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Fabiola ou l'Eglise des Catacombes
du cardinal Wiseman (1854)


Livre I, chapitre 1

Préface Sommaire Chapitre 2

 

 

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Général


Ecrivez-nous

La maison chrétienne

C'est par un après-midi de septembre, en l'an 302, que nous invitons notre lecteur à nous accompagner dans les rues de Rome. Le soleil baisse déjà sur l'horizon : encore deux heures, et il aura disparu ; le ciel est pur, et la chaleur a diminué ; aussi une foule de promeneurs sortent de leurs maisons et se dirigent, les uns vers les jardins de César, les autres vers ceux de Salluste, pour jouir de la fraîcheur du soir et s'informer des nouvelles du jour.

Ce quartier de la ville où nous voulons conduire notre bienveillant lecteur est celui qu'on connaît sous le nom de Champ de Mars (Campus Martius). Il comprenait alors la plaine d'alluvion qui s'étend entre le Tibre et les sept collines de la vieille Rome. Avant la fin de la république, cette plaine, livrée aux exercices athlétiques et militaires du peuple romain, avait déjà été entamée par la construction de quelques monuments publics. Pompée y avait bâti son théâtre ; Agrippa y éleva le Panthéon et les bains qui l'avoisinent. Peu après elle fut envahie par les demeures particulières, tandis que les collines, la plus aristocratique partie de la cité aux premiers temps de l'empire, furent réservées pour de plus grands édifices. C'est ainsi qu'à la suite de l'incendie de Rome par Néron, le Palatin se trouva trop petit pour la résidence impériale et le Circus Maximus. Les bains de Titus, élevés sur les ruines de la Maison d'or, s'étendirent orgueilleusement sur l'Esquilin ; ceux de Caracalla occupèrent l'Aventin. A l'époque de notre récit, l'empereur Dioclétien s'était emparé, sur le Quirinal, d'un vaste espace, assez grand pour plusieurs splendides palais, et y avait bâti les Thermes (bains chauds), non loin des jardins de Salluste, dont nous venons de parler.

L'endroit précis du Champ de Mars vers lequel nous dirigeons nos pas est si facile à retrouver, que nous pouvons l'indiquer avec exactitude à ceux qui ont quelque connaissance de la topographie de Rome ancienne ou moderne. Pendant la période républicaine, il y avait au milieu du Champ de Mars un vaste espace carré, entouré de palissades et divisé en sections ; c'est là que se tenaient les comices ou assemblées électorales des tribus du peuple. Ces enceintes portaient les noms de septa ou ovile, à cause de leur ressemblance avec un parc ou une bergerie. Auguste exécuta le plan décrit par Cicéron dans une lettre à Atticus (1), et qui devait transformer ces constructions vulgaires en un magnifique et solide édifice. Les septa Julia, ainsi appelés depuis lors, étaient un splendide portique de mille pieds de long sur cinq cents de large, soutenu par des colonnes et orné de peintures. On en a facilement retrouvé les traces : il occupait, le long du Corso, l'emplacement actuel des palais Doria et Veropsi, du collège Romain, de l'église Saint-Ignace et de l'oratoire de la Caravita.

La maison où nous invitons notre lecteur à nous suivre est précisément en face et à l'est de l'édifice, à l'endroit même qu'occupe aujourd'hui l'église Saint-Marcel, derrière laquelle elle s'étendait du côté du mont Quirinal. Semblable à la plupart des demeures patriciennes de Rome, elle couvre un terrain considérable ; l'extérieur en est froid et morne ; ses murs nus, sans aucun ornement d'architecture et peu élevés, sont percés de rares fenêtres. Au milieu d'un des côtés de ce carré se trouve une porte, in antis, c'est-à-dire simplement ornée d'un tympan ou corniche triangulaire reposant sur deux demi-colonnes. Notre qualité de «romancier» nous permettant d'user du privilège de l'ubiquité invisible, nous allons franchir le seuil en compagnie de notre aimable lecteur ou de notre «ombre», comme on l'eût appelé alors. Pénétrons sous le porche, sur les dalles duquel nous lisons avec plaisir, tracé en mosaïque, le gracieux Salve (salut) ; nous voici dans l'atrium, ou première cour de la maison, entourée d'un portique ou colonnade (2).


Maison du poète tragique à Pompéi

Au centre de cette cour, dallée en marbre, une gerbe de l'eau la plus limpide, amenée par l'aqueduc de Claude des montagnes de Tusculum, jaillit avec un frais murmure, monte et descend capricieusement, puis retombe dans une vasque de marbre rouge, un peu élevée, d'où elle s'échappe en onde transparente : avant d'atteindre le large bassin inférieur elle répand une douce rosée sur les brillantes fleurs et les vases élégants gracieusement disposés alentour. Sous le portique on aperçoit des meubles somptueux et du plus grand prix : des lits incrustés d'ivoire et même d'argent, des tables en bois oriental, chargées de candélabres, de lampes et de mille riens délicats, en bronze ou autres métaux précieux, des bustes finement sculptés, des vases, des trépieds et des objets d'art. Les murs sont couverts de peintures d'une époque évidemment plus ancienne, mais qui néanmoins ont conservé toute leur fraîcheur et toute la vivacité de leur coloris. Chaque peinture est séparée par des niches ornées de statues représentant aussi des sujets mythologiques ou historiques ; cependant on ne peut s'empêcher d'observer que l'oeil ne rencontre rien qui puisse offenser l'esprit le plus délicat. Çà et là une niche demeurée vide ou une peinture voilée nous indiquent que ces lacunes ne sont point l'effet du hasard.

Le plafond, légèrement voûté, qui abrite l'espace entouré de colonnes, est percé au centre d'une ouverture carrée, nommée impluvium, que l'on a garnie d'une tenture ou rideau d'étoffe sombre, pour se préserver du soleil ou de la pluie. Un demi-jour artificiel nous laisse seul apercevoir ce que nous venons de décrire et augmente l'effet des objets placés dans l'ombre. A travers une arche s'ouvrant en face de celle qui nous a livré passage, nous distinguons vaguement une cour intérieure plus riche encore, dallée de marbre à teintes variées et ornée de brillantes dorures. L'ouverture supérieure, quoique recouverte d'un épais vitrage de talc (3) (lapis specularis), et à demi voilée par un rideau, laisse pénétrer partout la chaude et douce lumière du soleil couchant, qui nous permet enfin de reconnaître pour la première fois que nous ne sommes pas dans un palais enchanté, mais bien dans une demeure habitée.

Auprès d'une table placée en dehors de la colonnade de marbre phrygien est assise une matrone d'un âge mûr, dont le noble et doux visage porte encore l'empreinte des chagrins qui ont dû attrister sa jeunesse. Mais ces amers souvenirs ont cédé depuis longtemps à l'action d'une puissante influence et d'une pensée plus douce, inséparablement unies dans son coeur. La simplicité de son costume contraste étrangement avec le luxe qui l'environne ; ses cheveux, déjà légèrement argentés, sont à découvert et disposés sans art ; ses vêtements, simples de couleur et de tissu, n'ont d'autre broderie que la bande de pourpre appelée segmentum, indice de son veuvage ; on ne voit sur sa personne aucun de ces bijoux et de ces ornements dont les dames romaines étaient si prodigues. Une seule chose semble indiquer quelque recherche : c'est une délicate chaîne d'or qui entoure son cou, et retient sans doute quelque objet précieux, soigneusement caché sur sa poitrine dans les plis de sa tunique.

Au moment où nous l'apercevons, elle s'occupe avec ardeur d'un travail qui n'est évidemment pas destiné à son usage personnel. Sur une large bande de drap d'or elle trace de riches broderies, avec un fil d'un or encore plus fin : de temps à autre elle a recours aux élégants coffrets placés sur sa table, et en retire tantôt une perle, tantôt une pierre précieuse montée en or, destinée à enrichir sa broderie. On dirait que ce sont là les riches parures de sa jeunesse, qu'elle consacre à de plus nobles, à de plus saints usages.

Mais à mesure que l'heure s'avance, sa physionomie si calme trahit une légère inquiétude, et sa pensée ne semble plus, comme auparavant, absorbée par son travail. Parfois elle en détache ses regards pour les diriger vers l'entrée de l'atrium ; elle tend l'oreille pour entendre un bruit de pas, et paraît désappointée. Ses yeux consultent le soleil, et s'abaissent ensuite sur une clepsydra, ou horloge d'eau, placée sur une console à côté d'elle. A l'instant où une anxiété plus vive commence à se peindre sur ses traits, un coup joyeux retentit à la porte de la maison ; aussitôt elle se penche en avant, la figure radieuse, impatiente d'accueillir le visiteur attardé.


Preface Haut de la page Chapitre 2

(1)  Liv. IV, ép. XVI.

(2)  La maison romaine de Pompéi, au palais de cristal de Sydenham, aura familiarisé la plupart de nos lecteurs avec les dispositions des demeures antiques.

(3)  Il paraît que les anciens, qui connaissaient l'art de la verrerie, n'avaient pas songé à réduire le verre en lames pour en garnir les fenêtres. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'ils employaient fréquemment à cet usage la pierre spéculaire, c'est-à-dire des lames de chaux sulfatée diaphane (Haüy, Traité de minéralogie, p. 150.)