Retour Index Alphabétique Retour Sommaire Général Ecrivez-nous
|
La consécration Pendant cette conversation, le jour avait rapidement tombé. Une servante âgée entra sans bruit pour allumer les lampes placées sur les candélabres de bronze et de marbre, puis se retira discrètement. Une vive lumière éclaira ce gracieux tableau de la mère et du fils, absorbés dans un profond silence qu'ils n'avaient pas songé à rompre depuis que la sainte matrone Lucine, au lieu de répondre à la dernière question de Pancrace, s'était contentée de baiser son front brûlant. Ce n'était pas seulement une émotion maternelle qui agitait son coeur, ni même le doux et joyeux sentiment d'une mère qui, ayant formé son enfant d'après certains principes élevés, et d'une pratique difficile, les voit soumis à la plus rude épreuve et noblement défendus. Ce n'était pas non plus le bonheur de posséder un fils qui, dans un âge si tendre, montrait une vertu si héroïque. Certainement si la mère des Gracques présentait ses enfants aux matrones étonnées de la république romaine comme ses plus précieux joyaux, cette mère chrétienne, avec plus de justice encore, pouvait se glorifier devant l'église du fils qu'elle avait élevé.
Mais l'heure avait sonné où une émotion plus profonde, ou, pour mieux dire, plus sublime, allait s'emparer d'elle. Ce moment était venu, si anxieusement et si impatiemment attendu, et qu'elle avait imploré avec toute l'ardeur suppliante d'un coeur maternel. Que de fois une pieuse mère consacre son jeune enfant, dès le berceau, au plus saint, au plus noble état qui soit sur la terre ? Que de prières n'adresse-t-elle pas au Ciel pour qu'il puisse devenir un lévite sans tache, puis un saint prêtre au pied des autels ! Avec quel soin jaloux elle surveille chacune de ses inclinations naissantes, et cherche avec douceur à diriger sa jeune âme vers le sanctuaire du Dieu des armées ! Et s'il s'agit d'un fils unique, comme Samuel l'était pour Anne, cette consécration de l'objet de sa plus tendre affection peut justement être considérée comme un acte d'héroïsme maternel. Que dire des anciennes matrones Félicité, Symphorose, ou de la mère innommée des Machabées, qui firent à Dieu le sacrifice de leurs enfants, et ne se contentèrent pas de lui en présenter un seul à la fois, ou même plusieurs, mais les lui abandonnèrent tous..., non pour être ses ministres, mais plutôt les victimes destinées à être offertes en holocauste sur ses autels.
C'étaient de semblables pensées qui remplissaient alors le coeur de Lucine, tandis que, les yeux fermés, elle l'élevait vers le Ciel pour demander le courage. Elle se sentit appelée à faire le généreux sacrifice de ce qu'elle chérissait le plus sur la terre ; quoiqu'elle eût prévu et désiré ce cruel déchirement, ce ne fut pas sans de maternelles angoisses qu'elle en put recueillir les mérites. Et que se passait-il dans l'esprit de ce jeune homme resté, lui aussi, silencieux et recueilli ? Songeait-il à la haute destinée qui l'attendait ? Avait-il une vision de cette vénérable basilique que visiteront avec empressement, seize cents ans plus tard, l'antiquaire sacré et de pieux pèlerins ; qui recevra son nom et le donnera à la porte de Rome qui l'avoisine (1) ? Prévoyait-il que les âges de foi élèveraient en son honneur, sur les bords lointains de la Tamise, une église (2) que les coeurs restés fidèles à sa Rome bien-aimée chériront si vivement, même après sa profanation, qu'ils la rechercheront avec ardeur pour le lieu de leur dernier repos ? Voyait-il en esprit ce dais ou ciborium d'argent, du poids de deux cent quatre-vingt-sept livres, que le pape Honorius Ier (3) élèvera au-dessus de l'urne de porphyre qui contiendra ses cendres ? Pouvait-il s'imaginer que son nom serait inscrit dans tous les martyrologes, et que l'image de l'enfant martyr de la primitive église, la tête ceinte d'une couronne lumineuse, serait placée sur de nombreux autels ? Non, telles n'étaient point ses pensées ; il n'était encore que le jeune homme chrétien, au coeur simple, qui trouve tout naturel d'obéir à la loi de Dieu et à son évangile, heureux d'avoir rempli son devoir pendant cette journée, bien que l'accomplissement lui en ait paru plus rude qu'à l'ordinaire. L'orgueil et la vanité n'avaient aucune part dans ses réflexions ; autrement, quel eût été l'héroïsme de sa conduite ?
Lorsque, après cette douce et paisible rêverie, il ouvrit les yeux à l'éclat subit de la vive lumière qui remplissait la salle, il rencontra ceux de sa mère, qui le contemplait encore avec une expression de majesté sereine et de tendresse qu'il ne se souvenait pas de lui avoir jamais vue auparavant. Son regard était inspiré, son visage pareil à celui d'une vision, et ses yeux semblables à ceux d'un ange. Silencieusement, et presque sans s'en apercevoir, il se mit à genoux devant elle. Il avait raison : n'était-elle pas pour lui comme l'ange gardien qui l'avait préservé du péril ? Ne devait-il pas voir en elle le saint et vivant exemple de toutes les vertus qu'il avait eues sous les veux depuis son enfance ? Lucine rompit le silence d'un ton plein de gravité et d'émotion.
«Voici enfin le moment, mon cher fils, que j'appelle depuis longtemps par mes plus ardentes prières, et après lequel j'ai soupiré de toute la tendresse d'une mère. Avec quelle sollicitude n'ai-je pas veillé sur le développement des vertus chrétiennes que je voyais germer en vous ! Avec quelle reconnaissance envers Dieu n'ai-je pas vu votre docilité, votre douceur, votre diligence, votre piété et votre amour de Dieu et du prochain ! Votre foi vive, votre indifférence pour le monde, et votre charité pour les pauvres remplissaient mon coeur de joie. Mais voici l'heure que j'ai attendue avec tant d'angoisses et qui devait m'apprendre si vous seriez satisfait du triste héritage des pauvres vertus de votre mère, ou le digne héritier des plus nobles dons de votre père martyr. Cette heure, Dieu soit béni ! a enfin sonné aujourd'hui.
- Qu'ai-je donc fait, demanda Pancrace, pour changer la bonne opinion que vous aviez de moi ou pour en être plus digne ?
- écoutez-moi, mon fils. Je crois qu'en ce jour, qui devait être le dernier de votre éducation, il a plu à notre miséricordieux Seigneur de vous donner une leçon qui la vaut tout entière. I1 a montré que vous aviez abandonné les habitudes de l'enfance, et que dès à présent on doit vous traiter en homme, car vous savez penser, parler et même agir comme un homme.
- Comment cela, ma mère ?
- Ce que vous m'avez raconté de votre déclamation de ce matin, répondit-elle, me prouve combien votre coeur était rempli de nobles et généreuses pensées. Vous êtes trop sincère et trop honnête pour avoir écrit et dit avec tant de ferveur que c'est un glorieux devoir de mourir pour la foi, sans croire à de pareils sentiments et sans les éprouver vous-même.
- J'y crois de toute mon âme et je les sens dans mon coeur, interrompit le jeune homme : quelle plus grande félicité peut désirer un chrétien sur la terre ?
- Oui, mon enfant, vous avez bien raison, continua Lucine ; mais de simples paroles ne m'auraient point satisfaite. Ce qui vous est arrivé ensuite m'a démontré que vous pouviez supporter intrépidement et patiemment non seulement la douleur, mais ce qui, je le sais, est plus pénible encore pour le sang impétueux d'un jeune patricien, la honte cruelle d'un ignominieux soufflet, les paroles et les regards méprisants d'une foule impitoyable. Bien plus, vous avez fait voir que vous aviez assez d'empire sur vous-même pour pardonner à vos ennemis et prier pour eux. Aujourd'hui vous avez foulé les sentiers les plus élevés de la montagne en portant la croix sur vos épaules ; encore un pas, et vous la planterez à son sommet. Vous vous êtes montré le vrai fils du martyr Quintinus. Souhaitez-vous lui ressembler ?
- Mère, mère, très chère et très douce mère ! s'écria le jeune homme d'une voix entrecoupée, serais-je bien son fils si je ne désirais pas lui ressembler ? Quoique je n'aie jamais eu le bonheur de le connaître, son image n'est-elle pas toujours présente à mon esprit ? N'est-il pas l'orgueil de mes pensées ? Lorsque revient chaque année la commémoration solennelle de son martyre, et qu'on célèbre ce soldat de l'armée vêtue de blanc, rangée autour de l'Agneau, dans le sang duquel il a lavé ses vêtements, oh ! combien mon sang et ma chair frémissent de joie en songeant à sa gloire ! Combien je le prie, avec toute l'ardeur de la piété filiale, de m'obtenir non pas la gloire et les distinctions, ni les richesses ni les joies de la terre, mais la grâce de faire un noble usage de cet inestimable trésor, seul héritage qu'il m'a laissé en ce monde !
- Quel est ce trésor, mon fils ?
- Son sang, répondit-il, qui coule maintenant dans mes veines, et dans les miennes seulement. Je sais qu'il désire que ce sang soit répandu comme le sien, par amour pour son Rédempteur et en témoignage de sa foi.
- Assez, assez, mon enfant ! s'écria la mère, en proie à la plus vive, à la plus sainte émotion ; ôte de ton cou l'emblème de l'enfance, j'ai un meilleur gage à te donner.»
Il obéit, et se dépouilla de la bulle d'or.
«Vous avez hérité de votre père, reprit la matrone d'un ton plus solennel encore, un noble nom, une position élevée, de grandes richesses, tous les avantages de ce monde. Mais il est un trésor que j'ai réservé de son héritage, pour le moment où vous sauriez vous en rendre digne. Je vous l'ai caché jusqu'à ce jour, quoique j'en fasse plus de cas que de l'or et des bijoux. Il est temps de vous le donner.»
|