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TRAITÉ DU SACERDOCELIVRE SIXIÈMEANALYSE (Tirée de Dom Remy Ceillier) On voit dans le sixième livre avec quelle rigueur les prêtres seront punis pour les péchés du peuple, sans quils puissent sexcuser sur la capacité, ni sur lignorance, ou sur la violence quon leur a faite pour les élever au sacerdoce. On y voit encore avec quelle prudence et quelle précaution ils doivent vivre pour se préserver de la contagion du siècle, pour conserver en son enlier la beauté spirituelle de leur âme : avec combien de zèle, dexactitude et de vigilance, ils doivent sacquitter de leurs fonctions. Ils sont ambassadeurs de Dieu non pour une seule ville, mais pour toute la terre. Ils sont établis afin de prier et dintercéder pour les péchés de tous les hommes, et non-seulement de ceux qui sont vivants, mais même de ceux qui sont morts. Après avoir invoqué le Saint-Esprit, ils accomplissent ce sacrifice si digne de vénération, et dont on napproche quavec tremblement. Ils tiennent si longtemps entre leurs mains le Maître et le Seigneur de tons les hommes. La prudence la plus attentive leur est nécessaire pour ne blesser aucun de ceux quils sont obligés de voir chaque jour, et saccommoder avec tous, non en usant dartifice, de dissimulation, de complaisance et de flatterie, mais plutôt en agissant avec une grande confiance et beaucoup de liberté, usant toutefois de condescendance en de certaines rencontres, selon la nécessité des affaires, et en entremêlant dans leur conduite la sévérité avec la douceur. Quelque grands que soient les travaux des moines , et quelque rudes que soient les combats quils ont à essuyer, saint Chrysostome trouve quil y a moins de peines dans leur état que dans le ministère épiscopal; quil est bien plus aisé de pratiquer la vertu dans la solitude que dans les emplois de lEglise, qui exposent un évêque à beaucoup doccasions, et réveillent aisément en lui les vices et les défauts, qui seraient couverts par la solitude. Le saint docteur revient encore à la fin de ce livre sur le conseil déjà donné précédemment, de ne pas négliger les bruits populaires, quand même ils sont faux. Il nest pas difficile de se sauver soi-même. Le prêtre est exposé à un châtiment plus terrible que tes simples fidèles. On démontre par diverses comparaisons quels doivent être la crainte et le saisissement dun homme que lon veut élever au sacerdoce. Il ny a point de guerre plus terrible que celle que nous fait le démon en pareil cas.
1. Voilà, pour la vie présente, les épreuves que doit traverser un prêtre. Mais quest-ce que cela, en comparaison de ce que nous aurons à subir ailleurs, quand il nous faudra rendre compte de toutes les âmes qui nous auront été confiées, oui de toutes, les unes après les autres? La honte nest pas le seul danger que nous ayons à courir, mais après la honte, il y va encore pour nous dun supplice éternel. Il y a une parole que jai déjà citée : Obéissez à ceux qui ont mission de vous conduire, et demeurez-leur soumis, parce quils veillent pour le bien de vos âmes, comme devant en rendre compte (Heb. XIII, 17); mais je ne puis mempêcher de la répéter, parce quelle contient une menace qui bouleverse continuellement mon âme. Sil est vrai quil vaudrait mieux pour celui qui scandalise le moindre de ses frères, que lon suspendît à son cou une meule de moulin et quon le précipitât au fond de la mer (Matth. XVIII, 6), si, tous ceux qui blessent la conscience de leurs frères, pèchent contre Jésus- Christ lui-même (I. Cor. VIII, 12), à quel sort doivent donc sattendre ceux qui perdent non pas une, deux, trois âmes, mais des peuples tout entiers? Oui, je te le demande, à quel supplice sont-ils réservés? Il ny a pas lieu de sexcuser sur son inexpérience, dalléguer son ignorance, de prétexter la nécessité ou la violence des autres. Si ces moyens étaient recevables, les simples fidèles pourraient plutôt y avoir recours pour excuser leurs propres fautes, que les pasteurs pour obtenir le pardon des péchés quils ont fait commettre aux autres. Pourquoi cela? Parce que celui qui est chargé de corriger lignorance des peuples, et de les avertir de la guerre quils ont à soutenir contre le démon, aurait mauvaise grâce de dire quil na pas entendu sonner la charge, quil navait (613) pas même prévu la guerre, puisquil nest établi, comme dit le prophète Ezéchiel, que pour sonner de la trompette à tout le peuple et lavertir des malheurs qui le menacent. (Ezech. XXXIII, 3.) Ainsi le châtiment est inévitable, ny eût-il quune seule âme de perdue. Si la sentinelle, dit encore le Prophète, quand lépée savance, ne sonne point de la trompette pour donner lalerte au peuple, et que lépée arrivant ôte la vie à un seul homme, cet homme à la vérité est tombé pour son iniquité; néanmoins, je réclamerai son sang de la main de la sentinelle. (Ezech. XXXIII, 6.) Cesse donc de me pousser à un châtiment inévitable. Il ne sagit point ici du commandement dune armée ou dun empire, mais dun ministère qui demande la vertu dun ange. 2. Il faut que lâme du prêtre soit plus pure que les rayons du soleil, afin que le Saint-Esprit y fasse sa constante demeure, et quil puisse dire : Je vis, ou plutôt ce nest plus moi qui vis, cest Jésus-Christ gui vit en moi (Gal. II, 20.) Si ceux qui habitent le désert, loin de la ville, de la place publique et de leurs agitations tumultueuses, et dont la vie flotte pour ainsi dire sur des eaux toujours abritées et toujours tranquilles, ne sont jamais sans défiance malgré la sûreté dune telle vie; si, au contraire, ils multiplient les précautions, senvironnant de tous les moyens de défense, observant une règle très-sévère, soit dans leurs paroles, soit dans leurs actions, afin de pouvoir sapprocher de Dieu avec toute la confiance et la pureté dont la faiblesse humaine est susceptible, de quelle vertu, de quelle force ne faut-il pas quun prêtre soit doué pour préserver son âme de toute souillure , et conserver pure et sans tache sa beauté spirituelle? Il a besoin dune sainteté bien supérieure à celle des solitaires. Beaucoup plus exposé queux à toutes sortes de nécessités dangereuses, il ne sauvera la pureté de son âme que par une vigilance continuelle et une grande fermeté. Un beau visage, des mouvements voluptueux, une démarche étudiée, une voix mélodieuse, des yeux et des joues dont léclat, naturel est encore relevé par des couleurs appliquées avec art, délégantes tresses de cheveux habilement teints, de riches vêtements, de lor prodigué sous toutes les formes, des diamants étincelants, des parfums dune odeur exquise, tant dartifices que les femmes savent si bien mettre en oeuvre, tout cela nest que trop capable de troubler lâme, à moins de sêtre endurci par les laborieux exercices de la tempérance. Lémotion que tout cela peut causer na rien qui étonne. Mais que le démon réussisse quelquefois à blesser, par des moyens tout contraires, les coeurs des hommes, voilà, certes, une chose bien surprenante et presque inconcevable. 3. Des hommes, en effet, après avoir résisté à ces moyens de séduction, se sont laissés prendre à dautres tout différents. Ainsi, un visage négligé, des cheveux mal soignés, des vêtements sordides, un extérieur en désordre, des manières simples , un parler commun , une démarche sans étude et sans art, une voix inculte, une vie misérable, méprisée, sans appui, labandon le plus complet, tout cet appareil de misère, qui navait dabord excité que la compassion du spectateur, a fini par le conduire à la catastrophe la plus déplorable. Encore une fois on en compterait un grand nombre qui, après avoir triomphé de la séduction armée de tous les prestiges de lor, des parfums, des magnifiques habits, ont trouvé leur écueil dans les choses les plus contraires, et sy sont brisés. Puisque la pauvreté et la richesse, la parure et la négligence dans le vêtement, la politesse exquise et la rudesse inculte des manières allument également la guerre dans lâme de ceux qui en ont le spectacle sous les yeux, puisque la voie où nous marchons est semée de piéges, comment cesser un instant de veiller, comment respirer en paix au milieu de tant dembûches tendues tout autour de nous? Et où nous cacher, je ne dis pas pour nous soustraire à la force ouverte, ce nest pas là le plus difficile, mais pour épargner à notre âme le trouble quy répandent les pensées impures? Je passe sous silence les honneurs que lon rend dordinaire aux prêtres, qui sont pour eux loccasion dune infinité de maux. Ceux que nous recevons des femmes énervent en nous la vertu de tempérance, et finissent par lanéantir, à moins que lon ne soit continuellement en garde contre ce genre de piéges. Ceux que nous rendent les hommes ont aussi leurs dangers , si lon ne conserve une véritable grandeur dâme; ils nous exposent aux assauts de deux passions contraires, ladulation servile ou la sotte arrogance. On se courbe jusquà terre devant les grands pour obtenir des hommages, puis, tout gonflé de ceux quon a gagnés, on se redresse contre les petits que lon accable de son dédain, et lon tombe ainsi dans les abîmes (614) de lorgueil. Je nen dirai pas davantage sur ce point; il nest donné quà lexpérience de connaître toute létendue du mal. Ces dangers ne sont pas les seuls; mais il y en a beaucoup dautres auxquels celui qui vit dans le monde sera nécessairement exposé. Le solitaire en est exempt, que quelque mauvaise pensée soffre à son esprit, que son imagination lui peigne quelque objet dangereux, cest possible, mais ce nest toujours quune représentation assez faible, assez fugitive; le feu quelle allume dans le coeur, nétant point alimenté par la vue des réalités, nest quun feu-follet qui séteint au moindre souffle. Un solitaire ne craint que pour lui. Sil a dautres personnes à guider dans la voie du salut, le nombre en est, dans tous les cas très-restreint; si nombreuses quelles soient, elles le sont toujours beaucoup moins que les fidèles de toute une église. Dailleurs, les chrétiens sur qui un solitaire est obligé de veiller lui donnent, non-seulement en raison de leur petit nombre, mais encore à cause de leur dégagement de tous les embarras du monde, beaucoup moins de soucis quune église nen donne à son pasteur; ils nont en effet, ni enfants, ni femme, ni rien qui les préoccupe. Cette condition les rend soumis et dociles à leur supérieur, outre que la communauté de vie permet à celui-ci de découvrir aisément toutes leurs fautes et de les corriger; une continuelle surveillance des maîtres contribue puissamment aux progrès de la vertu. !~. Mais, ceux que dirige un évêque sont, pour la plupart, enlacés dans une multitude de liens et de soucis qui diminuent leur ardeur pour les exercices spirituels. De là, pour le maître, la nécessité de répandre presque tous les jours la semence évangélique, afin que le grain de la doctrine prévale, par son abondance, dans les âmes de ses auditeurs. Lexcès des richesses, la grandeur du pouvoir, la langueur quengendre la mollesse, et beaucoup dautres causés encore étouffent les germes du bien dans les âmes souvent les épines sont si épaisses quelles ne laissent pas même tomber la semence jusquà terre. Dun autre côté lexcès de la misère, lasservissement où réduit la pauvreté, les injures et les rebuts auxquels elle expose, et mille maux de la même nature détournent de lapplication aux choses divines. Quant aux péchés , lévêque nen connaît pas même la plus petite partie. Comment le pourrait-il, puisquil ne connaît pas même de vue la plus grande partie de son troupeau? Telles sont les grandes difficultés quil éprouve de la part de son peuple. Mais, quelles lui paraîtront peu de chose, sil envisage ses obligations envers Dieu, tant celles-ci exigent de sa part un zèle plus grand , une vigilance plus attentive. En effet, celui qui fait la fonction dambassadeur auprès de Dieu pour toute une ville, que dis-je une ville? pour tout lunivers, et qui prie Dieu dêtre indulgent pour les péchés de tous les hommes, non pas seulement des vivants, mais aussi des morts, je te le demande, quel homme doit-il être? Je doute que la liberté dont un Moïse, un Elie jouissaient auprès du Seigneur, fût suffisante pour une semblable prière. Représentant du monde tout entier, Père commun de tous, cest à ce titre que le prêtre sapproche de Dieu, pour lui demander lextinction des guerres en tout lieu, lapaisement des troubles, la paix, la prospérité et le prompt éloignement des calamites qui menacent les empires comme les individus. Chargé de prier pour tous, il doit lemporter sur tous, autant quun protecteur lemporte naturellement sur ceux quil protége. Mais lorsquil invoque lEsprit-Saint et quil célèbre le redoutable sacrifice , lorsque dans ses mains il tient le souverain Maître de toute la nature, je te le demande, à quel rang le placerons-nous? Quelle pureté, quelle piété nexigerons-nous pas de lui? Quelles doivent être les mains, instruments de tels mystères! quelle, la langue chargée darticuler les paroles que nous savons! Y a-t-il un degré de sainteté, de pureté auquel ne doive sélever une âme qui reçoit en elle lEsprit de Dieu? Cest alors que les anges assistent le prêtre, que toute larmée des célestes puissances chante, en remplissant tout lespace qui est autour de lautel, pour faire honneur à la victime qui y est gisante. Peut-on en douter quand on considère la grandeur du mystère qui saccomplit eu ce moment? Quelquun ma raconté le fait suivant, quil tenait dun témoin, vieillard vénérable, homme dune sainteté admirable et accoutumé aux révélations den-haut. Voici la vision dont il avait été honoré: Il avait vu, assurait-il, au moment où les sacrés mystères saccomplissent, apparaître tout à coup une multitude danges; quoique éblouis dun tel spectacle, ses yeux mortels avaient distingué leurs vêtements dune (615) blancheur éclatante; ils environnaient lautel, ils sinclinaient comme des soldats en présence de leur roi. Et je le crois. Un autre me racontait encore non plus ce quil avait appris dun tiers, mais ce quil avait vu lui-même, ce quil avait ouï : que sur le point de sortir de ce monde, ceux qui ont participé aux saints mystères avec une conscience pure sont mis sous la garde des anges, qui les escortent dans ce passage par égard pour Celui quils ont reçu dans leur sein. Ne frissonnes-tu pas à lidée de pousser à un si auguste ministère une âme telle que la mienne, délever à la dignité des prêtres un homme comme moi, dont les vêtements sont encore pleins de souillure , un homme que Jésus-Christ a chassé de lassemblée des conviés? (Matth. XXII 13.) Lâme des prêtres doit resplendir comme lastre qui éclaire le monde. Mais la mienne est tellement enveloppée des noires vapeurs qui sexhalent dune conscience impure, quelle nose se montrer ni arrêter un regard de confiance sur son divin Maître. Les prêtres sont le sel de la terre, et moi je ne me fais remarquer que par mon peu de sagesse et une incapacité universelle que personne ne saurait tolérer, excepté ceux qui sont aveuglés par lexcessive amitié quils me portent. Or, ce nest pas encore assez dêtre pur pour être digne dun si grand ministère, il faut encore à une grande prudence naturelle unir une expérience très-étendue; il faut connaître les intérêts et les affaires autour desquels sagite le tourbillon du monde, et tout en les connaissant, en être plus dégagé que les solitaires qui habitent les montagnes. Obligé dêtre en relations avec des hommes qui ont des femmes, qui nourrissent des enfants, qui possèdent des serviteurs, qui jouissent de richesses immenses, qui administrent les affaires publiques et gèrent les grandes charges de lEtat, le dignitaire ecclésiastique doit pour ainsi dire être multiforme; jemploie ce terme en ayant soin den écarter tous sens mauvais, tels que ceux de fourbe, de flatteur, dhypocrite: jentends par là que sans rien perdre de sa noble franchise, de sa sincère liberté, il doit savoir condescendre à propos, cest-à-dire lorsque les circonstances le demandent, et être en même temps bon et ferme. Tous les sujets ne doivent point être gouvernés selon une méthode uniforme, ni tous les malades être guéris par les mêmes remèdes, ni tous les vents être combattus par le pilote avec une même manoeuvre. Or des tempêtes continuelles assaillent le vaisseau de lEglise, tempêtes qui ne viennent pas toutes du dehors, mais qui naissent aussi dans son sein. Il faut donc tout à la fois de la condescendance et de la sévérité. 5. Ces qualités tendent toutes, malgré leur diversité à une même fin, la gloire de Dieu et lédification de lEglise. Les solitaires, il est vrai, ont de grands combats à soutenir, leur vie est pénible; mais que lon compare leurs travaux avec les fonctions bien remplies du sacerdoce, on trouvera autant de différence quil y en a entre un roi et un simple particulier. Si les exercices dun solitaire sont rudes, en revanche lesprit et le corps y travaillent de concert, on peut même dire que le corps y participe plus largement que lesprit. Lorsquil est mal constitué, toute la force de lesprit demeure concentrée en elle-même , ne trouvant pas doeuvre dans laquelle elle puisse se déployer extérieurement. En effet, jeûner toujours, coucher sur la dure, veiller, se priver du bain, ne tremper ses membres que de sueurs abondantes, et les autres pratiques quon observe pour mortifier le corps; il faut renoncer à tout cela, du moment que le corps na pas la force de supporter le châtiment auquel on veut le soumettre. Lart de gouverner lEglise, au contraire, ne relève que de lâme, qui na même pas besoin de la santé du corps pour montrer toute sa vertu. En quoi la vigueur corporelle contribue-t~elle à faire que nous ne soyons point orgueilleux, point colères, point incontinents; mais sobres, tempérants, pleins de décence et de toutes les qualités que saint Paul réunit pour en composer le portrait du prêtre accompli. (I. Tim. III, 2.) On nen pourrait pas dire autant du solitaire, ni de la perfection qui lui est propre. Un jongleur a besoin de divers instruments, tels que des roues, des cerceaux, des épées, mais le philosophe, au contraire, porte tout son art dans son esprit, et se passe de tout secours extérieur : telle est la différence entre le solitaire et le prêtre; il faut au premier de la santé et une demeure appropriée au genre de vie quil doit mener, pour nêtre pas trop éloigné de la société des hommes, ni privé de la tranquillité que procure la solitude. Il faut aussi quil vive sous un climat tempéré; car rien nest plus contraire au corps épuisé par le jeûne, quune température sujette à des (616) anomalies tant soit peu considérables. Je nai pas besoin de parler ici de la peine quil est forcé de prendre pour se procurer le vêtement et la nourriture, jaloux quil est de pourvoir à tout par ses propres mains. 6. Le prêtre na pas besoin de tout cet attirail , de tout ce matériel, pour ainsi dire. Simple et vivant comme tout le monde, lorsquil ny a pas de mal à le faire, il tient toute sa science renfermée dans les trésors de son âme. Mais me dira quelquun, il est cependant beau de vivre tout entier à soi-même et isolé de la société des hommes; ce genre de vie dénote une certaine vertu de tempérance dans ceux qui le pratiquent, je lavoue; cependant ce nest pas un signe auquel je reconnaîtrai la présence certaine dun mérite accompli. Ce nest pas dans lintérieur du port que le pilote, quoique assis au gouvernail, peut donner la preuve irrécusable de son talent; mais a-t-il pu, en pleine mer, résister à la tempête et sauver son navire, personne alors ne pourra lui refuser le titre de bon pilote. 7. Ainsi, nayons pas pour le solitaire une admiration exagérée, hyperbolique; sil dirige constamment son attention sur lui-même, sans se laisser séduire à aucune distraction, sil ne pèche ni fréquemment ni grièvement, cest quaussi il est à labri de tout ce qui peut exciter ou réveiller les passions de son âme; mais quun homme vivant au milieu du monde, et obligé de supporter linfluence pernicieuse des péchés du peuple, quun tel homme demeure ferme et inébranlable , gouvernant son âme dans la tempête comme dans le calme, je dirai: voilà celui qui mérite les applaudissements et ladmiration du monde: il a donné une preuve suffisante de son mérite et de sa vertu. Quant à moi, tu aurais tort de madmirer beaucoup, si depuis que jai quitté le barreau, et que jai dit adieu au monde, je nai pas trop fait parler contre moi. Ne point pécher quand on dort, ne pas être renversé quand on ne lutte point, ne pas être blessé quand on ne combat point, quy a-t-il là de si merveilleux : qui donc, je te prie, qui pourrait parler contre moi, et divulguer mes misères? Serait-ce le plancher ou les murs de ma chambre ? Ils ne sauraient parler. Serait-ce ma mère, qui mieux que personne connaît toutes mes actions? Mais nous navons ensemble rien de commun, et jamais il ne sest élevé entre elle et moi lombre dun différend. Supposons quil en soit autrement: quelle est la mère assez dénaturée, assez ennemie de son enfant pour décrier sans raison et sans y être forcée, celui quelle a porté dans son sein, quelle a mis au monde, quelle a élevé? Il nen est pas moins vrai que, si lon mexaminait un peu sérieusement, on me trouverait bien des faiblesses; tu ne lignores pas toi-même, tout empressé que tu es à me combler déloges en toute occasion. Ce nest point par une feinte modestie que je parle de la sorte; pour ten convaincre, souviens-toi combien de fois, dans nos fréquents entretiens sur ce sujet, je tai dit que, si lon me donnait le choix de la carrière que je préfèrerais suivre avec honneur, du gouvernement de lEglise, ou de la vie des solitaires, jaimerais mieux mille fois la première. Je ne cessais pas denvier le bonheur de ceux qui sont capables de remplir comme il faut cet auguste ministère. Puis donc que jenviais le bonheur des ministres de lEglise, il est clair que je naurais pas refusé dembrasser leur état, si je métais senti capable den remplir les devoirs. Mais que faire? Rien nest moins propre au gouvernement de lEglise que ce désoeuvrement, cette insouciance, que dautres prennent pour une vertu ascétique, mais que je considère, moi, comme un voile sous lequel je dissimule mon incapacité, je cache la plupart de mes fautes , heureux de les dérober par ce moyen aux regards des hommes. Lhomme accoutumé à jouir dun loisir complet et à mener une vie tranquille, a beau être doué dune nature grande et forte, son inexpérience le trouble et lembarrasse, et le défaut dexercice lui ôte une très-grande partie de sa propre force. Mais sil est tout à la fois dun esprit lourd, et sans expérience des devoirs et des luttes du sacerdoce, comme moi, autant vaudrait prendre une statue de pierre pour en faire un prêtre. Voilà pourquoi la solitude nenvoie dans la milice sacerdotale que très-peu de sujets qui y tiennent brillamment leur place. La plupart ne viennent là que pour se montrer tels quils sont, cest-à-dire incapables, et pour éprouver combien les affaires sont désagréables et difficiles. Il ny a là rien détonnant; voici un homme qui a fait sa spécialité de tel genre dexercices, et tout à coup il se voit appelé à paraître dans un genre de combats dune nature toute différente, cest comme sil nétait pas exercé du tout. Avant tout, plein de (617) mépris pour la gloire, celui qui entre dans le stade des luttes sacerdotales doit encore être supérieur à la colère, et dune prudence consommée. Or, la vie solitaire ne fournit à celui qui sy livre aucune occasion de sexercer à ces vertus. Il na autour de lui ni toutes sortes de gens qui lirritent et lui donnent lieu de sexercer à dompter son courroux, ni tous ces flatteurs, sans cesse agitant lencensoir, qui lui procurent lavantage dapprendre à mépriser les applaudissements populaires. Pour la prudence, qui est si nécessaire dans le gouvernement de 1Eglise, on ny attache pas une très-grande importance parmi les solitaires. Aussi quarrive-t-il ? Appelés à soutenir des luttes auxquelles ils ne se sont préparés par aucun exercice, ces hommes sont dans le plus grand embarras, ils sont éblouis, anéantis; et bien loin davancer dans la perfection, ils perdent encore ce quils ont apporté de la solitude. 8. BASILE. Appellerons-nous au gouvernement de lEglise des hommes qui vivent au milieu du monde, qui ne soccupent que des affaires du siècle, qui sont, pour ainsi dire, roués aux querelles et aux injures; pleins dune adresse infinie, et habiles surtout dans lart de vivre joyeusement? CHRYSOSTOME. Doucement, sil vous plaît, mon très-cher ami. Ces gens-là ne doivent pas même venir à lesprit, lorsquil sagit de prêtres à donner à lEglise de Dieu. Lhomme quil faut choisir entre mille, cest celui qui, au milieu du monde et dans le commerce des hommes, sait garder la pureté, la sérénité dâme, la sainteté, la tempérance et la sobriété, les qualités, en un mot, qui distinguent les solitaires; les garder, dis-je, intactes et inébranlables mieux encore que ceux qui vivent dans la solitude. Tel individu est rempli de beaucoup de défauts, il pourrait aisément les cacher dans la solitude, en les empêchant de se traduire en actes, que gagne-t-il à se produire sur le théâtre du inonde? Rien, sinon quil se livre à la risée publique, sans compter de plus grands périls auxquels il sexpose imprudemment. Voilà ce qui a failli marriver à moi, si la bonté de Dieu navait détourné le coup de foudre qui menaçait ma tête. Que cet homme-là ne compte pas que ses misères resteront ignorées, lorsque sa personne aura été mise en évidence et exposée au grand jour dune charge publique importante ; il sera, au contraire, bientôt pénétré, et promptement jugé. Le feu éprouve les métaux; et les fonctions sacerdotales, les âmes des hommes; cest là quon découvre immédiatement si quelquun est colère, pusillanime, vaniteux, présomptueux, ou nimporte quoi; rien ne reste caché; tous les défauts sont mis à nu; et non-seulement mis à nu, mais aggravés et rendus plus incorrigibles. Les plaies du corps deviennent plus difficiles à guérir, quand on les a fatiguées; ainsi en est-il des affections de lâme : irritées au frottement pour ainsi dire des contrariétés du dehors, elles senflamment, elles sexaspèrent, et poussent les malades qui en sont atteints aux plus grands excès. Si lon ne se tient pas sur ses gardes, elles portent au désir de la gloire, à la présomption, à lamour des richesses; elles entraînent aussi à la mollesse, au relâchement, à lindolence, et, peu à peu, aux désordres que lon trouve à la suite de ceux-là et qui en naissent ordinairement. li y a tant de choses dans le monde qui peuvent dissoudre la solide énergie de lâme, et interrompre sa course vers Dieu. La première de toutes, cest la conversation des femmes. Ayant reçu la charge de garder tout le troupeau, le pasteur ne peut pas donner ses soins aux hommes, et négliger les femmes, dont le sexe demande une attention plus particulière, à cause de sa propension au péché. Il faut donc que le salut des femmes donne, sinon plus, du moins autant dinquiétude que celui des hommes, au ministre à qui lépiscopat est échu en partage. Il est à propos de les visiter lorsquelles sont malades, de les consoler dans leurs afflictions, danimer celles qui sont indolentes, d,aider celles qui ont besoin de secours. Dans laccomplissement de ces devoirs, lesprit malin ne manquera pas doccasion de sinsinuer dans le coeur qui ne sera pas environné dune surveillance très-attentive. Car loeil de la femme blesse et trouble lâme, non-seulement loeil de la femme impudique, mais encore celui de la femme vertueuse; les flatteries des femmes nous amollissent; leurs déférences nous asservissent : le zèle de la charité, source de tout bien, devient souvent, par elles, la cause dune infinité de maux, si lon ne sait pas le régler. Souvent aussi les sollicitudes continuelles émoussent la pointe de lintelligence, et donnent à lesprit, si prompt de sa nature, la pesanteur du plomb. Quelquefois lhumeur prend la place du zèle, et, comme une noire fumée, (618) obscurcit lâme de ses vapeurs. Qui pourrait compter tant dautres désagréments, les injures, les insultes, les dénigrements des grands et des petits, des sages et des insensés. 9. Ces derniers surtout, ceux qui nont pas le jugement droit, ne cessent jamais de se plaindre; et si lon entreprend de se justifier, ils ne veulent rien entendre. Un pasteur fait bien de ne pas dédaigner les propos de cette classe dhommes, de détruire leurs inculpations, en usant de bonté et de douceur, en pardonnant dinjustes reproches, au lieu den montrer de la colère et du ressentiment. Si saint Paul lui-même craignit dêtre soupçonné de vol parmi ses disciples, si, pour ce motif, il sadjoignit dautres personnes pour contrôler lemploi des sommes dargent mises par les fidèles à sa disposition: Pour éviter, dit-il, que personne puisse nous faire des reproches au sujet de cette aumône abondante dont nous sommes les dispensateurs (II. Cor. VIII, 20), si saint Paul lui-même prend de telles précautions, que ne devons-nous pas faire pour anéantir les mauvais soupçons, si mensongers, si absurdes, si indignes de notre réputation quils soient. Il ny a certainement pas de péché dont nous soyons aussi éloignés, que saint Paul létait du vol. Bien quil fût plus incapable de cette mauvaise action que qui que ce fût au monde, il ne laissa pas néanmoins de prévenir les soupçons du peuple, quelque déraisonnables, et quelque insensés quils pussent être : car, évidemment, il y aurait eu de la démence à faire planer un tel soupçon sur une tête si sainte, si admirable. Néanmoins, un soupçon aussi absurde, et qui ne pouvait naître que dans te cerveau dun insensé, lui parut mériter son attention au point de lengager à supprimer tout ce qui pouvait en être le prétexte ou loccasion. Il ne se crut point à couvert de cette imputation extravagante de la part du vulgaire. Il ne se dit pas à lui-même : Dans lesprit de qui pourrait se glisser un pareil soupçon sur mon compte, moi qui, par mes miracles et par la sainteté de ma vie, me suis attiré les respects et ladmiration universels? Tout au contraire, il prévoit ce mauvais soupçon, il sy attend, il en arrache jusquà la racine, ou plutôt il ne lui donne pas même le temps de germer. Pourquoi cela? Lui-même en donne la raison dans un autre endroit : Nous avons soin, dit-il, de faire le bien, non-seulement devant Dieu, mais aussi devant les hommes. (Rom. XII, 17.) Telle, et même plus grande encore doit être notre attention, non-seulement à déraciner et à détruire les mauvais soupçons, lorsquils sélèvent, mais encore à les prévoir daussi loin quils peuvent venir, pour supprimer à lavance les prétextes qui les font naître, sans attendre quils prennent de la consistance en passant par toutes les bouches. Car alors il nest pas facile de les faire disparaître, cest même très-difficile, pour ne pas dire impossible : jajoute quon ne peut guère lentreprendre sans nuire à beaucoup de monde. Mais pourquoi vouloir épuiser un sujet inépuisable? Enumérer toutes les difficultés du saint ministère, ne serait pas une moindre entreprise que de mesurer la mer. Un homme serait venu à bout, chose impossible, de délivrer son âme de toutes ses infirmités naturelles, quil rencontrerait encore des difficultés infinies à guérir celles des autres; que sera-ce, sil est malade lui-même? Vois-tu dans quel abîme de peines et de soucis il doit être plongé , et combien de tourments il est obligé de souffrir pour surmonter ses maux particuliers ainsi que les maux des autres? 10. BASILE. Mais tu nas donc pas de combats à livrer, ni de soucis à endurer, étant seul comme tu es, et tout entier à toi-même? CHRYSOSTOME. .Jen ai assurément même dans létat où je suis. Je suis toujours homme, toujours voyageur dans cette vallée de larmes qui se nomme la vie, il ne faut donc pas demander si jai ma part de soucis et dangoisses. Toutefois, ce nest pas la même chose de navoir quun fleuve à traverser, ou dêtre embarqué sur un océan sans limite. Car telle est la différence que je mets entre la vie du prêtre et celle du simple fidèle. Ce nest pas que, si je pouvais être utile aux autres, je ne le voulusse de tout mon coeur; ce serait même mon voeu le plus cher; mais ne pouvant aider mes frères, si je parviens à me sauver moi-même, et à me retirer du milieu des flots, je devrai mestimer très-heureux. BASILE. Es-tu bien sûr de pouvoir faire ton salut, sans contribuer en rien à celui des autres? CHRYSOSTOME. Lobservation est excellente; non, je ne crois pas que lon puisse se sauver sans travailler au salut de ses frères. Je sais quil ne servit de rien au malheureux dont parle lEvangile, davoir conservé tout entier le talent quon lui avait confié, mais quil le perdit pour ne lavoir pas fait fructifier, et (619) ne lui avait pas fait rendre deux pour un. (Matth. XXV, 24.) Toutefois, jespère encourir une moindre punition, si je suis condamné pour navoir sauvé personne, que si je létais pour en avoir perdu dautres avec moi, après que la dignité sacerdotale, naurait servi quà me rendre plus mauvais. Tel que je suis maintenant, jai la confiance de ne subir que le châtiment rigoureusement exigé par la gravité de mes péchés, tandis quen acceptant le sacerdoce je mexposais à un supplice, je ne dirai pas deux ou trois fois, mais mille fois plus rigoureux, en raison des scandales donnés aux hommes et des offenses faites à Dieu qui maurait honoré de ses plus hautes faveurs. 11. Dans les reproches que Dieu adressait autrefois aux Israélites, il témoignait clairement quil les regardait comme plus punissables, parce quils avaient péché après toutes les faveurs dont il les avait comblés. Voici ce quil dit: Je nai connu que vous de toutes les nations de la terre; cest pourquoi je vous punirai de toutes vos iniquités. (Am. III, 2.) Et encore : De vos enfants je me suis fait des prophètes, et de vos jeunes gens, des hommes consacrés à Dieu. Et même avant le temps des prophètes, Dieu, dans le règlement des sacrifices, voulant montrer que les péchés des prêtres sont plus sévèrement punis que ceux des hommes du peuple, ordonne pour lexpiation des péchés des seuls prêtres un sacrifice égal à celui qui était offert pour les péchés de tout le peuple. (Levit. IV, 3, 13.) Ce qui ne signifie rien sinon que les plaies spirituelles dun prêtre exigent des remèdes plus forts que celles dun autre homme, et quil faut autant pour sa guérison que pour celle de toute une nation. Il faut en conclure que les plaies dune âme sacerdotale sont dune gravité extraordinaire : et comme cette gravité nest pas dans leur nature même, il faut quelle provienne du caractère sacré du prêtre pécheur. Il ny avait pas jusquaux filles des ministres de la religion, qui ne fussent soumises pour les mêmes fautes, à des punitions plus sévères, à cause de la dignité de leurs pères, bien quelles neussent aucune part au sacerdoce. Ainsi pour le même péché, pour la fornication, la loi porte un châtiment beaucoup plus sévère contre les filles des prêtres que contre les filles des simples particuliers. (Levit. XXI, 9 et Deuter. XXII, 29.) 12. Dieu peut-il nous montrer dune manière plus frappante, quil exige une peine plus sévère de celui qui gouverne que de ceux qui sont gouvernés? Assurément Dieu qui, à cause du père, punit la fille plus sévèrement que les autres, ne traitera point comme un simple particulier ce père lui-même qui cause à sa fille un surcroît de tourments. Non; son châtiment sera beaucoup plus terrible. Et rien de plus juste; car le préjudice de son péché ne retombe pas seulement sur lui, mais encore sur les âmes faibles qui sont témoins de sa mauvaise conduite. Cest ce quEzéchiel veut nous apprendre lorsquil sépare le jugement des béliers du jugement des brebis. (Ezech. XXXIV, 17.) Penses-tu maintenant que mes plaintes aient eu quelque chose dexagéré? Après tout ce que jai déjà dit, il me reste encore à touvrir mon coeur; tu seras témoin des efforts que je suis obligé de faire pour ne pas me laisser vaincre entièrement par mes passions. Javoue, toutefois, que ce travail nest pas au-dessus de mes forces, et que je ne songe nullement à fuir devant lennemi que je combats. La vaine gloire sempare de moi au moment même où je te parle; puis tout à coup jéchappe à ses prises, et, redevenu sage, je me reproche de mêtre laissé prendre, je réprimande mon âme un instant asservie. Des désirs déréglés assaillent mon âme; mais ils nallument quun feu languissant et facile à séteindre, parce que les yeux du corps, en souvrant, ne trouvent pour lalimenter aucune matière inflammable. Pour ce qui est de médire ou de prêter loreille à la médisance, jen suis entièrement préservé, puisque je nai personne avec qui mentretenir : ces murs peuvent-ils parler? Il nen est pas de même de la colère, je ne puis léviter, bien quil ny ait personne ici pour me fâcher. Un souvenir qui me revient et me rappelle certains personnages aussi absurdes que leurs oeuvres, suffit pour me faire gonfler le coeur, sans toutefois quil aille jusquà éclater: vite je mefforce de le ramener de cette effervescence à son calme ordinaire, je lui persuade de sapaiser, en disant en moi-même quil est par trop déraisonnable et que cest se rendre malheureux à plaisir, doublier ses propres maux pour prendre de ceux du prochain un souci inutile; mais si jétais dans le monde, occupé de mille tracas, je nentendrais plus les avis de cette voix intime, je ne jouirais plus (620) de ses conseils qui minstruisent et me guident. Semblable à ceux que la violence dun torrent ou bien une force quelconque a poussés dans un précipice, et qui peuvent prévoir la fin terrible à laquelle aboutira leur chute, sans toutefois apercevoir de secours nulle part, si jétais une fois tombé dans le tumulte des passions, je pourrais voir tous les jours croître la somme des supplices qui mattendent; mais, rentrer en moi-même, comme je le fais maintenant, et repousser de toutes parts les attaques furieuses des passions, je ne le pourrais plus aussi facilement quauparavant. En effet, jai lâme faible, étroite, presque sans défense non-seulement contre les passions dont je viens de parler, mais surtout contre la plus amère de toutes, lenvie; ni les injures, ni les distinctions, je ne sais rien prendre avec modération, les unes mélèvent, les autres me rabaissent outre mesure. Les bêtes féroces bien nourries et fringantes terrassent aisément ceux qui combattent contre elles, surtout lorsquils ne sont ni forts ni adroits; mais affaiblissez-les par le défaut de nourriture, bientôt leur ardeur séteint, bientôt leur vigueur languit, et, sans être bien robuste, un homme pourra les combattre et les vaincre : la même chose a lieu pour les passions de lâme; exténuez ces bêtes par le défaut daliment, vous les tiendrez facilement courbées sous le joug de la raison : si, au contraire, vous les nourrissez trop bien, difficilement pourrez-vous soutenir leur impétuosité; vous les rendrez si terribles contre vous-même que vous passerez toute votre vie dans la servitude et dans la crainte. Quel est donc laliment de ces monstres? La vaine gloire se repaît de distinction et de louanges; lorgueil, de pouvoir et de hautes dignités; lenvie, de la réputation dautrui; lavarice, de libéralités et de largesses; la luxure, de mollesse et de rencontres continuelles avec les femmes; ainsi des autres. Que je mengage dans le monde, voilà ces animaux féroces déchaînés contre moi, ils déchirent mon coeur devenu leur proie, je suis jeté dans une situation terrible, et engagé dans une guerre bien trop formidable pour moi. Je sais quen. restant dans ma solitude, il me faudra encore de grands efforts pour les dompter; pourtant je les dompterai, avec la grâce de Dieu, et il ne leur restera que la liberté de hurler. Voilà pourquoi je garde ma cellule, nen permettant lentrée à personne, ne vivant, ne communiquant avec personne, résolu à souffrir tous les reproches que cette conduite peut mattirer; je serais heureux de faire cesser ces reproches, mais la chose étant impossible, tout ce que je puis faire, cest de men affliger et den gémir. Le moyen dêtre à la fois répandu dans les sociétés, et de conserver la sûre retraite dont je jouis présentement? Ainsi, mon ami, au lieu de me blâmer, plains-moi plutôt dans la situation critique où je me trouve. Pourtant je vois que tu nes pas encore persuadé. Cest donc le moment de te communiquer le seul secret qui me reste. Ce que je vais dire pourra paraître incroyable à plusieurs; quoi quil en soit, je ne rougirai pas de le publier hautement, dût cet aveu être pris pour la marque dune mauvaise conscience et le signe dune âme chargée de nombreux péchés. Dieu qui doit me juger étant instruit exactement de tout, quel profit retirerai-je de lignorance des hommes? Quel est donc ce secret? Depuis le jour où, informé par toi des vues que lon avait sur nous, je commençai à craindre dêtre élevé au sacerdoce, plusieurs fois jai senti mon corps sur le point de défaillir complètement: tels étaient la frayeur et labattement qui dominaient mon âme! Je me représentais, dun côté la gloire de lEpouse de Jésus-Christ, sa sainteté, sa beauté spirituelle, son admirable sagesse et léclat de sa parure divine; de lautre, je voyais ma misère, et cette comparaison marrachait des larmes sur son malheur et sur le mien; je soupirais sans cesse, et, en proie à une perplexité cruelle, je disais: Qui donc a pu conseiller pareille chose ? Quel si grand crime lEglise de Dieu a-t-elle commis? En quoi a-t-elle donc offensé si grièvement son Seigneur, quil la condamne à la honte dêtre livrée au plus indigne des hommes? Préoccupé de ces réflexions, ne pouvant même supporter la pensée dune chose si étrange, jétais comme un homme frappé dune paralysie soudaine, la bouche béante, ne pouvant ni voir ni entendre. Je ne sortais de cet étourdissement, qui passait par intervalles, que pour me noyer de nouveau dans la tristesse et dans les larmes; quand jétais rassasié de pleurs, revenait la frayeur, agitant, troublant, bouleversant mon âme. Jessuyais les coups de cette horrible tempête et tu nen savais rien! et tu me croyais dans le calme le plus profond! Cest (621) pourquoi jessaierai de te découvrir entièrement les orages de mon coeur, peut-être seras-tu plus disposé à me pardonner quà maccuser. Mais comment te les découvrir? Pour les montrer tels quils sont, il ny aurait quun moyen: ce serait de dépouiller ce coeur lui-même de toute enveloppe et de le mettre sous tes yeux. Commue cela nest pas possible, je tâcherai, selon mon pouvoir, de te montrer, à travers le voile obscur dune comparaison, la fumée de ce foyer de tristesse qui est en moi; à laide de cette allégorie, tu chercheras à te faire une idée de ma tristesse, seulement de ma tristesse. Supposons quon destine à quelquun, pour épouse, la fille dun monarque maître de toutes les terres quéclairent les rayons du soleil quelle soit dune beauté incomparable, supérieure à ce que lhumaine nature peut produire de plus accompli, et lemportant de beaucoup par ses attraits, sur tout ce quil y a de femmes au monde; quelle ait dailleurs une âme infiniment plus parfaite que celle daucun homme des temps passés, présents et à venir; en un mot, que par ses moeurs elle surpasse toutes les perfections morales rêvées par les sages, en même temps que léclat de sa figure éclipsera toute beauté corporelle imaginable; que le prince qui doit lépouser brûle damour pour elle, que même il ait conçu une telle passion, que les amants les plus enflammés ne puissent lui être comparés; quen de pareilles circonstances il vienne à savoir que la princesse admirable qui possède son coeur, le mariage va la faire passer dans les bras dun homme de rien, et de la lie du peuple, sans naissance et tout contrefait, en un mot le dernier des hommes. Eh bien! tai-je donné quelque idée de ma douleur, et suffit-il davoir poussé la comparaison jusque-là? Je pense que cen est assez pour te faire comprendre ma tristesse du moins; car cest seulement cette face de ma désastreuse position que jai voulu te montrer par cette similitude. Maintenant, afin que tu voies la mesure de ma frayeur et de ma stupéfaction, représentons-nous un autre tableau. Figurons-nous une armée composée de fantassins, de cavaliers et de marins; la mer a disparu sous la multitude des vaisseaux, les vastes plaines et les hautes montagnes sont également couvertes de phalanges dinfanterie et de cavalerie; lacier des armes réfléchit les feux du soleil, dont les rayons, tombant sur les casques et sur les boucliers, les font briller dun éclat éblouissant; le cliquetis des armes et le hennissement des chevaux retentissent jusquau ciel; on ne voit plus ni mer ni terre, mais le fer et lairain partout. En face de cette armée sont rangés en bataille les ennemis, hommes féroces et avides de carnage; ces masses vont sentrechoquer. Dans ce moment on enlève un jeune garçon naïf qui a été élevé dans les champs, qui ne connaît rien que le chalumeau et la boulette; on larme de pied en cap; on lui fait passer larmée en revue; on lui en montre les différentes compagnies avec leurs commandants; les archers, les frondeurs, les taxiarques, les généraux, les oplites, les cavaliers, les gens de traits; les trirèmes avec leurs triérarques, les soldats qui les montent, et le nombre des machines quelles portent: on lui montre encore tout le plan de bataille des ennemis; létrangeté de leurs figures, la variété de leurs armures; leur multitude infinie, campée dans des fondrières, dans dimmenses précipices et derrière des montagnes inaccessibles; on lui montre encore, du côté des ennemis, des chevaux ailés et des combattants qui voyagent dans les airs par des moyens magiques, et qui disposent denchantements aussi variés que puissants. On lui énumère ensuite tous les accidents de la guerre : une grêle de traits, une nuée de javelots; un déluge de flèches qui interceptent les rayons du soleil, et changent la clarté du jour en une nuit profonde; une poussière épaisse non moins incommode que les ténèbres; des torrents de sang; les gémissements des mourants; les cris des combattants; des monceaux de morts, les roues des chariots baignant dans le sang; les chevaux que la multitude des cadavres fait trébucher et tomber sur leurs cavaliers; sur la terre un affreux pêle-mêle : du sang, des arcs, des flèches, des sabots de chevaux et des têtes dhommes gisant à côté les uns des autres; des bras, des cous, des jambes, des poitrines entrouvertes, des cervelles collées aux glaives, un oeil fixé à la pointe dune flèche brisée. On ajoute à cette peinture les horreurs dune bataille navale des navires brûlant au milieu des eaux; dautres coulant à fond avec leurs défenseurs; le bruissement des vagues; le tumulte des matelots; le cri des soldats; lécume des flots mêlée de sang qui entre dans les vaisseaux; ici des cadavres étendus sur le tillac; là, des corps (622) submergés ou qui flottent sur les eaux, ou que la mer rejette sur la rive; la marche des vaisseaux arrêtée par la masse énorme des corps morts. Au spectacle de tant de scènes tragiques, on ajoute le récit des maux dont la guerre est suivie, la captivité et lesclavage pires que la mort. Après cela on ordonne au jeune garçon de monter à cheval et de prendre à linstant le commandement de larmée; crois-tu quil ne sera pas épouvanté par le seul récit quon lui fera, et quil ne sentira pas défaillir son coeur au premier moment? 13. Je nexagère point. Le corps où nous sommes enfermés comme dans une prison, nous empêche dapercevoir les choses spirituelles; mais si larmée ténébreuse du démon , et les combats quil nous livre, pouvaient être soumis à notre vue, tu serais témoin dun spectacle bien autrement terrible que celui dont je viens de te faire la peinture. Tu napercevrais ni fer, ni airain, ni chevaux, ni chars, ni roues, ni feux, ni traits, ni rien de visible; mais des machines de guerre bien plus meurtrières. Ces ennemis nont besoin ni de cuirasse, ni de bouclier, ni dépées, ni de lances; mais leur aspect est assez formidable sans cela, pour glacer deffroi une âme, à moins quelle ne soit douée dun grand courage, et soutenue dailleurs dune grâce spéciale de la part de Dieu. Si nous pouvions nous dépouiller de ce corps matériel, ou si en le conservant nous pouvions considérer clairement et de sang-froid larmée du démon, et voir de nos yeux la guerre quil nous fait, ce ne seraient plus des torrents de sang, ni des corps morts qui soffriraient à tes regards, mais de grands massacres dâmes, mais des blessures spirituelles si profondes que la bataille dont je tai mis le tableau sous les yeux, te paraîtrait un amusement et un jeu denfant plutôt quune véritable guerre, tant est grand chaque jour sur ce champ de bataille le nombre des blessés. Or ces blessures causent une mort bien plus malheureuse que les autres; car, entre la mort de lâme et celle du corps, il existe la même différence quentre ces deux substances. Lorsque lâme tombe mortellement blessée, elle ne gît pas comme le corps, privée de sentiments, mais ses tourments commencent dès cette vie par les remords de la conscience ; et, après la mort, au jour du jugement, elle est livrée à un supplice éternel. Si une âme ne sent point les blessures que lui fait le démon , cette insensibilité même aggrave son malheur. Celui qui na pas ressenti de douleur à une première blessure, en recevra facilement une seconde, puis une troisième. Notre cruel adversaire ne cesse de frapper, jusquau dernier soupir, une âme indolente qui ne tient pas compte des premières atteintes. Si tu considères maintenant sa manière dattaquer, tu trouveras que sa tactique est beaucoup plus impétueuse et plus savante. Point dennemi plus fertile en ruses, en stratagèmes, que cet esprit impur. Cest en cela que consiste surtout sa force. La haine la plus implacable quun mortel puisse nourrir contre ses plus grands ennemis ne se compare pas à lacharnement furieux que le démon met à persécuter la nature humaine. Lardeur qui le transporte, lorsquil combat, est telle quil serait ridicule de lui comparer les hommes sur ce point. Choisis les bêtes les plus féroces et les plus cruelles, leur rage paraîtra douce et paisible en comparaison de la sienne , tant il respire la fureur quand il se jette sul nos âmes. Les combats entre les hommes ne sont pas longs, et même cette courte durée est souvent entrecoupée de trèves et darmistices. La nuit qui survient, la fatigue de tuer, la nécessité de manger, et beaucoup dautres choses permettent naturellement au soldat de prendre un peu de repos : il peut déposer le harnais, respirer un instant, se rafraîchir par le boire et le manger, en un mot réparer ses forces par toute sorte de soins. Mais quand on a affaire au démon, impossible de quitter ses armes un moment, ni de goûter un instant le sommeil, si lon veut éviter dêtre blessé. Il faut, de deux choses lune, ou périr désarmé, ou rester toujours sous les armes, toujours en éveil. Notre ennemi se tient constamment à la tête de ses bataillons, épiant sans cesse nos négligences, plus vigilant pour nous perdre que nous ne le sommes pour nous sauver. La nature invisible de lennemi, ses attaques imprévues, causes fécondes de malheurs pour ceux qui ne sont pas continuellement sur leurs gardes, rendent cette guerre beaucoup plus difficile que les autres. Et cest dans une telle guerre que tu voulais que je me misse à la tête des soldats de Jésus-Christ? Mais jaurais commandé pour le compte de Satan! Car lorsque celui qui doit disposer les autres en ordre de bataille se trouve le plus (623) incapable et le plus inepte de tous, il trahit par son incapacité ceux quil devait sauver, et lon peut bien dire quil est le général de Satan, plutôt que celui de Jésus-Christ. Mais pourquoi soupires-tu? pourquoi pleures-tu? Ma situation nest pas de celles sur lesquelles on doive verser des larmes, elle mérite bien plutôt dexciter la joie et lallégresse. BASILE. Ce nest pas la tienne qui mafflige, mais la mienne. Je ne comprenais pas encore toute la profondeur des maux où tu mas engagé. Je nétais venu te trouver que pour savoir de toi comment je devais répondre à ceux qui taccusaient; et tu me renvoies après mavoir débarrassé dune peine pour nie jeter dans une autre. Ce qui minquiète, ce nest plus ta justification, mais de savoir comment je pourrai répondre à Dieu pour mon propre compte et pour toutes les actions de ma vie. Toutefois, je ten supplie, je ten conjure, par mon intérêt, sil te touche encore, par notre commun Seigneur Jésus-Christ, par la charité chrétienne, par les entrailles et la compassion dun ami pour son ami, noublie pas que cest toi surtout qui mas jeté dans le grand danger que je cours, tends-moi une main secourable, soutiens-moi de tout ton pouvoir, et par tes discours et par tes actions; ne mabandonne jamais un seul instant, mais à partir daujourdhui demeurons unis et plus inséparables encore quauparavant. CHRYSOSTOME. Et de quel secours, lui dis-je en souriant, de quelle utilité puis-je être pour toi dans cette immensité de soins et de devoirs? Mais, aie bon courage, mon cher ami, puisque cela test agréable, lorsque les sollicitudes inséparables de ta charge te donneront le loisir de respirer, je serai auprès de toi, je te consolerai, et je ferai pour toi tout ce qui dépendra de moi. A ces mots, ses larmes ayant redoublé, il se lève; je lembrasse tendrement, je baise son front, et je le reconduis en lexhortant à supporter courageusement ce qui lui était arrivé. Ma confiance en Notre-Seigneur Jésus-Christ qui ta appelé et préposé à la conduite de son troupeau, lui dis-je, me font espérer que ton saint ministère te donnera assez de crédit auprès de Dieu, pour quà mon dernier jour, à lheure du péril suprême, je puisse à ta suite et sous ta protection pénétrer dans les tabernacles éternels.
FIN DU TRAITÉ DU SACERDOCE, Traduit, par J.-B. J., professeur au collège de lImmaculée-Conception de Saint-Dizier.
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