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Fabiola ou l'Eglise des Catacombes
du cardinal Wiseman (1854)


 

Livre II, chapitre 27

Chapitre 26 Sommaire Chapitre 28

 

 

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Le seconde couronne

Fulvius, dans une conversation avec son gardien, avait déjà fait allusion au mémorable complot dont l'esclave noire avait trahi l'existence à Corvinus. Convaincu, après les innocentes révélations de la martyre aveugle, qu'Agnès était chrétienne, il avait ainsi deux cordes à son arc. Si la crainte ne forçait pas Agnès à l'épouser, en la dénonçant il obtenait, en vertu de la con- fiscation, une très belle part de son opulente fortune.

Les moqueries et les exhortations d'Eurotas le poussaient à choisir cette dernière alternative ; mais ayant perdu l'espoir d'une seconde entrevue avec Agnès, il lui écrivit une lettre respectueuse et fort pressante, renfermant l'expression d'un attachement désintéressé et une demande formelle en mariage. A la fin de son épître il laissait doucement entrevoir que l'insuccès de son humble pétition le pourrait contraindre à faire usage d'autres moyens.

La réponse fut un refus calme et péremptoire, un congé poli et définitif. Agnès lui disait clairement qu'elle était déjà fiancée à l'Agneau sans tache, et ne pouvait agréer les expressions d'attachement d'un homme périssable. Cette façon d'être éconduit ferma son coeur à la pitié ; il résolut néanmoins d'agir avec prudence.

Pendant ce temps-là, Fabiola, voyant Sébastien bien déterminé à ne pas fuir, conçut la romanesque idée de le sauver malgré lui en arrachant son pardon à l'empereur. Elle ignorait la perversité profonde du coeur humain, et s'imaginait qu'après un moment de colère le tyran n'enverrait pas deux fois un homme à la mort. Peut-être la pitié et la miséricorde n'étaient pas complètement éteintes en lui. Ses prières et ses larmes émouvront son coeur, de même que la chaleur fait sortir les parfums du bois le plus dur. Elle envoya donc solliciter une audience ; connaissant bien l'avarice de l'empereur, elle osait, disait-elle, lui offrir un léger gage de son loyal dévouement et de celui de son père : c'était un anneau orné de pierreries magnifiques, et d'une valeur considérable. Le présent fut accepté ; on se contenta de lui faire savoir qu'elle eût à se trouver au Palatin, le 20 janvier, avec sa pétition, en même temps que les autres solliciteurs, pour y attendre l'arrivée de l'empereur, qui devait descendre par le grand escalier en se rendant au sacrifice. En dépit de cette réponse peu encourageante, elle résolut de tout risquer et d'agir pour le mieux.

Le jour fixé arriva. Fabiola, couverte de vêtements de deuil, qui convenaient à sa qualité de suppliante et rappelaient la mort de sou père, prit place au milieu d'une foule de malheureux beaucoup plus à plaindre qu'elle, de mères, d'enfants, de soeurs, portant à la main des pétitions, et venant implorer la grâce de ceux qui leur étaient chers et languissaient ensevelis dans les prisons et dans les mines. La vue de tant d'infortunes, trop nombreuses pour être soulagées, ébranla le peu d'espoir resté au fond de son coeur, et qu'elle sentait s'évanouir à chaque pas que le tyran faisait vers elle en descendant les degrés de marbre, bien qu'elle vit son riche anneau briller à ses doigts grossiers. A chaque marche il arrachait un papier à quelque pauvre solliciteur, le parcourait avec mépris, puis le déchirait ou le jetait à ses pieds. De temps à autre il en remettait un à son secrétaire, personnage non moins impérieux que son maître.

Le tour de Fabiola était arrivé ; l'empereur n'était qu'à deux pas d'elle : son coeur battait avec force, non de crainte du tyran, mais d'inquiétude pour le sort de Sébastien. Elle eût voulu prier, et ne savait comment s'y prendre ni à qui s'adresser. A l'instant où l'empereur étendit la main pour recevoir un papier qu'on lui offrait, il tressaillit, et se retourna vivement en entendant prononcer son nom sans façon et avec autorité. Fabiola leva aussi les yeux, car elle connaissait la voix.

En face d'elle, presque au haut de la muraille de marbre blanc, elle remarqua une fenêtre ouverte, ornée d'une corniche de marbre jaune, et qui éclairait un corridor conduisant aux appartements d'Irène. Guidée par la voix, elle aperçut, se détachant sur le fond obscur de la fenêtre, un visage d'une effrayante beauté. Sébastien, maigre et décharné, se dressait devant eux : ses traits calmes et graves, que les passions et les émotions violentes ne semblaient pouvoir agiter, avaient une expression presque céleste ; à travers les plis du drap dont il s'était enveloppé à la hâte, on apercevait sa poitrine et ses bras couverts de blessures. Il avait entendu le son bien connu de la trompette qui annonçait l'approche de l'empereur, il s'était levé et traîné jusque-là afin de le saluer à son arrivée (1). «Maximien ! cria- t-il d'une voix caverneuse, mais encore distincte.

- Quel est l'insolent qui ose prononcer si familièrement le nom de son maître ? s'écria l'empereur en se tournant vers lui.

- Je puis dire que je me suis levé d'entre les morts pour venir t'annoncer que le jour de la colère et de la vengeance est proche. Tu as fait couler le sang des saints de Dieu sur le pavé de la cité ; tu as précipité leurs corps vénérables dans la rivière, où tu les as abandonnés parmi les immondices des portes ; tu as renversé les temples de Dieu, profané ses autels, ravi l'héritage de ses pauvres. A cause de tous ces crimes abominables, à cause de tes débauches, de tes injustices, de tes rapines et de ton orgueil, Dieu t'a jugé, et sa colère va s'appesantir sur toi : tu mourras de mort violente, et Dieu accordera à son église un prince selon son coeur. Ta mémoire sera maudite dans tout l'univers, jusqu'à la fin des siècles. Homme impie, repens-toi, il est temps encore. Implore la miséricorde de Dieu au nom du Crucifié, que tu n'as pas cessé de persécuter jusqu'ici.»

Ces paroles avaient été prononcées au milieu d'un profond silence. Maximien semblait paralysé par la frayeur ; car, ayant bientôt reconnu Sébastien, il se crut en présence d'un mort. Mais, se remettant aussitôt, sa colère éclata. «Holà ! quelqu'un ! s'écria-t-il, qu'on me l'amène à l'instant (il redoutait de prononcer son nom). Hyphax, ici ! Où est Hyphax ? je l'ai vu tout à l'heure.»

Mais le Maure, après avoir reconnu Sébastien, s'était enfui dans ses quartiers. «Ah ! il est parti! je vois. Venez ici, drôle. Comment vous appelez-vous ? dit-il à Corvinus, qui accompagnait son père : allez au quartier numide, et ordonnez à Hyphax de venir ici sans retard.»

Corvinus, non sans inquiétude, se mit en devoir d'accomplir sa mission. L'Africain avait prévenu ses hommes, et les avait placés en ordre de bataille. Une seule des entrées de la cour était ouverte ; mais lorsque le messager l'atteignit, il n'osa pas avancer. Cinquante hommes étaient rangés de chaque côté ; Hyphax et Jubala étaient au centre. Silencieux, immobiles, leurs noires poitrines et leurs bras nus, chacun tenant sa flèche dirigée vers la porte et son arc tendu, ils ressemblaient à une avenue de statues de basalte conduisant à un temple égyptien.

«Hyphax, dit Corvinus d'une voix tremblante, l'empereur vous demande.

- Dites respectueusement de ma part à Sa Majesté, répondit le noir capitaine, que mes archers ont juré de ne pas laisser un seul homme entrer dans cette cour ou en sortir sans lui envoyer une centaine de flèches dans le coeur, soit par la poitrine, soit par le dos, jusqu'à ce que l'empereur nous ait fait remettre un gage de son pardon pour toutes nos offenses.»

Corvinus se hâta de s'éloigner avec ce message, que l'empereur reçut en riant. Ces Africains étaient des gens avec lesquels il ne voulait pas se brouiller : car il comptait sur eux en cas de guerre ou d'insurrection pour immoler les chefs. «Les adroits coquins ! s'écria-t-il. Tenez, portez ce bijou à la noire épouse d'Hyphax.» Et il lui donna le splendide anneau de Fabiola. Corvinus se hâta de retourner sur ses pas, fit connaitre la gracieuse clémence de l'empereur et jeta la bague au milieu de la cour. En un clin d'ail tous les arcs s'abaissèrent et les cordes se détendirent. Jubala, enchantée, se précipita en avant et saisit l'anneau ; mais un vigoureux coup de poing de son mari l'étendit sur le sol, au milieu de l'applaudissement général. Le barbare s'empara du joyau, et la femme se releva, en se demandant si ce second esclavage n'était pas pire que le premier.

Hyphax se rejeta sur l'ordre de l'empereur : «Si, dit-il, vous nous aviez permis de lui envoyer une flèche dans la tête ou au coeur, tout serait bien terminé ; autrement nous ne saurions être responsables.

- Cette fois, du moins, je veillerai moi-même à ce que mes ordres soient convenablement exécutés, dit Maximien. Que deux de vos hommes approchent avec des massues.»

Deux des exécuteurs qui accompagnaient Hyphax s'avancèrent. Sébastien, ayant à peine la force de se soutenir, mais plein de douceur et d'intrépidité, était aussi présent. «Maintenant, mes amis, dit le barbare Maximien, ne répandez pas de sang sur ces degrés ; tuez-le à coups de massue et selon les règles. - Que demandez-vous, madame ?» ajouta-t-il en étendant la main vers Fabiola, qu'il reconnut, et à laquelle il s'adressa avec plus de respect. Remplie d'horreur et de dégoût, et près de s'évanouir devant un pareil spectacle, elle s'empressa de dire : «Seigneur, je crains qu'il ne soit trop tard.

- Comment ! trop tard ?» Et il regarda la pétition. Ses yeux brillèrent lorsqu'il lui dit : «Quoi ! vous saviez que Sébastien était vivant ? êtes-vous chrétienne ?

- Non, prince,» répondit-elle. Cette réponse sembla lui brûler les lèvres. Au péril de sa vie elle n'eût pu dire ce qu'elle était véritablement. Ah ! Fabiola, votre jour est proche.

«En effet, lui dit l'empereur en lui rendant la pétition d'un air plus aimable, je crains qu'il ne soit trop tard : ce dernier coup aura été l'ictus gratiosus (2) !

- Je sens que je me trouve mal, seigneur ; me serait-il permis de me retirer ?

- Certainement. A propos, j'ai à vous remercier du magnifique anneau qne vous m'avez envoyé. Je l'ai donné à la femme d'Hyphax (son ancienne esclave) ; il aura plus d'éclat sur sa main noire que sur la mienne. Adieu !» Et il baisa sa main avec un méchant sourire, comme s'il n'y avait pas là, à peu de distance, le corps d'un martyr, témoin redoutable prêt à s'élever contre lui. Il ne se trompait pas : un violent coup de massue à la tête avait été fatal, et Sébastien était arrivé au port du salut, objet de ses constants désirs. Il avait cueilli une double palme et remporté une double couronne. Périr sous le bâton pendant que l'empereur cause tranquillement, quel sort ignominieux aux yeux du monde ! Que le martyre est rendu plus méritoire par cette disgrâce ! Malheur à nous si nous sommes trop sensibles à l'honneur que nous méritent nos souffrances !

Le tyran, voyant ses ordres exécutés, ordonna que le corps de Sébastien ne fût point jeté dans le Tibre ou aux immondices. «Qu'on attache des poids à son corps, abouta-t-il, et qu on le précipite dans la cloaca (3) pour y pourrir et y servir de pâture aux vers : les chrétiens, du moins, n'auront pas son corps.» Ce qui fut exécuté. Les actes du saint nous apprennent qu'il apparut la nuit suivante à la sainte matrone Lucine, et lui apprit où l'on trouverait ses restes sacrés. Elle obéit, et ses dépouilles furent ensevelies avec honneur à l'endroit où s'élève sa basilique.


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(1)  Voyez les Actes de saint Sébastien.

(2)  Le coup de grâce, qui délivrait les coupables de leurs souffrances. Le brisement des jambes des crucifiés était aussi l'ictus gratiosus.

(3)  Le grand égout de Rome.