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Le soldat chrétien On déposa en paix le corps du jeune martyr sur la voie Aurélienne, dans le cimetière qui bientôt prit son nom, et le donna, comme nous l'avons déjà fait observer, à la porte voisine. Pendant l'ère de paix, on éleva au-dessus de sa tombe une basilique qui perpétue encore de nos jours le glorieux souvenir de son triomphe.
La persécution sévissait avec rage, et augmentait tous les jours le nombre de ses victimes. Beaucoup de ceux que nous avons déjà fait connaître à nos lecteurs, surtout la petite communauté de la villa de Chromatius, succombèrent promptement. La première victime fut Zoé, à qui Sébastien avait rendu la parole. Surprise par une troupe de païens pendant qu'elle priait au tombeau de saint Pierre, elle fut bientôt condamnée et suspendue au-dessus de la fumée d'un feu de bois vert, jusqu'à ce qu'elle eût rendu le dernier soupir. Son mari, avec trois autres membres de la petite société, furent arrêtés, torturés à plusieurs reprises et décapités. Tranquillin, père de Marc et de Marcellin, jaloux de la couronne glorieuse gagnée par Zoé, allait ouvertement prier au tombeau de saint Paul ; on se saisit de lui, et, sans autre forme de procès, il fut lapidé jusqu'à la mort. Ses deux fils jumeaux eurent une fin non moins cruelle. La trahison de Torquatus, qui avait donné le signalement de ses anciens compagnons, et en particulier du brave Tiburce (1), auquel on avait tranché la tête, facilita beaucoup l'exécution de ces mesures de rigueur.
Au milieu de tous ces massacres, Sébastien s'agitait, non comme un habile constructeur qui voit son oeuvre détruite par la tempête, ou comme un berger dont le troupeau est ravi sous ses yeux par les voleurs ; il ressemblait plutôt à un général sur le champ de bataille, uniquement préoccupé de la victoire, estimant plus glorieux ceux de ses soldats qui l'achètent au prix de leur vie, et toujours prêt à sacrifier la sienne pour atteindre son but. Chacun de ses amis qui le précédait au ciel l'en rapprochait, en brisant un des liens qui le retenaient sur la terre : c'était un souci de moins ici-bas, et un nouvel intercesseur dans la véritable patrie. Parfois il s'asseyait solitaire, ou s'arrêtait silencieux aux endroits où il avait coutume de converser avec Pancrace, rappelant dans son esprit la gaieté vive, les gracieuses pensées et la vertu modeste de cet aimable et charmant enfant. Mais il ne sentait pas alors plus vivement leur séparation qu'au moment où il lui confia l'expédition de Campanie. Il avait dégagé sa promesse envers lui, et son heure n'allait pas tarder à sonner. Il ne l'ignorait point, et attendait en paix, sentant déjà la grâce du martyre remplir son coeur de joie. Ses préparatifs furent simples : il distribua aux pauvres tous les objets de valeur qu'il possédait, et vendit tous ses biens, de façon à les mettre à l'abri de la confiscation.
Fulvius s'était fait une très belle part des dépouilles chrétiennes, ce qui ne l'empêchait pas, après tout, d'être fort désappointé. Il n'avait point été obligé de recourir à la générosité de l'empereur, dont il évitait la présence ; mais, ne mettant rien de côté, il était loin de s'enrichir. Chaque soir il avait à essuyer les reproches d'Eurotas et ses questions railleuses sur les succès du jour. Il annonça toutefois à ce maître sévère, car c'en était un pour lui maintenant, qu'il allait s'attaquer à une proie plus riche, à l'officier favori de l'empereur, qui devait avoir amassé une belle fortune à son service.
L'occasion ne se fit pas attendre. Le 9 janvier il y eut grande réception à la cour ; tous les solliciteurs et ceux qui redoutaient la colère du maître y accoururent en foule. Fulvius était présent et fut reçu, comme d'habitude, avec beaucoup de froideur. Après avoir supporté en silence les imprécations, prononcées à demi-voix, de cette brute couronnée, il s'avança hardiment, mit un genou en terre et s'adressa ainsi à l'empereur :
«Seigneur, votre Divinité m'a souvent reproché de ne lui avoir rendu que d'insignifiants services en retour de tant de gracieuses libéralités. Je viens de découvrir la plus indigne trahison et la plus noire des ingratitudes dans un de ceux qui approchent de bien près votre personne sacrée.
- Que dis-tu là, imbécile ? demanda le tyran avec impatience ; parle à l'instant, ou je te fais arracher les mots de la gorge avec un crochet de fer.»
Fulvius se leva, et, accompagnant ses paroles d'un geste accusateur, il dit d'un ton plein de douceur et d'amère ironie : «Sébastien est chrétien.»
L'empereur, furieux, bondit sur son trône.
«Tu mens, coquin ! Tâche de prouver la vérité de ta dénonciation, ou je te fais mourir à petit feu, et plus cruellement qu'aucun de ces chiens de chrétiens.
- J'en ai des preuves plus que suffisantes,» répondit-il en tirant un parchemin qu'il offrit, sur ses genoux, à l'empereur.
Maximien allait lui faire quelque rude réponse, lorsque, à son grand étonnement, Sébastien s'avança vers lui dans une attitude calme et noble, et lui dit avec tranquillité :
«Prince, les preuves sont inutiles. Je suis chrétien, et je m'en glorifie.»
Maximien, soldat brave, mais grossier et illettré, avait de la peine à s'exprimer décemment en latin dans un moment de calme ; mais quand il était en fureur il ne parlait plus que d'une manière saccadée, en prodiguant les épithètes les plus vulgaires et les plus outrageantes. Il venait d'entrer dans un accès de colère, et vomit contre Sébastien un torrent d'injures, l'accusant de tous les crimes et de toutes les infamies les plus flétrissantes de son riche répertoire. Les deux crimes qu'il lui reprochait avec le plus d'insistance étaient l'ingratitude et la trahison. Il avait réchauffé dans son sein, disait-il, une vipère, un scorpion, un mauvais démon, et il était étonné de se voir encore en vie.
L'officier chrétien supporta cette accusation avec autant d'intrépidité que le choc d'un ennemi sur le champ de bataille.
«Daignez m'entendre, mon royal maître, répondit-il ; c'est peut-être pour la dernière fois. J'ai dit que j'étais chrétien ; vous avez là le meilleur gage de votre sécurité.
- Que voulez-vous dire, ingrat ?
- Ceci, noble empereur. Voulez-vous environner votre personne d'une garde prête à répandre la dernière goutte de son sang pour votre protection, allez aux prisons, et brisez les entraves et les liens qui retiennent les chrétiens étendus sur le sol ou enchaînés aux murailles ; envoyez aux tribunaux, et faites enlever du chevalet et du gril de fer rougi au feu les corps mutilés des confesseurs ; ordonnez que dans les amphithéâtres on arrache de la gueule des tigres les débris encore animés d'un souffle de vie ; rendez, s'il est possible, à ces restes meurtris une apparence humaine ; donnez-leur des armes et placez-les autour de vous ; et j'oserai dire que cette petite troupe, défigurée par ses blessures, montrera plus de fidélité, de loyauté et d'audace pour votre défense que toutes vos légions de Dacie et de Pannonie. Vous avez fait couler la moitié de son sang, elle répandra de grand coeur l'autre moitié pour votre service.
- Quelle stupide folie ! répondit cette brute sauvage. J'aimerais mieux m'entourer de loups que de chrétiens : votre trahison m'est assez prouvée.
- Et qu'est-ce qui m'eût empêché d'agir comme un traître en plus d'une occasion, si je l'étais véritablement ? N'ai-je pas accès jour et nuit auprès de votre personne royale ? Ai-je trahi votre confiance ? Non, prince, personne ne vous a jamais été plus fidèle. Je sers un autre naître plus puissant que vous, et qui nous jugera l'un et l'autre ; ses lois m'obligent plus que les vôtres.
- Pourquoi avez-vous lâchement caché votre religion ? Est-ce pour échapper à la mort cruelle qui vous est si justement réservée ?
- Non, seigneur, je ne suis ni traître ni lâche. Aussi longtemps que je me suis cru utile à mes frères, je n'ai point refusé la vie, malgré la tristesse que j'éprouvais de les voir tomber autour de moi. L'espérance est enfin morte dans mon coeur, et je remercie de toute mon âme Fulvius, dont l'accusation m'épargne l'embarras du choix entre le désir de la mort et le chagrin de vivre.
- Je ferai ce choix à votre place. La mort sera votre partage, et sa main descendra lentement sur vous. Mais, ajouta-t-il d'un ton plus bas, et comme se parlant à lui-même, cette affaire ne doit pas s'ébruiter ; il faut que tout se passe tranquillement au palais, afin que ce traître n'ait pas d'imitateurs. Quadratus, venez arrêter votre tribun. M'entendez-vous, coquin ? Pourquoi n'obéissez-vous pas ?
- Parce que moi aussi je suis chrétien !»
Nouvel accès de fureur, nouvelle tempête d'injures de la part du tyran, qui condamna aussitôt le courageux centurion au dernier supplice. Sébastien devait être traité différemment.
«Qu'on ordonne à Hyphax de venir ici,» hurla l'empereur. Quelques minutes après apparut un Numide d'une taille gigantesque et à moitié nu. Un arc immense, un carquois garni de flèches et peint des plus vives couleurs, tels étaient à la fois les ornements et les armes du capitaine des archers africains. Il se tint debout devant l'empereur, semblable à une magnifique statue de bronze aux yeux d'émail étincelants.
«Hyphax, je vous réserve une belle besogne pour demain matin ; il faudra que ce soit bien fait, dit l'empereur.
- Parfaitement, seigneur,» répliqua le noir capitaine, avec un hideux sourire qui découvrit une rangée de dents non moins brillantes que ses yeux.
«Vous voyez le capitaine Sébastien ?» Le nègre fit un signe affirmatif. «Il paraît que c'est un chrétien.»
En supposant qu'Hyphax eût été sur le sol de sa patrie et qu'il eût mis le pied, par mégarde, sur un aspic ou sur un nid de scorpion, il n'eût pas plus vivement tressailli. être si près d'un chrétien, lui qui adorait toutes les abominations, croyait toutes les absurdités, et s'abandonnait à toutes les débauches et à toutes les infamies !
Maximien continua, et, à chacune de ses phrases, Hyphax marquait son assentiment par un signe de tête et par un sourire qui n'avait rien d'humain.
«Vous emmènerez Sébastien dans vos quartiers ; et demain matin, de bonne heure, et non le soir, entendez-vous, car alors vous êtes tous ivres, mais de grand matin, quand vos bras ne trembleront plus, vous l'attacherez à un arbre dans le bosquet d'Adonis, et vous le ferez périr lentement, en le perçant de flèches. Lentement, faites-y attention : point de vos coups merveilleux qui vont droit au coeur et à la tête ; que les blessures soient nombreuses, et qu'il expire épuisé par la douleur et la perte de son sang. Me comprenez-vous ? Emmenez-le alors, et silence ; ou sinon...»
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