Fabiola ou l'Eglise des Catacombes
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Les travaux publicsAvant la publication de l'édit, la construction des Thermes de Dioclétien ne progressait que grâce aux pénibles travaux des prisonniers chrétiens ; on ne s'étonnera donc pas si leur nombre et leurs souffrances augmentaient en même temps que la persécution devenait plus cruelle et plus implacable. L'empereur Dioclétien lui-même était attendu pour l'inauguration de cet édifice favori ; le nombre des ouvriers avait été doublé, afin de hâter l'achèvement des travaux. Chaque jour de prétendus criminels arrivaient enchaînés du port de Luna, de la Sardaigne et même de la Chersonèse (Crimée), où on les employait dans les carrières et dans les mines ; les plus rudes travaux de maçonnerie leur étaient destinés. Transporter les matériaux, scier ou tailler la pierre et le marbre, pétrir le mortier et construire les murailles : tels étaient les emplois réservés aux criminels condamnés pour leur religion ; beaucoup d'entre eux étaient peu accoutumés à de si viles occupations. En retour de tant de fatigues, ils n'étaient pas mieux traités que les mulets et les boeufs qui partageaient leurs labeurs. Pour se reposer, on ne leur accordait qu'une étable, parfois même indigne de ce nom ; leur nourriture était à peine suffisante pour entretenir les forces du corps, et leurs vêtements trop minces pour les garantir de l'inclémence des saisons ; c'était là tout ce qu'ils pouvaient attendre. Des entraves et de lourdes chaînes les empêchaient de fuir, en augmentant leurs souffrances. Des surveillants, dont le caractère injuste et cruel était la meilleure recommandation pour l'emploi, se tenaient près de chaque section le fouet ou le bâton à la main, toujours prêts à ajouter la douleur à la fatigue de ces pauvres gens sans défense, soit pour satisfaire leurs instincts stupidement féroces ou pour flatter ceux d'un maître plus impitoyable.Les chrétiens de Rome prenaient très grand soin de ces saints confesseurs, pour lesquels ils éprouvaient une vénération particulière. En corrompant les gardes, les diacres parvenaient à les visiter ; de hardis jeunes gens s'aventuraient parmi eux, et leur distribuaient une nourriture plus substantielle, des vêtements plus chauds, ou l'argent nécessaire pour se concilier leurs gardiens et en être mieux traités. Ils baisaient les chaînes et les blessures que ces saints confesseurs enduraient pour le Christ, et se recommandaient à leurs prières. Cette foule innombrable d'hommes accusés de servir fidèlement leur divin Maître avait encore un autre emploi. Les travaux publics étaient, pour ainsi dire, une sorte de réserve, pareille au vivier où le voluptueux Lucullus engraissait les lamproies destinées à ses festins, aux cages remplies d'oiseaux rares, et aux enclos où un nombreux bétail attendait l'heure des sacrifices ou le retour des fêtes anniversaires de l'empereur : on pouvait encore les comparer à ces cavernes situées près de l'amphithéâtre, où l'on nourrissait avec soin les animaux féroces qui devaient paraître sur l'arène. Chaque fois que le peuple romain désirait assouvir sa passion pour les jeux sanglants du cirque, ou célébrer quelque fête, il trouvait, parmi les condamnés aux travaux publics, le choix le plus varié pour une sanguinaire hécatombe, et une abondante nourriture pour ces bêtes cruelles dont il partageait les instincts sanguinaires. Une occasion de ce genre approchait. La persécution était languissante : aucun personnage de marque n'avait été arrêté, et l'insuccès du premier jour n'était pas réparé ; on voulait frapper un grand coup. Le peuple demandait des jeux, et l'approche du jour de la naissance de l'empereur justifiait ces réclamations. Les animaux féroces entendus par Sébastien et Pancrace rugissaient encore pour avoir la proie qui leur était due ; christianos ad leones (les chrétiens aux lions) semblait aussi vouloir dire que les chrétiens leur appartenaient de droit. Par un après-midi de la fin de décembre, Corvinus se rendit aux bains de Dioclétien, accompagné de Catulus, qui savait distinguer en connaisseur les meilleurs combattants pour le cirque, comme un bon maquignon choisit le meilleur bétail à la foire. Il manda Rabirius, chargé de la surveillance des condamnés, et lui dit : «Rabirius, je viens, par ordre de l'empereur, choisir un nombre suffisant des odieux chrétiens confiés à votre vigilance ; ils auront l'honneur de combattre dans l'amphithéâtre à l'occasion de la fête prochaine. - En vérité, répondit le surveillant, je n'en ai pas de trop. Je dois terminer les travaux à une époque fixe ; ce qui me sera impossible, si l'on me retire mes hommes. - Je n'y puis rien : il en viendra d'autres pour remplacer ceux que nous vous prendrons. Vous allez me conduire, ainsi que Catulus, au milieu des travaux et nous laisser faire notre choix.» Rabirius, tout en murmurant, se soumit néanmoins à cette demande exagérée, et les conduisit dans une vaste pièce qu'on venait de voûter. On y avait accès par un vestibule circulaire, éclairé par en haut, comme le Panthéon. De cette pièce on passait dans la partie latérale d'une salle immense, en forme de croix, où venaient aboutir d'autres salles aussi belles, quoique moins grandes. A chaque angle, et au point de section des bras de la croix, on devait élever d'énormes piliers de granit, d'un seul morceau. Deux étaient déjà en place ; un autre, entouré de cordes fixées à des cabestans, allait être dressé le lendemain. Un certain nombre de travailleurs étaient fort occupés à terminer les préparatifs. Catulus, touchant Corvinus du coude, lui désigna du pouce deux beaux jeunes gens nus jusqu'à la ceinture, à la façon des esclaves, et dont les formes admirables dénotaient une vigueur athlétique. «Il me faut ces deux-là, Rabirius, s'empressa de dire le pourvoyeur des animaux féroces ; ils feront un effet splendide. Je suis sûr que ce sont des chrétiens, ils travaillent de si bonne grâce ! - Il m'est impossible de m'en passer à présent. Ils font le travail de six hommes, au moins de deux chevaux. Attendez que les plus rudes travaux soient terminés, vous pourrez ensuite en disposer. - Dites-moi leurs noms, afin que je puisse en prendre note. Surtout faites bien attention à ne pas me les gâter. - Ils s'appellent Largus et Smaragde, et sont de familles patriciennes ; mais ils travaillent comme des plébéiens et vous suivront sans difficulté. - Leurs désirs seront exaucés», dlit en riant Corvinus : ce qui ne manquera pas plus tard d'arriver. En parcourant les travaux, ils choisirent un certain nombre de captifs, sans tenir compte des protestations de Rabirius, qui cherchait à s'opposer à leur départ. Ils arrivèrent enfin près d'une des pièces situées le long du côté méridional de la salle la plus importante. Dans l'une d'elles, quelques-uns des condamnés (si l'on peut employer cette expression) se reposaient après le travail. Au centre du groupe se tenait un vénérable vieillard, à la longue barbe blanche descendant sur sa poitrine, à la physionomie douce, au geste encore plein d'entrain et de gaieté, aux paroles bienveillantes. C'était le confesseur Saturninus, chargé de deux lourdes chaînes, malgré ses quatre-vingts ans. A ses côtés se tenaient deux jeunes travailleurs, Cyriaque et Sisinnius, qui, selon la tradition, ajoutaient à la fatigue de leurs labeurs celle de porter ses chaînes. Bien plus, leur plus grand plaisir, après avoir accompli leur tâche, était d'aider leurs frères trop faibles pour terminer celle qui leur avait été confiée (1). Leur temps n'était pas encore venu ; avant d'aller recevoir la couronne du martyre, ils furent ordonnés diacres sous le pontificat suivant. D'autres captifs, couchés sur le sol aux pieds du vieillard assis sur un bloc de marbre, semblaient oublier leurs souffrances en écoutant avec avidité ses douces et graves paroles. Que leur disait-il donc ? Pour récompenser Cyriaque de sa tendre charité, lui annonçait-il que, pour en perpétuer le souvenir, une grande partie du gigantesque bâtiment élevé par eux avec tant de peines serait consacrée à Dieu, sous son invocation, deviendrait un titre, et que le dernier de ses nombreux titulaires porterait un nom illustre (2). Ou bien leur racontait-il une vision plus glorieuse encore ? leur disait-il que ce petit oratoire, remplacé et absorbé par un temple magnifique en l'honneur de la Reine des anges, renfermerait dans son enceinte cette salle superbe avec son vestibule, et que la construction en serait dirigée par le plus puissant génie du monde (3) ? Quelle pensée plus consolante pour ces pauvres opprimés, s'ils avaient pu savoir qu'au lieu de bâtir des bains destinés à satisfaire le luxe d'un peuple païen ou la prodigalité d'un infâme empereur, ils travaillaient en réalité à la plus imposante des églises où les chrétiens adorèrent le vrai Dieu et entourèrent d'affectueux hommages la Vierge-Mère, dans le sein de laquelle il s'est incarné ! Corvinus aperçut ce groupe de loin, et, s'arrêtant, demanda au surveillant les noms de ceux qui le composaient. Celui-ci les énuméra rapidement, puis ajouta : «Vous feriez bien de prendre ce vieillard, si cela vous fait plaisir ; son travail ne compense pas son entretien. - Je vous remercie, répondit Corvinus ; il ferait une jolie figure dans l'amphithéâtre. Le peuple ne saurait se contenter de vieillards décrépits, qu'un lion ou un tigre abattraient d'un premier coup de griffe. Il aime à voir couler le sang, et la vie lutter contre les blessures, jusqu'à ce que la mort vienne terminer le combat. Mais il me semble apercevoir une personne que vous ne m'avez pas nommée ; son visage est tourné d'autre côté ; elle ne porte pas le costume et les chaînes des autres prisonniers. Qui est-ce donc ? - J'ignore son nom, répondit Rabirius ; c'est un beau jeune homme, qui passe beaucoup de temps parmi les condamnés ; il leur apporte des secours, et même les aide quelquefois dans leurs travaux. Naturellement cette faveur est payée très cher : nous n'avons pas le droit de faire des questions. - C'est peut-être bien le mien», reprit vivement Corvinus ; et il s'avança vers le groupe. L'étranger entendit sa voix et se retourna vers lui. Corvinus le reconnut, bondit avec l'agilité d'une bête fauve, et, le saisissant, s'écria d'une voix triomphante : «Cette fois-ci, du moins, Pancrace, tu ne m'échapperas pas.» |
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