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TRAITÉ DU SACERDOCE

LIVRE QUATRIÈME

ANALYSE

Ce livre débute par une objection de Basile : ce que son ami vient de dire s’applique, prétend-il, à ceux qui s’ingèrent d’eux-mêmes dans les fonctions sacrées; mais non à celui qu’on y entraîne malgré lui. — Chrysostome prouve que c’est là une erreur. — Exemples de Saül, d’Héli, d’Aaron. et de Moïse. — Judas avait été appelé. — Ceux qui imposent les mains à des indignes encourent les mêmes peines qu’eux. — Plusieurs comparaisons tendant à prouver qu’il faut n’imposer les mains qu’avec une extrême prudence, suivant le précepte de saint Paul à Timothée. — Ce début peut se résumer en un seul mot : de la vocation ecclésiastique. — Tout le reste du livre roule sur le talent de la parole que doit posséder le prêtre. — Le bon exemple ne suffit pas, sans le talent de la parole ni même le don des miracles. — La parole est la seule arme avec laquelle on puisse combattre les ennemis de l’Eglise. — Comparaison de l’Eglise avec une ville forte. — Principaux ennemis aux entreprises desquels l’Eglise est en butte : les Juifs, les Païens, les Manichéens, les Valentiniens, les Marcionites, les Sabelliens, les Ariens; ces deux dernières sectes se rapprochent de l’hérésie de Paul de Samosate. — Les ennemis domestiques, les agitateurs de questions oiseuses et insolubles. — Objections de Basile : saint Paul n’a-t-il pas méprisé l’éloquence? — Non, il n’a méprisé que l’art frivole des rhéteurs de son temps. — Si quelque ministre de Jésus-Christ pouvait se passer du talent de la parole, c’était bien saint Paul, muni comme il l’était du don des miracles, et de son amour incomparable pour Jésus-Christ, amour qui lui fait souhaiter d’être anathème pour le salut des Juifs. — Eloquence de saint Paul : elle est simple et forte et uniquement fondée sur la science et l’enthousiasme. — Eloge sublime de ses épîtres. — Textes de saint Paul, établissant la nécessité pour un évêque de posséder la doctrine pour l’instruction des autres: il faut qu’un évêque soit habile à défendre les dogmes.

 

Après un moment de réflexion, Basile répondit au discours qu’il venait d’entendre.

Si tu avais désiré le sacerdoce et fait quelque démarche pour l’obtenir, tes craintes seraient fondées. En recherchant une place on déclare que l’on se sent capable de la remplir, et l’on n’est plus en droit de rejeter sur l’ignorance les fautes que l’on commet dans son administration. On s’est privé d’avance de ce moyen de défense par l’empressement avide avec lequel on s’est en quelque sorte jeté sur un emploi, pour s’en saisir. On est venu volontairement et de son plein gré et l’on ne saurait plus être admis à dire c’est malgré moi que j’ai commis cette faute, malgré moi que j’ai perdu cette âme. Le juge à qui l’on aura à en rendre compte répondra : Quoi! tu connaissais ton incapacité, tu savais que ton intelligence n’était pas à la hauteur de cette fonction, ni suffisante pour l’administrer, sans commettre de faute, et tu as été assez hardi pour accourir en recevoir la charge, une charge si peu en rapport avec tes forces? Qui t’a forcé? Quelle violence a-t-on exercée pour te contraindre à subir ce joug, malgré ta résistance et ta fuite?

Pour toi, tu n’entendras jamais de pareils reproches; ta conscience est parfaitement tranquille à cet égard; tout le monde sait très-bien que la brigue n’a été pour rien dans ton élection, et que c’est la justice des électeurs seule qui a tout fait : ainsi ce qui enlève aux autres toute excuse est précisément ce qui t’aurait fait absoudre.

CHRYSOSTOME. J’accueillis ces paroles en secouant légèrement la tête et en souriant; j’admirais la naïve candeur de mon ami. — Je voudrais bien, lui dis-je, que les choses fussent comme tu le dis, ô le meilleur des amis ! non pas pour avoir sujet d’accepter ce que j’ai refusé; car, en supposant même que je n’eusse pas à craindre le châtiment qui menace le pasteur, négligent et incapable, de la bergerie du Christ, toujours porterai-je au fond de ma conscience le plus insupportable des châtiments, le remords d’être trouvé indigne d’aussi augustes fonctions, au jugement même de celui qui me les aurait confiées. Pourquoi donc voudrais-je que ton opinion ne fût point fausse? Par intérêt pour tant de malheureux, (c’est la qualification qui leur convient quand tu répèterais mille fois qu’on leur a fait violence et qu’ils ont péché sans le savoir), pour tant de malheureux, dis-je, qui occupent des places dont ils ne sauraient remplir les devoirs, je (597) voudrais que ton opinion fût vraie, afin que ces hommes évitassent le feu éternel, les ténèbres extérieures, le ver qui ne mourra point, et ces cruelles séparations qui partageront à jamais les élus et les réprouvés.

Mais que veux-tu que je te dise? C’est une erreur, incontestablement. Pour te le prouver, je puis d’abord employer un argument tiré de la puissance royale, bien moindre aux yeux de Dieu que la dignité sacerdotale. Le fils de Cis, Saül ne devait pas la couronne à ses intrigues. Il était allé à la recherche de ses ânesses, quand il rencontra le Prophète, qu’il interrogea pour savoir où elles étaient; et Samuel lui parla de la royauté. Quoiqu’il ajoutât foi aux paroles du prophète, Saül ne témoigna aucun empressement; au contraire, il s’esquivait, il refusait : Qui suis-je, disait-il, et quelle est la maison de mon père? (I Rois. IX, 21.) Saül, devenu roi, ne fit pas un bon usage de la puissance qui lui avait été imposée; la résistance qu’il avait faite, les paroles que je viens de rapporter le défendirent-elles de la colère du Seigneur qui l’avait fait roi? Il pouvait répondre aux reproches que lui fit le prophète Ai-je couru après la royauté? Me suis-je placé moi-même sur le trône? Je voulais mener la vie d’un simple particulier, vie de paix et de loisir, et tu m’as forcé d’accepter cette dignité; situ m’avais laissé dans mon obscurité, j’eusse facilement évité cette pierre d’achoppement homme du peuple, ignoré dans ses rangs, à coup sûr je n’aurais pas été envoyé à cette expédition; Dieu ne m’aurait pas commandé d’aller combattre les Amalécites, et s’il ne me l’avait pas commandé, je n’aurais pas commis la faute qu’on me reproche.

Mais de semblables excuses sont vaines; non-seulement vaines, mais dangereuses : car elles excitent encore davantage le feu de la colère divine. Celui qui a été élevé à une dignité supérieure à son mérite, loin d’alléguer la grandeur de sa charge pour atténuer ses fautes, doit faire servir à son avancement dans le bien, les attentions bienveillantes de la divine Providence à son égard. Prétendre que la hauteur du rang où l’on est élevé donne le droit de faillir, ce n’est rien moins que vouloir rendre la bonté de Dieu responsable de nos fautes, comme font d’ordinaire les impies et les lâches qui laissent pour ainsi dire leur vie marcher au hasard démence sacrilège dans laquelle nous nous garderons de tomber, travaillant de tous nos moyens à l’oeuvre de Dieu, et conservant notre langue et notre coeur purs de tout blasphème!

Après cet exemple emprunté à la royauté, je passe à un autre plus approprié à notre sujet. Le grand-prêtre Héli n’avait pas non plus ambitionné la souveraine sacrificature. A quoi cela lui servit-il, lorsqu’il eut péché? Que dis-je, ambitionné? il n’eût pas même été libre de la refuser, la loi le contraignait à l’accepter, parce qu’il était de la tribu de Lévi, et qu’il avait seul le droit, par sa naissance, d’occuper cette dignité héréditaire dans sa race. Ce qui ne l’empêcha pas de payer les désordres de ses fils par une expiation terrible.

Avant lui, Aaron, le premier grand-prêtre des Juifs, si souvent l’objet des entretiens familiers que Dieu daignait avoir avec Moïse, se rendit coupable pour n’avoir pas résisté avec assez de force à un peuple furieux. Le pouvait-il tout seul? Ce n’en était pas moins fait de lui si son frère n’eût réussi par ses prières à fléchir la colère de Dieu. Puisque j’ai nommé Moïse, je ne saurais mieux faire que de tirer de sa vie un exemple en faveur de la vérité que je soutiens. Bien loin d’avoir montré de l’empressement à se mettre à la tête du peuple hébreu, Moïse, ce saint personnage, refusa même d’obéir à Dieu qui lui ordonnait d’en prendre la conduite, jusqu’au point d’exciter sa colère. Plus tard même lorsqu’il fut devenu le chef du peuple de Dieu, il fût mort volontiers pour être débarrassé de sa charge. Faites-moi mourir, disait-il à Dieu, si vous devez me traiter ainsi. (Nomb. XI, 15.) Cependant, lorsqu’il eut péché à l’occasion des eaux du rocher, le refus persévérant, qu’il avait jadis fait, du souverain pouvoir, lui servit-il pour obtenir sa grâce? Ne fut-ce pas là l’unique motif pour lequel il ne put jouir de l’entrée de la terre promise? Tout le monde sait que cette exclusion fut la peine du péché dont nous venons de parler; il n’en fallut pas davantage pour que cet homme de miracles fût privé d’une récompense accordée à des hommes au-dessous de lui. Après une infinité de fatigues et de travaux, après avoir erré si longtemps dans le désert, ce grand homme signalé par tant de combats et de victoires, mourut sans avoir pu mettre le pied dans la terre pour laquelle il avait essuyé tant de dangers. Et celui qui avait échappé aux fureurs de la mer n’a pas eu le bonheur de se reposer au port.

Ainsi, tu le vois, qu’on obtienne par brigue (598) les dignités du sanctuaire, ou qu’on y parvienne par les soins d’autrui; il ne reste à ceux qui s’y conduisent mal aucune excuse de leurs fautes. En effet, si des hommes qui avaient plusieurs fois refusé, résistant à Dieu même qui les appelait, furent si sévèrement punis, si rien ne put exempter du châtiment, ni un Aaron, ni un Héli, ni même cet admirable et saint prophète, Moïse, le plus doux des hommes qui fussent sur la ferre, à qui Dieu parlait avec la même familiarité qu’à un ami: comment veux-tu qu’il nous suffise, pour notre justification, à nous qui sommes si loin de savertu, de nous rendre le témoignage que nous n’avons rien fait pour notre élévation? surtout lorsque la plupart des élections d’aujourd’hui se font non par la grâce et la vocation de Dieu, mais par les intrigues des hommes.

Dieu avait choisi Judas, lui avait assigné sa place dans le collège apostolique, lui avait conféré la même dignité qu’aux autres apôtres, et même lui avait accordé une marque de confiance particulière, en lui remettant le maniement de l’argent. (Jean. XII, 6.) Eh bien! après qu’il eut abusé de ce double honneur, trahissant celui dont il devait publier la divinité, dissipant indignement les fonds déposés dans ses mains pour de plus nobles usages, Judas a-t-il évité la punition qu’il avait trop méritée? Au contraire, son châtiment fut plus rigoureux que si Dieu l’avait moins favorisé. Car il n’est pas permis d’abuser des dons de Dieu pour l’offenser; on doit les faire valoir pour lui plaire.

Celui qui prétend éviter la peine qui lui est due, parce qu’on l’a placé dans un poste plus élevé, raisonne à peu près comme auraient pu faire les Juifs infidèles, de qui Jésus-Christ disait : Si je n’étais pas venu et que je ne leur eusse point parlé, ils ne se seraient point rendus coupables; et si je n’avais pas opéré parmi eux des miracles que personne n’a jamais faits, ils n’auraient point péché. (Jean. XIV, 22.) A cette parole du Sauveur, du Bienfaiteur du genre humain, qui donc les empêchait de répondre? Pourquoi es-tu venu? Pourquoi as-tu parlé? Pourquoi as-tu fait des miracles? Etait-ce pour avoir l’occasion de nous châtier plus sévèrement?

Mais ce langage eût été celui de la fureur et de l’égarement. Le Médecin céleste n’est las venu pour vous faire mourir, mais pour vous guérir; il ne pouvait vous abandonner à votre mal : il voulait vous en délivrer entièrement; c’est vous qui vous êtes privés volontairement de ses soins; soyez donc punis plus sévèrement. En vous soumettant à ses ordonnances vous guérissez vos maladies anciennes; en fuyant lorsqu’il se présentait, vous vous mettez dans l’impuissance de recouvrer la santé; doublement coupables par votre entêtement, d’abord en vous nuisant à vous-mêmes, puis en dédaignant les soins du médecin. Après qu’il vous aura comblés de ses bienfaits, Dieu ne vous traitera pas de la même manière que si vous n’aviez reçu de lui aucune faveur; il vous traitera beaucoup plus rigoureusement. Si les bienfaits ne vous rendent pas meilleurs, ils vous rendront plus coupables, et passibles d’un châtiment plus sévère. Ainsi le moyen de justification que tu m’indiquais se trouve être de nulle valeur; non-seulement il ne sauverait pas, mais il exposerait à une perte plus complète ceux qui y auraient recours. Il nous faut donc chercher un asile plus sûr.

BASILE. Où pourrais-je en trouver? je ne sais plus où j’en suis, tant ce que tu viens de dire m’inspire de frayeur.

CHRYSOSTOME. De grâce, mon ami, je t’en conjure, pas de découragement. Nous l’avons, cet asile; il consiste pour les faibles comme moi, à ne point se hasarder; pour les forts comme toi, à mettre l’espérance de leur salut dans le soin de ne rien faire, avec la grâce de Dieu, qui soit indigne de leur charge, ni de Celui qui la leur a confiée. Assurément les plus grands supplices n’ont rien de trop sévère, pour ceux qui, après avoir obtenu, à force de brigue, les dignités du sanctuaire, s’y comportent avec tiédeur, ou avec scandale, ou avec incapacité; mais il ne s’ensuit pas de là qu’il reste quelque espoir de pardon à ceux qui ne les ont pas briguées; non, ceux-là mêmes n’auront rien à dire pour s’excuser. Fût-on demandé, pressé par des milliers de voix et de suffrages, il faudrait les compter pour rien; ce qui est avant tout nécessaire, c’est de s’examiner soi-même, c’est de ne jamais céder aux obsessions, avant ce regard scrutateur plongé jusqu’au fond de l’âme. Personne ne s’engage à bâtir une maison s’il n’est architecte; à guérir des malades, s’il n’est médecin. Si nombreux que fussent ceux qui voudraient y contraindre, on refuserait et on ne rougirait pas d’avouer son ignorance; et quand il sera question de prendre la charge d’un si grand nombre d’âmes, on ne s’interrogera pas même pour savoir si l’on est capable? mais, nonobstant l’incapacité la plus complète, on acceptera (599) le saint ministère par complaisance pour un tel, parce que celui-ci l’exige, par la crainte d’offenser celui-là! Ne serait-ce pas courir avec eux à une perte certaine? On aurait pu se sauver tout seul, on se damne soi-même et les autres. De quel côté attendre le salut? Comment obtenir le pardon? Quels seront nos intercesseurs? peut-être ces téméraires qui ont usé de violence et qui ont entraîné l’infortuné à une périlleuse extrémité? Mais eux-mêmes qui les tirera d’affaire alors, car ils auront besoin eux-mêmes du secours d’autrui, s’ils veulent éviter le feu de l’enfer.

2. Lorsque je parle ainsi, je n’ai pas l’intention de t’effrayer, je ne veux que te montrer la vérité toute nue. Ecoute ce que dit l’apôtre saint Paul à son disciple, à Timothée, son véritable et cher fils : N’impose légèrement les mains â personne, et ne participe point aux péchés d’autrui. (I. Tim. V, 22). Vois-tu, je ne dis pas de quel blâme, mais de quel châtiment j’ai sauvé, autant qu’il était en moi, ceux qui voulaient ma promotion? Comme il ne suffira pas à l’élu de dire je n’avais pas sollicité, je n’ai point fui, parce que je ne prévoyais point que l’on pensât à moi; de même ce sera pour l’électeur une vaine excuse de dire qu’il ne connaissait pas celui à qui il donnait son suffrage. Cette prétendue justification ne fera qu’aggraver le tort. Quoi! l’on n’achète pas un esclave sans le faire voir aux médecins, sans demander des garanties, sans prendre des informations auprès des voisins; non content de cela on exige encore du temps pour l’essayer; et quand il faudra choisir le prêtre de Jésus-Christ, sans y faire tant de façons, on prendra le premier venu, pourvu que ce choix soit du goût de tel ou tel électeur, instrument docile de la faveur ou de la haine d’un tiers! mais c’est absurde. Qui donc implorera pour nous la clémence divine, lorsque ceux qui devraient être nos défenseurs auront eux-mêmes besoin d’être défendus?

C’est le devoir de l’électeur de se livrer à un examen approfondi, c’est encore davantage celui du candidat; car bien que ceux qui l’auront élu doivent porter avec lui la peine de ses péchés, ce ne sera pas pour lui un titre à l’impunité. II doit même s’attendre à la plus grande part du châtiment, à moins que les électeurs n’aient agi par un motif purement humain, et contre toutes les lumières et les inspirations de leur conscience. S’ils étaient convaincus du crime d’avoir introduit dans le sanctuaire, pour un motif quelconque, un sujet à leurs yeux notoirement indigne, un châtiment égal serait probablement réservé à tous, et peut-être un plus grand à celui qui aura conféré les ordres. Quelle responsabilité sur la tête du téméraire qui accorde à l’ennemi du Christ le pouvoir de ravager son Eglise! Que si l’électeur n’est pas coupable à ce point, s’il dit avoir été trompé par l’opinion publique, cela ne suffira pas pour l’absoudre entièrement, mais il sera moins puni que l’élu. Pourquoi? parce que les électeurs peuvent avoir été trompés par l’opinion publique en donnant leurs suffrages. Mais l’élu ne sera pas admis à dire qu’il ne se connaissait pas plus lui-même qu’il n’était connu des autres.

Comme il doit être plus puni que ceux qui l’élisent, il doit aussi s’examiner et s’éprouver avec plus de soin que qui que ce soit. Et si les personnes qui ne le connaissent pas bien, veulent le contraindre d’accepter, il doit aller les trouver, leur déclarer ses défauts, les tirer d’erreur, et se refuser absolument à recevoir sur ses épaules un fardeau qu’il n’est pas capable de porter. Pourquoi, lorsqu’il est question d’art militaire, de commerce, d’agriculture ou de toute autre profession de la vie civile, pourquoi ne voit-on jamais le cultivateur s’aviser d’entreprendre un voyage sur mer, ni le soldat de faire valoir une ferme, ni le pilote de -conduire une expédition militaire, quand même on voudrait les y contraindre sous peine de mort? C’est parce qu’ils prévoient le danger auquel leur incapacité les exposerait. Pour des intérêts si minces quelle prudence! nulle violence ne nous ferait céder. Mais s’agit-il du supplice éternel qui menace les dispensateurs infidèles des dons sublimes du sacerdoce, on n’a plus que de l’insouciance en face d’un si grand péril, on s’y expose de gaîté de coeur, fort du prétexte qu’on a subi une contrainte. Le souverain juge n’admettra pas une pareille raison. C’était notre devoir d’apporter plus de précautions et de soins aux intérêts de l’esprit qu’à ceux de la chair. Or, c’est précisément tout le contraire que nous faisons. Tu veux faire construire un bâtiment, tu soupçonnes d’être un habile architecte un homme qui n’entend rien à l’architecture, tu l’appelles, il vient, il se met à l’oeuvre; mais à peine a-t-il porté la main sur les matériaux préparés pour la construction qu’il gâte tout: il gâte les bois, il gâte les (600) pierres; bref, il te bâtit si mal ta maison qu’elle ne peut manquer de s’écrouler bientôt: lui suffira-t-il pour sa défense de dire qu’il a subi une contrainte, qu’il ne s’est pas présenté de son chef? Nullement, voilà ce que répondent la raison et la justice. Il devait, en dépit de toutes les sollicitations, décliner l’entreprise. Comment! un homme qui aura gâté du bois et des pierres ne trouvera pas une excuse valable pour s’exempter du châtiment; et celui qui perd des âmes, qui met tant de négligence à les édifier, il suffira à un tel homme pour éviter le châtiment, de dire qu’il a été contraint? qu’il ne s’y fie pas. Il se méprendrait grossièrement.

Il n’est pas encore temps de prouver que personne ne peut faire violence à celui qui est déterminé à refuser. J’accorde, pour un moment, qu’on a réellement contraint tel sujet; qu’on a usé à son égard de tant de ruses, qu’il a été obligé de se soumettre : penses-tu pour cela qu’il évitera la punition? Détrompe-toi, et n’ayons pas l’air d’ignorer ce que savent même les enfants. Au jour où tous les comptes seront rendus, cette ignorance prétendue ne servirait de rien. Tu n’as fait aucune démarche pour être promu au saint ministère, parce que tu connaissais ta faiblesse : très-bien! Il fallait donc persévérer dans ces sages dispositions et ne pas accepter, en dépit de toutes les sollicitations. Quoi! tu n’avais ni talent ni vertu, tant que l’on ne pensait pas à toi, et dès qu’il s’est trouvé une voix pour te crier « monte » , tu es devenu tout à coup un autre homme! C’est une pure plaisanterie, c’est même de la folie, pour laquelle il n’y a pas de supplice trop sévère. Notre-Seigneur n’a-t-il pas dit : qui veut bâtir une tour ne doit pas jeter les fondements avant d’avoir calculé ses forces, s’il ne veut pas devenir la risée des passants. (Luc. XIV, 28.) Encore là, tout le risque à courir ne va-t-il pas au delà de quelques plaisanteries à essuyer; ici, il s’agit d’une punition bien différente, du feu éternel, du ver qui ne meurt pas, du grincement de dents, des ténèbres extérieures, de la séparation d’avec les bons, et d’une place dans l’enfer parmi les hypocrites.

Voilà ce que ne veulent pas voir ceux qui m’accusent; autrement ils ne me feraient pas un crime de ce que je n’ai pas voulu courir étourdiment à ma perte. Il n’est pas ici question de blé ou d’orge à cultiver, de boeufs ou de brebis à élever, ni d’aucune marchandise semblable à soigner : il s’agit du corps même de Jésus-Christ. Car selon saint Paul, l’Eglise de Jésus-Christ est le corps même de Jésus-Christ. Il convient donc que celui à qui ce corps a été confié, travaille à l’entretenir dans la parfaite santé et dans la beauté irréprochable, qui lui conviennent; que, par une active surveillance, il le préserve des taches, des rides, en un mot de tout défaut qui pourrait en altérer la forme et l’éclat; ne doit-il pas, en effet, autant qu’il est possible à la nature humaine, le montrer digne du divin chef, du chef immortel et bienheureux qui le domine? Que si ceux qui veulent se rendre propres aux combats des athlètes, ont besoin de médecins, de maîtres, d’un régime exactement suivi, d’exercices continuels et de mille précautions minutieuses, parce que la moindre négligence peut faire avorter tous les autres soins qu’on aura pris; comment ceux qui sont choisis pour gouverner le corps de Jésus-Christ, dont l’exercice n’est pas corporel, mais spirituel, et consiste à combattre les puissances invisibles, lui peuvent-ils conserver sa santé et sa vigueur, s’ils ne possèdent pas toutes les méthodes nécessaires pour en bien traiter les maladies, et ne sont pas, pour cela, doués d’une vertu plus qu’humaine?

3. Ne sais-tu pas que ce corps mystique est sujet à plus de maladies et d’accidents que notre corps matériel, qu’il s’altère plus vite, et se guérit plus difficilement? Or, ceux qui traitent nos corps ont inventé une grande variété de remèdes, toutes sortes d’instruments et d’appareils, ainsi que des aliments appropriés à chaque espèce de maladies; quelquefois le simple changement d’air , le sommeil ménagé à propos, suffisent pour guérir le malade et tirer le médecin d’embarras. Le traitement des maladies spirituelles n’a pas ces ressources. Après le bon exemple, le ministère sacerdotal ne connaît pas d’autre méthode, pour guérir, que la prédication. La .parole seule lui tient lieu d’instrument, d’aliment, d’air salubre. La parole est le remède qu’il administre, la parole est le feu dont il se sert pour brûler, la parole est le fer avec lequel il tranche : il n’en a pas d’autre à sa disposition; la parole est-elle impuissante, le prêtre est à bout de moyens. Par la parole nous relevons l’âme abattue, nous ramenons à son état naturel celle qui est travaillée de l’enflure, nous retranchons les superfluités; nous remplissons les manques; en un mot, c’est par elle que nous faisons toutes les opérations qui peuvent être utiles à la santé de l’âme. (601)

Pour ce qui est de bien régler sa vie, l’exemple des autres peut exciter notre émulation et nous porter à les imiter: mais lorsqu’il s’agit de guérir une âme imbue d’une mauvaise doctrine, l’emploi de la parole est indispensable, non-seulement pour confirmer ceux qui pensent comme nous, mais encore pour combattre nos adversaires. Si nous étions armés du glaive de l’esprit et du bouclier de la foi jusqu’à faire des miracles, et fermer la bouche aux incrédules à force de prodiges, nous pourrions nous passer du secours de l’éloquence; je me trompe, elle serait toujours utile et même nécessaire. L’apôtre saint Paul en a fait usage, bien que l’éclat de ses miracles frappât tous les yeux. Un autre membre encore de ce même collège des apôtres nous exhorte à ne pas négliger cette puissance de la parole : Soyez prêts, dit-il, à répondre à quiconque vous demandera compte de l’espérance qui est en vous. (I. Pierre III, 15.) Saint Etienne et les autres diacres ne furent préposés au service des veuves, qu’afin de laisser aux apôtres le temps de vaquer au ministère de la parole. Toutefois le don de la parole nous serait moins indispensable, si nous avions celui des miracles. Mais puisqu’il n’est resté parmi nous aucun vestige de cette dernière puissance, et que de nombreux ennemis ne cessent de nous menacer sur tous les points, il faut nécessairement que nous soyons armés du glaive de la parole tant pour repousser leur attaque, que pour les frapper à notre tour.

4. C’est pourquoi nous devons avoir grand soin que la parole de Jésus-Christ habite en nous avec abondance (Col. III, 16); car nous avons à nous tenir prêts pour toutes sortes de combats; nous sommes en face d’ennemis divers, nombreux, qui ne se servent point des mêmes armes, ne suivent pas le même plan d’attaque. Il faut donc que celui qui veut en venir aux mains avec eux, connaisse toutes leurs différentes manières de combattre, qu’il sache également manier l’arc et la fronde, qu’il soit tour à tour fantassin et cavalier, soldat et capitaine, propre aux combats de mer comme aux attaques de places. Dans les combats ordinaires, il suffit, pour soutenir le choc de l’ennemi, que chacun se tienne à son poste; dans ceux dont nous parlons, il faut connaître à fond chacune des parties de l’art de l’attaque et de la défense. N’y eût-il qu’un endroit mal gardé, l’ennemi saura bien le découvrir et introduire dans la bergerie ses démons ravisseurs pour enlever les brebis : chose qu’il n’essaie même pas, s’il s’aperçoit qu’il a affaire à un pasteur vigilant, qui est au fait de ses artificieuses manoeuvres.

Il faut donc que nous soyons munis de toutes parts. Une ville entourée partout de bons remparts, se rit des efforts des assiégeants et vit dans une entière sécurité; mais qu’une brèche soit ouverte dans la muraille, seulement de la largeur d’une porte, tout le reste de l’enceinte n’est plus d’aucune utilité, fût-il d’ailleurs en très-bon état. Il en est de même de la cité de Dieu. Tant que la sollicitude et la prudence du pasteur y servent de rempart et d’enceinte, les entreprises de l’ennemi tournent à sa honte, et personne dans la ville n’est en danger; pour peu que la cité soit entamée, la chute d’une seule partie entraîne bientôt la ruine du tout.

Que servirait-il, en effet, d’avoir mis les Gentils en déroute , si les Juifs saccagent la place ? ou d’avoir triomphé des Gentils et des Juifs, si les Manichéens la livrent au pillage? Quel gain d’avoir vaincu les Manichéens, si les fatalistes viennent égorger les ouailles jusqu’au sein de l’Eglise? A quoi bon donner ici le catalogue complet des hérésies inventées par le Diable , et dont une seule, si le berger ne sait pas les repousser toutes, peut jeter une partie du troupeau dans la gueule du loup? A la guerre, il faut être présent sur le champ de bataille pour vaincre ou pour succomber; ici, il arrive souvent qu’un combat engagé entre d’autres, donne la victoire à un parti qui n’avait pas figuré au commencement de l’action, et qui, comme s’il était étranger à la querelle, était resté constamment assis sous sa tente. Ou bien, pour avoir négligé de s’exercer à l’avance, on se perce de ses propres armes, et l’on prête à rire à ses amis et à ses ennemis. Je vais éclaircir ma pensée par un exemple : Les sectateurs de la folie de Valentin et de Marcion, et les autres malades, dont l’affection est à peu près de la même espèce, retranchent du canon des divines Ecritures la loi donnée à Moïse par le Seigneur; d’autre part, les Juifs ont pour cette loi un si grand respect, qu’aujourd’hui, malgré l’abrogation qui en a été faite, ils soutiennent que l’on doit en garder tous les préceptes contre l’ordonnance du Seigneur lui-même; mais 1’Eglise de Dieu évitant l’un et l’autre excès, a pris le milieu; l’Eglise ne pense pas que l’on doive encore porter le joug de cette loi, mais elle ne souffre pas que l’on en dise du mal. (602)

Elle la préconise encore, quoique supprimée parce que c’est une loi qui a été utile durant tout le temps qu’elle fut en vigueur.

Pour combattre des ennemis si opposés entre eux, il faut donc garder un juste tempérament; car si, voulant enseigner aux Juifs que ce n’est plus le temps de pratiquer les cérémonies de cette loi ancienne, on commence par la critiquer sans ménagement, on donnera une prise terrible au hérétiques qui la rejettent absolument; si pour fermer la bouche à ceux-ci, on l’exalte outre mesure, comme s’il était encore nécessaire de l’observer au temps où nous sommes, on lâche la bride aux déclamations des Juifs. Des excès contraires ont également jeté hors de la vraie loi, les maniaques sectateurs de Sabellius, de même que les furieux Ariens. Les uns et les autres gardent le nom de chrétiens; mais quand on examine le fond de leurs doctrines on acquiert la conviction, qu’au nom près, les premiers ne valent pas mieux que les Juifs, et que les seconds se rapprochent fort de l’hérésie de Paul de Samosate: qu’au reste, les uns et les autres sont également éloignés de la vérité.

On court donc un grand danger dans les rencontres avec ces hérétiques, on marche sur un sentier étroit, escarpé et des deux côtés bordé de précipices. Il est à craindre qu’en voulant frapper un de ses adversaires, on ne se découvre aux coups de l’autre. En effet, si l’on avance que la divinité est une, aussitôt Sabellius exploite la proposition au profit de sa folle impiété: d’un autre côté si l’on distingue et que l’on dise qu’autre est le Père, autre est le Fils, autre est le Saint-Esprit, voici Arius qui, de la différence des personnes, conclut à la diversité de l’essence. Il faut rejeter également et la confusion impie de l’un, et la division non moins sacrilège de l’autre; on évite ces deux écueils en confessant que la divinité du Père, du Fils et du Saint-Esprit est une, et en reconnaissant les trois Personnes ou Hypostases; c’est ainsi que nous pourrons nous faire un rempart contre la double attaque de nos ennemis. Je pourrais encore te signaler beaucoup d’autres rencontres, où l’on a besoin d’unir l’ardeur du courage à la précision des manoeuvres, sous peine de se retirer couvert de blessures.

5. Que n’aurait-on pas à dire des contentions et des disputes qui s’élèvent entre les fidèles? Non moindres que les attaques du dehors, elles donnent encore plus de peine à celui qui enseigne. Les uns poussés par un excès de curiosité, s’occupent, sans raison et par pure fantaisie, de questions impossibles à résoudre, et dont la solution ne mène à rien d’utile. Les autres demandent compte à Dieu de ses jugements; ils voudraient mesurer l’abîme sans fond de ses conseils : Vos jugements, dit le Prophète, sont un abîme infini. (Ps. XXXV, 7.) Bien peu s’appliquent à connaître les dogmes de la foi et la règle des moeurs: beaucoup perdent leur temps à étudier ce qu’ils ne connaîtront jamais, et dont la recherche même offense Dieu. Vouloir absolument pénétrer ce que Dieu nous interdit de savoir, efforts inutiles (qui pourrait faire violence à Dieu!) efforts coupables et dangereux. Et cependant, si l’on a recours à l’autorité pour réprimer ces chercheurs indiscrets de choses introuvables, on s’attire la réputation d’un orgueilleux et d’un ignorant. Voilà donc encore un point qui exige de la part d’un évêque une grande prudence, tant pour éloigner les esprits de questions oiseuses et absurdes, que pour éviter des accusations fâcheuses. Contre tant de difficultés il a pour toute arme la parole, rien que la parole. S’il en est dépourvu, les âmes, dont le gouvernement lui est confié, surtout les âmes faibles et travaillées d’un excès de curiosité, seront dans une continuelle agitation, comme le vaisseaux battu de la tempête : que ne doit donc pas faire le prêtre pour acquérir le talent de la parole?

6. BASILE. Pourquoi donc l’apôtre saint Paul ne s’est-il point soucié de l’acquérir ? car il ne rougit point de sa pauvreté en fait d’éloquence; mais il avance hautement qu’il est ignorant, et cela en écrivant aux Corinthiens mêmes, admirés pour leur beau parler dont ils étaient si fiers.

CHRYSOSTOME. C’est précisément cette parole à laquelle tu fais allusion qui en a trompé un grand nombre, et les a rendus négligents pour l’étude de la vraie doctrine. Faute d’aller jusqu’au bout de la pensée de l’Apôtre, et de comprendre le sens de ses paroles, ils ont passé toute leur vie dans la somnolence et la paresse, sectateurs fidèles de l’ignorance , non pas de celle dont saint Paul fait l’aveu, mais d’une autre dont il était plus éloigné que qui que ce soit au monde. Mais je réserve ce point pour plus tard, et pour le moment, supposons que l’Apôtre ait ignoré l’art de parler, (603) comme on le prétend, que pourrait-on en conclure pour des hommes de notre temps? Il possédait une puissance bien supérieure à l’éloquence, et capable de produire de plus grands effets; lui de qui la seule présence et le simple aspect, sans même qu’il eût à ouvrir la bouche, suffisaient pour faire trembler les démons. Aujourd’hui tous les hommes ensemble auraient beau prier et pleurer, ils ne pourraient ce que pouvaient les vêtements de saint Paul. Paul par sa prière ressuscitait les morts; il opérait tant de prodiges, qu’il était regardé comme un Dieu par les infidèles. Encore revêtu d’un corps mortel, il avait été jugé digne d’être ravi jusqu’au troisième ciel, et d’apprendre des choses que l’oreille humaine ne peut pas même entendre. Mais les hommes de nos jours... Je m’arrête pour ne rien dire de trop dur ni de trop sévère. Mon dessein n’est pas de les insulter; je m’étonne seulement qu’ils ne rougissent pas de se comparer à ce grand homme.

En effet, si nous considérons non plus les prodiges, mais la vie du bienheureux Apôtre, et sa conduite angélique, nous le verrons encore plus triomphant par ses vertus que par ses miracles. Qui pourrait représenter la vivacité de son zèle, sa douceur, ses continuels dangers, ses sollicitudes incessantes, sa constante anxiété pour le salut de toutes les Eglises; sa compassion envers ceux qui souffrent, ses tribulations; ses persécutions sans cesse renouvelées, et ses morts de tous les jours? Quel endroit de la terre habitable, quel continent, quelle mer n’ont pas connu les combats de ce juste? Le désert même l’a vu plus d’une fois, alors qu’il lui offrait un asile contre le danger. Pas d’embûches auxquelles il n’ait été exposé, mais aussi pas de victoire qu’il n’ait remportée. Toujours combattre, et toujours vaincre, voilà sa vie.

Mas suis-je assez respectueux envers ce grand homme, lorsque j’ose faire son éloge? ses grandes actions ne sont-elles pas au-dessus de tous les discours, et autant au-dessus du mien que les grands orateurs sont au-dessus de moi? Persuadé néanmoins que le bienheureux Apôtre aura plus égard à l’intention qu’au succès, je ne m’arrêterai pas que je n’aie parlé d’un acte qui surpasse autant tout ce que j’ai dit, que saint Paul surpasse les autres mortels. Quel est cet acte? C’est qu’après tant de belles actions, et après avoir mérité une infinité de couronnes, il souhaita d’aller en enfer, d’être livré à un supplice éternel pour sauver et donner à Jésus-Christ ces Juifs, qui l’avaient souvent lapidé, et qui l’auraient tué s’ils en avaient eu le pouvoir. Quelqu’un a-t-il jamais aimé Jésus-Christ à ce point, si l’on peut appeler amour un transport qui réclamerait un terme plus expressif encore?

Nous comparerons-nous encore à un tel homme, après une si grande grâce qu’il a reçue d’en-haut, et une si grande vertu qu’il a tirée de son fond? Ce serait là le comble de la présomption et de la témérité. Mais était-il aussi ignorant qu’on le prétend? Il n’en est rien, comme on va le voir. On appelle ignorant non celui qui n’est pas versé dans les prestiges de l’éloquence profane, mais celui qui ne sait pas combattre pour la défense des dogmes et de la vérité : et l’on a raison. Or, Paul ne se déclare pas ignorant sous l’un et l’autre rapport, mais seulement sous le premier. Lui-même l’affirme, et il fait expressément cette distinction, disant qu’il est ignorant dans l’art de la parole, mais non dans la doctrine. (II Cor. XI, 6.) Il est bien vrai que si, dans le ministre de la parole sainte, je demandais la politesse d’Isocrate, la véhémence de Démosthène, la majesté de Thucydide, la sublimité de Platon, on pourrait m’opposer le passage de saint Paul allégué ici, mais je fais grâce de tout cela au prédicateur de l’Evangile; pour moi, c’est quelque chose de superflu, que tous ces ajustements oratoires des profanes; que me font la rondeur des périodes et les élégances de la déclamation? Qu’il soit pauvre, s’il veut, par la diction, qu’il soit simple et sans art dans l’arrangement des mots, pourvu qu’il soit riche de science et qu’il possède l’art de ne jamais faillir à la règle des dogmes; mais je ne permettrai pas qu’on aille, pour excuser sa propre négligence et sa paresse, ravir à saint Paul le plus illustre de ses avantages, et son principal titre à l’admiration.

7. Comment confondit-il les Juifs de Damas, (Act. IX, 22), avant qu’il eût commencé à faire des miracles? Commuent terrassa-i-il les Juifs Hellénistes? pourquoi fut-il envoyé à Tarse? (Act. IX, 29, 30), sinon parce qu’avec la force irrésistible de sa parole il vainquait tous ses adversaires, et les pressait si vivement que, ne pouvant supporter leur défaite, ils s’exaspérèrent jusqu’à jurer sa mort? Car, je le répète, à ce moment il n’avait pas encore fait de (604) miracles. On ne peut doue pas dire que, la multitude l’admirant déjà comme un thaumaturge, ses antagonistes étaient écrasés sous l’ascendant de sa renommée. Il n’était puissant jusque-là que par la force de sa parole. De quelle arme se servait-il à Antioche pour combattre les Judaïsants? (Galat. II, 11.) N’est-ce pas par son éloquence seule que dans Athènes, la ville la plus superstitieuse du monde, il gagna l’Aréopagite avec sa femme? (Act. XVII, 34.) Quel charme merveilleux ne possédait-il pas en parlant, puisqu’on passait des nuits à l’entendre? témoin Eutyque tombé du haut d’une fenêtre (Act. XX, 9.) A Thessalonique, à Corinthe, à Ephèse, à Rome que fait-il? il prêche des jours entiers et même des nuits entières expliquant les Ecritures, disputant contre les Epicuriens et les Stoïciens. (Act. XVII, 18.) Je ne finirais pas, si je relevais toutes les occasions dans lesquelles il a montré son talent pour la parole.

Avant qu’il eût fait des miracles, comme pendant le cours de ses prodiges, on le voit user fréquemment de la parole. Qui donc osera nommer ignorant celui qui, soit qu’il fût aux prises avec un adversaire, soit qu’il haranguât la multitude se faisait admirer de tout le monde? Les Lycaoniens crurent voir en lui leur Mercure; ses miracles et ceux de Barnabé les firent passer pour des dieux; mais il n’y eut que l’éloquence qui fit prendre Paul pour le dieu de l’éloquence. (Act. XIV, 11.) N’est-ce pas par là qu’il a surpassé les autres Apôtres? D’où vient que par toute la terre son nom se trouve si fréquemment dans la bouche des hommes? D’où vient qu’il est plus admiré que tous les autres, non-seulement parmi nous, mais même parmi les Juifs et les Grecs? N’est-ce pas à cause du prodigieux mérite de ses épîtres, qui ont fait tant de bien aux fidèles de son temps et à ceux qui sont venus depuis, et qui en feront encore tant à ceux qui viendront, jusqu’au dernier avènement du Christ; car il ne cessera pas d’être utile aux hommes tant que durera le genre humain. Ses admirables écrits sont comme une muraille de diamant qui entoure et protége les Eglises dans toutes les parties du monde. Champion immortel du Christ, il est encore aujourd’hui debout au milieu de l’Eglise, enchaînant toute pensée sous l’obéissance du Christ, renversant tous les conseils, abattant toute hauteur qui s’élève contre la science de Dieu. (II Cor. X, 5.)

Or, tout cela, il le fait par les admirables épîtres qu’il nous a laissées, épîtres toutes pleines de la sagesse divine.

Ses précieux écrits servent non-seulement au renversement des fausses doctrines et au solide établissement de la vraie foi, mais ils sont encore d’une très-grande utilité pour instituer la règle des bonnes moeurs. C’est par leur moyen qu’aujourd’hui encore les évêques parent et ornent la chaste Vierge qu’il a nommée l’épouse de Jésus-Christ (II. Cor. XI, 2), et qu’ils travaillent à former en elle tous les traits du type de la beauté spirituelle; c’est par eux qu’ils repoussent les maux qui fondent sur l’Eglise, et qu’ils lui conservent la santé dont ellejouit. Tels sont les remèdes que cet ignorant nous a laissés, et telle est leur vertu, comme l’expérience l’apprend à ceux qui en font continuellement usage. De tout ceci, concluons que saint Paul attachait une grande importance au talent de la parole.

8. Ecoute encore dans quels termes Paul écrit à son disciple : Applique-toi d la lecture, à l’exhortation, à l’instruction. Et pour lui montrer le fruit qu’il en retirera, il ajoute : Par là, tu te sauveras, toi et ceux qui t’écoutent. (I Tim. V, 16.) Et ailleurs : il ne faut pas qu’un serviteur du Seigneur dispute; mais qu’il soit doux envers tout le monde, capable d’instruire, patient. (II Tim. IV, 16.) Et poursuivant il dit : Pour toi, demeure ferme dans ce que tu as appris et qui t’a été confié; sachant de qui tu l’as appris; te souvenant que dès ton enfance, tu as été instruit des lettres saintes qui peuvent t’éclairer pour le salut. (II. Tim. III, 14, 15.) Et encore : Toute écriture divinement inspirée est utile pour enseigner, pour reprendre, pour corriger, pour former à la justice, afin que l’homme de Dieu soit parfait. (II. Tim. III, 16.)

Ecoute encore ce qu’il dit à Tite sur l’ordination des évêques : Il faut qu’un évêque soit attaché à la vraie parole, à celle qui est conforme â l’enseignement, afin qu’il puisse convaincre les contradicteurs. (Tit. I, 9.) Comment donc un ignorant pourra-t-il convaincre les contradicteurs de la vraie foi et leur fermer la bouche? A quoi bon s’appliquer à la lecture et aux Ecritures, s’il faut s’en tenir à cette ignorance? Vaines excuses et faux prétextes que tout cela, derrière lesquels voudraient s’abriter la paresse et l’indolence.

Mais, me dit-on, ces conseils s’adressent aux prêtres. Je réponds d’abord que c’est bien d’eux (605) qu’il est ici question. Mais j’ajoute qu’ils s’adressent en même temps aux simples fidèles, car, écoute ce que l’Apôtre dit dans une autre épître, parlant cette fois non plus seulement aux prêtres, mais à tout le monde: Que la parole du Christ habite en vous abondamment avec toute sagesse (Coloss. III, 16); et encore : Que toutes vos paroles soient accompagnées de grâce, et assaisonnées du sel de la sagesse, en sorte que vous sachiez répondre à chacun comme il convient. (Coloss. IV, 6.) Or le précepte d’être prêt à répondre regarde tout le monde. Ecrivant aux Thessaloniciens, il dit : Edifiez-vous les uns les autres, comme vous le faites. (I. Thess. V, 11.) Quand il parle des prêtres, voici ce qu’il dit : Que les prêtres qui gouvernent bien soient doublement honorés, principalement ceux qui travaillent à la prédication et à l’instruction. (I. Tim. V, 17.) Car le dernier terme de la perfection est atteint dans l’instruction lorsque, par leurs exemples comme par leurs paroles, les prédicateurs conduisent les hommes à la vie bienheureuse préparée par Jésus-Christ. Les exemples seuls ne suffisent pas pour instruire: ce n’est pas moi qui le dis, c’est le Sauveur lui-même : Celui, dit-il, qui pratiquera et qui enseignera, sera appelé grand. (Matth. V, 19.) Si pratiquer c’était la même chose qu’instruire, il eût été superflu d’ajouter le second; il eût suffi de dire, celui qui pratiquera. Mais en les divisant, Notre-Seigneur nous apprend que les oeuvres ne sont pas la parole; et que pour édifier parfaitement les peuples, l’exemple et le discours doivent se prêter un mutuel secours. N’entends-tu pas ce que dit aux prêtres d’Ephèse ce vase d’élection du Christ: Veillez donc, et n’oubliez pas que durant trois ans, nuit et jour, je n’ai pas cessé d’avertir avec larmes chacun de vous. (Act. XX, 31.) Pourquoi ces larmes, ces discours, ces avertissements alors que l’éclat de sa vie apostolique était si vif? Sans doute que le bon exemple contribue beaucoup à l’accomplissement des commandements ; toutefois, même en cette partie, je n’oserai dire qu’il suffise tout seul.

9. Lorsqu’un combat s’engagera sur le terrain du dogme, et que tous combattront avec des armes prises dans les divines Ecritures, de quel secours alors sera la sainteté de la vie? A quoi serviront les fatigues et les sueurs, si après toutes ces austérités, on tombe dans l’hérésie par ignorance et qu’on soit séparé du corps de l’Eglise? J’en connais plusieurs à qui ce malheur est arrivé. Quel fruit retireront-ils de leur patience? Aucun : pas plus que si, la foi étant saine et entière, la conduite était vicieuse. Il faut donc une grande habileté dans ces combats pour la foi, à celui qui est chargé d’enseigner les autres. Quand même il serait, lui, inébranlable dans la foi, et invulnérable aux coups des ennemis, la multitude d’âmes simples qui lui est soumise, voyant son chef vaincu et réduit au silence par ses contradicteurs, accuse non l’imbécillité de l’homme, mais la faiblesse du dogme; et ainsi l’ignorance d’un seul cause la perte de tout un peuple. On ne se donnera pas, situ veux, tout de suite à l’ennemi, mais on commencera à douter des principes jusque-là les mieux assurés; on ne sera plus aussi solidement attaché à certaines croyances que l’on avait embrassées de toutes les forces de sa foi. La défaite du maître produit dans les âmes une tempête si violente qu’elle ne peut finir que par le naufrage. Te dire maintenant quelles calamités, quels charbons de feu s’amassent sur la tête du malheureux, à qui l’on est en droit de reprocher la perte de tant d’hommes, la chose serait superflue; tu le sais aussi bien que moi.

Voilà donc ce crime d’orgueil et de vaine gloire que l’on veut m’imputer, parce que j’ai refusé d’être la cause de la ruine de tant d’âmes et, par là, de m’attirer un châtiment plus terrible au jour du jugement.

Qui oserait encore le soutenir? Personne assurément; à moins de vouloir persister dans une accusation sans motif, et faire le philosophe dans les malheurs d’autrui. (606)

 

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