les yeux et la bouche, et qu'il lui rendît les derniers devoirs. Or, pour un père et une mère cet isolement est pire que la mort. Quant à Isaac il nous est facile d'apprécier sa douleur avant et après la mort de Rébecca.

11. Tels furent les malheurs de ce (420) patriarche dont nous proclamions la paix et le bonheur. Et quant à Jacob, il nous révèle lui-même les épreuves de sa vie dans cette réponse au roi Pharaon : Mes jours sont courts et mauvais, et ils ne sont pas parvenus jusqu'aux jours de mes pères. (Gen. XLVII, 9.) N'est-ce pas dire : j'ai parcouru une carrière courte et laborieuse. Au reste, à défaut même de cette parole, les malheurs de Jacob sont si célèbres que presque tous les connaissent. Abraham, son aïeul, entreprit sans doute un long pèlerinage; mais c'était par l'ordre de Dieu, et cette pensée adoucissait ses fatigues. Mais Jacob affronta un voyage long et pénible pour éviter les pièges d'un frère qui menaçait de le tuer. Abraham ne souffrit jamais la privation des choses nécessaires à la vie, et Jacob se serait estimé heureux d'avoir toujours le pain et le vêtement. Sauvé de tout péril, et préservé des accidents d'une longue route, il arriva enfin chez des parents; et lui qui avait été nourri au sein de l'opulence, fut contraint de servir. Or, vous n'ignorez point combien la servitude, toujours fâcheuse par elle-même, le devient plus encore, lorsqu'on est au service de ses proches et de ses parents, et qu'on n'en a aucune habitude, parce qu'on a passé sa première jeunesse dans la liberté et le bien-être. Mais cet état si pénible, Jacob le supporta avec force et courage; et cependant il nous apprend lui-même quelles furent les tribulations de sa vie de berger: Je payais, nous dit-il, tout ce qui m'était dérobé le jour ou la nuit : pendant le jour j'étais brûlé par la chaleur et transi de froid pendant la nuit; et le sommeil fuyait de mes yeux. Durant vingt ans j'ai ainsi servi. (Gen. XXXI, 39-41.)

Jacob connut donc l'infortune, lui qui avait auparavant mené une vie douce et qui n'avait jamais quitté la maison paternelle. Et après tant de fatigues, de privations et d'années de service, il fut cruellement trompé dans le choix de son épouse. Et en effet, s'il n'eût servi encore sept années, et s'il n'eût par amour pour Rachel supporté toutes les tribulations dont il se plaignit à son beau-père, l'erreur qui lui fit épouser la moins belle des filles de Laban, au lieu de la plus gracieuse qui lui avait été promise, serait devenue pour notre saint patriarche une cause immense de chagrins, d'indignation et de douleur. Certes tout autre n'aurait point enduré patiemment cette tromperie ni cette injure, mais eût peut-être versé le sang de ces parents perfides, renversé leur demeure, et se fût tué lui-même sur leurs cadavres : ou du moins il se fût vengé de quelque autre manière. Patient et débonnaire, Jacob, loin de se porter à de tels excès, n'en conçut pas même la pensée; et dès que Laban lui prescrivit sept autres années de service, il obéit promptement, tant il était doux et complaisant. Si vous m'objectez que son amour pour Rachel secondait son heureux caractère, vous me prouvez la grandeur de ses épreuves. Considérez en effet quelle devait être sa douleur puisqu'il était privé des embrassements de celle qu'il aimait passionnément et qu'il désirait épouser, et qu'il se voyait obligé de souffrir sept ans encore le froid, le chaud, les veilles et toutes les incommodités d'un pénible service.

Et lorsqu'enfin il eut épousé Rachel, il n'en continua pas moins chez son beau-père une vie laborieuse et pénible, et celui-ci, jaloux de son gendre, chercha, pour la seconde fois, à le tromper dans le salaire de ses travaux; en sorte que Jacob lui adressa ce reproche : Vous m'avez fait tort de dix agneaux (Gen. XXXI, 41); de plus, ses beaux-frères s'unissaient à leur père, et éclataient contre lui. Mais son affliction la plus profonde était que cette épouse chérie, pour laquelle il avait servi quatorze ans, succombait sous le poids d'un violent chagrin ; car elle voyait que sa soeur devenait mère, et qu'elle-même n'avait aucun espoir de le devenir. Aussi, poussant à l'extrême la sombre tristesse de son âme, ne cessait-elle d'accabler son époux de ses reproches et de ses plaintes, et le menaçait même de se donner la mort, s'il ne la rendait mère. Donnez-moi des enfants, lui disait-elle, ou je mourrai. (Gen. XXX, 1.) Jacob pouvait-il donc goûter quelque joie lorsque son épouse chérie était en proie à une telle mélancolie, et que ses frères lui tendaient eux-mêmes des piéges, et cherchaient mille moyens de le réduire à une extrême pauvreté. Et, en effet, si un époux ne perd qu'avec un vif regret la dot donnée à son épouse, et qu'il possède sans l'avoir acquise par son travail; notre saint patriarche pouvait-il être indifférent au danger de se voir enlever le fruit de ses pénibles fatigues? C'est pourquoi, s'apercevant qu'il était soupçonné de tous et épié par tous, il s'enfuit secrètement; et cette fuite ne fut pas la moindre de ses épreuves; car, en quittant la maison de (424) son beau-père, il retrouvait les craintes, les dangers et toutes les tribulations qu'il avait éprouvées quand il s'était éloigné du foyer paternel. C'était pour fuir un frère qu'il s'était réfugié chez son beau-père, et forcé alors de revenir vers ce même frère, il ressentait ces angoisses de l'âme que décrit le prophète Amos, en parlant du grand jour du Seigneur : Il est comme l'homme qui évite un lion pour rencontrer un ours, et comme celui qui, entrant dans sa maison, appuie sa main sur la muraille, et est mordu par un serpent. (Amos, V, 19.)

Mais , qui dira l'effroi de Jacob lorsqu'il fut rejoint par Laban, et les difficultés d'un voyage qu'il entreprenait avec sa famille et ses nombreux troupeaux? Et puis, quand il lui fallut affronter les regards de son frère, n'éprouva-t-il pas ce saisissement que produisait, selon les poètes, la vue de la tête de Méduse ! Certes on eût dit qu'il marchait à la mort, tant il était pâle et abattu; aussi écoutons sa prière, et nous connaîtrons combien sa crainte était vive : Seigneur, délivrez-moi de mon frère Esaü, car. je redoute qu'en s'avançant il ne frappe la mère avec les enfants. Or vous m'avez dit que voies me béniriez. (Gen. XXXII, 11.) Quels sentiments de joie n'eussent empoisonnés ces angoisses de l'âme, lors même que jusqu'alors il eût mené une existence douce et tranquille? Mais toute sa vie, depuis le jour où, à demi-mort de frayeur, il avait ravi la bénédiction paternelle, n'avait été qu'une suite non interrompue d'épreuves et de tribulations. Enfin, sa crainte fut si grande que même après avoir reçu de son frère, et contre toute espérance, un bienveillant et amical accueil, il ne put ni se confier en lui, ni dissiper sa profonde inquiétude; c'est pourquoi comme Esaü lui demandait qu'ils marchassent ensemble, il le pria instamment de le précéder; et l'on eût dit qu'il cherchait à l'éloigner comme un animal dangereux. Mon seigneur, vous savez, lui dit-il, que j'ai des enfants faibles encore, des brebis et des vaches pleines; si je les fatigue en les faisant marcher plus vite, tout mon troupeau mourra en un jour. Que mon seigneur passe devant son serviteur, et je le suivrai peu à peu; selon que je verrai que mes enfants le pourront, jusqu'à ce que je parvienne vers mon seigneur en Séir. (Gen. XXXIII, 13, 14.)

Echappé à ce péril, Jacob respirait un peu, lorsque soudain il eut à craindre un danger bien plus grand. Et, en effet, il ne put d'abord que s'affliger profondément de l'outrage fait à Dina, sa fille; mais sa douleur s'apaisa quand il sut qu'elle devait épouser le fils du roi, et il approuva même cette alliance. Cependant Lévi et son frère, violant les clauses du traité, passèrent au fil de l'épée tous les habitants de Sichem, en sorte que Jacob, saisi de frayeur, se hâta de fuir, parce qu'il prévoyait que de toutes parts on viendrait l'attaquer. C'est pourquoi il dit à Siméon et à Lévi : Vous m'avez rendu odieux et ennemi à tous les habitants de cette terre, aux Chananéens et aux Phéréséens. Nous sommes en petit nombre; ils s'assembleront contre moi et me frapperont, et je serai perdu moi et ma maison. (Gen. XXXIV, 30.) Les peuples voisins auraient en effet massacré Jacob et toute sa famille, si le Seigneur n'avait contenu leur indignation, et arraché lui-même son serviteur à cet extrême péril. Dieu, dit l'Ecriture, répandit une grande terreur sur les villes d'alentour, et nul ne poursuivit les fils d'Israël. (Gen. XXXV, 5.)

Mais enfin, délivré de cette crainte, put-il respirer librement? Hélas ! il éprouva le plus affreux de tous les malheurs en perdant son épouse bien-aimée, que lui enleva une mort violente et inopinée. Rachel, dit l'Ecriture, sentit les douleurs de l'enfantement; et comme le travail de l'enfantement la mettait en danger, la sage-femme lui dit: Ne craignez point, vous aurez encore un fils. Et Rachel, rendant le dernier soupir, car elle se mourait, l'appela le fils de la douleur. (Gen. XXXV, 18.) La blessure que cette mort fit au coeur de Jacob était encore toute récente, lorsque Ruben souilla le lit paternel; cet outrage fut si sensible à Jacob que même à ses derniers instants il maudit son fils. Et cependant, c'est alors qu'un père est plus tendre et plus affectueux envers ses enfants, et Ruben était l'aîné de tous, circonstance qui entre pour beaucoup dans l'amour paternel. Néanmoins sa violente douleur vainquit toutes ces considérations, et l'ayant appelé, il lui dit : Ruben, tu es mon premier-né, ma force et l'aîné de mes enfants; tu es dur à supporter et audacieux à entreprendre; tu as outragé ton père, et tu t'écouleras comme l'eau, parce que tu es monté sur le lit de ton père, et que tu as souillé sa couche. (Gen. XLIX, 3, 4.)

Cependant Joseph, le fils de l'épouse bien-aimée avait crû en âge, et Jacob pouvait espérer qu'il le consolerait de la perte de Rachel: mais (422) il ne fut pour lui qu'un sujet de peines et de douleurs. Car ses frères en faisant porter à leur père une tunique qu'ils disaient teinte de son sang, lui causèrent une profonde affliction. Et le genre même de cette mort la lui rendait plus amère. Et en effet quel concours de circonstances navrantes pour son coeur ! Joseph était fils de la bien-aimée Rachel; il était le plus vertueux, comme aussi le plus chéri de tous ses frères : et il périssait à la fleur de l'âge, en exécutant les ordres de son père. Ce n'était ni sous le toit domestique , ni dans son lit, ni en présence de son père , ni en lui adressant un dernier adieu, et entendant ses dernières paroles qu'il expirait; mais par un funeste accident, il était devenu la proie vivante des bêtes féroces, en sorte qu'on ne pouvait ni retrouver ses restes mortels , ni les enterrer honorablement. Enfin ce malheur venait le frapper, non dans sa jeunesse, et lorsqu'il eût été plus fort contre la douleur, mais dans son extrême vieillesse. Aussi quel lamentable spectacle que celui de ce vieillard qui couvrait de poussière ses cheveux blancs, qui déchirait ses vêtements, se frappait la poitrine, s'exhalait en gémissements et repoussait toute consolation. Jacob, dit l'Ecriture, déchira ses vêtements, se revêtit d'un cilice et pleura son fils pendant longtemps. Or tous ses enfants, ses fils et ses filles, s'étant rassemblés, vinrent pour le consoler. Mais il ne voulut point recevoir de consolation , et il dit : Je descendrai vers mon fils, en pleurant jusqu'au tombeau. (Gen. XXXVII, 34, 35.)

Et comme il ne devait jamais être sans affliction, à peine cette blessure commençait-elle à se cicatriser, qu'une horrible famine s'étendant sur toute la contrée, le remplit de trouble et d'inquiétude. Sans doute ses fils rapportèrent de l'Egypte des vivres abondants, qui soulagèrent les besoins pressants de toute la famille. Mais cette consolation fut pour Jacob mêlée de douleur, et l'absence de Siméon diminua sa joie d'être délivré de la famine. Ajoutez encore que bientôt on lui demanda de se séparer de Benjamin qui seul adoucissait l'amertume de ses regrets depuis qu'il avait perdu Rachel, et que Joseph avait été dévoré, comme il le croyait, par une bête féroce. A ce premier motif de le retenir, se joignait aussi son âge et sa complexion délicate. Cet enfant, leur disait-il, ne descendra point avec vous, car son frère est mort, et lui seul est resté. Si quelque mal lui arrivait dans la terre où vous allez, vous feriez descendre ma vieillesse avec douleur dans le tombeau. (Gen. XLII, 38.) Il formulait donc un refus absolu , et déclarait que jamais il ne le laisserait partir. Mais comme la famine augmentait, et que chaque jour les besoins devenaient plus pressants, il fit entendre ces plaintes amères : Pourquoi m'avez-vous affligé en apprenant à cet homme que vous aviez encore un frère? et il ajoute cette triste parole : Joseph n'est plus; Siméon est captif, et vous m'ôtez Benjamin : tous ces maux sont retombés sur moi. (Gen. XLII, 36.) C'est ainsi que, navré de douleur en voyant qu'après la mort de Joseph et la captivité de Siméon ils voulaient lui arracher Benjamin, ce vieillard se montrait résolu à tout souffrir plutôt que de consentir à son départ; et cependant vaincu par leurs instances, il le leur remit entre les mains, disant Prenez donc votre frère , et allez vers cet homme. Mais que mon Dieu vous fasse trouver grâce devant lui, afin qu'il renvoie avec vous votre frère Benjamin. Pour moi, je serai comme privé d'enfants, oui, comme privé d'enfants. (Gen. XLIII, 13, 14.)

Telles étaient les cruelles angoisses qu'éprouvait Jacob; ses entrailles étaient déchirées, et cette perte successive de ses enfants lui faisait craindre des maux plus affreux encore. Aussi son affliction surpassait même celle que lui avait causée la mort de Joseph. Car le malheur qui nous enlève toute pensée et toute espérance d'un meilleur avenir, nous pénètre sans doute d'une bien vive douleur; mais cette douleur s'apaise par la certitude même que nos maux sont irréparables. L'attente au contraire du coup dont nous sommes menacés, ne nous permet aucun repos de l'esprit; et cette incertitude de l'avenir augmente et renouvelle l'anxiété de l'âme. Nous en avons une preuve dans la conduite de David : tant que l'enfant vécut, il implorait sa guérison avec larmes, et dès qu'il fut mort, il cessa ses gémissements. Et comme ses serviteurs s'en étonnaient, et lui en demandaient la raison, il leur donna celle que je viens d'alléguer. Ce n'était donc point sans motifs que Jacob tremblait fortement pour Siméon et Benjamin.

Mais enfin la vue si désirée et la présence de Joseph lui apportèrent un agréable repos. Eh ! quelle joie put-il goûter? Car, ainsi qu'on applique inutilement mille réfrigérants sur un membre profondément brûlé , Jacob était trop affligé, et comme trop consumé par les (423) flammes de la douleur pour ressentir quelque consolation. Observez encore que la vieillesse est d'elle-même presque insensible au plaisir. C'est le motif que Berzelli alléguait à David pour s'excuser de l'accompagner. En quel nombre, disait-il, sont les jours de ma vie, pour monter avec le roi à Jérusalem ! J'ai aujourd'hui quatre-vingts ans : mes sens peuvent-ils discerner le doux et l'amer! Puis-je trouver quelque plaisir dans les festins? Puis-je écouter la voix des musiciens et des musiciennes ? Pourquoi votre serviteur serait-il à charge au roi, mon seigneur? (II Rois, XIX, 34.) Mais estil besoin d'un témoignage étranger, quand nous avons l'aveu même de notre saint patriarche? il était réuni à son cher Joseph, lorsqu'interrogé sur son âge par le roi Pharaon, il répondit : Mes jours sont courts et mauvais, et ils ne sont point parvenus jusqu'aux jours de mes pères (Gen. XLIX, 9), tant il conservait vif et profond le souvenir de ses malheurs !

12. Et ce Joseph lui-même si célèbre et si glorieux, de qui n'a-t-il pas surpassé les tribulations? Son père n'avait rencontré dans Esaü qu'un seul ennemi, et il en trouva dans tous ses frères. La jeunesse de l'un s'était écoulée dans le repos et l'abondance, et l'autre, enfant encore, fut amené dans un pays étranger, et endura les fatigues d'un long voyage. Jacob avait une mère qui déjouait les piéges qu'on lui tendait, et Joseph n'avait plus de mère, alors que sa protection lui eût été plus nécessaire. Esaü se contenta, d'effrayer Jacob par ses menaces; mais les frères de Joseph réalisèrent leurs complots, et depuis longtemps leur jalousie ne cessait de lui nuire. Or, quelle position plus cruelle que d'avoir pour ennemis ceux-mêmes avec lesquels on habite ! Ils l'accusèrent, dit l'Ecriture, d'un crime détestable ; (Septante) et voyant que leur père l'aimait plus que tous ses autres enfants, ils le haïssaient, et ne pouvaient lui parler avec douceur. (Gen. XXXVII, 2-4.) Aussi éprouva-t-il moins de désagréments de la part des marchands Ismaélites, et de l'eunuque du roi, car ils furent à son égard bien meilleurs que ses frères.

Cependant le malheur et l'orage ne se calmèrent point, et une tempête plus affreuse encore faillit le submerger. Peut-être croyez-vous que je fasse allusion aux piéges que lui tendit sa maîtresse. Non, il essuya auparavant un choc plus violent. Sans doute il est dur, oui, il est bien dur d'être accusé et condamné aussi calomnieusement, et de demeurer plusieurs années en prison, lorsque, né libre et noble, on n'a pu prévoir de telles épreuves. Mais il avait été plus difficile à Joseph de comprimer l'effervescence de l'âge. Car s'il n'eût ressenti lui-même les feux de la concupiscence, je le louerais moins d'avoir repoussé l'amour de cette femme, et je l'admirerais moins, car je n'ai pas oublié cette parole de Jésus-Christ: Ce ne sont point les eunuques sortis tels du sein de leur mère, mais ceux qui se sont faits eunuques eux-mêmes qui seront dignes du royaume des cieux. (Matth. XIX, 12.) Et en effet, dans le cas contraire, quelle victoire eût remportée Joseph ! dans quel combat eût-il mérité la couronne! et quel ennemi eût-il terrassé pour s'entendre proclamer vainqueur ! Nul adversaire ne se serait présenté qui eût lutté contre lui, et cherché à le vaincre.

Nous ne décorons pas du nom de chastes ceux qui s'abstiennent du crime de bestialité, parce que la nature ne nous y porte point. Et de même si les feux des passions n'eussent brûlé dans le cœur du jeune Joseph, pourrions-nous admirer sa chasteté? Mais si à l'âge où la passion est le plus ardente (Joseph avait vingt ans), et lorsque par elle-même, et sans aucun aiguillon extérieur, sa violence est le plus intolérable, une femme impudique tend des piéges à un chaste jeune homme, et ajoute aux feux de la concupiscence la séduction de ses charmes et de sa parure, qui pourrait dépeindre le trouble, l'agitation et l'anxiété de ce coeur de vingt ans? Au dedans l'âge et la nature le bouleversent, et au dehors les artifices de l'Egyptienne le pressent et l'attirent non un jour ou deux, mais pendant plusieurs mois. Certes je crois que Joseph craignit moins alors pour lui-même, qu'il ne s'affligea de voir cette malheureuse courir vers l'abîme. Le langage plein de modestie qu'il lui tint nous en est une preuve. Il pouvait, en effet, s'il l'eût voulu, employer envers elle des termes durs et hardis, car l'excès de la passion lui eût tout fait supporter. Mais ses pensées et ses paroles furent tout autres; il ne lui répondit que par de sages représentations qui pouvaient la faire rentrer en elle-même, et il s'abstint de toute récrimination. Vous voyez, lui dit-il, que mon maître m'a tout confié, et qu'il ignore ce qu'il a dans sa maison. Il n'y a rien qu'il n'ait remis entre mes mains, et qui ne soit (424) en ma puissance. Il n'y a rien qu'il ne m'ait donné, excepté vous qui êtes son épouse: comment donc puis-je commettre ce crime et pécher devant mon Dieu ? (Gen. XXXIX, 8, 9.)

Néanmoins tant de retenue et tant de chasteté ne purent désarmer la calomnie, et Dieu permit qu'il fût faussement accusé. C'est qu'il voulait lui préparer de riches récompenses et de glorieuses couronnes : aussi vit-il sa captivité se prolonger même après la mise en liberté des serviteurs du roi. Et ne m'objectez point les bons procédés du chef de la prison, mais pesez bien plutôt les paroles de Joseph à l'échanson, et vous connaîtrez toute l'amertume de son âme. Il venait de lui expliquer son songe, et il ajouta: Souvenez-vous de moi lorsque vous serez plus heureux, et faites-moi miséricorde, en suggérant à Pharaon de me tirer de cette prison. Car j'ai été enlevé furtivement de la terre des Hébreux, et quoique innocent, on m'a jeté dans cette obscure prison. (Gen. XL, 14, 15.) Sans doute il supportait assez facilement les rigueurs de la captivité, mais il lui était dur et pénible d'habiter avec les criminels dont la prison était remplie, avec des sacrilèges qui avaient violé les tombeaux, avec des voleurs, des parricides, des adultères et des homicides. Il s'affligeait en outre de voir que la peine et le châtiment ne produisaient aucun amendement sur le plus grand nombre. Enfin, et c'était le sujet de vos plaintes, l'esclave devenait libre, et l'homme libre était retenu dans les fers. Parlerez-vous maintenant de sa puissance dans le royaume; mais c'est rappeler le souvenir des soucis, des veilles et des mille difficultés qui accompagnent une grande autorité, et qui certes sont peu agréables à ceux que charme une vie calme et paisible.

Au reste, tous ces saints patriarches pouvaient-ils réellement jouir de quelque bonheur, puisque l'entrée du royaume des cieux était fermée, et que la promesse des biens futurs était encore obscure. Mais aujourd'hui que ces délices ineffables nous sont proposées, et que la certitude en est manifeste, qui oserait se plaindre, je vous le demande, de ce que le bonheur lui est refusé dans cette vie; ou plutôt que peut-on appeler bonheur sur la terre en comparaison des félicités célestes? Oui, il est indigne d'une âme qui espère aller bientôt au ciel, de rechercher ici-bas un repos et une prospérité qui s'évanouissent comme l'ombre : Vanité des vanités, a dit le Sage, et tout est vanité. (Eccl. I, 2.) Tel est l'anathème qu'a prononcé contre les plaisirs et les joies du siècle l'homme qui en avait le plus joui; et ces sentiments nous conviennent bien plus encore, puisque nous n'avons rien de commun avec le monde, et que nos noms sont inscrits dans cette cité céleste où nous devons déjà habiter par la pensée et l'espérance.

 

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