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Fabiola ou l'Eglise des Catacombes
du cardinal Wiseman (1854)


 

Livre II, chapitre 26

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Résurrection

L'esclave noire, après avoir réglé les préliminaires de son mariage à sa complète satisfaction, regagna la demeure de sa maîtresse. La nuit était déjà fort avancée. C'était une froide nuit d'hiver ; aussi, parfaitement enveloppée, Afra ne se souciait guère de s'arrêter en route. Néanmoins le temps était clair, et les rayons argentés de la lune caressaient mollement la surface polie de la meta sudans (1). Elle s'arrêta tout à côté, et après quelques instants de silence, se mit à rire bruyamment, comme si la vue de ce beau spectacle lui rappelait quelque ridicule souvenir. A peine se détournait-elle pour continuer sa route, qu'une main se posa rudement sur son bras.

«Si vous n'aviez pas ri, dit l'interrupteur d'un ton sarcastique, je ne vous aurais pas reconnue. Mais vos éclats de rire ressemblent trop à ceux d'une hyène pour me tromper. écoutez : les animaux féroces, vos cousins d'Afrique, vous répondent dans l'amphithéâtre. Quel est donc le motif de votre gaieté ?

- Vous.

- Moi ! comment cela ?

- Je pensais à notre dernière entrevue à cette même place, et au sot rôle que vous y avez joué.

- Que vous êtes aimable, Afra, de penser à moi, tandis que, loin de songer à vous, je n'étais occupé que de vos compatriotes enfermés là-bas dans leurs cages !

- Cessez vos impertinences, et veuillez appeler les gens par leur nom. Je ne suis plus Afra l'esclave, ou du moins je cesserai de l'être dans quelques heures ; mais je suis Jubala, femme d'Hyphax, capitaine des archers de Mauritanie.

- Un homme fort recommandable, je n'en doute pas, surtout s'il pouvait s'exprimer autrement que dans son affreux jargon. Ces quelques heures suffiront pour terminer nos affaires. Il me semble que vous vous êtes trompée tout à l'heure. Ne serait-ce pas vous plutôt qui vous êtes moquée de moi à notre dernière entrevue ? Où sont allés vos belles promesses et mon or, beaucoup plus précieux, que nous échangeàmes en cette occasion ? Mon argent était de bon aloi ; ce que je reçus en retour n'était que de la poussière.

- Sans doute ; mais un proverbe de mon pays nous apprend que la poussière du vêtement d'un sage a plus de valeur que tout l'or qui garnit la ceinture d'un fou. Pour en revenir à notre affaire, avez-vous toujours cru fermement à la puissance de mes charmes et de mes philtres ?

- Certainement. Voulez-vous dire qu'ils n'ont aucun pouvoir ?

- Pas tout à fait. Vous venez de voir comment nous nous sommes débarrassés de Fabius : sa fille est maintenant en possession de sa fortune. Ce premier pas était absolument nécessaire.

- Quoi ! vos opérations magiques auraient-elles fait disparaître le père ?» demanda Corvinus stupéfait et reculant avec effroi. Ce n'était qu'une idée qui avait traversé tout à coup le cerveau d'Afra ; elle maintint son avantage et ajouta :

«Eh bien ! quoi d'étonnant ? Il est très facile de se débarrasser ainsi d'une personne gênante.

- Bonsoir, bonsoir ! répondit-il très effrayé.

- Attendez donc ! reprit-elle un peu adoucie. Corvinus, je vous ai donné à notre dernier rendez-vous deux avis qui valaient bien tout votre or. Vous avez agi contrairement au premier, et vous n'avez pas suivi le second.

- Expliquez-vous.

- Ne vous ai-je pas recommandé de ne pas persécuter ouvertement les chrétiens, mais de les faire tomber secrètement dans vos pièges ? Fulvius a pris ce dernier parti et s'en est bien trouvé. Vous avez suivi le premier système. Où sont vos gains ?

- Mes gains ont été la rage, l'humiliation et les coups.

- Mon premier avis n'était donc pas mauvais ; suivez maintenant le second.

- Quel est-il ?

- Lorsque vous vous serez enrichi avec les dépouilles des chrétiens, offrez votre fortune et votre main à Fabiola. Jusqu'à présent elle a toujours froidement rejeté toutes les offres, mais une chose m'a toujours frappée : tous les prétendants étaient pauvres. Tous les prodigues ont cherché à réparer les brèches de leur fortune à l'aide de la sienne. Notez bien ceci : celui qui mettra la main sur cet opulent parti ne réussira que d'après le principe que deux et deux font quatre. Me comprenez-vous ?

- Trop bien ; mais où trouverais-je la moitié de ce que je dois fournir ?

- écoutez-moi bien, Corvinus, car c'est notre dernière entrevue ; vous m'avez toujours plu, à cause de la haine immense, froide, implacable, que j'ai observée dans votre coeur.» Et l'attirant près d'elle, elle murmura à voix basse : «J'ai appris d'Eurotas, à qui je fais dire tout ce que je veux savoir, que Fulvius a en vue de très riches proies chrétiennes, une surtout. Venez dans l'ombre, et je vous apprendrai un moyen très sûr de lui ravir ces trésors. Laissez-le accomplir ces meurtres froidement calculés ; c'est un jeu dangereux. Mais placez-vous hardiment entre lui et ces dépouilles. Il n'agirait pas autrement envers vous.»

Elle continua de lui parler à l'oreille avec animation pendant quelques minutes. Puis à la fin il s'écria très haut : «Parfait ! quelle parole dans une telle bouche !»

Elle l'arrêta d'un geste rapide, et lui montrant le bâtiment en face : «Silence ! regardez.»

Comme les rôles sont parfois renversés ! ou plutôt avec quelle rapidité marchent les événements ! La dernière fois que ces deux misérables complotaient en ce même endroit leurs perfides desseins, la fenêtre située au-dessus d'eux était occupée par deux jeunes gens qui travaillaient, comme deux esprits bienfaisants, à démêler la trame de leurs complots et à dérouter leurs embûches. Ils ont disparu : l'un repose déjà dans la tombe, et l'autre sommeille tranquillement en attendant d'être exécuté. La mort, qui enlève les bons de préférence aux méchants, nous semble une puissance sacrée ; elle cueille la fleur, et abandonne la tige à une vie empoisonnée qui ne tarde pas à se flétrir.

Au moment où ils levèrent les yeux, la fenêtre était occupée par deux personnes.

«C'est Fulvius qui vient de s'approcher de la fenêtre, dit Corvinus.

- L'autre est son mauvais génie, Eurotas,» ajouta l'esclave. Puis tous deux, cachés dans un angle obscur, continuèrent d'écouter et d'observer avec attention.

Fulvius revint alors à la fenêtre, tenant en main une épée dont il examina soigneusement la poignée aux rayons brillants de la lune. Puis, la jetant enfin par terre avec un blasphème :

«Ce n'est que du cuivre !» s'écria-t-il.

Eurotas parut ensuite, tournant et retournant entre ses mains ce qui semblait être le riche ceinturon d'un officier, et dit : «Toutes les pierreries sont fausses, et notre butin ne vaut pas une demi-douzaine de sesterces (1,200 fr). Vous avez fait là une misérable affaire, Fulvius.

- Toujours des reproches, Eurotas. Cependant cette misérable affaire m'a coûté la vie d'un des officiers favoris de l'empereur.

- Et ne vous attirera pas la reconnaissance de votre maître, sans doute.» Eurotas avait raison.

Le lendemain matin, les esclaves qui reçurent le corps de Sébastien furent surpris de voir une femme au teint basané s'approcher d'eux et leur dire à voix basse : «Il vit encore.»

Au lieu d'enlever le corps pour l'ensevelir, ils le transportèrent dans l'appartement d'Irène ; ce qui fut aisément exécuté, grâce à l'heure matinale et au départ de l'empereur, la veille au soir, pour le palais de Latran, sa résidence favorite. Dionysius fut immédiatement prévenu ; il reconnut que les blessures n'étaient pas mortelles, aucune flèche n'ayant atteint les parties vitales. Mais la perte de sang avait été si considérable, qu'à son avis il devait se passer plusieurs semaines avant que le malade pût faire aucun mouvement.

Pendant vingt-quatre heures, Afra vint presque à chaque instant s'informer de l'état de Sébastien. Lorsque le temps fixé fut écoulé, elle conduisit Fabiola à l'appartement d'Irène, afin qu'elle pût s'assurer par elle-même qu'au moins il respirait encore. L'acte de sa mise en liberté fut signé, sa dot payée ; et le mont Palatin et le Forum ne tardèrent pas à retentir du fracas des fêtes bruyantes qui accompagnèrent les hideuses cérémonies de son mariage.

Fabiola s'enquit de Sébastien avec une si tendre sollicitude, qu'Irène ne douta pas qu'elle ne fût chrétienne. Aux premières visites, elle se contenta de prendre des nouvelles à la porte, et remit à l'hôtesse de Sébastien une somme assez ronde pour subvenir aux dépenses de sa maladie. Mais deux jours plus tard, lorsqu'il commençait à aller mieux, Fabiola fut poliment invitée à entrer, et pour la première fois de sa vie se trouva au sein d'une famille chrétienne.

Irène, comme nous l'avons déjà dit, était la femme de Catulus, un des convertis de la petite troupe de Chromatius : son mari venait d'être mis à mort ; quant à elle, sa vie, fort retirée, se passait dans l'appartement du palais que Catulus occupait autrefois. Ses deux filles demeuraient avec elle ; Fabiola, en devenant plus intime, remarqua une notable différence dans leur conduite. L'une supportait difficilement la présence de Sébastien, et ne s'approchait de lui que très rarement ; ses manières envers sa mère étaient rudes et hautaines, ses idées étaient vulgaires : elle était égoïste, légère, d'allures hardies. L'autre, beaucoup plus jeune, contrastait singulièrement avec elle par sa douceur, sa docilité affectueuse, son dévouement pour les autres et pour sa mère ; elle entourait aussi le pauvre malade de soins attentifs. Irène elle-même était bien le type de la matrone chrétienne dans la classe moyenne de la société. Fabiola ne remarquait pas en elle une intelligence supérieure, ni un grand savoir, ni un brillant esprit, ni une politesse raffinée ; mais elle admirait son calme, son activité, son bon sens et son honnêteté. Elle était vraiment un parfait modèle de vive et tendre affection, de générosité et d'inaltérable patience. La noble païenne n'avait jamais vu un intérieur si simple, si frugal et si rangé ; il n'était jamais troublé que par le mauvais caractère de la fille aînée. Au bout de quelques jours, elles s'aperçurent que leur visiteuse quotidienne n'était pas chrétienne, ce qui ne modifia pas leur conduite à son égard. Fabiola découvrit ensuite une chose qui la mortifia : la fille aînée était encore païenne. Tout ce qu'elle voyait faisait sur elle une impression favorable, et détruisait peu à peu les préjugés si fortement enracinés dans son esprit. Pour le moment, très occupée de Sébastien, qui ne se remettait que lentement, elle formait avec Irène le plan de l'emmener à sa villa de Campanie, où elle aurait tout le loisir nécessaire pour l'entretenir de sujets religieux. Un obstacle insurmontable s'opposa à la réalisation de ce projet.

Nous n'essayerons pas de décrire à nos lecteurs les sentiments de Sébastien. Après avoir demandé avec instance la grâce du martyre, après en avoir souffert toutes les douleurs et avoir enduré, pour ainsi dire, les angoisses de l'agonie et de la mort, après avoir perdu connaissance et fermé les yeux à la lumière, n'était-il pas plus cruel que le martyre lui-même de sortir de ce sommeil pour se réveiller pauvre pèlerin sur la terre, soumis encore aux mêmes rudes épreuves et à l'incertitude du salut ? Il se trouvait dans la situation d'un homme essayant de franchir, au milieu d'une nuit orageuse, une rivière ou un bras de mer aux flots agités, et qui, malgré de longs et périlleux efforts, finit par aborder à son point de départ. On pourrait encore le comparer à saint Paul renvoyé sur la terre pour servir de jouet à Satan, après avoir entendu les paroles mystérieuses qu'une seule intelligence a le droit de prononcer. Aucun murmure ne s'échappa des lèvres du tribun ; il n'exprima aucun regret. Il adorait en silence la volonté divine, dans l'espoir qu'elle ne l'éprouvait ainsi que pour lui accorder la faveur d'un double martyre. Son désir de gagner une seconde couronne était si ardent, qu'il rejeta toutes les propositions de se soustraire au danger par la fuite.

«J'ai bien gagné, disait-il généreusement, le privilège des martyrs, celui de parler hardiment aux persécuteurs. J'en ferai usage aussitôt que je pourrai quitter mon lit. Aussi soignez-moi bien, afin que ce soit le plus tôt possible.»


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(1)  Fontaine que nous avons décrite précédemment.