STAGIRE III

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CONSOLATIONS A STAGIRE.

LIVRE TROISIÈME.

 

ANALYSE.

 

Saint Chrysostome continue le développement de la consolation historique qu'il avait abordé dans le livre précédent, et met successivement sous les yeux de Stagire les épreuves de Moïse, de Josué, de Samuël, de David, des prophètes Jérémie, Daniel, Elie et Elisée, auxquels il réunit saint Paul, comme celui de tous les apôtres qui a eu le plus de tribulations. —  A ces exemples il fait succéder le souvenir des maux auxquels, depuis plusieurs années, étaient en proie deux amis de Stagire, Démophile, et Aristomène. —  Puis il l'engage à se transporter dans les hôpitaux, les prisons et le vestibule des bains publics, et à la vue des malades, des malheureux et des indigents qui y sont réunis ,il pourra se convaincre qu'il existe des souffrances plus grandes que les siennes. — Mais comme Stagire objectait que ces maux n'attaquaient que le corps, tandis qu'il souffrait principalement en son âme; saint Chrysostome lui prouve que par-là même son état est plus supportable, puisque tant de malheureux souffrent à la fois dans le corps et dans l'âme. — Enfin, il lui rappelle que Dieu ne nous éprouve que pour nous faire expier nos péchés , ou augmenter nos mérites, et que toujours il craint plus de nous faire quelque mal , que nous de l'endurer, et qu'il est plus indulgent à notre égard que nous ne le sommes nous-mêmes.

 

1. Les exemples et les réflexions que je viens de vous proposer, suffiraient sans doute pour éteindre en votre âme les feux de la tristesse, et vous ramener à une situation d'esprit calme et tranquille. Je veux néanmoins écrire ce troisième livre, afin de vous offrir de nouveaux motifs de consolation : et tout d'abord je vous pose cette question. Si vous étiez appelé à régner, et qu'avant d'entrer dans votre capitale, et de ceindre la couronne, il vous fallût vous arrêter dans une étable sale et enfumée, y souffrir la presse et le bruit des voyageurs, y craindre l'attaque des voleurs, y endurer enfin mille désagréments, et mille incommodités, est-ce que vous vous abandonneriez à un sombre abattement? ou plutôt ne mépriseriez-vous pas tout cela comme un pur néant? Or, est-il raisonnable que la perspective d'un trône terrestre nous élève au-dessus d'accidents fâcheux et pénibles, et que la promesse du royaume des cieux ne puisse nous rendre forts et courageux, contre les épreuves qui nous surviennent dans l'hôtellerie de cette vie ? Et en effet la vie est-elle autre chose qu'une étable et une hôtellerie? c'est l'idée que nous en donnent les saints patriarches qui se considéraient sur la terre comme des étrangers et des voyageurs. Ils nous apprennent par ces paroles qu'ils ne faisaient aucun cas des joies ni des tristesses du siècle présent, et que détachés entièrement de la terre, ils dirigeaient toutes leurs pensées vers le ciel.

Continuons donc à étudier la vie de ces illustres personnages, et de Joseph passons à Moïse. Cet homme, le plus doux des hommes, vint au monde lorsque sa nation était cruellement opprimée par un peuple idolâtre. Délaissé par ses parents et ne les connaissant (426) même pas, il passa sa première jeunesse et fut élevé parmi des étrangers. Mais combien cette position était dure à ce jeune hébreu qui était doué d'une rare sagesse, et qui s'inquiétait peu de passer pour le fils du roi ! A ces amertumes privées se joignaient encore le spectacle de l'oppression tyrannique de sa nation. Et en effet Moïse, qui voulait mourir, et qui demandait à Dieu qu'il le rayât du livre de vie, s'il ne faisait grâce à son peuple, Moïse pouvait-il goûter les faveurs de la cour, en voyant l'horrible tempête qui sévissait contre ses frères. Car nous-mêmes venus au monde après le laps de tant de siècles, et qui n'avons aucun motif particulier de sympathies pour les Juifs, nous ne pouvons lire sans attendrissement l'édit barbare qui ordonnait la mort de tous les enfants mâles : mais la douleur de ce saint patriarche devait être d'autant plus grande qu'il était plus affectionné à son peuple, et que, témoin de tous ces maux, il était contraint d'en appeler les auteurs du nom de père et de mère, et certes, j'affirme qu'il pleura la mort de ces enfants, plus amèrement que leurs propres parents : c'est ce que prouva plus tard sa conduite, car, comme il ne put ni par ses larmes, ni par ses vives instances obtenir du roi, son père adoptif, qu'il révoquât son édit féroce et barbare, il voulut lui-même partager le malheur de ses frères. Quant à moi, j'admire sa détermination, mais ce qui m'étonne bien davantage, c'est que depuis longtemps il nourrissait en son âme le feu d'une vive affliction; comme nous le prouve le meurtre de l'Egyptien. Et en effet l'indignation qui éclate soudain par un homicide montre assez combien était extrême la douleur de l'âme. Or, Moïse eût-il jamais pris la défense de ses frères avec cette violence, s'il n'eût ressenti leurs maux plus vivement que leurs frères eux-mêmes !

Mais cet acte d'une juste vengeance calma-t-il un peu l'amertume de sa douleur, et put-il jouir, longtemps de quelque consolation? hélas dès le lendemain il eut à supporter un chagrin plus profond encore ; et il craignit même pour sa vie, en sorte qu'il se hâta de quitter l'Egypte. Sans doute il est toujours dur et pénible d'être injurié par un homme, mais que dire quand celui que nous avons obligé ne reconnaît nos bienfaits que par des injures ? Or, l'Israëlite dit à Moïse : Est-ce que tu veux me tuer, comme hier tu tuas l'Egyptien. (Exode, C'est bien alors que l'outrage devient intolérable, et que même il peut causer la mort, parce qu'à une violente affliction il joint une violente colère. Une troisième impression, non moins forte, agitait encore l'esprit de Moïse, la crainte du roi; et cette crainte le troublait au point qu'il résolut de s'expatrier. Ainsi le fils du roi prend le chemin de l'exil; et si naguère vous l'estimiez heureux d'avoir été élevé à la cour de Pharaon, comprenez maintenant que toutes ces faveurs devenaient pour ce juste une source abondante de douleurs et de tribulations. Car il n'y a point de parité entre l'homme qui, nourri dans une famille de condition privée, et exercé dès l'enfance au travail, aux voyages et à la fatigue, est contraint de subir encore les peines et les épreuves de l'exil, et celui qui, élevé dans toutes les délices d'une cour, n'a jamais connu le malheur, et se voit soudain assailli par le même genre d'infortune. Certes, si ce dernier est forcé de quitter sa patrie, il s'éloigne avec plus d'amertume que le premier. C'est ce que Moïse éprouva.

Et en effet, sorti de l'Egypte, il fut recueilli par un étranger et un -idolâtre; et ce ne lui fut pas une légère affliction que de demeurer pendant de longues années au service d'un prêtre des idoles , et d'être attaché durant quarante ans à la conduite de ses troupeaux. Or, si quelqu'un ne comprenait point tout ce qu'une telle condition avait de cruel et de pénible, je le prierai de considérer non ceux qui s'exilent et se cachent par crainte et par frayeur, mais ceux qui s'éloignent librement de leur demeure. Pour eux le départ n'est-il pas toujours pénible et ennuyeux, et au contraire la pensée du retour douce et agréable. Peut-être aussi cette existence de, Moïse, quelque troublée par la crainte, et quelque malheureuse qu'elle fût, vous paraît-elle peu digne de pitié, parce qu'elle lui prépara un heureux retour ! Eh bien! pesons ensemble, le poids de ses infortunes; ne vous arrêtez par à cette première parole de l'Ecriture : Moïse faisait paître les troupeaux; mais rappelez-vous les plaintes de Jacob à son beau-père : Moi-même je vous rendais tout ce qui m'avait été dérobé de jour ou de nuit. Le jour j'était brûlé par la chaleur, et la nuit j'étais transi par le froid, et le sommeil fuyait de mes yeux. (Gen. XXXI, 39, 40.) Car, il est bien à présumer que Moïse éprouva toutes ces diverses tribulations, et pendant plus d'années que Jacob, et (427) au milieu de plus grandes difficultés, puisque la terre de Madian, était moins peuplée et plus inculte que la Mésopotamie.

Sans doute Moïse ne se plaignit jamais; et Jacob ne l'eût point fait, s'il n'y eût été forcé, et si l'ingratitude de son beau-père ne lui eût comme arraché ses vifs reproches. Au reste, le séjour de l'exil et la nécessité de sauver sa tête suffiraient bien pour humilier notre saint patriarche. L'oiseau qui quitte son nid, se laisse prendre facilement (Prov. XXVII, 8), et l'homme qui s'éloigne beaucoup de sa patrie, est contraint de servir. Mais alors même Moïse n'était point dans une pleine et parfaite sécurité, et il tremblait pour ses jours, non moins que l'esclave qui a fui la maison d'un maître cruel, craint et appréhende d'être repris. C'est ce que nous prouve son hésitation à obéir au Seigneur, lorsqu'après un si long exil, il lui ordonnait de revenir en Egypte, et l'assurait que celui qui cherchait sa vie, était mort. (Ex. IV, 19.)

2. Moïse obéit donc, et il revint, laissant sa femme et ses enfants. Mais quels reproches, quels outrages et quelles menaces n'essuya-t-il pas de la part du roi, qui régnait alors en Egypte, et quelles paroles dures et amères de la part de ceux mêmes dont il prenait les intérêts ! Car le roi disait : Pourquoi, Moïse et Aaron, détournez-vous le peuple de ses occupations? Allez à vos travaux.. Et les Israélites disaient : Que le Seigneur voie et juge ce que vous faites; car vous nous avez rendus odieux devant Pharaon et devant ses serviteurs, et vous avez mis un glaive dans leurs mains pour nous égorger. (Ex. V, 4, 21.) Ces reproches lui étaient sans doute durs et pénibles, mais il lui était plus offensant encore de s'entendre traiter d'imposteur, quand, revenu parmi ses frères, il leur promettait les plus grands biens, la liberté et la délivrance de leurs maux. Car Pharaon loin d'adoucir pour eux le joug de la servitude en augmenta la rigueur, en sorte que celui qui espérait délivrer son peuple, et qui lui en avait fait la promesse, devenait la cause des coups et des mauvais traitements qu'on lui infligeait, et était regardé comme un traître et un perfide. Eh ! comment n'eût-il point été plongé dans la plus amère douleur en voyant que ses promesses de délivrance n'étaient suivies que d'une aggravation de peines ! il s'affligeait donc en voyant ces maux, et entendant ces plaintes; mais il ne se laissait point abattre par le découragement, et il restait ferme dans sa confiance au Seigneur, alors même que les événements, loin de favoriser ses desseins, les combattaient ouvertement.

C'est pourquoi il retourna vers Dieu, et lui dit avec larmes et gémissements : Seigneur, pourquoi avez-vous affligé ce peuple? et pourquoi m'avez-vous envoyé? car depuis que j'ai paru devant Pharaon pour parler en votre nom, il a affligé votre peuple, et vous ne l'avez point délivré. (Ex. V, 22, 23.) Telles furent ses plaintes, et comme le Seigneur lui fit de nouveau entendre sa voix, de nouveau aussi il annonça aux Israélites leur délivrance. Mais ils refusèrent de l'écouter parce qu'ils étaient accablés de travaux, et abattus par la tristesse. Les Israélites, dit l'Ecriture, n'écoutèrent point Moïse, à cause de l'angoisse de leur esprit et de leurs pénibles travaux. (Ex. VI, 9.) Certes, ce refus dut lui être bien sensible : et lorsqu'ensuite il frappa l'Egypte de diverses plaies, il se vit souvent joué par Pharaon. Mais rien ne put ébranler la fermeté de son âme. Délivré enfin des Egyptiens, et déjà se croyant;avec tout son peuple hors de leurs atteintes, il respirait à peine que soudain il retomba dans une crainte plus grave encore. Car, à la fin du troisième jour les Hébreux aperçurent tout à coup l'armée des Barbares qui s'avançait contre eux; et leur frayeur fut celle de ces esclaves fugitifs qui, sur une terre étrangère, se voient à l'improviste en face de leurs maîtres. Du moins il leur semblait que leur joie et leur délivrance n'étaient qu'un songe, puisqu'à leur réveil ils se retrouvaient en Egypte, et dans les maux de la servitude. Ou plutôt je ne sais pas si ces trois jours de liberté purent même leur paraître un songe en présence de cette épouvantable et horrible situation : car un sombre désespoir s'était répandu comme un voile épais sur les yeux de tous. Mais plus qu'aucun autre, Moïse était en proie à une vive terreur, puisque seul il avait à craindre autant les Israélites que les Egyptiens. Et en effet les uns et les autres le regardaient déjà comme un imposteur et un traître, et ils s'apprêtaient à l'attaquer, ceux-ci les armes à la main, et l'injure sur les lèvres; et ceux-là exaspérés par le désespoir et l'abattement. Mais est-il besoin de présumer par conjecture quelles furent ses tribulations et ses angoisses, lorsqu'un seul mot nous en révèle toute l'amertume. Il se taisait, et n'ouvrait pas la bouche; et Dieu lui (428) dit: Pourquoi cries-tu vers moi?  (Ex. XIV, 15.) Combien cette parole nous peint l'agitation de son cœur !

3. Mais à peine fut-il délivré de ce péril et de cette crainte, qu'il se vit en butte à de plus cruelles épreuves. Car les Israélites, pendant ces longues années qu'ils errèrent dans le désert, se montrèrent à son égard plus durs et plus inhumains que ne l'eussent été pharaon et les Egyptiens. Et cependant il était leur chef, et par lui ils jouissaient de tous les biens. Nous les voyons , en effet, le presser sans relâche , et le fatiguer par leur regret de n'avoir plus les viandes de l'Egypte. Ainsi ce peuple ingrat méprisait les bienfaits présents du Seigneur, et ne se souvenait plus de son ancien esclavage. Mais une telle conduite navrait profondément Moïse : eh ! que pouvait-il lui arriver de plus malheureux que de conduire un peuple fou et insensé? Il sut toutefois conserver sa fermeté d'âme; et s'il eût moins aimé ses frères, sa douleur eût été moins vive, parce qu'il ne se serait affligé que de ses propres maux. Mais comme il les chérissait d'une affection toute paternelle, il éprouvait un nouveau chagrin, celui de les voir offenser Dieu et commettre le péché. C'est pourquoi il s'affectait peu des injures faites à sa personne, et beaucoup de la malice qui les provoquait. Avant même que la manne leur fût miraculeusement envoyée , l'ingratitude des Hébreux avait déjà été pénible à Moïse; mais, au milieu de ces étonnants prodiges, ils ne cessèrent de montrer leur perversité , et, tout en recueillant la manne, ils faisaient éclater leurs désirs mauvais et insatiables. En vain, les fit-il changer de campement, ils murmurèrent de nouveau, et de nouveau méprisèrent les bienfaits du Seigneur. Ils péchaient ainsi chaque jour, et leur saint conducteur s'affligeait de leurs péchés bien plus qu'eux-mêmes.

Et lorsqu'ils eurent érigé le veau d'or, ils se livrèrent aux jeux et aux danses, tandis que Moïse pleurait et gémissait. Il s'offrait même à l'anathème divin, et rien ne pouvait l'empêcher d'aimer ce peuple prévaricateur. Mais parce qu'il voyait ces enfants si tendrement chéris devenir toujours plus criminels, combien sa douleur était grande et ses larmes abondantes ! Un père qui s'aperçoit que son fils unique mène une mauvaise conduite, s'en afflige profondément, quoiqu'il ne soit pas lui-même un modèle de vertu. Que n'éprouvait donc point Moïse qui regardait tous les individus de cette nation comme ses enfants, et qui les aimait d'un amour plus que paternel. Car quel père consent, comme Moïse, à périr, quoique innocent, avec un fils coupable? Moïse donc qui avait un si grand nombre d'enfants, Moïse qui avait tant d'horreur pour le mal , et tant de zèle pour le bien, quelles angoisses de coeur ne ressentait-il pas, en les voyant tous courir comme de concert vers l'abîme du vice ! Et certes si la douleur n'eût couvert ses yeux comme d'un voile épais, et si le sentiment d'une vive affliction n'eût troublé son esprit. Jamais il n'eût jeté à terre ni brisé les tables de la Loi. Mais cette sédition, direz-vous, fut bientôt apaisée. Eh ! par quelle répression ! Aussi quoique ce violent remède eût cicatrisé la blessure de son peuple, Moïse rie discontinua pas ses larmes. Et, en effet, son coeur eût été plus froid que le marbre, s'il fût demeuré insensible en voyant égorger ses frères et ses parents, et le massacre s'élever jusqu'au nombre de vingt-trois mille hommes. C'est ainsi que nous-mêmes nous n'hésitons pas à châtier sévèrement nos enfants, lorsque nous les surprenons en faute. Mais cette rigueur nous est bien pénible, et nous sommes plus affligés que les coupables.

4. Le deuil et le sang remplissaient encore le coeur de Moïse et le camp des Hébreux, lorsque surgirent de nouvelles anxiétés, car le Seigneur menaça de ne plus prendre la conduite de ce peuple, de se retirer lui-même, et d'en abandonner la direction à un ange. Or cette menace effraya tellement Moïse, que nous l'entendons dire à Dieu : Si vous ne marchez vous-même avec nous, ne nous faites point sortir de ce lieu. (Ex. XXXIII, 15.) Eh bien ! ne voyez-vous pas comme pour lui la crainte succède à la crainte, et l'affliction à l'affliction? mais ses épreuves ne s'arrêtèrent point là; et quand il eut désarmé le Seigneur, et obtenu de sa bonté la grâce de ce peuple rebelle, il se vit en proie à de nouvelles douleurs. Car les Hébreux irritèrent encore le Dieu qui venait de leur pardonner, et s'exposèrent aux plus rigoureux châtiments. Ils péchèrent donc devant le Seigneur, même après cet effroyable massacre, et ils allumèrent contre eux ces feux vengeurs qui les eussent tous consumés, si une fois encore la justice divine ne se fût laissé fléchir. Or Moïse était toujours sous le (429) poids d'une double affliction, parce qu'il déplorait la mort des uns, et que les autres ne voulaient point se corriger : en sorte que le châtiment des coupables devenait pour leurs frères comme une leçon inutile.

Et en effet, la vengeance du Seigneur était à peine calmée, que ceux qu'elle avait épargnés, se souvenant des oignons de l'Egypte, dédaignèrent toute autre nourriture, et dirent : Qui nous donnera de la chair à manger ? il nous souvient des poissons que nous mangions en Egypte, des concombres, des melons, des poireaux, des oignons et de l'ail, mais ici notre âme languit, et nos yeux ne voient plus que la manne. (Nomb. II, 5.) Ce fut alors que Moïse outré d'une telle ingratitude, et vaincu par sa profonde douleur, se résolut d'abandonner la conduite de ce peuple, et désira mourir plutôt que de vivre dans cette amère affliction; écoutons ses propres paroles : Et Moïse dit à Dieu : pourquoi avez-vous affligé votre serviteur? pourquoi ne trouvai-je pas grâce devant vous? et pourquoi avez-vous mis sur moi le fardeau de tout ce peuple? est-ce moi qui ai conçu toute cette multitude, ou qui l'ai engendrée, pour que vous me disiez : Porte-les en ton sein comme la nourrice porte l'enfant à la mamelle, et conduis-les dans la terre que j'ai promise à leurs pères? Où prendrai-je des viandes pour en donner à tout ce peuple qui pleure contre moi, et me dit: Donnez-nous de la chair à manger. Je ne puis plus soutenir seul tout ce peuple, parce que le fardeau est trop pesant pour moi. Si votre volonté s'oppose à mon désir, je vous conjure de me faire mourir, et que je trouve grâce devant vos yeux. (Nomb. II, 11-15.)

Ainsi pria Moïse qui dans une circonstance avait dit à Dieu : Si vous voulez pardonner ce péché, pardonnez-le ou bien effacez-moi du livre que vous avez écrit. (Ex. XXXII, 32) Mais alors sa vive douleur le troublait entièrement et c'est ce qui arrive quelquefois aux pères et mères lorsqu'ils sont indignés de la conduite de leurs enfants. Cependant Moïse ne cessa point, comme la suite nous le prouve, d'avoir compassion de ce peuple; et lorsqu'on voulut le tuer et le lapider au retour des espions, il ne s'échappa des mains de ces homicides que pour intercéder en leur faveur, et apaiser le Seigneur à l'égard de ceux qui attentaient à sa vie, tant il est vrai qu'il aimait ce peuple d'un amour excessif ; lui au contraire, après la mort des espions, et sous l'impression encore récente de cette grande douleur, donnait à ce saint patriarche de nouveaux sujets d'affliction, et d'abord il voulut combattre contre sa défense, et fut défait par les Amalécites. Mais avant même cette guerre, plusieurs périrent par suite de leur avidité et de leur intempérance, car les viandes, dit le Psalmiste, étaient encore dans leur bouche, quand le Seigneur en fit périr un grand nombre. (Ps. LXXVII, 34.) Cependant la vue de tant d'hommes frappés de mort n'apporta aucun terme aux douleurs de Moïse, et telle fut l'extrémité où le réduisit sa profonde affliction, qu'il désira voir périr par un genre de mort nouveau et extraordinaire ceux mêmes qu'il aimait si tendrement. Et en effet, des feux qui s'allumèrent soudain consumèrent les uns, et la terre qui s'entrouvrit engloutit les autres. Mais ne croyez pas que les victimes aient été en petit nombre, car elles dépassèrent quinze mille.

Et maintenant conjecturons quels furent envers Moïse les sentiments de leurs parents et de leurs amis. Que devait-il éprouver lui-même en voyant ces femmes et ces enfants que la vengeance du Seigneur avait rendus veuves et orphelins. Il avait encore à pleurer la mort de son frère, celle de sa soeur, et des enfants d'Aaron qui s'étaient rendus coupables de sacrilège, et avaient été consumés par les flammes. Tous ces divers malheurs suffisaient bien à navrer son coeur d'une amère affliction, quand même jusqu'alors il eût toujours été heureux, et n'eût pas connu de si rigoureuses épreuves. Mais après la défaite des Chananéens, les Hébreux, obligés de faire un long circuit, se laissèrent aller au murmure; et le Seigneur les châtia non par la peste, les feux et la terre qui s'entrouvrait, mais par des serpents qui eussent fait périr tout le'peuple, si Moïse ne se fût de nouveau présenté devant lui, et si ses prières n'eussent fléchi sa colère. Délivrés de ce fléau, et échappés aux malédictions du Prophète, ces mêmes Hébreux se précipitèrent d'eux-mêmes dans un nouvel abîme d'iniquité. Balaam, ou plutôt Dieu qui lui dictait ses paroles, même contre sa volonté, Balaam venait de les bénir, et ils péchèrent avec des filles étrangères, et se firent initier aux mystères de Béelphégor. Alors Moïse ne put supporter ni ce crime, ni cette honte, et il ordonna aux Israélites fidèles de frapper et de tuer leurs frères. Que chacun, dit-il, tue ceux (430) de ses proches qui ont été initiés au culte de Béelphégor. (Nomb. XXV, 5.) Sa conduite dans cette circonstance fut celle du médecin qui a déjà employé inutilement le fer et le feu, et qui se décide enfin à couper et brûler le membre entier.

Au reste ne croyez pas que j'énumère ici toutes les tribulations de Moïse. Il en éprouva bien d'autres, et même parmi celles dont il nous a laissé le récit, j'en omets un grand nombre. Ainsi je passe sous silence les attaques et les embûches des peuples ennemis, la longueur de la route, l'outrage qu'il reçut de sa soeur, et la punition qui lui fut infligée; mais ces diverses épreuves ne pouvaient que vivement le contrister, lui qui était le plus doux des hommes. Et néanmoins, quand on les réunirait toutes, on devrait avouer qu'il n'a pas écrit la millième partie de ses douleurs. Car si un maître qui a sous sa surveillance un petit nombre de serviteurs, rencontre chaque jour mille sujets d'irritation et de chagrin; que dût souffrir Moïse qui pendant quarante ans conduisit un peuple nombreux dans un désert où l'air et l'eau manquaient ! Que d'affaires l'accablaient chaque jour, et que de soucis et de chagrins lui occasionnaient les vivants et les morts ! Il vit en effet mourir, à l'exception de deux seulement, tous ceux qu'il avait amenés de l'Egypte, et lui-même ne mérita pas d'en introduire les enfants dans la terre promise. Il lui fut seulement donné de la contempler des hauteurs du mont Nébor, et d'en considérer l'admirable fécondité. Quant à en jouir avec les autres Israélites, il ne l'obtint pas, et il mourut en dehors de cette contrée. C'est ce dont il se plaignait lui-même aux enfants d'Israël. Le Seigneur Dieu, leur disait-il, s'est irrité contre moi, à cause de vos paroles, et il a juré que je ne passerai point au delà du Jourdain, et que je n'entrerai point dans la terre qu'il doit vous donner. Voici donc que je mourrai en cette terre, et que je ne passerai point le Jourdain. Mais vous, vous le passerez, et vous posséderez cette belle contrée. (Deut. IV, 21, 22.) Enfin sa douleur la plus grande, et celle qui l'accompagne jusqu'au tombeau, fut le pressentiment des malheurs de son peuple, le culte des idoles, la captivité et les maux innombrables par lesquels le Seigneur le châtierait. Ainsi son coeur s'affligea des souffrances présentes et des calamités que contenait l'avenir; et c'est ainsi que Moïse après avoir connu le malheur dès sa première enfance, l'éprouva durant toute sa vie, et termina ses jours dans l'affliction.

5. Quant à Josué, son successeur, on peut bien dire qu'il succéda à toutes ses tribulations; sans doute sa jeunesse le préserva de quelques-unes, mais la mort de Moïse lui amena les plus. dures épreuves. Déjà du vivant de Moïse, il avait déchiré ses vêtements, et répandu la cendre sur sa tête; et après sa mort, combien fut plus grave la cause qui le força à réitérer ces marques de douleur, et à les prolonger non quelques heures, mais tout un jour, prosterné sur la poussière. Ecoutons ses plaintes et ses gémissements. Or Josué, dit l'Ecriture, déchira ses vêtements, et demeura la face contre terre devant l'arche du Seigneur, jusqu'au soir, lui et les anciens d'Israël; et ils couvrirent leur tête de poussière; et Josué dit : Je vous le demande, Seigneur, pourquoi votre serviteur a-t-il fait passer le Jourdain à ce peuple, pour le livrer aux mains de l'Amorrhéen, et pour nous perdre? Que ne sommes-nous demeurés en deçà du Jourdain, et que ne nous y sommes-nous établis! et que dirai-je après avoir vu Israël fuir devant l'ennemi! Les Chananéens l'apprendront, et tous les habitants de la terre, et ils nous environneront, et ils effaceront notre nom de dessus la terre. (Jos. VII, 6-9.)

Ainsi pria Josué, et le Seigneur exauçant sa prière, lui fit connaître quel péché avait causé la défaite d'Israël. Alors Josué enveloppa dans le supplice du prévaricateur les parents de celui-ci, ses proches, toute sa famille, et même ses nombreux troupeaux. Et comment cet acte sévère de justice n'eût-il pas profondément troublé son âme? Car si nous ne pouvons sans une vive émotion voir exécuter des malfaiteurs qui nous sont étrangers, que dût éprouver Josué en frappant de mort ses frères et ses compagnons d'armes. Si nous ajoutons encore la fraude des Gabaonites, les soupçons des tribus d'en deçà du Jourdain, la continuité des guerres et des combats, quel courage pouvait soutenir tant d'épreuves? Sans doute il était toujours vainqueur, mais le soucis d'une nouvelle guerre troublait pour lui la joie du triomphe, et la distribution du pays entre les diverses tribus, lui occasionnait beaucoup de peine et de difficulté. Ils le comprennent, ceux qui ont été chargés de partager entre des frères même une modique fortune, ou de diviser un (431) héritage entre plusieurs copartageants. Quant aux diverses afflictions qu'éprouvèrent les Hébreux, je n'en parle point, car je ne me propose point de raconter les malheurs de chaque individu, irais seulement ceux des plus grands serviteurs de Dieu.

6. C'est pourquoi, si vous le permettez, passons sous silence le grand prêtre Héli qui irrita le Seigneur par les péchés de ses enfants, ou plutôt par sa propre négligence. Et, en effet, il fut puni bien moins parce que ceux-ci étaient prévaricateurs, que parce qu'il les avait repris trop mollement, et qu'il n'avait point vengé usez sévèrement sur eux la violation des lois de Dieu. C'est au reste ce qu'il reconnut lui-même, lorsqu'entendant les terribles menaces du Seigneur, il dit: Il est le Maître, qu'il fasse et qui est bon à ses yeux. (I Rois, III, 18.) Je passe donc immédiatement à Samuël. Elevé dans le temple dès son enfance, il fut toujours Weber et agréable à Dieu, et jeune encore il acquit une vertu si parfaite, qu'il prit rang parmi les plus illustres prophètes avant même que d'être arrivé à l'âge viril. Et cette faveur était d'autant plus grande qu'alors elle paraissait ne plus être accordée. Car en ces jours-là, dit l'Ecriture, il n'y avait point de vision manifeste, et la parole du Seigneur était rare. (I Rois, III, 1.) Or Samuël, dont les larmes abondantes de sa mère avaient obtenu la naissance, eut la douleur de voir la triste fin du grand prêtre qui l'avait élevé, et il en fut troublé et contristé comme le devait être un disciple reconnaissant et affectionné. Bientôt après il lui fallut pleurer les maux de sa nation; et ses propres enfants, devenus méchants et pervers, se portèrent à de tels excès d'iniquité, qu'ils l'affligèrent doublement et par leurs vices, et par la honte d'une conduite qui les rendait indignes de le remplacer.

A cette douleur succéda une douleur nouvelle, ou plutôt vint s'y ajouter, car la première n'était pas encore calmée. La cause en fut l'injuste demande des Israélites : demande qui plongea le Prophète dans un tel abattement, qu'il fallut que Dieu le consolât lui-même. Aussi le Seigneur lui dit-il : Ce n'est pas toi qu'ils méprisent, mais c'est moi. (I Rois, VIII, 8.) Cependant il ne discontinua point de prendre leurs intérêts, et il leur disait : Pour moi, Dieu me garde de ce péché, de cesser jamais de prier pour vous. (1 Rois, XII, 23.) Mais en voyant ceux qu'il aimait ainsi, opprimés par leurs ennemis, vaincus dans les combats et irritant la colère du Seigneur, quelle joie pouvait-il goûter? comment vivre sans larmes et sans douleur? Et lorsqu'il eut établi Saül roi d'Israël, ce ne fut pour lui qu'une suite non interrompue de regrets et de gémissements. Et, en effet, Saül contre la volonté de Dieu offrit le sacrifice, et contre son ordre exprès épargna, après sa défaite, le roi des Amalécites. Mais cette double prévarication consterna tellement Samuël, que de ce moment il ne vit plus ce prince, et qu'il ne cessa jusqu'à sa mort de s'attendrir sur lui et de le pleurer, en sorte que Dieu lui reprocha l'excès de sa douleur. Jusques à quand pleureras-tu Saül, que j'ai rejeté? (I Rois, XVI, 1.) Mais si le Prophète pleurait ainsi les malheurs de ce roi, que dût-il éprouver lorsque celui-ci fit égorger injustement tant de prêtres, et qu'il se mit pour la seconde fois à la recherche de David, voulant immoler l'homme dont il avait reçu plusieurs services et nulles injures? Combien dût-il encore s'affliger quand il le vit se mêler à une troupe de faux prophètes, et rester couché sur la terre; et, quand il entendit David se répandre contre lui en plaintes amères !

7. Mais puisque j'ai prononcé le nom de David, j'hésite si je dois vous rappeler les larmes et les continuels gémissements dont il a rempli ses psaumes, ou, vous les laissant méditer à loisir, me borner à vous raconter ses malheurs personnels. Il n'était encore qu'employé à la garde des troupeaux, que déjà il avait beaucoup à souffrir de la rigueur des saisons et de l'attaque des bêtes féroces. Nous pouvons nous en faire une idée d'après ce que j'ai rapporté de Jacob, et d'après ce qu'il raconta lui-même à Saül au sujet d'un lion et d'un ours qu'il avait terrassés. Lorsque soudain il quitta la vie pastorale pour se jeter dans la carrière des armes, il se vit exposé à la jalousie de ses frères, dont il fut péniblement affecté, mais je passe cette douleur sous silence, et je signale seulement qu'après son admirable victoire sur le géant philistin et le grand service rendu à Saül il trouva dans celui-ci un ennemi plus implacable que Goliath. Car, sans le combattre ouvertement, le roi se conduisait à son égard en véritable ennemi, affectant au dehors d'aimer sa personne, et de s'intéresser à son honneur et à sa gloire. Or, voulons-nous comprendre combien il est dur de semer des bienfaits et de (432) recueillir l'ingratitude, écoutons les plaintes d'un saint prophète qui s'écrie dans la pénible anxiété de son âme : Pourquoi le mal m'est-il rendu pour le bien? (Jérém. XVIII, 20.)

Mais en l'absence même de toute autre tribulation, il ne pouvait que lui être très-pénible de commander l'armée de Saül, et d'être suspect à ce prince qui ne fixait jamais sur lui qu'un regard hostile. Cette circonstance que David était en butte aux soupçons et aux embûches de son roi n'est pas indifférente ici, puisqu'une semblable conduite dans nos esclaves suffit pour faire le malheur de notre vie; et si nous supposons que leur haine aille jusqu'à attenter à nos jours, quelle existence pleine d'anxiété ! Cependant David supportait ces injures avec patience ; il accompagnait le prince qui voulait le faire périr, et dirigeait ses expéditions guerrières. Mais lorsqu'il se fut retiré de la cour, et qu'il eut quitté le service des camps, il n'obtint d'autre résultat que de rendre l'inimitié de Saül publique et manifeste. En sorte qu'il n'eut ni plus de repos, ni plus de sécurité. Ses craintes augmentèrent même, puisqu'il lui fallut se défendre avec quatre cents hommes contre des forces bien supérieures. Comprenez en effet dans quelle fâcheuse position se trouvait David qui sans villes, sans asile, sans alliés et sans revenus, était contraint de lutter contre un prince abondamment pourvu de toutes ces ressources, et ne pouvait se réfugier que dans les déserts et les cavernes. Il prit, il est vrai, la ville de Cailie ; mais il l'abandonna aussitôt sur l'avis du prêtre, qui l'assura que s'il y demeurait, Dieu ne le délivrerait point des mains de Saül. (I Rois, XXIII, 23.)

Or, ce prêtre était celui qui, échappé aux mains de Saül, avait annoncé l'affreux massacre des prêtres tués à Nobé ; ce fut alors que David lui dit cette douloureuse parole : Je suis coupable de la ruine de toute la maison de votre père. (1 Rois, XXII, 22.) Ainsi la présence d'Abiatar lui remettait sous les yeux cette sanglante exécution, et en le voyant, il se rappelait la mort des prêtres du Seigneur; mais ce souvenir, et cette mort dont il s'accusait lui-même lui rendaient la vie aussi amère qu'elle l'est à un criminel qui est condamné à la peine capitale. Et en effet, en dehors même de tout autre sujet de trouble et d'anxiété, cette pensée seule qu'il était la cause du massacre de tant de prêtres, suffisait bien pour percer et torturer son âme. Mais blessé par cette pensée qui nuit et jour le déchirait comme un ver rongeur, il voyait en outre se succéder perpétuellement de nouvelles plaies. C'est ainsi que Nabal l'outragea en la personne de ses serviteurs, et qu'il ne put sans une vive douleur s'entendre appeler un vagabond, un fugitif et un esclave ingrat, et lorsqu'il se réfugia auprès d'Anchus, et que feignant d'être insensé il se laissait tomber à terre, détournait les yeux, et répandait l'écume à pleine bouche, il souffrait plus cruellement que ceux qui sont réellement tourmentés par le démon, car il voyait à quelle dure extrémité le réduisait un prince qu'il avait beaucoup obligé. Il trouva ensuite quelque repos dans la cour d'un roi ennemi; mais au moment où il allait être mis à la tête de son armée, des satrapes jaloux le calomnièrent auprès de ce roi et lui firent ôter le commandement, comme à un capitaine sans valeur, et qui pourrait un jour les trahir et les perdre, Or, les satrapes des Philistins, dit l'Ecriture, s'irritèrent contre David, et ils dirent au roi : Renvoyez cet homme; qu'il retourne dans le lieu où vous l'avez établi, et qu'il ne descende pas avec nous au combat, de peur qu'il m nous trahisse dans le camp; car comment se réconciliera-t-il avec son maître si ce n'est ex lui livrant nos têtes? (I Rois, XXIX 4.)

Terrifié par ces paroles, et indigné de cet outrage, David se retira donc triste et consterné. Mais à son retour il fut en butte à de tels malheurs qu'il faillit succomber soue la douleur. Les traits qui jusqu'ici l'avaient blessé étaient sans doute si acérés que, quoique prévus, ils ne pouvaient qu'envelopper son esprit d'un sombre désespoir; mais ceux qui alors le frappèrent à l'improviste, et contre toute attente, durent lui paraître doublement cruels, et réellement intolérables. Il se retira dans ses foyers pour y jouir de quelque repos, et y trouver au milieu de ses femmes et de ses enfants, l'oubli de ses anciens malheurs, quand il apprit soudain que les ennemis avaient emmené toute sa famille en esclavage, et vit la cité entière remplie de feu et de fumée, dé sang et de cadavres; et avant même qu'il put pleurer leur sort, et verser des larmes sur leur captivité, les habitants s'attroupèrent autour de lui, plus cruels que des bêtes féroces, et cherchant chacun dans sa mort la vengeance de leurs maux. Lorsque des vents contraires tourbillonnent sur l'océan, leur conflit        soulève (433) une furieuse tempête; de même l'affliction et la crainte agitaient convulsivement l'esprit de ce juste, et le choc de ce double sentiment excitait en lui un violent orage et un affreux tumulte.

Echappé à ce péril, il put recouvrer ses femmes, ses enfants et la multitude des captifs; mais avant qu'il goutât pleinement la joie de cette victoire, la mort de Jonathas le replongea dans la plus amère douleur. Nous pouvons juger de sa profonde affliction par les plaintes qu'il fit entendre, et par cette parole : Je t'aimais comme une mère aime son fils. (II Rois,  I, 26.) Au reste, il est inutile de transcrire en son entier ce chant de deuil; et puisque David pleura la mort de Saül qui s'était fait son ennemi, qui lui avait tendu des embûches et qui mille fois avait cherché à le faire mourir, que ne dut-il pas éprouver, lorsqu'il apprit la mort de Jonathas ? il pleura donc en lui le compagnon de ses périls, l'ami dévoué qui souvent l'avait arraché aux mains de son père, le confident de ses secrets et l'homme avec lequel il avait fait alliance, et auquel il avait assuré qu'un jour il reconnaîtrait ses bienfaits.

8. Cette affliction durait encore, quand le chef de ses troupes lui occasionna un nouveau chagrin. Abner lui avait promis de le faire reconnaître par toute l'armée d'Israël, et il lui était aisé et facile de tenir sa promesse. Mais avant qu'il l'exécutât, Joab le surprit traîtreusement et le tua. Or David fut si indigné de ce meurtre, qu'au moment même il maudit Joab, et qu'en mourant il recommanda à son fils de ne point laisser impuni un si grand crime. Nous pouvons aussi apprécier sa douleur par la vivacité de ses plaintes. Car élevant la voix, dit l'Ecriture, David pleura sur le tombeau d'Abner, et il s'écria: Abner, tu n'es point mort comme Nabal; tes mains n'ont point été liées, et tes pieds n'ont point été chargés de fers; tu n'as pas eu le sort de Nabal, et tu es tombé devant les fils de l'iniquité. (II Rois, III, 32-34.) Peu de temps après, Isboseth fut tué par trahison, et David en conçut un tel chagrin qu'il pleura ce prince, et fit périr ses assassins. La troupe des aveugles et des boiteux qui occupaient la forteresse de Sion lui donna bien quelque souci, mais enfin il les chassa et vainquit également ses autres ennemis (I Rois, V, 6-8.) Alors il résolut de transporter l'arche avec un grand appareil de joie; et voilà que dans le trajet et au milieu de l'allégresse publique un grave accident vint assombrir la fête, et remplir le coeur du roi de tristesse et de frayeur car le lévite Oza ayant voulu soutenir l'arche qui chancelait, fut soudain frappé de mort par la main du Seigneur, châtiment qui effraya tellement ce prince qu'il ne consentit à ramener l'arche qu'après avoir su de quelles bénédictions elle avait comblé Obededom qui l'avait reçue.

Lorsqu'ensuite il eut appris la mort du roi des Ammonites, il agit envers son fils en homme bon et sensible, et lui envoya des ambassadeurs pour le consoler, et l'exhorter à ne point se laisser abattre par la douleur, mais ce prince ne répondit à ces prévenances d'honneur qu'en déshonorant ces ambassadeurs, qu'il renvoya ignominieusement. Cet outrage ne dut-il pas contrister fortement et agiter l'âme de David? Certes nous en avons une preuve dans la guerre dont il fut l'unique cause, guerre acharnée et qui occasionna mille embarras à David. Toutes ces vicissitudes suffiraient bien, lors même qu'on les supposerait entremêlées de bonheur, pour faire classer l'existence de ce prince au rang des plus tristes et des plus infortunées; mais les tribulations qui vont suivre sont telles qu'on peut dire que jusqu'alors il n'avait pas connu le malheur. Et en effet les souffrances de ce prince surpassent en réalité toutes celles que la scène nous retrace, et son palais vit se dérouler une suite d'attentats et de crimes qui ne se guérissaient que par de nouveaux excès.

Suivez-moi, je vous prie. Amnon est épris d'une criminelle passion pour Thamar, sa sceur. II lui fait violence, et puis la haine succédant à l'amour, il s'en ouvré à un serviteur qui chassa du palais cette princesse outragée, et la jeta sur la place publique malgré ses cris et ses larmes. Mais, à la nouvelle de ce crime; Absalon invite à un festin tous ses frères, et Amnon lui-même; et au milieu du repas, le fait assassiner par ses domestiques. Cependant un des convives que le tumulte avait empêché de bien connaître l'exactitude des faits, annonce au roi que tous ses fils ont été égorgés; et alors il s'assit sur la poussière, pleurant un massacre qu'il croyait réel. Mais quand la vérité eut été rétablie, il fit entendre contre Absalon une menace de mort que celui-ci n'évita qu'en se réfugiant dans un pays étranger où il demeura trois ans. Pendant ces trois années, David conserva son ressentiment, et jamais il n'eût (434) rappelé ce prince, si le chef de son armée n'eût adroitement fléchi sa colère. Toutefois le rappel d'Absalon n'éteignit point dans le coeur de son père le feu de la douleur, et deux ans encore, il lui fut interdit de paraître devant le roi. Enfin, après ce long intervalle, David ne put refuser à Joab d'admettre Absalon en sa présence. Mais ce prince, plein d'un amer ressentiment, et ambitieux de régner, se révolta contre son père, et le contraignit de s'éloigner et de fuir, comme déjà il y avait été forcé par Saül. Cette seconde fuite lui fut même bien plus douloureuse que la première.

Il n'était que général d'armée lorsqu'il fuyait devant Saül; mais alors, il était roi depuis plusieurs années, il avait vaincu presque tous ses ennemis, et il lui fallait quitter sa capitale, et s'éloigner à -la hâte. Ajoutez que celui qui le contraignait ainsi à fuir n'était point un étranger, ni un ennemi public, mais le fils qu'il avait engendré de son sein, comme il s'en plaignait lui-même en pleurant. Aux jours de ses premières douleurs, il était dans la vigueur de l'âge, et pouvait les supporter courageusement; mais alors il avait déjà fourni une longue carrière, et quand sa vieillesse réclamait un appui et une consolation, il ne rencontrait en ce fils coupable qu'un ennemi et un rebelle. Or, David sortait de Jérusalem accompagné de quelques serviteurs, et s'avançait nu-pieds, couvert de honte et fondant en larmes. Cette guerre était pour lui un opprobre non moins qu'un malheur. Absalon ne recula point devant des outrages dont Saül s'était abstenu. Il viola publiquement dans le palais les concubines de son père ; sa haine contre lui était si furieuse qu'il osa braver les lois de la nature et de la décence. C'est ainsi que ce prince ivre de fureur commettait aux regards de tous ce criminel attentat, comme si la guerre eût été terminée et que vainqueur il eût amené ses ennemis en captivité.

19. David s'éloignait donc triste et craintif, lorsque Siba, serviteur de Miphiboseth , qui le rencontra, augmenta encore son trouble en calomniant son propre maître, et l'accusant d'aspirer au trône. Puis vint Séméi, homme scélérat et ingrat qui l’accabla de reproches, et lui jeta des pierres. Sors, homme de sang, disait-il, et homme méchant. Le Seigneur a fait retomber sur toi tout le sang de la maison de Saül, parce que tu as usurpé le royaume et pris sa place; le Seigneur a livré le royaume aux mains d'Absalon, et il fait rejaillir sur toi ta propre malice, parce que tu es un homme de sang. (II Rois, XVI , 7, 8.) Quoique David supportât patiemment ces propos injurieux, il n'en ressentait pas moins ce qu'ils avaient d'outrageant, comme ses plaintes nous le prouvent. Néanmoins, il ne voulut point punir cet insolent, et lui permit de se retirer sain et sauf, se bornant à dire : Laissez-le me maudire, selon le commandement du Seigneur. Peut-être que le Seigneur regardera mon affliction, et me rendra quelque bien pour cette malédiction d'aujourd'hui. (II Rois, XVI, 10, 12.) On lui annonçait également l'arrivée de Chusi, et il attendait avec une inquiète sollicitude l'issue des événements. Mais dès qu'il en fut informé, il vit bien qu'il lui fallait se préparer à une guerre la plus étrange que l'on puisse concevoir, et qui a l'air d'être un conte et une fable. Et en effet, Absalon, qui était la cause de tous ces maux, qui avait soulevé cette guerre et dont la mort devait finir toutes les hostilités, Absalon, dis-je, est de la part de David l'objet des plus vives et plus pressantes recommandations. Epargnez, disait-il sans cesse aux chefs de son armée, épargnez mon fils Absalon. (II Rois, XVIII, 15.)

Mais combien était pénible une semblable anxiété ! et combien affligeante cette difficile position ! Ce prince était contraint de soutenir une guerre où la victoire et la défaite lui devaient être également pénibles. Il ne pouvait désirer la déroute des forces nombreuses qu'il mettait en campagne, et il ne souhaitait point leur triomphe puisqu'il ordonnait qu'on épargnât l'auteur de la guerre. Et quand celle. ci eut été terminée, selon les décrets divins, par la mort du parricide, tous se livraient à la joie et à l'allégresse, et seul, David se répandait en larmes et en gémissements. Renfermé dans le secret de son palais, il appelait ce fils qui n'était plus, et s'affligeait de n'être point mort à sa place. Qui me donnera, s'écriait-il, de mourir pour toi, Absalon, ô mon fils ? L'histoire nous offre-t-elle un autre exemple d'une plus triste perplexité? Lorsqu'Absalon assassina son frère, David voulait le punir de mort; et quand il se révolte contre lui plein d'une noire fureur, il commande qu'on l'épargne. Et certes, il eût longtemps pleuré ce fils rebelle, si Joab, se présentant devant lui, ne lui eût fait . sentir combien sa douleur était peu raisonnable, et par la vivacité de ses paroles ne l'eût contraint (435) à paraître, et à faire à son armée un accueil convenable. Mais alors même, ses malheurs ne cessèrent point, la division se mit dans son armée qui se sépara en deux camps; et lorsqu'il eût pu, non sans peine, et par mille caresses apaiser cette révolte, Siba se fit un parti considérable, et il fallut commencer une seconde guerre, quand la première n'était pas encore entièrement terminée. Troublé par cette nouvelle révolte, David rassembla donc ses troupes, et les envoya contre les rebelles sous la conduite de ses généraux. Ils furent vainqueurs, mais Joab attrista pour son coeur les joies de la victoire. Poussé par une noire jalousie, il assassina Amasa, qui, comme lui, était général de l'armée, qui avait ramené tout Israël sous l'autorité de David, et qui personnellement ne lui avait fait aucune injure. Or, cet attentat parut si criminel aux yeux de David, et fut si douloureux à son coeur qu'en mourant il recommanda à son fils de venger le sang d'Amasa.

Ce qui mettait le comble à toutes les infortunes de ce prince, c'est qu'il n'osait en déclarer le principe , ni l'origine. Après les maux de la guerre survint une famine générale , et quand il en eut connu la cause, il fut contraint de faire périr les fils de Saül. Car l'oracle du Seigneur déclara que c'était à cause de Saül et de ses injustices, parce qu'il avait tué les Gabaonites. (II Rois, XXI,1.) Mais rappelons-nous ici combien David pleura Saül, et nous comprendrons combien il dut lui en coûter pour livrer ses fils à la vengeance des Gabaonites. Cependant il endurait toutes ces afflictions; et chaque jour lui amenait de nouveaux malheurs. Ainsi la peste succéda à la famine, et soixante-dix mille hommes avaient déjà succombé dans moins d'un jour, lorsque, voyant l'ange qui tenait à la main une épée nue, il s'écria en gémissant : C'est moi, pasteur de ce peuple, qui ai péché et qui ai agi injustement : ceux-ci qui ne sont que les brebis, qu'ont-ils fait? que votre main se tourne contre moi et contre la maison de mon père! (II Rois,.XXIV, 17.)

Au reste, il serait impossible d'énumérer exactement toutes les tribulations que ce prince endura, car toutes n'ont pas été écrites; mais nous pouvons bien apprécier par ses plaintes et ses gémissements la grandeur de celles qui ont été omises. Ce juste en effet ne cesse de se plaindre et de gémir. Les jours de nos années, dit-il, sont soixante-dix ans, et quatre-vingts pour les forts : au delà travail et douleur. (Ps. LXXXIX, 10.) Direz-vous que le Psalmiste déplore ici plutôt les maux de tous les hommes que ses propres malheurs? vous m'accordez plus que je ne demande, et vous coupez court à toute discussion, puisque vous avouez vous-même que la vie de ce prince, comme celle de tout homme, renferme plus de tristesses que de joies. Oui, j'en conviens avec vous, David considérait et ses douleurs personnelles, et celles de tous les hommes, quand il redisait si énergiquement la parole du patriarche Jacob. Seulement celui-ci ne parlait qu'en son nom, et celui-là au nom de tout le genre humain. L'un disait : Mes jours sont en petit nombre et mauvais (Gen. XLVII, 9); et l'autre : les jours de nos années, c'est-à-dire de tous les hommes, sont soixante-dix ans: et au delà travail et douleur.

10. Mais je vous laisse, comme je l'ai dit, méditer ces choses avec soin et à loisir; et j'aborde l'histoire des autres prophètes. Ils ne nous ont, il est vrai, transmis aucun récit personnel, et néanmoins telle a été l'extrémité des maux qui les ont accablés, qu'un seul mot suffit pour démontrer que toute leur existence n'a été qu'une longue suite de douleurs. Et d'abord signalons ce qui a été commun à tous, et disons qu'ils furent cruellement tourmentés, battus de verges, sciés, lapidés, emprisonnés, passés au fil de l'épée, errants couverts de peaux de brebis et de peaux de chèvres, manquant de tout, opprimés et. persécutés pendant toute leur vie. (Hébr., XI, 37.) Mais à ces profondes afflictions se joignait une douleur plus amère encore, celle de voir que la malice de leurs persécuteurs augmentait chaque jour; cette vue leur était plus pénible que le sentiment de leurs maux personnels. Aussi l'un d'eux disait-il : Le blasphème, le mensonge, le vol, l'adultère et l'homicide ont inondé la terre; et le sang s'est mêlé au sang. (Osée, IV, 2.) Pouvait-il mieux nous dépeindre la malice des hommes, la licence de leurs pensées et le nombre effrayant de leurs vices? Un autre prophète s'écriait : Malheur à moi, parce que je suis comme un homme qui cherche des épis après la moisson, et des raisins après la vendange, lorsqu'il n'y a plus une seule grappe! (Mich. VII, 1.) C'est ainsi qu'il déplore la rareté des hommes vertueux. En un mot, tous font entendre les mêmes plaintes, et Amos, un (436) berger devenu prophète, ne se contentait pas de pleurer les crimes de ses frères: il s'attristait encore de leurs malheurs plus vivement que de ses propres afflictions. C'est pourquoi il intercédait en leur faveur, et disait : Seigneur, ayez pitié de ce peuple ! qui rétablira Jacob devenu si infirme ? Seigneur, repentez-vous de votre colère à son égard. Et toutefois il n'obtint point l'objet de sa prière, car il ajoute : Il n'en sera pas ainsi, me dit le Seigneur. (Amos, VII, 2.)

Quant à Isaïe, parce qu'il lui fut révélé que toute la terre serait dans la désolation, il ne voulut recevoir aucune consolation, et il ne cessait de pleurer disant: Laissez-moi, je pleurerai amèrement ; et ne cherchez point à me consoler. (Isa. XXII, 4.) Qui pourrait lire sans verser des larmes les diverses lamentations de Jérémie, celles qu'il a écrites séparément, et celles qu'il a répandues dans ses prophéties, et qui se rapportent à Jérusalem, ou à sa propre personne? Tantôt il s'écriait : Qui donnera de l'eau à ma tête, et à mes yeux une source de larmes. et je pleurerai nuit et jour les malheurs de ce peuple ? Et tantôt il ajoutait: Qui me donnera dans le désert une cabane de voyageur ? et j'abandonnerai ce peuple, et je me retirerai loin de lui; car tous sont adultères. (Jérém. IX, 1, 2.) D'autres fois il exhalait ainsi l'amertume de sa douleur : Malheur à moi, ô ma mère ! pourquoi m'avez-vous enfanté, moi homme de querelle, homme de discorde pour toute la terre ! Il se surprenait aussi à maudire le jour de sa naissance, disant : Maudit soit le jour où je suis né ! (Jérém. XV, 10 ; XX, 14.) Ajoutez encore la fosse pleine de vase, et les étreintes des chaînes; les coups, les embûches et les railleries continuelles, et vous conviendrez qu'il lui était comme impossible de rester ferme parmi tant de cruelles douleurs. Bien plus, lorsqu'après la prise de Jérusalem, il se vit honoré et distingué par le vainqueur, il ressentit ce traitement comme une nouvelle affliction; et ce fut alors qu'il écrivit ses plus touchantes lamentations, pleurant les morts et les exilés. D'ailleurs les malheurs qui suivirent, ne furent en rien inférieurs à ceux qui avaient précédé, puisque les restes du peuple échappés à la guerre irritèrent de nouveau le Seigneur. lis lui avaient promis que désormais ils lai obéiraient en toutes choses, et que jamais ils n'agiraient contre ses ordres; et cependant, malgré sa défense expresse, ils se retirèrent en Egypte, et y emmenèrent avec eux le prophète qu'ils contraignirent ainsi à leur tenir un langage plus sévère et plus menaçant que dans ses précédentes prophéties.

Et maintenant parlerai-je d'Ezéchiel et de Daniel ? Toute leur vie ne s'est-elle pas écoulée dans les douleurs de la captivité ? Le premier, qui endurait pour les péchés des autres le supplice de la faim et de la soif, n'avait point la permission de pleurer la mort de son épouse; et quoi de plus dur que de ne pouvoir déplorer ses propres malheurs ! J'omets que le Seigneur lui ordonna de manger un pain cuit sous la fiente d'animaux, et de rester couché sur le même côté pendant cent quatre-vingt-dix jours (Ezéch. IV, 12.) Combien d'autres épreuves pourrais-je encore rappeler ! Et en supposant même qu'il n'eût eu à subir aucun des maux que j'ai signalés, ou que j'ai passés sous silence, il suffisait à cet homme juste et saint d'habiter au milieu d'un peuple barbare et corrompu, pour que l'existence lui devînt un cruel supplice.

Daniel, il est vrai, obtint de brillants honneurs, et parut libre au sein même de la captivité. La cour fut son séjour habituel, et il devint très-puissant dans le royaume de Babylone. Cependant si nous écoutons ses prières, et si nous considérons ses jeûnes; si nous observons l'altération de ses traits et la continuité de son oraison , et si nous remarquons en faveur de qui il intercédait ainsi, nous reconnaîtrons que sa vie s'écoula également parmi les angoisses et les douleurs. A l'affliction des maux présents se joignait pour lui la terrible attente des malheurs futurs. Ces maux n'étaient pas encore arrivés, mais il avait mérité que l'esprit prophétique les dévoilât à ses regards. Il voyait donc les Juifs captifs encore à Babylone , et il était forcé d'entrevoir pour eux une seconde captivité. Jérusalem n'était pas encore rebâtie, et on lui en montrait la destruction, ainsi que la désolation du temple que devaient souiller des sacrifices impurs, et où cesserait le culte divin. C'est pourquoi il pleurait et se lamentait disant : A nous la honte du visage, et à nos rois, et à nos princes, et à nos pères, parce que nous avons péché contre vous, Seigneur. (Dan. IX, 8.)

11. Mais je ne sais comment j'ai omis, en parlant des prophètes, de signaler cet homme tout céleste, qui semblait ne plus appartenir à la terre, et vivre déjà dans les cieux, car il (437) n'avait de terrestre que la peau de chèvre qui le couvrait. Eh bien ! quelles afflictions n'éprouva pas le prophète Elie, cet homme si élevé et si admirable, si toutefois nous pouvons l'appeler un homme. Vous savez avec quelle hardiesse il parla au roi Achab, et vous n'ignorez pas qu'il fit descendre le feu du ciel, et mettre à mort les prêtres de Baal ; qu'il ferma, et qu'il ouvrit le ciel à son gré. Après tant de prodiges et de témoignages d'une entière confiance en Dieu, il fut agité d'une si vive crainte, et d'une tristesse si profonde qu'il s'écria : Seigneur, prenez mon âme, car je ne suis pas meilleur que mes pères. (III Rois, XIX, 4.) Ainsi se plaignait ce prophète qui n'a pas encore subi l'épreuve de la mort. Ajoutons qu'en traversant le désert, il s'endormit de découragement et de fatigue. Quant à son disciple, s'il recueillit le double esprit de son maître, il fut encore plus persécuté. C'est en parlant de ces deux prophètes, dont il avait énuméré les afflictions, que l'Apôtre disait : Le monde n'était pas digne d'eux. (Hébr. XI, 38.)

C'est aussi bien à propos que ma plume a écrit le nom de saint Paul. Car son souvenir suffit seul pour nous consoler; et quand ce souvenir est évoqué après celui de ces illustres modèles, quelle douleur et quelle tristesse ne peut-il dissiper? Toutefois, je juge inutile de rappeler tout ce qu'il a souffert pour la prédication de l'Evangile, la faim, la soif, la nudité, les naufrages, la solitude, les craintes, les périls, les embûches, la prison, les coups, les veilles et mille genres de mort : car si tout se réunissait pour le faire souffrir, du moins ses souffrances n'étaient pas sans quelque consolation. Mais lorsque tous les chrétiens de l'Asie se séparèrent de lui, que les Galates, jusqu'alors irréprochables dans leur foi, et si attachés à sa personne, se laissèrent séduire, et que les Corinthiens divisés entre eux, enhardirent par une molle complaisance un infâme incestueux, quelle dût être sa profonde affliction ! et de quelles ténèbres la tristesse enveloppa son âme! Au reste ce ne sont point ici de simples conjectures ; il a parlé lui-même; et il suffit de l'entendre : Il est vrai, dit-il aux Corinthiens, que je vous ai écrit dans une grande anxiété de coeur et avec beaucoup de larmes; et encore : Je crains qu'à mon arrivée Dieu ne m'humilie, et que je n'en pleure plusieurs qui, après avoir péché, n'ont point fait pénitence. (II Cor. II, 4; XII, 21.) Mes petits enfants, écrit-il aux Galates, vous que j'enfante de nouveau jusqu'à ce que Jésus-Christ soit formé en vous. (Galat. IV, 19.)

Quant aux chrétiens de l'Asie, il s'en plaint amèrement à son disciple; et comme si ce n'était pas assez de tant d'afflictions, un aiguillon fut mis dans sa chair, qui le tourmentait et l'affligeait au point que trois fois, c’est-à-dire souvent, il pria le Seigneur de l'en délivrer. (II Cor. XIII, 8.) Au reste pouvait-il respirer un seul instant, lui qu'attristait si vivement l'absence d'un frère? Je geai point eu l'esprit en repos, écrit-il aux Corinthiens, parce que je n'ai point trouvé mon frère Tite. (II Cor. II, 13.) A l'occasion de la maladie d'un autre frère, nommé Epaphras, il écrit aux Philippiens : Dieu a eu pitié de lui, et non-seulement de lui, mais aussi de moi, afin que je n'eusse pas affliction sur affliction. (Philip. II, 27.) Enfin, dans sa seconde Epître à Timothée, il se montre tout affligé des séducteurs qui lui résistent, et il dit : Alexandre, l'ouvrier en cuivre , m'a fait beaucoup de mal: le Seigneur lui rendra selon ses oeuvres. (II Tim. IV, 14.) Cet apôtre pouvait-il donc trouver même quelques courts instants de calme à sa douleur et à son affliction? Car en dehors de ces diverses tribulations qui assiégeaient son âme, mille autres causes y entretenaient une continuelle tristesse. Du reste il s'en explique lui-même en ces termes : Outre les épreuves extérieures, ma sollicitude pour toutes les Eglises est mon occupation de tous les jours. Qui est faible, sans que je sois faible avec lui? qui est scandalisé, sans que je brûle? ( II Cor. II, 28, 29.)

Or, si l'Apôtre se sentait brûlé en la personne de tous ceux qui étaient scandalisés, on peut bien dire que ce feu ne s'éteignait jamais dans son âme, car le scandale était incessant et alimentait toujours l'incendie. Lorsque des villes et des nations entières tombent parfois dans l'erreur, il était impossible, vu le grand nombres des Eglises, qu'il n'y eût pas constamment un ou deux fidèles dont la chute ne fût pour saint Paul un continuel sujet de douleur. Mais je vous accorde , si vous le voulez , que jamais aucun chrétien n'a été scandalisé , ni séparé de lui , je veux que sous ce rapport il n'ait pas éprouvé la moindre tristesse. Nous ne pourrons néanmoins en conclure qu'il ait été à l'abri de toute tribulation. Au reste lui-même est ici le (438) témoin le plus compétent : et son aveu est des plus explicites : Je souhaiterais, dit-il, que Jésus-Christ me rendît moi-même anathème pour mes frères, les Israélites, qui sont de même race que moi, selon la chair. (Rom. IX, 3.) C'est-à-dire qu'il me serait moins affreux de tomber en enfer qu'il ne m'est douloureux de voir les Israélites persévérer dans leur incrédulité. Car tel est le sens de cette parole : Je souhaiterais d'être anathème. Or, celui qui acceptait les supplices de l'enfer pourvu qu'il pût amener tous les Juifs à la connaissance de la vérité, montrait bien que n'obtenant pas l'objet de ses désirs il ne souffrait pas moins que les damnés, puisqu'il redoutait moins l'enfer pour lui-même que pour ses frères.

12. Et maintenant je voudrais que vous pussiez rapprocher de vos maux les causes diverses, et surtout la grandeur de ceux qui frappèrent ces illustres saints. Ce rapprochement vous convaincrait que leurs douleurs ont surpassé les vôtres. Oui, vous demandez s'ils ont été plus affligés que vous. Or, l’étendue de l'affliction se mesure non-seulement par la cause qui la produit, mais encore par les paroles et les effets. Car pour plusieurs une simple perte d'argent a été plus douloureuse que ne peut l'être votre état, mon cher Stagire. C'est ainsi que par désespoir, quelques-uns se sont noyés, et que d'autres se sont pendus. Il en est même qui ont perdu la vue à force de pleurer. Certes il semble au premier abord qu'il doive nous être plus facile et plus aisé de perdre nos richesses que d'être tourmenté par le démon. Et cependant plusieurs qui ont triomphé de cet esprit mauvais, ont succombé sous la perte de leur argent. Au reste n'appréciez point leur douleur d'après vos propres dispositions; et parce que vous méprisez les richesses, ne croyez pas que tous partagent vos sentiments. Car la ruine de leur fortune en a conduit plusieurs à la folie et aux derniers excès.

Mais si rien de semblable ne peut abattre une âme forte et généreuse; une perte d'argent sera plus sensible à un esprit faible, à un homme tout mondain. Et pourquoi? parce qu'il n'y a point de comparaison entre toujours craindre la faim et endurer vos souffrances pendant quelques jours. Car leur intensité s'épuise bientôt, comme celle de la fièvre, du froid et de tout péril imminent; et il est vrai qu'elles durent moins longtemps que ces divers maux. Mais, direz-vous, elles les surpassent en violence. Je pourrais vous répondre par (exemple de plusieurs malades que l'ardeur de la fièvre secoue plus violemment que le démon n'agite le corps des possédés. Quant à la crainte de manquer du nécessaire, elle est un ver rongeur qui déchire sans cesse l'âme du pauvre. Et pourquoi ne citer que l'indigence? Si je voulais énumérer toutes les calamités qui pèsent sur l'humanité, vous vous joindriez à moi pour rire peut-être de vos douleurs et de vos plaintes. Au reste il me serait impossible de les énumérer exactement et même d'en indiquer une faible partie, car je ne les connais point toutes, et lors même que je les connaîtrais, le temps me ferait défaut. D'ailleurs les quelques exemples que je vous citerai, suffiront pour vous faire comprendre ceux que j'omettrai.

Reportez donc votre souvenir sur Démophile, ce vieillard, notre intime ami, cet homme issu d'une noble et illustre famille. Depuis quinze ans il ne peut se donner aucun mouvement. On dirait un cadavre; et la vie ne se manifeste en lui que par un tremblement convulsif, la parole et le sentiment de ses maux. Du reste, il vit dans une extrême pauvreté, et il n'a pour le servir qu'un jeune homme, bon sans doute, et dévoué à son maître, mais qui ne saurait beaucoup adoucir ses douleurs. Car il ne peut enrichir son indigence ni arrêter l'agitation de ses membres; et tous ses soins se bornent à le faire manger et boire, et à le moucher, puisque ses mains lui refusent ces divers services. Telles sont depuis quinze ans les souffrances de Démophile, et il me rappelle le paralytique de trente-huit ans.

Je vous citerai encore Aristoxènes de Bithynie. Il n'est point comme notre ami, perclus de tous ses membres, mais il est en proie à une langueur beaucoup plus fâcheuse qu'une paralysie. Car il ressent dans le bas ventre des tranchées et des douleurs pires que toutes les tortures. Tantôt ce sont des élancements aigus qui le percent comme d'un fer acéré, et tantôt c'est une inflammation générale qui le brûle comme un feu dévorant. Nuit et jour il est si violemment agité, que ceux qui ne connaissent pas le genre de sa maladie le prennent pour un fou. Et en effet, sous l'étreinte de la douleur ses yeux se détournent, ses mains se crispent, ses pieds se roidissent et sa langue se contracte. D'autres (439) fois quand l'usage de la voix lui est revenu, il jette les hauts cris et il gémit plus qu'une femme en mal d'enfant. Aussi arrive-t-il souvent que ceux qui ont des malades, même éloignés de sa maison, et dont ses cris redoublent l'insomnie, envoient se plaindre de ce qu'il fait empirer leur état. Or, ces reproches sont comme continuels et se renouvellent fréquemment le jour et la nuit. Ajoutez que six années entières se sont déjà écoulées depuis qu'il est affligé de cette complication de maux, et qu'il n'a ni serviteur qui lui donne quelque soin, parce qu'il est pauvre; ni médecin qui puisse le consoler, parce que cette maladie est au-dessus de la science et de l'art. Et en effet, lorsqu'il était riche, plusieurs l'ont traité, mais tous inutilement.

Enfin ce qui lui est le plus sensible, c'est qu'aucun ami ne veut le voir. Tous l'ont abandonné, même ceux qu'il avait le plus obligés et si par hasard quelqu'un pénètre dans son humble demeure, aussitôt il se retire, tant est grande l'infection d'un logis dont personne ne prend soin. Il n'a en effet auprès de lui qu'une servante qui le sert autant que peut le faire une femme, seule et obligée elle-même de gagner sa vie. Le démon peut-il donc vous éprouver aussi cruellement? Mais en supposant qu'il supporte courageusement son état, que ne doit-il pas ressentir lorsqu'il se voit retenu au lit depuis tant d'années, et qu'il calcule ces dépenses inutiles qui l'ont réduit à une extrême pauvreté ! Ajoutez encore le mépris de ses anciens amis, le manque de soins et de serviteurs, et, ce qui vous est le plus pénible, la perspective de ne pouvoir guérir et même la certitude que ses maux ne finiront qu'avec sa vie et son dernier soupir. Au reste c'est ce que lui promettent et la violence de la maladie et ses progrès incessants.

13. Mais comme je pourrais vous fatiguer en prolongeant cette énumération de douleurs et de misères, demandez à l'administrateur de l'hospice la permission d'en visiter les salles. Vous y verrez le principe et la cause de toutes les maladies, de nouveaux genres d'infirmités, et la source comme le sujet de toutes nos tristesses. Transportez-vous ensuite à la prison, et après avoir examiné toutes choses avec soin, rendez-vous aux bains publics. Là, sous les portiques, vous trouverez couchés sur le fumier et la paille, qui leur servent d'abri et de vêtements, une multitude de pauvres, nus, gelés, malades et affamés. Leur vue seule, le tremblement de leurs membres, et le bruit de leurs dents qui s'entre choquent, excitent la pitié des baigneurs. Souvent ils ne peuvent ni élever la voix pour demander aumône, ni tendre la main pour la recevoir, tant la violence du mal les a brisés. Mais poursuivez votre route, et arrivez jusqu'à l'hôpital des incurables , qui est aux portes de la cité : certes vous conviendrez qu'en comparaison des misères qui s'y réunissent, votre état est un port tranquille. Faut-il vous montrer ces hommes couverts d'une lèpre hideuse, et ces femmes dévorées par un cancer. Ces deux maladies sont à la fois longues et incurables; et dès que quelqu'un en est atteint, ses concitoyens l'éloignent, et lui défendent de fréquenter les bains, le forum, et tout lieu public dans l'intérieur de la cité. Cette séquestration devient même d'autant plus affreuse, que ce malheureux ne peut s'assurer que le pain ne lui manquera pas. Dois-je encore citer ceux qui trop souvent sont injustement condamnés aux travaux des mines? car eux aussi sont plus infortunés que l'homme possédé du démon.

Vous ne le croyez pas, et je ne m'en étonne point, car nous ne pesons pas les maux des autres dans la même balance que les nôtres. Nous jugeons des premiers par l'oeil et la parole, et des seconds par l'expérience, le sentiment et une sympathie toute personnelle. C'est pourquoi nous les trouvons beaucoup plus graves et intolérables, quoiqu'en réalité ils soient plus légers et supportables. Celui-là seul qui en serait entièrement exempt, qui les analyserait avec soin, et qui les étudierait dans leurs nombreuses victimes, pourrait en porter un jugement sain et équitable. Mais toutes ces maladies, direz-vous peut-être, n'attaquent que le corps, tandis que mon état affecte l'âme qui est notre plus précieux trésor. Eh bien ! c'est sous ce rapport même que je trouve votre condition meilleure. Car l'esprit mauvais respecte votre corps, et se contente d'agiter votre âme pendant quelques instants. Au contraire, les divers maux que j'ai énumérés, prennent, il est vrai, naissance dans le corps, mais ne s'y fixent point entièrement, et font pénétrer leur venin jusqu'à l'âme qu'ils tourmentent nuit et jour par le double aiguillon de la douleur et de la tristesse. Aussi l'auteur des Proverbes nous dit-il : Que le vinaigre ne (440) convient point à une plaie vive, et que la maladie qui attaque le corps bouleverse le coeur. (Prov. XXV, 20.)

Ne m'objectez donc plus que ces maux extérieurs naissent de la chair, mais prouvez qu'ils n'étendent point jusqu'à l'âme leur influence délétère. C'est ainsi que la peste tue le corps, quoiqu'elle s'engendre en dehors de lui, et que le venin du serpent qui se forme en son corps, nous devient également mortel. Il en est de même de ces diverses maladies : elles naissent de la chair, et inoculent à l'âme leurs émanations pestilentielles. D'ailleurs une profonde tristesse nous est bien plus nuisible que toutes les attaques de l'esprit mauvais; et comme c'est par cette tristesse qu'il nous surmonte, dissipez-la, et il sera impuissant à vous blesser. Mais comment chasser cette noire mélancolie, me direz-vous? et moi, je vous demanderai quels sont donc les obstacles qui s'y opposent. Si vous aviez commis quelqu'un de ces crimes qui nous excluent du royaume des cieux, l'adultère, ou l'homicide, vous auriez sujet de vous attrister et de pleurer; et nul ne vous en blâmerait. Mais puisque par la grâce de Dieu, vous êtes bien éloigné d'avoir ainsi péché, pourquoi vous affliger inutilement?

Le Seigneur a voulu que la tristesse fût une des passions de l'homme, non pour qu'il s'y abandonnât inconsidérément, et à la moindre contrariété, mais pour qu'il en retirât de précieux avantages. Eh ! comment les obtenir ? en ne nous attristant que pour des raisons légitimes. Or, ce n'est point l'adversité, mais le péché seul qui doit provoquer cette tristesse; mais l'homme pervertit cet ordre et confond les temps : il multiplie donc ses péchés et n'en conçoit aucune douleur; et dès qu'il reçoit, n'importe de qui, le moindre désagrément, il se décourage, il n'a plus d'énergie, et il ne désire que d'en être délivré, même au prix de sa vie.

14. La tristesse est donc une passion non moins grave et fâcheuse que la colère et la volupté; et elle amène les mêmes résultats, lorsque nous n'en usons point selon les règles de la raison et de la prudence. C'est ainsi que le médicament qu'ordonne le médecin, s'il est administré à contre-temps, et pour une maladie tout autre, loin de guérir le malade, ne fait qu'aggraver son état. Tel est aussi l'effet que produit infailliblement une tristesse inconsidérée; car elle est un remède violent et corrosif qui tend à purifier notre âme de ses souillures : remède très-utile, quand le pécheur est d'un caractère paresseux et délicat, et qu'il, est comme accablé par le poids de ses péchés. Mais donnez-moi un courage viril, ardent à la lutte, exercé aux combats, oppressé par la douleur et éprouvé par mille afflictions, cette, même tristesse ne peut que lui nuire beaucoup, loin de lui être salutaire; car elle affaiblira ses forces, et le disposera à être facilement vaincu. C'est pourquoi l'Apôtre s'adressant à des chrétiens fermes et valeureux, leur écrivait : Réjouissez-vous dans le Seigneur :je vous le dis de nouveau, réjouissez-vous. (Philip. IV, 4.) Mais lorsqu'il écrit à des chrétiens lâches et remplis de vanité, il leur dit : Et vous êtes encore enflés d'orgueil ! et vous n'avez pas été plutôt dans les pleurs! (I Cor. V, 2.)

Ainsi le pécheur, qui est comme tout bouffi par le nombre et la malice de ses fautes, doit recourir à la tristesse pour dégager son âme et la ramener à un meilleur état. Mais pourquoi celui qui est dans de bonnes conditions de grâce et de vertu, et qui se maintient dans cet heureux état, chercherait-il à le compromettre par une tristesse inconsidérée ? Car la tristesse est par elle-même une affection si âcre et si mordante, que, même employée dans un cas de nécessité, elle devient extrêmement nuisible, dès qu'on en prolonge la durée. C'est ce que l'Apôtre craignit pour l'incestueux de Corinthe. Aussi, dès qu'il eut appris qu'il en avait éprouvé un salutaire effet, il s'empressa de la dissiper, et il en donne cette raison : De peur, dit-il, qu'il ne soit accablé par une trop grande tristesse. (II Cor. II, 7.) Or, si l'excès de la tristesse peut perdre ceux mêmes auxquels elle a d'abord été nécessaire, que ne fera-t-elle pas à l'égard de ceux qui sans aucun motif s'y livrent volontairement? Je le sais bien par ma propre expérience, me direz-vous : mais comment dissiper la sombre mélancolie de mon âme? Eh ! croyez-vous donc la chose si difficile, mon cher ami ? Si votre tristesse était une passion forte et violente, comme l'amour de la créature, la tyrannie de la vaine gloire, ou toute autre affection impétueuse, il vous serait moins aisé de la surmonter, et vous auriez raison de douter du succès. Cependant, il n'est pas impossible, quand on a été pris à de tels piéges, de s'en échapper, mais il faut avouer que la chose est bien difficile. Et pourquoi? (441) parce que le plaisir vient fortifier ces piéges et les rendre plus dangereux. Il nous enlace en de nouveaux liens : en sorte que la première difficulté est de persuader à un esprit ainsi garrotté, qu'il doit vouloir et souhaiter sa délivrance. Nous devenons alors semblables au malade qui, au lieu de se guérir du prurit de gale, se complairait dans son mal, et l'entretiendrait volontairement.

Au reste, il est très-utile pour dissiper la tristesse de s'en affliger fortement. Car dès qu'un fardeau nous pèse, nous cherchons à nous en débarrasser. Mais que faire si, malgré tous ses efforts, on ne peut y parvenir? ne point se décourager et l'on y réussira bientôt. Il n'est, en effet, pour le chrétien que deux causes légitimes de tristesse : ses propres péchés et ceux de ses frères. Mais puisque ce double motif est étranger à votre noire mélancolie, pourquoi vous rendre vous-même inutilement malheureux? Eh ! d'où savez-vous que mon état n'est point une punition de mes péchés? L'assertion me paraît évidente, et toutefois, pour le moment, je ne m'y arrête pas. Au contraire, j'admets pour le moment avec vous, et je me tiens pour convaincu que cet état est un châtiment de vos fautes, et je dis que même à ce point de -vue, il ne peut vous causer ni tristesse, ni douleur. Vous devez, au contraire, vous réjouir d'expier ici-bas vos péchés, afin de n'être point condamné avec le monde. Oui, celui qui s'attriste non parce qu'il souffre , mais parce qu'il a offensé Dieu, s'attriste avec raison. Car le péché nous éloigne de Dieu, et nous rend ses ennemis, tandis que la souffrance nous réconcilie avec lui, et le dispose à nous pardonner et à se rapprocher de nous.

Et maintenant j'affirme que votre état n'est point une punition de péchés antérieurs, mais une épreuve qui doit augmenter vos mérites et embellir votre couronne. Sans doute on ne pourrait s'arrêter à cette pensée, si vous eussiez passé d'une vie criminelle et licencieuse à l'austérité de la vie monastique. Si Dieu ne châtiait que pour porter à une sincère conversion les pécheurs qui persévèrent dans leurs égarements, votre état serait de sa part un châtiment inutile. Le Seigneur est si éloigné de nous punir, lors même que nous le méritons le plus, et que nous avons le plus grand besoin de nous convertir, qu'il se contente de paroles sévères et de menaces. C'est ce qu'il est facile d'observer à l'égard des Israélites et des Ninivites. Dès qu'ils firent pénitence , Dieu se hâta de suspendre le châtiment, et même de retirer ses menaces. Car il veut nous épargner la souffrance bien plus que nous ne le voulons nous-mêmes; et nul n'est aussi indulgent pour lui-même que le Seigneur envers nous tous. Ainsi le Dieu qui menace seulement de parole les pécheurs invétérés, et ne les punit pas, et qui prend soin de les rassurer dès qu'ils se repentent, tiendrait à votre égard une conduite toute différente. Vous qui avez donné tant de preuve de religion, de vertu et de probité, il se plairait à vous laisser sous le poids de ces effrayantes menaces, et même il les réaliserait par de cruelles souffrances ! Qui pourra jamais le croire ? Sans doute, si votre conduite dans le monde eût été mauvaise et vicieuse, on pourrait le supposer ; mais, sans être aussi édifiante qu'aujourd'hui, elle brillait par la vertu et la pureté. C'est pourquoi il est évident pour moi que votre état ne vous est qu'une matière de mérites et un accroissement de gloire.

Telles sont donc, je le répète, les pensées qui doivent vous occuper, et pour dissiper entièrement votre tristesse, joignez aux raisonnements une prière assidue. C'est par le fréquent emploi de ce double remède que David, cet homme grand et admirable, apaisait ses douleurs et consolait ses chagrins. Tantôt il priait, disant : Les afflictions se sont multipliées au fond de mon coeur; délivrez-moi des maux qui m'accablent; et tantôt il s'adressait à lui-même ce pieux et religieux raisonnement : Pourquoi es-tu triste, ô mon âme, et pourquoi me troubles-tu ? Espère dans le Seigneur, car je le louerai encore. (Ps. XXIV, 17; XLII, 5.) Il revenait ensuite à la prière, et s'écriait : Seigneur, laissez-moi, afin que je respire avant que je m'en aille, et que je ne sois plus; et puis il s'encourageait encore par ces paroles : Qu'y a-t-il pour moi dans le ciel? Et hors de vous, Seigneur, qu'ai -je voulu sur la terre? (Ps. XXXVIII, 14; LXXII, 25.) Nous lisons aussi que Job ne répondait aux insinuations diaboliques de sa femme que par ce raisonnement : Pourquoi parlez-vous comme une femme insensée? si nous avons reçu les biens de la main de Dieu, ne supporterons-nous pas les maux qu'il nous envoie? (Job, II, 10.) II avait également recours à la prière; et le bienheureux Paul offrait aux chrétiens affligés et persécutés ce double secours comme une armure forte et puissante. Si vous n'êtes point châtiés, leur disait-il, vous (442)  êtes donc des enfants adultères, et non de vrais enfants. Car quel enfant n'est pas châtié par son père? Au reste Dieu est fidèle, et il ne permettra pas que vous soyez tentés au-dessus de vos forces. Et il est juste devant Dieu qu'il rende l'affliction à ceux qui vous affligent, et qu'il vous donne le repos à vous qui êtes dans la tribulation. (Hébr. XII, 8, 7; ! Cor. X, 13;  II Thes. I, 6, 7.)

Si vous savez donc, vous aussi, recourir à ces puissants moyens de salut, et vous en revêtir comme d'une armure invulnérable, vous repousserez par le raisonnement les traits de la tristesse, et, par vos prières et celles de vos amis, vous vous entourerez comme d'un puissant rempart, en sorte que vous recueillerez promptement les heureux fruits de cette méthode. Bien plus, vous y gagnerez, et de supporter avec courage votre état présent, et de puiser dans vos épreuves mêmes la force de ne plus succomber désormais sous le poids d'aucune adversité.

 

(Traduit par l'abbé J. DUCHASSAING.)

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