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Fabiola ou l'Eglise des Catacombes
du cardinal Wiseman (1854)


Livre I, chapitre 11

Chapitre 10 Sommaire Chapitre 12

 

 

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Un mot au lecteur

Profitons du congé que s'accordent les habitants de Rome, qui s'en vont, les uns vers les montagnes environnantes, les autres 1e long de la côte, depuis Gênes jusqu'à Paestum, se livrer à tous les amusements que peuvent offrir la terre et la mer, pour donner à notre lecteur quelques renseignements purement scientifiques ; ils jetteront peut-être quelque lumière sur le commencement de ce récit, et faciliteront l'intelligence de ce qui va suivre.

En général, l'histoire des premiers siècles de l'église est étudiée d'une façon très succincte, et les vies des saints sont disposées sans aucun égard à la chronologie ; il devient ainsi très facile de se former une idée fausse de nos premiers ancêtres chrétiens, et cela de deux manières. On croit que pendant les trois premiers siècles l'église fut malheureuse, agitée et cruellement persécutée ; que les chrétiens pratiquaient leur religion avec crainte et tremblement, et vivaient, pour ainsi dire, dans les catacombes ; que la religion elle-même, incapable de se développer à l'extérieur, sans organisation à l'intérieur, sans aucun éclat, n'était que tolérée ; enfin que ce fut une période de combats et d'épreuves, sans un moment de paix ou de consolation. D'autre part on est amené à supposer que ces trois siècles furent divisés en dix époques par autant de persécutions différentes plus ou moins longues, mais clairement séparées les unes des autres par des intervalles d'une tranquillité profonde.

Ces deux opinions sont également erronées ; notre désir est d'exposer avec plus de soin la véritable condition de l'église chrétienne à cette époque de son histoire, si féconde en événements variés.

Depuis l'instant où la persécution s'abattit pour la première fois sur l'église, on peut dire qu'elle n'a jamais entièrement diminué ses rigueurs jusqu'à la paix définitive de Constantin. Souvent l'édit de persécution, une fois lancé par son empereur, n'était pas rapporté ; son exécution pouvait être moins rigoureuse ou même cesser à l'avènement d'un maître plus doux ; mais il ne devenait jamais une lettre morte, et restait toujours une arme dangereuse entre les mains de quelque fanatique ou cruel gouverneur de cité ou de province. Entre les grandes persécutions ordonnées par de nouveaux décrets, nous trouvons beaucoup de martyrs qui gagnèrent leurs couronnes grâce à la furie du peuple ou à 1a haine que de petits magistrats locaux portaient au christianisme. De là vient aussi que nous entendons parler d'une violente persécution sévissant dans une partie de l'empire, tandis que partout ailleurs on jouit de la paix la plus complète. Quelques exemples des différentes phases de la persécution feront peut-être mieux connaître qu'un simple récit les véritables relations de la primitive église avec l'état ; le lecteur instruit pourra passer cette digression, ou s'armer de patience pour entendre répéter des choses qui lui sont déjà familières et lui paraîtront banales.

Trajan était loin d'être un empereur cruel ; au contraire, il passait habituellement pour juste et clément. Néanmoins, quoiqu'il n'eût publié aucun nouvel édit contre les chrétiens, plus d'un noble martyr, parmi lesquels on remarque, à Rome, saint Ignace, évêque d'Antioche, et saint Siméon, à Jérusalem, glorifia le Seigneur pendant son règne. Et même, lorsque Pline le Jeune le consulta sur la conduite à tenir envers les chrétiens qui seraient traduits devant lui comme gouverneur de la Bithynie, l'empereur lui donna cette règle, qui montre bien le niveau infime où étaient descendues ses idées de justice : «Il ne faut pas les poursuivre, mais punir ceux qu'on vous dénoncera.» (1) Adrien, qui ne rendit pas d'édit contre les chrétiens, répondit de même à une semblable question du proconsul d'Asie Serenius Granianus. Sous son règne, et même par ses ordres, l'intrépide Symphorose et ses sept fils souffrirent un cruel martyre à Tibur ou Tivoli. Une magnifique inscription trouvée dans les catacombes rappelle le souvenir de Marias, jeune officier qui répandit son sang pour le Christ sous cet empereur (2). Saint Justin, le grand apologiste du christianisme, nous apprend qu'il dut sa propre conversion à la constance des martyrs de cette époque.

De même, avant la promulgation des édits de persécution de l'empereur Septime Sévère, de nombreux chrétiens souffrirent les tourments et la mort. On peut citer les célèbres martyrs de Scilita, en Afrique, sainte Perpétue et sainte Félicité avec leurs compagnons. Leurs actes contiennent le journal de la première, noble dame âgée de vint ans, qu'elle continua jusqu'à la veille de sa mort; c'est un des documents les plus touchants et les plus admirables que nous ait légués la primitive église.

Ces faits historiques démontrent avec évidence que s'il y avait de temps en temps, par tout l'empire, une persécution générale du nom chrétien plus active et plus cruelle, il arrivait aussi à certaines époques, et en quelques provinces, qu'elle diminuât de rigueur ; parfois même elle cessait universellement. Un événement de ce genre nous a valu les détails les plus intéressants qui se rapportent à notre sujet. Lorsque la persécution de Sévère se fut assoupie en quelques endroits, Scapula, proconsul d'Afrique, la continua sans relâche et cruellement dans sa province. Il avait condamné entre autres Mavillus d'Adrumetum à être dévoré par les bêtes, quand il fut saisi lui-même d'une grave maladie. Tertullien, le plus ancien des écrivains latins, lui envoya une lettre pour l'engager à profiter de cet avertissement céleste et à se repentir de ses crimes ; il lui rappela les châtiments qui avaient atteint les juges impitoyables des chrétiens en différentes parties du monde. Telle était la charité de ces pieux fidèles, qu'ils offraient au Ciel d'ardentes prières pour la guérison de leur ennemi.

Il lui apprend encore qu'il peut remplir son devoir sans cruauté, en agissant comme d'autres magistrats. Par exemple, Cincius Severus suggéra aux accusés les réponses qu'ils avaient à faire pour être acquittés. Vespronius Candidus renvoya un chrétien sous prétexte que sa condamnation serait une occasion de troubles. Asper, en voyant un autre près de céder à des tortures légères, ne le voulut pas presser davantage, et exprima son regret d'avoir eu à juger une pareille cause. Pudens, lisant un acte d'accusation, le déclara irrégulier parce qu'il était calomnieux, et le mit en pièces.

Nous voyons ainsi combien l'exécution des édits impériaux variait suivant le caractère, et peut-être suivant les tendances des gouverneurs et des juges ; saint Ambroise nous raconte que quelques magistrats se vantaient d'être revenus de leurs provinces sans avoir jamais souillé de sang leurs épées (incruentos enses).

Il est donc aisé de comprendre comment, à certaines époques, la persécution pouvait sévir avec fureur dans les Gaules, en Afrique ou en Asie, tandis que la plus grande partie de l'église demeurait en paix. Mais Rome était bien l'endroit le plus exposé à ces déchaînements d'un esprit hostile ; à tel point que, pendant les premiers siècles, ses pontifes semblaient avoir 1e privilège de répandre leur sang pour attester la foi qu'ils enseignaient. étre élu pape, c'était être promu au martyre.

A l'époque de notre récit, l'église jouissait d'un de ces moments de paix relative, plus long qu'à l'ordinaire, qui lui permettait de prendre beaucoup d'accroissement. Depuis la mort de Valérien, en 268, il n'y avait pas eu de nouvelle persécution proprement dite, quoique cet intervalle eût été illustré par plus d'un noble martyre. Les chrétiens pouvaient alors donner à la religion tout son développement, et l'entourer même de splendeur. La cité était divisée en districts ou paroisses, ayant chacun leur titre ou église, desservis par des prêtres, des diacres et des ministres inférieurs. Le clergé de chaque église assistait les pauvres, visitait les malades, instruisait les catéchumènes ; il administrait aussi les sacrements, accomplissait quotidiennement les cérémonies du culte, et veillait à l'exécution des canons pénitentiaux. Pour subvenir à toutes ces dépenses, on faisait des collectes qui permettaient de remplir les devoirs de l'hospitalité, cette conséquence nécessaire de la charité religieuse. En l'an 250, sous le pontificat de Cornelius, il y avait, dit-on, à Rome, quarante-six prêtres, cent cinquante-quatre ministres inférieurs, entretenus par les aumônes des fidèles, ainsi que quinze cents pauvres (3). Ce nombre de prêtres correspond assez exactement à celui des églises de Rome, cité par saint Optat.

Les tombes des martyrs dans les catacombes continuèrent cependant à être l'objet de la dévotion des fidèles pendant ces intervalles de tranquillité ; ces asiles pour le temps de la persécution furent soigneusement entretenus et réparés ; néanmoins on ne s'en servait plus alors que pour les cérémonies du culte.

Les églises dont nous venons de parler étaient souvent publiques, vastes et splendides ; les païens assistaient quelquefois aux sermons qui s'y prononçaient, et aux parties de la liturgie auxquelles étaient admis les catéchumènes. La plupart du temps elles étaient renfermées dans les demeures particulières ; on consacrait peut-être à cet usage les vastes salles, ou triclinia, des maisons les plus considérables ; ce qui est arrivé pour un grand nombre des églises de Rome, qui n'ont pas eu d'autre origine. Tertullien parle de l'existence de cimetières chrétiens ; le nom qu'il leur donne et les circonstances dont il fait mention indiquent que ce n'étaient pas ceux des catacombes ; car il les compare à des "aires", ce qui implique nécessairement qu'ils étaient à ciel ouvert. Un antique usage de la vie romaine va détruire l'objection que l'on peut élever : comment de si grandes multitudes pouvaient-elles se réunir en ces lieux sans attirer l'attention, et par suite la persécution ? C'était l'usage que les gens riches tinssent chaque matin ce que nous pourrions appeler un petit lever, auquel accouraient des inférieurs, des clients, des messagers, esclaves ou affranchis, envoyés par des amis ; quelques-uns pénétraient dans l'appartement intérieur, en la présence du maître, tandis que les autres ne faisaient que se montrer et étaient aussitôt congédiés. Des centaines de personnes pouvaient ainsi envahir sa maison opulente et en sortir ; ajoutez à cela la foule des serviteurs esclaves, des fournisseurs et autres, qui avaient accès par l'entrée principale ou par la porte de service ; on faisait donc peu d'attention à tout ce mouvement.

Si l'histoire ecclésiastique et les actes les plus authentiques des martyrs ne nous en fournissaient pas les preuves les plus évidentes, personne n'ajouterait foi à l'existence d'un autre phénomène très important de la vie sociale des premiers chrétiens, c'est-à-dire du secret qu'ils réussissaient à garder. Sans aucun doute il existait des chrétiens du plus haut rang, occupant des positions élevées et approchant de la personne des empereurs, et qui, malgré cela, échappaient aux soupons de leurs plus intimes amis païens. Bien plus, il arrivait parfois que les plus proches parents restaient dans une complète ignorance sur ce sujet. Pour garder le secret on n'autorisait jamais aucun mensonge, aucune feinte, aucun acte surtout qui ne fût pas d'accord avec la moralité ou la véracité chrétiennes ; mais on prenait toutes les précautions qui, sans blesser la vérité, permettaient de dérober le christianisme aux regards du public (4).

Cette conduite prudente, si nécessaire pour empêcher une persécution, eut souvent de funestes conséquences pour ceux qui l'observèrent. Le monde païen, le monde du pouvoir, de l'influence et des dignités, le inonde qui se forgeait des lois à sa guise et les exécutait, le monde qui aimait les prospérités terrestres et haïssait sa foi, se sentait entouré, envahi, pénétré par un système mystérieux qui s'étendait invisible et exerçait une influence dont la source était inconnue. Des familles étaient stupéfaites en découvrant tout à coup qu'un fils, une fille avaient embrassé cette loi nouvelle avec laquelle, à leur insu, ils avaient été en contact, et qu'une imagination échauffée et des préjugés populaires leur faisaient considérer comme stupide, avilissante et antisociale. La haine du christianisme était donc politique autant que religieuse ; le système était considéré comme antiromain, comme opposé par ses intérêts à l'extension et à la prospérité de l'empire, et comme soumis à un pouvoir invisible et spirituel. Les chrétiens étaient dénoncés comme irreligiosi in Caesares, "déloyaux envers les empereurs" ; c'était assez. Aussi leur sécurité et leur paix dépendaient beaucoup du sentiment populaire. Un démagogue ou un fanatique réussissait-il à l'exciter, ni le démenti donné aux accusations qu'on leur imputait, ni leur maintien tranquille, ni les droits de la vie civilisée ne suffisaient pour les préserver des mesures de persécution qu'il était possible d'ordonner contre eux sans courir aucun risque.

Cette digression terminée, nous allons continuer notre récit et en renouer le fil interrompu.


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(1)  Lettre de Trajan à Pline (X, 98).

(2)  Roma subter. l.III, ch. XXII.

(3)  Eusèbe, Hist. Eccl. l. VI, ch. XLIII.

(4)  Rien n'est plus difficile assurément, pour une femme, que de cacher sa religion à son mari. Tertullien croit cependant que le cas n'était pas rare. Parlant d'une femme mariée qui se communiait elle-même, chez elle, selon la coutume de ces temps de persécution, il dit : «Faites en sorte que votre mari ne sache pas quelle est la nourriture que vous prenez en secret avant toute autre ; s'il découvre que c'est un pain, qu'il en ignore le vrai nom.» (Ad Uxor. lib.II, c.v.) Dans un autre endroit, il parle d'un mari catholique et de sa femme qui se communiaient mutuellement. (De Monogamia, c.II.)