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Fabiola ou l'Eglise des Catacombes
du cardinal Wiseman (1854)


Livre II, chapitre 6

Chapitre 5 Sommaire Chapitre 7

 

 

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Délibérations

La persécution, depuis quelque temps, ravageait les provinces d'Orient, sous les empereurs Dioclétien et Galérius, et Maximien venait de recevoir le décret qui allait la faire naître en Occident. Cette fois-ci on était bien résolu non pas seulement à réprimer, mais à exterminer le christianisme. Personne ne devait échapper ; les chefs de la religion seraient frappés d'abord, puis les rangs inférieurs sommairement massacrés. Pour cela il fallait concerter les mesures nécessaires, afin que tous les engins variés de destruction pussent accomplir leur oeuvre avec un impitoyable accord, que tout le monde fût prêt à seconder ce gigantesque effort, et que l'éclat d'un ordre impérial augmentât la terreur de ce coup terrible, qui devait anéantir le nom chrétien.

Pour arriver à ce but, l'empereur, malgré son impatience de se plonger dans le sang, cédait aux avis de ses conseillers, qui voulaient tenir l'édit secret afin de pouvoir le promulguer en même temps dans les provinces d'Occident. Les foudres de sa vengeance, mystérieusement retenues d'une main puissante, devaient produire un effet plus désastreux, en tombant à l'improviste sur les pauvres victimes, qu'elles enseveliraient sous des monceaux de ruines.

Ce fut pendant le mois de novembre que Maximien Hercule réunit un conseil afin d'arrêter ses plans d'une manière définitive. Il y appela les premiers officiers de la cour et de l'état. Un des principaux, le préfet de la cité, avait amené avec lui son fils Corvinus, pour lequel il sollicitait le titre de capitaine d'une troupe de «poursuivants» armés, choisis pour leur férocité et leur haine pour les chrétiens, qu'ils devaient traquer et massacrer sans pitié. Les préfets ou gouverneurs de la Sicile, de l'Espagne et des Gaules, étaient présents, afin de recevoir des ordres. En outre, on avait invité quelques savants, des philosophes, des orateurs et parmi ces derniers notre vieille connaissance Calpurnius. Beaucoup de prêtres, venus de différentes parties de l'empire, pour réclamer un redoublement de persécutions, reçurent l'ordre d'être présents.

 

Maximien Hercule
(VIRTVS MAXIMIANI AVG)

Nous avons déjà dit que la résidence habituelle des empereurs était le mont Palatin. Il y en avait une autre cependant qu'ils aimaient beaucoup, et qui était particulièrement agréable à Maximien Hercule. Sous le règne de Néron, l'opulent sénateur Plautius Lateranus fut accusé de conspiration et mis à mort : son immense fortune fut confisquée par l'empereur, ainsi que son palais, d'une grandeur et d'une magnificence extraordinaire, décrit par Juvénal et par d'autres écrivains. Sa situation sur le mont Coelius, à la limite méridionale de la cité, était délicieuse, et permettait d'embrasser une vue ravissante et unique aux environs de Rome. L'oeil émerveillé voyait s'étendre à perte de vue la campagne romaine, coupée par d'énormes aqueducs, couverte de voies bordées de tombeaux de marbre, et parsemée de villas étincelantes au milieu des lauriers et des cyprès. Le soir, Alba et Tusculum, «avec leurs filles», selon l'expression orientale, apparaissaient mollement étendues sur le flanc des collines, empourprées par le soleil couchant : à gauche, les montagnes pierreuses de la Sabine, et à droite, l'immensité de la mer encadraient noblement ce merveilleux tableau.

Il faudrait attribuer à Maximien une qualité qu'il n'avait pas pour affirmer que l'amour du beau était la seule raison de sa préférence pour une demeure si bien située. La splendeur de ce palais, qu'il avait encore surchargé d'ornements, ou peut-être la facilité de s'éloigner de la ville pour chasser l'ours et le loup, pouvaient suffisamment, l'expliquer. Véritable barbare né à Sirmium, en Esclavonie, d'une basse extraction, soldat de fortune sans aucune éducation, et doué seulement d'une force brutale qui justifiait parfaitement son surnom d'Hercule. Maximien avait été élevé à la pourpre impériale par son frère Dioclès, non moins barbare que lui, et connu dans l'histoire sous le nom de Dioclétien ; à son exemple, cupide jusqu'à la bassesse, et prodigue jusqu'à la sottise, livré aux mêmes vices bas et criminels qu'une plume chrétienne ne saurait décrire, incapable de commander à ses passions, dépourvu de tout sentiment de justice et d'humanité, ce monstre n'avait jamais cessé d'opprimer, de persécuter et de massacrer tous ceux qui lui faisaient obstacle. Maximien se réjouissait de l'approche de la persécution, comme un gourmand, devant une table somptueuse, se réjouit de pouvoir se dédommager, par un excès plus grand, de la monotonie de ceux qu'il commet tous les jours. Ce dernier des tyrans de Rome, d'une taille gigantesque, portant sur les traits de son visage l'empreinte bien connue de sa race, aux cheveux et à la barbe plutôt jaunes que roux et aussi rudes que des brins de paille, aux regards inquiets et toujours agités par le soupçon, la volupté et la cruauté, effrayait tous ceux qui le regardaient, excepté les chrétiens. Est-il étonnant qu'il détestât leur race et jusqu'à leur nom ?

Ce fut dans la vaste basilique ou salle du palais de Latran (Aedes Lateranae) que Maximien réunit son conseil, composé d'éléments si confus, et auquel la discrétion était imposée sous peine de mort. L'empereur s'assit sur un trône d'ivoire richement orné, placé au milieu de l'abside semi-circulaire de l'extrémité de la salle ; devant lui se rangèrent ses obséquieux et tremblants conseillers. Une troupe d'élite gardait l'entrée. Sébastien, l'officier qui la commandait, négligemment appuyé contre la porte, à l'intérieur, ne perdait pas un mot de tout ce qui se disait.

Maximien Hercule ne se doutait pas que la salle où il était assis, et qu'il donna plus tard à Constantin, avec le palais adjacent, comme une partie de la dot de sa fille Fausta, serait cédée par son gendre au chef de cette religion qu'il cherchait à détruire, et que, gardant son nom de basilique de Latran, elle deviendrait cathédrale de Rome, «mère et maîtresse de toutes les églises de la cité et du monde» (1). Il était loin de songer qu'à l'endroit même où était placé son trône, s'élèverait une chaire occupée par une race impérissable de souverains spirituels et temporels dont les commandements seraient exécutés jusqu'en des contrées inconnues à la domination romaine.

Par respect pour la religion, les prêtres eurent les premiers la parole ; chacun d'eux avait son mot à dire. Ici une rivière avait débordé en ravageant les prairies environnantes ; là un tremblement de terre avait détruit la plus grande partie d'une ville. Sur les frontières du Nord les barbares menaçaient d'une invasion ; au Midi la peste décimait une population qui se faisait remarquer par sa piété envers les dieux. Partout les oracles avaient déclaré que tous ces malheurs étaient une preuve de la colère des dieux irrités de la tolérance accordée aux chrétiens, dont les maléfices désolaient l'empire. Bien plus, quelques oracles avaient affligé leurs prêtresses en déclarant sans détour qu'ils n'ouvriraient plus la bouche tant qu'on n'exterminerait pas les odieux Nazaréens ; le grand oracle de Delphes n'avait pas craint de dire que le «Juste ne permettait pas aux dieux de parler».

Les philosophes et les orateurs vinrent ensuite qui prononcèrent tour à tour d'interminables harangues, pendant lesquelles Maximien donna des signes non équivoques d'ennui. Mais comme les empereurs d'Orient avaient tenu une réunion semblable, il crut de son devoir de la supporter jusqu'au bout. Les mêmes calomnies furent répétées pour la dix-millième fois, aux applaudissements de l'assemblée ; on rappela le meurtre des enfants qui devaient être mangés dans les assemblées chrétiennes, tous les crimes affreux qu'ils commettaient, le culte des martyrs, l'adoration d'une tête d'âne ; on les accusa enfin, sans beaucoup de logique, d'être incrédules et de ne point reconnaitre de Dieu. Toutes ces histoires passaient pour véritables, quoique ceux qui les racontaient n'ignorassent pas que ce n'étaient que de bonnes inventions païennes, très utiles pour entretenir l'horreur du christianisme.

A la fin un homme se leva, qui passait pour être très versé dans les doctrines de l'ennemi et très habile à déjouer sa dangereuse tactique. On disait qu'il avait étudié dans les livres mêmes des chrétiens et que sa vigoureuse réfutation porterait un coup mortel à leurs erreurs. Son autorité était si grande parmi ses partisans, que s'il eût attribué aux chrétiens quelques monstrueuses croyances, le grand prêtre en personne venant démentir une assertion de Calpurnius aurait été en butte à toutes les moqueries.

Il se lança dans une voie tout opposée, et l'érudition qu'il déploya fit l'étonnement de ses frères en sophismes. «Il ne s'était pas contenté, disait-il, de lire tous les livres originaux des chrétiens, mais encore les ouvrages des Juifs, leurs ancêtres ; ceux-ci, étant venus en égypte pour éviter la famine à laquelle leur pays était en proie, achetèrent tout le blé, grâce à l'habileté de Joseph, leur chef, et l'envoyèrent chez eux. Ptolémée les fit emprisonner, en leur disant que, puisqu'ils avaient mangé tout le grain, ils se nourriraient de la paille qui leur servait à faire des briques (2) pour la construction d'une grande ville. Démétrius de Phalère, les ayant entendus raconter un grand nombre de curieuses histoires au sujet de leurs ancêtres, enferma dans une tour Moïse et Aaron, les plus savants d'entre eux, après leur avoir coupé la moitié de la barbe, jusqu'à ce qu'ils eussent traduit en grec toutes leurs annales. Calpurnius avait lu ces livres curieux, dont il se contenterait de donner quelques extraits. Cette race faisait la guerre aux rois et aux peuples qu'elle rencontrait sur son chemin et les exterminait. S'ils prenaient une ville, les juifs avaient pour principe d'en passer tous les habitants au fil de l'épée. Cette conduite leur était inspirée par l'ambition de leurs prêtres ; car, lorsqu'un certain roi Saül, aussi appelé Paul, s'empara du pauvre monarque nommé Agag, ce furent les prêtres qui ordonnèrent son massacre. Maintenant encore, continua-t-il, ces chrétiens sont sous la domination de ces prêtres ; guidés par eux, ils seraient prêts à renverser l'empire romain, et à nous brûler tous sur le forum ; bien plus, ils oseraient porter une main sacrilège sur la personne vénérable et sacrée de nos divins empereurs.»

A ces paroles un frisson d'horreur agita l'assemblée ; elle se calma bientôt en voyant Maximien se disposer à parler.

«Quant à moi, dit-il, j'ai de plus graves motifs pour détester ces chrétiens. Ils ont osé établir au coeur de l'empire, à Rome même, le chef suprême de leur religion : ce pontife, inconnu auparavant, est indépendant de l'état, dont il balance l'influence sur les esprits. Autrefois l'empereur représentait la plus haute autorité religieuse et civile ; aussi porte-t-il encore le titre de pontifex maximus. En reconnaissant deux pouvoirs distincts, ces chrétiens ont affaibli leur patriotisme. Cette usurpation de ma puissance par les prêtres m'est odieuse, j'aimerais mieux voir un rival me disputer mon trône que d'entendre parler de l'élection d'un de ces pontifes à Rome» (3).

Ce discours, prononcé d'une voix rude et discordante et avec un accent barbare et vulgaire, fut couvert d'applaudissements ; on prit aussitôt des mesures pour la publication de l'édit dans les provinces de l'Occident, et pour l'exécution rigoureuse des ordres sanguinaires qu'il contenait.

L'empereur, se retournant tout à coup vers Tertullus, lui dit : «Préfet, ne m'avez-vous pas dit que vous aviez à me proposer quelqu'un capable de surveiller tout cela et de traiter sans pitié ces misérables traîtres ?

- Seigneur, le voici, c'est mon fils Corvinus.» Et Tertullus présenta le jeune candidat, qui fléchit les genoux au pied du trône de ce tyran farouche. Maximien le considéra attentivement, et, poussant un hideux éclat de rire, il s'écria : «Sur ma parole, je crois qu'il fera l'affaire. Je ne me doutais pas, préfet, que vous eussiez une si laide progéniture. C'est tout à fait ce qu'il nous faut ; car on peut lire sur le visage de votre fils toutes les qualités d'un parfait coquin.»

Puis, se tournant vers Corvinus, devenu pourpre de rage, de terreur et de honte, il lui dit : «Fais attention, drôle, de ne pas gâter ta besogne ; point de boucherie ni de massacres, point de bévues. Je paye bien quand on me sert bien, et je règle promptement les comptes de ceux qui me servent mal. Va maintenant, et souviens-toi que ton dos me répondra des petites fautes, et ta tête des grandes : les faisceaux des licteurs contiennent des haches aussi bien que des verges.»

L'empereur se levait pour s'éloigner, lorsque ses yeux tombèrent sur Fulvius, convoqué à titre d'espion à la solde de l'empereur, et qui cherchait à se dérober aux regards. «Holà ! mon digne Oriental, lui cria-t-il, venez un peu ici.»

Fulvius obéit avec un empressement simulé, mais au fond avec une véritable répugnance, et comme s'il se fût approché d'un tigre dont la chaîne ne lui offrait aucune garantie de solidité. Depuis son arrivée à Rome, il s'était aperçu qu'il déplaisait à l'empereur, sans pouvoir en deviner la véritable cause. Sans doute Maximien avait assez de favoris à enrichir et d'espions à payer pour que Dioclétien s'abstint de lui en expédier d'Asie ; cette explication avait sa valeur, mais ne suffisait pas.

Il s'imaginait donc que la mission de Fulvius avait principalement pour but de l'espionner lui-même, et de communiquer à Nicomédie tout ce qui se disait ou se faisait à sa cour. Obligé de le supporter et de l'employer, il éprouvait néanmoins pour lui une méfiance et une répugnance qui allaient jusqu'à la haine. Ce fut presque une consolation pour Corvinus lorsqu'il entendit son élégant confrère aussi rudement apostrophé que lui, comme on va pouvoir en juger.

«Point de ces regards hypocrites, coquin ; il me faut des actes et non des grimaces. On t'a envoyé ici comme un fin limier, habile à dépister les conspirateurs et à les faire sortir de leurs repaires. Jusqu'à présent je n'ai rien vu de tout cela, et tu m'as déjà coûté des sommes énormes pour commencer tes travaux. Ces chrétiens sont un fameux gibier ; ainsi prépare-toi à nous montrer ce que tu sais faire. Tu connais mon système ; marche droit, ou il t'arrivera malheur. Les biens des accusés sont divisés entre les dénonciateurs et le trésor, à moins que je n'aie des raisons particulières pour garder tout. Tu peux t'en aller maintenant.»

La plupart pensèrent que ces raisons particulières se transformeraient en règle générale.


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(1)  Inscription placée sur le fronton de la basilique de Latran et sur les médailles.

(2)  Les anciens nous apprennent que telle était la manière de faire les briques, qu'on séchait ensuite ou cuisait au soleil. La paille servait de lien pour tenir la terre ferme. Les égyptiens, encore de nos jours, emploient pour bâtir des briques séchées au soleil ; car dans ces contrées la pierre est rare. (D'Allioli, Comment. de la Bible, Exod., ch. v.)

(3)  Ce sont les propres paroles de Dèce, à propos de l'élévation de saint Cornelius au siège de saint Pierre : «Cum multo patientius audiret levari adversum se emulum principem, quam constitui Romae Dei sacerdotem.» (S. Cypr., Ep. LII, ad Antonianum, p. 69, éd. Maur.) Où trouverait-on une preuve plus convaincante que, même sous la domination des princes païens, la puissance des papes était sensible et extérieure, au point d'exciter la jalousie impériale ?